Bergamote et Garaska

Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 239-258).
BERGAMOTE ET GARASKA

Il serait injuste de dire que la nature avait agi en marâtre envers Ivan Akindinitch Bergamotof, officiellement appelé « sergent de ville numéro vingt », ou simplement Bergamote dans la vie privée. Les « Pouchkaris[1] ne donnaient certainement pas ce sobriquet à Ivan Akindinitch pour le comparer au fruit délicat et exquis qu’est la bergamote. Par son extérieur, Bergamote rappelait plutôt un mastodonte ou une de ces chères créatures qui, faute de place, ont depuis longtemps abandonné la terre peuplée d’êtres chétifs.

Grand, gros, fort, la voix retentissante, Berga­mote était une personnalité de marque dans les milieux policiers ; et il se serait certainement élevé a une certaine position si son âme, étouffée sous une épaisse enveloppe, n’avait été plongée dans un sommeil profond. Les impressions de l’extérieur, passant dans l’intellect de Berga­mote par ses petits yeux noyés dans la graisse, perdaient en route toute leur force ; en arrivant à leur but, elles n’étaient plus que de faibles échos et de pâles reflets. Les difficiles l’auraient qualifié de « bloc de chair » ses inspecteurs de police l’appelaient « bûche », bien que ce fût une bûche agissante. Quant aux Pouchkaris, les premiers intéressés, ils le considéraient comme un homme sérieux et posé, digne de tous les hon­neurs et de tous les respects. Ce que Bergamote savait, il le savait bien. Ainsi les « instructions pour les sergents de ville », jadis apprises au prix d’efforts inouïs, étaient si profondément im­plantées dans son cerveau qu’il était impossible de les en arracher, même avec l’eau-de-vie la plus forte. Quelques autres vérités, acquises par l’expérience de la vie et qui régnaient en souveraines dans le quartier, occupaient aussi une position inexpugnable dans l’âme de Bergamote. Quant à ce qu’il ne savait pas, il se taisait avec une telle obstination, que les initiés eux-mêmes semblaient éprouver quelque honte de leur savoir. Le point essentiel, c’était que Bergamote possédait une force incommensurable : et la force était tout, dans la rue Pouchkari. Peuplée de cordonniers, de tilleurs de chanvre, de maçons et autres représentants des corps de métiers, riche de deux cabarets, la rue Pouchkari vouait toutes ses heures de loisir du dimanche et du lundi à une lutte homérique, à laquelle prenaient part les femmes débraillées et échevelées, qui séparaient les maris, et les petits enfants, spectateurs ravis des exploits des papas. Toute cette tumultueuse vague de Pouchkaris ivres se brisait contre l’inébranlable sergent de ville, comme contre une digue de pierre. De sa main puissante il saisissait méthodiquement un couple des braillards les plus extravagants et le mettait « à l’ombre ». Les turbulents se soumettaient docilement à Bergamote et ne protestaient que pour la forme.

Tel était l’homme en matière de relations extérieures. Il n’avait pas moins de dignité dans la sphère de la politique familiale. La petite hutte déjetée qu’il habitait avec sa femme et ses deux enfants avait peine à contenir ce corps massif ; les portes tremblaient de vieillesse et de peur pour leur existence quand le sergent de ville se retournait. Mais, entre ses mains, le bien de la famille ne périclitait pas. Bergamote était soigneux et s’intéressait à tout dans le ménage. Aux heures de loisir, il aimait à bêcher le jardin potager. Toutefois, il était sévère. Toujours au moyen du même procédé physique, il instruisait sa femme et ses enfants, non pas parce qu’il jugeait qu’ils avaient besoin de science, mais parce que, dans un repli de sa grosse tête, des motifs le poussaient à agir ainsi. Cela n’empêchait pas sa femme, Marie, encore assez jeune et jolie, de respecter son mari comme un homme sobre et sérieux, tout en le faisant tourner à sa guise, malgré sa lourdeur, avec une aisance dont les femmes faibles sont seules capables.

Vers dix heures, par une tiède soirée de printemps, Bergamote était à son poste habituel, au coin de la rue Pouchkari et de la troisième Possadsky. Il était de mauvaise humeur. Le lendemain était le jour de Pâques ; les gens allaient à l’instant se rendre à l’église ; lui, il devait rester là jusqu’à trois heures du matin ; il ne rentrerait chez lui qu’au moment du premier repas gras après le grand carême. Bergamote n’éprouvait aucun besoin de prier ; mais l’atmosphère sereine des jours de fête, répandue dans la rue extraordinairement calme et paisible, l’influençait tout de même. L’endroit où, pendant une dizaine d’années, il avait stationné chaque jour, sans se lasser, ne lui plaisait plus. Il avait envie de faire quelque chose de spécial, ce qu’on fait les jours de fête. L’impatience et le mécontentement commencèrent vaguement à l’envahir. Et puis, il avait faim. Sa femme ne lui avait rien donné à manger de la journée ; il avait dû se contenter de pain émietté dans du kvass. Son gros ventre réclamait impérieusement de la nourriture, et l’heure du déjeuner était encore si lointaine :

— Tfou ! cracha Bergamote, et, roulant une cigarette, il se mit à la sucer à contre-cœur. À la maison, il en avait d’excellentes, cadeau d’un boutiquier de la rue, mais elles étaient aussi réservées pour Pâques.

Bientôt, les Pouchkaris, propres, bien vêtus, en vestons et en gilets sur leurs chemises de laine rouge ou bleue, en longues bottes plissées, aux talons hauts et pointus, s’en allèrent à l’église les uns après les autres. Le lendemain, toute cette splendeur devait échouer derrière les comptoirs des cabaretiers ou être déchirée dans une lutte amicale à propos de l’harmonica, mais, pour l’heure, les Pouchkaris rayonnaient. Chacun portait avec soin un mouchoir contenant des gâteaux variés et des pains de Pâques. Personne ne prenait garde à Bergamote ; d’ailleurs celui-ci ne contemplait pas ses filleuls avec une affection parti culière, calculant vaguement le nombre de voyages qu’il aurait à faire le lendemain jusqu’au commissariat. Au fond, il était jaloux de ce que les autres fussent libres, de les voir gagner un lieu où il faisait clair, chaud et beau, tandis que lui restait planté là, comme un malheureux, comme un impur.

— « Il faut rester là à cause de vous autres, ivrognes ! » c’est ainsi qu’il résuma ses pensées en crachant encore ; il avait une démangeaison au creux de l’estomac.

La rue devenait déserte. La cloche qui appelait à la messe s’était tue. Puis un carillon nuancé résonna gaîment après les sonneries graves du grand carême. Il annonçait au monde la bienheureuse nouvelle de la résurrection du Christ. Bergamote se rasséréna un peu en se représentant la table couverte d’une nappe blanche, avec les œufs, les pains de Pâques. Sans se hâter, il échangerait le baiser de Pâques avec tout le monde. On réveillerait le petit Vaniouchka endormi, et le premier soin de l’enfant serait de réclamer un œuf teint, dont il avait constamment parlé cette semaine avec sa sœurette plus expérimentée. Serait-il étonné, le bambin, quand le père lui donnerait non pas un œuf teint à la fuchsine, mais un véritable œuf de marbre, aimablement offert par le marchand :

— Il est amusant, cet enfant ! se dit Bergamote en souriant ; et il sentit que du fond de son âme quelque chose comme de la tendresse paternelle s’élevait.

Mais la mansuétude du sergent de ville allait être troublée de la façon la plus complète. Au coin de la rue, un bruit de pas inégaux et un chuchotement rauque se firent entendre. « Diable ! Qu’est-ce encore ? » se demanda Bergamote. Il jeta un coup d’œil dans la direction d’où venait le bruit et son âme en fut tout offensée. C’était Garaska, Garaska en personne, et ivre ! Il ne manquait plus que cela ! Où il avait réussi à se saoûler à fond, avant l’aurore, lui seul le savait, mais le fait était hors de conteste. Sa conduite, énigmatique, semblait-il, n’était que trop compréhensible pour Bergamote, qui avait étudié l’âme des Pouchkaris en général et la mauvaise nature de Garaska en particulier. Attiré par une force irrésistible, Garaska abandonnait le milieu de la rue, où il avait coutume de marcher, et allait se coller contre une palissade. Les mains plaquées au mur, qu’il regardait d’un air interrogateur et grave, Garaska chancelait, rassemblant ses forces pour lutter contre ce nouvel obstacle. Après un instant de réflexion intense, il se détachait énergiquement du mur, allant à reculons jus qu’au milieu de la rue, faisait un demi-tour résolu et à grands pas se dirigeait vers l’espace, qui n’était pas du tout aussi infini qu’on le dit, borné qu’il était par une masse de réverbères. Garaska entra en relations étroites avec le premier d’entre eux qui se trouva sur sa route, l’étreignant amicalement et avec force.

— Un réverbère, tfou ! articula l’ivrogne. Contrairement à son habitude, Garaska était de très bonne humeur. Au lieu d’adresser au pilier les invectives qu’il méritait, Garaska lui fit quelques légers reproches non dépourvus de familiarité.

— Attends, imbécile, où vas-tu ? grommela-t-il en vacillant ; puis il retomba de toute sa force contre le fer humide et froid et faillit se briser le nez. Ah ! c’est comme ça ! — Garaska qui avait commencé à glisser le long du réverbère, parvint à se retenir ; il tomba dans une profonde méditation.

Les lèvres pincées avec dédain, le sergent de ville regardait Garaska du haut de sa grandeur. Personne, dans la rue, ne l’ennuyait autant que ce fieffé ivrogne. À le voir, il paraissait se mouvoir à grand’peine, et il n’avait pas son pareil dans le faubourg pour faire du scandale. Ce n’était pas un homme, mais un fléau. Le Pouchkari habituel s’enivrait, tapageait un peu, couchait au poste ; mais tout se passait dans les règles, tandis que Garaska, lui, agissait en sourdine, avec malice. On avait beau le rouer de coups jusqu’à ce qu’il fût à moitié mort, on avait beau ne rien lui donner à manger au violon, jamais on n’était parvenu à le faire taire ; il continuait à jurer de la manière la plus offensante, la plus caustique. Il se plaçait sous les fenêtres des ha­bitants les plus respectables et se mettait à dé­blatérer, sans rime ni raison. Les serviteurs et les employés se saisissaient de lui et le bat­taient ; la foule riait en recommandant de met­tre plus d’ardeur à la besogne. Quant à Berga­mote, Garaska l’injuriait d’une façon si fantas­tique et si cruelle que le sergent de ville, quoi­qu’il ne comprît pas tout le sel des invectives de l’ivrogne, se sentait plus humilié que si on l’eût frappé avec des verges.

La profession de Garaska était un des nom­breux mystères dont son existence était entourée. Personne ne l’avait jamais vu à jeun. Il vivait, c’est-à-dire il gîtait dans les jardins potagers, sur les rives du fleuve, sous les buissons. En hiver, il il disparaissait on ne sait où ; il revenait avec le premier souffle du printemps. Ce qui l’attirait à la rue Pouchkari où tout le monde le battait, sauf ceux qui étaient trop paresseux pour le faire, c’était le secret de son âme insondable. On n’était pas parvenu à se débarrasser de lui. On supposait, non sans raison, qu’il volait où il pouvait ; mais on ne l’avait jamais pris sur le fait et on ne le battait que sur des soupçons.

Cette fois-ci, Garaska avait visiblement passé un mauvais quart d’heure. Les guenilles qui feignaient de couvrir son corps décharné étaient couvertes d’une boue encore humide. Son visage, dont le grand nez rouge et pendant était certainement une des causes de son instabilité, et où poussait une végétation maigre et inégalement distribuée, portait les traces de relations intimes avec l’alcool et avec le poing d’autrui. Sur la joue, tout près de l’œil, se montrait une égratignure de date récente.

Enfin, l’ivrogne parvint à se séparer de son réverbère. Remarquant la silhouette majestueuse de Bergamote, Garaska exprima sa joie.

— Mes respects ! Ivan Akindinitch ! Comment va votre précieuse santé ? demanda-t-il avec courtoisie, en faisant un geste gracieux. Mais il vacilla ; aussi, pour parer aux événements, s’adossa-t-il au réverbère.

— Où vas-tu ? gronda le sergent, maussade.

— Droit devant moi…

— Tu vas voler ? Si je te menais au violon ? Je vais tout de suite le faire coquin !

— Non, vous ne pourrez pas.

Garaska voulut esquisser un mouvement pour exprimer son audace, mais il y renonça sagement.

— Tu discuteras au commissariat ! Allons, marche ! La main puissante de Bergamote s’abattit sur le col graisseux de l’ivrogne, si graisseux et si déchiré qu’il était visible que l’agent n’était pas le premier conducteur de Garaska sur la voie épineuse de la vertu. Il secoua un peu le braillard, lui donnant la direction voulue et quelque stabilité, et le traîna vers le but indiqué plus haut. On eût dit un puissant remorqueur attaché à une goélette légère et avariée, à l’entrée du port. L’agent se sentait profondément outragé : au lieu de jouir d’un repos bien gagné, il fallait mener cet ivrogne au poste. Ah ! les mains lui démangeaient ; mais il avait en même temps le sentiment qu’en un si grand jour de fête, il serait un peu déplacé de s’en servir. Il se contint donc. Garaska marchait avec courage, mêlant d’une façon étonnante la douceur à l’assurance et même à l’insolence. Il avait une arrière-pensée qu’il commença à exposer par la méthode socratique :

— Dites-moi, monsieur le sergent de ville, quel jour sommes-nous aujourd’hui ?

— Tu ferais mieux de te taire ! répondit Bergamote. Dire que tu as pu te saoûler avant le jour !

— Les cloches de Saint-Michel-l’Archange ont-elles sonné ?

— Oui. Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— Christ est donc ressuscité ?

— Oui.

— Alors, permettez-moi…

Garaska, qui marchait côte à côte avec l’agent, tourna vers lui son visage. Bergamote, intrigué par les questions de l’ivrogne, lâcha machinalement le col graisseux. Garaska, privé de son point d’appui, vacilla et tomba, sans avoir eu le temps de montrer à Bergamote l’objet qu’il venait d’extraire de sa poche. Il se releva à moitié, les mains appuyées sur le sol qu’il regarda ; puis il tomba face contre terre et se mit à hurler, comme les paysannes le font quand il y a un décès dans la maison.

Garaska hurlait ! Le sergent en fut stupéfait. C’était probablement une nouvelle ruse ; néanmoins, il se demanda avec curiosité ce qui allait se passer. Garaska continua à hurler, comme un chien, sans prononcer une parole.

— Qu’as-tu, es-tu devenu fou ? dit Bergamote en le poussant du pied. L’ivrogne criait toujours. L’agent réfléchît.

— Que te manque-t-il donc ?

— L’œ…œuf !

— Quel œuf ?

Garaska, modérant un peu ses hurlements, s’assit et éleva le bras. Sa main était couverte d’une matière visqueuse, à laquelle étaient collés des fragments de coquille d’œuf rouge. Bergamote ne comprit pas encore, mais il devina une aventure déplaisante.

— Je… voulais te féliciter, te donner un œuf, comme un bon chrétien, et toi… gémit l’ivrogne ; mais l’agent avait compris. Voilà donc ce que voulait l’ivrogne : il voulait lui donner un œuf de Pâques, selon l’usage chrétien, alors que lui, Bergamote, se disposait à le conduire au poste. Dieu sait depuis quand Garaska le portait, cet œuf, et maintenant, il était cassé ! Et l’ivrogne pleurait. Bergamote se représenta quel chagrin il aurait, lui, si l’œuf de marbre destiné à son petit garçon, se brisait aussi.

— Ah ! quelle histoire ! grommela-t-il en hochant la tête ; il regarda l’homme étalé à ses pieds et se sentit pris de pitié comme pour quelqu’un que son frère eût cruellement offensé.

— Il voulait me donner un œuf de Pâques !… Il a aussi une âme vivante, se dit l’agent, essayant gauchement de se rendre compte de la situation et de ce sentiment complexe de honte et de commisération qui le tourmentait de plus en plus. Et moi, je le conduisais au poste ! Vois-tu ça !

Lourdement, il s’accroupit à côté de Garaska ; son sabre cliqueta en heurtant la pierre.

— Eh bien ! fit-il d’une voix sonore, quoique troublée, il n’est peut-être pas cassé ?

— Pas cassé ! Mais tu es capable de me casser toute la figure. Monstre !

— Qu’as-tu donc ?

— Qu’as-tu donc ? répéta Garaska. On veut être poli avec lui et lui, il vous mène au poste ! Qu’en sais-tu ? c’était peut-être le seul œuf que j’avais ! Homme sans cœur !…

Bergamote était haletant. Les injures de Garaska ne le troublaient pas ; dans tout son être gauche, au plus profond de son corps massif, quelque chose le harcelait obstinément.

— Comment pourrait-on ne pas vous battre, vous autres ? demanda-t-il, autant à Garaska qu’à lui-même.

— Comprends donc, épouvantail à moineaux !

Garaska reprenait son répertoire habituel. Dans son cerveau moins embrumé, toute une série d’invectives séduisantes et d’épithètes outrageantes se dessinait déjà, quand Bergamote, après avoir reniflé avec gravité, déclara d’un ton qui ne laissait aucun doute sur la fermeté de sa décision :

— Viens déjeuner chez moi.

— Comme si je voulais aller chez toi, diable bouffi !

— Allons, te dis-je.

L’étonnement de Garaska n’eut pas de bornes. Il se laissa ramasser sans résistance. Guidé par l’agent, il s’en alla… où ? non pas au poste, mais chez Bergamote lui-même, pour y manger un repas de fête. Une idée séduisante passa dans la tête de Garaska : s’il pouvait montrer les talons à Bergamote ? Mais si cette situation extraordinaire avait ramené de la clarté dans ses idées, en revanche, ses talons se trouvaient dans l’état le plus incommode : on eût dit qu’ils avaient juré de s’accrocher éternellement l’un à l’autre et de se gêner mutuellement. En outre, l’agent était si étonnant que, à dire vrai, Garaska n’avait pas envie de le quitter. Remuant avec peine sa langue, cherchant ses mots, Bergamote exposa d’abord les instructions des sergents de ville, puis revint à la question des coups et du poste, la résolvant dans un sens affirmatif et en même temps négatif.

— Vous avez raison, Ivan Akindinitch ! il est impossible de ne pas nous battre ! confirma Garaska. Il était même un peu surpris : Bergamote était par trop bizarre !

— Mais non, ce n’est pas ce que je veux dire ! ânonna celui-ci, qui comprenait encore moins que l’ivrogne ce que racontait sa langue épaisse…

Ils arrivèrent enfin au but et Garaska cessa de s’étonner. Marie ouvrit d’abord de grands yeux à la vue de l’extraordinaire couple. Mais elle comprit à l’air troublé de son mari qu’il ne fallait pas le contredire ; son cœur de femme devina bien vite ce qu’elle devait faire.

Calmé et stupéfait, Garaska est assis devant la table servie. Il est si honteux qu’il aimerait que la terre s’ouvrît pour l’engloutir. Il a honte de ses guenilles, il a honte de ses mains sales, il a honte de tout son être ivre, dépenaillé, répugnant. Il se brûle en mangeant une soupe aux choux très chaude et très grasse ; il fait des taches sur la nappe et, quoique l’hôtesse ait l’air de ne pas s’en apercevoir, il se trouble et en fait encore davantage. Comme ils tremblent, ces doigts recroquevillés aux grands ongles noirs que leur propriétaire remarque pour la première fois !

— Ivan Akindinitch, et cette surprise pour notre gamin ? demanda Marie.

— Après, après ! répond vivement Bergamote. Lui aussi, il se brûle avec la soupe ; il souffle sur la cuillerée et s’essuie les moustaches avec gravité, mais au fond, il est tout aussi étonné que Garaska.

— Mangez ! mangez ! invite Marie. Gérassime… comment s’appelait votre père ?

— André, répond Garaska.

— Alors mangez donc, Gérassime Andréitch[2].

Garaska essaie d’avaler sa bouchée, il étouffe, jette sa cuiller et laisse tomber sa tête sur la table, juste sur une tache de graisse qu’il vient de faire. Le même hurlement plaintif et grossier, qui a tant troublé Bergamote, sort de nouveau de sa poitrine. Les enfants, qui ne faisaient plus attention à l’hôte, jettent aussi leur cuiller et unissent leurs voix aiguës à la sienne. Bergamote regarde sa femme d’un air lamentable et déconcerté.

— Qu’avez-vous donc, Gérassime Andréitch ? Finissez ! dit Marie pour tranquilliser son visiteur agité.

— Vous m’avez… accueilli chez vous… vous m’avez… donné une place à votre table… vous m’avez… appelé… du nom de mon père. Jamais… personne ne m’a traité ainsi… depuis que je suis au monde…


  1. Habitants d’un faubourg d’Orel, ainsi désignés d’après le nom de la rue principale, et dont l’état moral était caractérisé par leur surnom de « Pouchkaris » ou « Têtes brûlées ».
  2. En Russie, on ajoute comme marque de respect le prénom du père à celui de la personne à qui l’on parle.