Ainsi parlait Zarathoustra/Première partie/Des chaires de la vertu

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 36-40).
DES CHAIRES DE LA VERTU


On vantait à Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler du sommeil et de la vertu, et, à cause de cela, comblé d’honneurs et de récompenses, entouré de tous les jeunes gens qui se pressaient autour de sa chaire magistrale. C’est chez lui que se rendit Zarathoustra et, avec tous les jeunes gens, il s’assit devant sa chaire. Et le sage parla ainsi :

Ayez en honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose première. Et évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit !

Le voleur lui-même a honte en présence du sommeil. Son pas se glisse toujours silencieux dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est impudent et impudemment il porte sa corne.

Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir : il faut savoir veiller tout le jour pour pouvoir bien dormir.

Dix fois dans la journée il faut que tu te surmontes toi-même : c’est la preuve d’une bonne fatigue et c’est le pavot de l’âme.

Dix fois il faut te réconcilier avec toi-même ; car s’il est amer de se surmonter, celui qui n’est pas réconcilié dort mal.

Il te faut trouver dix vérités durant le jour ; autrement tu chercheras des vérités durant la nuit et ton âme restera affamée.

Dix fois dans la journée il te faut rire et être joyeux : autrement tu seras dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l’affliction.

Peu de gens savent cela, mais il faut avoir toutes les vertus pour bien dormir. Porterai-je un faux témoignage ? Commettrai-je un adultère ?

Convoiterai-je la servante de mon prochain ? Tout cela s’accorderait mal avec un bon sommeil.

Et si l’on possède même toutes les vertus, il faut s’entendre à une chose : envoyer dormir à temps les vertus elles-mêmes.

Il ne faut pas qu’elles se disputent entre elles, les gentilles petites femmes ! et encore à cause de toi, malheureux !

Paix avec Dieu et le prochain, ainsi le veut le bon sommeil. Et paix encore avec le diable du voisin. Autrement il te hantera de nuit.

Honneur et obéissance à l’autorité, et même à l’autorité boiteuse ! Ainsi le veut le bon sommeil. Est-ce ma faute, si le pouvoir aime à marcher sur des jambes boiteuses ?

Celui qui mène paître ses brebis sur la verte prairie sera toujours pour moi le meilleur berger : ainsi le veut le bon sommeil.

Je ne veux ni beaucoup d’honneurs, ni de grands trésors : cela fait trop de bile. Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor.

J’aime mieux recevoir une petite société qu’une société méchante : pourtant il faut qu’elle arrive et qu’elle parte au bon moment : ainsi le veut le bon sommeil.

Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils accélèrent le sommeil. Ils sont bienheureux, surtout quand on leur donne toujours raison.

Ainsi s’écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit je me garde bien d’appeler le sommeil ! Il ne veut pas être appelé, lui qui est le maître des vertus !

Mais je pense à ce que j’ai fait et pensé dans la journée. En ruminant mes pensées je m’interroge avec la patience d’une vache, et je me demande : Quelles furent donc tes dix victoires sur toi-même ?

Et quels furent les dix réconciliations, et les dix vérités, et les dix éclats de rire dont ton cœur s’est régalé ?

En considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain le sommeil s’empare de moi, le sommeil que je n’ai point appelé, le maître des vertus.

Le sommeil me frappe sur les yeux, et mes yeux s’alourdissent. Le sommeil me touche la bouche, et ma bouche reste ouverte.

En vérité, il se glisse chez moi d’un pied léger, le voleur que je préfère, il me vole mes pensées : j’en reste là debout, tout bête comme ce pupitre.

Mais je ne suis pas debout longtemps que déjà je m’étends. —

Lorsque Zarathoustra entendit ainsi parler le sage, il se mit à rire dans son cœur : car une lumière s’était levée en lui. Et il parla ainsi à son cœur et il lui dit :

Ce sage me semble fou avec ses quarante pensées : mais je crois qu’il entend bien le sommeil.

Bienheureux déjà celui qui habite auprès de ce sage ! Un tel sommeil est contagieux, même à travers un mur épais.

Un charme se dégage même de sa chaire magistrale. Et ce n’est pas en vain que les jeunes gens étaient assis au pied du prédicateur de la vertu.

Sa sagesse dit : veiller pour dormir. Et, en vérité, si la vie n’avait pas de sens et s’il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens-là me semblerait le plus digne de mon choix.

Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsque l’on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait et des vertus couronnées de pavots !

Pour tous ces sages de la chaire, ces sages tant vantés, la sagesse était le sommeil sans rêve : ils ne connaissaient pas de meilleur sens de la vie.

De nos jours encore il y en a bien quelques autres qui ressemblent à ce prédicateur de la vertu, et ils ne sont pas toujours aussi honnêtes que lui : mais leur temps est passé. Ils ne seront pas debout longtemps que déjà ils seront étendus.

Bienheureux les assoupis : car ils s’endormiront bientôt. —

Ainsi parlait Zarathoustra.



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