« Poètes de l’Allemagne - Henri Heine » : différence entre les versions

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Dormez-vous, ou veillez-vous, ma sœur? c'est ce que nous sommes toujours tentés en France de demander à l'Allemagne. S'est-elle assoupie cette fois pour cent ans dans sa forêt, cette belle au bois dormant, que personne n'en a plus de nouvelles? n'a-t-elle plus de noms à nous apprendre, plus de rêves, plus de fan¬tômesfantômes à ses balcons, plus de systèmes, plus de poèmes, plus de chants à murmurer à l'oreille de la vieille société qui se file son linceul? Pendant que la France, cette bonne ouvrière, faisait sa rude tâche dans la paix et dans la guerre, sans prendre une heure de répit, pendant qu'elle élevait et renversait, et pétrissait son argile dans son sang et dans ses larmes, au loin, surtout en Allemagne, le chœur des poètes ne s'était jamais tu. Pour la désennuyer, il lui arrivait de loin à loin, à la fin de sa journée, une humide brise toute chargée de ces chants. Quand ses peuples sapaient les peuples, qu'ils creusaient avec leurs pics sous les trônes, qu'ils chariaient les couronnes, il y avait toujours eu l'harmonie éloignée de ces littératures étrangères qui nous arrivait à nous, pauvres travailleurs sans salaire, et nous redonnait courage. Ces noms inconnus nous faisaient relever la tête, et nous voyions bien par là que la tâche n'était pas finie. Une fois ce fut Ossian, et celui qui s'en réjouit le plus s'appelait Napoléon. Une autre fois, à la fin d'une longue journée, ce fut Schiller; et puis Goëthe, quand nous l'eûmes encore mieux gagné; et par un autre soir, Byron; et puis quand décidément, sous la restauration, nous pliâmes sous notre faix, les rêves empourprés de Jean-Paul et d'Hoffmann qui s'allumèrent et flambèrent à notre lampe. Chacun de ces noms nouveaux était comme l'invasion d'une idée qui descendait de sa montagne en se laissant glisser sur son bouclier. Quelque temps nous pûmes croire que cette invasion n'aurait pas de fin; et pour ma part, je me rappelle que bien jeune, quand je passai la frontière, du côté de la Forêt Noire, je m'attendais à trouver sous chaque arbre et sous chaque buisson du nord, une idée tout armée de pied en cap, que je me figurais le casque en tête, assise sur l'herbe et prête à émigrer. Auprès de combien de sources ai-je passé des heures sans fin, à attendre quelque chose qui ressemblât au moins de loin à l'Ondine de la romance du pêcheur ! Je déclare n'être jamais entré en ce temps-là dans la maison d'un ministre protestant (et j'en connaissais beaucoup alors), et ne m'être jamais assis sous les marronniers de la cour sans avoir retrouvé aussitôt dans les membres de sa famille la Louise de Voss, Werther, Hermann et Dorothée. Sous les amandiers en fleurs du Necker, je n'ai jamais entendu une voix de fille m'appeler par mon nom que je n'aie reconnu, sans me tromper jamais, Marguerite, Claire, Mignon, et surtout là bas, à ses joues si pâles, Lénore de la ballade de Burger. Tous ces rêves poétiques vivaient réellement pour moi. Je les croyais réunis en nombres inépuisables dans chaque village de l'Odenwald; et je ne frappais pas à une porte de la Bergstrasse sans penser que c'était là une de ces portes d'ivoire d'où le poète faisait sortir à son heure les songes qui remplissaient alors le monde.
 
Encore une fois, aujourd'hui, en est-ce fait vraiment? le Nord nous a-t-il envoyé tous ses rêves? ne recèle-t-il plus dans son ombre un seul nom, plus un seul songe, plus un fantôme d'amour? Est-il sûr qu'il ne passera plus sur notre route une de ces gloires lumineuses, un de ces voyageurs qui ne touchaient pas la terre, et qui s'appelaient Scott, Byron, et qui nous apportaient à boire leur verre plein des larmes d'un autre climat? Cela est-il sûr? ou bien est-ce un signe seulement qu'il est temps pour nous de ne plus compter que sur nous-mêmes, que nous n'aurons plus d'abri pour nos rêves, hors ceux que nous nous bâtirons nous-mêmes, qu'il faut vivre désormais de notre substance à nous, et que le monde est déjà las de nous prêter ses ombres?