Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 298-315).

CHAPITRE XXIII.

Narration d’Esther.

Nous revînmes à Bleak-House après être restés six semaines chez M. Boythorn. Pendant ces six semaines qui s’étaient écoulées fort agréablement, nous avions été souvent dans le parc, et il nous était arrivé bien rarement de passer devant la loge où nous nous étions abrités le jour de l’orage sans y entrer pour parler à la femme du garde ; mais, nous ne vîmes plus lady Dedlock, si ce n’est le dimanche à l’église. Il y avait beaucoup de monde à Chesney-Wold, et, malgré les charmants visages dont milady était entourée, sa vue produisait toujours le même effet sur moi. Je ne pourrais pas dire, même à présent, si cette impression était pénible ou agréable ; si je me sentais attirée vers elle ou si j’éprouvais le besoin de la fuir ; je sais seulement qu’en sa présence mes pensées se reportaient en arrière et que je me revoyais aux premières années de ma vie.

Plusieurs fois il me sembla que j’exerçais sur elle une influence analogue ; c’est-à-dire qu’elle partageait, en me regardant, ce trouble singulier qu’elle faisait naître en moi ; mais, lorsque ensuite je la voyais si calme et si fière, cette idée me paraissait une folie ; je me reprochais ma faiblesse et je faisais tous mes efforts pour surmonter mon émotion.

Je dois noter ici un fait peu important qui arriva pendant notre séjour chez M. Boythorn.

Je me promenais dans le jardin avec Éva, lorsqu’on vint me dire qu’une personne demandait à me parler. Je me rendis immédiatement dans la salle à manger où elle m’attendait, et j’y trouvai la femme de chambre de milady, cette Française qui avait défait ses souliers pour marcher dans l’herbe mouillée le jour du fameux orage.

«  Mademoiselle, me dit-elle en fixant sur moi son regard vif et dur, mais du reste avec un extérieur agréable et parlant sans hardiesse comme sans servilité ; j’ai pris une grande liberté en venant ici, mais vous êtes si bonne, mademoiselle, que vous voudrez bien m’excuser.

— Vous n’avez pas besoin d’excuse, répondis-je ; on m’a dit que vous désiriez me parler ?

— Oui, mademoiselle ; je vous remercie mille fois d’avoir bien voulu me recevoir ; vous permettez, n’est-ce pas ?

— Certainement, lui dis-je.

— Mademoiselle est si aimable ! veuillez donc m’écouter, s’il vous plaît. J’ai quitté milady ; nous ne nous accordions pas ; milady est si hautaine !… Pardon, mademoiselle ; vous avez raison, dit-elle vivement en pénétrant ma pensée ; il ne m’appartient pas de me plaindre de milady ; mais pourtant elle est si fière ! Je n’en dirai plus un mot ; du reste, tout le monde le sait.

— Et que vouliez-vous me demander ? lui dis-je.

— Mademoiselle est bien bonne et je suis touchée de sa politesse. Voilà ce qui m’amène : j’ai un désir inexprimable d’entrer au service d’une jeune lady qui soit bonne, aimable et belle comme vous ; ah ! si j’avais l’honneur de vous servir !

— Je regrette vivement… commençai-je.

— Ne me congédiez pas encore, mademoiselle ! et permettez-moi d’espérer, dit-elle en contractant involontairement ses beaux sourcils ; je sais que le service de mademoiselle sera moins brillant que celui que je quitte, et que la vie que j’aurai près d’elle sera beaucoup plus retirée ; c’est ce que je désire. Je n’aurai pas les mêmes gages ; peu importe, je n’en serai pas moins heureuse.

— Je vous assure, lui répondis-je toute confuse à la simple pensée d’avoir une telle servante, je vous assure que je n’ai pas de femme de chambre.

— Ah ! mademoiselle, pourquoi cela, quand vous pourriez en avoir une si dévouée, qui serait si enchantée de vous servir, qui se montrerait si fidèle, si empressée ! Mademoiselle, nu parlez pas d’argent ; prenez-moi telle que je suis et pour rien. »

Elle s’exprimait avec une ardeur si singulière que je reculai presque effrayée ; elle ne parut pas s’en apercevoir et poursuivit ses instances d’une voix contenue, parlant toujours avec une certaine grâce et une grande facilité d’élocution. « Je suis du midi, mademoiselle, d’un pays où l’on est violent et passionné, où l’on aime et où l’on déteste vivement ; milady avait trop de fierté pour moi ; j’en avais trop pour elle ; c’est fini ! prenez-moi pour domestique et je vous servirai bien ; je ferai pour vous plus que vous ne pouvez l’imaginer, mademoiselle… Acceptez mes services ; vous ne vous en repentirez point ; je vous servirai si bien ; oh ! vous ne savez pas comme je vous servirai ! »

Elle écouta sans m’interrompre les explications que je lui donnai relativement à l’impossibilité où je me trouvais de la prendre à mon service (je crus inutile de lui avouer combien j’en avais peu le désir), et pendant tout ce temps-là son visage exprima une sombre énergie qui me fit penser à quelques femmes des rues de Paris sous le règne de la Terreur.

«  Ainsi, me dit-elle de sa voix la plus douce quand j’eus fini de parler, je n’ai pas d’autre réponse à attendre ? Je le regrette bien vivement ; j’irai chercher ailleurs ce que je n’ai pas trouvé ici. Voulez-vous me permettre de vous baiser la main ? »

Elle me regarda plus attentivement que jamais, et sembla, en me touchant la main, prendre note des moindres veines qui pouvaient s’y trouver. « Je crains de vous avoir surprise le jour de l’orage, » me dit-elle en prenant congé de moi.

Je lui avouai qu’elle nous avait fort étonnés.

«  C’est un serment que je me fis alors à moi-même, répondit-elle en souriant ; j’ai voulu le graver dans ma mémoire afin de me le garder fidèlement, et c’est à quoi je ne manquerai pas ! Adieu, mademoiselle. »

Ainsi se termina cet entretien que je fus enchantée de voir finir. Je suppose que Mlle Hortense quitta le village peu de temps après, car je ne la revis plus ; et nul autre incident ne vint troubler nos plaisirs jusqu’au jour où nous rentrâmes à Bleak-House, après six semaines d’absence, comme je l’ai dit plus haut.

Richard, à cette époque, était fort exact à venir nous visiter ; non-seulement il arrivait le samedi soir ou le dimanche matin pour ne repartir que le lundi, mais il venait souvent à cheval sans être attendu, passait la soirée avec nous et repartait le lendemain matin de bonne heure. Vif et enjoué comme toujours, il nous disait qu’il se donnait beaucoup de peine et travaillait énormément, ce qui ne me rassurait pas à son égard ; il me semblait que toute cette ardeur était mal employée, qu’elle ne le conduirait à rien si ce n’est à nourrir des illusions fatales attachées à ce procès, cause pernicieuse de tant de chagrin et de ruine. Il avait pénétré, disait-il, jusqu’au fond de ce mystère et ne doutait pas que le testament, en vertu duquel Éva et lui devaient recevoir je ne sais combien de mille livres, ne fût enfin confirmé, s’il restait encore chez ses juges le moindre bon sens ou la moindre équité. Mais combien ce si paraissait gros à mon oreille, et que de temps pouvait s’écouler avant d’atteindre cette heureuse conclusion ! Quant à lui, chaque jour augmentait son espoir et le changeait en certitude ; il commençait à fréquenter la chancellerie et nous racontait qu’il y voyait miss Flite, qu’ils causaient ensemble et qu’elle avait pour lui mille et mille politesses ; qu’il ne pouvait s’empêcher de rire des manies de la pauvre folle, mais qu’en même temps il la plaignait de tout son cœur. Il ne pensait pas alors, pauvre Richard, il ne pensa jamais, lui qui était si confiant dans l’avenir, si bien fait pour le bonheur et si capable de le ressentir, qu’une chaîne fatale rivait sa jeunesse brillante aux jours flétris de la vieille fille, que ses rêves d’espérance et les oiseaux en cage de la plaideuse avaient le même destin ; il ne songeait pas assez, pauvre Richard, à la misère, à la folie de miss Flite.

Mais Éva l’aimait trop pour douter de ses paroles ; et mon tuteur, bien qu’il se plaignît fréquemment du vent d’est et s’enfermât plus souvent qu’autrefois dans le grognoir, gardait à cet égard un silence absolu.

Je profitai donc de l’occasion, un jour où Caroline m’avait priée de venir la voir, pour écrire à Richard de se trouver à la voiture, afin, pensais-je, de causer un peu avec lui. Il était là quand j’arrivai ; je pris son bras, et dès qu’il me fut possible de retrouver un peu de gravité :

«  Eh bien, lui dis-je, sommes-nous maintenant fixé ?

— Oui, petite mère, répondit-il ; oh ! je travaille…

— Très-bien ; mais êtes-vous fixé ?

— Comment l’entendez-vous ? reprit-il en riant de son rire si franc et si joyeux.

— Je voudrais savoir si vous avez décidé quelque chose relativement à votre carrière.

— Oui, oui, je travaille beaucoup.

— Vous me l’avez déjà dit, Richard.

— Est-ce que ça ne suffit pas ? Mais vous avez peut-être raison ; vous me demandez si je me sens bien décidé à entrer dans le barreau ?

— Oui, Richard.

— Je ne peux pas dire que j’y sois définitivement résolu, car je ne peux pas prendre une détermination définitive, tant que cette affaire ne sera pas terminée. Quand je dis cette affaire, vous comprenez, c’est le… sujet défendu.

— Pensez-vous que jamais elle se termine ?

— Cela ne fait pas le moindre doute.

«  Ma chère Esther, reprit-il après quelques instants de silence, je vous comprends et je voudrais de toute mon âme être plus constant dans mes désirs ; je ne dis pas cela pour Éva, car je l’aime tous les jours davantage ; je veux parler des résolutions que je prends et que je ne conserve point ; c’est quelque chose que je ne peux pas définir, mais que vous saurez deviner. Si j’étais moins inconstant, je me serais attaché au docteur Badger ou à Kenge et Carboy ; je n’aurais pas lâché ma proie pour l’ombre ; je serais maintenant un garçon rangé, méthodique, je n’aurais pas de dettes, je…

— Vous avez des dettes, Richard ?

— Quelques-unes ; j’ai pris trop de goût au billard et à tout le reste. Maintenant, que le mot est lâché, vous me méprisez, n’est-ce pas, Esther ?

— Vous savez bien que non.

— Vous êtes alors plus indulgente pour moi que je ne le suis moi-même, chère Esther ; je suis bien malheureux de n’avoir pas plus de persistance ; mais comment en aurais-je ? Si vous habitiez une maison qui n’est pas terminée, vous ne pourriez pas vous y fixer ; encore moins vous appliquer à une chose si vous étiez condamnée à l’abandonner avant qu’elle fût finie, et c’est là ma position. Je suis né au milieu des alternatives de ce procès qui a commencé à me rendre irrésolu avant que j’aie su la différence qui existe entre une robe de femme et celle d’un avocat ; et cette irrésolution n’a fait qu’augmenter avec les hasards de la cause. Parfois je me trouve un grand misérable d’oser aimer cette chère Éva, si confiante et si pure. »

Nous étions dans un endroit solitaire, et il se mit à sangloter en disant ces paroles.

« Ne vous laissez pas abattre ainsi, lui dis-je ; vous avez une noble nature, et l’amour d’Éva ne peut que vous rendre meilleur et vous élever davantage.

— Je le sais, chère Esther, répondit-il. Je suis ému parce qu’il y a longtemps que j’avais tout cela sur le cœur ; n’y faites pas attention ; je voulais toujours vous parler, mais je n’en trouvais pas l’occasion ou parfois je n’en avais pas la force. Je sais tout ce que la pensée d’Éva devrait être pour moi, et je n’en suis pas plus ferme pour cela. J’aime ma cousine avec passion, et je manque à tous mes devoirs envers elle en ne faisant pas ce que je dois faire. Mais cela ne peut pas durer, nous obtiendrons enfin justice ; vous verrez alors ce que je suis réellement et ce que je ferai pour Éva. »

J’avais eu le cœur vivement serré en entendant ses sanglots et en voyant ses larmes ; je fus encore plus péniblement affectée par l’animation qu’il avait mise dans ces dernières paroles.

«  J’ai examiné soigneusement tous les dossiers, continua-t-il en retrouvant tout à coup sa gaieté ; pendant plusieurs mois je n’ai pas fait autre chose, et vous pouvez compter que nous triompherons un jour ; plus la conclusion s’est fait attendre, plus il est probable que nous touchons au jugement définitif ; la cause est appelée de nouveau, on s’en occupe maintenant ; tout s’arrangera et vous verrez alors !

— Quand avez-vous l’intention de passer votre contrat avec Kenge et Carboy ? lui demandai-je.

— Mais je n’en ai pas du tout l’intention, répondit-il en faisant un effort sur lui-même ; je suis rassasié de procédure. Cette affaire Jarndyce, en me faisant travailler comme un galérien, n’a pas seulement calmé mon ardeur pour la jurisprudence, elle m’a encore prouvé que je n’avais aucun goût pour le droit ; et puis cela augmente mon irrésolution d’être constamment près de la scène où se débattent nos intérêts. Aussi, continua-t-il d’un ton plein d’assurance, vers quelle carrière pensez-vous que j’aie naturellement dirigé ma pensée ?

— Je ne m’en doute pas, répondis-je.

— N’ayez pas l’air si grave, petite mère, c’est ce que je puis faire de mieux ; ce n’est pas comme si j’avais besoin d’une profession que je dusse continuer toute ma vie. Ce procès aura une fin, et alors je serai pourvu. Je regarde donc cette nouvelle carrière comme quelque chose de provisoire et qui, par cela même, convient à merveille à la position passagère où je me trouve ; ne devinez-vous pas, Esther ? »

Je fis un signe négatif.

«  Comment ? dit Richard d’un ton surpris, mais l’armée !

— L’armée ! répondis-je.

— Certainement ! Qu’ai-je à faire pour y entrer ? Obtenir un brevet et c’est une chose finie. Supposez maintenant, dit-il en prenant son carnet afin de prouver son raisonnement par des chiffres, supposez que j’aie fait en dehors de l’armée deux cents livres de dettes en six mois, dettes que je ne ferai pas dans l’état militaire, j’y suis bien résolu ; c’est donc une économie de quatre cents livres par an et de deux mille en cinq ans, ce qui fait une somme considérable. »

Il me parla ensuite avec tant de sincérité du sacrifice qu’il faisait en s’éloignant d’Éva, et de l’ardeur avec laquelle il aspirait à assurer l’heureux avenir de cet ange adoré, du soin qu’il apporterait à vaincre ses défauts, à acquérir l’esprit de décision qui lui manquait, enfin à se rendre digne de son amour, que j’en eus le cœur brisé, car je prévoyais trop comment tout cela devait finir, puisque désormais son caractère avait subi l’atteinte fatale de cette influence maudite qui avait flétri tout ce qu’elle avait touché.

Je lui répondis avec toute la chaleur que je pus y mettre et le suppliai, pour l’amour d’Éva, de ne pas compter sur un jugement illusoire et de ne plus penser à ce procès. Il approuva toutes mes paroles, s’éleva contre la cour et la procédure avec sa verve habituelle, fit un brillant tableau des résolutions qu’il voulait prendre et de ce qu’il serait un jour… hélas ! quand ce malheureux procès le lui aurait permis. Notre conversation dura longtemps encore, et nous en revînmes toujours à cette conclusion désespérante.

À la fin nous arrivâmes à Soho-square, où Caroline m’avait donné rendez-vous ; elle était dans le jardin et s’empressa de venir à ma rencontre dès qu’elle m’eut aperçue. Après avoir échangé quelques mots de politesse affectueuse, Richard prit congé de nous et nous laissa toutes deux.

«  Prince a une élève dans le Square et a obtenu la clef du jardin pour nous, me dit aussitôt miss Jellyby ; si vous voulez faire un tour avec moi, je vais fermer la porte et je pourrai vous dire tout à mon aise pourquoi j’avais tant besoin de vous voir.

— Cela me convient parfaitement, » lui répondis-je. Caroline m’ayant embrassée ferma la porte, prit mon bras et nous nous promenâmes tranquillement dans le jardin.

«  Comme vous m’aviez dit, reprit-elle, que j’aurais tort de me marier sans en parler à ma mère, et même de lui laisser ignorer mon engagement avec M. Turveydrop, bien que je sois persuadée qu’elle ne s’y intéresse pas beaucoup, j’ai dit à Prince ce que vous pensiez à cet égard, d’abord parce que je désire profiter de vos conseils, et, ensuite, parce que je n’ai pas de secret pour lui.

— J’espère qu’il a été de mon avis ?

— Oh ! certainement ; d’ailleurs, il approuve tout ce que vous dites ; vous ne vous faites pas une idée de l’opinion qu’il a de vous. Toute autre que moi en serait jalouse, dit-elle en riant et en hochant la tête avec malice ; mais tout cela me fait plaisir, car vous êtes la première amie que j’aie jamais eue, la meilleure que je pourrai jamais avoir ; et plus on vous aimera, plus je serai contente.

— Chère et bonne Caroline, vous conspirez avec les autres pour me rendre la plus heureuse des femmes ; mais de quoi vouliez-vous m’entretenir ?

— Eh bien, reprit-elle en croisant les mains sur mon bras d’un air confidentiel, nous avons donc beaucoup parlé de cela, Prince et moi ; puisque miss Summerson, lui disais-je…

— Vous n’avez pas dit miss Summerson, j’espère bien !

— Non, non, s’écria-t-elle le visage tout rayonnant, j’ai dit à Prince, puisque c’est l’opinion d’Esther, je suis décidée à tout apprendre à maman, dès que vous le jugerez convenable ; et je crois qu’Esther est également d’avis que ma position serait plus franche et plus honorable si vous faisiez la même communication à M. Turveydrop.

— Vous aviez raison, Caroline : Esther est complétement de cet avis, répondis-je.

— Vous voyez donc bien ; mais Prince en fut profondément troublé. Non pas qu’il ait le moindre doute à cet égard ; mais il a tant de respect pour son père ! et il craint qu’en apprenant cette nouvelle, M. Turveydrop ne s’évanouisse, ou tout au moins n’éprouve une émotion trop vive ; il a peur que le vieux gentleman ne considère cela comme un acte d’irrévérence et n’en reçoive une secousse trop violente, car M. Turveydrop est, vous le savez, d’une suprême distinction et d’une sensibilité dont rien n’approche.

— En vérité !

— Oh ! mais excessivement sensible ; ce qui fait que ce cher enfant… Je n’avais pas l’intention d’employer cette expression devant vous, Esther, dit-elle en rougissant, mais c’est ainsi que je nomme Prince habituellement. »

Je me mis à rire, elle en fit autant, devint pourpre et continua :

«  Ce qui lui a causé une…

— À qui donc ? lui demandai-je.

— Oh ! que vous êtes ennuyeuse, dit-elle en riant et le visage tout en feu ; à ce cher enfant, puisque vous y tenez absolument ; ce qui lui a causé plusieurs semaines d’inquiétude, et lui a fait remettre de jour en jour son entretien avec M. Turveydrop. Enfin, m’a-t-il dit, si vous pouviez obtenir de miss Summerson, qui est en grande faveur auprès de mon père, qu’elle voulût bien être là quand j’aborderai ce sujet, il me semble que j’aurais plus de courage ; je lui promis de vous le proposer, et je pensai, d’ailleurs, que si vous y consentiez, je vous prierais ensuite de venir avec moi chez ma mère ; c’est là ce que j’avais à vous demander, et si vous croyez pouvoir le faire, chère amie, nous vous en serons bien reconnaissants.

— Je ferais, lui dis-je, bien autre chose pour vous être agréable, si c’était en mon pouvoir ; disposez de moi quand vous voudrez, je suis entièrement à votre service. »

Caroline fut transportée de joie en entendant cette réponse ; la moindre preuve de bienveillance ou d’affection touchait son cœur ; et, après avoir fait un second tour de jardin, pendant lequel elle mit une paire de gants tout neufs et se rendit aussi resplendissante que possible pour faire honneur au dernier gentleman, nous nous rendîmes à Newman-street.

Nous trouvâmes Prince dansant avec une petite élève de peu d’espérance, au visage rechigné, à l’air stupide, à la voix creuse, accompagnée d’une mère inanimée, paraissant peu satisfaite des progrès de sa fille, dont la mauvaise grâce et l’inintelligence s’augmentèrent nécessairement de la confusion dans laquelle notre arrivée plongea son professeur. La leçon terminée, la petite fille changea de chaussures, fit disparaître sa robe de mousseline blanche sous un grand châle et partit avec sa mère. Nous échangeâmes quelques mots préparatoires, et nous nous mîmes à la recherche de M. Turveydrop, que nous trouvâmes groupé avec son chapeau et ses gants sur le canapé de sa chambre, la seule pièce confortable de toute la maison ; il s’était habillé à loisir en prenant une légère collation, et son nécessaire, ses brosses, ses flacons, tout cela d’une grande élégance, se trouvait encore sur la table de toilette.

« Mon père, miss Summerson et miss Jellyby.

— Enchanté de leur visite, dit le gentleman en se levant et en nous saluant des épaules. Veuillez vous asseoir, poursuivit-il en baisant le bout des doigts de sa main gauche. Transporté de joie, ajouta-t-il en fermant les yeux et en les roulant sous ses paupières. Mon humble retraite devient un paradis. Vous nous retrouvez, miss Summerson, exerçant notre art et cherchant toujours à polir la jeunesse ; le sexe, dont l’approbation nous stimule, vient nous récompenser en daignant nous accorder quelques instants de son aimable présence. Et dans le temps où nous sommes (nous avons terriblement dégénéré depuis l’époque où brillait Son Altesse Royale le prince régent, mon noble patron, si j’ose parler ainsi) ; oui, dans ces temps douloureux, c’est beaucoup d’avoir la preuve que la grâce et le maintien ne sont pas complétement foulés aux pieds par de vils artisans, et qu’ils peuvent encore, chère madame, se ranimer au sourire de la beauté. »

Le silence me parut être la seule réponse convenable en pareil cas, et le gentleman puisa dans sa tabatière avec toute la grâce dont il était capable.

«  Mon cher enfant, dit-il à Prince, vous avez quatre cours cette après-midi ; je vous recommande de manger un sandwich à la hâte.

— Merci, mon père, je suis sûr d’être exact. Mon cher père, oserai-je vous demander de préparer votre esprit pour ce que j’ai à vous dire ?

— Bonté divine ! s’écria le modèle de tournure avec effroi lorsqu’il vit Prince et Caddy s’agenouiller devant lui en se tenant par la main ; qu’est-ce cela signifie ? est-ce de la démence ?

— Mon père, j’aime cette jeune personne, et nous nous sommes promis de nous épouser, répondit Prince avec une entière soumission.

— De vous épouser ? reprit M. Turveydrop en s’appuyant sur le sofa et en portant la main à ses yeux ; une flèche m’est lancée au cœur et par mon propre enfant !

— Il y a déjà quelque temps que nous avons pris cet engagement, balbutia Prince ; et miss Summerson, l’ayant su, nous a donné le conseil de vous en informer ; elle est assez bonne pour venir se joindre à nous dans la présente occasion. Miss Jellyby a pour vous, mon père, le plus profond respect. »

M. Turveydrop laissa tomber un gémissement.

« Oh ! mon père, ne le prenez pas ainsi ; mon père ! miss Jellyby vous respecte, et son plus vif désir est de contribuer à votre bien-être. »

M. Turveydrop se mit à sangloter.

«  Oh ! mon père, ne vous désolez pas !

— Enfant ! il est heureux que cette angoisse ait été épargnée à votre sainte mère ; frappez, monsieur, frappez au cœur et soyez sans pitié !

— Mon père ! ne parlez pas ainsi, répondit Prince d’une voix suppliante et en fondant en larmes. Je vous jure que notre intention la plus ferme est de songer avant tout à votre bonheur ; Caroline et moi, nous ne négligerons rien pour que vous soyez heureux ; c’est notre devoir et nous ne l’oublierons pas ; nous l’avons dit souvent ensemble et si vous y consentez, mon père, nous n’aurons d’autre soin que de vous rendre la vie agréable.

— Frappé au cœur, murmura le gentleman qui me parut néanmoins prêter quelque attention aux paroles de son fils.

— Mon père, nous savons à quel confortable vous êtes habitué ; nous connaissons le bien-être auquel vous avez droit. Ce sera notre pensée constante de songer aux moyens d’y pourvoir et notre orgueil de parvenir à satisfaire vos besoins. Si vous êtes assez bon pour nous donner votre consentement, nous attendrons sans nous plaindre qu’il vous plaise de fixer l’époque de notre mariage ; et quand nous serons mariés, vous resterez toujours le premier objet de nos soins, le chef de cette maison, mon père ; nous sentons qu’il faudrait être dénaturés pour manquer à ce devoir, et pour ne pas faire tout ce qui dépendrait de nous afin de vous être agréable. »

Le vieux gentleman parut soutenir à l’intérieur un violent combat ; puis, se redressant tout à coup sur le canapé, les joues gonflées, la cravate roide, modèle achevé de suprême élégance et de tournure paternelle :

«  Mon fils, dit-il, je ne puis résister plus longtemps à votre prière ; enfants, soyez heureux ! »

Je n’ai rien vu de plus saisissant que la bénignité avec laquelle il releva sa future belle-fille et tendit la main à son fils, qui s’empressa de la baiser avec autant d’affection que de respect et de gratitude.

«  Mes enfants, continua-t-il en mettant la main droite sur la hanche, et en passant paternellement son bras gauche autour de la taille de Caroline, qu’il fit asseoir à côté de lui, mon fils et ma fille, votre bonheur sera mon unique souci ; je veillerai sur vous ; je ne vous quitterai jamais ; vous vivrez avec moi (voulant dire : je vivrai avec vous). Cette maison sera désormais la vôtre ; et puissions-nous la partager longtemps ! »

Heureux effet d’une tournure élégante ! Elle eut sur les deux fiancés une influence si puissante, qu’ils restèrent accablés sous le poids de leur gratitude, comme si, au lieu de se mettre à leur crochet pour le reste de ses jours, le vieux gentleman avait au contraire fait les plus grands sacrifices en leur faveur.

«  Quant à moi, mes enfants, poursuivit-il, je suis arrivé à l’arrière-saison où les feuilles commencent à jaunir ; et il est impossible de prévoir combien de temps les dernières traces de la suprême élégance et de la distinction des manières se maintiendront chez un être parvenu à cet âge où l’on décline. Mais aussi longtemps qu’elles me resteront fidèles, je remplirai mes devoirs envers la société, et je me montrerai comme à l’ordinaire aux endroits les plus fréquentés de la ville ; mes besoins sont aussi simples qu’ils sont peu nombreux. Mon petit appartement tel que le voici, les quelques objets indispensables à ma toilette, mon déjeuner frugal et mon dîner, voilà tout ; je m’en rapporte à votre affection, à votre cœur si profondément pénétré de ses devoirs pour qu’il soit pourvu à ces quelques besoins : je me charge du reste. »

Les deux amants furent subjugués de nouveau par tant de générosité.

«  Quant aux avantages dont vous êtes dépourvu, mon fils, continua le gentleman, quant au maintien et à la distinction des manières, don précieux qu’un homme reçoit de la nature, que l’on peut développer en les cultivant, mais qu’on ne saurait faire naître où ils n’existent pas, comptez sur moi, mon fils ; je suis resté fidèle à mon poste depuis le temps où vivait Son Altesse Royale le prince régent, soyez sûr que je ne le déserterai jamais. Et vous Prince, dont la nature est si différente de la mienne (tous les hommes ne peuvent pas se ressembler, et il serait malheureux qu’il en fût autrement), travaillez, soyez actif, laborieux, gagnez de l’argent, et multipliez vos relations afin d’augmenter vos élèves.

— Vous pouvez être assuré, mon père, que je m’y appliquerai de toutes mes forces.

— Je n’en doute pas, répondit M. Turveydrop ; vos qualités ne sont point brillantes, mon cher enfant, mais elles sont solides ; je ne vous dirai plus qu’un mot, cher fils et chère fille, au nom de la sainte femme sur le sentier de laquelle j’ai eu le bonheur de faire briller un rayon lumineux, rappelez-vous toujours les exigences de votre profession, n’oubliez pas mes simples besoins et soyez bénis à jamais. »

Le vieux gentleman devint après cela d’une telle galanterie, en l’honneur de la circonstance, que je m’empressai de rappeler à Caroline que nous ferions bien d’aller tout de suite chez sa mère, si nous voulions pour cela profiter de mon séjour. Nous partîmes donc après un tendre adieu échangé entre les deux amants, et pendant tout le trajet que nous avions à faire, Caroline se montra si heureuse et si remplie d’admiration pour le vieux gentleman, que je n’aurais voulu pour rien au monde lui dire un mot qui pût affaiblir l’opinion qu’elle en avait conçue.

La maison de Thavies-Inn était à louer ; elle me parut plus sombre et plus sale que jamais ; le nom de M. Jellyby avait figuré sur la liste des banqueroutiers deux ou trois jours auparavant ; et nous trouvâmes ce pauvre homme dans la salle à manger où il était enfermé avec deux gentlemen, un tas de sacs bleus, de papiers et de livres de compte, et faisant des efforts désespérés pour comprendre quelque chose à ses affaires. Les enfants criaient dans la cuisine où ils étaient seuls ; nous montâmes dans la chambre de mistress Jellyby. Comme à l’ordinaire, cette dame était au milieu d’un monceau de lettres dont les enveloppes déchirées couvraient le parquet. Elle était si préoccupée qu’elle ne me reconnut pas tout d’abord, bien qu’elle eût tourné vers moi le regard lointain de ses yeux brillants.

«  Miss Summerson, dit-elle enfin, pardon, j’étais si loin de penser au plaisir de vous voir ! J’espère que votre santé est bonne, et que M. Jarndyce et miss Clare vont bien ? J’espérai en échange que M. Jellyby allait fort bien aussi.

— Non, ma chère, pas très-bien, répondit-elle avec le plus grand calme. Il a été malheureux dans ses affaires et il en est tout abattu. Heureusement pour moi que je suis trop occupée pour avoir le temps d’y penser. Nous avons maintenant cent soixante-dix familles, comptant cinq personnes, l’une dans l’autre, qui sont déjà parties ou qui vont partir pour la rive gauche du Niger. »

Je pensai malgré moi à la famille qui restait auprès d’elle, et je me demandais comment mistress Jellyby pouvait être si tranquille.

«  Vous avez ramené Caroline, à ce que je vois, dit-elle en jetant un coup d’œil à sa fille ; sa présence est maintenant une chose rare ; elle a presque entièrement abandonné son emploi et m’a forcée de prendre un jeune homme à sa place.

— Mais, maman…

— Vous savez bien, Caddy, reprit sa mère en l’interrompant avec douceur, que j’ai pris un secrétaire (il est maintenant à dîner) ; à quoi bon me contredire ?

— Maman, je ne voulais pas vous contredire ; mais vous n’avez jamais eu l’intention de faire de moi à perpétuité une simple machine à copier.

— Ma chère enfant, dit mistress Jellyby en continuant d’ouvrir ses lettres, et en jetant autour d’elle son regard tranquille et souriant, vous aviez dans votre mère un exemple qui aurait pu vous donner le goût du travail et des affaires sérieuses ; une simple machine ! ah ! si vous aviez la moindre sympathie pour les destinées de la race humaine, vous ne ravaleriez pas ainsi les fonctions qu’il vous était donné de remplir ; mais je vous l’ai dit souvent, Caroline, vous manquez totalement de sympathie et de générosité.

— Oh ! vous avez raison, maman ; je n’aime pas du tout l’Afrique.

— Je le sais bien, Caroline ; et, si je n’avais pas le bonheur d’être aussi occupée, ce serait pour moi un grand sujet de chagrin et d’humiliation, dit mistress Jellyby en cherchant où caser la lettre qu’elle venait d’ouvrir ; mais heureusement que j’ai à penser à tant d’autres choses, que cela m’empêche de songer à mes propres ennuis. »

Caroline tourna vers moi des yeux suppliants, et, pendant que sa mère contemplait au loin l’Afrique par-dessus mon chapeau et toute ma personne, qu’elle avait l’air de regarder sans les voir, je profitai de cet instant favorable pour en venir à l’objet de ma visite.

«  Peut-être serez-vous fort étonnée, dis-je à mistress Jellyby, quand vous saurez pourquoi je suis venue vous interrompre.

— Je suis toujours enchantée de vous voir, miss Summerson, répondit-elle en continuant l’examen de sa correspondance ; je souhaiterais seulement que vous prissiez plus d’intérêt à notre projet de Borrioboula-Gha.

— J’ai accompagné Caroline, repris-je, parce qu’elle s’est imaginé que je pourrais l’aider à vous faire la confidence dont elle voudrait vous parler.

— Quelque sottise, probablement, » dit mistress Jellyby en secouant la tête et en poursuivant son travail.

Caroline ôta son chapeau et dit en pleurant : « Je me suis promise en mariage, maman.

— Vous, stupide enfant ! répondit mistress Jellyby d’un air distrait en parcourant la lettre qu’elle tenait à la main ; quel oison vous faites !

— Je me marie avec le jeune M. Turveydrop de l’Académie, continua Caroline en sanglotant ; M. Turveydrop, son père, gentleman très-distingué, nous a donné son consentement et je vous supplie de vouloir bien nous accorder le vôtre, maman ; car je serais bien malheureuse si je ne l’obtenais pas, oh ! oui, bien malheureuse, ajouta la pauvre enfant qui oubliait ses griefs pour ne se rappeler que son affection.

— Vous voyez, miss Summerson, répondit mistress Jellyby avec sérénité, combien il est heureux que j’aie autant d’occupation et que je sois complétement absorbée par les affaires. Voilà ma fille qui épouse le fils d’un maître de danse, qui s’allie avec des gens qui n’ont aucune sympathie pour les destinées de la race humaine, alors que M. Gusher, l’un des premiers philanthropes de nos jours, m’a déclaré positivement qu’il s’intéressait à elle.

— Mais j’ai toujours détesté M. Gusher, maman !

— Comment l’auriez-vous aimé, répondit mistress Jellyby en ouvrant une lettre avec la plus grande sérénité, vous qui êtes totalement dépourvue des sympathies généreuses qui débordent en lui ! Ah ! si mes devoirs envers l’humanité ne remplissaient pas mon cœur, si je n’étais pas occupée d’aussi grandes questions et sur une échelle aussi vaste, ces détails mesquins pourraient m’affliger, miss Summerson ; mais dois-je permettre à la sottise de ma fille (sottise à laquelle j’aurais bien dû m’attendre) de se placer entre moi et la terre africaine ? Non, non ! répéta mistress Jellyby d’une voix calme et en ouvrant toujours ses lettres avec un agréable sourire. Non, vraiment ! »

Je m’attendais si peu à cette parfaite indifférence, que je ne trouvais pas un mot à répondre. De son côté la pauvre Caddy ne semblait pas moins embarrassée, tandis que mistress Jellyby continuait à ouvrir ses lettres et répétait de temps en temps d’une voix pleine de charme et avec un sourire plein de douceur : « Non, vraiment ; non, vraiment !

— J’espère que vous n’êtes pas fâchée, dit enfin la malheureuse enfant qui pleurait à chaudes larmes.

— Il faut que vous soyez bien absurde, pour me faire une pareille demande, Caroline, après ce que je viens de vous dire des préoccupations de mon esprit.

— Vous nous donnerez votre consentement et vous ferez des vœux pour notre bonheur ? ajouta la pauvre fille d’un ton suppliant.

— Vous n’êtes qu’une folle et qu’une sotte, d’avoir ainsi perdu votre avenir, enfant dégénéré, quand il vous était si facile de vous dévouer aux grandes mesures d’intérêt public ; mais enfin la chose est faite, j’ai pris un secrétaire et il n’y a plus à y songer. Allons, dit-elle en éloignant sa fille qui était venue l’embrasser ; ne me retardez pas ; il faut que j’aie parcouru cette énorme quantité de lettres avant l’arrivée du prochain courrier. »

J’allais partir quand je fus retenue par ces paroles de Caroline :

— Vous ne vous opposez pas à ce que je vous l’amène, maman ?

— Allez-vous recommencer ? dit mistress Jellyby qui était retombée dans sa contemplation du Niger. Amener qui ?

— Lui, maman.

— Oh ! mon Dieu, répliqua mistress Jellyby fatiguée d’entendre parler encore d’un sujet aussi peu important ; amenez-le, si vous voulez, un soir où je n’aurai pas de réunion de la société maternelle ou de celle des ramifications, ou des succursales, ou de n’importe quelle autre association ; enfin choisissez votre jour d’après l’emploi de mon temps. C’est bien bon à vous, ma chère miss Summerson, d’avoir prêté votre concours à cette petite sotte ; adieu, chère miss ; quand vous saurez que j’ai reçu ce matin cinquante-huit lettres de familles industrielles qui désirent avoir des détails sur la culture du café en Afrique et sur les indigènes de Borrioboula-Gha, vous comprendrez qu’il me reste peu de loisirs. »

Je le compris à merveille ainsi que l’abattement de la pauvre Caddy, et je ne fus pas surprise des larmes que cette chère enfant versa de nouveau quand nous fûmes en bas de l’escalier, en me disant qu’elle aurait mieux aimé des reproches que cette indifférence, et en me confiant qu’elle ne savait pas comment elle ferait pour s’habiller d’une manière convenable le jour de son mariage, tant sa garde-robe était pauvre. Je la consolai peu à peu en lui montrant tout le bien qu’elle pourrait faire à son malheureux père, une fois qu’elle serait chez elle. Et nous descendîmes ensuite dans la cuisine où les enfants se traînaient sur les dalles, et où nous commençâmes avec eux une partie si animée que je me vis obligée, pour que ma robe ne fût pas mise en pièces, d’en revenir aux contes de fées. De temps en temps un bruit de voix arrivait jusqu’à nous, et les meubles, qu’on remuait violemment dans la salle à manger, me faisaient craindre que le pauvre M. Jellyby ne se jetât par la fenêtre pour aller chercher ailleurs la solution des affaires qu’il ne pouvait comprendre.

En revenant le soir à Bleak-House, après cette journée d’émotions, je pensai au mariage de Caddy, et je restai convaincue, malgré la charge du vieux gentleman, qu’elle ne pourrait que gagner à changer de position. Il y avait peu de chance, il est vrai, pour qu’elle finît, ainsi que Prince, par apprécier à sa juste valeur l’illustre modèle de grâce et de maintien ; mais qui aurait pu leur souhaiter plus de sagesse et de clairvoyance ? Quant à moi, qui m’en serais bien gardée, j’étais presque honteuse de ne pas prendre au sérieux la suprême distinction du dernier gentleman. Rassurée à l’égard de la pauvre Caroline, je pensai, en regardant les étoiles, à ceux qui parcouraient les mers lointaines, et je demandai au ciel d’avoir toujours le bonheur d’être utile à quelqu’un dans la mesure de mes forces.

Quand j’arrivai au château, ils furent si heureux de me revoir, et me le témoignèrent avec tant d’empressement, que j’aurais volontiers pleuré de joie, si ce n’eût pas été le moyen de leur déplaire.

Chacun dans la maison, du premier jusqu’au dernier, me faisait un si joyeux accueil, et se montrait si content de faire quelque chose qui pût m’être agréable, que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de créature aussi heureuse que moi dans le monde.

Toute la soirée fut employée à causer ; j’avais tant de choses à raconter sur Caroline à propos de son mariage, qu’une fois dans ma chambre, je me sentis presque honteuse d’avoir parlé si longtemps ; comme je songeais à tout ce que j’avais dit, un coup léger fut frappé à ma porte, et je vis entrer une jolie petite fille, proprement vêtue de noir, qui me fit la révérence.

«  Je suis Charley, pour vous servir, me dit-elle d’une voix pleine de douceur.

— Ah ! c’est vrai, lui répondis-je en l’embrassant ; mais comment se fait-il que vous soyez ici, Charley ? du reste, je suis bien contente de vous voir.

— C’est que je suis votre femme de chambre, miss, répondit-elle.

— Comment cela, Charley ?

— C’est un présent que vous fait M. Jarndyce. »

Je pris un siége et passai mon bras autour du cou de Charley.

« Si vous saviez, miss ! dit-elle en frappant dans ses mains tandis que les larmes coulaient sur ses joues à fossettes ; oui, miss ! Tom est à l’école où il apprend si bien ! la petite Emma est chez mistress Blinder qui a tant de bontés pour elle ! et moi, je serais ici depuis longtemps, si M. Jarndyce n’avait pas dit comme ça, qu’il fallait nous habituer peu à peu à n’être plus ensemble, parce qu’ils sont si petits, voyez-vous, Emma et Tom ! il ne faut pas pleurer, miss.

— Je ne peux pas m’en empêcher.

— Ni moi non plus, miss, reprit Charley ; M. Jarndyce, qui me met à votre service, pense que vous voudrez bien m’enseigner tout ce qu’il faudra que j’apprenne, et il a dit que je verrais mon petit frère et ma petite sœur une fois par mois ; et je suis si heureuse et si reconnaissante, miss ! que je ferai tous mes efforts pour être une bonne femme de chambre.

— Oh ! Charley, n’oubliez jamais tant de bonté.

— Non, miss, jamais ; ni Tom non plus, ni Emma ; c’est vous, miss, qui avez fait tout ça.

— Je ne le savais même pas ; c’est à M. Jarndyce et à lui seul que vous devez tout, Charley.

— Oui ; mais c’est à cause de vous et pour que vous soyez ma maîtresse ; et moi et Tom, soyez-en sûre, nous nous en souviendrons. »

Charley entra immédiatement en fonctions, allant et venant dans la chambre comme une petite femme, pliant soigneusement tout ce qu’elle trouvait sous sa main ; puis se glissant auprès de moi :

« Oh ! ne pleurez pas, miss, je vous en prie, dit-elle.

— Je ne peux pas m’en empêcher, lui répondis-je encore.

— Ni moi non plus, » répéta de nouveau Charley. Après tout, c’était de joie que nous pleurions toutes les deux.