Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 211-224).

CHAPITRE XVII.

Narration d’Esther.

Richard vint très-souvent nous voir pendant tout le temps que nous restâmes à Londres (bien que plus tard son exactitude à nous écrire ne fût pas de longue durée). Son entrain, sa franchise, sa gaieté, son excellent caractère, la fraîcheur et la vivacité de son esprit, le rendaient toujours d’une société charmante. Mais, bien que je l’aimasse de plus en plus, à mesure que je le connaissais davantage, je sentais en même temps combien il était regrettable qu’on ne lui eût pas donné l’habitude de concentrer ses facultés sur un but. Le système d’éducation qu’on avait suivi à son égard, et qu’on applique exactement de la même manière à des centaines de jeunes gens dont le caractère et les facultés varient pour chacun d’eux, avait certainement développé en lui la capacité nécessaire pour entreprendre certaines études, pour s’y livrer avec fruit et même avec éclat ; mais ces dispositions mêmes étaient dues à des qualités naturelles qu’il aurait fallu diriger avant tout ; qualités précieuses sans lesquelles nulle position élevée ne peut être atteinte ; et qui sont, comme l’eau et le feu, d’excellents serviteurs, mais de fort mauvais maîtres. Soumises à Richard, elles l’auraient aidé puissamment et ne furent pour lui qu’un malheur, dès qu’elles le dominèrent au lieu de lui obéir.

Je donne cette opinion qui m’appartient, non pas que je prétende affirmer qu’elle soit juste, mais parce qu’elle est chez moi le résultat d’une conviction profonde et que j’éprouve le besoin de dire franchement tout ce que je pense. Tel était donc mon avis relativement à Richard ; et non-seulement l’éducation qu’il avait reçue me paraissait vicieuse, mais j’ai eu plus d’une fois l’occasion d’observer combien M. Jarndyce avait eu raison de dire que les incertitudes, et les remises continuelles d’un procès en chancellerie avaient communiqué à sa nature quelque chose de l’insouciance du joueur pour tout ce qui est en dehors de la partie où il se trouve engagé.

Le docteur Badger étant venu nous faire une visite avec sa femme, un jour que nous étions seules, Éva et moi, je profitai de la circonstance pour demander quelques détails sur les travaux de Richard.

«  M. Carstone, répondit mistress Badger, est fort aimable, et c’est pour nous, je vous assure, une excellente acquisition. Le capitaine Swosser avait coutume de dire en parlant de moi, que ma présence au repas des contre-maîtres de marine valait mieux que terre en vue et brise à l’arrière, même à l’époque où le bœuf devenait aussi coriace que les rabans d’empointure des huniers ; c’était l’expression nautique dont il se servait, pour exprimer qu’on était heureux de m’avoir dans la société où je me trouvais ; et je puis en dire autant de M. Richard Carstone ; mais… vous ne m’accuserez pas de porter un jugement téméraire, si je vous dis que ?…

— Non, madame.

— Miss Clare, non plus ?

— Nullement, répondit Éva qui prit un air inquiet.

— C’est que, voyez-vous, très-chères pardonnez-moi de vous appeler ainsi…

— Au contraire, madame, nous sommes touchées de…

— C’est que, vous êtes vraiment charmantes. Et voyez-vous, très-chères, quoique jeune encore… du moins suivant le docteur Badger, qui veut bien m’en adresser le compliment…

— Je proteste, répliqua le docteur. Ce n’est point un compliment.

— Allons, reprit en souriant mistress Badger, puisqu’il le faut, je répéterai : quoique jeune encore, chères demoiselles, j’ai eu l’occasion d’observer beaucoup de jeunes gens. Ils étaient très-nombreux à bord de ce cher vieux Crippler, d’heureuse mémoire ; et, quand j’allai dans la Méditerranée, avec le capitaine, je me fis un plaisir de profiter des moindres circonstances pour accueillir les contre-maîtres et les traiter en amis. Vous n’avez pas connu leur manière de vivre, très-chères, et vous ne comprendriez pas les allusions que l’on pourrait faire à propos du blanchiment de leurs comptes de semaine ; pour moi, c’est différent ; car l’eau salée était ma seconde patrie. J’étais à cette époque un véritable marin. De même avec le professeur Dingo.

— D’une réputation européenne, murmura M. Badger.

— Quand, après avoir perdu mon premier, j’eus épousé mon second, reprit mistress Badger, parlant du capitaine et du professeur, comme si c’étaient les deux premiers termes d’une charade, j’eus encore mainte occasion d’observer la jeunesse. Le cours du professeur Dingo était suivi par un nombre considérable d’étudiants ; et je tins à honneur, comme femme d’un savant illustre, cherchant elle-même dans la science la consolation infinie qu’elle peut donner, d’ouvrir ma maison aux jeunes disciples du professeur. Tous les mardis soir, il y avait chez moi de la limonade, un biscuit pour chacun de ceux qui voulaient venir, et l’on y faisait de la science sur la plus vaste échelle.

— Réunions bien remarquables, miss Summerson, dit M. Badger avec un profond respect. Quels résultats n’a pas dû produire cette émulation, cette espèce de frottement moral sous les auspices d’un tel homme !

— Et à présent que je suis la femme de mon troisième, reprit mistress Badger, je poursuis le cours de mes observations, et voilà pourquoi j’ai pu me former sur M. Carstone un jugement qui n’a rien de prématuré : mon opinion bien arrêtée, mes très-chères, est qu’il n’a pas choisi la profession qui lui convenait. »

Je demandai à mistress Badger sur quoi elle fondait cette opinion.

«  Sur le caractère et la conduite de M. Carstone, répondit-elle. Probablement il ne se donne pas la peine d’analyser ce qu’il éprouve ; mais il apporte de la tiédeur dans ses études. Il ne ressent pas cet intérêt puissant qui témoigne d’une vocation réelle ; et, si la science médicale lui inspire quelque chose, je crois pouvoir dire que c’est de la fatigue et de l’ennui. Tout cela ne promet pas de grands succès. Il est possible à certains jeunes gens qui s’attachent à la médecine avec une volonté ferme, une ardeur soutenue, comme M. Woodcourt, par exemple, de trouver un jour la récompense de leur zèle, après avoir eu à supporter bien des désappointements, subi de longues années de privations et beaucoup travaillé pour peu d’argent ; mais je suis convaincue, chère miss, qu’il n’en sera jamais ainsi de M. Carstone, et qu’il n’a rien à espérer de ce côté-là.

— M. Badger est-il du même avis ? demandai-je.

— À vrai dire, miss Summerson, répliqua le docteur, je n’avais pas envisagé la question sous ce point de vue, jusqu’au moment où mistress Badger m’en fit l’observation ; mais, ayant depuis lors considéré attentivement les choses, et sachant que l’intelligence de mistress Badger, en surcroît des facultés naturelles qui lui avaient été départies, a eu le rare avantage d’être développée par deux hommes aussi distingués (je devrais dire illustres) que le capitaine Swosser et le professeur Dingo, la conclusion à laquelle je suis arrivé ne pouvait manquer d’être… celle que vous venez d’entendre.

— Le capitaine avait pour maxime, reprit mistress Badger, qu’on ne saurait trop faire chauffer la poix quand on veut l’avoir chaude ; et que si l’on a une planche à essarder, il faut y aller de toutes ses forces, comme si l’on avait le diable à ses trousses. Il me semble que ce précepte s’applique aussi bien à la médecine qu’à la marine.

— Ainsi qu’à toutes les professions, ma chère belle, ajouta le docteur.

— Un jour, poursuivit mistress Badger, certaines gens faisaient observer au professeur Dingo, pendant une excursion que nous fîmes quelque temps après notre mariage, dans le nord du Devonshire, qu’il gâtait les édifices en en détachant des fragments avec son marteau. Mais le professeur répondit qu’il ne connaissait d’autre édifice que le temple de la science ; n’est-ce pas le même principe que celui du capitaine ?

— Exactement, répondit M. Badger, et l’expression n’en est pas moins heureuse. Le professeur fit encore la même remarque dans sa dernière maladie, quand, dans son délire, il insista pour garder sous son oreiller son marteau de géologue, dont il frappait tous ceux qui l’approchaient, pour détacher quelques fragments de leur structure. Puissance de la passion dominante ! »

Bien que nous eussions volontiers dispensé M. et Mme Badger de tous les détails dont ils avaient allongé la conversation, il y avait trop de désintéressement dans l’opinion qu’ils venaient d’exprimer pour qu’elle ne nous fît pas réfléchir ; et nous sentions que malheureusement elle devait être fondée. Nous convînmes de n’en rien dire à mon tuteur avant d’en avoir parlé à Richard ; et, comme nous l’attendions le lendemain matin, nous résolûmes d’avoir avec lui un sérieux entretien à ce sujet.

— « Eh bien ! Richard, comment vont les études ? lui demandai-je, après qu’il eut causé quelque temps avec Éva.

— Assez bien, dame Durden !

— Vous le voyez, Esther ; on ne peut pas mieux répondre, » s’écria Mignonne aimée, toute triomphante.

J’essayai de la regarder sévèrement, et je ne pus y parvenir.

«  Assez bien ? répétai-je.

— Certainement, reprit-il. C’est un peu monotone ; mais autant cela qu’autre chose.

— Richard ? lui dis-je d’un ton de reproche.

— Qu’y a-t-il donc ? me demanda-t-il avec surprise.

— Autant cela qu’autre chose !

— Et que voyez-vous de mal dans cette phrase, dame Durden ? me dit Éva en se penchant pour me regarder. Si cela va aussi bien qu’autre chose, cela ne veut pas dire que ça ne va pas bien ?

— Mais certainement, reprit Richard en secouant la tête avec insouciance pour rejeter ses cheveux en arrière. Et puis, après tout, ce n’est peut-être que provisoire ; une fois que… j’oubliais que le procès est un terrain défendu ; oui, oui, tout ira bien ; et parlons d’autre chose.

— Non pas, Richard. Considérez combien il importe à votre avenir, et à celui d’Éva, que vous travailliez avec ardeur et sans arrière-pensée. Vous l’avez promis ; votre parole est engagée ; il faut, au contraire, en parler aujourd’hui ; avant peu, il serait trop tard.

— Eh bien ! oui, parlons-en, dit Éva ; mais je crois qu’il a raison. »

À quoi servaient tous mes efforts pour me donner l’air grave, quand elle était si belle et si éprise !

«  Le docteur et sa femme sont venus hier, continuai-je, et paraissent disposés à croire que vous n’aimez pas beaucoup la médecine.

— Vraiment ? répliqua Richard ; voilà qui change les affaires. Je ne croyais pas qu’ils eussent cette idée-là, sans quoi je n’aurais pas voulu les contrarier. Le fait est que je n’ai pas beaucoup de goût pour la médecine ; mais qu’importe ?…

— Vous l’entendez, Mignonne ?

— À vrai dire, reprit Richard d’un air demi-pensif, demi-enjoué, ce n’est pas tout à fait ma vocation. Je ne travaille pas énormément ; j’en apprends beaucoup trop sur le premier et le second de mistress Badger.

— Cela ne m’étonne pas ! s’écria Éva.

— Et cela devient fastidieux, poursuivit Richard. Aujourd’hui ressemble trop à hier, et demain ressemblera trop à aujourd’hui.

— Je crains bien qu’il n’en soit ainsi dans toutes les professions, répondis-je ; et que la vie elle-même n’offre pas beaucoup plus de variété, si ce n’est dans des circonstances tout à fait exceptionnelles.

— Croyez-vous ? demanda Richard toujours pensif. Peut-être avez-vous raison. Eh bien ! alors, reprit-il avec gaieté, nous voilà revenus à ce que je disais tout à l’heure : autant cela qu’autre chose. Tout est donc pour le mieux, et changeons de conversation. »

Mais Éva elle-même secoua la tête en entendant ces paroles, et son charmant visage devint sérieux et triste. Je profitai de ce moment, qui me parut favorable, pour dire à Richard que, si parfois il se montrait insouciant pour lui-même, j’étais bien sûre que tout ce qui était relatif à Éva ne le trouvait jamais indifférent ; et qu’il ne pouvait pas, sans manquer à l’affection qu’il témoignait pour elle, envisager aussi légèrement une chose qui devait influer sur leur vie tout entière. Cette observation le rendit presque sérieux.

«  Chère petite mère, répondit-il, j’y ai pensé bien des fois, et je m’en suis toujours voulu de ne pas apporter au travail cette ardeur que j’ai l’intention d’y mettre, sans réussir à m’y astreindre. Je ne sais pas comment cela se fait, une chose ou l’autre me détourne toujours. Vous n’avez pas d’idée combien je suis fou d’Éva (je vous aime tant, chère cousine !), eh bien ! je ne puis pas avoir de constance pour autre chose. Aussi c’est une si rude besogne et qui demande tant de temps ! ajouta-t-il d’un air vexé.

— Elle ne vous paraît peut-être si difficile que parce que vous n’aimez pas la carrière que vous avez choisie ?

— Pauvre garçon ! dit Éva ; ce n’est pas bien étonnant. »

J’essayai de nouveau de prendre un visage sévère ; mais comment y parvenir ? et d’ailleurs, à quoi bon, lorsqu’Éva, les mains jointes, s’appuyait sur l’épaule de Richard, et que tous deux se regardaient avec amour ?

«  Voyez-vous, chère ange, disait-il en passant les doigts dans les boucles soyeuses d’Éva, je n’ai pas assez réfléchi avant de me décider. Je ne crois pas que je sois né pour la médecine ; je n’en pouvais rien dire avant d’avoir essayé. Reste à savoir maintenant si cela vaut la peine de changer ; ce serait beaucoup d’embarras pour peu de chose.

— Comment, Richard, vous appelez cela peu de chose ?

— Ce n’est pas précisément ce que je veux dire, reprit-il ; mais si j’ai l’air d’y attacher moins d’importance, c’est parce qu’il est possible que cela devienne inutile. »

Nous insistâmes vivement, Éva et moi, pour lui faire comprendre non-seulement que cela valait la peine de changer, mais qu’il fallait changer au plus tôt ; et je demandai à Richard s’il avait pensé à une autre carrière plus en rapport avec ses goûts.

«  Mon Dieu, oui, répondit-il ; je suis persuadé, petite mère, que le barreau est mon fait.

— Le barreau ! dit Éva comme effrayée.

— Si je travaillais chez Kenge, poursuivit-il, et que je fusse attaché à son étude, j’aurais l’œil sur… hum !… le terrain défendu. Je pourrais l’étudier, le diriger convenablement ; je serais sûr qu’au moins quelqu’un s’en occuperait ! j’acquerrais enfin la capacité nécessaire pour veiller aux intérêts d’Éva, qui sont pareils aux miens ; et je m’enfoncerais dans Blackstone avec une ardeur effrayante. »

Je n’étais nullement convaincue de la vérité de ces dernières paroles, et je vis combien son désir de se rattacher au procès et de consacrer sa vie à cette folle poursuite inquiétait la pauvre Éva ; mais je pensai qu’il valait mieux l’encourager dans ses efforts et lui recommandai seulement de bien réfléchir et de bien voir si la décision qu’il voulait prendre était réellement celle qui pouvait lui convenir.

«  Ma chère Minerve, me dit-il, je me sens aussi ferme dans ma résolution que vous pourriez l’être vous-même. Je me suis trompé une fois : nous sommes tous sujets à l’erreur ; mais c’est une raison pour que cela ne m’arrive plus ; et je ferai un légiste comme on en voit peu, si réellement, ajouta-t-il en retombant dans son incertitude, vous croyez que cela vaille la peine de changer. »

Nous lui répétâmes, avec autant d’insistance et de gravité que nous pûmes en mettre dans nos paroles, tout ce que nous venions de lui dire ; et nous l’engageâmes si fortement à parler sans retard à mon tuteur, qu’il se rendit avec nous immédiatement auprès de lui, et avoua l’état des choses avec toute la franchise qui lui était naturelle.

«  Nous pouvons, lui dit M. Jarndyce, faire une retraite honorable, et nous ne devons pas hésiter ; mais pour l’amour de votre cousine, pour l’amour d’Éva, Rick, prenons bien garde de nous tromper encore. C’est pourquoi je suis d’avis de ne pas y mettre de précipitation et de faire un certain noviciat avant de nous engager dans cette nouvelle carrière. »

Obéissant toujours à l’impulsion du moment avec une énergie d’autant plus vive qu’elle avait moins de persévérance, Richard aurait voulu, au contraire, se rendre immédiatement chez M. Kenge et signer à l’instant même l’engagement qu’il devait prendre. Néanmoins il se soumit de bonne grâce aux observations de mon tuteur, et, s’asseyant auprès de nous, il se mit à parler de sa nouvelle profession comme s’il n’avait jamais eu d’autre désir que d’étudier la procédure. Mon tuteur se montra pour lui bienveillant et cordial, mais conserva toutefois un visage assez grave pour que le soir, au moment où nous allions monter dans notre chambre, Éva lui dît :

«  Cousin John, vous n’êtes pas fâché contre Richard ?

— Non, mon enfant, répondit M. Jarndyce.

— Il est bien naturel qu’il ait pu se tromper. N’est-ce pas une chose qui arrive à tout le monde ?

— Oui, chère fille. Allez ! Ne vous tourmentez pas de cela.

— Oh ! je ne m’en tourmente pas, cousin John, reprit-elle en souriant et en mettant la main sur l’épaule de mon tuteur ; mais je serais bien malheureuse si vous en vouliez à Richard.

— Je ne pourrais lui en vouloir, chère enfant, reprit mon tuteur, que si un jour vous souffriez par sa faute ; encore serait-ce à moi-même que j’en voudrais plus qu’à lui, car c’est moi qui vous ai rapprochés. Mais bah ! tout cela n’est rien ; il est jeune, et l’avenir lui reste. Non, chère fille, je ne lui en veux pas ; ni vous non plus, j’en suis sûr ?

— Assurément, cousin John ! lui en vouloir ! Mais je ne le pourrais pas alors même que tout le monde le blâmerait ; ce serait même une raison pour m’attacher à lui avec plus de force que jamais. »

Elle prononça ces paroles avec une douceur et un calme angéliques, ses deux mains appuyées sur l’épaule de mon tuteur, qu’elle regardait avec des yeux où rayonnait la franchise.

«  Il doit être écrit quelque part, répliqua M. Jarndyce en abaissant vers elle un regard pensif, que les vertus des mères compteront à leurs enfants aussi bien que les fautes des pères ? Bonsoir, mon bouton de rose ; bonsoir, Esther ; un doux sommeil et d’heureux songes ! »

Pour la première fois, je vis son regard bienveillant s’assombrir en s’attachant sur Éva ; et je me rappelai celui qu’il avait jeté sur elle et sur Richard le soir de notre arrivée, tandis qu’elle chantait à la lueur vacillante du foyer. Peu de temps s’était écoulé depuis le jour où il les avait suivis des yeux traversant la chambre voisine, tout inondée de lumière, et disparaissant dans l’ombre ; mais aujourd’hui son regard n’était plus le même, et celui qu’il m’adressa en la voyant s’éloigner n’avait plus ce calme et cette confiance qu’il exprimait autrefois.

Quand nous fûmes dans notre chambre, Éva me fit l’éloge de Richard avec plus d’insistance que jamais. Elle n’ôta pas pour se coucher le petit bracelet qu’il lui avait donné ; et je crois qu’elle rêvait de lui quand, une heure après, je l’embrassai tout doucement sur la joue ; elle était si tranquille et avait l’air si heureux !

Moi, je n’avais point du tout envie de dormir, et je repris mon ouvrage. Circonstance bien peu importante en elle-même ! mais enfin je n’avais point sommeil et j’étais un peu ennuyée. Je ne sais pas pourquoi. Du moins je crois que je ne sais pas pourquoi… ou si je le sais, ce n’est pas la peine de le dire.

Quoi qu’il en soit, je résolus de travailler avec tant d’ardeur que je n’eusse pas le loisir de m’abandonner à ma tristesse ; et il était bien temps, car en levant les yeux sur ma glace, je me vis sur le point de fondre en larmes.

«  Eh quoi, Esther ! m’écriai-je, vous triste et malheureuse lorsque tout semble concourir à votre bonheur, ingrate que vous êtes ! »

Et prenant dans mon panier une tapisserie que je faisais pour Bleak-House, je me promis de travailler jusqu’au moment où, mes yeux se fermant d’eux-mêmes, j’irais enfin me coucher.

Bientôt mon ouvrage m’absorba tout entière ; mais j’avais laissé l’une de mes soies dans le cabinet de M. Jarndyce, et ne pouvant plus rien faire sans le peloton qui me manquait, je pris ma bougie et descendis tout doucement pour aller le chercher. À ma grande surprise, je retrouvai mon tuteur auprès de la cheminée, regardant les cendres, et plongé dans une méditation profonde. Son livre, fermé, était à côté de lui ; et ses cheveux étaient épars sur son front ; son visage était pâle, et je serais partie sans lui rien dire, s’il ne m’eût aperçue.

«  Esther ! » s’écria-t-il en tressaillant.

Je lui dis ce que j’étais venue chercher.

«  Si tard à l’ouvrage, mon enfant ?

— Je n’aurais pas pu dormir, et j’ai mieux aimé ne pas me coucher. Mais vous veillez aussi, cher tuteur, et vous avez l’air fatigué ; j’espère que vous n’avez rien qui vous attriste ?

— Non, petite femme ; rien que vous puissiez comprendre, » me dit-il.

Le ton de regret dont il prononça ces paroles était si nouveau pour moi, que je répétai en moi-même les mots qu’il venait de dire pour m’aider à en pénétrer le sens.

« Restez un instant, reprit-il ; je pensais à vous, Esther.

— Ce n’est pas moi qui vous inquiète et vous afflige, tuteur ? »

Il fit un geste négatif et reprit aussitôt sa manière habituelle.

« Je pensais, dit-il, que je devais enfin vous faire connaître de votre histoire tout ce que j’en sais moi-même ; bien peu de chose, il est vrai, presque rien.

— Cher tuteur, répliquai-je, lorsque vous m’avez déjà parlé de cela…

— C’est vrai ; depuis lors j’ai réfléchi, dit-il en m’interrompant d’un air grave, et je crois qu’il est de mon devoir de vous apprendre le peu que je sais de votre naissance.

— Vous devez avoir toujours raison, tuteur, et j’écoute.

— Le motif qui me fait agir est celui-ci, continua-t-il avec douceur et en articulant avec soin chacune de ses paroles : si jamais votre position pouvait faire naître dans l’esprit d’un homme ou d’une femme, ayant quelque valeur, une opinion qui vous fût désavantageuse, il faut au moins que l’impression que vous pourriez en ressentir ne s’augmente pas de tout ce que le mystère et l’inconnu pourraient y ajouter de pénible, et que vous n’accordiez à cette opinion que l’importance qu’elle mérite. »

Je pris une chaise, et faisant un effort sur moi-même pour tâcher d’être calme

«  Tuteur, lui dis-je, l’un de mes premiers souvenirs est celui que m’ont laissé les paroles de ma marraine : « Votre mère fait votre honte, ainsi que vous faites la sienne ; un jour viendra où vous le comprendrez, Esther, comme une femme seule peut le comprendre. »

J’avais couvert mon visage de mes mains en répétant ces mots ; je relevai la tête pour regarder mon tuteur et pour lui dire que, depuis la mort de ma marraine, grâce aux bienfaits dont il m’avait comblée, je ne m’étais jamais aperçue du malheur qui pesait sur ma naissance, jamais, jamais. Il m’arrêta d’un geste, et me rappelant qu’il n’aimait pas qu’on le remerciât, je n’en dis pas davantage.

«  Neuf ans se sont écoulés, reprit M. Jarndyce après quelques instants de silence, depuis que je reçus d’une femme vivant dans la retraite, plusieurs pages qui ne ressemblaient en rien à tout ce que j’avais lu jusqu’alors.

«  Il était question dans cette lettre d’une enfant, d’une orpheline ayant alors douze ans, et dont on me parlait dans les termes cruels que vous venez de rapporter. La personne qui m’écrivait disait avoir élevé secrètement cette orpheline et fait disparaître jusqu’aux moindres traces de son existence ; elle ajoutait que, si l’auteur de la lettre venait à mourir, cette enfant resterait sans nom et sans appui sur la terre ; et me demandait si, dans ce cas-là, je voudrais bien veiller sur elle et continuer l’œuvre commencée. »

J’écoutais en silence, les yeux fixés sur mon tuteur.

«  Vos souvenirs, chère fille, suppléeront à ce que la lettre faisait seulement pressentir, et vous rappelleront ces principes d’une religion faussée, en vertu desquels cette femme put admettre qu’il fût nécessaire pour une enfant d’expier la faute dont elle était innocente. Je ressentis une compassion profonde pour le pauvre ange dont la vie était si malheureuse, et je répondis à la lettre. »

Je pris la main de mon tuteur et je la baisai respectueusement.

«  On m’imposait la condition, poursuivit-il, de ne jamais chercher à voir la personne qui m’écrivait, et qui depuis longtemps avait rompu toute relation avec le monde ; on me priait de désigner un agent qui s’entendrait avec elle ; je choisis M. Kenge, à qui l’auteur de la lettre confia, sans qu’il le lui eût demandé, qu’elle ne portait pas son véritable nom et qu’elle était la tante de l’enfant, si toutefois les liens du sang existaient en pareil cas. Elle ajouta que rien au monde ne lui en ferait avouer davantage ; M. Kenge resta convaincu de la fermeté inébranlable de cette résolution ; et c’est là, chère Esther, tout ce que j’ai à vous dire. »

Je gardai la main de mon tuteur quelque temps dans les miennes.

«  J’allais voir quelquefois ma pupille, reprit M. Jarndyce ; la chère enfant ne s’en doutait pas ; je reconnus qu’elle était heureuse, qu’elle savait se rendre utile et surtout se faire aimer ; enfin je l’ai prise avec moi ; elle me rend au centuple et à chaque heure du jour le peu que j’ai fait pour elle.

— Et à chaque instant, répondis-je, l’orpheline bénit le tuteur qui est pour elle un père. »

À ces paroles, un nuage passa rapidement sur le front de M. Jarndyce ; il me sembla que le mot « père » lui avait produit une commotion étrange quoiqu’il reprît aussitôt son calme et son sourire. Mais c’est égal, j’étais bien sûr d’avoir vu son émotion, et je me répétais toujours intérieurement avec surprise ces mots tombés auparavant de sa bouche : « Vous ne pourriez pas me comprendre. » Ce n’était toujours pas ce qu’il venait de me dire : cela, j’avais pu le comprendre aisément… Hélas ! ce n’était que trop vrai : Je ne comprenais pas, et je restai longtemps encore sans comprendre.

«  Un bonsoir paternel, Esther, me dit-il en m’embrassant sur le front ; allez vous reposer ; ne travaillez pas la nuit, c’est assez de la journée, bonne petite ménagère ! »

Je ne repris pas mon ouvrage et ne pensai plus à rien. J’ouvris mon cœur à Dieu en reconnaissance de toutes les bontés dont il m’avait comblée, et je m’endormis du plus profond sommeil.

Le lendemain, nous eûmes la visite de M. Allan Woodcourt ; il partait pour les Indes comme chirurgien de marine, et venait nous faire ses adieux. Il était sans fortune ; sa mère avait dépensé toutes ses épargnes pour subvenir aux frais de son éducation médicale ; et, bien que nuit et jour il prodiguât ses soins à des malheureux sans nombre et se montrât aussi habile que généreux et bon, il ne recevait pas assez d’argent pour suffire à ses dépenses. Il avait sept ans de plus que moi… remarque bien inutile, je ne sais pas pourquoi je la fais. Il exerçait la médecine depuis trois ou quatre ans, et n’aurait pas fait ce voyage s’il avait pu se soutenir quelques années encore ; n’en ayant pas le moyen, il se décidait à partir. C’était vraiment fâcheux, car il se faisait remarquer parmi les hommes les plus distingués dans son art, et les princes de la science avaient la plus haute opinion de son mérite.

Il était accompagné de sa mère qui venait nous voir pour la première fois ; c’était une femme d’un certain âge, bien encore, avec de beaux yeux noirs, mais qui semblait très-fière. Née dans le pays de Galles, elle comptait parmi ses ancêtres un personnage éminent, du nom de Morgan-ap-Kerrig, natif de Gimlet, je crois, dont l’illustration et les alliances rivalisaient d’éclat avec celles des souverains. Ce Morgan-ap-Kerrig avait passé toute sa vie dans les montagnes, à combattre sans cesse un ennemi quelconque ; et le barde Crumlinwallinwer avait célébré ses exploits dans une pièce de vers immortelle intitulée Mewlinnwillinwodd.

Mistress Woodcourt, après s’être étendue longuement sur la renommée de l’illustre Morgan-ap-Kerrig, ajouta « qu’elle ne doutait pas que son fils Allan ne se souvînt de sa généalogie, en quelque lieu qu’il fût, et ne repoussât toute alliance qui serait indigne de lui. » S’adressant alors à son fils, elle lui dit qu’il ne manquait pas dans les Indes de jeunes Anglaises qui s’y étaient rendues pour spéculer sur leurs charmes ; que, parmi elles, on pouvait en trouver qui joignissent la fortune à la beauté, mais que, pour le descendant d’une aussi noble race, ni la beauté ni la fortune n’étaient rien sans la naissance, qui devait passer en première ligne ; elle parla si longtemps sur ce sujet, que je crus un instant, et cela me fit de la peine, que… mais quelle folie de supposer qu’elle connaissait mon origine et qu’elle en eût le moindre souci !

M. Woodcourt paraissait un peu contrarié de la prolixité de sa mère ; toutefois il avait pour elle trop de respect pour le lui témoigner, et s’efforça délicatement de rendre la conversation générale en exprimant sa gratitude à M. Jarndyce pour l’accueil qu’il avait reçu chez lui, et pour les heureux moments qu’il y avait passés. « Le souvenir que j’en conserve, dit-il, me suivra partout, croyez-le bien, et restera toujours gravé au fond de mon cœur. » Nous lui serrâmes la main les uns après les autres ; il posa ses lèvres sur la main d’Éva… puis sur la mienne ; et partit pour ce voyage qui devait durer si longtemps ! si longtemps !

Je fus très-occupée tout le reste de la journée ; j’écrivis à Bleak-House pour y donner des ordres ; mon tuteur me chargea de répondre pour lui à plusieurs lettres ; j’époussetai ses livres, ses papiers, je me donnai beaucoup de mouvement, et jamais mon trousseau de clefs n’avait tinté davantage ; le jour allait finir, et j’étais assise près de la fenêtre où je travaillais avec ardeur en chantant quelque vieux refrain, quand je vis entrer Caroline Jellyby, que j’étais bien loin d’attendre. Elle tenait à la main un délicieux bouquet.

«  Oh ! les charmantes fleurs ! m’écriai-je.

— Oui, répondit Caroline, je n’en ai jamais vu d’aussi jolies.

— C’est de Prince ? lui dis-je tout bas.

— Non, répliqua-t-elle en secouant la tête et en me faisant sentir le bouquet.

— Alors, chère Caroline, vous avez un second adorateur.

— Vraiment ? ce bouquet ressemble-t-il à un présent d’amoureux ! »

Je lui pinçai la joue ; elle se prit à rire et me dit qu’elle était venue nous voir en attendant Prince, qui, dans une demi-heure, se trouverait au coin de la rue ; elle s’assit auprès de la fenêtre et se mit à causer avec Éva et moi, me faisant respirer les fleurs de temps en temps, ou les approchant de ma figure pour voir l’effet qu’elles produiraient dans mes cheveux. Enfin, comme elle allait partir, elle m’emmena dans ma chambre et attacha le bouquet à mon corsage.

« Pour moi ! m’écriai-je avec surprise.

— Mais oui, répondit-elle en m’embrassant ; quelqu’un les a laissées pour vous au moment de son départ.

— Quelqu’un… au moment de son départ ?

— Chez la pauvre miss Flite ; quelqu’un qui fut bien bon pour elle, et qui est parti pour rejoindre son vaisseau, il y a une heure à peine ; non, non, ne les ôtez pas ; laissez-les reposer là, dit-elle en les fixant avec soin. J’étais présente quand on les apporta chez miss Flite, et je crois bien que c’est pour qu’elles soient où je les ai mises qu’elles ont été laissées.

— Vraiment ! dit Éva en riant et en me prenant par la taille, ce bouquet ressemble-t-il à un présent d’amoureux ? Eh bien ! oui, dame Durden, tout à fait ! tout à fait ! »