Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 1-7).

TOME PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

Coup d’œil sur la chancellerie.

Londres. La session judiciaire qui commence après la Saint-Michel vient de s’ouvrir, et le lord chancelier siège dans la grande salle de Lincoln’s Inn. Un affreux temps de novembre ; autant de boue dans les rues que si les eaux du déluge venaient seulement d’abandonner la surface de la terre, et l’on ne serait pas surpris de rencontrer un megalosaurus[1], gravissant, dans la vase, la colline de Holborn. La fumée tombe des tuyaux de cheminée, bruine molle et noire, traversée de petites pelotes de suie qu’on prendrait pour des flocons de neige portant le deuil du soleil. On ne reconnaît plus les chiens sous la boue qui les couvre. Les chevaux, crottés jusqu’aux oreilles, ne sont guère mieux que les chiens. Les parapluies se heurtent, et les piétons, d’une humeur massacrante, perdent pied à chaque coin de rue, où des milliers de passants ont trébuché depuis le commencement du jour (si toutefois on peut dire que le jour ait commencé), ajoutant de nouveaux dépôts aux couches successives de cette boue tenace, qui s’attache au pavé et s’y accumule à intérêts composés.

Partout du brouillard : sur les marais d’Essex et les hauteurs du Kent ; en amont de la Tamise, où il s’étend sur les îlots et les prairies ; en aval, où il se déploie au milieu des navires qu’il enveloppe, et se souille au contact des ordures que déposent sur la rive les égouts d’une ville immense et fangeuse. Il s’insinue dans la cambuse des bricks, s’enroule aux vergues et plane au-dessus des grands mâts ; il pèse sur le plat-bord des barques ; il est partout, dans la gorge des pensionnaires de Greenwich qu’il oppresse, dans la pipe que le patron irrité fume au fond de sa cabane ; il pince les doigts et les orteils du petit mousse qui grelotte sur le pont ; et les passants qui, du haut des ponts, jetant par-dessus le parapet un regard au ciel bas et sombre, entourés eux-mêmes de cette brume, ont l’air d’être en ballon et suspendus entre les nuages.

Le gaz apparaît de loin en loin dans la ville, comme, dans les champs imbibés d’eau, le soleil, avant le jour, laisse apercevoir au laboureur ses rayons voilés d’ombre. Il semble reconnaître qu’on l’allume avant l’heure, tant il prête de mauvaise grâce sa lumière aux boutiques.

Le temps, humide et froid, est plus glacial encore, les rues plus boueuses qu’ailleurs, autour de Temple-Bar ; et non loin de Temple-Bar, au centre même du brouillard, siège, à la haute cour de justice, le lord grand chancelier.

Mais la brume ne sera jamais assez épaisse, la fange assez profonde, pour se mettre au niveau des ténèbres et du bourbier où se débat en tombant la plus pernicieuse d’entre toutes les pécheresses qui aient vieilli dans le mal, cette cour suprême, qui, le jour où nous sommes, tient séance à la face du ciel et de la terre.

Certes, si jamais le grand chancelier devait occuper son siège, c’était bien par une journée pareille, ainsi que nous l’y voyons en effet, la tête ceinte d’une auréole blafarde, le corps glorieusement encadré dans des manteaux et des rideaux cramoisis, les yeux fixés au plafond, sur une lanterne, où il ne voit que le brouillard, tandis qu’un gros avocat lui débite d’une voix grêle un bref interminable. Vingt membres du barreau de la haute cour obscurcissent de leurs plaidoiries l’une des dix mille instances d’un procès qui n’a pas de fin ; trébuchant contre les précédents, à tâtons et jusqu’aux genoux dans les termes de palais, et parlant d’équité avec un masque plus sérieux que celui dont jamais acteur ait su couvrir sa face. Les divers procureurs attachés à la cause, héritage que trois d’entre eux ont reçu de leurs pères qui s’y étaient enrichis, sont à leur banc, placé entre celui des avocats et la table rouge du grenier ; procès-verbaux, arrêts contradictoires, répliques, dupliques, défenses, déclarations, mémoires, référés et rapports, sont amoncelés devant eux.

Que l’ombre envahisse la salle dont les bougies s’usent et s’éteignent ; que le brouillard s’y condense et y reste à jamais ; que les vitraux décolorés n’y laissent pas pénétrer le jour, afin que de la rue, ceux qui passent, jetant leurs regards sur les panneaux vitrés de la porte, soient repoussés par cet aspect ténébreux et par le son traînant de cette voix qui s’échappe du dais ouaté d’où le lord chancelier contemple une lanterne qui ne contient pas de lumière. C’est la haute cour ! celle qui, dans chaque comté, a ses murailles en ruine et ses terrains en friche ; ses maniaques dans toutes les maisons de fous ; ses morts dans chaque cimetière ; ses plaideurs ruinés, endettés et mendiants, traînant de porte en porte leurs souliers éculés ; celle qui donne à l’argent le pouvoir d’anéantir le droit à force de le lasser : qui épuise la bourse, la patience, le courage, l’espoir, détruit la raison et brise le cœur, si bien qu’il n’est pas un homme honorable parmi ses praticiens qui ne vous donne ce conseil : « Supportez tout le tort que l’on pourra vous faire, plutôt que d’entrer ici pour demander justice. »

Qui, par ce temps humide et sombre, pouvait se trouver à la haute cour, si ce n’est le lord grand chancelier, l’avoué du procès, deux ou trois avocats sans cause, les procureurs déjà nommés, un greffier en robe et en perruque, deux ou trois massiers, huissiers, porte-bourses et porte-queues, enfin tous les comparses indispensables d’un procès en bonne forme ? Ils bâillent tous ; car il ne peut découler que de l’ennui de l’affaire Jarndyce contre Jarndyce, la cause pendante, pressurée depuis tant d’années, qu’on ne peut plus rien en attendre. Les sténographes et les journalistes décampent invariablement avec le reste des habitués, quand Jarndyce est appelé ; aussi leur place est-elle vide. Une petite femme est assise dans l’un des bas côtés, à l’endroit le plus favorable, pour jeter un coup d’œil entre les rideaux du sanctuaire où se renferme le grand chancelier ; vieille et folle, la pauvre créature ne manque pas une audience, arrive au commencement, ne part qu’après la fin, attendant toujours qu’un jugement quelconque soit rendu en sa faveur ; on suppose qu’elle a vraiment quelque procès, mais nul ne pourrait l’affirmer et personne ne s’en inquiète. Elle porte dans un sac un fouillis de riens sans nom, qu’elle appelle ses documents, et qui est surtout composé d’allumettes de papier et de lavande desséchée. Un prisonnier, maigre et blême, est dans un coin entre ses deux geôliers ; il vient pour la sixième fois demander à purger sa contumace ; exécuteur testamentaire, mêlé à des comptes dont on ne prétend même pas qu’il ait eu connaissance, néanmoins condamné pour la forme, il sollicite la révision de ce jugement qui le flétrit et l’enchaîne ; mais cette fois encore il ne l’obtiendra pas ; et tandis qu’il réclame, son avenir s’est brisé. Plus près de la barre, c’est un malheureux qui vient périodiquement du Shropshire, et qui s’épuise en vains efforts pour trouver, à la fin de chaque audience, le moyen d’adresser un mot au juge ; un pauvre homme qui ne veut pas comprendre que, légalement parlant, son existence est complétement ignorée du lord chancelier, qui le voit et le désespère depuis plus de vingt-cinq ans ; il choisit une place où il puisse être remarqué, s’y cramponne, et, les yeux attachés sur le juge, se prépare à l’interpeller dès qu’il se lèvera de son siége ; ce que voyant, de jeunes clercs d’avoué s’arrêtent, comme ils allaient partir, dans l’espoir qu’il en résultera quelque plaisante affaire, tout au moins un bon mot qui égayera tant soit peu cette journée morne et sombre.

L’affaire Jarndyce continue à occuper l’audience ; par la suite des temps ce procès effroyable s’est tellement compliqué, que nul au monde n’en connaît plus le motif, les parties moins que personne, et parmi tous les membres du barreau, on n’en trouverait pas deux qui pussent en parler cinq minutes sans tomber en contradiction avec eux-mêmes. Des myriades d’enfants sont nés depuis le jour où ce procès commença ; ils ont grandi, se sont mariés et sont morts. On compte par vingtaines ceux qui, sans savoir ni comment ni pourquoi, se sont trouvés, de naissance, parties intéressées dans Jarndyce contre Jarndyce ; des familles tout entières ont hérité de ce procès et des haines traditionnelles qu’il engendra. Le petit défendeur auquel on promit jadis un cheval de bois quand la cause serait gagnée, a possédé de vrais chevaux, et est allé dans l’autre monde toujours trottant, avant que l’époque du jugement ait paru plus prochaine. Les pupilles de la cour sont devenues mères et grand’mères ; une longue procession de chanceliers a défilé et s’est éteinte ; peut-être n’y a-t-il plus trois Jarndyce sur la terre depuis que le vieux Tom s’est, dans son désespoir, fait sauter la cervelle au café de Chancery-Lane ; mais le procès dure toujours et se traîne à perpétuité devant son juge impassible.

Jarndyce contre Jarndyce a passé en proverbe ; on en plaisante, on en rit, et c’est là tout le bien qu’il ait jamais su faire. Pas de magistrat qui n’ait à ce sujet quelque épigramme à recevoir ; pas de chancelier qui n’y ait été intéressé comme avocat plaidant quand il était à la barre. De vieux légistes, aux souliers bulbeux, au nez violet, en ont eu des saillies après boire ; et les stagiaires s’en servent comme de cible pour exercer leur esprit au sarcasme légal ; le dernier lord chancelier nous en fournit l’exemple. « Telle chose n’arrivera, disait M. Blowers, l’avocat éminent, qu’à l’époque où il pleuvra des pommes de terre. Ou quand nous sortirons de l’affaire Jarndyce contre Jarndyce, » reprit le chancelier, dont l’aimable plaisanterie flatta surtout les massiers, les huissiers et les juges.

Et que de gens en dehors de ceux qu’il a ruinés, l’influence malsaine de ce procès n’a-t-elle pas corrompus : depuis le président, qui a devant lui cette montagne jaune de dossiers poudreux, ridés et recroquevillés, jusqu’au petit clerc dont la main a expédié ses dix mille rôles sous la rubrique Jarndyce contre Jarndyce ? Qu’est-ce que leur nature y a gagné ? Que peut-il ressortir des moyens échappatoires, de la ruse, de la spoliation, du mensonge, de l’insulte et de la haine, sous toutes les formes et sous tous les prétextes ? Le saute-ruisseau, qui a trompé cent fois l’infortuné plaideur en affirmant que Me Chizzle ou Mizzle était sorti et ne rentrerait pas de la journée, a fini par contracter dans l’affaire Jarndyce des habitudes de mensonge dont sa franchise ne se relèvera jamais. Le receveur qui s’est enrichi en percevant les revenus des domaines en litige, y a perdu la confiance de sa mère, et dans son propre cœur l’estime qu’autrefois il avait pour les hommes. Chizzle et Mizzle ont pris l’habitude de renvoyer l’examen de telle affaire où le bon droit est, suivant eux, odieusement outragé, après que Jarndyce contre Jarndyce leur en laissera le loisir. Toutes les variétés de l’escroquerie ont été semées à profusion par cet infernal procès ! Et que dire de ceux mêmes qui, sachant toutes ces menées, et de loin contemplant ces méfaits, en viennent peu à peu à laisser le mal suivre son cours, et s’endorment sur cette pensée que, si le monde va de travers, c’est qu’il est fait pour cela et n’ira jamais droit.

Ainsi donc au centre de la fange, au cœur même du brouillard, siége le lord grand chancelier à la haute cour de justice.« Maître Tangle, » dit-il, fatigué depuis un instant de l’éloquence déployée par ce savant juriste.

Me Tangle est de tous ses contemporains celui qui en sait le plus sur Jarndyce contre Jarndyce ; on pense qu’il n’a pas lu autre chose depuis qu’il est sorti de l’école.

« M’lo’d ? répond le célèbre avocat.

— Êtes-vous près de conclure, maître Tangle ?

— Non, M’lo’d, non ; divers points sont encore à éclaircir ; toutefois, je le sais, mon devoir est de me soumettre à Votre Seign’rie.

— Il nous reste à entendre encore plusieurs membres du barreau, je le crois du moins, » reprend milord en souriant légèrement.

Dix-huit collègues de Me Tangle, porteurs chacun d’un résumé sommaire de dix-huit cents feuillets, se lèvent comme poussés par un ressort, font ensemble leurs dix-huit saluts et se replongent immédiatement dans leur obscurité,

— La cause est renvoyée à quinzaine, dit en se levant le grand chancelier.

— Milord ! s’écrie d’une voix suppliante le pauvre homme du Shropshire, auquel massiers, huissiers, et têtes à perruque, imposent silence avec indignation.

— Relativement à la jeune fille, continue le grand chancelier toujours à propos de l’affaire Jarndyce.

— Au jeune garçon, interrompt Me Tangle.

— Relativement à la jeune fille, reprend milord en appuyant sur chaque syllabe, et au jeune homme que j’ai invités à paraître devant moi aujourd’hui, et qui doivent m’attendre dans mon cabinet, je vais, dès que je les aurai vus, expédier l’ordre qui établit leur domicile chez leur oncle.

— Je demande excuse à Votre Seign’rie, l’oncle est mort.

— En ce cas, chez leur.,.. continue le chancelier en jetant, à travers ses doubles lunettes, un coup d’œil sur les papiers qui sont placés devant lui, chez leur grand-père.

— Demande excuse à Votre Seign’rie, le grand-père s’est suicidé !

— Que Votre Seigneurie veuille bien me permettre, dit en se levant tout à coup un avoué, petit et grêle, dont la voix de basse-taille éclate comme le tonnerre ; je parais au nom de mon client, cousin des deux pupilles ; je ne saurais informer la cour, en ce moment, du degré exact de parenté qui l’unit aux jeunes gens, je n’y suis point préparé : mais il est leur cousin. »

L’écho de ces paroles prononcées d’un ton sépulcral va se perdre dans la charpente qui soutient la toiture ; le très-petit avoué reprend sa place où le brouillard le cache à tous les yeux.

« Je vais questionner les deux jeunes gens, répond encore le chancelier ; je verrai ce que je dois faire relativement à leur résidence chez le cousin dont il est fait mention, et je rendrai compte à la cour de ce que j’aurai décidé, demain matin, à la reprise de l’audience. »

Au moment où milord va rendre son salut au barreau qui s’incline, on lui présente le malheureux prisonnier ; que peut-il en résulter pour le pauvre contumace, si ce n’est de retourner en prison, ce qui est fait immédiatement ?

« Milord ! » s’écrie de nouveau le malheureux homme du Shropshire ; mais le grand chancelier qui vient de l’apercevoir s’est adroitement éclipsé. Chacun disparaît à son tour ; sacs bleus et monceaux de liasses de toutes nuances sont emportés par les clercs ; la petite femme, vieille et folle, quitte la salle avec ses documents ; la cour est vide, on en ferme la porte. Que ne peut-on y enfermer en même temps les injustices qu’on y a commises, les ruines, les misères qui en résultent, et, approchant la flamme de ce bûcher monstrueux, anéantir toutes ces douleurs et ces iniquités !



  1. Lézard gigantesque et antédiluvien.