Attente de Dieu/À propos de son départ

La Colombe (p. 65-67).

LETTRE III

À propos de son départ

16 avril 1942.
Mon Père,

Sauf imprévu, nous nous verrons dans huit jours pour la dernière fois. Je dois partir à la fin du mois.

Si vous pouviez arranger les choses de manière que nous puissions parler à loisir de ce choix de textes, ce serait bien. Mais je suppose que ce ne sera pas possible.

Je n’ai aucune envie de partir. Je partirai avec angoisse. Les calculs de probabilité qui me déterminent sont si incertains qu’ils ne me soutiennent guère. La pensée qui me guide, et qui habite en moi depuis des années, de sorte que je n’ose pas l’abandonner, quoique les chances de réalisation soient faibles, est assez proche du projet pour lequel vous avez eu la grande générosité de m’aider il y a quelques mois, et qui n’a pas réussi.

Au fond la principale raison qui me pousse, c’est qu’étant donné la vitesse acquise et le concours des circonstances, il me semble que c’est la décision de rester qui serait de ma part un acte de volonté propre. Et mon plus grand désir est de perdre non seulement toute volonté, mais tout être propre.

Il me semble que quelque chose me dit de partir. Comme je suis tout à fait sûre que ce n’est pas la sensibilité, je m’y abandonne.

J’espère que cet abandon, même si je me trompe, me mènera finalement à bon port.

Ce que j’appelle bon port, vous le savez, c’est la croix. S’il ne peut m’être donné un jour de mériter avoir part à celle du Christ, au moins celle du bon larron. De tous les êtres autres que le Christ dont il est question dans l’Évangile, le bon larron est de loin celui que j’envie davantage. Avoir été aux côtés du Christ et dans le même état pendant la crucifixion me paraît un privilège beaucoup plus enviable que d’être à sa droite dans sa gloire.

Quoique la date soit proche, ma décision n’est pas prise encore d’une manière tout à fait irrévocable. Ainsi, si par hasard vous aviez un conseil à me donner, ce serait le moment. Mais n’y réfléchissez pas particulièrement. Vous avez beaucoup de choses beaucoup plus importantes à quoi penser.

Une fois partie, il me paraît peu probable que les circonstances me permettent un jour de vous revoir. Quant aux rencontres éventuelles dans une autre vie, vous savez que je ne me représente pas les choses ainsi. Mais peu importe. Il suffit à mon amitié pour vous que vous existiez.

Je ne pourrai pas m’empêcher de penser avec une vive angoisse à tous ceux que j’aurai laissés en France, et à vous particulièrement. Mais cela aussi est sans importance. Je crois que vous êtes de ceux à qui, quoi qu’il arrive, il ne peut jamais arriver aucun mal.

La distance n’empêchera pas ma dette envers vous de s’accroître, avec le temps, de jour en jour. Car elle ne m’empêchera pas de penser à vous. Et il est impossible de penser à vous sans penser à Dieu.

Croyez à mon amitié filiale.

Simone Weil.


P.-S. — Vous savez qu’il s’agit pour moi de tout autre chose, dans ce départ, que de fuir les souffrances et les dangers. Mon angoisse vient précisément de la crainte de faire en partant, malgré moi et à mon insu, ce que je voudrais par-dessus tout ne pas faire — à savoir fuir. Jusqu’ici on a vécu ici fort tranquille. Si cette tranquillité disparaissait précisément après mon départ, ce serait affreux pour moi. Si j’avais la certitude qu’il doive en être ainsi, je crois que je resterais. Si vous savez des choses qui permettent des prévisions, je compte sur vous pour me les communiquer.