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Anonyme, attribué à
A. Brancart (p. Frontispice-289).
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre

AVANT-PROPOS.


Nous rééditons un ouvrage déjà ancien et qu’on semble avoir laissé quelque peu dans l’oubli malgré son mérite réel.

Son auteur, Jacques-Antoine-René Perrin, était avocat-général du comte d’Artois qui fut plus tard roi de France sous le nom de Charles X.

Les Égarements de Julie, roman frivole, suivant l’expression de l’époque, est une étude des mœurs dissolues du xviiie siècle où les femmes semblaient diriger la société. Il s’agit d’une fille partie de très bas, qui s’élève par ses intrigues et ses charmes à une fortune relativement brillante, qu’elle finit, fait assez rare, par conserver.

Le livre est bien écrit et révèle un auteur maître de sa plume : les scènes érotiques y sont décrites sans banalité, et quand il aborde le genre critique il est toujours amusant.

René Perrin qui, de par sa charge, était fort à son aise, n’a pas poussé à la vente de ses œuvres, peu nombreuses d’ailleurs, car, à part Les Égarements de Julie, roman imprimé à Londres en 1776, on ne connaît de lui que : L’Empire des Passions, ou Mémoires de Gerson, Paris, 1755, et Henriette de Marconne, ou Mémoires du Chevalier de Présac, Amsterdam (Paris), 1763.

René Perrin est mort en 1813 ; de ses trois ouvrages, Les Égarements de Julie est certainement le meilleur et nous croyons être agréable aux bibliophiles en en donnant une nouvelle édition très soignée.

Les trois eaux-fortes de Ribeaunardy, que nous y ajoutons, sont d’une originalité et d’un mérite incontestables, et donnent au livre une valeur qui le fera rechercher des véritables amateurs.



A. B.
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre

LES ÉGAREMENTS
DE JULIE





PREMIÈRE PARTIE



S
I le détail de ma vie ne fait pas l’éloge de ma vertu, on peut du moins s’assurer qu’il donne au juste le tableau de mes désordres.

On ne me reprochera jamais cette sévérité farouche qui, d’accord avec le préjugé fait si bien lustrer notre sexe. Qu’on ne se prépare point à plaindre des adorateurs rebutés, je n’eus jamais la cruauté, d’en désespérer aucun : mon cœur, bon et généralement compatissant, n’entreprit jamais de combattre les faiblesses de mon prochain. Pour trancher enfin, jamais la vertu ne s’avisa de me choisir pour être le théâtre de ses exploits ; et libre dès mon bas âge, je m’accoutumai, comme toutes les filles, au jargon de la pudeur, sans pouvoir, comme quelques-unes, en connaître l’effet. Un reproche que m’ont toujours fait mes parents, c’est de n’avoir pu parvenir au moins à l’art de la jouer ; talent nécessaire à la petite profession à laquelle ils me destinaient.

Mon origine ne renferme que des circonstances ennuyeuses, dont je dois faire grâce au lecteur : s’il me fallait accuser les issus de germain, que j’ai décrassés par mes alliances, il m’en coûterait une énumération généalogique aussi étendue qu’inutile ; ainsi on me permettra de réunir toute ma famille en une vieille tante dont l’éducation que j’en reçus, seconda parfaitement chez moi les heureuses dispositions de la nature. L’aveu de mes égarements est assez humiliant pour les auteurs de mes jours, si tant est qu’ils soient susceptibles de quelque honte, sans y joindre encore l’affront de les divulguer. Ma tante donc, que nous nommerons Daigremont, fut la fidèle agente de mes petites gentillesses, desquelles elle admira toujours les progrès avec les yeux d’une mère toute complaisante.

Je restai jusqu’à l’âge de douze ans en Province, où nous vécûmes dans une honnête pauvreté : ne pouvant jusqu’alors faire autrement, nous nous faisions malgré nous estimer ; et si notre conduite était régulière, ce n’était assurément qu’à la grande disproportion de notre âge que nous en devions rapporter le mérite : j’étais trop jeune et ma tante ne l’était pas assez. La mauvaise éducation que je reçus n’eut garde de me former au bien. Une vie assez dure me laissait une avidité démesurée pour ces petites aisances qu’il est permis à tout le monde de se procurer quand on le peut. Tout enfant que j’étais, je ne voulais pas connaître d’autres volontés que les miennes : tout en moi faisait pressentir un caractère difficile à manier.

L’aversion pour le travail, l’ennui des remontrances, l’antipathie pour ma tante, l’habitude du mensonge, un goût décidé pour la vanité, ne promettaient pas en moi d’heureuses suites : cinq ou six airs d’opéra, toujours en l’honneur de l’amour, fredonnés sans cesse à mon oreille, faisaient ma principale étude ; et quand je fus une fois parvenue à me les rendre familiers, ma tante conçut un favorable augure des essais de mon gosier, qu’elle se garantit dès lors séducteur. Mes yeux promettaient déjà un de ces minois que les agaceries font réussir les quinze premiers jours : ainsi les minauderies, les jeux de mots, les œillades, les premiers principes de la coquetterie enfin me furent régulièrement enseignés : ce petit manège me plaisait sans en savoir la raison. L’oisiveté, dans laquelle on avait pris le parti de me laisser, servit à me faire naître des désirs ; celui qui me dominait le plus, était d’atteindre l’âge où l’on reçoit l’honneur d’être traitée de grande fille : et pour y parvenir je ne négligeais rien de ce qui semble en caractériser le titre. Dans les chansons de ma bonne tante l’Amour était toujours fêté à outrance : cette répétition continuelle d’hymnes à sa louange me donnait grande envie de le connaître ; mais aux moindres questions que je faisais à la Daigremont elle ne me répondait que le doigt sur la bouche et d’un air mystérieux, qui faisait tout l’effet nécessaire à son dessein : qu’on juge combien ma curiosité se tenait satisfaite de son refus ; il ne faisait qu’augmenter en moi l’envie de connaître ce qu’on voulait me cacher, et je ne m’appliquai bientôt plus qu’à dérober le secret qu’on voulait me faire. Je demandai quelques éclaircissements à mes petites compagnes : les unes me rirent au nez, n’en sachant pas plus que moi ; d’autres, élevées dans une vie religieuse, rapportaient à ma demande les pieux discours du saint amour que travaillaient à leur inspirer les âmes dévotes dont elles recevaient les saintes instructions. Cette dernière définition, toute inconnue qu’elle m’était, ne satisfaisait point mon cœur. Une autre plus pénétrante que celle-ci ne put me répondre positivement, mais me mit à portée de m’éclaircir par l’histoire qu’elle me fît de sa sœur aînée et d’un jeune homme que dès lors j’eus grande envie de connaître : je n’épargnai rien pour y réussir ; mais je m’aperçus bientôt qu’il n’était point cet amour qu’on me faisait chanter ; ce n’était qu’un de ses sacrificateurs ; nouvel embarras. Je n’abandonnai point mes recherches, et résolue de les épier, je ne différai que jusqu’au lendemain, où, sans être aperçue, j’entendis une conversation que je trouvai entièrement ressemblante à mes chansons : j’eus beau regarder, je ne vis que deux personnes ; je n’entrevoyais point l’Amour, au sujet duquel je m’étais figuré une existence aussi palpable que sensible. Cependant l’entretien des jeunes gens s’animait furieusement ; je redoublai mon attention pour ne rien perdre de ce qui se passait. Le progrès de leur conversation conduisait ma curiosité d’une action à une autre ; mes yeux dévoraient : le nom d’amant, que j’entendis si souvent répéter, me parut si joli, que je conçus dès l’instant la nécessité de m’en choisir un. Que de baisers ! j’étais enchantée de l’union et du parfait accord dont ils étaient dans leurs gestes et dans leurs discours. Un air de satisfaction, une ardeur délicieuse, une entière liberté d’eux-mêmes, une complaisance réciproque : Dieux, que ne vis-je point ! et que ne désirai-je même point alors, toute enfant que j’étais ! Ces moments me sont encore récents ; oui, tout passa dans mon âme, je me sentis animée du même feu dont ils brûlaient : aussi intéressée qu’eux à leur entretien, j’en partageais les effets. Cette aimable langueur, dont je ne connaissais pas encore l’usage, me parut si douce et si nouvelle, que je ne savais où j’en étais. Non, jamais mes yeux ni mes oreilles ne m’avaient rendu d’aussi agréables services : quoique je ne comprisse pas bien précisément certaines choses que je voyais faire, je m’imaginais qu’elles devaient être fort plaisantes, et j’aurais bien voulu être de la partie. Un assez long espace de temps les rendit enfin aussi tranquilles que j’étais émue ; mais jugeant d’eux par moi, leur inaction me devint une nouvelle surprise, et arriva cependant fort à propos pour me calmer, car j’étais furieusement agitée.

Les impressions que j’avais reçues m’avaient trop réjouie pour en demeurer là ; je résolus bien de faire mon profit des jolis secrets que j’avais dérobés : il ne me restait plus qu’à éclaircir une confusion d’idées, qui, pour trop m’interroger, ne me laissaient pas le temps de me répondre à moi-même. Je revins à la maison, où je comptai exactement les quarts d’heure qui devaient m’amener celui où j’en devais ressortir. Ah ! que mes poupées me devinrent à charge ! je les révoquai dès ce moment pour m’en choisir dorénavant à ma fantaisie, et je me préparai sérieusement à ne rien laisser échapper de ce qui pourrait me satisfaire.

Le nom d’amant, que j’avais entendu fréquemment répéter, me vint à l’imagination, et me passa de là au cœur : je rougis de n’en point avoir ; je voulus en attendant essayer si ce doux nom, dans le pressant besoin où j’étais, siérait bien à un petit chat que nous avions au logis ; et pour me mettre en règle, je lui confiai sans façon les plus tendres sentiments, auxquels il ne répondait que par une multiplicité d’égratignures qui me mirent bientôt les mains tout en sang. Ma tante, qui jusqu’alors m’avait vue badiner comme on fait avec ces sortes d’animaux, ne fut jamais plus étonnée que de m’entendre, toute égratignée que j’étais, parler tendresse à son chat, que, sans me gêner, je caractérisais, suivant mon transport, du nom d’amant : elle en rit d’abord ; mais à la fin elle ne sut que penser de cette idée, aussi folle qu’extraordinaire, et me défendit cruellement tout commerce avec le doux objet de mes vœux, qu’elle congédia le plus durement du monde. Le héros de mes premiers soupirs alla donc courir les toits, et me laissa le reste du jour constamment affligée de sa perte, dont je fus bientôt consolée.

Je retournai le lendemain à l’école de mes plaisirs, où mon intelligence fit un progrès incroyable. Je m’étudiai à gagner l’amitié de mademoiselle Sophie ; c’était le nom de l’aimable personne sur l’exemple de laquelle je voulais travailler à me former : je lui donnai occasion de me faire mille petites questions, desquelles j’eus le bonheur de me tirer avec avantage. Certain air de malice, pour ne pas dire de libertinage, qu’elle remarqua dans mes yeux, la fit rencontrer mes idées le plus à propos du monde. Je lui baisai les mains, je promenai les miennes sur sa gorge, j’affectai même le plaisir naturel que j’y trouvais ; mon silence, secondé d’un sourire malin, semblait travailler à démentir la simplicité de mon âge : tout en moi dictait d’autres sentiments que ceux qu’on a coutume de ressentir pour l’enfance. Je reconnus à mon tour dans l’agitation de Sophie quelque chose de semblable à la vivacité que lui avait inspirée la veille le jeune homme avec lequel je l’avais vue ; je profitai de son enjouement pour lui en parler. Je lui demandai si elle serait bien aise de l’embrasser ; elle rougit et me parut toute interdite. Ne pouvant plus ignorer son embarras, je crus faire des merveilles d’exagérer son bonheur ; mais la manière dont je m’y pris pour la rassurer acheva de la déconcerter ; elle ne douta plus d’avoir été surprise ; elle m’embrassa, me fit mille instances pour lui en dire davantage. Elle n’eut pas de peine à me faire jaser ; je lui avouai tout, jusqu’à l’extrême plaisir que j’avais pris à leur badinage. Soit que la façon dont je lui racontai la chose échauffât ses idées, soit qu’un goût particulier, de concert avec son tempérament, l’excitât à me caresser, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de ce qui se passait en elle. Ce petit tête-à-tête acheva de m’instruire, et la seconde leçon perfectionna bientôt l’ébauche de la première.

Je voudrais bien raconter la chose exactement et ne rien laisser ignorer du lecteur ; mais on est si ridicule dans le siècle ou nous sommes, qu’il faut donner tout à deviner : on n’a jamais tant châtié l’expression que depuis l’entière corruption des mœurs. Tout ce que je puis dire à la louange de nos plaisirs, c’est que nous nous amusâmes le plus joliment du monde.

Sophie faisait une fort aimable brune, dont la taille régulièrement prise, malgré l’embonpoint, répondait parfaitement à un de ces minois mutins auxquels on ne peut résister. Qui ne connaît ces attrayantes irrégularités, qui, à la faveur d’un je ne sais quoi, décident souverainement ? Pour moi, qui n’étais encore qu’une enfant, ne connaissant pas l’avantage du solide, je trouvais cette aimable fille suffisante aux prémices de mes amusements, qui ne tardèrent pas à désirer l’essentiel.

En m’apprenant ce que c’était que l’amour, elle m’en enseignait la douce manœuvre, que je ne pouvais me lasser d’admirer : elle me fit une peinture si touchante des particularités dont s’occupent deux cœurs épris, que je regardai dès lors l’amour comme une nécessité à laquelle la nature avait assujetti sans doute le corps et l’âme ; car elle vantait autant les sentiments qu’il inspire, que le salaire qu’il exige. Du raisonnement nous passions alternativement à l’exécution ; rien de plus amusant. Quel goût ne pris-je point à m’instruire ! quelle conception ? quelle docilité ! quelle application à vérifier les beautés de la nature ! quel art ne montrai-je point dès lors à les exposer avantageusement ! Tout en moi se ressentit bientôt de ces agitations qui précèdent et suivent l’entière satisfaction des sens. Sophie ne pouvait se lasser de m’admirer ; ses yeux, surpris du feu qui brillait dans les miens, y puisaient encore une nouvelle ardeur dont elle n’était plus maîtresse. Tout m’était insensiblement devenu permis, et ne s’opposant que très faiblement à mes petites fantaisies, elle m’accordait toujours ce qu’une molle résistance me défendait d’entreprendre. Je me trouvai à mon tour aussi complaisante qu’elle ; et me prêtai le plus complaisamment du monde à ce qu’elle me témoigna pouvoir l’amuser. La variété de nos attitudes eût formé un vrai tableau de volupté où la mollesse seule travaillait à relever les couleurs. J’étais contente, et n’en savais pas davantage. Ce commencement était friand pour moi, qui entrais nouvellement dans la route du plaisir. Après une demi-heure d’occupation, il nous fallut, malgré nous, cesser notre lascif entretien ; nous ne finîmes qu’avec le désir de recommencer un petit jeu qui avait si bien le secret de nous amuser. Sophie me fit jurer, sur ce qui venait de se passer, un secret inviolable, auquel elle attacha la promesse réitérée de me procurer quelque chose de plus achevé. Je la quittai dans l’espérance de la revoir bientôt ; ce qui m’était fort facile par la proximité de nos deux maisons, dont l’accès nous était également libre.

Ma tante ne demandait pas mieux que Sophie me recherchât ; cette liaison faisait en apparence honneur à mon âge, qui était très inférieur à celui de ma nouvelle compagne. Nous vécûmes ensemble deux mois, très satisfaites l’une de l’autre, et nous nous tînmes fidèlement parole. Elle fit à son amant une confidence entière de toutes les nôtres ; il fut aussi étonné que curieux de me voir : il ne fut pas difficile de le contenter. Elle n’était pas jalouse de moi et m’ayant une fois produite à leurs amoureux exercices, j’y fus régulièrement présente ; outre que je ne leur nuisais pas pour les mettre à l’abri du soupçon, je leur servais encore à rappeler cette activité qui souvent se ralentit dans le facile accomplissement de ce qu’on désire. Nous associâmes tous trois nos petits talents pour y mieux trouver notre compte. Plus sobre que Sophie, j’étais obligée de m’en tenir à de minutieuses bagatelles, par l’impossibilité de faire autrement ; j’étais trop jeune, et l’extrême disproportion veilla seule et fidèlement à la garde de mon honneur. Toute la bonne envie que j’eus d’observer les dernières cérémonies me fut inutile : les bons avis de Sophie, les instances démonstratives de son amant, la bonne grâce avec laquelle je me prêtai, la diversité de mes attitudes pour trouver la plus propre à mon dessein, tout me fut inutile, et je m’imaginai, tant j’étais enfant, trouver une source de honte dans ce qui fait ordinairement honneur à notre sexe. Ce petit inconvénient, qui m’avait causé tant de douleur sans succès, donnait toujours matière à quelques plaisanteries que je ne supportais qu’avec confusion. Je me plaignis, et sur les remontrances que je fis qu’on prenait trop peu de part à mon embarras, il fut résolu qu’on travaillerait sérieusement à me procurer mon petit nécessaire. Le manège officieux auquel ils m’avaient stylée m’avait appris à désirer naturellement. L’exemple me tenta de nouveau ; j’essuyai encore des efforts inutiles, pendant lesquels je montrai une patience héroïque, et dont je ne recueillis pas plus de fruit que des premiers. Un petit neveu de la maison, assez mal partagé de la nature, me paraissait bien propre à réparer l’inutilité de mes premières tentatives ; mais, malgré toutes mes agaceries et les occasions que Sophie et son amant suscitèrent, je ne pus jamais l’amener où je désirais : uniquement occupé de merles, il ne songeait qu’à ses oiseaux. Cette rivalité ne me fut pas heureuse : je ne pensai bientôt plus qu’à substituer à mon dénicheur de merles quelque tempérament prématuré qui répondît au mien, et j’aurais infailliblement réussi dans mon projet, si les arrangements de ma tante n’eussent entièrement détruit les miens ; je n’eus cependant pas lieu de m’en plaindre, je ne perdis rien pour attendre : et si ce moment fut reculé, ce ne fut qu’avec plus de plaisir que j’en ressentis l’effet.

Il est inutile d’entrer dans le détail d’un nombre d’affaires assez mal en ordre qui précipitèrent notre voyage pour Paris : peut-être nos fonds trop altérés ne nous auraient-ils plus permis d’entreprendre la route, si notre séjour en province eût été plus long. Ma bonne tante qui raisonnait assez juste sur ce qui tendait à me faire valoir un jour, prévoyait sagement qu’il n’est qu’un Paris pour toutes sortes d’entreprises : la sienne demandait effectivement un lieu où le théâtre de la volupté pût fournir l’occasion d’exposer avantageusement les talents de son élève pour la coquetterie : ainsi notre départ fut conclu et remis à trois jours. Il me fallut quitter Sophie dans un temps où je commençais à en sentir plus que jamais la douce nécessité ; nous fîmes nos adieux : non sans beaucoup de regret, je partis de la Province de…… en emportant encore ce que je n’avais pu y laisser.

Le carrosse où ma tante avait précipitamment arrêté une place, était rempli de façon à ne pas être à notre aise : il fallait, de convention au bureau, qu’elle me tînt sur ses genoux, ce qui était assez incommode pour une route de quelques jours. J’avais passé pour une enfant de huit ans, au sujet duquel on n’avait pas fait de difficulté : ainsi ce fut par cette raison qu’en me présentant je vis des visages altérés, qui ne me reçurent dans la voiture qu’avec crainte d’être embarrassés de ma personne. On pacifia cependant jusqu’à ce que les cahots eussent secoué chacun dans son assiette, aux dépens d’une circulation de coudes et de têtes qui s’entrechoquaient à chaque secousse. Le hasard voulut que nous fussions près d’un de ces béats faits pour la quiétude, qui ne se prêtent qu’à eux-mêmes ; de sorte qu’à la première lieue il pria avec onction ma tante de le délivrer de la proximité de son fardeau, dont les seules approches le jetaient dans une inquiétude continuelle. Un jeune Lieutenant d’infanterie, qui était à notre gauche, moins douillet que le Prélat, offrit galamment de me prendre de moitié sur ses genoux : la politesse ordinaire nous faisant craindre d’abuser de la sienne, nous le fit remercier de son offre, quelque bonne envie que j’eusse de l’accepter ; et jusqu’à la dînée j’achevai comme je pus la matinée aux dépens de mes fesses, qui se trouvaient déjà fort offensées de l’opiniâtreté avec laquelle nous refusions de me mettre à mon aise. Comme dans tout ceci j’étais la partie souffrante, et que je ne pouvais être à charge qu’à ceux auprès de qui le hasard m’avait placée, je vis le reste de la compagnie se disposer par degrés à rompre ce silence commun à l’assemblage de plusieurs inconnus : on commença à se familiariser. Je fus l’heureux sujet qu’on choisit pour entamer la conversation : mon air fin et mes traits délicats en firent tous les frais ; mais je n’étais pas si enthousiasmée des éloges qu’on me donnait, que je ne remarquasse bien le peu d’attention de quelques-uns qui jasaient à leur aise sans s’embarrasser de m’y mettre. Ma vanité piquée de n’être regardée que comme une poupée qu’on vante, sans mouvements particuliers, me fit mesurer assez adroitement mes réponses pour substituer aux spectateurs d’autres idées que celles qu’ils s’étaient si légèrement faites à mon sujet. Je réussis assez bien, du moins j’eus tout lieu de le croire, car à la dînée, où la conversation s’engage généralement, le jeune Officier suscita malicieusement à la compagnie toutes les occasions de me désespérer, si j’eusse été aussi enfant que mon âge l’annonçait ; mais je ne m’effarouchai point, je fis tête à tout, et rencontrant quelques réponses heureuses, mes oreilles recueillirent avec plaisir le secret éloge qu’on faisait de mes gentillesses, sur lesquelles chacun s’étendait en me regardant avec ce sourire de satisfaction qui annonce le succès de l’objet qui l’inspire. Plus attentive aux espiègleries de mon voisin qu’à celles de tout autre, je ne laissais rien échapper de ce qui pouvait les occasionner : ce petit commerce de contradiction, en apparence, ne tendait qu’à nous rapprocher en particulier ; et quoiqu’en moi le défaut de trop grande jeunesse ne fût pas propre à flatter ses idées, il fit une raison en faveur de mes petites manières, qui travaillaient prudemment à le rassurer sur ses craintes. Ma tante avait toutes les peines du monde à contenir l’excès de joie avec laquelle elle voyait si heureusement prospérer les préliminaires de son projet ; et si elle n’osait s’attribuer en propre les compliments qu’on me faisait, elle se glorifiait du moins en secret des progrès de son élève, au sujet de laquelle elle aurait volontiers dit, c’est l’ouvrage de mes mains. L’heure de partir venue, on nous annonça qu’il fallait promptement monter en voiture : ce qui fut exécuté sans retard : chacun prit sa place, il n’y eut que moi qui troquai les genoux de ma tante contre ceux du Militaire, sur lequel le mouvement du carrosse m’arrangea bientôt de façon à produire chez moi un effet tout contraire à celui de nos voyageurs, que la fatigue endormit subitement.

J’avais beau faire semblant d’éloigner mon visage du sien, nous les trouvions toujours collés l’un sur l’autre : plus la compagnie me paraissait assoupie, plus je me sentais éveillée. Mes jupes, de concert avec les cahots, me mirent bientôt mal à mon aise sur des boutons d’habit, que l’officieux Lieutenant avait la bonté de ranger le plus souvent qu’il pouvait ; mais le froissement continuel du drap ne put me laisser longtemps dans cette situation : s’il n’eût eu l’attention de m’aider il m’aurait nécessairement fallu céder la partie. Je me trouvai fort satisfaite que sa complaisance lui fût aussi utile qu’à moi-même ; car s’il me prêtait ses genoux pour m’asseoir, j’avais soin en revanche de lui tenir les mains aussi chaudes qu’on les peut souhaiter en hiver. La nuit nous ayant tout à fait gagnés, nous ne fûmes plus embarrassés : je ne sais pas positivement comme il s’y prit ; mais les draperies adroitement rangées me mirent tout à fait à mon aise, et, par je ne sais quelle précaution, je me trouvai hors d’état de glisser comme auparavant. Ce qu’il y a de plus plaisant à se figurer, c’est que tout ceci se passait à la muette ; il semblait que je dormais à proportion qu’il rêvait. Si mes mains en rencontraient où il ne devait vraisemblablement pas y en avoir, mon prétendu sommeil me dispensait de la surprise, et m’autorisait à mon gré sur les plus libres distractions. Cette soirée fut selon moi la plus jolie de toutes les soirées. Qu’une ardeur longtemps prolongée laisse d’agréables imperfections ! La voiture étant enfin arrêtée, on entendit chacun reprendre ses esprits par des bâillements naturels, auxquels j’eus soin d’en mêler de très affectés ; et me rhabillant avec surprise, je demandai civilement à mon fauteuil si je ne l’avais point incommodé. Son esprit vif et badin lui fournit à ce sujet mille plaisanteries qui ne pouvaient être entendues que de lui et de moi. Plus il me témoigna d’attention, et plus je me glorifiai de ma conquête : les soins d’un uniforme me flattaient, et plus encore l’attention qu’ils m’attiraient ; car on me faisait de plus en plus des politesses, dont j’avais en partie obligation à la lieutenance.

Nous mîmes bientôt notre amour en règle par l’usage ordinaire des serments, dont on cimente la constance et la fidélité. Notre voyage, qui dura quatre jours, ne fut qu’une répétition continuelle de ces riens amusants qui ne servent ordinairement qu’à irriter nos désirs. Nous arrivâmes enfin dans Paris, dont le tumulte me surprit avec raison : occupée à regarder les embarras, la quantité prodigieuse des carrosses, la circulation de l’infanterie, et pour tout dire ce chaos général, je ne pouvais croire qu’on pût s’y reconnaître. Pour achever de m’étonner, le hasard nous fit rencontrer un brillant et leste équipage, accompagné de deux jeunes cavaliers uniformés, qui, tombant à coups de fouet sur notre humble voiture, crièrent au cocher de se ranger ; c’était madame la Duchesse de …… qui volait à Saint-Cloud dans une magnifique calèche à six chevaux, précédée de deux pages et d’un coureur ; j’en fus éblouie, quoiqu’en cet instant on eût grand soin de me dire que je ne voyais encore rien. Chacun se divertit amplement de ma surprise : heureusement pour moi que le voyage tirait à sa fin ; car elle eût donné matière à de nouvelles plaisanteries, dont on ne m’aurait sûrement pas fait grâce.

Cet air de magnificence changea tout à coup mon penchant pour mon amant de campagne : je devins parjure. Il m’avait paru le long du voyage gentil, amusant, aisé ; mais dans Paris ce ne fut plus cela : rien ne fut plus prompt que l’impression que je reçus en arrivant dans cette ville enchantée ; ma petite vanité, aussi folle que ridicule, m’offrait une perspective des plus riantes, et me persuadait que je n’avais qu’à paraître.

Lorsque nous fûmes descendus de carrosse chacun se salua, et, comme à l’ordinaire, tira de son côté. Le fidèle militaire nous offrit son bras pour nous conduire où nous voulions loger ; nous l’acceptâmes en faveur de son ordonnance. Le premier fiacre qui passa fut arrêté ; nous nous fîmes conduire rue du Chantre, près de l’Opéra, chez une amie de ma tante, qui nous attendait le même jour, suivant l’avis qu’elle en avait reçu à notre départ de … Notre conducteur nous assura de ses civilités, nous demandant la permission de venir nous rendre visite ; ce que nous acceptâmes promptement pour nous en débarrasser, et dont il ne mésusa pas, car nous ne le revîmes plus.

Mademoiselle Château-Neuf, c’était le nom de notre nouvelle hôtesse, n’était plus de cette première jeunesse, et quelques infirmités jointes à une douzaine de lustres complets, n’annonçaient pas quelqu’un de fort ragoûtant : il m’en fallut cependant essuyer les tendres caresses ; et après avoir perdu trois ou quatre fois la respiration dans ses convulsifs embrassements, que je ne pus jamais esquiver, je fus condamnée à entendre une aussi longue qu’ennuyeuse exhortation, dont je ne compris bien le sens qu’au mot de sagesse qui y était continuellement répété.

Ce nouveau jargon, qui dura les trois ou quatre premiers jours, n’était pas tout à fait de mon goût ; et, en effet, prenant à la lettre les nouvelles instructions qu’on me donnait, je me trouvais plus effrayée que séduite par les leçons de mon nouveau Mentor, au sujet duquel j’eus bien lieu de me désabuser par la suite. La bonne Château-Neuf n’était rien moins que sévère : une longue expérience et un parfait usage du monde lui avaient acquis une prudence admirable, dont elle voulait me réserver les merveilleux effets comme à sa pupille. Ses avis, dont je ne connaissais pas encore la solidité, ne tendaient qu’à me mettre à l’abri des subtilités auxquelles sont exposées la jeunesse et la simplicité dans une ville aussi généralement corrompue. Nombre de fables surchargées me furent citées comme des exemples dont la Daigremont avait soin de s’épouvanter elle-même. Ce n’étaient que filles enlevées, violences affreuses, inhumanités épouvantables, suites irréparables de débauches, infirmités honteuses, misère inévitable, justice informée, sévérité des tribunaux, clôture ignominieuse. On ne cessait de me représenter le danger évident où nous livrent les compagnies suspectes, la nécessité de ne se conduire que par gens éclairés : tous ces fâcheux accidents, me disait-on, suite des plaisirs les plus innocents, étaient d’autant moins faciles à éviter, qu’ils n’avaient bien souvent que des commencements gracieux et attrayants : on me répétait continuellement, et avec raison, que la régularité des mœurs donnait seule le prix à la beauté ; qu’aujourd’hui l’on regardait l’un comme beaucoup plus rare que l’autre, et qu’on n’avait jamais fait tant de cas de la vertu que depuis l’accroissement du vice. On me citait adroitement les avantages considérables qu’avait souvent procurés une conduite régulière. Qui ne s’y fut trompé ? Je goûtai d’aussi bons conseils ; un mélange de crainte et d’estime mit un frein à la vivacité de mon tempérament : je me contraignis de bonne foi ; mais je ne fus pas longtemps la dupe de ma crédulité ; je m’aperçus bientôt qu’on avait des desseins sur moi, et que la sagesse qu’on me recommandait tant deviendrait conditionnelle, ainsi que je l’éprouvai par la suite. Treize mois entiers se passèrent sans qu’il m’arrivât rien de nouveau ; je m’ennuyais de compagnie avec mes deux vieilles, dont je recevais au reste toutes sortes de bons traitements ; mais j’étais peu satisfaite de me voir ignorée : plus j’allais en avant, et plus je ressentais l’absence de Sophie, à la compagnie de laquelle je n’avais encore pu substituer personne. Qu’on se lasse de soi-même ! je l’éprouvai bien. Depuis que j’étais sortie de … je n’étais plus reconnaissable ; le changement d’air avait fait en moi un effet tout à fait avantageux, et je puis dire qu’à treize ans ma taille et mon embonpoint m’en auraient fait adjuger les seize accomplis. Les désirs chez moi n’avaient garde de démentir cet extérieur prématuré ; je me sentais un goût avide pour tout ce qui avait rapport à la tendresse : déjà même on remarquait en moi certaine langueur qui faisait soupçonner quelque secret penchant ; mais l’extrême gêne dans laquelle on me tenait, sans répondre de mon cœur, servait du moins à régler mes démarches. La Château-Neuf prêtant ses attentions pour moi, ne me perdait jamais de vue : d’ailleurs les soins qu’elle se donnait pour me former à l’usage du monde, et me rendre les manières aisées, lui avaient acquis certaine autorité sur moi, qui me réduisait à une entière soumission.

L’Église de St Honoré était la seule où l’on me menait ordinairement les fêtes et dimanches, entre onze heures et midi ; j’étais vêtue assez proprement, et quoique je ne pusse y entendre aucune des fleurettes qu’on débite aux jolies filles, je m’aperçus bien, et avec satisfaction, qu’on me remarquait. Je mis tout en usage pour fixer l’attention ; j’affectai même souvent contre la Château-Neuf l’air mécontent que causent ordinairement les yeux d’une surveillante importune : je ne tardai pas à m’apercevoir qu’on entrait dans mes vues, mes yeux s’étaient fait une douce étude d’interpréter ceux qu’il ne m’était pas permis d’écouter, et mes oreilles, privées du plaisir d’entendre des douceurs, se remettaient à mon cœur du soin de les deviner.

Entre plusieurs jeunes gens qui étaient assidus à l’heure à laquelle nous nous rendions à l’Église, j’en distinguai un jour un à qui les autres me faisaient remarquer, du moins je le crus aux signes qu’ils lui firent : tout en lui me parut aussi nouveau qu’intéressant ; et plus occupé à me regarder qu’à les entendre, il ne se prêta pas longtemps à une conversation, que des ris aussi indécents qu’immodérés me firent soupçonner être très scandaleuse dans une église. Je crus avec raison en être le sujet, et me figurant uniment ce que des libertins en règle pensent partout au sujet d’une jeune fille, je me vis toute la première dans le cas indispensable de rougir de leur idée.

Sieur Valérie, c’était le nom du dernier venu, n’avait pas encore vingt ans, et joignait à une taille avantageuse l’air le plus noble, le visage le plus gracieux qu’on pût souhaiter à quelqu’un dont on voudrait faire son amant : tout parlait en sa faveur. Pour trancher enfin un éloge où je ne manquerais pas d’être suspecte, je le trouvai tout à fait à mon goût. Ce fut avec un plaisir inexprimable que je le vis préoccupé : j’interprétai tout en ma faveur, et j’eus le bonheur de ne me pas tromper. Nos yeux se rencontrèrent ; les miens, qu’on accusa toujours d’indiscrétion, lui en apprirent plus qu’il n’espérait. Mon cœur interrogea le sien, et trop porté par lui-même à l’écouter, il crut entendre l’aveu le plus obligeant. Que de protestations réciproques ! quelle satisfaction ! Nous ne pouvions nous parler, mais nos yeux nous vengeaient bien de notre silence. Sieur Valérie, encouragé par son heureux succès, ne négligea aucune occasion qui put favoriser notre commerce pantomime, dont l’amour se rendait l’interprète. Il fallait être, j’en conviens, d’une étrange sobriété pour s’en tenir là ; mais enfin on nous fera la grâce de croire qu’il ne nous était pas possible alors de faire autrement. Me voir à l’Église, passer sous mes fenêtres, repasser et m’admirer, voilà la frugalité espagnole à laquelle mon amant, quoique très Français, fut obligé de s’assujettir. Tout convaincus que nous étions de notre mutuelle ardeur, nous n’étions pas plus heureux ; l’amour a des droits auxquels nous ne demandions pas mieux que de nous soumettre ; mais quelle apparence de pouvoir se ménager une entrevue lorsqu’on ne peut seulement parvenir à se rendre un billet ! Le temps me détermina cependant à lui écrire ; je risquai tout, et quoique observée de fort près, je lui traçai les quatre mots suivants sur un papier que je lui jetai par la fenêtre.

« Je ne vois rien de plus propre à autoriser mon amour et ma démarche, que la passion que m’ont témoignée vos assiduités. Jugez de mon état par le vôtre : je sens bien quelle est mon imprudence de me livrer avec cette ouverture de cœur à quelqu’un dont je ne puis juger que par l’apparence. Je ne «m’amuserai point ici à vous peindre ma tendresse ; l’excès seul peut m’excuser. Puisse un tendre retour me rassurer ! Voyez, imaginez quelques moyens de m’écrire : que je sache au moins de qui je suis occupée. JULIE. »

L’accident qui arriva à ce malheureux billet me fit rire sur-le-champ, mais manqua me coûter après bien des larmes. Ayant, comme j’ai dit, jeté cette lettre par la fenêtre, mon malheur voulut qu’un gros barbet qui suivait son maître passa dans le même temps qu’elle tomba. Sieur Valérie, qui ne s’y attendait pas, ne put être aussi prompt à la ramasser que le chien, qui, s’étant jeté dessus, ne voulait point lâcher prise. Le temps n’était pas des plus propres ; il se vit bientôt, par l’entreprise du barbet, aussi crotté que l’animal même, qui tenait toujours bon. Rien n’était plus plaisant que de voir un homme proprement mis lutter contre un opiniâtre canard, qui par ses secousses réitérées distribuait à droite et à gauche les profits de sa laine. Quelques rieurs présents à ce démêlé de chiens n’adoucirent par sieur Valérie, qui déjà outré de cette résistance et de l’état où il se voyait, chargea l’animal avec autant de furie que s’il eut été son rival. Le maître, qui jusque-là ne s’était point montré, prit bientôt parti ; la querelle s’échauffa et ne finit que par un coup d’épée qu’il reçut. La populace, émue comme à l’ordinaire, murmura de la chose, sans remonter au principe, et sieur Valérie fut, je crois, fort prudent de gagner le large : le quartier était déjà en émeute, et j’eus la douleur d’entendre déclamer contre mon amant la Daigremont et la Château-Neuf, que le bruit avait, comme tout le monde, attirées aux fenêtres.

Cet accident imprévu l’empêcha d’approcher du quartier de plus de quinze jours, qui me parurent éternels : heureusement encore que le champ de bataille lui demeura. Je n’ai rien dit de l’agitation où cette scène m’avait réduite : elle est plus facile à ressentir qu’à exprimer. La violence de ma passion me porta presque aux derniers expédients ; vingt fois je fus sur le point de quitter la maison : je changeai totalement, on s’en aperçut, et l’on me soupçonna bientôt quelque passion dont on ne pouvait vraisemblablement découvrir l’objet. La Château-Neuf et la Daigremont se consultèrent apparemment sur le tort que m’allait immanquablement faire les premières impressions de l’amour, auquel leur prudence exigeait qu’elles s’opposassent : la juste crainte qu’elles eurent de voir ma santé altérée, jointe à l’appréhension de me voir disposer de moi-même, les détermina à accélérer leur projet ; et victime de leur cupidité, il me fallut entrer, malgré moi, dans des vues qu’elles ne tardèrent pas à me découvrir.

Quelque temps après leurs judicieuses réflexions on m’offrit, contre l’ordinaire, de me mener promener au bois de Boulogne, situé à une demi-lieue de Paris. J’acceptai fort indifféremment pour lors une partie qui dans tout autre temps m’eût fort réjouie : uniquement occupée de mon amour, les objets les plus riants et les plus gracieux semblaient s’attrister avec moi de l’absence de mon amant. Nous sortîmes donc à quatre heures après midi de notre maison : après avoir fait quatre pas, je ne fus jamais plus surprise que de voir un cocher sans livrée descendre de son siège et nous ouvrir la portière d’un carrosse, où mes deux bonnes montèrent sans façon, après m’y avoir fait entrer. C’était dans les grandes chaleurs, et la Château-Neuf prétextant le haut du jour qui, nous aurait fort incommodées, nous fit approuver son idée. Je ne pouvais au juste distinguer qu’elle était notre voiture, qui, sans avoir rien de magnifique, était des mieux étoffées : je demandai ingénument si c’était un carrosse de remise ; à quoi l’on ne me répondit que par un sourire dont je me méfiai, sans cependant rien pénétrer de l’aventure. Nous arrivâmes insensiblement au bois de Boulogne, où nous descendîmes pour le plaisir de la promenade. Une heure après nous être occupées à y considérer ce qui méritait le plus d’attention, nous entendîmes quelque bruit vers la porte Mayot, de laquelle nous ne nous étions pas fort éloignées : la Château-Neuf se doutant de ce que ce pouvait être, nous engagea à nous en rapprocher. Le premier objet qui me frappa la vue fut un original qu’il ne me fallut que voir pour le haïr : ses manières ridicules et sa mine équivoque pouvaient assurément justifier de reste mon antipathie, et je ne puis sans un vol manifeste m’empêcher de donner quelque idée d’une tournure aussi comique.

M. Poupard, car c’était le nom du héros de la fête, était porteur d’une physionomie qui, si l’on veut, ressemblait assez à un visage ; mais l’arrangement de ses traits, qui à toute rigueur désignait figure humaine, semblait s’être chargé du soin d’annoncer le regret et la répugnance de la nature dans son ouvrage.

Qu’on s’imagine deux petits yeux écarlates, modestement ménagés sous un front pointu, au bas duquel une demi-douzaine de poils aurore en forme de sourcils marquaient la place où il aurait dû y en avoir ; plus bas un très petit nez médiateur de deux grosses joues bouffies, qui par leur jonction ne paraissaient jamais avoir été faites pour un visage, facilitait une ample liberté de cerveau, sous laquelle deux lèvres copieuses et triplement bordées formaient en voûte une bouche négligemment fendue jusqu’aux oreilles : il est vrai qu’on n’avait rien à craindre de la garniture. Le tout se terminait par un menton parfait dans son carré, enluminé d’un nombre infini de bourgeons qui répondaient merveilleusement au reste. Cette tête, qui, comme on peut bien juger, n’était pas absolument avantageuse, se trouvait placée sur un bloc dégrossi, qui n’était pas moins grotesque. Un habit riche à la vérité, mais peint sur son moule, recevait au moindre mouvement les nuances d’une perruque saupoudrée, dont l’épaule gauche avait soin de faire les honneurs aux dépens de la droite. Voilà en gros la copie d’un original dont l’esprit et les manières n’étaient pas plus déliés, comme on verra par la suite. Je n’y aurais assurément pas plus fait d’attention qu’à mille autres, si à notre première entrevue les politesses outrées et affectueuses de la Château-Neuf ne m’eussent mise à même de l’examiner : il me fallut peu de temps, et comme le seul objet étranger, il recueillit en propre toute mon attention.

Je ne savais que penser de cette connaissance et de l’affabilité de mes douairières : mais je compris insensiblement ce dont il s’agissait. Je vis notre cocher et un domestique recevoir respectueusement les ordres du pygmée ; il ne m’en fallut pas davantage pour reconnaître la galanterie du carrosse : c’était un cadeau dans les formes. Le fiacre fut renvoyé, la collation ordonnée, et la compagnie ayant enfilé une des allées du bois, on ne songea plus qu’à prêter attention aux gentillesses de M. Poupard, qui, attribuant à mon admiration mon immobilité, me fit la grâce de me passer la main sous le menton en signe d’amitié, et nous dit avec cet air grossièrement aisé : Hé bien ! nous voilà ; rions. Il fait beau ; ma foi, vive le bois de Boulogne : je ne trouve point à mon goût d’aussi jolis jardins dans Paris. C’est dommage qu’il ne soit pas sablé : qu’en dites-vous ? n’est-ce pas que cela serait plus joli ? — Oui, monsieur, répondis-je. — Comment diable ! se tournant vers la Château-Neuf : elle répond avec esprit, dit-il ; ma foi vive la saillie, c’est l’âme des parties. Il n’y a que cela qui me fait souhaiter, moi. À propos d’esprit, mon cocher vous a-t-il bien menées ? Hem ; petite, étiez-vous bien aise d’aller en carrosse ? C’est bien le garçon le plus adroit, le plus intelligent ; il ne sait point comme on fait pour verser. Oh ! voilà ce que j’ai de bon, moi, il me faut toujours ce qu’il y a de meilleur. La conversation se trouvant en défaut, ma tante crut qu’il était de la politesse de tortiller un petit compliment à M. Poupard sur la bonté avec laquelle il nous avait cédé son carrosse ; à quoi il ne répondit que par un : Vous vous moquez. Ah ! bon !… c’est une babiole çà… Je voudrais en vérité, madame, vous être utile à quelque chose… Oui… assurément, je n’ai pas de plus grand plaisir que de… Oh ! çà, parlons de la petite : est-ce qu’elle ne veut pas rire aujourd’hui ? Voyez-moi, ma poule, je suis tout gai : comment me trouvez-vous ? — Tout drôle, monsieur. — Mais savez-vous bien, continua-t-il, qu’elle est admirable ; sur mon honneur : elle en dit peu ; mais elle en dit de bonnes. L’adroite Château-Neuf, prête à tirer parti de tout, trouva dans mon silence une ample matière à faire mon éloge : c’est, lui disait-elle toute étonnée de se trouver en compagnie ; elle ne parle à âme qui vive. Sa tante et moi l’élevons dans une modestie, une retenue… Ah ! c’est… c’est un trésor dans un Paris. À quoi je remarquais que notre Maltôtier applaudissait en riant sous cape, et comme se félicitant d’avance sur son heureuse rencontre. Oui, oui, disait-il, je vois ça du premier coup d’œil, et je l’ai infaillible. Ça n’est pas encore formé ; je veux… je veux lui donner l’usage du monde : et pour des manières, ça ne sortira pas de mes mains que ce ne soit un bijou ; mais il faut qu’elle me promette d’être bien sage. Il ne faut pas l’effaroucher : dites, m’aimerez-vous, mignonne ? Oh ! je veux la mener aux marionnettes : aime-t-elle polichinelle ? Votre goût sera toujours le sien, monsieur, répondit la Daigremont. Je ne savais trop si je devais rire ou m’affliger de ce que j’entendais ; j’avais en même temps tout à craindre et tout à espérer. Je prévoyais bien ne pouvoir échapper aux poursuites de M. Poupard ; il était trop bien servi par la Château-Neuf et la Daigremont : c’était un homme puissamment riche, et dont les espèces, grossièrement distribuées, n’avaient pas moins de mérite ; mais je ne pouvais digérer l’affreuse idée de lui donner le pas sur sieur Valérie, au sujet duquel je me trouvais dans un nouvel embarras. Devais-je le tromper ? et d’un autre côté pouvais-je me résoudre à lui faire l’humiliant aveu des projets de ma tante ? Je prévoyais bien l’avantage considérable que je trouvais d’abord en me jetant dans la finance ; mais il ne pouvait balancer les intérêts de mon cœur. Ces réflexions me mirent dans une étrange perplexité, à laquelle je m’abandonnai sans m’en apercevoir. Le reproche qu’on m’en fit me rappela à moi-même ; je remis au lendemain à trouver les moyens de concilier l’amour avec la fortune ; et forçant mon naturel, je parus plus libre le reste de la journée. J’oubliai pour le moment sieur Valérie, et relâchant un peu de mon air sauvage, je m’apprivoisais avec l’aimable Poupard, aux manières duquel j’eus soin de conformer les miennes. Nous ne tardâmes guère à nous délivrer quelques mutuels coups de poing pour ébaucher la connaissance. Je commençai à entrer de moitié dans toutes ces louanges assommantes dont on lui rabattait les oreilles. Notre union se manifestait déjà dans mille petits jeux ; nos goûts travaillaient à se rapprocher en apparence ; je m’apercevais enfin du progrès de mes yeux, auxquels mon Adonis faisait la cour à la faveur de ses bijoux. Tout jusque-là s’était passé à merveille, lorsque l’effet d’un malicieux hasard nous offrit un assez plaisant spectacle, dont M. Poupard fit malheureusement pour lui tous les frais. Nous étions tous quatre assis sur l’herbe, au pied d’un buisson épais, en attendant l’heure de la collation, lorsqu’une biche indiscrète vint malhonnêtement brouter quelques feuilles du buisson dans lequel sa perruque était engagée : le bruit le fit retourner si précipitamment qu’il laissa son in-folio entre les dents de la biche, à laquelle le branchage en disputait une partie. La bête épouvantée de la figure et du mouvement qu’il fit en se retournant, termina le différend par une dernière secousse, qui la rendit maîtresse du gros de la chevelure, aux dépens de quelques boucles qui restèrent au buisson. La frayeur ne l’eut pas plutôt fait fuir, que nous nous mîmes par ordre en devoir de courir à la conquête de cette nouvelle toison. M. Poupard, tout bouffi de colère, se mit à la tête, son chapeau sous le bras, sa canne levée. La Château-Neuf relevant ses jupes à deux mains, suivait courageusement l’enfant de chœur, sur les pas duquel la Daigremont se traînait, m’excitant à en faire de même. Le rapt devint en un moment une cause commune. Nous devions faire un plaisant tableau : qu’on se représente M. Poupard et les deux vieilles entrer tout-à-coup en partie de chasse et courir le cerf dans le bois de Boulogne. Heureusement pour eux que les cheveux presque avalés produisirent leur effet à la pauvre biche, qui, par des efforts incroyables, restitua à M. Poupard les deux tiers de sa coiffure en forme d’indigestion. Il la recueillit le plus proprement qu’il put, s’en revint à nous en pestant contre les gardes-chasse, qui ne retenaient pas leurs bêtes fauves, et nous jura qu’il en écrirait en Cour. Dans l’ardeur de la course il ne s’était pas aperçu d’une fréquente flagellation d’aubépine, dont il avait le visage et les oreilles déchirées. La Château-Neuf et la Daigremont en étaient quittes pour des manchettes et coiffes arrachées. Ces commencements d’une amoureuse entrevue ne devaient pas être d’un bon augure, et l’amour ne se montrait guère propice à notre galant : la suite acheva de le déconcerter.

Pour monter à la chambre où l’on devait servir la collation, nous ne pouvions éviter de passer par la cuisine, où nous ne fûmes pas plutôt entrés qu’il nous fallut par intervalle essuyer les éclats de rire de tous ceux qui s’y trouvèrent. Ce fut une nouvelle scène à laquelle j’eus l’entière liberté de me réjouir par la confusion générale qui s’y répandit : le plus plaisant était les inutiles efforts que chacun faisait pour le justifier. Le maître se mit à quereller sa femme, qui s’en prit à sa fille ; la fille accusa le cuisinier, qui chanta pouille aux servantes, et les servantes par ordre chargèrent le marmiton. Pour couronner l’œuvre, M. Poupard appela son laquais, qui, le voyant dans cet équipage, et la perruque à la main, éclata de rire comme les autres. Heureusement pour le pauvre garçon qu’au premier geste que celui-ci lui eut fait de la canne, il se crut en droit d’aller rire ailleurs. À peine fut-il sorti que nous vîmes entrer le cocher, qui retroussé jusqu’aux coudes, tenait entre ses mains une grosse éponge dont il se servait à laver ses chevaux. Cette dernière circonstance, par l’effet du hasard, parut si plaisante, que chacun abandonna la place et nous laissa dans l’embarras d’apaiser l’homme le plus outré que j’aie jamais vu : il n’était que comique, il devint affreux. Je songeai seulement à l’adoucir ; il se rendit à nos instances : nous le conduisîmes dans la chambre où l’on devait nous servir, et je pris moi-même la peine de bassiner la partie affligée. Mon attention fit des merveilles, elle acheva de me gagner ses bonnes grâces ; mon bon cœur lui plut : la part que je parus prendre à son accident lui en fit oublier la douleur, il me promit de ne plus songer à rien, et rappela son domestique, auquel, en ma faveur, il accorda pleine indulgence. On servit enfin : nous nous mîmes à table. J’étais vraisemblablement placée auprès de M. Poupard, qui, mangeant comme quatre, avait soin pour la forme, de ne rien trouver de bon ; et pour être en règle, il se mit à sonder le vin, maudire les ragoûts, et donner l’auberge à tous les diables. Mille pardons, mesdames, nous dit-il : vous êtes si mal servies ! ce n’est pas ma faute. Le diable m’emporte, les cuisiniers aujourd’hui sont si rares ! Je n’en trouve nulle part d’aussi bons que le mien. Allez, allez, je vous en ferai tâter. L’équivoque méritait explication ; mais nous n’y regardâmes pas de si près ; nous avions plus d’une occupation.

Nous commencions à en être aux petits soins, et entrions déjà dans le minutieux détail de ce qui caractérise une union future. Ce n’était plus qu’un convoi perpétuel de vivres dont M. Poupard surchargeait mon assiette : heureusement pour moi qu’un gros mâtin faisait secrètement sous table les honneurs de mon appétit ; car il m’eût entièrement été impossible d’absorber sans un second la profusion de gibier qu’il me servait. Il n’y avait que les rasades qui m’embarrassassent ; il m’eût souhaité le talent de sabler comme un Allemand, et c’était l’offenser que de le refuser ; le mâtin ne pouvait cependant être de notre écot. Mais bientôt une ample effusion bachique le rendit plus traitable. Il parut que la rapidité avec laquelle il avait travaillé à établir ma santé commençait à altérer la sienne ; et se battant les deux flancs comme pour abattre les morceaux et reprendre haleine : ça, dit-il, ne nous pressons pas, la table n’est pas louée ; fredonnons une petite chanson d’opéra : je n’ai pas un grand volume de voix ; mais on m’a toujours accusé d’avoir du goût : cela n’est pas étonnant. Au reste, j’ai demeuré deux ans entiers vis-à-vis Rameau, et feu mon père était fort ami du grand Lulli ; ainsi vous entendez bien que pour peu qu’on ait d’intelligence, ça vient tout seul. On saisit… oui on saisit… d’ailleurs rien ne nous échappe à nous autres. Et après un prélude des mieux nourris, nous devinâmes qu’il écorchait un passage de l’Opéra de Zaïde… L’Amour est à craindre ; et effectivement nous le parut-il alors : certains soupirs brusquement chevrotés, en forme de hoquets, nous firent mettre sur la défensive, et bien nous en prit ; car dès la seconde mesure, Bacchus fit entrer un accompagnement de sa façon, où chacun eut une assez vilaine partie.

Son air fini, il y eut cession d’armes, nous eûmes la liberté de nous débarbouiller ; et sans se faire prier, il nous offrit galamment de recommencer : cela ne lui coûtait rien, disait-il. Nous l’en dispensâmes, feignant de ne point abuser de sa bonté. La musique l’avait altéré, il fallut qu’un petit verre de vin allât tenir compagnie aux autres.

Après quoi il lui vint en idée de faire chanter la Château-Neuf, qui s’en défendit fortement ; mais les vraies louanges qu’il prétendait en avoir reçues lui faisaient juger trop avantageusement de sa voix pour l’en tenir quitte ; il lui persuada qu’elle était musicienne et femme à talents. Celle-ci eut beau lui jurer que non, il n’en voulut rien croire, et soutint qu’à son âge on devait savoir chanter : pour l’affermir dans son opinion, j’eus la malice de lui faire signe qu’il ne se trompait pas, et le poussai en regardant la Daigremont, à laquelle il n’avait pas encore pensé. Il n’en fallut pas davantage, il me crut pieusement, et joua le sérieux, en bégayant qu’on ne devait pas se faire prier en compagnie. La Daigremont effrayée encouragea la Château-Neuf, qui, après avoir arpenté les quatre coins et le milieu de sa chaise, convint de chanter, aux conditions cependant qu’elle la seconderait et tiendrait sa partie. Ce procédé radoucit M. Poupard, qui s’offrit à en être. On moucha, cracha, après quoi la Château-Neuf et ma tante se mirent à psalmodier les anciens Mirlitons, auxquels M. Poupard fit à l’in-promptu une basse d’oreille. Ce petit charivari ne laissant pas de faire un concert assez comique, causa pour une seconde fois la disgrâce du pauvre Labrie, qui, au coin du buffet, crevait tranquillement dans sa peau. Certain couplet à boire vint le plus mal à propos du monde ; l’assiette, les verres et le vin se trouvèrent en un instant renversés sur les genoux de ma tante, qui n’en devint que plus comique ; de sorte que les Mirlitons se trouvèrent arrosés d’une copieuse libation, ce qui ne manqua pas de dérouter les accords. M. Poupard, qui n’aimait pas les plaisirs interrompus, lui ordonna sérieusement de se retirer : on travailla à remarier les voix, et l’on se remit à chanter comme auparavant. On a raison de dire qu’il n’y a que la première fois qui coûte ; nos vieilles ne se firent pas prier, elles achevèrent leurs couplets et reçurent mille compliments de M. Poupard, qui trouva leurs Mirlitons impayables. J’avais assurément tout à espérer d’un homme qui mettait à si haut prix la voix de ma tante. Mon tour vint, et après les petites cérémonies ordinaires, je chantai le Rossignol d’Hyppolite et Aricie, qui ne put jamais balancer le charivari de nos vieilles. Ce morceau, qu’on m’a toujours flattée de rendre passablement, ne m’attira qu’une partie de son attention, sans surprise : il semblait qu’il eût entièrement livré son admiration à la Château-Neuf et à la Daigremont, pour la refuser à toute autre chose. C’est drôle, me dit-il à la fin de mon air : c’est gentil ; mais… mais ce n’est pas de la force des Mirlitons : on ne travaille plus comme cela aujourd’hui. Avez-vous une de ces roulades qui vaille cette chute de mirlitons don don ? Voilà ce qu’on appelle la nature : don don, c’est admirable ! Moi je donnerais cent Rossignols pour un Mirliton. Ma bonne parente ne savait où mettre ses mains d’aise : les allures, ni les flons flons ne lui avaient jamais tant procuré de plaisir, et je puis dire en toute sûreté qu’on n’avait depuis longtemps si bien fêté son Mirliton. Nous allions infailliblement rivaliser, si à son tour le mien ne lui eût fait perdre l’équilibre. Je le lui chantai, et le ravis tout ensemble : à peine l’eus-je fini qu’il m’offrit de me présenter à l’Opéra ; cette babiole, à son avis était l’infaillible essai du mérite d’une actrice. Le reste de la soirée se passa en éloges infinis, qu’il ne pouvait cesser de répéter. Je saisis ce moment pour rappeler encore Labrie, au sujet duquel il me sacrifia son ressentiment, en jurant contre la canaille qui n’avait point de goût. Quelques autres attentions me firent juger qu’il avait le vin tendre, et que les plaisirs de la musique ne lui faisaient point négliger les devoirs de l’amour, qui était le sujet de notre partie : il était à tout, et si sa galanterie n’avait pas cette finesse recherchée, du moins ne pouvait-on lui refuser la force de l’expression. La nuit vint enfin précipiter notre retraite ; on paya l’hôte et nous montâmes en carrosse. Malheureusement pour M. Poupard nous étions quatre ; je n’ai que faire d’expliquer pourquoi il eût souhaité que nous eussions été cinq, cela se devine assez : ainsi nous rentrâmes en ville avec toute la modestie et la continence imaginables. Qu’on ne hoche point la tête, je n’en ferais point la petite bouche : sur le pied de sincérité avec lequel je me suis jusqu’ici annoncée, on peut m’en croire sur ma parole.

M. Poupard, dont l’esprit ne pouvait rester oisif, nous proposa une partie de pied-de-bœuf, que l’on accepta, et ce fut en vérité le seul jeu de main auquel nous nous amusâmes. Il trouva néanmoins le moment de m’assurer d’un goût décidé et d’un attachement inviolable, si je voulais essayer de l’aimer, me jurant qu’il était homme à me faire trouver toutes les douceurs imaginables dans un commerce dont il me laisserait la maîtresse de régler les articles : puis engageant généralement la conversation, il se précipita rondement dans le détail de ses biens, éleva son crédit, vanta ses châteaux, nomma ses terres, et exagéra son opulence. Il faisait nuit, et j’avouerai franchement que mes oreilles se trouvèrent aussi flattées de l’énumération de ses biens, que mes yeux avaient été scandalisés de sa figure ; déjà même je ne trouvais rien d’impossible qu’une honnête composition pût en lui corriger les iniquités de la nature. Quel exemple de faiblesse ! quelle dépravation de cœur ! Je le confesse à ma honte, éblouie par l’ambition et la vanité, qu’il me jurait de si bien satisfaire, je ne songeai plus qu’à ma nouvelle grandeur. Que ne peut sur notre sexe cette avidité de richesses, quand l’éducation ne nous dicte point nos devoirs ! Cet homme qu’auparavant je trouvais unique dans sa laideur, me parut supportable quand mon imagination me l’eut présenté surchargé des avantages qu’il me promettait. Je craignis… oui, je tremblai qu’il ne se méprît lui-même à l’aveu de son penchant pour moi : je n’ose le dire ; mais enfin il est vrai que dans cet instant j’aurais voulu ne pas le quitter sans l’avoir mis dans le cas de la reconnaissance. Sieur Valérie oublié ne m’occupa plus auprès de lui qu’autant de temps qu’il en fallait pour comparer son infériorité. Ces lâches réflexions à la vérité ne durèrent pas longtemps, je rendis bientôt à mon cœur ce que la fortune, ou plutôt l’avarice, voulait lui enlever ; et si je cédai par la suite, je ne travaillai du moins pas à accélérer ma défaite, mon infidélité fut moins l’ouvrage de mes propres sentiments que l’effet des pièges inévitables auxquels je succombai.

Étant arrivés en ville, nous nous fîmes descendre près du Palais-Royal, et après une nouvelle répétition de ce qu’il nous avait déjà dit, il nous donna parole pour le lendemain au soir. Nous nous séparâmes très satisfaits les uns des autres ; le cocher toucha, le carrosse disparut : nous nous trouvâmes en un instant à notre porte.

Dès que nous fûmes montées, chacune de nous travailla à se mettre à son aise ; et après quelques tours, la Daigremont et la Château-Neuf passèrent dans ma chambre pour assister aux débris de ma toilette. Nous fîmes à nous trois un petit cercle triangulaire, où l’on observa d’abord ce moment de silence ordinaire à la préparation d’un discours important. Ma tante, qui s’était chargée de parler la première, ouvrit le sien par une réflexion morale, dont la suite ne tarda guère à résoudre l’équivoque.

Ma fille, me dit-elle, notre vie est si courte, et le temps de la jeunesse passe si rapidement, qu’on s’expose à des regrets aussi cuisants qu’inutiles, quand on a eu le malheur de n’en pas faire un bon usage : vous voilà au printemps de vos beaux jours, la pureté de vos mœurs, qui en fait à présent tout le prix, décidera par la suite du bonheur ou du malheur dont ils seront suivis. Nous avons sous les yeux mille fâcheux exemples de celles qui se trouvent exposées à un inutile repentir pour avoir inconsidérément accordé tout au feu de la jeunesse : vous devez m’entendre, on trouve souvent dans un âge mûr de paisibles ressources, et exemptes de toutes fâcheuses suites. Je n’ai que faire, je crois, de vous présenter l’intérêt particulier que M. Poupard prend déjà à ce qui vous regarde : c’est un galant homme, dont les procédés seront honnêtes, si vos complaisances répondent aux siennes, et si, déférant entièrement à ses avis, vous vous bornez à n’écouter que lui. Je conviendrai avec vous qu’il ne s’annonce pas d’abord : mais il est de ceux qu’on gagne à connaître. Votre seul est dans vos mains, ma chère enfant, continua-t-elle, songez-y bien ; les occasions ne se retrouvent pas aussi facilement qu’elles se perdent : les premiers moments du bel âge ne furent jamais faits pour être écoutés, il faut songer au solide. Il est un temps pour le satisfaire ; il nous reste toujours des désirs, mais nous ne sommes pas toujours à même d’en exciter. Il est dans la vie un état contraire à tous les autres : dans ceux-ci l’âge de maturité, où généralement on moissonne, est celui où dans les premiers on ne trouve plus qu’à glaner. Je n’avais plus à deviner : ce petit entretien était clair : ma bonne tante, comme l’on voit, ne faisait pas languir l’action.

Entre les mains de qui le sort m’avait-il abandonnée ? Le lecteur, que le commencement de ma vie a si justement prévenu contre moi, pourra-t-il, en me chargeant de blâmes et de mépris, me refuser quelque pitié ? Mon tempérament, il est vrai, me décidait pour le plaisir ; mais l’on ne veut me le défendre que pour me plonger dans l’infamie ! N’étais-je donc pas assez malheureuse d’avoir du penchant pour le vice, sans qu’une pernicieuse éducation me forçât, pour ainsi dire, d’en tirer parti dans le plus honteux commerce ? À peine entrée dans le monde, j’y reçois, sous les apparences de la vertu, les impressions du libertinage ; ceux qui me frondent sans miséricorde pensent-ils qu’il soit aisé à treize ans de se vaincre dans un dérèglement de passions prématurées, et de prévoir sagement les desseins de ceux à qui notre enfance nous a soumis ? C’est de cette source que découlèrent par la suite tous mes désordres. Qui put jamais résister au vice, après avoir eu le malheur d’y être instruit ? nous ne fûmes jamais que ce qu’on nous fit. Nos défauts, plus ou moins grands, se manifestent plus tôt chez les uns que chez les autres ; et leur progrès dépendit toujours du peu de soin qu’on eut de nous en corriger. Je m’oublie, la morale m’emporte, sans songer que je la discrédite. Remontons à la Daigremont, qui me témoigna vivement la surprise que lui causa mon silence. Qu’on juge de ma légèreté ; je ne songeais déjà plus aux aisances et au fastueux étalage qui m’avaient d’abord tant flattée : ces idées d’opulence s’étaient aussitôt évanouies qu’elles avaient été conçues.

La Château-Neuf, voyant que la Daigremont n’avait pas l’art de me persuader, se mit de la partie, et réussit d’autant mieux à me faire goûter ses raisons, qu’elle les exposa avec plus d’adresse et moins de chaleur : sans blâmer la façon de penser de ma tante, elle ne parut point désapprouver la mienne, qui jusque-là ne s’était déclarée que par mon silence. Elle me fit entendre que les circonstances pouvaient quelquefois faire tolérer ce qui paraissait souvent condamnable ; qu’il était de certains arrangements permis de se faciliter, et que nos actions prenaient différentes formes, suivant les vues dont nous les dirigions ; qu’il était de la dernière simplicité de se refuser à un honnête engagement, quand la prudence l’ensevelissait dans le secret ; qu’on ne devait se révolter que contre l’éclat ; qu’on n’était point obligé, pour se faire estimer, de s’enterrer, et de faire divorce avec le monde ; qu’il y avait des usages établis, qu’il fallait s’y conformer ; que le vrai but de la sagesse était de nous éloigner des deux extrémités ; que les agréments de la jeunesse et de la beauté, qui n’avaient qu’un temps, ne nous avaient sans doute été donnés que pour être employés ; qu’on devait à ce sujet moins consulter les plaisirs que l’intérêt ; que c’était infailliblement se perdre que de sacrifier l’essentiel à la bagatelle ; qu’on avait garde de me conseiller rien de criminel, mais qu’aussi il n’était pas d’un caractère droit et reconnaissant de désespérer un homme sur lequel on se sentait quelque avantage, et que, de part et d’autre, on s’en trouvait beaucoup mieux quand on voulait s’entendre. Cette morale relâchée, débitée avec un faux dehors de douceur et d’amitié, était beaucoup plus dangereuse. Je ne refusai point d’accorder les politesses ordinaires que l’usage du monde autorise, et ne me défiant point de moi je me trouvai insensiblement, et par gradation, où elles me désiraient. Une longue conversation nous mit tous d’accord, et ma tante me dit spirituellement, en se retirant, que faute de parler on mourait sans confession.

L’entretien fini, nous nous mîmes au lit, où il me fut impossible de dormir ; je n’avais jamais été si agitée : livrée à une foule de réflexions, toutes plus cruelles les unes que les autres, mon amant se présenta à mon imagination, mais furieux, mais outré, réclamant ses droits, et me reprochant déjà mon infidélité. Hélas ! peu accoutumée aux remords, il me semblait que tout m’accusait. À ces agitations succéda une tendre langueur, où mes soupirs me tinrent lieu du reste : un léger sommeil m’y surprit, et l’amour, toujours présent, accepta le sacrifice qu’il lui offrit.

Mon premier soin le lendemain se tourna vers sieur Valérie ; j’attendis constamment à ma fenêtre l’heureux moment qui devait me l’amener. Il arriva enfin, et je lui jetai un billet, dans lequel je lui marquai qu’il trouverait le soir, au-dessous de ma fenêtre, une corde à laquelle il pouvait attacher sa réponse. Je n’étais pas quitte des contretemps. Quand le hasard, contraire à nos mesures, aurait pris à tâche de nous désorienter, il n’aurait assurément pas mieux réussi. Le soir, ayant inutilement cherché de la corde, il me tomba sous la main un paquet de mignonnette que je déployai, et dont je laissai pendre une partie, à laquelle furent bientôt confiés les secrets de nos amours ; mais quand un moment après je vins à retirer ma dentelle, un malheureux clou l’arrêta, et le premier effort que je fis la partagea en deux : je n’en retirai qu’un morceau, et l’autre resta aux fenêtres du premier étage. Cet accident me rendit inconsolable ; j’étais aussi curieuse de lire le billet qu’inquiète de ce qu’il allait devenir le lendemain. Je me figurais déjà un peuple de dévotes, qui, après l’avoir lu, allaient saintement travailler à me faire endiabler : elles tenaient le premier, nous occupions le second ; ainsi elles auraient bientôt conclu. Ces sortes de gens, qui acquièrent toujours de pieuses lumières sur les défauts du prochain, ne font jamais grâce du zèle religieux avec lequel la secte se croit en droit de les publier. Je désespérais de sortir d’embarras, lorsqu’à force d’examiner je m’aperçus que, ayant fort peu retiré de ma dentelle, elle pouvait bien en bas n’être pas si haute qu’on n’y pût atteindre avec quelque chose : ainsi, toute en chemise que j’étais, je descendis l’escalier en tremblant, armée d’un manche à balai, avec lequel j’agitai de mon mieux le bout de dentelle auquel était attaché le billet. Je m’en rendis enfin maîtresse, non sans une alarme générale. Une vieille voisine que le diable avait sans doute clouée à sa fenêtre, ayant vu dans l’obscurité quelque mouvement et entendu quelque bruit à la porte, se mit à crier au voleur : j’en frissonne encore quand j’y pense ; à une heure après minuit dans les rues, je crus être perdue, et ne m’imaginant pas qu’on criât après moi, je ressentis autant de frayeur que j’en avais inspiré. J’eus cependant la présence d’esprit de refermer la porte très doucement, après m’être retirée ; mais à peine étais-je au bas de l’escalier que j’entendis crier à leur tour la Château-Neuf et ma tante. Quel nouvel embarras ! toutes deux éveillées par les premiers cris de leur voisine, avaient couru à la porte pour voir si elle était bien fermée, et l’ayant trouvée ouverte, elles ne doutèrent plus que le voleur ne fût dans l’appartement. Nouvelle confusion par conséquent, de laquelle je profitai pour regagner mon lit. On eut recours à la lumière ; on chercha, on ne trouva rien : on se recoucha et on se rendormit.

J’avais bien lieu de me féliciter d’avoir échappé à tant d’accidents : la joie que j’en ressentis, jointe à l’impatience de savoir le contenu de ma lettre, me fit constamment attendre le jour sans dormir, et dès la première lueur, je m’appliquai à la déchiffrer : il semblait qu’elle m’était devenue plus chère par les risques qu’elle m’avait fait courir. Avec quelle satisfaction n’y trouvai-je pas ce qui suit !

« Je puis donc enfin, ma chère Julie, vous jurer un amour éternel : oui, ce premier instant qu’il m’est permis de vous entretenir est celui que je choisis pour vous promettre une fidélité inviolable. Que pourrais-je vous dire pour vous peindre l’excès de ma passion ! rien en comparaison de ce que je voudrais pouvoir faire. Ah ! que votre cœur juge de mes sentiments par les siens, je cherche, mais inutilement, les moyens de vous voir et de vous entendre : il n’y a que vous qui puissiez m’apprendre ceux de vous prouver combien je vous aime. Je n’ose rien entreprendre sans votre consentement ; je frémis à la seule idée de vous perdre : notre sort dépend de vous seule, vous me trouverez prêt à tout entreprendre pour faire cesser une aussi affreuse gêne. Quoiqu’à l’avenir j’aie à espérer, mon âge ne me laisse encore disposer de rien, et je dépends d’un bourru d’oncle qui me tient comme en tutelle. J’attends demain quelque expédient de votre part pour vous voir, et suis, en vous embrassant mille fois, votre cher et fidèle, sieur Valérie. »

Je laisse à juger de l’état de mon cœur à la lecture de cette lettre. Je la lus et relus et la baisai mille fois : elle me fit ressentir au vrai le bonheur d’être aimée. Ce fut un degré de plaisir qui m’était nouveau : tout m’y paraissait passionné. Qu’il est doux, me disais-je à moi-même, de régner sur un cœur, d’en régler les mouvements, de le captiver entièrement, d’y trouver le retour des sentiments qu’il nous inspire, d’y découvrir cette délicatesse qui rapporte tout à l’objet aimé. Dès ce moment je connus bien qu’il était des instants critiques où il n’était pas possible de refuser un amant ; il n’est question que de les savoir rencontrer… Si dans celui-là son bon génie me l’eût envoyé… oh ! oui… assurément je l’aurais bien convaincu de ce que je dis ici : les difficultés n’auraient assurément pas couru risque d’irriter ses désirs.

L’agitation dans laquelle j’avais passé la nuit me fit garder le lit fort tard. Je ne me levai que pour me disposer, suivant l’avis de ma tante, à paraître avantageusement devant M. Poupard, que nous attendions. Je passai une partie de l’après-midi à songer sérieusement aux moyens de ne pas désespérer mon amant, au sujet duquel je me crus en droit de suivre les conseils de la Château-Neuf pour le Financier. Notre commerce littéraire, tout tendre qu’il était, me paraissait un peu sec ; je concevais parfaitement qu’un billet ne nous procure de plaisir que par ceux qu’il nous promet. Le sentiment est assurément la plus jolie chose du monde : mais est-ce tout ? Doit-on se borner à parler tendresse ? L’expression a sans doute son mérite ; mais j’étais d’un tempérament à ne pas lui sacrifier la pratique. Le soir m’amena enfin M. Poupard, qui, à la faveur de la brune, se glissa discrètement à notre appartement, nous faisant remarquer que cette heure, consacrée à ses plaisirs, était ordinairement celle qu’il choisissait pour dépayser les curieux. Oui, Mesdames, nous dit-il, je suis ici incognito. Comment va la santé, depuis un siècle que je ne vous ai vues ? Nous lui ripostâmes quelque chose d’à peu près aussi obligeant : chaque parole nous attira une petite inclination de tête, avec laquelle il secouait modestement ses grâces. Pour ranimer la conversation, il se mit à examiner nos meubles ; fit un copieux inventaire de ce qui nous manquait, nous pria de ne pas trouver mauvais qu’il nous l’envoyât le lendemain, nous assurant qu’il avait un tapissier unique pour habiller un appartement. Il me fit galamment la guerre sur ma toilette, qu’il trouva affreuse : il poussa la politesse jusqu’à casser mon miroir, qui, selon ses propres termes, n’était pas digne de réfléchir les rayons de ma beauté ; et passant insensiblement à ce qui me regardait de plus près, il me fit un crime de n’être pas à la mode. Le tabac, me dit-il, est l’âme de la conversation ; il me mit dans la main une tabatière d’or des plus grossières, qu’il oublia gracieusement de reprendre : cette petite distraction précipita la retraite de la Château-Neuf et de la Daigremont, qui appréhendèrent apparemment de lui en rappeler la mémoire par leur présence ; ainsi je me trouvai régalée d’un tête-à-tête, dont les progrès me parurent substituer aux galanteries de M. Poupard les allures d’un vrai satyre : et quoiqu’une croûte générale eût réparé les insultes du bois de Boulogne, il me fallut résoudre à une accolade des plus convulsives. Je fus tout de bon effrayée ; et en effet l’amour n’était-il pas avantageusement déguisé ? Ma résistance, qu’il attribua sans doute à ma modestie, ne fit que l’animer ; il insista, je me défendis de mon mieux, et l’obligeai enfin à remettre à une autre fois ses tentatives. Je m’aperçus cependant qu’il était encore fort content que je n’eusse pas achevé de le dévisager. Nous repassâmes tous deux fort émus dans la chambre de nos deux vieilles, auxquelles il demanda la permission de faire apporter son souper : on l’accepta sans façon. Il sortit et nous envoya un repas qui ne sentait rien de la précipitation avec laquelle il l’avait commandé. Pour lui, il ne revint que chargé d’emplettes qu’il avait été faire dans la première chaleur ; ce qui vraisemblablement n’en avait pas diminué le prix : il plaça ses présents sur ma toilette, qui changea bientôt de décoration par la richesse des bijoux qu’il y mit. Il eut soin, pour égayer notre souper, de nous faire remarquer ces petites extravagances, et il acheva de nous surprendre par une bourse de cinquante louis qu’il rangea malicieusement sous ma serviette. Il me fit cependant ses excuses d’avoir hasardé si cruement cette petite bagatelle ; mais il me représenta que c’était ordinairement aux demoiselles à choisir elles-mêmes leurs épingles. La Château-Neuf et la Daigremont serraient le tout par précaution, lui criant qu’il n’était pas permis de faire pareilles folies. On ne les lui pardonna même qu’aux conditions qu’il ne lui arriverait plus rien de pareil ; mais on ne put rien gagner : il avait encore à cœur certains petits meubles, et il fallut de toute nécessité avoir la complaisante de lui laisser par la suite passer sa fantaisie. Le souper se fit, quoique secrètement, avec toute la gaieté d’une compagnie d’accord sur ses plaisirs. M. Poupard crut par sa largesse s’être au moins acquis le droit d’avouer et son amour et ses espérances : quand il fut au champagne il voulut, aux dépens d’une autre tabatière, tenter une seconde retraite ; mais nos vieilles, qui se possédaient autant qu’il paraissait hors de lui, n’eurent garde de se retirer : l’heure était scandaleuse, c’était infailliblement le perdre que de le satisfaire, et feignant ignorer le but de ses libéralités, on les caractérisait du nom de bienfaits, dans lesquels on ne paraissait entrevoir que la simple vue d’obliger.

Minuit ayant sonné, on prétexta la régularité de la maison, pour l’engager à se retirer : ce goût d’ordre lui en imposa au point de nous obéir sur-le-champ ; il nous sacrifia son plaisir. J’eus la complaisance de l’éclairer jusqu’en bas ; et comme je lui disais adieu, il me ferma la bouche si subtilement, qu’il me fut impossible de m’en défendre.

Je ne fus pas plutôt remontée que je trouvai la Daigremont et la Château-Neuf occupées à évaluer les bijoux. Elles n’eurent pas de peine à exagérer les libéralités, et me répétèrent encore de quelle conséquence il était pour moi de ménager un homme aussi passionné. Je me retirai promptement dans ma chambre, et avant de m’endormir je m’occupai de l’arrangement de ma parure.

Le profit considérable que je commençais de faire à la maison m’ouvrit les yeux sur les complaisances qu’on devait avoir pour moi. Et dans le feu de cette première pensée j’aurais volontiers proposé à ma tante de capituler sur l’article de mes plaisirs ; mais mon intelligence me procura d’autres moyens de me satisfaire. Je fis réflexion que, du train dont M. Poupard menait les choses, il ne serait pas homme à languir, et que tôt ou tard il me faudrait mettre à la raison ; ainsi je pris mon parti. L’état dans lequel je m’étais, malgré moi, conservée jusqu’alors, devait-il être réservé pour un homme qui donnait si libéralement ? On ne paya jamais que pour être trompé : tout le monde sait cela. Je me déterminai donc, de crainte d’accident, à rendre au plutôt sieur Valérie heureux : sa confiance, que je m’attirais par là, me mettait, selon moi, à l’abri de ses reproches, s’il venait à découvrir mon intrigue avec son rival, aux dépens duquel je lui accordais mes prémices. Rien ne me parut plus facile que de l’introduire la nuit, s’il voulait s’y risquer. La disposition de notre appartement, la facilité d’ouvrir la porte sans bruit, le profond sommeil de mes surveillantes, tout m’y engagea, et je m’endormis sur ces réflexions, bien résolue de coudre le lendemain l’exécution au projet. Je lui écrivis le matin quatre mots, par lesquels je lui mandais de faire promptement travailler à un passe-partout semblable à celui que je lui jetais dans ma lettre, et dont il pourrait se servir le même soir, au premier signe que je lui ferais, pour ouvrir la porte de la rue. J’ajoutais encore que sur les quatre heures après midi il se hasardât à reconnaître l’escalier, et y mettre un petit paquet de graine de pavot, dont je savais la propriété ; sage précaution à deux amants qui, se rencontrant pour une première fois dans le calme de la nuit, sont résolus de ne s’y pas faire grâce. Le tout fut ponctuellement exécuté, et sieur Valérie ayant vérifié l’escalier, se retira aussi diligemment qu’il était entré. Le reste de la journée me parut un peu long à la vérité ; mais je me trouvai bientôt occupée à recevoir quelques pièces d’étoffes que M. Poupard m’envoyait : il était bien juste qu’il reconnût par ses attentions le zèle avec lequel je travaillais à lui faciliter ses plaisirs.

La petite débauche que nous avions faite la veille ayant un peu dérangé nos vieilles, elles se disposèrent à se coucher de bonne heure : nous nous mîmes à table, mon pavot y trouva sa place, et fit un effet admirable. À peine eurent-elles le temps de se mettre au lit, que je pus dire les entendre très distinctement dormir. Il n’était encore que dix heures lorsque je me mis à la fenêtre, où sieur Valérie ne m’eut pas plutôt aperçue, qu’il ouvrit la porte d’en bas et vola dans l’escalier, où je l’attendais déjà. Je le pris par la main, et ayant fermé la nôtre, je le conduisis dans ma chambre, où nous commençâmes par nous dire tout ce que la passion inspire à deux cœurs fortement épris. Vives protestations d’une part, tendresse inexprimable de l’autre, fidélité inviolable, amour éternel ; que sais-je ? mille douceurs, toutes plus jolies les unes que les autres. Nous passions alternativement de la langueur à la vivacité, et de la vivacité à la langueur ; mais notre rhétorique fut bientôt à bout, soit que l’obscurité altérât notre éloquence, soit que nous eussions épuisé tous les lieux communs du langage de Cythère, l’ardeur du désir éteignit le feu de l’expression. Un moment de silence fit un entr’acte, pendant lequel ses mains rencontrèrent les miennes ; mais comme pour la forme j’essayais faiblement de les retirer, sa bouche collée sur mes lèvres m’en ôta la force. Notre conversation recommença par un finissez donc, que mes soupirs entrecoupaient, et auquel il avait soin de répondre par un geste continuel, dont je ne me défendais que bien certaine qu’il ne m’obéirait pas ; joint à cela que j’étais fort à mon aise, par il ne me restait de mon déshabillé qu’un petit jupon de bazin, dont notre agitation rompit les cordons. Il semble que le diable choisisse toujours cet instant pour faire quelques niches aux filles ; mon amant en profita : nous étions au pied du lit, il me prit… Je ne pouvais crier sans réveiller ma tante… Oui, il me prit entre ses bras, et me renversa sans pitié sur mon lit, où il se trouva aussitôt que moi. Le traître ne m’y tenait plus les mains… occupé à vaincre une résistance qui augmentait le prix de son bonheur, il devint heureux et me mit bientôt par son ardeur au point de lui demander moi-même ce qu’auparavant je faisais semblant de lui refuser. Ce sont de ces situations où il n’y a point de jolies femmes qui n’excusent la faute qu’elles entraînent : je m’en rapporte à celles qui liront mes aventures. Ce passage de ma vie doit infailliblement leur rappeler quelque moment de la leur. Nous passâmes quatre heures entières à répéter nos plaisirs, sur lesquels nous nous trouvâmes toujours d’accord. Mon amant se retira, et je m’endormis aussi satisfaite qu’on peut l’être en pareille occasion : je ne m’en trouvai le lendemain que plus jolie, le teint clair, l’œil vif, le cœur gai, excepté la démarche un peu embarrassée. Je me trouvai accomplie, je me plus ; j’eus cependant à réparer quelques désordres inévitables, auxquels je ne m’étais pas attendue.

Le soir M. Poupard vint faire sa visite, et nous demander si les étoffes étaient de notre goût ; à quoi je lui répondis gracieusement qu’il faudrait être bien difficile pour n’y pas trouver tout le prix dont sa main les augmentait. Ah, ah, me dit-il ! ma main est bien votre servante ; ce n’est rien que cela : si je ne craignais de fâcher vos Bonnes… Ne vous gênez point, Monsieur, lui dis-je ; on peut leur faire entendre raison. Et moi, hem, me dit-il à l’oreille, ne m’entendrez-vous jamais ? Je lui fis signe qu’on nous écoutait, et sa présence d’esprit lui fit changer la conversation ; mais il se trouva bientôt à même de recommencer, car la Château-Neuf s’étant retirée, donna un champ libre à ses transports, avec lesquels il me fallut bien commencer à m’apprivoiser. J’eus cependant soin de régler mes complaisances : il m’avait galamment donné la petite oie, je lui laissai prendre sa revanche ; et sans le satisfaire, je le mis dans l’état du désir le plus ardent. La proximité de ses mains m’avait familiarisée avec ses petits meubles, et voici la ruse innocente dont je me servis pour m’approprier honnêtement certain brillant qu’il avait au doigt. Comme la vivacité de son geste se proportionnait à la résistance que je lui opposais, je feignis, avec toutes les démonstrations d’une vive douleur, avoir été blessée de son diamant : le cœur me manqua, et je me mis dans un fauteuil pour m’évanouir plus à mon aise. Mon homme au désespoir, maudissant mille fois son malheureux brillant, me le sacrifia pour me témoigner son chagrin. Hélas ! je fus tout d’un coup désarmée : le feint abattement où je me trouvai lui facilita les progrès de son repentir ; sa main officieuse charma mon mal. Il me demanda vainement à le voir ; je lui répondis modestement que je ne lui laisserais point porter la vue où ma pudeur ne gémissait déjà que trop de lui avoir souffert la main. J’employai le reste de la soirée à lui représenter le risque que je courais avec lui ; que son amour ne tendait qu’à me déshonorer ; que le moyen de le satisfaire était celui de perdre son estime : il m’offrit de rassurer mes craintes et me pria de souffrir qu’il travaillât sérieusement à me rendre heureuse. Bref, nous nous trouvâmes d’accord sur les articles : nous convînmes du jour, et il se retira pleinement convaincu de s’être, par son adresse, assuré le sacrifice de ma vertu.

Sieur Valérie vint cette nuit, comme la nuit précédente, me faire partager des douceurs d’autant plus sensibles, que l’art et le raffinement nous les rendit toujours nouvelles. Que de délices ! abîmés dans les plaisirs, nous éprouvâmes la volupté. Libres dans nos ardeurs, nous nous en communiquâmes plus sensuellement les effets. Quel joli détail ! importune bienséance, pourquoi bornes-tu l’expression quand il s’agit de peindre ce qui fait l’ivresse des sens ? Nous goûtâmes régulièrement par la suite les mêmes plaisirs, et assez tranquillement. Il ne nous arriva qu’une fois d’être interrompus par notre négligence ; mais la présence d’esprit du sieur Valérie nous tira d’affaire et donna lieu à une assez plaisante catastrophe que je vais rapporter.

Il est dangereux de s’endormir sur les précautions : tôt ou tard le hasard nous trahit ; nous l’éprouvâmes dans la grande sécurité avec laquelle nous nous conduisions sur la fin. Une nuit, que nous étions sans doute plus occupés de nos plaisirs, soit qu’oubliant tous deux qu’on pût nous entendre, l’un n’eût pas la force d’avertir l’autre du bruit qu’il faisait ; soit que ma tante se fût réveillée par hasard, nous ne nous aperçûmes de notre indiscrétion que par les cris de cette dernière, qui s’opiniâtrait à m’appeler : mais comme je n’avais rien répondu, nous les entendîmes toutes deux effrayées, qui venaient à tâtons vers mon lit, au chevet duquel les habits de mon amant étaient dispersés. J’étais plus morte que vive : nous étions découverts sans la présence d’esprit du sieur Valérie, qui, se voyant pris, aussi bien que moi, se saisit d’un gros chat, témoin ordinaire de nos plaisirs, qu’il fit voler au nez de la Château-Neuf. Le cri qu’elle fit ayant épouvanté ma tante, elle tomba à la renverse, les jambes embarrassées dans un tabouret, par le mouvement précipité qu’elle avait fait pour s’enfuir : ce qui dut former au milieu de la chambre un groupe assez plaisant.

Notre pauvre matou, effrayé de sa voltige, s’en vengeait furieusement sur la Château-Neuf, qui faisait d’inutiles efforts pour se dépêtrer de ses griffes : sa chemise obéissait aux secousses de l’animal, que ses taloches n’adoucissaient pas. Celle-ci criait à la Daigremont de l’aider. La Daigremont tirant de loin le chat par la queue, avait beau répéter, minet, minet, le minet ne s’en cramponnait qu’avec plus d’ardeur à sa prise, dont il ne fut séparé que par la maturité de la toile, qui lui resta aux griffes. Je saisis l’occasion de cette scène pour jeter dans la ruelle de mon lit l’habit de mon amant ; et jouant l’embarras avec les autres pendant qu’il se rhabillait, j’appelai de mon côté l’impitoyable minet, qui fut aussi sourd à mes instances qu’à celles de la Daigremont. Malgré le désordre qu’avait causé cet accident, on se recoucha sans lumière ; et pour faciliter l’évasion du sieur Valérie il fallut présenter celle du chat, que je feignis vouloir mettre dehors. Nous devînmes plus circonspects par la suite ; aussi l’extrême gêne à laquelle nous nous assujettîmes ne contribua pas peu à accélérer l’exécution du projet que nous méditâmes.

L’heureux jour auquel M. Poupard devait couronner son ardeur arriva enfin. Après une infinité de présents, je ne pus, suivant l’exacte bienséance, lui refuser de m’acquitter : quelque effort qu’il fallût me faire, le devoir l’emporta, et j’abandonnai enfin à la reconnaissance ce qui ne devrait jamais être réservé qu’à l’amour. On me pardonnera bien de passer légèrement sur l’affreuse opération de mes charmes ; il me suffira de dire qu’après un prélude assorti à l’action, la figure humaine disparut tout-à-fait, et me laissa entre les bras le plus affreux indéfini qu’ait jamais produit le caprice de la nature : je ne distinguai plus qu’une masse étayée comme un crapaud sur quatre pattes : je n’entendis plus qu’une respiration convulsive, dont le râle semblait vouloir exhaler l’âme. Je voulus en vain me rappeler mon amant pour tirer parti de la nécessité où je me trouvais, la force de l’imagination ne put jamais effacer l’affreux portrait que j’avais devant moi : le poids m’accabla, mes yeux se fermèrent, et le misérable crut encore m’avoir fait partager ses horribles transports.

S’il est vrai que l’expiation du crime nous met à l’abri du remords, je ne dus jamais en ressentir à ce sujet ; ma faute portait par elle-même une rigoureuse pénitence, et je pouvais bien ne m’avouer coupable que des plaisirs de mon bourreau.

Il ne fut pas plutôt satisfait, qu’il travailla à se rajuster et à redoubler ses caresses ; mais je n’y pus tenir : je m’arrachai d’entre ses bras, la rage me tira les larmes des yeux, je me devins affreuse à moi-même, et détestant jusqu’au sopha qui avait recueilli cet odieux mystère, je passai vers mon lit, où j’eus tout lieu de réfléchir sur les différents mouvements qui nous agitent dans une même opération. Je ne pouvais concevoir que l’excès du plaisir avec l’un devînt le comble du dégoût avec l’autre : j’avais bien ouï parler de quelque punition pour la débauche effrénée ; mais je ne pouvais m’en figurer de plus pénible que les approches d’un M. Poupard. Heureusement encore pour moi que mon amant avait remédié aux premières difficultés, dont celui-ci n’aurait jamais pu endormir la douleur par le plaisir.

Notre commerce fut établi, et il me fallut par la suite vaincre ma répugnance : comme il ne s’était aperçu de rien, il se crut le premier heureux, ce dont je n’eus garde de le désabuser. Cette circonstance, j’ose le dire, lui fit joindre l’estime à l’amour. Il me jurait tous les jours sa tendresse avec autant de sincérité que j’apportais de précaution à lui cacher mon antipathie. Mes tantes me mettaient au fait de la solide galanterie, et l’aventure de M. Poupard, qui était ma première, prenait l’admirable tour de celles par où les autres finissent. Enfin il me donnait avec tant de profusion, que ses libéralités le perdirent.

Sieur Valérie satisfait, tomba, comme tous les amants, dans une délicatesse mal entendue, qui le porta à examiner scrupuleusement notre conduite. Les bijoux, l’opulence lui ouvrirent les yeux ; il se douta de quelque chose, et sans m’exposer ses soupçons, il résolut de ne s’en rapporter qu’à lui-même. Ayant enfin su par gens attitrés les habitudes d’un homme qu’on lui dépeignit et assura se rendre régulièrement au logis à certaine heure, il l’attendit lui-même dans notre allée, et fut amplement payé de sa curiosité. En effet, quelle fut sa surprise, quand à l’heure indiquée il vit entrer et reconnut M. Poupard, son oncle, qui, selon toute apparence, n’avait pas lieu d’être tranquille ! Le trouble réciproque fit jouer aux deux rivaux le silence ordinaire aux premiers transports de la jalousie ; le plus outré néanmoins était le mieux instruit, et que les circonstances déterminèrent à la retraite : bien que M. Poupard fût intrigué, il n’en était qu’aux soupçons ; mais le premier éclaircissement qu’il voulut tirer ne servit qu’à les confirmer ; car je ne lui répondis qu’avec un embarras dont il eut tout lieu de tirer de justes conséquences.

Dès le même moment chacun travailla de son côté à venger son amour offensé. L’oncle, pour prévenir les suites, écrivit à son frère que son neveu se dérangeait, et qu’il fallait le rappeler auprès de lui ; le neveu, qui, dès le premier instant, méditait quelque coup sanglant à son oncle, se trouva bientôt déterminé par les ordres de son père, qui lui écrivit de partir au plus tôt pour Amiens, où il l’attendait. Le projet fut dans l’instant conclu, et exécuté le lendemain. Sieur Valérie tenait la caisse de M. Poupard, dans laquelle il se trouvait pour lors soixante mille livres ; ne voyant point jour à tirer cette somme de son père, il s’empara des deniers de son oncle, sauf à lui d’avoir recours à son père pour le remboursement. On s’imagine bien que cette somme était destinée pour subvenir aux frais de notre fuite : sans aucune autre réflexion, il agit en conséquence, se munit de l’argent, acheta une chaise de poste, qu’il envoya nous attendre avec un domestique à la première poste. Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, il se rendit à son heure ordinaire chez moi, et me communiqua son dessein.

L’éclaircissement qu’il m’avait demandé quelque temps auparavant, au sujet de son oncle, lui avait attiré de ma part les protestations de l’amour le plus vif ; il fut question de le prouver, il me fit la proposition de le suivre : je consentis à tout ; je pris mes bijoux et quelques ustensiles nécessaires pour le voyage, et à trois heures du matin j’abandonnai mon sort à celui de mon amant, dont les précautions avaient été si bien prises, qu’il ne se trouva rien de contraire à notre évasion. Nous fîmes route vers Bordeaux, où nous arrivâmes onze jours après notre départ. Comme sieur Valérie se doutait bien des poursuites sérieuses que ferait son enragé d’oncle, il masqua si adroitement notre marche qu’on ne put la découvrir.

Laissons nos deux vieilles se désespérer, l’oncle et le père se débattre sur le remboursement de la caisse, et ne songeons qu’aux plaisirs que nous prépara la jeunesse et l’amour.

L’intervalle de temps que nous employâmes à notre voyage nous ayant donné le temps de satisfaire cette ardeur de tête-à-tête qu’on recherche si avidement les premières fois qu’on se voit libre, nous nous trouvâmes à notre arrivée dans la ville de Bordeaux un peu plus dégagés de nous-mêmes, et par conséquent plus portée d’y varier les plaisirs : promenades, spectacles, concerts, tous les amusements publics firent une partie des nôtres. La bonne mine du sieur Valérie, quelque beauté jointe à ma grande jeunesse, nous firent bientôt remarquer. Le faste avec lequel nous nous annoncions intriguait furieusement les curieux : munie des bijoux de M. Poupard, je n’eus point de peine à m’accoutumer aux attentions qu’ils me procurèrent. Nous vivions agréablement : les soixante mille livres soutenaient à merveille le bon pied sur lequel nous étions. Sieur Valérie avait de l’esprit, du monde, des manières ; je ne tardai pas à en profiter : mon extrême jeunesse me dispensait de cette aisance consommée que donne le long usage de la bonne compagnie.

On n’est point obligé à seize ans de débiter les fadaises du jour dans le vrai goût ; mais ma vivacité et ma jolie figure, jointe à quelques saillies placées à propos, me prêtaient des grâces qui me tenaient lieu de tout. Je ne tardai guère à avoir des soupirants ; mon amour pour sieur Valérie ne put exclure en moi le plaisir de m’entendre débiter des douceurs. Je ne connaissais point le petit-maître : cette espèce me parut drôle ; je me fis à son jargon, j’y applaudis. Je m’amusai sérieusement de ces riens qui tendent toujours à quelque chose ; je me fis lutiner, j’agaçai à mon tour, j’y pris plaisir : je commençai enfin à me faire soupçonner. Sieur Valérie s’en aperçut, il m’en représenta les conséquences, me fit avec raison entendre que nous avions plus de mesures à garder que personne ; que quelque innocente que fût ma conduite dans le fond, elle donnait à penser ; que nous devions soigneusement éviter toutes les occasions d’éclat. J’eus la sottise de me scandaliser de ses remontrances : huit mois d’habitude m’avaient refroidie pour lui. Je lui répondis avec aigreur que je ne prétendais pas vivre en esclave ; mon procédé lui fut sensible, il comprit aisément dès lors le pernicieux effet du monde, quand on y entre un peu trop précipitamment, et n’écoutant que son plaisir. Uniquement occupé à me plaire, il avait toujours négligé de me faire sentir, par un juste discernement, la différence du faux ou du vrai : nous parlions beaucoup, mais nous raisonnions peu. Il sentit, mais trop tard, sa faute : il n’en devint cependant que plus sensible. Oui, il semble que les hommes ne rallument leurs feux qu’à la froideur que nous faisons paraître ; il fit tout ce qu’il put pour me ramener à moi-même, et me faire sentir la solidité de ses avis : ma vanité gendarmée ne put plier, je lui montrai longtemps une indifférence capable de le désespérer. J’affectai toutes les marques d’une véritable intelligence avec quelques-uns des jeunes gens qui me faisaient la cour ; et sans m’embarrasser de ses conseils, je crus faire le plus joli coup du monde de travailler à nous perdre tous deux. Quel manque de réflexions ! quelle simplicité ! Les fonds diminuaient à vue d’œil ; la connaissance de quelques femmes suspectes, qui fréquentaient au logis, le grand concours de jeunes gens qui s’y rassemblaient, le gracieux accueil qu’ils y recevaient, tout tramait notre perte. Tous les jours, nouveaux venus : le prétexte du jeu attirait gens de toutes façons. Sieur Valérie se désespérait inutilement ; il se hasarda encore à me présenter avec toute la douleur possible l’excès de notre dépense, notre genre de vie, tout contraire à celui que nous nous étions proposé ; le risque d’être découverts, les poursuites de ses parents et des miens ; la nécessité de céder à la force, le cruel état d’une séparation ; la prudence qu’il y aurait à s’éloigner de cette ville, où l’on ne pouvait plus se défaire des importuns. Je goûtai ses raisons, je trouvai qu’il pensait juste ; mais je ne pouvais approuver l’idée de nous ennuyer de compagnie, loin de nos connaissances, qui me tenaient à cœur, je ne sais pourquoi ni comment ; car j’aimais toujours sieur Valérie : mais enfin je commençais à m’apercevoir que j’en aurais pu aimer quelque autre.

L’inutilité de cette dernière tentative le réduisit à une mélancolie dont il ne fut plus le maître ; il me soupçonna de quelque attachement, devint jaloux, me déclara ses craintes, m’exposa sa douleur, les larmes aux yeux ; me fit ressouvenir qu’il avait tout hasardé pour moi, négligé sa fortune, trahi son oncle, réduit son père au désespoir, terni sa réputation, manqué peut-être à l’exacte probité ; qu’il m’avait enfin tout sacrifié, et que je lui refusais jusqu’au moyen de se sauver de la colère d’un père et de la sévérité de la justice. Car enfin, ajouta-t-il, quelle couleur pourrai-je donner à votre enlèvement ? Vos tantes ont sans doute informé contre moi ; on me cherche : errant, fugitif, je n’ai plus d’asile ; peut-être à l’instant même n’est-il plus temps. Vous n’ignorez pas l’attachement inviolable que j’ai pour vous ; qu’il n’est pas en mon pouvoir de m’éloigner seul : vous n’en sauriez douter, je vous le répète, et vous avez la cruauté de me perdre en vous obstinant à rester ici, où nous commençons à n’être que trop connus. Ces justes alarmes ne purent me déterminer à rien, j’eus encore la dureté de lui dire qu’il aurait dû prévenir ces accidents avant de hasarder notre fuite. Je lui fis valoir à mon tour les avantages que je lui avais sacrifiés : ce coup le rendit furieux, il s’exalta en reproches, se porta aux fureurs ordinaires aux amants outragés, et me signifia en sortant qu’il saurait bien prendre son parti. Je ne me sentis point touchée ; il me vint compagnie, je m’étourdis sur les prudentes réflexions de sieur Valérie, que je ne commençai plus à regarder que comme un censeur incommode : il m’avait attristée, on m’amusa ; il venait de me faire envisager un fâcheux avenir, on ne m’occupa que d’un présent agréable ; en un mot, on m’offrit des idées toutes contraires à celles qu’il venait de me faire pressentir, et je dois avouer à ma confusion que les fadeurs assommantes qu’on substitua à ce qu’il venait de me dire de touchant, me le rendirent à charge.

Qui ne rougirait des erreurs où nous précipite un vicieux tempérament, quand la force de la raison ne nous sauve pas ! J’estimais beaucoup sieur Valérie ; mais je ne pouvais lui pardonner sa prudence, qui, selon moi, ne tendait qu’à la misanthropie : le plaisir faisait ma loi, et j’eus la cruauté de désespérer celui qui m’en avait frayé la route. Qu’une conduite aussi légère m’a coûté de regrets et de soupirs ! que je payai cher le peu de déférence que j’avais témoigné à un homme qui en méritait tant ! qu’il fut bien vengé de mon ingratitude ! On ne tarda guère à s’apercevoir de notre refroidissement ; on chercha à en profiter ; on n’eut pas de peine à y réussir : quoique sieur Valérie n’eût plus pour moi cette pleine effusion de cœur avec laquelle il avait commencé à vivre avec moi, ses manières furent toujours les mêmes à mon égard. Bien loin de profiter de mon lâche procédé pour me réduire, il ne chercha seulement point à m’humilier ; il lui aurait été facile de se saisir de l’argent qui nous restait, et de m’abandonner au hasard de la mauvaise fortune. Mais non, cet indigne trait n’était réservé qu’à un monstre d’ingratitude : il fallait être moi pour concevoir l’infâme projet que je ne rougis point d’exécuter par la suite. Je ne lui tins compte de rien, et n’étant plus occupée que de flatteuses idées, je rejetai tout ce qui pouvait m’en offrir de contraires.

Le chevalier de Bellegrade, que je commençais à distinguer parmi cette pépinière de fous qui fréquentaient notre maison, faisait pendant tout ce trouble de grands progrès sur mon cœur : il ne me disait jamais rien que d’obligeant, ne me parlait que de plaisirs, m’en vantait le raffinement, me répétait sans cesse les moyens de les rendre vifs et piquants. Son étourderie me paraissait une ingénieuse vivacité : je prenais de sa part les louanges les plus fades pour le plus exact discernement de mon mérite, son air guindé pour des manières de Cour ; j’excusais enfin sa trop grande liberté sur le violent amour que je me flattais lui avoir inspiré. Mon aventurier démêla bientôt mes sentiments : il était adroit, pénétrant, et avait des vues qu’il ne tarda pas à remplir. La mélancolie du sieur Valérie ne servait plus qu’à relever l’enjouement de Bellegrade, qui ne me quittait plus ; chacun s’en apercevait, et plaçait toujours à propos quelques plaisanteries équivoques, dont je faisais tous les frais : loin de m’en offenser, ma contenance confirmait de plus en plus les soupçons de notre intelligence ; car nous n’en étions qu’aux petits soins. Je n’avais encore mis le chevalier à aucune épreuve : une déclaration en forme de sa part, une réponse favorable de la mienne, et puis c’est tout. Je me trouvai même fort piquée du peu d’empressement avec lequel il travaillait à me persuader ce qu’il avait voulu me faire entendre. L’aveu de son amour m’avait paru si joli, que j’en avais tiré bon augure pour la preuve.

Ce n’était pourtant pas l’essentiel de son projet ; il n’en voulait qu’à une pleine confiance, qui pût favoriser son lâche dessein. Sieur Valérie, qui de plus en plus se confirmait dans sa jalousie, n’eut plus lieu de douter de mon infidélité ; tout parlait contre moi. Bellegrade m’obsédait, se trouvait toujours de mon avis, me conseillait au jeu, ne me parlait que mystérieusement, ne levait jamais les yeux de dessus moi, me donnait la main partout, au spectacle, à la promenade : il redoublait ouvertement ses assiduités. Le parfait accord dont nous nous trouvions toujours, et plus encore l’indiscrète attention que j’avais pour lui, ne laissait plus à douter de rien. Sieur Valérie outré, prit le parti de tenter l’éloignement du chevalier par des voies assez rudes : il affecta de le contrarier, fit naître tous les jours de nouvelles occasions de le chagriner. L’animosité devint sérieuse ; et si tous deux eussent eu la même façon de penser, il y aurait sans doute eu de fâcheuses suites. Il faut être femme pour sentir au juste quel violent effet produisit en moi l’incartade de sieur Valérie : Bellegrade me plaisait ; mais je l’aimai avec transport, quand une fois je me fus représenté les moyens dont on s’était servi pour interdire sa compagnie. Que de précautions exige notre vicieux tempérament ! la jalousie de l’un m’aveugla sur le mérite de l’autre : il me fut impossible de me passer du dernier. Plus je témoignai d’empressement à l’attirer, plus sieur Valérie affecta de s’y opposer ; et prévoyant bien qu’il ne gagnerait rien sur moi, il prit le parti de le déterminer lui-même à ne plus remettre les pieds au logis. En effet, quelque temps après, il y eut une vive altercation entre eux deux. Sieur Valérie joignit Bellegrade et lui témoigna rudement le risque qu’il courait à l’honorer davantage de ses visites : celui-ci ne jugea pas à propos d’autoriser sa politesse à force ouverte, il convint de tout, malgré lui, et agit en conséquence.

Le tour adroit dont il se servit auprès de moi pour colorer la nécessité où il était de m’éviter, lui acquit encore plus mon estime et ma confiance : m’ayant fait tenir un billet, par lequel il me donnait avis du lieu où il m’attendait le lendemain, pour me communiquer quelque chose de conséquence, il m’engagea à m’y rendre. Je n’y manquai pas. Sieur Valérie, retenu pour l’après-midi par quelques-uns de ses amis, me laissa tout le loisir de céder à mon impatience. Je me fis conduire aux Chartrons, où m’attendait Bellegrade ; il me reçut avec autant de froideur que je lui témoignai d’empressement. Oui, dès ce moment je me livrai à mon inclination ; impatiente de savoir ce qu’il avait à me dire, je ne pouvais lui donner le temps de s’expliquer ; et comme je lui exagérais le prix de la démarche que je faisais pour lui, il me répondit froidement que la feinte était inutile en pareille occasion, qu’il était au fait de tout ; mais qu’il n’avait cependant pas voulu renoncer à me voir pour toute sa vie, sans du moins laisser à mes remords le soin de le venger du triste état où je le réduisais ; qu’il était bien douloureux, pour un homme rempli de sentiments comme lui, de se voir la dupe de sa bonne foi ; qu’enfin j’avais toujours été maîtresse de régler sa conduite à mon égard, et qu’il avait cru remarquer dans mes manières une façon de penser toute opposée à celle que mon mari lui avait voulu faire entendre. À ces quatre mots artistement prononcés, je ne me possédai plus de colère et de surprise ; je le pressai de m’expliquer ce discours, qui n’était pour moi qu’une énigme perpétuelle. Après s’être fait beaucoup prier il se rendit enfin, et me dit ce qui suit :

Vous avez sans doute remarqué, madame, avec quelle opiniâtreté votre mari s’est depuis un temps acharné à nous témoigner sa mauvaise humeur : vous fûtes témoin de la dernière scène qui se passa, et en même temps l’unique sujet de la modération que j’y fis paraître. Non content de vouloir vous priver du commerce du monde, il veut sans doute encore affliger tout le genre humain. Il n’y a plus de biais, il veut s’afficher : il faut être décrâné pour venir de but en blanc me faire l’incartade qu’il me fit avant-hier. J’en suis fâché pour lui, mais ma foi, on n’est pas toujours prudent ; il s’y est exposé : on ne s’est jamais imaginé de rendre les intentions de sa femme du ton dont il le prenait. Si je ne lui eusse imposé, et sans quelque considération pour vous… Oui, madame, après m’avoir grossièrement signifié le peu de plaisir que lui feraient mes visites à l’avenir, il a ajouté que quelque bonté vous avait empêchée de me dire vous-même ce dont je n’avais que trop dû m’apercevoir. L’air d’aigreur et de supériorité dont il a assaisonné son compliment m’a conduit à des vivacités dont je me repens actuellement, et je n’ai pu me déterminer à partir sans vous avoir reproché de vive voix la conduite d’un pareil procédé. Quel fut mon étonnement ! Plus le rapport de Bellegrade me parut sincère, et plus l’action du sieur Valérie me parut basse. Intérieurement satisfaite de l’ignominieuse leçon à laquelle il s’était exposé, je conçus pour lui certain mépris qui tourna tout à l’avantage du chevalier. Je ne le regardai plus que comme un traître à qui tous les noms étaient permis ; dès l’instant je résolus bien d’éprouver si la vengeance était aussi douce que je l’avais ouï dire. Je commençai par tout mettre en usage pour désabuser le chevalier ; protestations, serments, soupirs, larmes. Je n’eus sans doute pas de peine à le détromper ; mais il feignit toujours une inquiétude, sur laquelle tout ce que je lui avais dit ne pouvait le rassurer. Non, me dit-il, je ne puis vous croire, si vous ne me donnez les dernières preuves… Hé ! que vous faut-il donc, lui dis-je à mon tour, en l’interrompant ? Qui me forcerait à feindre ? Qui me déterminerait à hasarder la démarche que je fais à votre premier avis ? Non, je vois bien, quelques efforts… Hé bien, je vous crois, me dit-il ; mais il faut me venger. Très volontiers, lui dis-je : je vais dès aujourd’hui signifier à sieur Valérie mes dernières intentions : secondez-les. Revenez demain comme à l’ordinaire, et contentez-vous de l’avoir humilié. Je m’en donnerai bien de garde, reprit-il ; je ne me résoudrai jamais à fatiguer continuellement la vue d’un homme qui ne pourrait soutenir… Vous devez m’entendre, madame… vous vous en trouveriez vous-même la victime. Non, il faut me priver de votre chère compagnie ; il faut m’éloigner. Ah ! je n’y consentirai jamais, chevalier, lui dis-je avec transport. Il ne tient qu’à vous de me retenir, me répliqua-t-il ; vos bontés seules décideront de mon sort. J’allais lui répondre, mais son indiscrétion m’en empêcha : il m’embrassa avec transport, me représenta qu’il m’adorait, que je le souffrais, que nous nous trouvions seuls, que nous avions à nous venger, que les moments ne s’offraient que pour être saisis : je le crus de bonne foi. Plus je lui ordonnai de finir, plus mes regards lui défendirent de m’obéir : il me prit entre ses bras, me jeta sur un petit lit pratiqué dans une alcôve, dont le crépuscule semblait fait exprès pour sauver à la modestie les opérations de l’amour. Les inutiles efforts que je fis pour me retirer secondèrent bientôt son dessein : mon émotion lui fit beau jeu. Finissez donc, criai-je. Je n’en ferai rien, me dit-il. Les forces me manquèrent, son courage s’anima ; mes jupes me trahirent, il en profita, et nous rendit heureux. Que je me trouvai soulagée ! Quand une fois on a passé le premier pas, on n’est plus obligé de faire composer le plaisir avec la bienséance. Au contraire, ce n’est plus que par les transports les plus vifs qu’on s’excuse sur une faiblesse. Je n’eus plus rien de caché pour Bellegrade ; dès cette même journée je lui confiai l’état de nos affaires, mes aventures et celles du sieur Valérie, au sujet duquel, je le dis à ma confusion, j’eus la bassesse de le mettre au fait. Je lui expliquai tout, mon enlèvement, la caisse détournée, le nom du financier ; je ne lui cachai rien, et par conséquent portai moi-même les derniers coups au seul homme qui ait jamais mérité la plus vive reconnaissance. Nous convînmes de notre heure pour ménager nos heureux moments, pendant lesquels Bellegrade joua tous les ressorts imaginables pour gagner entièrement ma confiance. Nous ne nous quittions jamais qu’après des serments infinis de vivre et mourir ensemble. Je me rendis chez moi, où je passai le reste du jour à me féliciter de mon aventure ; je m’applaudissais secrètement : je m’étais vengée, je m’étais en apparence assuré le cœur d’un homme que je croyais aimer, et j’avais en même temps pris pour sieur Valérie certain mépris qui justifiait en quelque façon l’irrégularité de ma conduite. Comme il ne vit plus revenir le chevalier, il parut plus content, et nous vivions en assez bonne intelligence ; le commerce secret que j’entretenais aux Chartrons me dédommageait de tout : j’y passais de bons moments, que la contrainte et le mystère rendaient plus chers ; mais, hélas ! je touchais au funeste.

Un mois s’était paisiblement écoulé depuis notre premier rendez-vous, lorsqu’un jour le chevalier me montra mystérieusement une lettre par laquelle on lui donnait avis des mesures qu’on avait prises à Paris pour faire arrêter le pauvre sieur Valérie. Je crus lui faire ma cour de n’en point paraître fâchée, et il saisit ce moment d’indifférence pour me faire des offres : il me fit entendre qu’il ne tiendrait qu’à moi de prendre des arrangements pour ne pas nous quitter comme nous nous l’étions déjà promis. Il me représenta adroitement le désordre infaillible qui se trouverait à l’exécution de la lettre de cachet ; qu’immanquablement on se saisirait, et de mes bijoux, et de l’argent qui nous restait. Il ajouta qu’il y avait peu de temps à perdre, et que l’affaire ne pouvait aller à trois jours. Cet avertissement me parut sérieux, je le priai de souffrir que je lui apportasse l’argent et les effets le surlendemain ; qu’après nous prendrions nos mesures pour nous éloigner. Je lui demandai pour la forme s’il ne trouvait pas à propos que j’avertisse sieur Valérie. Gardez-vous-en bien, me dit-il ; outre que vous rompriez toutes nos mesures, vous lui rendriez un mauvais service ; car la lettre de cachet n’a été obtenue qu’à la sollicitation de son père, avec lequel il sera vraisemblablement bientôt réconcilié. Je suivis de point en point les avis de Bellegrade : je n’y prévoyais rien de faux, le traître n’avait pas de peine à m’abuser. Le lendemain je fis porter vingt-quatre mille livres en or, et mes bijoux, aux Chartrons ; je m’en revins, les croyant bien en sûreté, et m’éloignai toujours politiquement de notre maison, où j’attendais de moment à autre l’exécution de la lettre de cachet : ce qui arriva plus tôt que nous ne nous y attendions ; car vers les six heures du soir quatre hommes montèrent à notre appartement : un exempt fit voir ses ordres, il fallut se rendre.

L’événement ne fit cependant aucune émeute dans le quartier. On ne lui voulut pas donner le temps d’écrire seulement un mot de lettre, et dès le lendemain on le conduisit à Paris. Je ne fus pas plutôt instruite de la catastrophe par Rose, ma femme de chambre, qui était pour lors seule au logis, que je me fis mener chez le chevalier, où ma folle impatience eut pleine carrière. Les portes étaient fermées, la maison seule : il n’était pas possible d’attendre ; il fallut retourner chez la personne d’où j’étais sortie. Ne sachant que faire pour exposer mon embarras, je feignis d’être extrêmement incommodée, ce qui devint un honnête prétexte pour accepter un lit ; car je ne pouvais me déterminer à retourner à notre appartement. Le lendemain matin mon premier soin fut de retourner aux Chartrons pour y chercher mon cher chevalier : mais quel coup de foudre ! Les voisins m’assurèrent qu’il avait pris la poste la veille, et qu’on ne pouvait m’en donner de nouvelles. Quelle situation ! on ne meurt point de douleur sans doute, puisque je n’expirai pas sur-le-champ. Mes yeux s’ouvrirent, mais trop tard ; je vis bien que l’ingratitude et la perfidie du Chevalier à mon égard vengeait à l’instant même sieur Valérie de mon peu de reconnaissance. Quels justes reproches n’eus-je point à me faire ! toute la bassesse de ma conduite se joignait à ma misère présente, pour augmenter ma confusion : tout ce qui s’offrait à moi semblait insulter à mon état. Cette même maison de Bellegrade, que je regardais auparavant comme le temple de mes plaisirs, ne m’offrait plus que des idées aussi affreuses que désespérantes : livrée à mes remords, je ne voyais plus rien qui ne prononçât ma condamnation ; tous les objets pleuraient avec moi. Les larmes, les soupirs, les sanglots me suffoquèrent ; je me représentai sieur Valérie trahi, livré, pour ainsi dire : il me semblait l’entendre gémir de ma perfidie. J’y succombai presque : la perte de mon argent et de mes bijoux me devint insipide. Que faire ? que devenir ? Il ne me restait plus pour toute aisance qu’un louis dans ma bourse, et quelques nippes que je n’avais pu détourner.

La fuite du traître Bellegrade me donnait une chère leçon ; je démêlai, mais trop tard, l’artifice de ses menées : je me rappelai les prudentes réflexions de la Daigremont et de la Château-Neuf ; leurs sages avis, même au milieu du libertinage ; le danger que l’on courait à s’abandonner à ses désirs. À ces cruelles réflexions succédèrent de justes inquiétudes sur l’avenir : l’abîme de douleur où j’étais plongée ne me fournissait cependant aucun moyen d’en sortir. Je me déterminai à retourner chez la Valcourt, c’était le nom de celle chez qui j’avais passé la nuit, et qui m’avait accueillie avec affection. Le libre accès qu’elle avait eu au logis lui acquit ma confiance. D’ailleurs il ne me restait plus de choix sur le parti que j’avais à prendre dans la mauvaise situation de mes affaires ; ainsi je me résolus à une ouverture de cœur sans réserve. Je lui contai tout, et lui peignis l’action de Bellegrade des plus noires couleurs ; je fis du mieux qu’il me fut possible pour m’excuser de mon ingratitude envers sieur Valérie, sur le mépris que son rival avait travaillé à m’en inspirer. La Valcourt me plaignit, entra dans mes peines, soupira avec moi, jura contre les aventuriers, et me conseilla de remédier promptement à mon malheur ; mais quelle apparence ! dénuée de tout ce qui pouvait établir avantageusement un commerce galant, je n’y voyais aucune espérance ; toute jeune et jolie que j’étais, ce n’était plus madame Valérie, dans cette opulence ci-devant propre à trouver les plus gros partis ; on ne pouvait plus mettre de prix aux présents qu’on aurait voulu me faire par l’estimation de ceux qu’auparavant on me voyait.

Julie, simple et malaisée, ne pouvait plus s’attendre qu’à un bonjour, petite. Quelle chute pour moi, qui la veille aurais honorablement pu composer avec un millionnaire ! Quelque flatteuse idée que certaines filles de notre profession se fiassent du détail, je ne pouvais m’y mettre sans achever de me discréditer, et courir d’autres risques. Les avis de mes vieilles, au sujet de monsieur Poupard, s’étaient, comme par un effet de la Providence, gravés dans mon esprit ; ils me revinrent en idée. On a raison de dire qu’il nous reste toujours quelques-uns des principes de l’éducation ; elles m’avaient si souvent répété qu’on était toujours à portée de ressentir des désirs, mais pas longtemps à même d’en inspirer, que les ressources paisibles d’un âge raisonnable me semblèrent alors préférables au clinquant de la jeunesse. La grande difficulté était de reparaître dans mon premier état, après la perte de mes effets. À force de donner la torture à mon imagination, je parvins au moyen d’en imposer sur le dérangement de mes affaires. On s’inquiète déjà sans doute qu’avec si peu d’expérience, à l’âge de dix-sept ans, j’ai pu parvenir à me voir en moins de deux jours aussi brillante qu’auparavant. La Valcourt, qui s’était montrée sensible à ma peine, et qui m’avait témoigné une vive douleur, l’avait accompagnée d’offres de services que son aisance lui permettait d’effectuer. Elle ne fut pas peu surprise, lorsque je lui assurai qu’il ne tenait qu’à elle de me remettre dans ma première aisance ; et croyant tout de bon que le chagrin m’avait tourné la tête, elle ne consentit que par complaisance à exécuter l’expédient que j’avais à lui fournir. Ma chère, lui dis-je, vous venez de m’offrir votre bourse, j’en accepte une partie ; il me faut sacrifier quelques louis en strass et en similor : voilà d’abord l’unique moyen de reproduire mes bijoux, qu’on soupçonnera sans doute être les mêmes ; il s’agit de rencontrer les pareils : vous me prêterez de quoi me soutenir extérieurement comme j’ai fait jusqu’ici. Je ne tarderai guère, je crois, à être en état de reconnaître vos bons services. Ce n’est pas tout, vous m’avez souvent parlé de M. Démery, ce riche négociant ; c’est un homme mûr : je me suis aperçue qu’il était passionné ; c’est l’intime de votre amant, et enfin celui sur lequel j’ai jeté mes vues pour réparer les désordres du misérable Bellegrade.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre

LES ÉGAREMENTS
DE JULIE





SECONDE PARTIE



L
ES hommes nous volent, ne nous faisons point scrupule de les duper : je n’ai que faire de vous recommander ce qu’il lui faut faire entendre à mon sujet ; vous sentez aussi de quelle conséquence il est de lui taire l’aventure du chevalier. La Valcourt, qui m’avait d’abord soupçonnée d’extravaguer, conçut de moi une autre idée : elle admira mon projet, le trouva infaillible, me félicita d’avance sur l’or que j’allais puiser dans la caisse du négociant, et loua ma résolution avec d’autant plus de chaleur qu’elle était dans le cas où j’allais me mettre. Nous fûmes bientôt d’accord sur l’emprunt des deniers ; elle m’assura que rien ne me manquerait : nous convînmes de tout ce qu’il fallait dire et faire, et de la conduite que j’aurais à tenir à l’avenir avec un nombre d’écervelés, qui n’étaient propres qu’à m’éloigner des honnêtes gens. Un heureux hasard me fit rencontrer chez un marchand juif tout ce que je souhaitais en boucles d’oreilles, croix, bagues et tabatières à peu près semblables aux miennes. J’eus encore occasion de reprendre courage : comme nous admirions mes nouvelles emplettes, Rose vint me remettre une bague que ma pure négligence avait sauvée du naufrage ; c’était un diamant de cinq cents livres, qui me devint cher alors. Je retournai chez moi, où il me fallut nécessairement régler sur l’air morne qu’y avait répandu le départ de sieur Valérie. Quelque secrète qu’eût été cette catastrophe, elle avait toujours transpiré ; on s’en entretint dans le quartier pendant quelques jours, après lesquels le temps fit son effet ordinaire. Je gardai mon domestique, qui consistait en une cuisinière, une femme de chambre et un laquais : la Valcourt m’envoya une partie de sa toilette, une montre, et en moins de vingt-quatre heures tout se ressentit de mon premier être, à trente-six mille livres près, sur la perte desquelles il me fallait encore dévorer mon chagrin. Mon premier soin fut de me montrer autant que la bienséance me le permettrait ; j’allai souvent chez la Valcourt ; je n’oubliai rien de ce qui pouvait annoncer une parfaite tranquillité. Comme il ne paraissait à mon train rien de changé, on me fit autant d’accueil qu’auparavant. Ce qui surprit étrangement, fut l’absence de Bellegrade, qui, selon toutes les justes combinaisons, ne paraissait pas cadrer avec celle de l’homme qui lui devait être le plus à charge. Chacun raisonna différemment sur cette aventure. Comme on n’ignorait pas la manière dont sieur Valérie avait traité le chevalier, on soupçonnait que ce dernier avait joué quelques ressorts pour l’inquiéter. On conclut même qu’il n’avait été arrêté que sur quelques dépositions de son ennemi. Quelque peu sensé que fût ce raisonnement, il ne laissa pas de paraître juste à quelques-uns. Certaine animosité que je ne pus m’empêcher de témoigner contre Bellegrade confirma ces soupçons, et acheva de détruire toutes les idées d’intelligence auxquelles j’avais donné sujet. Il m’eût été bien doux de déclarer Bellegrade pour un fripon ; mais mon honneur était attaché au sien. À peine eus-je goûté l’idée qu’on s’était formée sur la détention de l’un et le départ de l’autre, que j’entrai adroitement dans tout ce qui pouvait la soutenir : je ne m’étais pas attendue à cet heureux tour. Je fis sentir à la Valcourt de quelle conséquence il était de faire valoir cette opinion, quelque ridicule qu’elle fût.

L’absence de sieur Valérie m’autorisa à un autre genre de vie ; je devins plus réservée ; ma retenue en imposa à tous ces fats qui cherchaient à m’en conter. Ceux qui avaient été les premiers à envier le bonheur de Bellegrade ne le crurent plus qu’imaginaire ; je ne reçus chez moi aucun de ceux qui y fréquentaient si librement. L’éloignement du petit-maître me concilia bientôt la compagnie des honnêtes gens : M. Démery, dont j’ai déjà parlé, ne tarda pas à me faire connaître, à son air passionné, que la Valcourt ne me desservait pas. Je le voyais quelquefois chez elle ; il m’y demanda un jour la permission de me rendre ses devoirs : je lui répondis, comme il était vrai, que ma vie solitaire m’avait depuis quelque temps interdit toute société, et que la retraite dans laquelle je vivais pour le présent n’offrait rien de gracieux à quiconque ne s’y voyait pas réduit par la situation de ses affaires. Il n’en fallut pas davantage pour l’engager à m’exposer le vif intérêt qu’il y prenait ; il me dit les choses du monde les plus obligeantes. Cette conversation particulière, à laquelle avait adroitement disparu la Valcourt, nous ayant menés jusqu’à l’heure de nous retirer, il m’offrit de me reconduire : je l’acceptai. Nous montâmes en carrosse, et m’ayant remise à mon appartement, il voulut prendre congé de moi ; mais la politesse m’engagea à le retenir.

Sa visite fut courte, et, prétextant la discrétion, il se retira plus que satisfait du bon accueil qu’il avait reçu. L’arrangement de mon appartement, quoique garni, n’avait rien qui ne répondît à l’extérieur aisé qu’on m’avait toujours vu. Je fis exactement part à la Valcourt de mes progrès sur M. Démery, que je menai le plus adroitement du monde. Si je lui avais plu dès le premier coup d’œil, mon commerce acheva de l’enflammer : il multiplia bientôt ses visites, admira le bon ordre qui s’observait dans l’intérieur de ma maison ; nos conversations s’animèrent, je tirai parti de tout pour augmenter son ardeur : jamais homme ne fut plus amoureux.

Le hasard produisit à point quelque chose d’assez propre à le faire entrer de plus près dans le détail de mes affaires. Sieur Valérie, renfermé par ordre de son père, et toujours occupé de moi, ignorant mes indignes menées avec Bellegrade, et par conséquent le vol de notre argent, avait, par ami, fait charger le sieur Houblot, négociant à Bordeaux, de s’informer de l’état de mes affaires ; si j’étais toujours à Bordeaux ; quel genre de vie j’y menais. Le sieur Houblot, intime de M. Démery, sachant qu’il fréquentait au logis, lui communiqua la commission qu’il avait reçue ; celui-ci s’en chargea avec un sensible plaisir : il m’en parla, et me mit conséquemment dans le cas de lui confier quelques particularités de mes aventures, et les justes craintes où j’étais que sieur Valérie ne fût pas longtemps maître de disposer de lui et de son bien ; ce qui ne pouvait manquer de me jeter dans de nouveaux embarras. Il m’assura qu’il ne devait me rester aucune inquiétude du côté de la fortune ; qu’il connaissait gens qui se croiraient trop heureux de pouvoir me rendre quelque service : il me témoigna même qu’il n’était point à sa place d’inquiéter sieur Valérie dans la situation où il était pour lors. Je voulus répondre aux offres obligeantes qu’il venait de me faire ; mais il me pria instamment qu’il ne fût plus question de rien. L’intérêt que je témoignai prendre à l’attention du sieur Valérie lui fit un effet qu’il ne put cacher ; il ne m’écouta qu’en rival et je m’aperçus bien qu’il voulait absolument par sa générosité me faire oublier ce que je devais au souvenir de celui que j’avais si cruellement trahi. Le lendemain il me confirma amplement dans mon idée : je vis arriver, sur les dix heures du matin, un porte-faix, suivi d’un domestique, qui me rendit un ballot à mon adresse. Me doutant de ce que ce pouvait être, je me gardai bien de l’ouvrir : M. Démery s’étant rendu chez moi sur les deux heures après midi, je jouai la surprise, les scrupules mêmes, et lui signifiai qu’ignorant encore le contenu de son envoi, je ne me résoudrais jamais à l’accepter. Les instances réitérées lui furent d’une heureuse ressource pour s’expliquer sur sa façon de penser : il me pria, me sollicita tant que je me vis contrainte d’accepter ce qu’il m’avait envoyé. Je n’y eus pas plutôt consenti, que me fermant la bouche sur les remerciements que je voulais lui faire, il se retira, s’avouant trop satisfait d’avoir frustré quelqu’un du plaisir de m’obliger. À peine fut-il sorti que j’envoyai chercher la Valcourt pour être témoin de l’heureux effet de ses soins. Elle arriva : nous coupâmes la toile pour avoir plus tôt fait, et nous y trouvâmes deux pièces d’une magnifique étoffe, et six mille francs en or. Je ne pouvais revenir de ma surprise ; pour la Valcourt elle ne s’étonnait point, la générosité de M. Démery lui était connue pour égaler ses richesses immenses ; elle me dit même que ce n’était là qu’une esquisse de ses largesses, que c’était un homme à ménager. Je le pensais bien de même, et me promis dès lors d’être sage en faveur de la fortune qui nous empêcha toujours de l’être.

M. Démery avait passé, depuis son présent, trois jours sans me venir voir ; il semblait que sa délicatesse voulût éluder les justes témoignages de reconnaissance que je lui devais. Je lui envoyai Laforest, mon domestique, pour le prier de se rendre chez moi ; ce qu’il fit sur-le-champ ; mais comme il ne me fut jamais possible de lui faire entendre combien j’étais confuse et pénétrée de sa façon d’agir, je pris le parti de le lui persuader par la pleine confiance avec laquelle je lui ouvris mon cœur. J’avais arrangé mon roman, dans lequel j’avais pris soin de supprimer mon procédé envers sieur Valérie et ma faiblesse pour Bellegrade ; il n’avait été question dans notre premier entretien que de mon enlèvement et du zèle avec lequel je m’étais inconsidérément remise entre les mains de quelqu’un qui devait m’engager sa foi. Je lui parlai alors du désespoir de mes parents, de leur juste poursuite, du risque d’en être déshéritée, des craintes où j’étais de voir évanouir mes espérances, assurant que mes inquiétudes roulaient plus sur des principes d’honneur, que sur mon attachement pour sieur Valérie, à qui je reprochais toujours intérieurement les malheurs auxquels il m’avait exposée. Mes larmes vinrent à propos appuyer l’exposition de mes peines : elles en devinrent plus touchantes. M. Démery ne put tenir à mon récit sans en être vivement pénétré. Il ne tiendra qu’à vous, mademoiselle, me dit-il, de rendre votre sort heureux ; mais je crains que cette première inclination ne vous expose à bien des chagrins. Vous risquez tout si vous n’oubliez sieur Valérie. Ses parents peuvent vivre encore longtemps ; il est jeune et par conséquent léger, une seconde passion peut facilement effacer les impressions d’une première.

On en voit tous les jours mille exemples : les jeunes gens ne se piquent pas de confiance. Je sentis bien où il voulait venir, et j’eus grand soin de le rassurer indifféremment sur ses craintes. Le trait était assez comique, les articles de convention précédaient sa déclaration ; il se montrait clairement jaloux, sans que son amour se fût autrement annoncé que par ses attentions et ses regards. Il me fallut enfin par la suite faire une raison en sa faveur. Semblable à ceux qui aiment violemment, son naturel badin et enjoué devint sombre ; je me crus obligée de témoigner prendre intérêt à ses inquiétudes : je lui demandai un jour le sujet de la mélancolie dans laquelle il paraissait plongé depuis un certain temps. Son embarras, quand je n’aurais pas été au fait, m’en aurait bien éclaircie : il me regarda tendrement, baissa les yeux, et me laissa deviner sans me répondre. Mais en conscience, ne devais-je par l’aider à me faire l’aveu de sa passion ? Aussi le conjurai-je de me dire le sujet de sa tristesse. Vous m’en pressez, me dit-il, mademoiselle, et c’est le peu d’intelligence que vous avez à le pénétrer. La réponse était claire, mais la bienséance m’ordonna de la trouver obscure ; et l’ayant pressé de nouveau de me résoudre cette énigme : Je vais, me répondit-il, vous obéir, mademoiselle, et m’exposer en même temps à vous déplaire. Songez surtout que le plus souvent nous ne sommes pas maîtres des différents mouvements qui nous déterminent.

J’ai recherché l’honneur de votre compagnie, simplement sur le pied d’aimable société ; je m’y suis indiscrètement livré, je ne me suis aperçu du danger que lorsqu’il n’était précisément plus temps de l’éviter : je me croyais à l’abri de ces mouvements impétueux qu’excitent les passions les plus violentes, il n’en était rien. C’est assez vous faire connaître, mademoiselle, la situation d’un homme qui n’est coupable que d’avoir trop vivement reçu les impressions de votre mérite ; je sais à quoi je dois m’attendre : vous m’avez forcé de parler, ainsi ne m’accusez point d’avoir manqué en abusant de votre confiance.

On s’étonnera sans doute que M. Démery se tînt aussi exactement dans les bornes de la soumission vis-à-vis une personne aussi jeune : à quinze ou seize ans on n’inspire pas ordinairement le respect ; mais enfin il aimait, il était sur le retour, et n’osait, avec raison, espérer ce qui pouvait flatter la délicatesse.

Je ne répondis à l’aveu de sa tendresse que comme à une galanterie dont il se faisait un jeu : j’ajoutai en riant, que, pour me venger de sa plaisanterie, je ferais à l’avenir tout mon possible pour le mettre dans le cas de ne pas me tromper.

Cet air de liberté avec lequel je l’écoutai ne le rassura point sur ses craintes : il aurait souhaité du silence, du trouble, de l’embarras ; je lui fis cependant bien entendre que ma tranquillité apparente n’avait rien qui dût altérer là sienne. Il employa les expressions les plus fortes pour me réitérer que son sort était entre mes mains. La conversation s’engagea sérieusement, le sentiment devint la base de notre tendre entretien. J’exagérai les douceurs d’un agréable commerce, soutenu par l’estime et l’amour : je traitai ce dernier philosophiquement ; et ayant méprisé les frivoles avantages qu’y procure la grande jeunesse, je m’étendis finement sur la solide prudence avec laquelle un âge raisonnable y ménage ses plaisirs : c’était le mettre à son aise, il était dans le cas de la raison. Cette conversation sensée lui parut un phénomène dans une jeune personne, à laquelle le goût du monde et de ses plaisirs bruyants semblait devoir inspirer d’autres sentiments : quoiqu’il n’osât s’appliquer tout à fait le précis d’une si flatteuse distinction, il connut bien qu’il y avait quelque part. Plus il admirait ma théorie, et plus je maudissais secrètement ma cruelle expérience. Cette conversation ayant été de jour à autre suivie d’une infinité de semblables, dont je faisais part à la Valcourt, qui, de son côté, me rendait un fidèle compte de l’état de son cœur, il en fallut venir à une explication formelle. Me trouvant un jour plus gaie qu’à mon ordinaire, il en profita pour me reprocher amèrement son état : il me représenta la cruauté qu’il y avait à l’abandonner à lui-même ; me pria, me pressa, me sollicita de le laisser espérer. Eh, monsieur, lui répondis-je d’un air languissant, faut-il que vous ayez moins de force que moi ? Que ne suivez-vous mon exemple ! je sais me faire violence : actuellement même il m’en coûte pour… Mais souffrez que je gémisse sur mon sort avant de songer à vous plaindre ; un cœur se soulage à s’épancher : tout m’est interdit… J’en rougis, un instant vient de m’enlever le prix des violents efforts que je m’étais faits jusqu’ici. Êtes-vous content, monsieur, de m’avoir, par l’aveu de ma faiblesse, rendue indigne de votre estime, dans le temps que sieur Valérie…? Voilà donc le fruit de mes sages réflexions ! M. Démery, qui n’avait d’abord osé interpréter ces paroles à son avantage, n’en eut pas plutôt compris le sens qu’il tomba à mes genoux, et les arrosa de ses larmes. Jamais homme ne fut plus transporté : la surprise, la joie, la reconnaissance lui firent presque perdre les forces, dans l’instant même où les amants doivent au contraire travailler à les ranimer. La bienséance m’engagea à quitter la place, et à le laisser seul réfléchir sur l’aventure à laquelle il s’attendait le moins. Qu’une pareille déclaration avait bien en effet de quoi flatter un homme qui désespérait de tout ! L’obstination avec laquelle j’avais toujours refusé ses offres depuis son présent, le confirma dans la haute idée qu’il s’était faite de ma régularité. Il ne fut pas plutôt sorti que, pour mieux colorer le violent effet du honteux aveu qu’il m’avait arraché, je me fis mettre au lit : et ayant accusé au chirurgien une suffocation d’estomac, il jugea à propos de me tirer du sang. Cette feinte indisposition eut tout le succès que j’en attendais : sur le soir M. Démery vint voir si je m’étais un peu rassurée ; mais il fut bien effrayé lorsqu’après lui avoir fait signe de ne point faire de bruit, Rose lui eut appris mon indisposition. Quoiqu’au lit, j’étais sous les armes ; je m’attendais bien à sa visite, dans laquelle je lui donnai tout lieu de se faire l’application de cet accident. Il me prit la main, me demanda si je me trouvais un peu soulagée, me pria de vouloir bien tourner les yeux de son côté : l’air de langueur et de confusion avec lequel je le regardai lui fit juger de la révolution qui s’était faite en moi. Il s’accusa secrètement de mon mal, et joignit aux sentiments d’amour et d’estime qu’il avait pour moi une tendre pitié qui lui arracha des larmes. Le tableau était touchant ; j’y représentais une jeune personne effrayée de ses sentiments, indignée de sa faiblesse, et qui, vaincue par la force de sa passion, rougissait de s’être trahie elle-même en l’avouant : la vertu surprise, humiliée, semblait en moi gémir des égarements du cœur ; et ce dernier s’y montrait la victime des plus cuisants remords d’une sage éducation.

M. Démery de son côté laissait voir, au travers de son embarras, un homme confusément satisfait, reconnaissant, pénétré, sensible à la situation dans laquelle il croyait m’avoir réduite ; peu sûr cependant de son triomphe, inquiet de l’événement, savourant toute la délicatesse des apparences, se promettant tout des suites, se félicitant du passé, et qui même, en recueillant tout le fruit de mon désordre, semblait se reprocher d’en être la cause. Après m’avoir témoigné tous les regrets imaginables d’avoir innocemment contribué à mon abattement, il n’oublia rien pour m’en retirer ; me récidiva les droits inviolables que je m’étais acquis sur son cœur, l’entière déférence qu’il aurait éternellement pour moi, l’aveugle soumission avec laquelle il avait résolu de se conformer à mes volontés, quelles qu’elles puissent être. Je ne lui répondis qu’en lui serrant la main et levant les yeux au ciel. Qu’un silence aussi éloquent eût pour lui de charmes ! il se retira cependant, dans la crainte de trop m’émouvoir.

Notre amour fut dès ce jour en règle ; car enfin il ne restait plus qu’une petite formalité dont je ne devais vraisemblablement plus m’inquiéter. M. Démery devait y jouer plus gros jeu ; car, malgré toutes mes belles réflexions sur l’amour platonique, mes yeux n’annonçaient pas quartier.

Dès ce moment il me fallut souffrir qu’il entrât dans le détail de mes affaires, et satisfît la générosité à laquelle je ne pouvais plus m’opposer sans l’affliger sérieusement. Son attention ordinaire à prévenir tout ce qui pouvait m’amuser lui fit lier une partie de campagne, quelques jours après mon indisposition. La maison était à lui, et par conséquent ne laissait rien à désirer : il y rassembla bonne compagnie, et la gaieté générale, de concert avec les agréments de la saison, n’y offrait rien qui ne fût capable de charmer la plus noire mélancolie. Chacun pouvait s’y satisfaire, tout y respirait le plaisir ; chère délicieuse, excellents propos, bon goût, objets riants au dedans, heureuse situation au dehors ; pleine liberté de s’y répandre sans être vus ; facilité de s’y expliquer sans gêne : ce fut celle dont je me servis pour confirmer de vive voix et intelligiblement à M. Démery ce dont il était déjà bien certain. Le second jour de cette partie fut celui qu’il choisit pour essayer de couronner son ardeur : c’était un vendredi, et j’eus lieu de juger que ce jour lui était funeste dans ses opérations, comme on le verra bientôt. Le soir, chacun s’étant trouvé dans cet excès de joie qui fait l’âme des parties, on commença un souper des plus sensuels qui se puissent imaginer. Les saillies s’animèrent, on se trouva en pointe : la conversation enjouée par elle-même ne roula que sur des sujets propres à la soutenir agréablement : les santés se réitérèrent, et le dessert amena la liberté de se faire réciproquement de ces petites applications mystérieuses, où les hymnes en l’honneur de l’Amour rencontrent si bien la pensée de ceux qui les chantent. Après avoir enfin épuisé tout ce qui pouvait aiguiser le plaisir de la table, on se répandit, chacun selon son goût, au dehors. La galanterie ne voulut rien perdre de ses droits dans l’obscurité ; M. Démery m’offrit la main, et me mena vers une fontaine, où il m’engagea à plaindre la métamorphose d’un Actéon changé en cerf pour avoir furtivement admiré Diane aux bains. La colère que je témoignai d’une chasteté aussi mal entendue l’enhardit dans son entreprise ; il profita de ma disposition pour me faire avouer qu’il ne craindrait pas avec moi le même sort. La conversation n’ayant pas laissé d’échauffer les idées, nous jugeâmes à propos de nous retirer : mon émotion me faisait sans doute pénétrer la suite. Il me remit à mon appartement, et m’exhorta à ne point m’effrayer si les vapeurs du sommeil me ramenaient à la situation de Diane. Je feignis de ne point pénétrer son dessein, et me couchai bien disposée à le recevoir. Effectivement une demi-heure après m’être mise au lit j’entendis ouvrir une porte de communication que j’avais déjà bien remarquée, et je distinguai, à la faveur de la lumière, M. Démery qui entrouvrait les rideaux de mon lit. Je jouai l’assoupissement : j’affectai d’être surprise en me réveillant ; je me plaignis de son procédé, je redoublai mes instances pour qu’il se retirât ; mais il n’en fit rien : il fallut consentir à l’entendre. Jamais homme ne s’exprima plus passionnément ; la façon dont il s’y prit persuada la bienséance : il m’exagéra la frivolité des scrupules qu’on oppose aux plaisirs, et fit disparaître le préjugé comme une chimère entièrement subordonnée aux gens sensés. Que je me sentis soulagée pour lors ! j’étais impatiente, et moins en état que jamais de prolonger les grimaces d’une vertu expirante. Que j’eusse passé d’heureux moments si sa pratique eût répondu à sa théorie ! qu’il avait d’art à émouvoir ! Avare nature, tu ne sembles accorder un don que pour en refuser un autre ! triste et humiliante épreuve à laquelle furent réduits mes désirs ! je me vis bientôt passer à la fâcheuse impossibilité de les satisfaire. M. Démery, qui m’avait dit de si jolies choses, me fit cruellement éprouver qu’elles ne servent qu’à nous disposer aux effets. Le sentiment a son mérite, j’en conviens ; mais ce n’est jamais que la nourriture du cœur, et je l’abandonne volontiers à ces êtres entièrement spirituels et détachés de la matière. L’amour platonique ne sera jamais le mien. Qu’un homme est sot et humilié lorsqu’il se trouve autant d’impossibilité à se rendre heureux qu’il a témoigné d’ardeur à le devenir ! On pénètre furtivement jusqu’à mon lit, on m’approche, je me réveille adroitement. Je témoigne de la surprise, de l’embarras, de la crainte même ; on me rassure, on s’annonce avec cette émotion qui précède ordinairement le moment désiré. On me presse ; je résiste : les plus tendres expressions me garantissent un amour éternel. Je me trouble, on en profite ; je me défends, on poursuit, on m’embrasse : les plus brillantes apparences m’avertissent qu’il est temps que mes forces diminuent ; je sens qu’on s’enhardit, je gémis sur la méchanceté des hommes : on s’en excepte, on me persuade ; je me rends enfin sur la foi des serments, n’opposant plus que quelques précautions de bienséance. Je maudis intérieurement le moindre délai, et toutes les minauderies ordinaires qu’un tyrannique usage exige en pareil cas ; impatiente d’être au moment où les transports les plus vifs semblent excuser une faiblesse, je bégaie un que vous êtes cruel ! mais en vérité je ne vous reconnais pas-là… Mais je vous dis que c’est inutile… Dans l’instant même je connais notre malheur commun. On soupire, on s’effraie, on me demande pardon ; on a recours à des ressources inutiles : on s’excuse, on cherche à se rassurer ; mais la honte ne donne jamais de force : j’en suis pour mes simagrées, et m’être rendue en pure perte.

Un petit-maître adroit se serait tiré de là par quelque fade plaisanterie ; et prétextant un mérite trop court, il m’en aurait voulu faire tirer quelque induction avantageuse pour lui. Mais, après un long silence, il se retira, aussi pénétré que j’étais de mauvaise humeur ; au moyen de quoi nous nous séparâmes tous deux fort mécontents de lui, non sans que son désespoir m’eût encore jetée dans un autre embarras ; car il me fallut, pour lui sauver une partie de sa confusion, rappeler tous les lieux communs dont on se sert en pareil cas pour excuser ces sortes d’accidents : mais j’avais beau prétexter le trop d’ardeur, certain âge, quelque usage de la vie n’annonçaient que trop un tempérament bien opposé au mien. Je conservai néanmoins assez de présence d’esprit pour tourner la chose en plaisanterie : je me félicitai de l’aventure, je réparai mon désordre en ricanant un j’en suis bien aise des plus faux ; car en vérité l’état où m’avait mise sa tentative demandait un plus heureux succès : quoique le cœur ne fût point de la partie, les sens étaient très disposés à faire les honneurs de l’amour. Huit mois s’étaient écoulés depuis le départ de sieur Valérie et la fuite de Bellegrade, pendant lesquels tous les amusements imaginables ne m’avaient pas empêchée de sentir qu’il me manquait le plus essentiel à mon tempérament. Aussi le sentiment dont M. Démery m’avait si souvent fait l’éloge, et sur lequel il prétendait mesurer la force de sa passion, ne me parut-il plus depuis qu’un faux brillant, dont on doit avoir soin de se défier.

L’agitation où m’avait mise cette scène m’avait d’abord étourdie sur ce qui pouvait blesser mon amour-propre ; mais il me vint après dans l’esprit que j’avais peut-être à partager sa confusion : cette pensée m’amena bientôt à un examen de mes charmes, sur lesquels mon miroir eut soin de rassurer ma vanité. Non contente encore de ma toilette, je sonnai Rose, ma femme de chambre, à qui j’ordonnai de préparer le bain. J’y descendis, moins pour me rafraîchir que pour me tranquilliser l’esprit. C’était une petite salle ornée de grandes glaces propres à mon dessein ; je m’examinai longtemps, je me plus, me trouvai telle qu’il fallait être pour exciter des désirs ; je le sentis au feu qu’allumaient en moi mes propres regards : je me parcourus avec autant de goût que d’avidité. Je ne pouvais concevoir l’anéantissement de M. Démery ; il ne me paraissait pas naturel. Cette vérification m’avait insensiblement remise dans l’état où il m’avait laissée : je sortais de l’eau, j’y rentrais dans une agitation… une ardeur que je ne puis comparer qu’à ces moments critiques où nous ne savons rien refuser. J’étais bien éloignée de soupçonner ce que le hasard me réservait. Rose était déjà trois ou quatre fois entrée dans le cabinet sous différents prétextes ; mais d’un air inquiète, qui troublait l’heureuse disposition où je me trouvais : il fallait qu’il y eût une étrange altération sur son visage pour m’en être aperçue dans un temps où je n’étais occupée que de moi. Ses instances pour me remettre au lit me fatiguèrent, je lui dis que je voulais être seule, et lui ordonnai de ne point venir que je ne sonnasse. Elle ne fut pas plutôt dehors que je pris la précaution de m’enfermer, pour satisfaire, comme auparavant, mon caprice. Rien ne m’échappait, au moyen de la réflexion des glaces ; mon imagination échauffée me rappela quelques-unes de ces circonstances qu’on n’oublie jamais ; je me livrai à moi-même, je recherchai l’attitude malheureuse à laquelle avait échoué l’éloquence de M. Démery : tout m’y parut également voluptueux, et fait pour l’inspirer. J’entrai dans un détail exact de ces secrètes beautés qui augmentent le prix de la jouissance, je n’y trouvai rien qui ne répondît à ma figure. Le soin que j’avais pris de guérir ma vanité m’avait insensiblement réduite à la nécessité d’un autre remède : déjà même je travaillais à me satisfaire, mes yeux chargés de plaisir dévoraient ce qu’une sensuelle complaisance leur exposait. La douce langueur dans laquelle je fus plongée n’était interrompue que par quelques-uns de ces tressaillements qui rendent si bien ce qu’on ne peut exprimer : ma respiration précipitée me laissait à peine articuler ce que je désirais ; ma bouche ne cessait de répéter avec passion le nom de Derval. Derval, dont je n’ai pas encore eu occasion de parler, était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, qui chantait la haute-contre à l’Opéra qui était alors à Bordeaux. Il joignait à une fort belle voix la plus jolie figure du monde : son jeu noble et aisé était rempli de grâces. Je l’entendais et le voyais toujours avec un nouveau plaisir. Comme je ne m’étais point gênée vis-à-vis de la Valcourt sur l’éloge de son mérite, elle m’avait agacée plusieurs fois à son sujet, et m’avait même fait la niche de m’engager à un souper auquel il était prié. Cette occasion de le mieux connaître m’avait entièrement déterminée pour lui ; il y avait réjoui, enchanté toute la compagnie ; il avait enfin fait les délices de cette partie : c’était un feu, une vivacité, des saillies, une manière de raconter qu’on ne trouve à personne ; tirant parti de ces petits riens à la mode, avec lesquels tant d’autres n’ont que le talent d’ennuyer, il ne m’avait pas moins fallu que l’aventure de Bellegrade pour combattre le désir que je me sentais de le voir plus particulièrement. Me méfiant de moi-même j’avais soigneusement évité toutes les occasions de céder à mon goût pour lui : je m’étais réduite à un commerce imaginatif, dont l’expérience m’avait engagée à me contenter.

La disposition lascive où j’étais au bain m’en rappelait l’idée avec les transports les plus vifs : je lui parlais, je l’appelais pour être témoin de mon ivresse ; je me plaignais de son indifférence, je lui donnais tous les noms que la passion dicte pour un objet aimé. Pouvais-je le soupçonner si près de moi ? Derval, au même instant, sort d’une armoire pratiquée dans le mur, se jette à mes genoux, les embrasse, me serre entre ses bras, m’ôte tout moyen de crier en collant sa bouche sur mes lèvres, me demande pardon, fait de nouvelles fautes ; ses yeux et ses mains trouvent de nouveaux avantages dans mes moindres mouvements : il en profite, tout est à lui. Qu’il faut peu de temps à la volupté pour triompher de la confusion ! Son ardeur me fit bientôt oublier l’état dans lequel il m’avait surprise, je ne songeai plus qu’à en profiter : il venait de découvrir ma faiblesse ; que n’avait-il point vu ! que n’avait-il point entendu ! Le parti le plus simple et l’unique qui me restait, était celui de me rendre aux circonstances. Ma main, dont, pour la forme, je me cachais les yeux, ne m’avait pas empêchée de remarquer qu’il était dans un état imposant, auquel il fallait tôt ou tard me rendre. Quelle contenance ! il me reprend entre ses bras, me porte sur un lit de repos : je n’évite plus ses baisers, il s’en aperçoit, il les redouble ; j’y réponds, bientôt il triomphe, et me fait enfin goûter ces douceurs où l’âme semble si bien partager le désordre des sens.

Après avoir satisfait cette première avidité du plaisir, je voulus savoir de Derval par quel événement il s’était trouvé là. Il balança quelque temps, biaisa, voulut me donner à deviner ; mais pouvais-je imaginer ? Des domestiques gagnés, un coup d’étourdi ? Ce n’était rien moins que tout cela. Rose, qui nous en avait entendu faire l’éloge, à la Valcourt et à moi, s’était avisée de le remarquer, et en conséquence de le trouver à son goût ; elle n’avait pas jugé à propos de lui cacher longtemps son inclination, et connaissant par expérience que pour éviter la tentation le moyen le plus sûr était d’y succomber, elle avait pris de justes mesures pour n’avoir rien à désirer. Derval de son côté avait saisi l’occasion : outre que Rose était d’une assez jolie figure, il avait avec raison conçu quelque espérance d’une intrigue qui lui donnait accès dans ma maison ; car il avait autant pris de goût pour moi que je lui en avais inspiré. Il s était assujetti à des assiduités et des complaisances pour Rose, et c’était raisonner juste ; il sentait bien qu’un homme peut imposer les conditions les plus dures à une femme, quand une fois il l’a réduite à la nécessité de ne pouvoir se passer de lui. Elle l’avait introduit cette nuit, et avait choisi le cabinet du bain pour y être sans doute mieux fêtée : effectivement, ce réduit voluptueux semblait-il tout exprès arrangé pour faire avantage à la nature ; oui, les forces s’y surpassaient.

On se souvient bien de la situation dans laquelle m’avait laissée M. Démery ; c’était dans cette crise que j’avais sonné ma femme de chambre, qui n’avait eu que le temps de fermer la porte sur Derval, ne s’imaginant pas que je dusse venir prendre sa place. L’ordre inattendu que je lui avais donné de préparer le bain l’avait jetée dans un nouvel embarras : à peine avait-elle eu le temps d’y descendre et d’en ouvrir la porte, qu’elle m’avait entendue dans le corridor qui y conduisait. Elle n’avait eu d’autre parti à prendre que de pousser Derval dans une armoire vitrée, d’où rien ne lui était échappé, et de laquelle je l’avais vu sortir avec autant de surprise que de confusion. De là l’inquiétude et l’extrême altération que j’avais remarquée sur le visage de Rose.

Ce que m’apprit Derval me mit bien à mon aise, à quelques petits mouvements de jalousie près, qui ne durèrent qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour les dissiper. La rivalité de Rose n’avait rien dans le fond d’offensant : je pouvais me regarder comme le principal but de cette intrigue. J’avais joué dans cette scène le rôle le plus intéressant ; d’ailleurs le plaisir de tenir un objet aimé des mains d’une rivale nous venge bien agréablement des moments qu’elle nous a dérobés ; car enfin l’heureux événement qui m’avait mise entre les bras de Derval, n’avait été nécessité que par les mesures qu’elle avait prises elle-même pour le recevoir entre les siens ; ce dont je n’eus cependant pas lieu de m’apercevoir au style vigoureux dont il m’exprima son ardeur.

Je ne fus pas plutôt rassurée sur les suites de mon aventure, que je jouis de l’inquiétude de Rose. Que j’y trouvais de charmes ! Je ne pouvais me résoudre à quitter Derval ; je ne me lassais point de lui faire répéter ce qu’il m’avait dit ; j’y trouvais un ordre, un arrangement supérieur aux précautions les mieux concertées. Mon secret n’était su que de celui qui avait le plus d’intérêt à le cacher ; point de tiers, point de confident ; les moindres soupçons au sujet de Derval, s’ils eussent été découverts, ne pouvaient que porter sur Rose, qui n’aurait pu détruire les preuves d’un commerce particulier qu’elle entretenait déjà depuis quelque temps avec lui. Tout contribuait à notre tranquillité, nous en profitâmes pour nous prouver un amour réciproque, et trouver les moyens de nous assurer dorénavant un bonheur que nous n’avions dû qu’au hasard. Il nous fallut cependant nous séparer après deux heures d’entretien, où nous n’avions sûrement pas perdu notre temps : il me réitéra ses caresses, et rentra dans son armoire.

Quelle différence de lui à M. Démery ! je puis dire à sa louange qu’après de très fréquentes récidives sa retraite fut encore des plus brillantes. J’ouvris la porte et sonnai Rose, qui ne me fit pas attendre ; jamais elle ne me parut plus diligente et plus maladroite. Son embarras me donnait une nouvelle satisfaction : je ne pouvais me résoudre à rentrer dans mon appartement ; et jugeant bien qu’elle souffrait avec peine le moindre délai, je poussai la malice jusqu’à lui reprocher la malpropreté du vitrage de l’armoire en question, vers laquelle elle s’avança avec empressement, au premier pas que je fis, sous prétexte de vouloir l’éclaircir.

Quelque besoin que j’eusse de me reposer, je ne pus me résoudre à la laisser libre avec Derval : je me fis remettre au lit ; je niaisai, je l’occupai jusqu’au temps à peu près auquel il m’avait dit devoir se retirer : ma jalousie n’était cependant guère fondée après ce qui venait de se passer ; rarement fait-on plus d’une fois l’impossible. Le sommeil m’ayant surprise, elle courut délivrer notre reclus, auquel elle témoigna tous les regrets imaginables, en pestant contre les importuns. Le mécontentement qu’il témoigna de cet accident l’exposa encore à essuyer avant de sortir une bordée d’assommantes excuses, qu’il ne reçut qu’en homme qui s’embarrassait peu d’y paraître sensible. Rose était une bonne fille, mais elle ne possédait pas l’art de persuader, ayant une grande facilité à beaucoup parler pour ne rien dire. Son flux de bouche ne put le retenir, il se retira dans le dessein de saisir cette occasion pour rompre un commerce dont le but venait d’être heureusement rempli : au moyen de quoi elle fut obligée de s’en tenir à ce qui s’était passé.

Il était déjà midi sonné le lendemain, que la compagnie, répandue de côté et d’autre, s’impatientait de ne pas nous voir paraître ; nous nous levions assez ordinairement à dix heures : chacun se préparait déjà à nous faire la guerre sur notre paresse ; il n’en fallait pas davantage pour être lutiné le reste du jour : on avait déjà lâché le propos. Il est bon de remarquer qu’on était comme persuadé de mon union avec M. Démery : sieur Valérie était entièrement oublié ; quelques circonstances avaient transpiré, j’avais pris le dessus, ainsi notre société se trouvait à son aise sur notre compte. Rose, à laquelle on avait dit qu’il était honteux d’être encore au lit, vint promptement m’éveiller : je me fis habiller, et descendis faire part à la compagnie de la manière dont j’avais passé une partie de la nuit. Ma précaution ne me sauva point de la plaisanterie. On me répliqua malicieusement que M. Démery avait sans doute aussi pris le bain, puisqu’il n’avait pas encore paru ; et comme je prévis, à l’enjouement d’un chacun, que le dîner ne se passerait pas sans quelque épigramme, où il pourrait bien se rencontrer quelques traits piquants pour lui, je témoignai de l’inquiétude à son sujet, et me rendis à son appartement, que je me fis ouvrir. Rien de plus à propos que ma démarche pour son état : qu’elle le soulagea ! Inquiet et humilié tout ensemble, il n’osait me regarder ; rougissant de la mauvaise impression qu’il m’avait laissée, il s’en estima d’autant plus malheureux, qu’il m’assura ne s’être jamais trouvé en pareil cas. À quoi je lui répondis que j’avais apparemment le don d’opérer des prodiges. Il sentit toute l’amertume de cette plaisanterie, et prenant le parti du silence, il ne la soutint qu’en homme qui connaît son tort. Il n’y avait effectivement qu’une réparation solide qui pût faire oublier le passé ; mais malheureusement une faute en entraîne toujours une autre : rarement les forces renaissent-elles de l’abattement, un succès dépend souvent de la sécurité avec laquelle on entreprend. Aussi je ne négligeai rien de ce qui pouvait le consoler. Je lui représentai sérieusement le tort qu’il me ferait en me jugeant capable de penser aussi communément que la plupart des femmes ; je lui rappelai que mon attachement pour lui, fondé sur l’estime et sur la reconnaissance, était trop détaché des sens pour être sensible à ce qui faisait le sujet de son chagrin ; que le sentiment épuré souffrait, avec raison, quand on le voulait subordonner à des plaisirs grossiers, qui lui étaient entièrement inférieurs ; qu’avec les gens sensés le tempérament n’était jamais l’organe du cœur, qui ne fait consister le vrai plaisir qu’en cette effusion réciproque, cette intimité solide que rien ne peut altérer ; que ce qui le chagrinait tant n’avait, après tout, rien d’humiliant qu’avec des femmes perdues, qui n’apprécient le mérite d’un homme que par la nature de sa complexion.

Ce raffinement de délicatesse, que mon âge et ma figure n’avaient assurément pas l’art d’appuyer, ne laissa cependant pas de le rassurer : il me témoigna combien il était sensible au soin que j’avais pris de prévenir son embarras ; me dit que, malgré toute la justesse de mon raisonnement, il fallait de l’effronterie et de l’habitude pour n’être pas déconcerté en pareille occasion, quoique cependant les effets du trop d’ardeur fussent clairement démontrés. Je convins avec lui du premier mouvement dont une vanité malentendue se rend toujours maîtresse ; mais je trouvai du ridicule à traiter sérieusement de pareilles misères, et lui établis l’indispensable nécessité de régler à ce sujet sa façon de penser sur celle des personnes qu’on fréquente. La conversation fut soutenue de ma part avec un air de vérité et un fond de raison qui acheva de le tranquilliser. Il s’habilla, nous descendîmes, on servit ; la compagnie, disposée à nous agacer, ne nous fit point grâce : les propos s’égayèrent à nos dépens, on nous fit toutes sortes de niches, et peu s’en fallut que M. Démery ne se déconcertât ; mais il prit enfin le dessus, et rappelant sa vivacité ordinaire, il se prêta au badinage, qu’il assaisonna lui-même des saillies les plus spirituelles. La journée se passa avec toute la gaieté possible : il ne fut question de rien entre lui et moi. Le lendemain il me demanda sa revanche avec tant d’instances qu’il fallut me rendre ; ce jour lui fut plus heureux que le précédent ; mais quelle différence de lui à Derval ! qu’un acte de complaisance est insipide ! J’eus cependant la politesse de lui en imposer par le manège ordinaire qui caractérise l’accomplissement du désir ; soupirs, langueurs, transports, rien ne fut épargné : les apparences les plus flatteuses l’assurèrent d’un goût décidé, qui par la suite m’assura toute sa confiance.

Il y avait déjà huit jours que nous étions à la campagne, lorsque quelques affaires nous déterminèrent à retourner à la ville. Nous nous quittâmes tous satisfaits les uns des autres, avec promesse de nous retrouver au plus tôt. On s’imagine bien que mon premier soin à Bordeaux fut de chercher les moyens de voir Derval, avec lequel je ne pouvais prendre trop de précautions pour échapper à la vigilance de Rose. Je pris le parti de lui écrire, et de lui représenter de quelle conséquence il était pour moi qu’il se méfiât de ma femme de chambre, qui vraisemblablement ne le perdait point de vue, me remettant d’ailleurs à sa prudence sur les expédients nécessaires pour nous faciliter quelque entrevue. J’eus le bonheur de rencontrer en lui un caractère entièrement opposé à celui de Bellegrade ; car il joignait à un véritable attachement toute la probité possible : il ne négligea rien pour ensevelir notre commerce dans le secret ; il le rendit impénétrable, et ne se démentit par aucune étourderie. Il refusa même constamment quelques légères attentions de ma part, que mon aisance pouvait me permettre, et dont la seule idée parut le révolter. Il serait ennuyeux de détailler les mesures que nous prîmes pour jouir paisiblement et sans risque ; il me suffit de dire que nous choisissions ordinairement pour le temple de nos délices la maison de quelques gens publics, pour rendre nos démarches moins suspectes. Heureux temps, que tu m’as causé de regrets ! L’un me cultivait l’esprit, l’autre me cultivait le cœur : je n’en étais que plus amusante et plus vive. On ne savait point s’ennuyer avec moi ; un air de satisfaction répandu sur toute ma personne annonçait mon bonheur et ma tranquillité. M. Démery s’en croyait seul l’auteur, il se rapportait à lui-même cette gaieté continuelle, comme un effet des douceurs qu’il me procurait ; on se persuade aisément ce qui flatte l’amour-propre : mes soins, mes caresses, mes complaisances, tout en moi lui marquait un cœur sincèrement épris, auquel il se livrait sans réserve.

Je vois qu’on fulmine contre moi : quelle noirceur, dit-on ! quelle perfidie ! voilà les femmes ! On s’exhale en injures contre tout le sexe. Voilà le discours ordinaire des gens qui ne voient les choses que d’un côté. Étrange simplicité ! Revenez de votre erreur, aveugles que vous êtes, faites à la raison le sacrifice de vos préjugés, et ne confondez pas la chose avec le mot. Il était question de rendre heureux M. Démery, voilà le but ; ce qui ne consistait que dans son imagination : cet objet rempli, qu’a-t-on à me reprocher de l’irrégularité de ma conduite ? Je dis plus, son bonheur, son bien-être dépendaient de mon infidélité, puisque c’est à cette même infidélité que je devais cet enjouement qui ne me quittait point, et qui faisait tout son bonheur. Il en était d’autant plus flatté, qu’il tirait de ma gaieté les conséquences les plus satisfaisantes. Mon commerce avec Derval, entièrement ignoré, n’avait rien qui pût l’inquiéter ; il croyait enfin me rendre lui seul telle qu’il me désirait. Supposant au contraire que j’eusse combattu mon penchant pour remplir les prétendus devoirs de la fidélité, je n’aurais pu vraisemblablement résister à un ennui, une mélancolie qui auraient bientôt excité des soupçons que les protestations les plus vives n’auraient pu détruire. Ce principe posé, je conclus que la fidélité n’est qu’une vertu inutile ; qu’elle cesse même d’être vertu, quand, loin de nous rendre heureux, elle altère notre bonheur. Ce qu’on appelle bien comme ce qu’on appelle mal, cesse souvent d’être, l’un ou l’autre, ce qu’il nous paraît dans le premier point de vue. Les effets résultants d’une action devraient seuls la caractériser : que de preuves convaincantes de ce que je viens d’avancer ! M. Démery n’eut jamais d’aussi beaux jours avec moi que ceux que je passai avec Derval. Le moment de notre séparation vit bientôt naître ses inquiétudes. L’Opéra ayant pris des arrangements pour Toulouse, il fallut me résoudre à l’éloignement de mon amant ; rien ne put l’arrêter, il eut assez de force pour refuser les offres que je lui fis de le retenir. Que je payai cher l’habitude que je m’étais faite de ne pouvoir me passer de lui ! Après m’avoir témoigné les plus sensibles regrets, et réitéré les assurances d’un prompt retour, il partit et me laissa dans un état encore bien plus difficile à feindre qu’à supporter. Il était cependant de conséquence de ne donner aucune prise sur moi de ce côté par la moindre altération. Je ne parle point de la douleur de perdre un amant aimé ; je ne cherche point à peindre ces situations affligeantes, qu’on ne soulage que par la facilité qu’on a de s’y livrer ; rien de plus ordinaire : mais comment exprimer ces difficultueux efforts pour faire céder à un feint enjouement la tristesse la plus amère ?

Comment rendre la violence qu’il faut se faire continuellement pour paraître ce qu’on n’est pas ? Qu’on ne nous reproche point l’art de feindre, nous le payons souvent bien cher par les efforts qu’il nous coûte. Il me fallut enfin, les huit premiers jours, me mettre à l’unisson des plaisants sur le compte de ceux qui avaient perdu leur Armide : oui, il me fallut affecter une liberté d’esprit satyrique, dont je me sentais intérieurement le principal objet. Quel personnage ! qu’il me parut dur à soutenir ! J’avais en vérité grand besoin que ce temps se passât ; je me sentis bien soulagée dès que je pus me livrer à mon chagrin. M. Démery ne tarda guère à se ressentir de ma mélancolie, il ne négligea rien pour en pénétrer le sujet ; mais ses recherches furent inutiles, et cette douce sécurité, dans laquelle il avait jusque-là vécu avec moi fut bientôt suivie d’inquiétudes et de soupçons vagues qui n’aboutirent à rien. Sa générosité ne me laissait rien à désirer, chaque jour il ajoutait à ses bienfaits : rien ne me manquait ; que pouvait-il penser ? Non que l’absence de Derval m’eût rendue inconsolable, mon défaut dominant ne fut jamais la constance ; mais enfin je sentais un vide qui me changeait totalement ; on ne me trouvait plus ce fonds de gaîté auquel on s’était accoutumé : je m’avisais de raisonner sensément ; je ne rencontrais plus aussi heureusement ces petites folies qui font le succès de la plupart des jolies femmes : je n’affectais plus de prendre le parti des ridicules à la mode ; je n’avais plus de grâce à médire, je suivais indifféremment le ton de la compagnie, sans chercher à le donner : ma conversation était devenue insipide par une uniformeté de sentiment, où il manquait le sel de la contrariété ; je ne variais par aucun de ces caprices amusants qui me rendaient toujours nouvelle. Quelque sensé que fût M. Démery, il aimait ces petits talents dans une maîtresse. Un raisonnement solide n’avait en moi de quoi lui plaire, qu’autant qu’il en tirait avantage pour excuser ses faiblesses. Il s’aperçut que je me livrais moins à ses caresses ; il en conçut un vrai chagrin, qu’il ne me témoigna qu’avec toute la timidité d’un homme qui craint d’avoir déplu : il me réitéra ses instances pour m’engager à lui ouvrir mon cœur ; il devint enfin malheureux. Voilà cependant les effets de ma fidélité. Vertu chimérique, que tu coûtes cher à ceux qui te recherchent indistinctement ! tu n’es qu’un bien fugitif après lequel on court, et dont on prend le plus souvent l’ombre pour la réalité.

La situation de M. Démery me fit mieux que jamais sentir la nécessité de lui associer quelqu’un : je connus, par les efforts inutiles que je m’étais faits, qu’il n’y avait qu’une nouvelle intrigue qui pût me remettre dans mon assiette ordinaire ; je me fis une raison en sa faveur, et me déterminai à dissiper ses soupçons par ce qui semblait seul les devoir confirmer. Cette résolution me rendit un air de sérénité qui commença à rétablir le calme dans son esprit ; il se fit l’application de mon changement, auquel il m’encouragea de plus en plus par tout ce que son imagination lui put suggérer d’amusant. Comme je n’étais point absolument pressée sur le choix de celui que je voulais m’attacher, je ne m’occupai plus qu’à examiner exactement et sans prévention les différents caractères des jeunes gens qui faisaient partie de nos sociétés ; je ne pouvais prendre trop de précautions, Bellegrade m’avait appris à me tenir en garde contre les scélérats : je m’étais accoutumée à ne regarder les bonnes qualités de Derval que comme un piège, duquel il fallait me défier, et qui pourrait me rejeter dans quelques nouveaux malheurs. La perte de ce dernier m’avait affligée pendant six semaines, après lesquelles j’avais réfléchi sur l’abus qu’il y a à se désespérer : j’y pensais quelquefois, mais sensément et sans frénésie. On lia plusieurs parties de campagne, dans lesquelles on ne me donna pas le temps de m’ennuyer : il n’y avait que celle de M. Démery, pour laquelle, toute gracieuse qu’elle était, j’avais pris un dégoût que toute ma complaisance ne put dissimuler ; aussi ne me pressait-il plus d’y séjourner : mais m’ayant ouï faire l’éloge d’une jolie maison à une lieue de Bordeaux, appartenant à une madame du Bellois, qui y rassemblait nombreuse compagnie, il me proposa de me faire faire connaissance avec elle. La chose ne fut différée qu’à la première occasion, que fit bientôt naître un de ses parents, qui avait passé quelques jours à celle de M. Démery, où il avait été parfaitement bien reçu. Il demanda, de la meilleure grâce du monde, qu’il lui fût permis de faire sa cour à sa parente, en lui présentant une personne qui ne pouvait, disait-il, que faire le plaisir des sociétés les mieux choisies. Le surlendemain je me rendis chez un ami commun, où l’on savait que devait se trouver madame du Bellois : on m’annonça comme réunissant tous les talents qui forment une personne accomplie. Nous commençâmes, selon l’usage, par nous lier étroitement, madame du Bellois et moi, sans nous connaître ; nous nous dépêchâmes de nous aimer, sans trop savoir pourquoi, sauf à nous haïr après avec la même rapidité. Notre intimité fut scellée par un médiateur, pendant lequel nos distractions continuelles se chargèrent du soin d’annoncer combien nous étions occupées l’une de l’autre : le jeu fini, nous ne nous quittâmes, bien entendu, qu’aux conditions de nous revoir, et au plus tôt. Nous décidâmes que j’irais le lendemain dîner chez elle ; je n’eus garde d’y manquer : j’ai toujours fort aimé les nouvelles connaissances. Le surlendemain elle vint dîner chez moi ; ce fut là que nous ne pûmes comprendre comment nous avions pu jusqu’alors nous passer l’une de l’autre. Quelques jours après nous partîmes pour sa campagne, où je restai quelques jours, pendant une partie desquels M. Démery fut obligé de faire un voyage à Toulouse pour quelques affaires. J’eus tout lieu d’être satisfaite et de l’accueil que j’y reçus, et de la situation du lieu. Je m’appliquai à y étudier mon monde, et je ne puis me dispenser de donner quelque idée de ceux de notre société qui me parurent les plus remarquables. Je dois, par bienséance, commencer par la Dame du logis, dont je vais analyser les traits et le caractère.

Madame du Bellois, qui, dix ans auparavant, aurait encore pu passer pour fraîche, et à laquelle il ne restait plus qu’une extrême envie de paraître, était une femme mûre, qui, par un maintien continuellement méthodique, courait encore après l’adolescence. Quoiqu’elle se conseillât régulièrement avec sa toilette, pour l’emprunt d’un certain extérieur, il était défendu de s’en apercevoir ; c’était l’étiquette de la maison : on ne lui faisait jamais mieux sa cour qu’en l’aidant à déclamer contre les femmes plâtrées, c’était son terme ; soutenant envers et contre toutes les propriétés de l’eau fraîche pour le teint. Sa figure en gros n’avait rien de ridicule : un front ouvert, peu de sourcils, le nez petit, les joues remplies, la bouche grande et vermeille, quelques dents, le menton gracieux, la peau jaune, les cheveux châtains, la gorge flexible, et les bras nerveux. Je fus peut-être la seule qui eus la malice de la surprendre à visage découvert : il ne fallait pas être maladroite, car il n’était jamais jour chez elle qu’elle n’eût peint ses sourcils, couché ses teintes, assuré ses dents, mis un corps et de fort grandes manchettes. À l’égard de ses manières, il fallait une complaisance à l’épreuve pour les trouver séduisantes ; c’était une grosse gaieté, une vivacité bruyante, des éclats de rire convulsifs, des minauderies enfantines, des regards étudiés, des délicatesses affectées et mille autres petitesses qu’on passe tout au plus au printemps d’une jolie figure.

Son caractère, n’ayant rien de méchant dans le fond, ne savait point pardonner ce qui pouvait blesser son amour-propre ; sociable d’ailleurs avec tous ceux qui se chargeaient du soin de l’admirer : s’imaginant toujours rencontrer le plaisir dans le tumulte d’une compagnie nombreuse, elle ne négligeait rien pour la rassembler. Comme elle ne voulait rien me laisser ignorer de ses arrangements avec un certain M. Demelville, Conseiller au Parlement, qui nous attendait depuis quelques jours à sa campagne, elle m’y présenta comme une personne d’autant plus accomplie, qu’il ne lui avait fallu qu’une heure d’entretien pour connaître tout le transcendant de mon mérite. Le robin, composant ses grâces, me dit d’un air pincé, qu’un pauvre reclus comme lui n’était plus à plaindre dans sa retraite, lorsqu’une aussi aimable personne voulait bien se charger du soin de l’embellir ; que ne négligeant rien pour m’y amuser, il se trouverait trop heureux d’y pouvoir réussir. Je lui répondis sur le même ton, en lui témoignant l’embarras où je serais infailliblement de soutenir l’idée avantageuse qu’on lui avait donnée de moi ; que je le priais de se prêter au badinage de son amie. Celle-ci repartit, avec dignité, que l’éloge n’était jamais chez elle que l’effet du discernement. M. Demelville était un petit homme à manières, enivré de lui-même, dont le moindre défaut était celui de ne s’en croire aucun ; d’autant moins aimable qu’il cherchait plus à le faire ; se respectant autant qu’il méprisait les autres ; ne s’énonçant jamais que de concert avec sa chevelure ; guindé dans ses expressions ; faisant le capable ; dictant ses décisions ; interrogeant toujours, ne répondant jamais ; piquant sans esprit, et jouant alternativement la pétulance du petit-maître et la gravité du Magistrat. Ces petits talents réunis lui avaient acquis un despotisme décidé sur le cœur de madame du Bellois, à laquelle il avait la complaisance d’aider à manger un revenu assez honnête que lui avait laissé depuis peu la mort de son mari, homme fort à son aise, qu’elle avait épousé en secondes noces.

Deux de ses nièces, auxquelles elle ne pouvait pardonner d’être plus jeunes qu’elle ; son cousin, un médecin profond dans la qualité de l’eau chaude, un Gascon modeste, deux vieux militaires qui n’aimaient point le trictrac, une semi-dévote et un récollet formaient notre compagnie, dont je ne cessai de captiver l’attention. Les quatre premiers jours, après lesquels la vanité fit avec raison valoir ses droits, ma nouvelle amie s’aperçut apparemment que mon mérite obscurcissait le sien ; son amour-propre offensé me rendit responsable des empressements qu’on me témoignait : les politesses de M. Demelville lui parurent autant de larcins que je faisais à ses charmes surannés. Elle m’avait aimée de bonne foi, elle commença à me haïr cordialement ; ce que je ne pus lui réciproquer avec le même avantage, ses tracasseries n’ayant rien dans le fond que de risible. J’eus même soin de remettre les choses sur l’ancien pied, et lui restituai, de concert avec la compagnie, le droit de primer à son ordinaire. Nous nous amusâmes beaucoup à la chasse, à la pêche, à la promenade ; je ne négligeai rien de ce qui pouvait me débarrasser de M. Demelville, dont les fadeurs ne m’amusaient pas plus que sa bonne amie. Je me servis de la liberté de la campagne pour déboutonner notre récollet, qui, quoique prédicateur, ne m’avait pas l’air d’être toujours occupé du soin de paître les agneaux du Seigneur : j’avais observé certaine grosse brebis régulièrement adhérente à ses chastes côtés, et j’en avais tiré quelques conjectures. Madame Charon, c’était son nom, était une bonne chrétienne d’environ trente-cinq ans, taillée à profit, dont la gorge aurait pu dans l’obscurité faire prendre le change ; des yeux noirs ombrés d’une paire de sourcils significatifs, un nez comme un autre, la bouche fraîche et un menton à deux rangs : ces appas, tout robustes qu’ils étaient, comme on voit, pouvaient bien encore être de ressource au démon de la chair, pour faire niche à un Séraphin. À l’égard de ses manières, elles étaient édifiantes ; séquestrée du commerce de la satire, elle ne semblait en faire grâce qu’à charge de revanche ; humaine au possible, bonne pâte de femme, exacte à ces dehors de piété par lesquels on réussit si bien à en imposer : tenait-on quelques propos gaillards, madame Charon baissait les yeux, comme pour méditer avec plus de recueillement sur la nature du sujet, après quoi ses regards furtifs ne s’élançaient sur sa Révérence qu’avec les précautions d’un œil qui craint de se trahir. Les inquiétudes qu’elle avait témoignées à mon sujet, lorsque je parlais au père Ange, achevèrent de me confirmer dans mes soupçons : j’avais hasardé quelques plaisanteries avec lui, au sujet desquelles je dois ici lui rendre justice, en dépit de tous les mauvais plaisants et avouer de bonne foi que je ne lui trouvai pas absolument toute l’effronterie dont les méchants esprits prétendent que le froc était entiché. Comme je craignis avec juste raison que la grosse brebis n’outre-passât avec moi les bornes de la charité, si je venais à la chagriner, je pris le parti de la mettre à son aise de ce côté, en l’engageant à être de nos promenades et de nos entretiens. Il avait la réputation d’avoir de l’esprit ; mais son état ne lui permettait pas de s’ouvrir sur certaines matières que j’aurais été bien aise de lui entendre traiter, et je ne me sentais pas d’humeur à acheter sa confiance.

Tout bien considéré, je ne trouvai là personne qui pût remplir mon projet, ce qui abrégea mon séjour à cette campagne, tout aimable qu’elle était. M. Démery revint de Toulouse le douzième jour de son départ ; et avant de retourner en ville je lui fis entendre qu’il serait à propos d’engager madame du Bellois et M. Demelville à venir passer à leur tour quelque temps à sa maison pour laquelle j’avais jusqu’alors montré tant de répugnance : il goûta avec plaisir ma proposition, et la fit accepter aussitôt, ne voulant point être en reste. Nous prîmes congé de la compagnie, nous nous en revînmes en ville où les autres ne tardèrent guère à se rendre. Je trouvai la Valcourt sur le point de son départ, au sujet duquel elle ne me donna pas tous les éclaircissements que je parus désirer. Nous redoublâmes nos amitiés ; je n’avais pas oublié ses services : je la regrettai comme une véritable amie pendant un jour entier. Je lui recommandai encore le secret sur mon aventure avec Bellegrade ; elle me le promit et ne me le tint pas : c’est l’usage. Je fus encore trop heureuse que mon intrigue avec M. Démery n’eût rien de contraire à ses vues ; il en aurait été de même qu’il en arriva par la suite.

Trois semaines après notre retour nous partîmes pour notre campagne, à laquelle nous emmenâmes madames du Bellois et M. Demelville : nous y passâmes quelques jours avec tout l’agrément imaginable. Connaissant le caractère de la bonne dame, j’eus soin de faire les honneurs de la maison par toutes les attentions les plus recherchées et les complaisances imaginables ; chacun se prêta à mon dessein, et il ne fut question que d’elle. Pour son ami M. Demelville, il était dans une continuelle admiration de ce qui s’offrait à sa vue ; c’étaient des peintures choisies, un ameublement d’un goût exquis, des porcelaines d’une finesse achevée, une distribution d’appartements unique, enfin tout ce que les ressources de l’art offrent de plus curieux à un homme en état de les bien payer.

Il y avait déjà huit jours que nous menions une vie toute délicieuse, lorsque le souvenir de Derval vint m’affliger ; nos appétits satisfaits, il nous naît toujours des désirs : telle est la condition humaine. Je me rappelai avec regret la privation de ces plaisirs vifs que m’avait fait goûter son ardeur. Je descendis un jour à cinq heures du matin au bain fortuné, où chaque circonstance se retraça, et m’échauffa infructueusement l’imagination ; je songeai de nouveau à la nécessité de satisfaire mon tempérament, sans pouvoir encore me déterminer à laisser tomber mon choix : les difficultés m’affligèrent, et pour prévenir l’abattement dans lequel je m’apercevais que me plongeaient ordinairement trop de réflexions à ce sujet, je pris une brochure gaillarde avec laquelle je descendis au jardin, dont une porte de derrière communiquait à un petit bois qui s’étendait jusqu’au grand chemin. Je m’y enfonçai ; je lus, je me reposai, j’admirai la nature, j’écoutai le gazouillement des oiseaux, j’enviai la liberté de deux rossignols dégagés de toute bienséance ; je philosophai lubriquement sur cette fermentation générale qui réduit le moindre insecte à la nécessité de se reproduire par l’appétit du plaisir, qui est naturel à tous les êtres. Qui peut, me disais-je à moi-même, avoir introduit ces règles austères, ces principes de continence par lesquels il serait honteux d’exiger indifféremment du premier venu ce qui lui procurerait du plaisir à lui-même ? Ne serait-ce point des voluptueux, qui eussent senti que le plus ardent désir est ordinairement enfant de la contrainte ? Me dira-t-on que cet usage tend au bien de la société ? je le nie ; car enfin cette société est un tout composé de plusieurs parties, qui trouveraient infailliblement leur compte au petit arrangement que je me figure. Ce qu’on dit du tempérament est un besoin comme celui de boire et de manger. Bien d’autres que nous n’ont point cette politique ; les Anses, le Nazamones, les Massagettes et autres ne se gênent point ; il n’y a chez eux de nécessaire à cet acte que le consentement des parties ; ils ne regardent point comme brutale une action qui n’est point revêtue des formalités du secret et des bienséances ; qu’avec raison Montaigne dit que nous sommes bien brutes d’appeler brutale l’opération qui nous fait ! À ce raisonnement je voulus faire encore succéder ma lecture ; mais je n’eus pas les yeux dessus mon livre, que j’entendis près de moi respirer quelqu’un qui semblait se réveiller : un petit mouvement de frayeur me fit retirer ; mais qu’on se rassure aisément quand on est amoureuse ! Je retournai tout doucement vers le feuillage d’où j’avais entendu quelque bruit, et je ne fus pas peu surprise d’y trouver une jeune fille endormie, d’environ seize ans, dont la figure était aussi régulière que jolie. Que de grâces répandues sur toute sa personne, quoique fort simplement mise ; je ne ressentis point, en vérité, ce premier mouvement de jalousie dont on nous accuse à l’aspect de celles dont les agréments égalent ou surpassent les nôtres. Mon cœur se décida pour elle : que de charmes ne trouve-t-on pas dans une belle peau, des couleurs vives, une bouche coupée par les grâces, de belles dents, un menton gracieux, un nez proportionné, des sourcils dessinés et un honnête embonpoint ! Qu’on se laisse aisément prévenir par un extérieur avantageux ! Son ajustement, assez médiocre, me rassura sur l’embarras où j’étais de m’y prendre pour satisfaire ma curiosité à son sujet. Impatiente enfin de lui parler, je réveille ma dormeuse, en lui représentant le danger qu’il y avait à dormir dans ce bois, où une fille ne pouvait être en sûreté ; elle me témoigna quelque surprise, rougit, me remercia et me dit que la fatigue d’une lieue de chemin l’avait engagée à se reposer dans ce lieu, où elle s’était assoupie. Je l’interrogeai avec cet air de bonté qui désigne plus d’intérêt que de curiosité, et j’appris avec un ravissement inexprimable qu’elle devait aller joindre une voiture qui la mênerait à Agen, chez une vieille dame, au service de laquelle elle devait entrer, moins sur le pied de domestique cependant, que pour lui tenir compagnie. Quelle découverte ! avec quel empressement ne cherchai-je point à en profiter ! L’arrangement de son discours me fit entrevoir beaucoup de simplicité, qui ne nuisit point à mes vues ; car m’ayant nommé un nom qu’elle me dit être celui de la vieille dame, dont je n’avais jamais entendu parler, je lui en fis un portrait si disgracieux qu’elle me parut s’en effrayer. Ce qu’il y avait de comique à cette scène, c’est que nous nous trompions toutes deux pour mieux venir à notre but. Je lui exposai adroitement les avantages qu’elle pourrait trouver à mon service, si elle voulait remplacer ma femme de chambre, qui effectivement me tourmentait depuis un mois pour avoir son congé. Je ne m’en tins pas là, j’ajoutai que je réglerais mes égards pour elle sur la régularité de sa conduite et de son attachement pour moi : je m’aperçus qu’elle s’accoutumait à me regarder, et je démêlai bientôt, au travers de son embarras, que je lui faisais autant d’impression qu’elle m’en avait fait. Elle accepta ma proposition, que je jugeai lui être agréable par les promesses infinies qu’elle me fit de m’être entièrement dévouée. Il fut d’autant moins question de ses gages, qu’elle rejeta ma proposition à ce sujet, comme injurieuse à son désintéressement. Sentant bien que ma rencontre, toute satisfaisante qu’elle était pour mon caprice, n’avait rien qui pût faire trouver sensé le choix d’une femme de chambre au milieu d’un bois, je n’eus garde de m’en vanter, bien moins encore de l’arrêter tout de suite à mon service ; je pris le parti de l’envoyer à Bordeaux, dont nous n’étions éloignés que de trois lieues : je lui donnai mon adresse, et j’écrivis à ma cuisinière un billet, dont je chargeai un paysan qui arriva avant elle. Je lui demandai son nom, elle me dit qu’elle s’appelait Cécile ; je lui recommandai de dire chez moi que c’était mademoiselle Valcourt qui me l’avait adressée ; je le mandai de même dans le billet ; ainsi tout se passa comme je le désirais. Elle me répéta encore combien peu elle était au fait d’une toilette, et c’est ce dont je ne m’embarrassais guère. Je lui indiquai où elle trouverait un bateau pour descendre la Garonne ; je la quittai, et lui dis qu’elle me reverrait bientôt à Bordeaux.

Qu’on ne s’impatiente point du détail qu’on a pu et qu’on pourra entendre sur le compte de Cécile ; elle jouera un rôle assez intéressant pour qu’on s’occupe d’elle.

Quel changement n’opère pas en nous une fantaisie ! avec quelle rapidité une impression n’en efface-t-elle pas chez nous une autre ! Je ne songeai plus à Derval : uniquement occupée de Cécile, je ne pouvais me lasser d’y songer. Je rentrai dans mon appartement d’une humeur, d’une gaieté dont je ne m’étais de longtemps trouvée ; jamais je n’eus tant d’esprit que ce jour-là. M’apercevant cependant le lendemain qu’on se disposait à séjourner encore du temps à la campagne, je pris de justes mesures pour rompre celles de nos convives ; une indisposition de commande sonna le tocsin ; on appela un Hyppocrate moderne, auquel je dis ce que je voulus : il raisonna comme il put ; mais je lui dictai toujours à bon compte une ordonnance pour retourner en ville.

Madame du Bellois devint insoutenable jusqu’au moment de notre départ, par ses assiduités assommantes ; M. Demelville se contentait de hocher la tête mystérieusement, raisonnant quelquefois à perte de vue sur les symptômes de mon mal, auquel il prétendait se parfaitement connaître. J’eus tout lieu de rire intérieurement du trouble qui déconcertait la partie. Je rappelai ma santé avec autant de facilité que je l’avais perdue, et madame du Bellois conclut en chemin que l’air du lieu m’était contraire, ainsi qu’elle l’avait remarqué dès le premier jour. Je ne fus pas plutôt arrivée chez moi qu’ayant tiré Rose en particulier, je lui annonçai qu’elle pouvait prendre son parti : elle l’accepta aussitôt. Mes conjectures à son égard se trouvèrent véritables ; elle ne pouvait résister au désir de revoir Derval, et elle ne m’avait demandé son congé depuis un mois que pour essayer de le rejoindre à Toulouse, ainsi que je l’appris par la suite : je lui fis son compte, lui payai ses gages, et dès le lendemain elle partit. Cécile s’approcha de moi avec tout l’empressement possible, chercha à se rendre nécessaire, me demanda l’état de ma santé, me montra toute l’adresse et la bonne grâce possible tant qu’il ne fallut rien faire. On a raison de dire que tout nous plaît indistinctement dans un objet aimé ; son embarras pour me déshabiller me réjouit infiniment : une espèce de tremblement, que j’attribuais à la crainte de ne pas réussir, lui tenait compte auprès de moi de ce qu’elle aurait voulu faire ; elle ne m’en paraissait que plus charmante. Quels yeux que ces yeux dont je n’ai rien dit ! Je l’ajustai proprement et recommandai à Nicole ma cuisinière et à la Forest d’avoir quelque attention pour elle, feignant qu’elle m’eût été recommandée. Il n’était pas besoin de donner cet avis à mon laquais, elle ne pouvait que lui plaire. Je la prévins sur tout ce qui pouvait lui rendre la vie douce et gracieuse : je recueillais tout à mon aise le plaisir qu’il y a à en procurer à ce qu’on aime ; car enfin je l’aimais véritablement. Je n’entreprendrai point de définir un attachement dans lequel on ne peut se proposer aucun but ; mais enfin c’en était un, elle remplissait dans mon cœur ce vide dont je me plaignais si souvent. Je ne songeais déjà presque plus même aux arrangements que je m’étais proposés ; j’étais contente et satisfaite, je lui faisais de petites confidences, je l’éprouvais, j’essayais sa façon de penser ; jalouse de secrets, je désirais qu’elle en eût à me confier ; lorsque j’étais seule je la faisais manger avec moi. M. Démery ne fut pas des derniers à m’en faire compliment ; il lui trouva un air tant distingué, et vit avec plaisir que j’avais des égards pour elle : je découvris à n’en pouvoir douter qu’elle s’attachait à moi, il ne me restait qu’à lui faire perdre certains embarras, certaines rougeurs aux moindres libertés que je me permettais devant elle. Depuis cinq mois qu’elle était avec moi je n’avais rien négligé pour l’engager à me regarder plutôt comme sa compagne que comme sa maîtresse. J’eus grand soin qu’elle ne me quittât pas dans quelques parties de campagne que nous fîmes chez nos amis pendant le reste de la belle saison, après laquelle nous nous confinâmes tout à fait en ville, où nous ne négligeâmes rien à notre ordinaire pour bien passer notre temps : jeu, spectacle, concert, société choisie, pleine satisfaction de la part de M. Démery, continuel enjouement de la mienne, tout contribuait à nous faire rechercher. Nous avions grand soin de varier nos amusements. À ces soupers fins, dans lesquels le champagne fait les honneurs de la bagatelle, nous en faisions succéder de plus sérieux, dans lesquels quelques savants nous occupaient plus utilement. Le goût infini que j’avais pour ces conversations faisait disparaître la petite-maîtresse : je dévorais ces entretiens philosophiques, où l’homme, dépouillé du préjugé, approfondit et raisonne de bonne foi.

Je me plaisais à entendre démontrer ces vérités auxquelles la plupart ne se refusent que par amour-propre ; et en effet, qu’une chose soit humiliante, est-ce une raison pour qu’elle cesse d’être ce qu’elle est ? Le Don Quichotte d’une opinion établie et autorisée par le temps, croit-il m’en démontrer la vérité en me représentant, avec la Bruyère, combien il serait affligeant de pouvoir la révoquer en doute : qu’avec raison on remarque que de toutes les opinions des hommes il n’y en a presque point qui ne chatouillent leur vanité ?

Nos assemblées se trouvèrent pour quelque temps interrompues ; M. Démery fit un voyage d’un mois, pendant lequel j’eus bien à me féliciter de mon bonheur. Après les adieux ordinaires et les instances réitérées de précipiter son retour, nous nous quittâmes. Je sortis rarement depuis : on vint me voir, on chercha à me désennuyer par les nouvelles du jour, les querelles, les tracasseries, enfin toutes les misères qui occupent les gens désœuvrés. M. Demelville, qui me connaissait assez peureuse, ayant beaucoup plaisanté sur mon veuvage, s’avisa de me faire un conte à sa fantaisie, c’est-à-dire fort mauvais, dans lequel il fit intervenir un sylphe familier, qui, depuis longtemps, faisait la cour à une dame de sa connaissance : il me la nomma, attesta la chose, l’appuya de circonstances, ajouta qu’en amant discret il n’entrait jamais que la nuit et par la cheminée, que c’était un fait. Nous rîmes beaucoup du commerce d’une mortelle avec un aérien. J’évaluai M. le sylphe d’une nature à ne pouvoir satisfaire une dame que par le cœur : M. Demelville soutint le contraire, et après un long verbiage, conclut que j’avais tout à craindre que la nuit suivante il ne prit fantaisie à M. l’habitant des airs de venir me désabuser. Je n’étais assurément pas peureuse au point de m’effrayer de cette menace ; mais quand j’aurais encore été plus rassurée, il ne m’aurait pas été possible de tenir au petit événement qui m’effraya tout de bon. On peut dire que le hasard concilie quelquefois des circonstances bien propres à exercer l’imagination. Nous avions soupé tête à tête Cécile et moi, la plaisanterie du Robin avait donné lieu à un badinage qui avait duré toute la soirée ; il y avait déjà une heure que j’étais couchée ; ne pouvant dormir, je réfléchissais au conte du sylphe, lorsque j’entendis distinctement traîner une porcelaine sur ma cheminée : je sonnai mon laquais, j’appelai Cécile, qui couchait dans une petite chambre qui répondait à la mienne. La tranquillité avec laquelle elle entendit le tintamarre qui se faisait par intervalle m’impatienta ; j’étais furieuse d’avoir peur toute seule. La Forest entra précipitamment avec de la lumière, et courut à la cheminée, sur le rebord de laquelle il aperçut une grosse souris empêtrée dans un petit filet de soie, sur lequel était posée une petite figure de porcelaine. La prisonnière tirait après elle le filet et le magot, et les efforts redoublés pour s’évader faisaient le vacarme qui m’avait fait une si belle peur ! je crus que les éclats de rire ne finiraient plus. Cécile en pleurait, et j’en aurais ri d’aussi bon cœur moi-même, si quelqu’autre y eût été attrappé. Cette aventure, qui nous avait mis d’une humeur charmante, me fit naître une idée de laquelle j’essayai de tirer parti, après avoir renvoyé La Forest, auquel j’ordonnai de laisser de la lumière.

Quoique je fusse entièrement rassurée, je saisis cette occasion pour faire coucher Cécile avec moi, ce dont j’avais depuis longtemps envie : quelques légers prétextes qu’elle m’apporta pour s’en dispenser ne me rebutèrent pas ; j’insistai et lui dis que pour la punir de la tranquillité avec laquelle elle avait vu ma frayeur, j’étais absolument résolue à l’empêcher de dormir de la nuit. Après quelques façons il fallut se rendre : elle entra dans mon lit, où je commençai par lui faire toutes sortes de niches. Je l’agaçai, je la lutinai, je fus curieuse, je voulus qu’elle le fût : n’y a-t-il pas des moments où l’on est folle ? Je me rappelai ceux que j’avais passés avec Sophie, je désirai les retrouver avec elle : mais rien ne me réussit ; l’obstination avec laquelle elle se tînt retranchée ne me laissa que fort peu d’avantage. Il y avait de quoi s’intriguer d’une résistance aussi opiniâtre ; car enfin les jeunes filles sont toutes les mêmes, et celle-ci n’avait rien dans ses yeux et sa physionomie qui ne démentît toutes ses simagrées : d’ailleurs l’occasion dans une passade supplée au goût décidé qu’on n’a pas pour une chose. Ne voulant cependant pas l’effaroucher, je finis mes tentatives avec d’autant plus de curiosité que je l’avais moins satisfaite, bien résolue toutefois de la surprendre à propos. J’en étais aux soupçons, sans trop savoir quel en devait être l’objet ; on a peine à s’imaginer qu’une fille comme une autre soit sotte à ce point-là : il est bien vrai que Cécile m’avait dit n’avoir jamais été au couvent, ce qui ne laisse pas de mettre au fait une jeune personne, et lui former le goût. Je m’endormis enfin, bien persuadée qu’elle n’en ferait pas de même, et c’est où je l’attendais. Le lendemain je badinai beaucoup sur ses difficultés mal entendues ; elle se défendit assez mal, soupira, et me fortifia encore par son embarras dans le dessein de me satisfaire. Je savais qu’elle était dormeuse, ainsi j’eus la malice de l’occuper tout le jour, me doutant bien qu’elle ne pourrait veiller une seconde nuit : ce qui arriva comme je l’avais prévu ; car l’ayant encore obligée de coucher avec moi, elle ne fut pas plutôt au lit qu’elle s’endormit. Je voulus, avant de m’approcher d’elle, donner à ses sens le temps de s’appesantir ; mais le sommeil trahit bientôt toutes ses précautions et prévint mes désirs. Comment rendre la surprise, le transport, l’ivresse où je me vis passer dans un instant ? Moments uniques, vous fûtes les plus beaux de ma vie ! que ne duriez-vous toujours ! Ah, Cécile ! Cécile ! est-ce à votre âge qu’on a tant de simplicité ? Je l’entends enfin qu’elle s’agite, qu’elle se retourne ; sa respiration précipitée m’annonce sa tendre émotion : elle s’approche de moi, me rencontre, m’embrasse ; ses mains libertines abandonnent leur poste pour se servir d’un bien différent ; sa bouche brûlante se colle sur mes lèvres. Je tremble qu’elle ne se réveille, je demeure immobile ; quelques mouvements imperceptibles lui facilitent son dessein ; ma main ne veut point être en reste : je cherche à figurer, je touche… Mais Ciel ! quelle est ma surprise ! la métamorphose la plus brillante m’apprend que je n’ai plus de femme de chambre. Il est des frayeurs dont on ne meurt point. Quelque bégueule eût sonné en pareil cas ; mais je m’en gardai bien : au contraire, je m’assurai du phénomène. Je sentis bien que le plus prudent était de tirer parti de la conjoncture, et voyant aux apparences que le jeu allait devenir sérieux, je pris patience. Effectivement ne tarda-t-il pas à l’être ; car mademoiselle Cécile, qui n’avait l’autre nuit agi qu’en écolier, s’avisa de rêver en maître. Ô trois fois bénigne Morphée ! que tes pavots sont précieux quand c’est l’Amour qui les verse ! Pour juger des délices où je me vis plongée, qu’on se représente la situation nouvelle où je me trouvais alors : tout y était propre à disposer au plaisir ; un goût décidé pour Cécile, une sensuelle curiosité que ses refus n’avaient qu’irritée ; les propos libres que je lui avais tenus, sa démarche pour me satisfaire, et enfin l’heureuse découverte, par laquelle je me vois au comble de la volupté : qu’avec raison quelques-uns remarquent que la préparation du plaisir vaut tout le plaisir même ! Oui, je trouvai quelque chose de sensuellement amené dans la façon dont je découvris une si chère erreur ; je trouvai un raffinement de goût inexprimable dans cette jouissance dérobée, ces arrhes secrètement reçus d’un amant en corset et en tour de gorge. Quelle réjouissante perspective ! que n’avais-je point à me promettre de l’avenir ! quelle facilité à me satisfaire ! que de précautions, que de contraintes, que de gênes d’épargnées ! il n’était plus question que d’engager Cécile à me découvrir son secret, et le plus tôt me paraissait le mieux.

Il était aisé de juger, à quelques circonstances, combien il appréhendait d’être découvert ; mais aussi cette crainte, je n’en puis douter, était combattue par le penchant que je lui avais inspiré. Hélas ! il n’avait pas affaire à un juge sévère ; que n’aurais-je point pardonné pour lors à un si cher coupable ! J’attendis avec émotion qu’il plût à mademoiselle Cécile de rêver encore une fois, mais inutilement : il fallut malgré moi m’en tenir à ce qui s’était passé. Je m’aperçus même à quelques mouvements qu’elle remédiait au désordre du songe qu’elle venait de faire. Que la nuit me parut longue ! il ne me fut pas possible de fermer l’œil ; je ne fus jamais plus éveillée : je m’occupai de la manière dont je m’y prendrais pour avancer le dénouement. Je n’étais pas en état de souffrir des longueurs, et je ne différai que jusqu’au lendemain au soir, où je témoignai, dès que nous fûmes couchés, avoir quelque soupçon à son sujet : pour abréger même toutes les petites cérémonies, je feignis, tout en badinant, avoir reçu quelques avis au sujet desquels je voulais absolument m’éclaircir Je lui parlai avec cette bonté, cette tendresse engageante, si propres à rassurer ; je l’embrassai : je ne négligeai rien de ce qui pouvait l’animer. Je m’aperçus enfin que la timidité cédait à l’ardeur : elle voulut se retirer, je l’en empêchai ; ses mesures devinrent inutiles et me laissèrent bientôt voir une fille des plus singulières qu’on ait jamais vues.

J’aurais bien de la peine à raconter exactement et par ordre tout ce qui se passa dans cet instant : ce fut une immobilité intéressante, qu’on ne peut peindre sans l’altérer ; beaucoup de pardons de sa part, d’avides regards de la mienne : je me souviens seulement qu’ayant cru entendre quelque bruit à la porte, je la fis promptement rentrer dans le lit. On craint le scandale ; un coup de langue est bientôt donné.

Qu’on déclame tant que l’on voudra contre ce qu’on appelle novices : ils ne savent pas, dit-on, profiter de l’occasion ; ils n’épargnent aux femmes aucune de ces avances si pénibles : ils ne savent jamais deviner le moment, il faut les mettre à même, encore n’osent-ils. J’en conviens ; mais qu’on retrouve bien d’un côté ce qu’on perd de l’autre ; car enfin si Cécile, que je nommerai dorénavant Vépry, eût avec moi brusqué la chose, je n’aurais point passé par cette voluptueuse gradation qui me parut si charmante. D’ailleurs on est à son aise avec un timide adolescent, on traite cavalièrement ; les articles ne roulent jamais que sur quelques leçons de discrétion : on n’est point obligé aux scènes qu’exige un quelqu’un d’usage. Moyennant quelques lieux communs, jetés au hasard avec les premiers, on est quitte ; mais avec ceux-ci, il faut se rendre avec art, rougir à propos, ne refuser que pour animer, démentir des yeux ce qu’on prononce de la bouche, ne se défendre qu’inutilement, s’irriter, se plaindre, S’évanouir, saisir et jouer enfin tous les mouvements d’un combat intérieur : encore le plus souvent une tyrannique bienséance vous fait-elle acheter le droit de disposer de vous. Je n’entre point dans le détail du solide, qui ne fait pas le moindre objet : on sait assez la différence qu’il y a des uns aux autres.

Monsieur Vépry ne s’était pas fait dire deux fois de rentrer dans mon lit, où je psalmodiais à voix basse un je suis perdue des moins effrayés ; attentive à ce qu’il ne se déconcertât point, je n’écoutais ses excuses qu’avec certaines petites précautions toutes propres à lui faire aggraver sa faute : point de mouvement qui ne lui fit avantage. Que je suis malheureuse, lui dis-je ! je vous ai trop aimé pour vous exposer à ce que mériterait un trait aussi hardi, et je prévois en même temps que votre indiscrétion tôt ou tard me perdra ; ce n’est point à votre âge qu’on sent les conséquences des choses. Si on vient à savoir… Il fallut, pour me laisser assurer d’un secret inviolable, essuyer un déluge de protestations, pendant lesquelles Vépry me serrait toujours de plus près : ma main par bienséance essayant de l’éloigner, ne s’avisa-t-elle pas de rencontrer la branche de discorde ? La balle, comme on dit, cherche le joueur. Mais cela est affreux, lui dis-je ! Comment, encore !… On n’a jamais rien vu de pareil… Quelle est votre idée ? Et tout en me rapprochant : ah Ciel ! vous me faites peur ! quelle effronterie…! Je n’aurais qu’à vous laisser faire !… Je vais appeler : que je suis malheureuse ! je ne souffrirai jamais… Vous abusez de ma facilité… Et effectivement ce n’était plus Cécile craintive, mais un lutin, qui faisait rage. Il voit enfin mon trouble, il en profite ; il m’embrasse et cherche son pardon dans une mer de délices, où nos âmes échangées, confondues, partagent la même ivresse. Que n’êtes-vous durables, précieux moments, qui égalez les mortels aux Dieux !

On s’imagine bien qu’avant d’en venir à quelque éclaircissement nous accordâmes tout à notre première ardeur ; nos transports réitérés cimentèrent notre amour ; je me livrai sans réserve à ses caresses. Dès lors nous établîmes entre nous cette liberté si chère à deux cœurs faits l’un pour l’autre. Après avoir ri quelque temps du rôle qu’il devait avoir eu tant de peine à soutenir pendant cinq mois, je voulus savoir à quel événement j’étais redevable du bonheur de l’avoir rencontré dans ce bois sous son déguisement : sur quoi il ne tarda pas de satisfaire ma curiosité ainsi qu’il suit.

Je suis le cinquième enfant d’un bourgeois de Blaye, nommé Vépry, auquel les frasques de l’aîné de ses fils ont fait prendre les manières les plus dures pour ses autres garçons. Cet aîné, dont il était idolâtre, disparut il y a environ six ans avec une somme de deux mille livres que mon père destinait vraisemblablement à quelque chose de plus utile.

Il fit d’inutiles perquisitions, fit courir après son fils et son ravisseur tout ensemble ; mais n’ayant pu le joindre, il fut obligé d’abandonner sa poursuite : il se contenta de jeter sa mauvaise humeur sur nous, ne pouvant faire mieux ; et ayant été trop bon avec l’un, il se montra mal à propos rigide avec les autres. Quelques nouveaux tours de mon frère, qu’il apprit par la suite, le rendirent impraticable ; il craignit avec raison quelque chose de plus sérieux ; et actuellement même il cherche, à quelque prix que ce soit, à s’assurer de lui. Tu vois, ma chère amie, que de pareilles dispositions n’étaient pas propres à lui faire fermer les yeux sur les moindres écarts auxquels je me livrais. Il y avait déjà du temps que la maison m’était à charge, et que je maudissais mon sort, lorsque j’entendis parler à quelqu’un de mes camarades d’une certaine Espagnole arrivée depuis quelques jours à Blaye, et qui devait passer outre : je voulus la voir, je la vis, elle me plut. Rien de plus simple : je ne t’avais pas encore vue, je ne pouvais t’aimer. Je m’informai soigneusement de l’étrangère, on me dit qu’elle s’appelait Dona Thérésa ; qu’elle n’était à Blaye que pour fort peu de temps : je retournai faire à mes camarades l’éloge de leur goût ; j’associai mes louanges aux leurs, et il fut décidé entre nous que Dona Thérésa était la personne la plus appétissante qu’on pût imaginer. Notre petit conseil prétendit s’apercevoir qu’elle n’était pas cruelle, et il fut arrêté, à n’en pouvoir douter, qu’elle ne résisterait jamais à une couple de louis. Quoique je fusse le plus jeune, je n’étais pas le moins amoureux ; je regardai comme sérieuse une conclusion aussi puérile, je me représentai qu’il serait aisé de jouir de Dona Thérésa. Je n’avais pas le sou, il est vrai, deux louis et moi ne nous étions jamais rencontrés ensemble ; mais enfin je ne laissai pas de me déterminer à une tentative. Il est bon de remarquer que la dame n’était rien moins qu’une aventurière, mais la femme d’un officier de marine, qui allait au-devant de son mari. Je n’entrai point là-dedans : uniquement occupé de mon projet, je brusque connaissance avec un vieux visage que j’avais remarqué parler quelquefois à la dame ; je lui communique, sans façon, mon dessein, et fais mes offres comme à quelqu’un trop heureux de les faire accepter. Sans trop prendre garde à l’air dont on reçoit ma proposition, je signifie qu’on ait à me rendre réponse le soir : j’étais dans la meilleure foi du monde, n’imaginant pas qu’on pût me regarder comme un enfant, et faire des gorges chaudes d’une affaire que je traitais aussi sérieusement. Mon début en bonne fortune ne devait pas être brillant, comme tu vas voir : quelque humiliante que fut l’aventure, je ne me ferai pas grâce de la moindre circonstance.

Je rejoins ma vieille sorcière sur le soir, qui me dit qu’on consent à tout pour le lendemain, que je n’ai qu’à me trouver à dix heures de nuit à la porte de la rue, qu’on m’introduira secrètement à la chambre de la dame. Tout fier du succès, je rentre au logis pour rêver aux moyens de faire ma somme ; je n’en trouve pas de plus prompt que d’emprunter des deniers de mon père : je me saisis d’une clef, je ne prends fidèlement que ce dont j’ai besoin. Une aussi heureuse réussite me dit que le Ciel se déclare pour moi : je m’en félicite. L’heure arrive enfin, je me trouve au rendez-vous ; je gratte, on m’ouvre : on m’introduit en me recommandant le silence. J’entre sans lumière : on me délivre de mon argent ; on m’enferme, on ressort. Une demi-heure après j’entendis entrer quelqu’un, qui, de la meilleure grâce du monde, prévient mes caresses : le cœur me bat, je ne doute plus de mon bonheur, je réponds aux transports de ma dulcinée. Sans trop me connaître aux allures d’un tendron, je n’imagine rien de plus alerte ; l’idée remplie de Dona Thérésa, j’admire l’élasticité de sa gorge, je me figure des lèvres appétissantes, je touche des cuisses d’un merveilleux embonpoint : quelle fête pour un tempérament tout neuf ! C’est bien dommage qu’au milieu d’une aussi agréable illusion je la vois entrer brusquement elle-même, qui, la lumière à la main, me fait voir la méprise la plus dégoûtante. Je devins furieux et confus tout ensemble ; trop heureux si j’en eusse été quitte à si bon marché ; mais Dona Thérésa ne se contenta pas d’augmenter ma confusion par ses ris redoublés : comme elle craignait que cette histoire, toute comique qu’elle était pour lors, ne prît le lendemain un autre tour, elle envoya prudemment chercher mon père, auquel elle raconta mon équipée, en lui faisant remettre les deux louis, qu’on trouva encore au vieil objet de mes vœux, qui fut inhumainement mis à la porte, avec ordre de ne plus se présenter dans la maison. Celle-ci avait effectivement rendu en plaisantant ma proposition à sa maîtresse, qui lui ayant, sur le même ton, donné cette idée, voulut examiner après si elle n’en profiterait pas.

Quoique mon père parût se rendre aux instances que lui fit Dona Thérésa pour obtenir qu’il ne me maltraitât point, je sus bien dès lors à quoi m’en tenir ; il me ramena au logis, où il voulut s’éclaircir sur l’essentiel : les deux louis lui tenaient à cœur. Je mentis le plus vraisemblablement que je pus, sans qu’il eût la complaisance de me croire ; il courut à son argent, où il trouva bientôt de quoi lever ses doutes : j’essuyai toute la colère d’un père qui n’est pas d’humeur de payer si cher les plaisirs de son fils. Il me menaça de payer pour mon coquin de frère, et dès le lendemain on me conduisit à une espèce de prison, où j’étais depuis quatre mois, lorsque j’obtins d’une de mes sœurs les habits sous lesquels je me suis enfin échappé, et qui m’ont procuré l’heureuse occasion d’entrer à ton service. Après avoir été si peu chanceux dans une première intrigue, il ne faut pas s’étonner si j’ai toujours craint quelque nouveau contretemps. et si ma timidité ait retardé si longtemps mon bonheur : je t’aimais, et tremblais avec raison qu’une fois découvert je ne reçusse un congé dont la seule idée me désespérait. Voilà mon histoire en deux mots ; elle n’est pas, comme tu vois, surchargée d’événements. La vieille dame d’Agen, au service de laquelle j’allais entrer, n’était que de ma façon. À peu près, lui répondis-je, comme le portrait que je fis pour t’en dégoûter. Je n’appris rien de plus pour lors de la famille de Vépry, dans laquelle j’avais déjà entré sans le savoir, comme on le verra par la suite.

Nous convînmes de redoubler nos soins pour que rien ne transpirât de notre secret ; je m’observai même sur les égards que j’avais pour Cécile. Qu’en particulier je dédommageais bien mon amant de la tendresse que je n’osais lui témoigner au dehors ! Il ne se passait guère de soir que l’ajustement de femme de chambre ne fournît matière à quelque plaisanterie, qui se terminait toujours au profit de notre ardeur. Nous jouissions enfin ; nos plaisirs pour être tranquilles ne perdaient rien de leur vivacité : nous nous aimions sans nous assujettir à toutes ces béatilles de l’amour qu’on trouve si nécessaires aux tendres engagements : point de querelles, point de tracasseries, point d’orage enfin, un calme continuel nous invitait à savourer des douceurs inaltérables. Une seule chose nous inquiétait, et nous aurait jetés dans l’embarras, sans le grand événement qui fit en peu de temps changer de face à nos affaires : c’était le progrès considérable qui se faisait remarquer à la taille de Cécile, et qu’on ne pouvait cacher.

Monsieur Démery revint enfin au bout d’un mois, comme il me l’avait promis, plus tendre et plus complaisant que jamais. Pouvais-je me douter, hélas ! que je fusse sur le point de le perdre pour toujours ! Il m’avoua à son retour qu’il me retrouvait encore mieux qu’il ne m’avait laissée. On ne saurait croire combien le plaisir nous embellit, quand notre tempérament nous y décide ; toute ma petite personne respirait un air de sérénité et de satisfaction que je communiquais à tout ce qui m’approchait : bonne avec mes domestiques, tendre avec M. Démery, affable avec ses amis, sociable avec les femmes, liante avec les caractères les plus opposés : j’étais un vrai trésor pour la société. Il n’y avait pas enfin jusqu’à mon miroir et ma coiffure avec lesquels je ne fusse d’accord. Les nuits, Vépry avait grand soin de me venger de la maladresse de Cécile. Temps heureux, qu’êtes-vous devenus ! tout passe, et c’est souvent au sein du calme et de la tranquillité que l’on a plus à redouter le trouble et l’orage.

Un jour, que j’attendais dans mon lit l’heure du dîner, et que je réfléchissais sur quelque matière sérieuse qui avait été agitée au souper de la veille, la Forest entra précipitamment et m’annonça le domestique de M. Démery, qui m’apprit que son maître était à l’agonie, qu’il cédait à une attaque d’apoplexie des plus violentes, et qu’on n’en espérait plus rien. Quel coup ! outre qu’il m’était cher, j’avais toujours différé certains arrangements qu’il voulait faire en ma faveur, et dont il n’était plus question de se flatter. Je m’habille en diligence, je vole à sa maison, je perce jusqu’à son appartement ; je m’approche de son lit, sans faire attention à ce que peuvent dire ou penser une foule de parents réunis : à telle fin que de raison je lui parle ; je cherche à me faire entendre, mais inutilement. Je me jette dans un fauteuil avec tout le saisissement que cause un pareil coup. On parle bas, on me regarde, on s’agite, on observe un moment de silence, après lequel un uniforme noir et blanc me représente pieusement l’indécence qu’il y aurait à rester plus longtemps auprès d’un homme dont il est chargé de conduire l’âme devant Dieu ; qu’il n’attend qu’un moment de connaissance pour le réconcilier avec son Créateur : œuvre pie, à laquelle s’opposait formellement ma présence ; que d’ailleurs c’était au nom de la famille qu’il me priait de me retirer. Jugeant bien qu’il aurait été inutile de vouloir m’obstiner à rester, je tournai le dos à mon harangueur, je descendis sans répondre, et me fis ramener chez moi, où j’attendis avec toute l’impatience possible des nouvelles de son état. Hélas ! elles ne furent pas heureuses ; sur les huit heures du soir on vint m’annoncer qu’il n’était plus. Ce coup me fit plus d’impression que je n’aurais cru. Je me livrai entièrement à ma douleur ; elle était d’autant plus juste, que je l’estimais vraiment. Que de complaisance, que de bonté, que d’attentions n’avait-il pas eues pour moi ! et le perdre sans le voir ? On ne connaît bien le prix des choses que quand elles manquent. Cet événement apporta quelque altération dans mon caractère. Vépry faisait son possible pour me consoler, mais inutilement : ma maison devint isolée, chacun tira de son côté ; nos sociétés dispersées cherchèrent à se rejoindre ailleurs : mon genre de vie me parut lugubre et triste. Je regarde presque la douleur comme un exercice auquel on succombe plus aisément quand on n’y est pas fait.

Chercher à me dissiper les premiers jours, c’était m’afficher pour quelqu’un d’odieux. Madame du Bellois, et quelques autres personnes, sachant que je ne me soutenais que par M. Démery, qu’on savait n’avoir eu le temps de faire aucun arrangement, me regardèrent comme déchue de mon état, et conséquemment quelqu’un à éviter. Il est vrai que je perdis beaucoup à cette mort imprévue ; mais sa générosité avait heureusement prévu une partie de mon malheur, car je me voyois près de cinquante mille livres, tant en argent qu’en bijoux. Ayant accordé les premiers jours à la douleur, je me rendis aux raisons de mon amant, qui me devint d’une grande ressource pour charmer ma mélancolie : nous nous concertâmes sur les arrangements que nous prendrions pour l’avenir. Devenus libres et maîtres de nous-mêmes, par la mort de M. Démery, nous prîmes le parti de nous affranchir de cette gêne qui avait auparavant fait notre félicité, avec d’autant plus de raison que sa taille commençait à paraître ridicule sous l’ajustement de femme. Rien ne nous attachait plus à Bordeaux, le séjour même m’en était devenu insupportable : ainsi nous résolûmes de nous en éloigner. Ayant ouï parler de la Provence comme d’un beau pays, nous nous déterminâmes à aller passer quelque temps à Marseille ; et pour n’avoir aucun confident de notre secret, je me défis de Nicole et de la Forest, auxquels je donnai congé la veille de mon départ, pour lequel j’avais fait acheter une chaise de poste à deux places. Ces nouveaux arrangements me dissipèrent : je mis ordre à quelques affaires, et nous partîmes tranquilles et dégagés de toutes inquiétudes. Nous passâmes par Toulouse, où nous séjournâmes pour voir l’Opéra. Je me gardai bien de décliner à Vépry le motif qui m’y amenait. Je vis Derval, et quoique occupée de ma nouvelle passion, je sentis bien qu’il renouvelait encore en moi des désirs auxquels j’eus cependant la force de ne point succomber. Oui, je dis la force, car enfin il ne tenait qu’à moi de les satisfaire : rien n’était plus facile que de prétexter quelque affaire en ville, et de me faire conduire chez Derval ; et je puis dire que c’est la seule fois de ma vie que j’aie résisté à la tentation. Peut-être la crainte d’y rencontrer Rose ne contribua-t-elle pas peu à me faire prendre le dessus. Nous partîmes de Toulouse pour nous rendre à Montpellier, où nous restâmes huit jours entiers, pendant lesquels Vépry se fit habiller pour arriver à Marseille, où nous nous rendîmes le dix-septième jour de notre départ de Bordeaux. Nous ne tardâmes pas à faire des connaissances ; on trouve en Provence, comme partout, des gens affables et officieux, lorsqu’on paraît soi-même en état d’obliger.

Madame Guillaume, honnête bourgeoise de Marseille, chez laquelle nous louâmes un appartement des plus propres sur le Cours, nous établit dans sa première visite la nécessité indispensable de s’amuser, et les ressources du pays pour y parvenir : il fut question de notre bonne mine, de notre bon goût dans nos ajustements, du temps qu’on pourrait se flatter de nous posséder, des usages, des sociétés, des promenades, des agréments qu’on se faisait un devoir de procurer aux étrangers. Il fallut de là passer au détail de la famille. Nous apprîmes que feu M. Guillaume était la perle des hommes, que c’était un aigle pour le commerce ; quel jour et quelle année il avait fait l’achat de sa maison ; combien il l’avait payée, combien il avait eu de filles et de garçons ; que c’était un bon chrétien, et puis, Dieu veuille avoir son âme ; qu’il payait comme cent, qu’il n’avait jamais fait tort à personne ; qu’il aimait un peu trop sa bastide ; qu’il avait été marguillier de sa paroisse, qu’il était fort bien avec son curé ; que Babet était son enfant gâtée ; qu’elle avait été marquée de la petite vérole, que c’était bien dommage ; qu’elle grandissait beaucoup ; que les enfants ne donnaient que du chagrin, qu’elle aurait bien voulu n’en jamais avoir ; qu’elle n’était encore pour lors qu’une poupée ; qu’elle n’était pas des plus mal ; qu’on lui avait encore fait depuis peu des propositions ; mais que tout était dit, qu’on savait bien ce qu’on quittait, mais qu’on ne savait pas ce qu’on prenait. Madame Guillaume eut enfin la politesse de ne nous rien laisser ignorer de ce qui la regardait, après quoi elle nous demanda pardon de nous avoir trop fait parler, ajoutant qu’elle ne pouvait se lasser d’entendre des étrangers. Nous lui rendîmes le surlendemain sa visite, dans laquelle il fallut encore souffrir qu’elle nous rafraîchît la mémoire de ses affaires domestiques : cette femme avait un esprit de détail qui ne laissait rien à désirer. On nous présenta mademoiselle Babet ; on nous fit descendre mademoiselle Perette ; on fit faire serviteur à M. Colin ; on nous montra le chien, le chat, le perroquet : ainsi dès ce jour-là nous sûmes par cœur toute la famille. Mesdemoiselles Guillaume braquaient sur nous une paire d’yeux provençaux, que la mère nous protesta de la meilleure foi du monde être ceux du défunt. Force louanges de notre part, force révérences de la leur, et nous voilà intimes. Il fut décidé que nous passerions la journée ensemble, et on ne songea qu’à se réjouir. Il y avait une heure que je remarquais l’embarras où était madame Guillaume pour nous amener à propos les talents de sa petite famille, lorsque Toinon la servante annonça le maître de musique de ces demoiselles : il fallut par politesse être indiscrets, et demander qu’il nous fût permis d’admirer, ce qu’on n’eut garde de refuser. Il est bon de savoir, pour l’intelligence de la chose, que M. Nicolo, l’Amphion de ces demoiselles, était un aveugle de naissance qui touchait l’orgue à un couvent de religieuses. Cet homme, des plus volumineux qu’il en fût, était un animal d’habitude, qui avait adopté un fauteuil dans lequel je m’étais malheureusement placée, et qui était situé à un des bouts d’un clavecin que je n’aurais jamais soupçonné de l’être : de sorte que croyant, à son ordinaire, se mettre à sa place il se précipita sans façon sur mes genoux : il est vrai qu’au premier cri que je jetai il se leva en me proposant excuse, et se traîna en tâtonnant à l’autre bout du clavecin, où Vépry, cédant aux éclats de rire, ne put éviter qu’il ne lui patinât le visage en croyant être à la touche. Madame Guillaume nous dit, en levant les yeux au ciel, que c’était grand dommage qu’il eût la vue basse, que c’était un bon musicien. Le ressouvenir de cette petite catastrophe, se joignant au comique de la leçon, de l’instrument et de la voix, nous ne pûmes retenir quelques bouffées de rire qui s’échappèrent malgré nous. Heureusement que M. Colin nous fournit un heureux prétexte ; car rien ne put l’empêcher de nous montrer ce qu’il savait faire de la guimbarde. M. Nicolo ne fut pas plutôt sorti que nous vîmes arriver le beau monde ; on engagea, après maintes révérences, une conversation des plus brillantes sur la pluie et le beau temps, après laquelle on décida qu’il fallait, pour nous amuser, faire une promenade en attendant le souper. Nous eûmes beau nous défendre, il en fallut tâter jusqu’à l’heure de la promenade, que nous prîmes congé de la compagnie, avec une ferme résolution de ne plus partager à l’avenir les plaisirs de madame Guillaume. Nous nous en revînmes au logis, où le ridicule de ces bonnes gens nous égaya ; c’était excellent pour une fois : nous en rîmes de bon cœur. Quelle comparaison de cette société à celle que je quittais ! Ce fut cependant à cette société gothique que je dus l’occasion de me faufiler par la suite dans quelques compagnies plus choisies ; ce qui fut pour moi la source de bien des chagrins.

Lorsque nous eûmes une fois examiné ce qu’il y avait de plus curieux à voir dans Marseille et aux environs, nous nous trouvâmes vis-à-vis de nous-mêmes et désœuvrés. Nous allâmes à Aix, nous revînmes à Marseille ; ce genre de vie me parut si différent de celui de Bordeaux, que je m’ennuyai à périr : les ressources du côté de l’esprit étaient des plus minces avec Vépry. Il n’était pas tout à fait dans le même cas : outre qu’il n’avait pas encore fait usage de la vie, la nouveauté de son état et de sa parure l’occupait agréablement. Je n’épargnais rien pour relever sa bonne mine : que faut-il de plus à un jeune homme de dix-sept ans, qui n’a pas vu le monde ? Il n’en était pas de même de moi, j’avais joui, et de trop bonne heure : d’ailleurs M. Démery m’avait accoutumée à ne point me plier aux temps et aux circonstances. Il me fallait des amusements, et régulièrement variés ; un désir chez moi succéda toujours à un autre.

Nous nous trouvâmes enfin contraints de retourner chez madame Guillaume, où nous trouvâmes cette fois une de ses cousines de laquelle j’eus tout lieu d’être satisfaite. C’était une femme d’environ trente ans, dont les manières aisées répondaient à un extérieur des plus avenants. L’accueil gracieux dont elle me prévint m’engagea d’abord à l’aimer, et un moment de conversation particulière que j’eus avec elle me fit avec raison désirer l’avantage de la connaître plus amplement. Deux ou trois questions de sa part me mirent à portée de lui témoigner combien je serais flattée de me dédommager avec elle de l’ennui que m’inspirait la Provence. Elle me répondit obligeamment qu’à Marseille, comme ailleurs, je m’ennuierais, tant que je me trouverais déplacée du côté de la société ; qu’elle sentait parfaitement que la compagnie de sa parente, qui d’ailleurs était une bonne femme, n’avait rien de réjouissant pour une personne qui avait autant d’usage du monde que je lui paraissais en avoir ; qu’elle se trouverait trop flattée de pouvoir lui dérober quelques-uns des moments que je lui sacrifiais. Son air affable et liant lui gagna tout à fait ma confiance. Je lui témoignai affectueusement combien mon penchant pour elle avait devancé le sien pour moi, le plaisir que j’avais à le lui dire ; et, dès ce même moment, elle me fit donner ma parole pour le jour suivant. Je voulus que Vépry se chargeât de la reconduire, et elle accepta la politesse en femme qui sait son monde.

Le lendemain nous allâmes faire notre visite chez madame Renaudé (c’était le nom de cette aimable personne) ; je ne vis rien chez elle qui n’achevât de confirmer l’idée avantageuse que je m’en étais faite. Dégagée de toutes les formalités d’un cérémonial incommode, elle nous reçut avec cette politesse aisée qui ne tient rien de la province. Quelques personnes de sa connaissance arrivèrent peu de temps après, et j’eus tout lieu de juger, à leur entretien, de son bon goût dans le choix de ses amis. On joua, on s’amusa, et on ne se quitta que fort satisfaits les uns des autres. Elle vint deux jours après chez moi ; nous passâmes la journée ensemble, et je ne négligeai rien de ce qui pouvait lui faire connaître le goût infini que j’avais pour elle. Nous nous fréquentâmes régulièrement par la suite ; il fallut être des parties de bastide qu’on liait assez souvent : c’est la mode en Provence. Sa connaissance enfin nous en procura beaucoup d’autres. Madame Renaudé était femme d’un capitaine de vaisseau, dont les absences continuelles lui laissaient la facilité d’avoir un ami ; rien n’est moins scandaleux à Marseille : la régularité de la conduite ne s’y établit que sur le plus ou le moins de changement qu’on observe dans ses habitudes. M. Morand, avec lequel elle était pour lors arrangée, était un homme d’un certain âge, plus fait pour l’amitié que pour l’amour, et dont le caractère droit et sincère ne se démentait jamais : aimant d’ailleurs le plaisir, plus jaloux cependant d’en procurer que d’en prendre ; simple dans ses manières, serviable, exact à ses affaires, réglé dans ses amusements, ayant plus de bon sens que d’esprit ; plaisant par lui-même, ne cherchant point à le paraître ; et c’est ce qui lui donnait souvent le droit de faire valoir les choses les plus simples. Nous nous convînmes réciproquement, du moins eûmes-nous tout lieu de le croire pendant le temps que nous nous fréquentâmes. L’intérêt qu’il prit à ce qui me regardait le fit entrer librement dans le détail de mes affaires : après quelques mois de connaissance il découvrit que j’étais assez passablement en argent, et, par pur motif d’amitié, il me conseilla de le placer. Ne voulant point au reste se charger lui-même d’une affaire dans laquelle son conseil aurait pu le rendre suspect en cas d’événement, il m’adressa à quelqu’un dont le crédit et la probité étaient pour lors établis : il se chargea de prendre lui-même toutes les précautions qu’exige la prudence en pareil cas. Je remis trente mille livres, pour lesquelles on me donna toutes les sûretés nécessaires.

Il y avait déjà près de six mois que nous étions à Marseille, où nous passions assez bien notre temps, lorsque madame Renaudé me proposa de faire connaissance avec une certaine mademoiselle Beauval, établie depuis quelques années à Aix, originaire de la province de……… et qui séjournait trois mois de l’année à Marseille. Quelque petit refroidissement avait interrompu leur commerce ; mais comme ce n’était qu’une misère, elle résolut de renouer en ma faveur. M. Morand amena adroitement les choses : il ne faut pas plus de façon pour réconcilier des femmes que pour les brouiller. Madame Renaudé fit les premiers pas, et me prévint ensuite sur la visite de la personne en question, qui ne pouvait tarder. Le portrait avantageux qu’on m’en avait fait n’avait pas peu contribué au désir que j’avais déjà formé d’une nouvelle connaissance : ce fut toujours mon faible. Je ne m’étais point annoncée être de la province de… j’avais seulement dit y avoir demeuré et y connaître quelqu’un : un peu de curiosité pouvait bien avoir eu part à la démarche de madame Renaudé. Quoi qu’il en fût, je me rendis exactement chez elle pour être présente à la visite qu’elle devait recevoir. Effectivement le second jour, comme nous sortions de table, on annonça mademoiselle Beauval, qui caractérisa la sincérité de son retour vers la Renaudé par tout ce que l’amitié a de plus expressif. On s’embrassa, on rit, on convint que trois quarts de leur vie les femmes étaient folles. M. Morand appuya la chose d’un sérieux qui n’appartenait qu’à lui : on le prit au collet ; on le souffleta, on le rendit enfin la victime de sa réflexion. Ce premier feu jeté, mademoiselle Beauval s’aperçut de la meilleure grâce du monde de sa distraction, et me fit d’obligeantes excuses sur ses folies ; madame Renaudé et M. Morand ajoutèrent au petit compliment qu’elle me fit tout ce qu’on pouvait dire de plus gracieux à mon sujet. Après quelques propos vagues, il fut question du pays, des connaissances que j’y avais, du temps que j’en étais sortie. Plus je fixai attentivement mademoiselle Beauval, plus ses traits et le son de sa voix me frappèrent ; je ne doutai plus, et bien persuadée qu’elle ne me reconnaissait point, je l’intriguai : je plaisantai sur ce qu’elle ne voulait sans doute pas me remettre ; et sur les instances qu’elle me fit de lui apprendre à qui elle avait l’honneur de parler, je lui signifiai, en m’aprochant d’elle, que je ne la satisferais point qu’elle ne m’eût donné des nouvelles de Sophie ; car mademoiselle Beauval n’était autre que cette Sophie que je quittai avec tant de regret en partant de… L’embarras dans lequel la jetèrent les conditions que j’attachais à l’éclaircissement qu’elle me demandait, fut une nouvelle scène pour ceux qui étaient présents. Ne doutant plus d’être connue, elle m’embrassa, me fêta de nouveau, réunit sur moi toute son attention pour se rappeler mes traits ; mais inutilement : quelques années écoulées depuis que je l’avais quittée m’avaient considérablement changée, et il fallut absolument, pour lui rappeler ses idées, que je lui désignasse quelques particularités qui ne pouvaient être sues que d’elle et de moi. Ce n’était plus cette petite jolie enfant, et mesquine comme elle l’avait autrefois vue ; enfin elle me reconnut, et saisie d’étonnement et de joie, elle avoua notre ancienne connaissance par des transports de la plus étroite amitié. Aux caresses réciproques que nous nous fîmes madame Renaudé se félicita de nous avoir rendues l’une à l’autre, et nous lui en témoignâmes aussi notre reconnaissance.

Nous remîmes au lendemain à nous éclaircir des aventures qui nous étaient arrivées depuis notre séparation, les jugeant, chacune de notre côté, de nature à n’être pas rendues publiques. Après nous être livrées aux premiers mouvements, nous nous joignîmes à la compagnie, et ne nous quittâmes le soir qu’avec toute l’impatience qu’on a de se revoir quand on a beaucoup de choses à s’apprendre.

Je ne manquai pas de me rendre le lendemain chez elle, comme nous en étions convenues ; nous nous fîmes encore de nouvelles amitiés : nous prîmes le chocolat, après quoi j’obtins qu’elle satisfît la première ma curiosité, par l’histoire suivante qu’elle me fit en peu de mots.

Vous jugez bien, ma chère Julie, me dit-elle, qu’au peu de précautions que nous prenions, mon amant et moi, je ne pouvais éviter les accidents attachés à un commerce aussi fréquent. En effet, six mois après votre départ, je m’aperçus, à n’en pouvoir douter, des progrès de nos tête-tête. Il m’avait toujours flattée jusque-là de m’épouser ; mais sollicité par l’avidité de ses parents, qui lui firent espérer un bénéfice, il accepta la tonsure, sans avoir égard à l’état dans lequel il m’avait réduite. Il est inutile de vous peindre le chagrin avec lequel je me vis abandonnée : que ne tentai-je point auprès de mon infidèle pour essayer de le ramener ! mais inutilement. Prévoyant ne pouvoir plus longtemps cacher ma grossesse, je pris le parti de disparaître sans rien dire, et de me rendre à Paris chez une sage-femme, où je fis mes couches. La petite fortune dont je jouis actuellement, je ne la dois qu’aux cris perçants que m’arracha la douleur d’un accouchement des plus pénibles ; ces mêmes cris touchèrent et excitèrent en même temps la curiosité d’un certain milord Dempton, Anglais fort à son aise, logé vis-à-vis les fenêtres de la sage-femme et tourmenté d’une rétention d’urine à laquelle avait échoué tout l’art de la Faculté. La sage-femme qui n’avait pas toute la discrétion possible, nous entretint l’un de l’autre : je me souvins d’un remède innocent, dont mon père s’était servi dans la même maladie que celle du milord, je lui en fis donner la recette. Le hasard ou les dispositions secondèrent l’éloge que je lui avais fait faire de mon remède ; car il eut un plein succès. Transporté d’une guérison aussi prompte, il voulut me témoigner sa reconnaissance : nous nous vîmes, je lui plus, et sans biaiser il débuta le second jour avec moi par un compliment aussi simple qu’intelligible.

Mademoiselle, me dit-il, si j’avais à vous offrir les agréments d’une première jeunesse et d’une jolie figure, jaloux de vous plaire, j’attaquerais votre cœur dans toutes les règles de la galanterie. Je connais tout le prix et la délicatesse d’un amour réciproque ; mais il y aurait de la vanité à moi de prétendre vous inspirer d’autres sentiments que ceux de l’estime. Les amours s’effarouchent lorsque c’est la raison qui veut les enchaîner : celle-ci n’a de droit que sur l’amitié ; je vous demande la vôtre et vous offre la mienne, avec quelques revenus suffisants à l’état d’une personne raisonnable. Différent des autres hommes, la petite catastrophe à laquelle je dois, et le bonheur de vous connaître, et la santé que vous m’avez procurée, n’a rien qui puisse me faire aucune impression. Ne croyez pas non plus que je cherche à profiter de l’embarras dans lequel ces petits accidents jettent ordinairement une jeune personne ; les hommes font des sottises, il est juste que les hommes les réparent. Quelle que soit votre réponse, à laquelle je vais vous laisser réfléchir, usez librement du plaisir que j’aurais de vous obliger : mes offres sont sincères.

Quelque précipitées que parussent les propositions de l’Anglais, je les trouvai solides : si elles n’étaient pas assaisonnées du sel de la galanterie, j’y voyais un caractère de vérité préférable à l’ostentation de nos aimables, qui, même en soupirant auprès d’une femme, ont l’art d’appesantir le joug qu’ils lui imposent. D’ailleurs son extérieur, sans être propre à inspirer une passion, n’avait rien de rebutant. Je me déterminai à accepter ses offres ; il vint me voir le lendemain, et prévoyant bien la petite répugnance qu’à vingt ans on trouve à se rendre d’abord, il me pria de me mettre au-dessus de l’usage établi en pareil cas ; ajoutant qu’il n’avait jamais estimé les choses par les précautions étudiées qu’on prend pour les faire valoir. Je voulus lui témoigner quelque reconnaissance des arrangements avantageux qu’il faisait en ma faveur ; mais il me répliqua que je ne lui en devais absolument aucune ; que son bonheur étant attaché à mon bien-être, il n’avait conséquemment aucun mérite à me le procurer. Nous restâmes neuf mois à Paris, où nous menions une vie honnête : nous nous réjouissions sensément. Au bout de neuf mois il m’annonça que ses affaires l’appelaient à Londres. Je témoignai du plaisir à l’y suivre ; rien ne m’attachait à Paris, mon enfant était mort au bout de huit jours : on avait pour moi tous les égards possibles, je me fis un plaisir de voir l’Angleterre. Il se montra sensible à l’empressement avec lequel je me déterminai à quitter la France pour le suivre ; ce qu’il craignait de me proposer. Nous disposâmes tout pour notre départ, nous prîmes congé de nos connaissances, et nous nous rendîmes à Calais, où nous nous embarquâmes. Ayant cependant auparavant raisonné avec moi sur l’instabilité des choses et les dangers auxquels les plus honnêtes gens étaient quelquefois exposés dans sa patrie, il me remit entre les mains un portefeuille, qu’il me dit m’appartenir si jamais quelque événement imprévu venait à le séparer de moi. Quelque vague que fût ce discours, sa précaution ne laissa pas de me frapper. Nous arrivâmes à Londres sans accident ; nous y passâmes trois ans dans une union parfaite. Il s’éleva quelques troubles, plusieurs particuliers furent inquiétés ; on fit même le procès à quelques-uns : d’autres prirent la fuite. Jamais milord Dempton ne m’entretint de rien qui fût relatif à ces événements ; jamais même il ne satisfit mes questions sur cet esprit de parti qui fomentait des divisions : soit qu’il se méfiât de ma discrétion, soit qu’il craignît de m’envelopper dans quelque malheur, il observa devant moi un silence exact sur cette matière ; s’enfermant des quatre heures entières avec différents particuliers, que je remarquai souvent prendre leurs précautions pour n’être point reconnus dans la maison. Il disparut enfin un jour, sans que depuis j’en aie entendu parler. Je restai six mois à Londres, où je fis toutes les perquisitions imaginables ; je ne pus rien apprendre de lui : j’ouvris mon porte-feuille, qu’il m’avait demandé huit jours auparavant, et qu’il m’avait rendu cacheté ; j’y trouvai de quoi me faire un sort passable. Je revins en France, où j’appris la mort de mon père et de ma mère : je retournai chez moi pour mettre ordre aux affaires. Voyant que les choses traîneraient, je laissai ma procuration à quelqu’un de confiance, qui me fait toucher quelques revenus, qui, joints à ceux que je me suis faits des présents du pauvre milord, me font passer une vie gracieuse. Quelques autres circonstances peu intéressantes m’ont conduite en Provence, où la beauté du climat m’a fixée. Elle n’eut pas plutôt fait son récit qu’elle me somma de satisfaire à mon tour sa curiosité sur ce qui me regardait : il était juste que j’eusse la même complaisance. Je lui fis le détail de mes aventures, sans oublier celle de Belgrade, qui me tenait toujours au cœur : je supprimai quelques particularités sur le compte de Vépry, dont elle me fit l’éloge comme d’un cavalier accompli. Après nous être beaucoup entretenues du passé, elle me parla de la situation présente, et me confia sous le sceau du secret, qu’elle était à la veille de prendre un parti.

Ne doutant pas qu’elle n’eût réfléchi à une affaire aussi sérieuse, et qu’elle n’y rencontrât des avantages équivalents à la perte de sa liberté, je l’en félicitai. Elle ajouta que c’était moins une affaire de cœur que de convenance ; que d’ailleurs c’était un jeune homme qui réunissait beaucoup de bonnes qualités, qui avait un état, qui avait servi, qui était bien dans ses affaires ; qu’il venait souvent lui faire la cour, et que je serais charmée de le connaître. Je ne doutai pas dès lors que son goût ne réglât le mien. Nous plaisantâmes beaucoup sur l’erreur dans laquelle il serait essentiel de l’entretenir, n’étant pas à supposer qu’il fût aussi facile que milord Dempton.

J’envoyai chercher Vépry, auquel elle fît mille caresses : nous dînâmes, et vînmes passer la journée chez madame Renaudé, où nous nous donnâmes encore réciproquement des preuves du plaisir que nous avions de nous revoir. Pouvais-je, hélas ! m’imaginer que cette rencontre m’exposerait à tant de chagrins ?

Le lendemain j’envoyai Vépry chez la Beauval, vers les onze heures du matin, pour l’engager à venir passer l’après-midi chez moi : ce fut là que commença un enchaînement de circonstances qui me menèrent de la dernière surprise à la plus vive douleur. Une demi-heure après que Vépry fut sorti je le vis rentrer avec toute l’émotion d’un homme à qui il vient d’arriver quelque chose de fort extraordinaire. Je viens de le rencontrer, me dit-il ; c’est lui. Et qui, lui ? repartis-je. Mon frère, me répondit-il, vient de partir pour Aix tout présentement : je lui ai parlé comme il descendait de chez elle. Ne comprenant pas encore ce qu’il voulait dire, je le fis s’expliquer plus clairement ; il m’apprit enfin que le prétendu de mademoiselle Beauval, M. Andricourt, n’était autre que son frère ; qu’il venait de le reconnaître et l’entretenir à la porte de la rue ; qu’il ignorait pourquoi il lui avait recommandé de n’en rien dire en haut ; que ce ne pouvait être sans doute que pour quelque bon sujet. Vépry me réitéra ses instances pour n’en point parler à mademoiselle Beauval : j’y consentis par complaisance, n’augurant cependant rien de bon de ce mystère, et trouvant dès lors, dans l’éloge qu’elle m’en avait fait, bien des choses qui ne se rapportaient pas à ce que m’en avait conté Vépry à Bordeaux. Impatiente de le voir, je m’informai de la Beauval quel jour il avait marqué pour son retour ; elle me dit qu’elle l’ignorait, mais qu’il ne pouvait pas tarder. Je me rendis exactement chez elle les jours suivants, espérant toujours le voir arriver : inquiète, sans trop savoir pourquoi, rien ne pouvait m’amuser. Le quatrième jour on me força de faire un quadrille, j’y consentis pour me dissiper : on tira les places, je me trouvai située de façon à tourner le dos à la porte.

À peine Vépry venait-il de sortir pour quelque affaire, que nous entendîmes le bruit d’une voiture ; on se mit à la fenêtre, on annonça que c’était M. Andricourt : je respirai enfin. La Beauval, d’un air satisfait, alla au-devant, le prit par la main, l’amena, me le présenta comme un ami commun. Je quittai les cartes, je me levai, me retournai et tombai évanouie dans mon fauteuil à la vue de Bellegrade : c’était lui-même qui se faisait appeler Andricourt, qui se trouvait frère de Vépry, et qu’elle m’avait dit être sur le point d’épouser. L’état dans lequel me réduisit sa présence m’empêcha de m’apercevoir de l’effet que lui produisit la mienne.


FIN DE LA SECONDE PARTIE.

Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre

LES ÉGAREMENTS
DE JULIE





TROISIÈME PARTIE



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EVENUE de mon évanouissement, je me trouvai sur un lit, entourée de la Renaudé, de la Beauval et de M. Morand. Les excuses de celui-ci me firent entrevoir l’erreur dans laquelle on était sur la révolution qui m’était arrivée. Au premier mouvement que j’avais fait avec précipitation pour me retourner à l’arrivée de M. Andricourt, ma robe, embarrassée sous la chaise de M. Morand, n’avait pas moins contribué à me faire retomber dans mon fauteuil, que le saisissement que m’avait causé la vue du malheureux Bellegrade. Celui-ci ne jugea pas à propos d’attendre le retour de mes esprits ; il se contenta de témoigner, à ce qu’on me rapporta, combien il était au désespoir d’être la cause innocente de mon accident, et se retira prudemment, dans l’incertitude du dénouement de cette scène. Il ne reparut chez la Beauval que le surlendemain, qu’elle l’envoya chercher : empressement auquel il jugea que je ne l’avais point démasqué. Il comptait toujours sur l’impossibilité où j’étais de le faire sans me compromettre : je m’y serais cependant déterminée, si, dès le premier instant de réflexion, je n’avais trouvé un moyen plus sûr de me venger. Pour un homme délié il n’usa guère de précaution. On s’étonne sans doute qu’après les confidences réciproques que nous nous étions faites, la Beauval et moi, j’aie différé un instant de la tirer d’erreur, et de lui apprendre la scélératesse de celui dont elle m’avait tant vanté le mérite : rien de plus simple, dira-t-on, d’un mot je perdais Bellegrade, et je servais mon amie. J’en conviens ; mais je voulais porter des coups plus sûrs. Les femmes sont quelquefois entêtées, la Beauval n’aurait peut-être pas voulu se laisser persuader : d’ailleurs Bellegrade avait l’âme assez noire pour me faire, par quelque nouveau trait, repentir de la justice que je lui aurais rendue en l’annonçant pour un coquin ; il s’en serait nécessairement suivi un éclat, du moins je le craignais : la division entre les deux frères aurait pu avoir des suites. Le parti que je pris me parut plus sûr pour moi, et plus fâcheux pour mon traître : je n’accordai rien au premier mouvement ; mais je raisonnai ma vengeance. Je me fis ramener chez moi, où sans perdre de temps je mis la main à l’œuvre.

On se souvient bien sans doute que dans le détail que Vépry m’avait fait à Bordeaux de la colère de son père contre son frère, dont il craignait quelque suite fâcheuse, il m’avait appris qu’il cherchait à s’en assurer ; que, malgré toutes ses mesures, il n’avait encore pu parvenir à le faire arrêter. Rien ne me parut plus facile que de lui en procurer les moyens. J’écrivis une lettre anonyme au père, dans laquelle je lui marquai que les bassesses de son fils le déshonoraient ; que s’il tardait à profiter de l’avis, il ne serait peut-être plus temps de prévenir la Justice, qui ne pourrait tôt ou tard manquer de mettre ordre à son brigandage ; qu’il était actuellement à Marseille, sur le point d’abuser de la confiance de fort honnêtes gens, sous le nom d’Andricourt, qu’il avait depuis peu substitué à celui de Chevalier de Bellegrade : qu’il n’était pas possible qu’un homme, sans revenus ni talents, fit une certaine dépense, à moins d’avoir recours à d’indignes ressources. Je marquai exactement dans ma lettre sa demeure, et donnai tous les renseignements propres à le bien désigner au premier ordre qu’il y aurait de l’arrêter : ce qui ne fut différé qu’autant de temps qu’il en fallut pour le retour du courrier ; car le père ayant fait ses diligences, les ordres furent envoyés au Commandant, qui le fit arrêter aussitôt et conduire au château, dit Petit-Fort, situé en mer, à une lieue de Marseille.

Rien ne pouvait arriver de plus à propos pour favoriser mon dessein et empêcher tout éclaircissement, que les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions les deux frères et moi. Pour me dispenser de retourner chez la Beauval, où j’aurais pu me retrouver vis-à-vis d’Andricourt, je prétextai quelque indisposition ; Andricourt de son côté évita soigneusement son frère, auquel il avait d’abord été obligé de donner quelques excuses pour se disculper de venir au logis. Vépry à son tour ayant remarqué, à ma froideur pour Andricourt, que je ne me souciais pas de le voir, ne le pressa plus de venir, et cessant ses instances lui fit penser que j’avais laissé transpirer quelque chose ; de sorte qu’il détermina la Beauval à retourner à Aix. Celle-ci ne m’eut pas plus tôt appris le dessein où elle était de quitter Marseille, que je compris la politique de son prétendu, qui ne cherchait qu’à nous éloigner les uns des autres.

Tout s’était jusque-là passé au gré de mes désirs : Bellegrade arrêté, son mariage rompu, ne devais-je pas être contente ? Fallait-il joindre encore à ce plaisir celui de lui faire sentir que je lui avais joué ce tour ? Oui, sans doute, la vengeance ne voulut jamais chez nous rien perdre de ses droits. L’emprisonnement d’Andricourt fit le bruit ordinaire à ces sortes de catastrophes : on raisonna beaucoup, on politiqua ; chacun s’imagina savoir le vrai de la chose : la Beauval s’effraya, Vépry me témoigna ses inquiétudes. L’opulente apparence de son frère lui donna à penser ; il s’en ouvrit à moi, et ce fut alors que le plaisir de compléter ma vengeance se déguisa sous celui de rassurer mon amant. Je le fis ressouvenir qu’il m’avait dit que son père cherchait depuis longtemps à le faire arrêter ; j’assurai en personne bien instruite que ce n’était qu’à l’instigation du père qu’il avait été arrêté : j’ajoutai que j’étais sûre de mon fait. Je ne doutais pas qu’il ne rapportât le tout à son frère, et que celui-ci ne devinât le reste, ce qui ne manqua pas d’arriver. La première chose qu’Andricourt lui demanda fut un éclaircissement précis sur ce qu’il m’avait conté sur la mauvaise humeur de son père contre lui. Vépry ne lui eut pas plus tôt fait le détail de ce qu’il m’avait appris, que ne doutant plus que le coup ne partît de moi, il fulmina, menaça, me peignit à son frère des plus noires couleurs. Dans son transport il écrivit à la Beauval pour la prévenir en sa faveur, et l’engager à rompre tout commerce avec moi ; Vépry se chargea de lui remettre la lettre, et lui apprit en même temps qu’il était frère d’Andricourt : ce fut là l’origine d’une passion qui m’a par la suite coûté bien des larmes. La Beauval, sans examiner quelles pouvaient être les raisons qui m’avaient forcée au silence avec elle sur le compte d’Andricourt, sans même entrer dans aucun éclaircissement, s’imagina que j’avais voulu la désobliger, et piquée que j’eusse sans son aveu disposé d’un homme sur lequel elle avait des prétentions, elle déclama contre mon procédé, qu’elle soutint être odieux : ce n’était pas qu’elle eût du goût pour Andricourt, il y parut bien par la suite ; mais ma démarche avait blessé sa vanité. Peut-être fut-elle ravie de trouver ce prétexte pour autoriser d’autres vues, qu’elle ne tarda pas à remplir. Elle témoigna à Vépry prendre le plus vif intérêt au malheur de son frère, l’engagea à lui en venir donner des nouvelles le plus souvent qu’il pourrait, lui fit entendre que l’état où elle se trouvait avait besoin de consolation. La Beauval avait, dès les premiers jours, remarqué Vépry, et l’avait trouvé à son goût ; il n’est pas difficile de juger qu’en tâchant de se l’approprier, elle satisfaisait les deux passions dominantes dans notre sexe, l’amour et la vengeance.

Pendant les huit premiers jours de trouble et de confusion qu’avait excités la détention d’Andricourt, je n’avais vu rentrer son frère qu’avec une mauvaise humeur affectée, dont je n’avais pu m’empêcher de lui marquer à la fin mon ressentiment avec quelque aigreur, ce qu’il m’avait paru assez mal recevoir : il lui échappa même quelques paroles dures pour la première fois depuis que nous étions ensemble. Cet écart de sa part, joint à une absence continuelle, m’intrigua ; je m’imaginai cependant n’en devoir accuser que le trop de naturel pour son frère, auquel je ne connaissais que plus d’art qu’il n’en faut pour tourner l’esprit. Je ne doutai point que son dessein ne fût de me l’enlever : mais je ne m’en mis pas beaucoup en peine, bien persuadée de le ranimer au premier coup d’œil. J’allai, comme à l’ordinaire, chez la Renaudé, où la Beauval ne paraissait plus : M. Morand me dit un jour en entrant qu’il venait de la rencontrer avec Vépry. On badina sur l’infidélité des amants, sur leurs tracasseries : je ne fis pour lors aucune attention ; je plaisantai comme les autres. Je ne fus cependant pas plus tôt chez moi que je réfléchis à ce que j’avais ouï dire dans la journée. Vépry ne rentra que fort tard ; je trouvai que c’était bouder un peu longtemps, je lui fis sentir qu’il était fort mal conseillé, et que son train de vie commençait à me lasser. Le petit air avantageux dont il reçut mon compliment me fit soupçonner certaines choses dont je ne tardai pas à m’éclaircir. Je pris le lendemain de justes mesures pour éclairer sa conduite : je sus le soir qu’il avait passé la journée chez la Beauval, et j’appris que, depuis l’emprisonnement de son frère, il ne l’avait pas quittée d’un instant. Tant d’assiduité me devint suspect ; je me rappelai nombre de circonstances qui m’ouvrirent les yeux sur mon malheur. M. Morand et madame Renaudé m’en découvrirent bientôt plus que je n’en aurais voulu savoir. Je ne doutai plus enfin de l’infidélité de Vépry. Quels effets ne produit point en nous la jalousie ! La grande tranquillité dans laquelle nous avions vécu depuis Bordeaux avait émoussé le plaisir de nous aimer : point de gêne, point de mystère, notre passion avait passé de la trop grande sécurité à la langueur, et notre commerce ne ressemblait plus qu’à une union légitime, affadie par le trop de facilité. D’amants vifs et passionnés nous étions devenus paisibles époux. Possesseur d’un bien, on en ignore toujours le prix : mon amant à Marseille ne me paraissait plus le même qu’à Bordeaux. Mais que ne devins-je point quand la jalousie m’eut représenté le malheur de le perdre, et de le perdre infidèle ! Je ne pus sans frémir le savoir dans les bras de la Beauval ; je devins furieuse : l’idée de me voir trahie se joignant au souvenir de ce que j’avais fait pour lui m’arracha des larmes. Indécise sur le parti que j’avais à prendre, je formai vingt résolutions sans pouvoir m’arrêter à aucune. Outre que la Beauval était aimable et insinuante, elle avait encore pour elle la nouveauté ; ainsi il était inutile d’espérer de le ramener. Quel étrange caprice est le nôtre ! moins je vis d’apparence à faire rentrer mon infidèle en lui-même, plus je ressentis mon amour s’augmenter pour lui. Sa jeunesse, sa simplicité, ses grâces, tout vint me parler en sa faveur. Trop prompte à l’excuser, je n’imputai sa perfidie qu’à la Beauval, dont je connaissais l’emportement quand il s’agissait de satisfaire sa passion.

L’abattement dans lequel me jetèrent ces fâcheuses réflexions fut suivi d’un accès de fièvre assez violent, dans lequel j’éprouvai toute la dureté de Vépry : il ne se contraignit pas un moment et exact à se rendre à sa nouvelle conquête, il m’abandonna à moi-même, sans avoir la complaisance de feindre la moindre inquiétude : j’en devins inconsolable : et comme je me préparais à lui en témoigner ma sensibilité, on me remit de sa part la lettre suivante.

« Il serait inutile, Madame, de tarder plus longtemps à éclaircir les doutes que vous avez formés à mon sujet. Vous concevez bien qu’après votre procédé envers mon frère il ne me convient pas de demeurer plus longtemps avec vous ; les lois de la bienséance et de la nature l’emportent sur de frivoles engagements que vous n’attendiez peut-être vous-même que l’occasion de rompre. Le parti que je prends est moins un effet de légèreté que de ma prudence. Mais dois-je m’excuser de vous avoir évité l’embarras de me prévenir ? Pour ne point nous exposer à des reproches inutiles, je vous épargnerai désormais la présence de celui qui se dit, etc. »

Cette lettre, que je reçus à neuf heures du soir, fut pour moi un coup de foudre : je n’avais pu me persuader qu’il n’y eût plus de retour : tout infidèle que je le croyais, j’avais encore quelque consolation à le voir ; mais que devins-je à la lecture de ce billet, qui m’annonçait que j’en allais être tout à fait séparée ? Ne doutant point qu’il ne fût chez ma rivale, j’y envoyai le lendemain ; mais on me fit dire qu’elle était partie la veille à cinq heures du soir avec Vépry. Comment pus-je survivre à cette nouvelle ! la révolution qu’il me fit, au contraire, me causa une sueur violente qui emporta ma fièvre : les larmes que je répandis en abondance me soulagèrent ; mais je tombai bientôt dans un épuisement et une langueur qui firent craindre quelque chose de plus sérieux. Madame Renaudé vint me voir l’après-midi, je lui appris l’odieuse nouvelle qui me désespérait : je ne lui cachai rien de la manière indigne dont Vépry en avait agi avec moi. La douleur que je lui témoignai l’étonna, elle ajouta qu’elle m’avait soupçonnée n’être point piquée d’une intrigue que personne n’ignorait ; que la manière aisée et l’air tranquille dont j’avais entendu certains propos à ce sujet leur avait fait croire que je ne demandais pas mieux que de trouver l’occasion d’une rupture ; qu’ils s’étaient depuis quelque temps aperçus d’un goût décidé qu’ils avaient l’un pour l’autre ; qu’ils avaient appris le matin même le détail de cette intrigue, telle que je l’ai rapportée plus haut, par le moyen du domestique de la Beauval, auquel elle avait donné congé. Tout ce que madame Renaudé me dit me parut un songe, et quoiqu’elle n’ajoutât rien qui ne fût capable de calmer le désespoir le plus vif, je ne pus prendre le dessus. Uniquement occupée de ma douleur, je ne pouvais digérer l’affreuse idée d’être aussi cruellement trahie.

Ce fut alors que je connus, mais trop tard, l’imprudence qu’il y avait eu à faire sentir à Andricourt que je m’étais vengée ; car enfin c’est sur ce malheureux éclaircissement que chacun se crut en droit de travailler à ma perte. Trois jours après être un peu remise de mon indisposition, j’allai à Aix pour essayer de revoir mon infidèle, que je ne doutai point être fort tranquille avec la Beauval. J’appris en arrivant qu’ils étaient depuis deux jours à la campagne, et qu’ils en revenaient le soir même. Ne voulant point hasarder une lettre qui aurait pu ne pas être exactement rendue à son adresse, je m’adressai à un drôle qui faisait ordinairement les commissions de l’auberge où j’étais descendue : je le chargeai d’observer soigneusement, aux environs du logis de la Beauval, un jeune homme que je lui dépeignis être tel que Vépry, de le suivre dès qu’il l’en verrait sortir, et de l’engager à se rendre à l’auberge où on l’attendait. Il vint le soir me dire qu’il avait vu sortir le jeune homme, mais qu’il n’avait pu lui parler, parce qu’il donnait le bras à mademoiselle Beauval, avec laquelle il était rentré. Je lui ordonnai de revenir le jour suivant, et lui donnai un écu pour l’engager à être exact : je n’avais garde de soupçonner le cruel embarras dans lequel je me plongeais moi-même. Vers les dix heures du soir j’entendis en bas quelque émeute, je fis monter une servante, qui m’apprit qu’on avait voulu assassiner un homme dans le quartier : cette nouvelle, qui par elle-même n’avait rien d’intéressant pour moi, m’effraya cependant ; je me couchai avec toute l’impatience possible d’être au moment de pouvoir joindre Vépry. Ayant le lendemain matin demandé qu’on me fît monter mon commissionnaire, on me dit qu’il était en prison, et qu’il avait été arrêté la nuit par la patrouille. Fâchée de ce contretemps, je pris le parti d’attendre jusqu’au soir ; mais ne pouvant, vers les deux heures, résister à mon impatience, je descendis en bas, où je donnais déjà ordre qu’on m’en trouvât un autre, lorsque je vis entrer le lieutenant de la maréchaussée, suivi de quatre hommes, qui, m’ayant demandé mon nom, me signifia que j’eusse à le suivre. Quel moment ! Plus saisie qu’effrayée je tombai de mon haut ; la première réflexion cependant me rassura : tout bien examiné, je me persuadai que c’était quelque méprise. On me fit entrer dans une chaise à porteurs qui m’attendait à la porte, et l’on me conduisit en prison.

Quelque peu de sujet que j’eusse de m’alarmer, j’y passai le reste de la journée dans un état pitoyable. J’appris enfin le lendemain le sujet de ma détention ; il n’était question de rien moins que d’avoir attiré du monde pour faire un mauvais parti à Vépry ; car c’était lui qui avait été fort maltraité la veille ; et effectivement le diable et ses lieutenants n’auraient pu machiner rien de plus propre à me faire inquiéter, que les fâcheuses conjonctures dans lesquelles je me trouvais alors. Le nommé Simon, dont je m’étais servi pour épier Vépry, avait un frère qui était soldat de galère ; il était arrivé le même jour de Marseille avec deux mauvais garnements comme lui : mon écu avait servi à les faire enivrer, et au sortir de la taverne on avait rencontré Vépry, sur lequel on était d’abord tombé sans trop savoir pourquoi. La patrouille étant arrivée au bruit de cette expédition, on avait arrêté les deux frères ; et ce qui aggravait le cas, les autres s’étaient sauvés avec le chapeau et l’épée du blessé. L’état dans lequel on l’avait rapporté chez la Beauval lui fit naître des soupçons, qu’elle tourna bientôt en certitude : son domestique l’ayant assurée avoir vu toute la journée rôder autour de la maison un garçon dont on se servait pour faire les commissions à la Croix de Malte, qui était l’enseigne de mon auberge, elle y envoya faire quelques perquisitions qui ne la laissèrent plus douter de rien. Sans perdre de temps elle me dénonça en justice comme auteur de l’assassinat qu’on avait voulu exécuter, et c’était sur sa déposition que j’avais été arrêtée. Triste nécessité que d’être réduite à se justifier de ce qui nous fait au contraire répandre les larmes ! Oui, j’étais plus inquiète pour Vépry que pour moi-même : quelles affreuses réflexions cependant n’eus-je point à faire, lorsque je me considérai sans parents, sans amis, sans consolation, livrée aux horreurs d’une prison ; innocente à la vérité, mais exposée à l’effet de quelques malicieuses apparences qui prononçaient contre moi, et sur lesquelles le temps et de longues informations pouvaient seuls me justifier ! Car enfin, quoique dans la déposition du nommé Simon il ne fût question que de la commission que je lui avais donnée d’amener le jeune homme que je l’avais chargé d’épier, il ne s’ensuivait pas pour cela que je n’eusse pu, à son insu, attirer pour faire le coup les deux autres qui avaient disparu, et qui malheureusement pour moi ne se retrouvaient plus. Je subis plusieurs interrogatoires, et fus confrontée avec les deux prisonniers : j’éprouvais enfin toutes les horreurs auxquelles expose ordinairement l’état le plus malheureux de tous, qui, selon moi, est celui des criminels. Que de larmes ! que d’affliction ! que de douleurs ! d’autant plus difficiles à supporter que j’y avais moins jusqu’alors été exercée ! Quelle affreuse réduction pour une jeune personne qui avait toujours joui des avantages attachés à la vie d’une jolie femme ! Un malheur ne va jamais sans un autre ; deux jours après avoir été arrêtée, M. Morand se rendit promptement à Aix pour me donner avis de quelques bruits sourds qui avaient transpiré sur le compte du banquier chez lequel j’avais placé mon argent : il apprit mon aventure avec autant de surprise que de chagrin, et retourna à Marseille sans pouvoir me parler. Il était encore temps de profiter de son avis, si je l’eusse pu recevoir, car la faillite n’arriva que cinq jours après ; j’aurais pu prendre des précautions pour sauver mes deniers de cette malheureuse banqueroute, que j’appris au fort de mes chagrins, et qui, comme on peut bien le croire, ne contribua pas à les adoucir. Il y avait près de trois mois que j’étais en prison, où je menais une vie languissante, quoique beaucoup moins gênée que dans le commencement, lorsqu’on m’assura qu’un des deux coquins en question avait été arrêté pour vol à Lambesc ; cette nouvelle me donna un rayon d’espérance ; je commençai à me flatter de me voir entièrement justifiée : néanmoins les longueurs qu’il fallait essuyer encore me firent faire une tentative que j’aurais hasardée bien plus tôt, si j’avais soupçonné qu’elle dût si bien réussir.

Le fils du geôlier, libertin de profession, que j’avais eu occasion de voir quelquefois, m’avait semblé se dépouiller en ma faveur de la férocité ordinaire aux gens de son état : je profitai des dispositions dans lesquelles il me parut, je lui peignis l’ennui auquel je succombais dans la prison, tel que, malgré toute l’apparence qu’il y avait que j’en dusse bientôt sortir, je compterais volontiers mille écus à qui faciliterait mon évasion. Ce n’était guère prudemment raisonner de chercher à m’échapper au moment que je voyais approcher une entière justification, que ma fuite semblait devoir rendre douteuse : quoi qu’il en soit, je m’y déterminai. Je changeais à vue d’œil, je ne respirais qu’après un prompt rétablissement, et une entière liberté. Je m’imaginai d’ailleurs que la déposition du criminel nouvellement arrêté ne laisserait plus de doute sur mon compte, et ayant trouvé mon homme sensible à mes offres, je pris de justes mesures pour me faire promptement venir l’argent dont j’étais convenue pour mon évasion. Heureusement pour moi que la veille de mon départ de Marseille, n’étant point sûre du domestique que je laissais à la maison, j’avais remis à M. Morand la meilleure partie de ce qui me restait en bijoux et en argent, au moyen de quoi je retrouvais une petite ressource, dont j’aurais infailliblement été privée, si le tout eût été chez moi lorsque la justice s’y transporta. J’écrivis à M. Morand de vendre ce qui était entre ses mains, de m’envoyer trois mille livres à Aix, et le reste à Avignon, où je comptais me réfugier. Je n’eus pas plus tôt fait voir les espèces à mon geôlier, que, de peur qu’il ne me prît envie de changer d’avis, il accéléra, à mon grand contentement, les moyens de me procurer ma liberté. Je n’eus pas besoin de lui recommander beaucoup les précautions nécessaires pour me faire gagner le large, il était lui-même assez intéressé à ce qu’on ne me rejoignît pas. Et ayant fait par un tiers préparer une chaise de poste, qui m’attendait aux portes de la ville, j’y montai déguisé en abbé, et n’en descendis qu’à Avignon. J’y respirai enfin ; et la vue délivrée de tous les objets sinistres qui m’environnaient depuis trois mois, je goûtai le prix inestimable de la liberté : je m’applaudis autant d’être échappée des mains de la justice que si j’avais été dans le cas d’en craindre la sévérité. Cette malheureuse catastrophe me coûta cher ; je pris néanmoins mon parti, et me rendant à la nécessité des événements, je tirai ma consolation de mon malheur même, qui m’apprit que les plus honnêtes gens n’étaient point à l’abri des plus grandes infortunes : je pensai qu’il aurait encore pu m’arriver pis.

La dure situation dans laquelle je m’étais trouvée réduite par l’ingratitude d’un jeune homme que j’avais tant aimé, et qui m’avait tant d’obligations, m’avait bien guéri le cœur : je me trouvais entièrement détachée de Vépry. Sensible à son accident, j’en avais versé des larmes au moment même qu’il fallait m’en justifier ; mais il m’était devenu tout à fait indifférent. Six jours après être arrivée je reçus pour cinq mille livres de lettres de change que m’adressa M. Morand : c’était le produit de mes effets, et l’unique reste de ma petite fortune, à laquelle il fallait encore faire une furieuse brèche, car je ne pouvais me dispenser de pourvoir aux nouveaux besoins d’une garde-robe : il n’était plus question de penser à mes effets de Marseille, et je ne voulais pas garder plus longtemps l’uniforme sous lequel je m’étais expatriée, et qui m’avait, dès le second jour de mon arrivée, jetée dans un embarras assez comique. Certaine vieille femme logée dans la maison où j’avais loué une chambre garnie, s’étant avisée de se trouver mal dans ce monde, et suppliant qu’on l’aidât à passer dans l’autre, mon hôtesse, accompagnée de quelques commères, vint me représenter la nécessité de remplir auprès de la moribonde quelques fonctions de mon ministère ; mais occupée de ma métamorphose, et de la bonne figure que j’aurais à exhorter cette vieille âme au voyage qu’elle était sur le point d’entreprendre, j’eus l’imprudence de rire et de fermer la porte au nez de la troupe qu’un saint zèle m’avait députée : au lieu de chercher quelqu’un de plus complaisant que moi, on s’amusa à m’invectiver et à me chanter des litanies, dont il fallut que la pauvre agonisante s’accommodât faute de mieux. À peine fut-elle morte qu’on clabauda de nouveau : de sorte que, craignant quelque éclaircissement fâcheux, je quittai ma chambre sans mot dire, et m’en allai en louer une autre part.

N’ayant pas longtemps à rester à Avignon, je ne me fis faire simplement que le nécessaire : outre que je ne voulais pas me charger d’effets, toujours embarrassants dans un voyage, j’avais à ménager mes fonds jusqu’à Paris, où j’avais résolu de me rendre, et où je serais plus à portée de trouver des ressources, et à même de faire des emplettes. M. Morand, que j’avais prié de me mander ce qui se passait à Aix, m’écrivit que ma fuite avait fait du bruit, et donné lieu les premiers jours à des conjectures désavantageuses ; mais que les dépositions de celui qu’on avait arrêté en dernier lieu ne faisaient aucune mention de moi. J’aurais bien désiré attendre à Avignon la fin de cette affaire ; mais craignant qu’elle ne traînât encore du temps, je me déterminai à partir pour Paris, sous mon premier nom de Julie. Je me mis en route avec d’autant plus de confiance, que j’appris, trois jours avant mon départ, que le nommé Simon avait été élargi. Une chaise me mena jusqu’à Lyon, où je pris la diligence, dans laquelle il se trouva fort bonne compagnie. Nous n’étions que six, et notre voyage se trouva aussi instructif qu’amusant, par les fréquentes disputes qui s’élevèrent sur différentes matières, entre un nouvel échappé des bancs, encore hérissé des termes de l’école, et un homme de fort bon sens, dont les opinions étaient d’autant plus séduisantes qu’il les exposait avec tout l’art nécessaire pour les faire recevoir. Nous fûmes en cinq jours de temps rendus à Paris, sans autre accident que celui de la fatigue inévitable à gens fort cahotés, auxquels on n’a pas laissé le temps de dormir. Descendue de la diligence je retirai ma malle, pris un fiacre et me fis mener rue des Deux-Écus, à l’hôtel de Carignan, que l’on m’avait indiqué. Le lendemain il ne fut pas plus tôt jour que j’allai faire des emplettes : je ne m’étais fait faire à Avignon rien que de fort succinct ; mais je n’eus plus à Paris la même complaisance pour la modicité de ma bourse : il fallut me satisfaire sur tous les brimborions d’une femme à fantaisie ; il ne me restait pourtant guère de mon état passé qu’une grande facilité à dépenser ce qui aurait encore pu quelque temps subvenir à mon nécessaire. Il me fut enfin impossible de raisonner prudemment : l’air et le train de Paris m’inspiraient encore plus que jamais cette vanité, à laquelle je n’avais déjà été que trop accoutumée ; j’employai les ouvrières, j’occupai les marchandes de modes ; et sans m’embarrasser de l’avenir, j’accordai tout au présent. Dégagée des premiers soins de ma parure, je me rendis un soir dans la rue du Chantre, j’y achetai quelques fruits à une vieille femme, à laquelle je demandai, sans affectation, le nom des locataires qui occupaient la maison que je lui désignai, et qui était celle où j’avais demeuré avec la Château-Neuf. Pouvais-je mieux m’adresser pour en entendre plus que je ne voulais ? La bonne femme était intarissable : elle m’apprit, sans se donner le temps de respirer, les noms, surnoms et facultés des gens de la maison ; ajouta qu’anciennement il y avait demeuré deux vieilles femmes qui ne valaient pas grand’chose ; qu’on leur avait enlevé, deux ans auparavant que l’une des deux mourût, qui était la Daigremont, une nièce qui faisait bravement venir l’eau au moulin ; que c’était une petite gueuse qui avait commencé le métier de bonne heure ; qui si elle avait voulu s’en tenir à un gros monsieur qui lui faisait cent fois plus de bien qu’elle ne méritait, elle aurait été plus heureuse qu’une petite reine ; que M. Poupard était un honnête homme, qu’elle le savait bien, puisque son mari était depuis douze ans frotteur dans la maison ; mais que la petite coquine s’était fait enlever par son neveu, qui l’avait, comme c’est la coutume, plantée là pour en prendre une autre ; que c’était bien fait : réflexion à laquelle il me fallut bon gré mal gré applaudir ; que depuis ce temps-là l’oncle et le neveu ne pouvaient se souffrir. Je lui demandai, sans faire semblant de rien, quelques éclaircissements sur ce neveu, elle me répondit que sieur Valérie, dont le père était mort depuis deux ans, était fort riche ; qu’il jouissait de son bien ; qu’il demeurait rue du Colombier, faubourg St-Germain ; qu’il ne voulait point se marier, mais qu’il avait toujours quelque guenuche avec lui. Je remerciai ma gazette, la payai largement, et m’en revins chez moi réfléchir à ce que je venais d’entendre.

L’opulence de sieur Valérie m’inspira quelque retour pour lui : persuadée qu’il m’avait simplement oubliée, sans avoir appris ce que j’avais tant d’intérêt de lui cacher, c’est-à-dire la trahison que j’avais concertée avec Bellegrade, je ne m’occupai plus que de la faible difficulté de débusquer une rivale, sur laquelle une ancienne passion me promettait de grands avantages. Mon projet n’écouta plus de ménagement dans la parure, et je substituai au brillant qu’il ne m’était pas possible de répandre dans mon ajustement, toute la finesse et l’élégance du goût le plus recherché.

Je pris de vaines mesures pour connaître la maîtresse de sieur Valérie, sur le mérite de laquelle j’étais fort inquiète ; ma fruitière n’avait pu rien découvrir : j’avais inutilement fait suivre et suivi plusieurs fois moi-même dans un fiacre le carrosse de sieur Valérie, toutes mes recherches avaient été inutiles. Il ne me restait plus qu’un expédient dont j’usai et qui me donna de cruelles lumières sur ce que je cherchais avec tant d’empressement. Après m’être flattée des plus douces espérances, un coup d’œil les fit évanouir, et je me trouvai tout d’un coup dans le cas de ceux qui se réveillent sur un beau songe.

Certains jours de la semaine sont consacrés dans Paris aux différents théâtres ; tout le beau monde est exact à s’y réunir : l’acteur, la pièce, le spectateur, tout contribue ces jours de choix à brillanter le spectacle ; il est du bel air d’y assister, c’est l’étiquette : ainsi je m’imaginai que j’y pourrais rencontrer nos amants. La difficulté était de m’y présenter : une femme seule se fait trop remarquer ; je n’avais point de connaissance, j’engageai mon hôtesse à me tenir compagnie. C’était un lundi, nous nous fîmes mener aux Français. Nous fûmes obligées, faute d’autres places, de monter aux secondes, où une demi-heure après je reçus le coup de la mort. Munie d’une lorgnette, j’examinais toutes les loges ; dissipée même par le brillant dont elles étaient remplies, j’en admirais le coup d’œil, lorsque le bruit qu’on fit en ouvrant la troisième des premières, qui faisait face à la nôtre, me retira de ma distraction. Tout le cercle fixe déjà une curieuse attention sur ce qui va paraître : quel moment ! je vois entrer sieur Valérie de côté, dans l’attitude d’un homme qui présente la main à quelqu’un qui le suit. Je m’avance, je m’impatiente, mes regards avides cherchent, dévorent et tombent enfin sur la Valcourt qui, d’un air triomphant, se prête à peine aux attentions qu’on a pour elle. Que la jalousie nous rend injustes ! Quel sujet avais-je de me plaindre ? Mon procédé ne l’avait-il pas dégagé des serments qu’il m’avait faits de n’aimer jamais que moi ? Que n’eus-je cependant point en ce moment sacrifié à ma vengeance ? Que la Valcourt me parut odieuse ! que ne m’en coûta-t-il point pour être témoin de leur amour ! Rien n’échappe à la pénétration d’une rivale ; le moindre mot, le moindre signe me perçait le cœur. C’en est donc fait, me dis-je en moi-même, il n’est plus pour moi d’espoir ; car il n’était pas douteux que la Valcourt ne se fût établie sur ma ruine, et qu’elle n’eût, pour y mieux réussir, informé sieur Valérie de mon intrigue avec Bellegrade ; qu’elle ne l’eût encore surchargée de particularités propres à me rendre odieuse. C’est ce que me prouva bien la suite ; elle abusa de mon secret pour effacer les moindres impressions qui auraient pu lui rester en ma faveur.

Le spectacle fini, nous nous fîmes ramener chez nous, où je feignis quelque indisposition pour être seule, et me soustraire aux ennuyeuses dissertations de mon hôtesse, qui me jurait avec une piété angélique, qu’on ne donnerait jamais à Phèdre l’absolution de son scandaleux appétit pour Hippolyte.

Que ne devins-je point lorsque, revenue de cette frénésie qui m’avait tant agitée, je pus réfléchir paisiblement sur ce qui venait de se passer ! Quelle triste comparaison de mon état à celui des deux objets qui me déchiraient le cœur ! Hélas ! ils sont heureux, m’écriai-je ! Quelle fut ma douleur, lorsqu’au sortir de cette assemblée brillante, où tout inspirait le plaisir et réveillait les passions, je me considérai seule, abattue dans un coin de ma chambre, pleurant sur mon infortune, regrettant le passé, gémissant sur le présent, et n’espérant plus rien de l’avenir ! Ces cruelles réflexions me jetèrent jusqu’à deux heures après minuit dans une espèce d’anéantissement dont je ne sortis que pour me mettre au lit, où mon imagination s’exerça encore de nouveau. La vanité, la jalousie me représentèrent sieur Valérie tel que je l’avais trouvé la première fois ; je ne pouvais concevoir qu’il eût pu me devenir indifférent à Bordeaux : il me parut charmant, et la Valcourt dangereuse. Ce n’était pas que je ne sentisse ma supériorité : la présomption ne nous aveugla jamais à notre désavantage ; mais comment me présenter à sieur Valérie ? Comment espérer de rallumer ses premiers feux, après l’avoir indignement sacrifié ? Je ne pouvais m’attendre qu’à en être méprisée.

Ayant longtemps été incertaine sur le parti que je prendrais, je me déterminai à lui écrire. La conjoncture était assez embarrassante ; je ne lui avais point donné de mes nouvelles depuis notre séparation. M. Démery m’avait vraisemblablement caché celles qui avaient été adressées au sieur Houblot dans le commencement.

« Vous serez sans doute surpris, Monsieur, que je vous fasse ressouvenir de quelqu’un que vous n’auriez pas dû si facilement oublier. Je ne sais si j’ai vraiment lieu de me plaindre de votre silence. Que sont devenus ces serments réitérés, qui devaient être les garants de votre constance ? Serait-il bien vrai que… Mais non, je n’ai pu me persuader certains bruits sur votre compte, qui sont venus jusqu’à moi ; quoiqu’au reste vous ne m’en seriez pas moins cher que vous avez toujours été. Pour peu que vous vous intéressiez à ce qui me regarde, ne tardez pas à me désabuser : je tremble que vous ne le puissiez faire. JULIE. »

Je lui envoyai cette lettre par un domestique, qui me la rapporta, une demi-heure après, recachetée. Je l’ouvris et y lus les quatre mots suivants, qu’il avait écrits au dos en réponse.

« Je vous passe, ma chère Julie, d’avoir joué cette tentative auprès de moi, dans la sotte idée où vous êtes que j’ignore la bassesse de votre conduite à mon égard : je vous méprise trop pour en garder aucun ressentiment contre vous. Il vous faut des Bellegrade ; profitez de leurs leçons, si vous pouvez. Pour vous convaincre que je suis bien informé, je vous avertis que vous n’êtes pas plus heureuse au choix de vos amies que de vos amants. »

Tout affligeante qu’était cette réponse, à laquelle il n’avait pas daigné mettre de signature, j’y fus comme insensible : je m’y attendais. Je ne regardai plus qu’avec tristesse ces vains ajustements, sur lesquels j’avais si bien fondé l’espérance de le ramener dans mes fers. Je tombai dans une mélancolie, dont au bout de quelque temps je m’aperçus que les effets me priveraient des dernières ressources. Je me donnai quelquefois la triste satisfaction d’être, à différents spectacles, l’envieux témoin de leur union, sans pouvoir m’y accoutumer. Je n’imaginais pour lors rien au-dessus du plaisir que j’aurais eu à les braver à mon tour ; mais inutiles désirs ! il faut des occasions ; les plus jolies filles ne sont pas toujours celles qui les trouvent : une libertine à la mode fait la loi dans Paris, lorsque cent beautés raisonnables sont obligées de la recevoir. Que j’enviai votre sort, femmes à talents, dont le mérite a le don de vous faire rechercher ! Vous possédez l’aimant des cœurs.

Craignant sérieusement que l’altération qui se remarquait déjà sur mon visage n’empirât, je mis tout en usage pour me dissiper ; je fis quelques connaissances, je jouai, je dansai, je courus les plaisirs, et effectivement le peu de temps que j’accordai à mes réflexions me remit tout à fait : mais ce ne fut qu’un calme passager, que je payai bien cher après. Les deux excès du trop et du manque de réflexion sont quelquefois aussi dangereux l’un que l’autre. Je m’aperçus comme par surprise, trois mois après m’être bien amusée, que je n’avais plus d’argent : je commençais à me faire aux événements, cela ne m’affligea pas autrement. Je n’y songeai qu’autant de temps qu’il en fallut pour trouver les moyens de faire face à trois semaines de carnaval, qu’il était question d’achever honorablement. Je me défis de quelques effets, et allai mon train comme à l’ordinaire : bien loin de tirer parti des compagnies dans lesquelles j’aurais pu trouver l’occasion de quelque intrigue avantageuse, je me bornai à m’entendre dire que j’étais adorable, et n’écoutant que mon penchant pour les jeunes gens aimables, je négligeai toutes les ressources qui pouvaient me rapprocher de mon premier dessein. Je ne m’étais jamais trouvée au bal de l’Opéra, que je ne me fusse aperçue qu’on me remarquât ; mais je manquais toujours ce qu’on appelle le coup de maître.

Pour déterminer le goût il faut que le je ne sais quoi seconde les impressions d’une jolie figure : c’est le grand art de la coquetterie, auquel on ne parvient que par les avis, l’usage et l’étude de soi-même. Il est plus difficile qu’on ne pense de faire entendre à un homme qui vous regarde voluptueusement, qu’on s’en aperçoit, qu’on y prend plaisir, qu’il ne se gêne pas, qu’il est à même, qu’il ne voit encore rien ; et tout cela d’un coup d’œil.

Quelle consommation ne faut-il point pour marier avec grâce tous ces petits riens, qui exposent, pour ainsi dire, dans le premier aperçu ces beautés de détail, dont la plus grande partie échapperait sans cela à la plus subtile pénétration ! C’est une petite impatience, signe de vivacité, qui précède un éclat de rire, dans lequel une belle denture relève l’éclat d’une lèvre vermeille ; c’est une main distraite qu’on approche d’un sourcil, pour en laisser remarquer la forme et la blancheur ; c’est une manchette dont on montre le désordre pour exposer un beau bras ; une gorge qu’on découvre à propos pour en laisser voir la rondeur et l’élasticité ; c’est une espèce de faux pas qui attire l’attention sur un petit pied bien tourné, qu’on a grand soin de raffermir en relevant imperceptiblement une jupe qui cache une jambe fine et bien coupée ; quelques légers mouvements enfin pour développer un air noble et aisé. Tout ce manège exige beaucoup de grâces et de naturel, que l’on n’acquiert que par une longue habitude. Une fois en place j’étais bien ; mais je n’avais pas l’art de me produire.

La fin du carnaval amena enfin celle de mes nouveaux fonds, sans qu’il y eût aucune apparence de changement dans ma fortune. Mon hôtesse, à laquelle je n’avais point jusqu’alors donné d’argent, me harcela ; il fallut encore vendre ; je perdis moitié ; je satisfis mes créanciers : et m’apercevant qu’on me regardait déjà avec cette compassion insultante qu’on a pour ceux qui sont obligés de s’exécuter, je quittai l’hôtel Carignan, et j’allai, pour me dépayser, loger rue Mazarine, où je louai un petit cabinet au troisième étage, chez une vieille femme qui m’apprêta à manger. Je me retirai tout d’un coup des compagnies avec lesquelles je m’étais ruinée inutilement. Outre que je ne pouvais plus faire la même dépense, j’avais beaucoup retranché de mon ajustement.

Le nouvel ordre que je mis dans ma conduite, l’unique société de la Remy (c’était le nom de mon hôtesse) et mes réflexions sérieuses sur les besoins et la misère dans laquelle j’allais tomber, me firent bientôt rentrer dans la mélancolie d’où la dissipation m’avait arrachée. Ne pouvant plus me résoudre à vendre pour subvenir à mon nécessaire, je mis en gage ; mais après m’être écrasée en intérêts, il fallut toujours y venir : je ne réservai que très peu de chose. Il y avait déjà quatre mois que je languissais dans mon ennuyeux réduit, avec ma vieille hôtesse, lorsque je tombai malade ; la force du tempérament céda à l’épuisement dans lequel me jetèrent les chagrins et la douleur de me voir dans la dernière nécessité. Toutes les idées affligeantes qui avaient été quelque temps suspendues, se représentèrent plus que jamais à mon imagination ; je ne pouvais digérer celle de me voir à charge à autrui. J’éprouvai que c’est un faible soulagement que de regarder ses malheurs comme inévitables. Volée, trahie, trompée, victime de toutes les circonstances, la fortune avait toujours paru me retirer d’une main ce qu’elle m’avait donné de l’autre. Je ne pouvais me figurer dans ma misère, réduite à la société de la Remy, être cette même fille que l’opulence, les aises et les amusements les plus variés pouvaient à peine autrefois satisfaire. Quelles affreuses nuits ne passé-je point dans les regrets sur l’argent que j’avais dissipé et confié légèrement ? Je ne pouvais concevoir le peu de profit que j’avais tiré de la leçon de Bellegrade. Mon miroir, sur lequel je jetais quelquefois les yeux, acheva de me désespérer : mes larmes faisaient mon unique ressource. Vingt fois je fus sur le point d’intéresser la générosité de sieur Valérie, pour me faciliter une retraite dans quelque cloître ; mais un reste de fierté, supérieur à mes malheurs, me rappelait sa cruelle réponse à ma lettre. Non, souffrons, me disais-je à moi-même : ils ne jouiront pas de mes peines. Ma maladie, qui n’était d’abord qu’une fièvre lente, devint sérieuse par le refus obstiné que je fis d’y apporter remède : mon chagrin m’avait familiarisée avec les idées d’une fin prochaine ; la crainte de la mort, dont j’étais autrefois si effrayée, s’était évanouie ; je ne me la représentais plus que comme le terme de mes douleurs. Lorsque je fus cependant accablée par le mal, on fit de moi ce qu’on voulut : après avoir été saignée quatre fois, j’eus un transport des plus violents, dans lequel la Remy eut toutes les peines du monde à empêcher que je ne me jetasse par la fenêtre. Comme il était minuit sonné, elle appela, dans son effroi, un nommé Gerbo qui occupait un mauvais cabinet au-dessus du mien, et le pria pour Dieu de l’aider à me tenir dans la chaleur de l’accès. Ce petit service lui valut un éclaircissement sur l’origine de ma maladie, et la difficulté de me procurer les soulagements nécessaires à une prompte guérison. Ce M. Gerbo, dont je n’ai pas encore eu occasion de parler, qui était un homme d’environ trente-six ans, qui vivait en solitaire au milieu de Paris, retiré continuellement dans son grenier, il y était comme inaccessible ; je ne l’avais pas encore rencontré depuis quatre mois que je logeais dans la maison : mal à son aise d’ailleurs, cela n’empêcha pas qu’après le récit de la vieille, pendant lequel il avait eu le temps de m’examiner, et de me voir assoupir, il ne lui donnât deux louis avant de se retirer en disant qu’il était bien fâché de se faire une ennemie de cette jeune personne ; mais qu’il ne pouvait s’empêcher de la soulager. Je dormis cinq heures entières, après lesquelles je me trouvai d’autant plus faible que la fièvre avait beaucoup diminué, et que ma diète n’avait été soutenue que par fort peu de bouillon.

Mon hôtesse, transportée de joie, m’ayant vue réveillée, vint me dire de prendre courage, que la Providence m’avait envoyé deux louis pendant mon sommeil. Je ne lui eus pas plutôt demandé la clef de cette énigme, qu’elle me conta simplement la chose comme elle était. Je ne m’étais jusque là pas plus embarrassée de M. Gerbo que des autres locataires ; mais le portrait extraordinaire qu’elle m’en fit, joint à cette façon singulière d’obliger, me donna une extrême envie de le connaître, et de lui témoigner d’autant plus de reconnaissance, qu’elle m’assura le savoir indigent. Je l’envoyai prier de vouloir bien descendre un instant ; mais il le refusa par trois fois, ce que je ne me serais jamais imaginé ; car enfin, était-ce grossièreté ou délicatesse ?

Soit force de tempérament ou effets des remèdes, je repris en peu de jours le dessus : la fièvre me quitta entièrement, et il ne me resta que beaucoup de faiblesse et grand appétit.

Plus je sentis de quelle utilité m’avait été l’argent de mon bienfaiteur, plus je me trouvai d’impatience de lui avouer ma gratitude. Le procédé de cet homme me parut aussi extraordinaire qu’humain et délicat : je ne pouvais même me persuader qu’il ne fût de quelqu’un en état, dont la bizarrerie affichait faussement l’indigence ; mais je fus bien détrompée ; car m’étant, dès que je pus me soutenir, traînée à son cabinet, je n’y vis rien qui n’annonçât ses besoins. La porte, qui n’était sans doute que poussée, s’ouvrit au moindre mouvement que je fis pour y frapper ; j’entrai et reconnus, au portrait de l’hôtesse, mon homme endormi sur une espèce de lit, auprès duquel je vis les débris d’un plus que frugal repas, qu’il venait sans doute de prendre, et qui consistait en un pain bis et une carafe d’eau. Deux mauvaises chaises de paille et une table composaient tout son meuble. Cet état me serra le cœur. Un appareil aussi indigent donnait un prix infini à sa générosité. Il me restait encore un louis, que, malgré la nécessité où j’étais, je me faisais un plaisir inouï de lui remettre. Quel effet ne produisent point en nous les vertus ! J’admirais cet homme dans sa misère ; il m’inspirait un vrai respect : je le trouvais plus grand que tous ceux dont le faste et le brillant m’avaient tant éblouie. Craignant de ne plus retrouver une si belle occasion de lui parler, et ne voulant cependant point interrompre son sommeil, je pris le parti de m’asseoir et d’attendre constamment qu’il se réveillât. Cœurs ingrats, qui rougissez d’un bienfait, vous ignorez donc le prix de la reconnaissance ! Pour moi j’attendais avec une délicieuse émotion le moment de déployer la mienne : oui, mes larmes, au défaut de l’expression, la lui eussent caractérisée.

Il n’y avait guère plus d’une demi-heure que je réfléchissais sur ce genre de vie solitaire, lorsqu’il se retourna de mon côté, avec moins de surprise que d’attention à examiner s’il ne se trompait pas. Je vis un homme pâle et abattu, dont les traits, assez réguliers, paraissaient altérés par une longue habitude de tristesse et d’ennui. Vous m’excuserez, monsieur, lui dis-je, si je suis venue aussi librement vous surprendre, lorsque vous paraissez avoir tant de répugnance pour la société ; mais j’aurais cru vous manquer si je n’eusse employé à vous témoigner ma sensibilité le rétablissement de mes forces, que je ne dois qu’à votre générosité : la meilleure preuve que je puisse vous donner de ma reconnaissance, est ne n’user qu’avec discrétion du soulagement que vous avez bien voulu me procurer. Souffrez, monsieur, que je vous remette la moitié de l’argent que vous… C’est sans doute une méprise, en m’interrompant, me dit-il, mademoiselle ; je ne sais de quoi il est question : je serais effectivement flatté de pouvoir vous obliger ; mais des désirs aussi stériles que les miens sont d’une pauvre ressource ; je profiterais avec plaisir de votre compagnie si la mienne était plus amusante, et si l’endroit était propre à vous recevoir. Quelques instances que je lui fisse pour l’engager à recevoir l’argent que j’avais voulu lui rendre, il s’y opposa toujours, en niant qu’il vînt de lui. Je ne voulus point le gêner davantage, et me retirai en lui faisant tous les remercîments que sa délicatesse voulait éluder. Je ne m’étais jusqu’alors attachée aux hommes que par amour ou par intérêt ; mais j’eus pour celui-ci un goût d’estime proportionné à la noblesse de son procédé. Je pensais intérieurement qu’un homme d’un pareil caractère devait avoir de grandes qualités ; j’aurais désiré le connaître particulièrement ; mais tous mes efforts pour le rejoindre jusqu’alors furent inutiles.

Quelque détachement que j’eusse pour la vie, je trouvai pourtant quelque consolation à recouvrer la santé. Mon embonpoint revenait à vue d’œil, et me faisait espérer qu’après avoir payé ce petit tribut à la douleur, je reviendrais telle que j’étais auparavant. Croyant mes forces assez rétablies, je voulus me hasarder à sortir ; mais je n’eus pas fait dix pas, qu’il m’arriva un accident dont les suites apportèrent en moins d’un mois bien du changement dans ma situation. Loin de prévenir l’effet du grand air, qui m’avait surprise d’abord, je poursuivis mon chemin, et tournant avec trop de précipitation le coin de la rue, je me trouvai embarrassée entre une borne et un carrosse qui serrait le mur de trop près. Je n’eus que le temps de crier, et de reconnaître sieur Valérie qui était dedans. La surprise et la peur me saisirent, le pied me glissa, et je tombai sous la roue, plus morte que vive. Le cocher arrêta heureusement ses chevaux, le monde s’amassa ; on me retira de dessous le carrosse avec une petite contusion à la tête, et l’on me porta, pour me rassurer, dans la boutique d’un épicier, qui était la plus proche. J’y fus bientôt assaillie d’une infinité de bonnes gens, qui croyant me soulager, m’assassinaient de questions. Je distinguai, parmi ceux qui étaient autour de moi, une femme d’un certain âge, assez bien mise, qui me regardait avec toute l’attention possible : elle me demanda où je demeurais, et m’offrit de me reconduire lorsque je serais tout à fait remise. J’acceptai l’offre qu’elle me faisait, d’autant plus volontiers que je voulais me débarrasser des autres : je lui dis que je ne demeurais qu’à quatre pas ; et ayant remercié les gens chez lesquels je m’étais reposée, nous nous acheminâmes vers mon logis. Comme je n’étais revenue de mon saisissement que les larmes aux yeux, cette Dame, qui ne manquait pas de pénétration, avait tiré vaguement quelques conjectures ; elle hasarda avec moi quelques questions, auxquelles je ne répondis que par de profonds soupirs, qui ne diminuèrent rien de sa curiosité. Quelque répugnance que j’eusse à laisser monter ma conductrice à mon misérable cabinet, il fallut m’y résoudre : nous ne fûmes pas plutôt entrées qu’il me prit une faiblesse ; on me mit au lit, et on me saigna pour prévenir les suites du coup que je m’étais donné à la tête. Cette bonne dame se prêta du meilleur cœur du monde à tout ce qui pouvait me soulager.

Étant tranquille dans mon lit, je me rappelai le souvenir de ce temps où sieur Valérie à mes genoux ne respirait, ne vivait que par moi : je trouvai dans mon accident une inhumanité, un acharnement du sort, qui, non content de mon malheur, me traînait encore sous ses coups, pour y être la victime de son faste ; cette réflexion me déchira le cœur. Je l’ai bien mérité, me dis-je en moi-même, au travers des sanglots et des larmes, dans lesquels me surprit cette dame, qui venant de s’entretenir à mon sujet avec la Remy, s’approcha de mon lit pour voir si je reposais : elle en avait tiré tous les éclaircissements que celle-ci avait pu lui donner. Avant de s’en aller elle me fit offre de ses services, m’exhorta à me tranquilliser, et m’assura qu’elle voulait absolument trouver l’occasion de m’obliger ; qu’il fallait se mettre au-dessus des chagrins ; qu’on était toujours à temps de remédier à tout, quand on savait être raisonnable. Elle me dit ensuite adieu, m’embrassa, et m’assura qu’elle viendrait me voir le plus tôt qu’elle pourrait.

Il est inconcevable combien je me trouvai soulagée des obligeants discours de cette honnête personne : quand le malheur est au comble, les moindres changements ne peuvent qu’être favorables. C’est d’ailleurs une grande consolation pour les malheureux, de trouver des gens qui s’intéressent à leur infortune. Ma vieille, transportée des discours édifiants de cette charitable dame, c’était son terme, la regardait comme une prédestinée, dont le maintien et la physionomie annonçaient les pieux sentiments. Nous ne nous entretînmes le reste de la journée que de mon heureuse rencontre : il n’y avait que l’idée du sieur Valérie qui me tourmentait de nouveau. À peine était-il neuf heures sonnées le lendemain, qu’on frappa à la porte ; la Remy ouvrit, et par un Dieu soit loué, et un grand signe de croix, m’annonça que c’était ma bonne amie. Ne sachant pas son nom, ce fut celui qu’elle lui prêta. Vous voyez, me dit-elle avec affection, que je suis de parole ; je n’ai eu que le temps d’aller aux Augustins, et je suis venue tout de suite pour vous trouver au lit. Aux Augustins, repartit la vieille ! voyez cette chère dame de Dieu ! on ne va pas là qu’on n’y ait affaire ! Nous nous fîmes beaucoup d’amitié : elle m’apprit qu’elle se nommait Mont-Louis. Pendant que la Remy était occupée à tracasser, elle me dit qu’il fallait que nous eussions une petite conversation ensemble, qu’elle voulait que je n’eusse rien de caché pour elle ; que quand elle aimait une fois elle aimait bien ; qu’il n’était question que de remédier à de petits malheurs. Comme, en l’écoutant, j’avais le visage tourné vers la porte, à laquelle elle avait le dos opposé, j’aperçus un domestique qui cherchait à parler à quelqu’un : Madame, lui dis-je, on vous demande ; ce qu’ayant entendu ce garçon, il me dit que son maître l’envoyait savoir des nouvelles de la personne qui était tombée la veille sous son carrosse, et qu’il avait ordre de lui remettre un paquet cacheté, qu’en même temps il me présenta. Je l’ouvris avec un battement de cœur dont l’effet se remarqua aisément sur mon visage : je me flattais d’une apparence de retour ; mais quelle était mon erreur ! je ne trouvai que dix louis en or, enveloppés dans un papier, sans un mot d’écrit : ce n’était qu’un acte de pitié. S’étant fait informer de moi dans la maison par le même domestique qu’il m’avait envoyé, il avait appris que j’étais fort mal à mon aise, et sa générosité l’avait déterminé à me procurer ce secours. Piquée de la façon dure, selon moi, dont il s’y prenait pour me soulager : Rendez à votre maître son argent, dis-je à celui qui me l’avait apporté ; j’aurais trop à rougir de ses bienfaits. La vieille Remy, voyant l’argent s’en retourner, ne savait plus où elle en était. Madame Mont-Louis me témoigna sa surprise, et me dit mystérieusement qu’il y avait quelque chose là-dessous ; elle me conjura de ne rien lui cacher de mes affaires, m’assurant que ma confiance ne serait point infructueuse : elle m’offrit dès lors de l’argent, qu’elle me força d’accepter, et m’arracha enfin par ses caresses une partie de mes aventures avec sieur Valérie. Que cet aveu me coûta vis-à-vis d’une femme dont l’apparente régularité seulement inspirait le goût de la vertu ! Le refus que je venais de faire en sa présence me mettait cependant plus à mon aise avec elle, et soulageait un peu l’humilité à laquelle m’avait exposée la décoration de mon indigence. Elle m’écouta avec bonté, me représenta le danger auquel on s’exposait, quand on donnait trop au feu de la jeunesse, et qu’on négligeait les avis des personnes prudentes et consommées dans l’usage du monde ; me demanda de lui abandonner entièrement le soin de ma conduite ; me pria de la regarder comme une bonne mère qui voulait réunir mes intérêts aux siens ; me témoigna qu’elle serait charmée de me voir chez elle profiter de ses conseils ; qu’elle avait deux nièces qui faisaient toute sa consolation, qu’elles seraient charmées de partager avec moi sa tendresse ; que Mimy et Dorothée faisaient les délices de ceux qui les connaissaient : elle me représenta que l’endroit où j’étais n’était point habitable ; elle ajouta enfin nombre d’autres choses qui me firent vraiment désirer de me lier plus étroitement avec elle. Jamais femme ne me parut plus séduisante ; elle s’énonçait avec une facilité, une douceur qui inspiraient autant de vénération que d’attachement. Elle m’exhorta, en me quittant, à me rétablir promptement par beaucoup de tranquillité et une bonne nourriture, pour être plus tôt en état de l’aller voir. Je lui demandai sa demeure, qu’elle s’obstina à me cacher, ne voulant point, me dit-elle, que je parusse devant Mimy et Dorothée avant d’avoir recouvré ma santé et mon embonpoint : au reste, elle me promit de venir régulièrement me voir en attendant.

Quoique je ne visse encore rien de bien avantageusement changé dans ma fortune, elle me parut toujours bien différente ; ce rayon d’espérance que j’entrevoyais m’occupait agréablement : plus d’idées noires, plus de tristesse, je considérais avec complaisance dans mon miroir l’effet prodigieux que faisait en moi la moindre lueur de satisfaction. Ma vanité s’applaudissait intérieurement du refus que j’avais courageusement fait des dix louis du sieur Valérie. Je me servis de l’argent de madame Mont-Louis pour retirer le peu de nippes qui m’étaient restées en gage, et sur lesquelles je ne comptais plus. Que le besoin nous fait sentir le prix des choses ! Je trouvai un plaisir tout nouveau à m’ajuster du peu que je possédais, non sans réfléchir cependant combien j’avais autrefois dédaigné ce dont j’étais trop heureuse de faire mes beaux jours alors.

Ma chère consolatrice m’étant venue voir, et m’ayant trouvée charmante sous un vernis de toilette, jugea que j’étais suffisamment rétablie, et satisfit enfin mon impatience, en me disant qu’elle m’attendrait à dîner le lendemain. Je ne me possédai plus d’aise, je lui demandai son adresse ; mais elle me refusa encore, en m’assurant qu’elle m’enverrait un domestique pour me conduire. J’avais un désir inexprimable de connaître mesdemoiselles Dorothée et Mimy, au sujet desquelles je ne pouvais que penser fort avantageusement, à en juger par la tante, dont elles étaient les élèves chéries.

Je n’avais pas encore achevé de m’habiller le lendemain, jour tant attendu, que je vis entrer le domestique en question, qui était une grosse Javotte des plus intrépides qu’il en parût : elle avait ordre de prendre un fiacre, mais je m’y opposai, de peur d’être obligée de le payer pour faire son profit ; au moyen de quoi mademoiselle Javotte s’étant officieusement saisie d’un de mes bras, elle me mit dans l’indispensable nécessité de trotter vigoureusement après. Elle me fit en chemin un galimatias auquel je ne fis pas grande attention ; il n’y avait que le refrain qui me donnât à penser ; je ne pouvais concevoir à propos de quoi mademoiselle Javotte me priait de ne pas oublier les servantes.

J’arrivai enfin suffisamment fatiguée, et montai au premier étage, où elle me fit entrer dans une salle basse, assez obscure, dont elle m’ouvrit la porte.

Ne vous impatientez pas, me dit-elle en me quittant, Madame ne tardera pas. Je m’occupai, en me reposant, de la manière décente et affectueuse dont j’aborderais ces demoiselles ; après quoi j’examinai la chambre, dans laquelle je reconnus deux portes en forme d’armoire. Impatiente de ne voir arriver personne, je prêtai attentivement l’oreille à certains cris confus qui me paraissaient venir de loin, et auxquels se mêlaient de grands éclats de rire : je tirai un favorable augure de la joie qui se répandait dans l’intérieur de la maison. Il y avait déjà même une demi-heure que j’attendais le moment de me joindre à la compagnie, lorsque j’entendis le bruit sourd de gens qui s’avançaient en courant nu-pieds ; je redoublai d’attention, et distinguai bientôt une voix de tonnerre qui criait : Mimy, chienne de Mimy, veux-tu venir ici ? Une des deux portes s’ouvrit aussitôt, et je vis en même temps fondre dans la salle un colosse nu en chemise, qui, tenant une poignée de verges à la main, proposait la partie à une petite effrontée, aussi nue, qui courait devant lui, et dont les propos auraient fait rougir un hussard. Tiens, lui dit-elle, en me montrant, voilà du fruit nouveau, puisque tu veux fouetter, fouette. Cette scène, qui ne répondait point à l’idée que je m’étais faite des nièces de madame Mont-Louis, ne laissa pas de m’embarrasser : j’aurais bien dévisagé mademoiselle Mimy ; mais je craignais défaire trop beau jeu à mon fouetteur, auquel, malgré l’indécence qu’il me présenta, je remontrai poliment que je n’étais pas de la maison. Mais la coquine de Mimy ayant fait sonner qu’on ne venait pas chez la … pour faire la bégueule, détermina ce bandit à passer outre : de sorte que je me vis forcée d’aller au-devant de ce que je voulais éviter, et m’étant jetée, avec autant de furie que d’adresse, sur ce qui donnait sujet à tant d’ordures, je leur prouvai que je ne cherchais point, comme ils le disaient, à me faire prier. Nous étions aux prises, lorsque heureusement pour moi les éclats de rire de la Mimy attirèrent la prudente Mont-Louis, qui entra précipitamment, et mit ordre à tout sans se déconcerter. Qu’est-ce que vous faites ici, me dit-elle ? je vous attendais en haut. Elle se fâcha contre Mimy, fit rentrer le libertin, en pestant contre ses folies, souffleta Javotte, qui ne m’avait pas conduite à sa chambre, et m’y fit monter, malgré toutes les instances que je fis pour m’en aller.

Plus embarrassée qu’elle, je ne savais que dire pour me plaindre de l’incartade de la prétendue nièce ; il n’en fallait pas davantage pour me désabuser sur le compte de toute la famille, qui ne se bornait pas à mesdemoiselles Mimy et Dorothée.

Il ne m’était plus difficile de deviner où j’étais ; ma chère consolatrice, la charitable dame, cette bonne âme, que nous avions regardée, la Remy et moi, comme une députée de la Providence, n’était autre que la ***, qui par le bon ordre avec lequel elle administre les plaisirs publics, s’est fait une réputation, et est parvenue à se faire tolérer, et à attirer chez elle les gens les plus distingués.

Je suis au désespoir, me dit-elle, de ce qui vient de se passer, quoiqu’au fond ce n’est qu’une niaiserie. Je gage que vous êtes bien fâchée contre moi : allons, ma chère amie, il n’y faut plus penser ; je vous réponds qu’il ne vous arrivera plus rien de pareil ; je prétends qu’on soit en sûreté chez moi. Ah, madame, lui dis-je, où suis-je ! est-ce là ce que je devais attendre des sages conseils que je vous ai entendue me donner ? Ma chère, me répondit-elle, je vous répéterai ici, comme chez vous, les discours prudents que je vous ai tenus : l’état dans lequel je vous ai vue, m’a engagée à vous inspirer une ferme résolution d’en sortir promptement, et il ne tient qu’à vous ; la fâcheuse épreuve de la misère doit bien faire revenir d’une sotte délicatesse qui ne mène à rien. Je ne vous ai point trompée quand je vous ai promis de remédier à vos malheurs, et de réunir vos intérêts aux miens : vous n’avez point de connaissances, et perdriez beaucoup à vous annoncer vous-même. L’habitude de quelques intrigues d’ailleurs doit vous faire vaincre cette répugnance que vous témoignez. Certaines gens à préjugés se forment de nos maisons une idée toute différente de celle qu’ils en devraient avoir ; tout y respire le plaisir : que nous importe la censure ? Rarement nous trouvons-nous avec ces atrabilaires qui dénigrent et traitent de honteux un commerce duquel est banni toute inquiétude, et dont la volupté fait la base. Eh ! qui ne s’en mêle au reste ? Je trouverais excellent, ajouta-t-elle, qu’on élevât des trophées à cette vertu si vantée ; mais je voudrais qu’ils fussent solides. On se déchaîne contre le vice, mais on s’en rapproche ; on exalte la vertu, mais on l’abandonne. Attendez qu’on vienne dans votre pauvre réduit vous soutenir contre les pièges du vice, puisqu’il faut trancher le mot, je crois que vous y resterez longtemps misérable. Il ne faut qu’un peu raisonner pour voir jusqu’où va la folie des hommes ; tout déchaînés qu’ils se montrent en général contre la dépravation des mœurs, ils ne laissent échapper, chacun en particulier, aucune occasion de séduire l’innocence : leur vanité va jusqu’à excuser intérieurement les désordres dans lesquels ils entraînent, et qu’ils croient inévitables par le penchant irrésistible qu’ils se flattent d’inspirer, tandis qu’ils se réunissent pour les fronder. Étrange opinion ! il faut être aussi fou qu’eux pour s’y soumettre.

Au reste, vous ne devez pas me savoir mauvais gré de la petite ruse dont je me suis servie pour vous attirer ici ; mon nom vous aurait effrayée, et à tort cependant ; j’exerce ma profession avec autant d’honneur que de bonne foi : il n’y a que manière de se distinguer dans toutes sortes d’états. Grâce au ciel, personne ne se plaint ; et pour peu que vous ne vouliez pas faire l’innocente, vous serez bientôt aussi contente que je le suis. Croyez-moi, les plus courtes folies sont les meilleures ; il n’est rien de tel que de marcher à la fortune par la voie du plaisir. Quelle fortune, et quel plaisir, m’écriai-je en pleurant amèrement ! C’est donc là que se termine ce bonheur apparent, dont je me repaissais l’imagination ! Ce n’était assurément pas qu’une belle passion pour la vertu réglât en ce moment ma conduite ; mais le penchant que j’avais toujours eu pour le libertinage ne m’avait jamais familiarisée avec la crapule ; je n’avais jamais regardé qu’avec dégoût et horreur un détail dans lequel on est indispensablement exposé à des brutalités qui déshonorent et dégradent le plaisir.

La *** ayant inutilement essayé de me persuader, me fit entrevoir quelques expédients moins révoltants pour me produire : elle me parla de quelques pratiques secrètes qui seraient charmées d’avoir affaire à quelqu’un de mon caractère ; mais outre la difficulté qu’il y avait à guérir l’imagination de ces sortes de gens, qui étaient toujours en garde contre les faux dehors, elle me fit entendre que ces arrangements étaient tout à fait contraires à ses intérêts. Tel s’accommode, me dit-elle, d’un commerce fixe, et s’acoquine à une fille qui n’a plus besoin de mon ministère, et m’oublie facilement. J’eus d’autant moins de peine à la rassurer sur ses craintes, qu’elle était avec moi en avance de cinq louis, dont toutes mes délicatesses n’auraient pu lui garantir la restitution.

Je touche enfin au moment où je me trouvai dans le plus cruel embarras, et rencontrai en même temps la fin de toutes mes peines. La *** ne sachant comment faire pour fournir une quatrième princesse à un souper qu’elle s’était engagée de pourvoir le soir même, me sollicita instamment de l’aider à tenir sa parole : sur le refus décidé que j’en fis, elle me représenta que c’étaient des gens sensés et des plus à leur aise, avec lesquels tout se passait décemment ; qu’il n’était question que de se réjouir honnêtement ; qu’on se bornait au mot pour rire.

J’eus beau lui exposer la répugnance invincible que j’avais à me présenter dans une compagnie où, ne connaissant personne, je ferais une sotte figure, où d’ailleurs ma situation ne m’inspirerait pas cet extérieur enjoué qui fait l’âme des parties, il me fut impossible de lui faire goûter mes raisons, et elle insistait de nouveau, lorsque je me trouvai frappée comme d’un coup de foudre par ces quatre mots : va toujours devant, je vais arranger cela avec elle.

Ce son de voix, qui ne m’était que trop connu pour m’y méprendre, m’effraya au point que ne sachant où me cacher, et ne pouvant faire entendre à la *** de courir au-devant de celui que j’avais entendu, je me jetai sur la porte pour la fermer : mais de quoi servit ma précaution ? Le mouvement précipité que j’avais fait ayant agité une partie du rideau qui couvrait le vitrage de la porte, l’homme qui était en dehors avait distingué le signe que je faisais à la *** de sortir pour lui parler. Celle-ci, dont les vues étaient bien différentes des miennes, se présenta en faisant signe de la main, et sortit en souriant pour entretenir celui dont l’impatiente curiosité avait déjà manqué d’enfoncer la porte.

Que devins-je pendant cette conversation particulière, dont quelques mots échappés me persuadèrent de plus en plus que c’était un de ceux que j’avais le plus à craindre de rencontrer où j’étais. Après avoir inutilement examiné dans mon effroi s’il n’y avait point quelque endroit par lequel je pusse m’échapper, je me jetai dans le lieu le plus obscur de la chambre, le visage enveloppé de mon mouchoir, pleurant d’avance sur la confusion à laquelle j’allais, quoique innocemment, me trouver exposée.

Pour juger de l’embarras dans lequel je me trouvais, il ne faut que savoir quel était l’homme qu’un malicieux hasard avait amené dans ce moment pour jouir de mon trouble. Pourra-t-on le croire ? C’était M. Poupard ! oui, lui-même, qui était un de ceux que la *** s’était engagée de pourvoir. J’étais bien persuadée qu’elle ne lui parlait pas de moi d’une manière à diminuer sa curiosité, et il n’y parut que trop ; car il entra, malgré les fausses instances qu’elle lui réitéra de n’en rien faire ; et s’approchant de moi, mit tout en usage pour m’engager à retirer mon mouchoir, dont je m’obstinais à me cacher. Comment donc, mon bel ange, me dit-il ! notre maman vient de me conter des prodiges ; je n’en veux rien croire, moi : elle m’assure que vous ne voulez pas venir ce soir vous réjouir avec nous. Vous avez tort, nous sommes de bonnes gens, qui ne voulons répandre que du champagne : vous n’avez rien à craindre, et plus on est de fous, plus l’on rit.

Comment ? est-ce qu’avec un bras comme ça on fait la sotte ? C’est ne pas savoir son monde. Ça ! oh vous n’êtes pas sage ! je veux vous apprendre, moi, à être raisonnable. Elle a ma foi une vraie main à péché mortel. Je n’avais jusque-là rien répondu ; mais voyant que la *** s’était retirée politiquement, sans doute, je pensai qu’il était inutile d’attendre un tiers pour jouer notre reconnaissance, et m’étant découvert le visage : Hé bien, lui dis-je, monsieur ! vous le voulez, jouissez donc de mon trouble et de ma confusion ? Êtes-vous satisfait ? Vous êtes bien vengé du passé. Quoi, s’écria-t-il ! hé… hé, c’est Julie ! Que diable est ceci ? Oh, oh ! vous voilà donc, ma coquine, qui m’avez joué… Eh, monsieur, lui répondis-je ! ne m’humiliez pas davantage, ma situation est plus digne de pitié que de colère ! Jugez combien il m’en coûte pour paraître devant vous, et dans un lieu où je n’ai cependant été attirée que par surprise : on doit vous l’avoir dit, et vous ne m’y auriez pas trouvée si j’eusse osé en sortir en plein jour. Soyez assez généreux, monsieur, pour m’épargner les reproches que j’ai à me faire en vous voyant ; je n’ai payé que trop cher les égarements auxquels on m’a livrée dans un temps où je n’en connaissais pas les conséquences.

Monsieur Poupard n’avait pas le cœur mauvais, il ne put tenir aux marques d’affliction et de repentir que je lui donnai. Après une infinité de questions, et de nouveaux témoignages de surprise : Je suis fâché, me dit-il, mon enfant, que vous n’ayez pas profité du bien que je voulais vous faire ; vous auriez été plus heureuse avec moi qu’avec un étourdi, qui… Comme diable c’est grandi ! Il y a ma foi quatre ans : te voilà bien avancée, pauvre fille ! Je l’ai toujours bien dit, elle est ma foi aussi jolie… Mais ; mais… Je suis une ancienne connaissance, moi, que tu connais bien : est-ce que… Pardi, tu ne me refuseras pas… Je sais, monsieur, les égards que je vous dois, et la différence qu’il me convient de faire de vous à un autre ; mais il y aurait aussi de l’inhumanité à vous de profiter de l’état où vous me voyez réduite. Je vous regarde, monsieur, comme ayant des droits sur moi, puisque j’ai dès ma première jeunesse été remise entre vos mains, par la cupidité d’une tante avec laquelle il m’était impossible de recevoir d’autres impressions que celles du libertinage : mais les temps sont changés, plus formée et plus raisonnable que je n’étais alors, c’est à vous-même que j’ai recours, ce sont ces mêmes droits que je réclame, et qui doivent me garantir aujourd’hui des pièges qu’on me dresse pour achever de me perdre entièrement. Ces quatre mots, prononcés d’un air pénétré, lui firent suspendre son dessein : il ne m’avait autrefois entendu raisonner qu’en enfant. Le temps n’avait rien diminué de mes agréments : au contraire, j’étais plus formée et plus piquante, et avais acquis, par l’usage, ce qu’on appelle le bon ton, et des manières. Je remarquai bientôt le progrès que je faisais sur lui ; ses premiers feux se rallumèrent, et se rendant à ma prière, il me témoigna combien il était satisfait de ma façon de penser, et de ce qu’il avait appris de la *** ; ajoutant qu’elle lui avait cité quelques circonstances à mon sujet dont il serait ravi que je lui fisse un détail particulier. Je lui exposai, sans perdre de temps, l’embarras où j’étais sur l’argent qu’on m’avait forcée de prendre dans le besoin, sous un nom emprunté, et les plus dures apparences. Il me répondit, comme je m’y attendais bien, que c’était une babiole, que je ne m’en inquiétasse pas. La *** ne fut pas plutôt montée, qu’il l’attira à part, la satisfit, et s’expliqua avec elle sur l’intérêt qu’il prenait à ce qui me regardait ; du moins j’eus tout lieu de le penser à la conduite qu’on tint après avec moi. Il donna quelques ordres, me dit adieu, et me conseilla d’attendre tranquillement jusqu’au soir ; ajoutant qu’il viendrait me prendre pour me ramener chez moi. J’achevai de lui faire tourner la tête, en lui prenant les mains avec affection, pour l’engager à ne pas m’oublier. Outre que je voulais lui témoigner une entière confiance, je n’étais point fâchée que la *** ne doutât point que je ne le connusse de longue main. Il ne fut plus question de vilaines propositions, ni de souper ; on me fit passer dans une petite chambre écartée, où il n’y avait qu’une seule porte et deux verroux, avec lesquels je me garantis de toutes les poignées de verges du monde. Comme je n’avais encore rien voulu prendre, je me trouvai en état de faire honneur à un poulet que M. Poupard avait donné ordre qu’on me servît.

Quiconque a rapidement passé d’un excès de tristesse au comble de la joie, comprendra facilement quelle satisfaction je goûtai après le départ de M. Poupard. Je ne pouvais m’imaginer que cette rencontre fût réelle : mes malheurs seraient-ils donc finis, m’écriai-je, en me voyant toute seule ! Heureux hasard ! qu’en cet instant tu parais vouloir me dédommager des accidents fâcheux auxquels tu m’as exposée ! Quelle riante perspective ! Qui se serait imaginé que c’était dans un lieu suspect que je devais rétablir ma réputation dans l’esprit d’un homme qui n’avait déjà que trop sujet de me mépriser ? Je ne doutai plus qu’il ne revint à moi plus amoureux que jamais : quoiqu’il l’eût beaucoup été, j’étais encore plus sûre de le mener ; ma seule inquiétude roulait sur la petite honte qu’il y avait à paraître forcée par la nécessité de retourner à lui. J’ignorais alors les heureuses nouvelles qui m’attendaient chez moi : ce jour devait être pour moi un jour de félicité entière.

Il n’attendit pas la fin du jour pour me venir trouver, son impatience me l’amena deux heures avant que nous pussions sortir. Allons, me dit-il, embrasse-moi ; faisons la paix, car le diable veut que je t’aime toujours : je viens de quitter mes affaires pour me réjouir une couple d’heures. Je lui fis entendre que j’étais d’autant moins amusante alors, que j’étais beaucoup plus raisonnable qu’autrefois ; que d’ailleurs une longue habitude de traverses m’avait pour ainsi dire formé le caractère à la mélancolie et à la tristesse. Oh, oh ! j’ai une bonne recette, me dit-il, contre cette vermine-là ; mais, mais voyons un peu, conte-moi donc tes fredaines. Je me gardai bien de lui rien apprendre qui se ressentit de son expression ; je lui fis seulement l’histoire de M. Démery, ajoutant que la mort me l’avait enlevé lorsque nous étions sur le point de nous unir par des nœuds indissolubles. Je lui appris la malheureuse banqueroute que j’avais essuyée : je n’oubliai point les fâcheuses circonstances qui m’avaient exposée aux recherches de la justice ; mon évasion de prison, ma maladie, et enfin l’accident qui m’était arrivé avec son neveu dans les premiers jours de ma convalescence. J’eus soin à cet article d’appuyer sur le mépris que j’avais fait de ses offres, quels que fussent mes besoins, ce que je remarquai lui faire un plaisir infini. Je t’en sais bon gré, me dit-il ; tu n’y perdras rien : c’est un coquin. Je lâchai adroitement quelques larmes, en gémissant sur les malheurs dans lesquels il m’avait précipitée, et que je me promis bien de ne lui pardonner jamais.

Le jour étant enfin baissé il me proposa de nous retirer ; nous descendîmes et trouvâmes à trente pas un fiacre qui l’attendait. J’indiquai ma demeure, et il nous rendit dans la rue Mazarine : je m’aperçus bien en chemin de l’impatience dans laquelle était M. Poupard de renouveler l’ancienne connaissance ; mais je fus inflexible, et l’amenai par des refus ménagés au point de m’avouer qu’il était plus amoureux de moi qu’il n’avait encore été. Il n’était plus question de composer avec lui, sa générosité n’avait point de borne : mais il était essentiel de lui montrer de la délicatesse, et d’irriter ses désirs. Nous arrivâmes chez moi, où je fus charmée d’entendre la Remy me demander, avec onction, des nouvelles de la chère madame Mont-Louis. Je la fis un peu jaser ; elle vanta tous les soins charitables de cette honnête dame : outre le plaisir que nous avions à voir sa bonne foi et son ingénuité, je n’étais pas fâchée que M. Poupard se confirmât dans tout ce que je lui en avais raconté. Vous mériteriez, me dit-elle, après nous avoir bien vu rire de ses éloges, que je ne vous donnasse pas une lettre que j’ai retirée cette après-midi de l’hôtel Carignan, où elle était depuis un mois. Je l’ouvris avec assez d’indifférence : mais quelle fut ma joie, quand j’en eus lu le contenu ! Elle était de M. Morand, auquel j’avais en arrivant à Paris envoyé mon adresse pour m’instruire de la fin de ma malheureuse affaire. Mais il était question de bien autre chose : il me mandait que le banquier qui avait manqué avait accommodé, et qu’il reparaissait moyennant la moitié de perte, dont les créanciers s’étaient satisfaits ; que j’envoyasse au plus tôt ma procuration, et qu’il se chargerait de me faire toucher mes quinze mille livres. Qu’à l’égard de l’affaire d’Aix, elle était entièrement finie ; que le frère du nommé Simon avait été aussi élargi ; que le voleur arrêté à Lambesc avait été pendu ; que son camarade avait été envoyé aux galères, après s’être fait prendre pour quelque filouterie ; que les dépositions de l’un et de l’autre n’avaient fait aucune mention de moi ; que la justice s’était dessaisie des effets dont elle s’était emparée ; que le tout était sous la garde de madame Guillaume : que sitôt ma procuration reçue, il chercherait une occasion pour me le faire tenir. Dans mon premier transport je présentai la lettre à M. Poupard, qui la lut comme moi, et trouva de quoi rassurer ses doutes sur la banqueroute, à laquelle il n’avait pas trop ajouté foi. Il semblait que tout concourût en ce jour pour me favoriser, chaque circonstance faisait une continuité de preuves des événements que je lui avais contés, et dont une partie pouvait paraître adroitement supposée. Quel poids tout cela ne me donna-t-il point auprès de lui ! quelle satisfaction d’ailleurs de ne point paraître sans ressources ! Hélas, dis-je à la Remy, ces nouvelles un mois plus tôt reçues m’auraient évité bien de la tristesse et des larmes ! À quoi M. Poupard me dit à l’oreille qu’il était ravi de ce petit retard, puisqu’il lui avait procuré l’occasion de me retrouver.

Je le fis ressouvenir, avec un sourire malicieux, que l’heure de sa partie s’approchait, et que quelqu’un aussi galant que lui devait se piquer d’exactitude avec les dames. Il comprit mon petit reproche, et me jura qu’il était au désespoir d’être engagé ; mais que c’était aussi pour la dernière fois : et prévoyant bien qu’en attendant mon argent j’aurais quelques besoins à satisfaire, il me jeta trente louis sur la table, qu’il affecta de me dire devant la Remy que je lui remettrais à la rentrée de mes fonds. J’acceptai l’argent sans hésiter : il m’embrassa et sortit. Je le reconduisis et l’éclairai moi-même.

Dès que M. Poupard fut parti, je me livrai tout entière au plaisir de la reconnaissance, et montant avec précipitation chez notre voisin le solitaire, je crus qu’il était de mon devoir de lui faire part de mon bien-être, après l’avoir trouvé si efficacement sensible à mon infortune. L’empressement avec lequel je frappai à sa porte ne lui laissant de réflexion que sur le besoin qu’on pouvait avoir de lui, il m’ouvrit, et me demanda avec étonnement ce qui m’était arrivé. Quoi que vous ayez pu faire dernièrement, monsieur, lui dis-je, pour éluder les remerciements que j’avais à vous faire, je n’avais garde de me méprendre sur ce que vous paraissiez vouloir ignorer. Vous avez goûté dans toute la délicatesse le plaisir d’obliger, laissez-moi ressentir à mon tour celui de la plus vive reconnaissance, en vous communiquant les heureuses nouvelles que je reçois à l’instant même. Vous m’avez rendu la vie par votre générosité, ayez encore la satisfaction d’apprendre à quel point le sort me favorise aujourd’hui : et après lui avoir détaillé les malheurs que j’avais éprouvés, et dont je voyais si heureusement la fin, je lui présentai les trente louis de M. Poupard, dont je le priai avec toutes les instances imaginables d’user librement. Heureux et doux moment que celui où l’on peut témoigner sa gratitude ! Quelques efforts que je fisse, il ne voulut jamais recevoir que les deux louis qui m’avaient été d’un si grand secours. Quel plaisir n’eus-je point à lui avouer combien il m’avait soulagée ! Avec quel transport ne lui déployai-je pas les replis d’un cœur sensible ! Une âme anéantie, étouffée par la misère, ne se développe jamais si avantageusement que dans la prospérité.

L’air satisfait qu’il témoigna de l’heureux changement qui se faisait dans ma fortune, m’annonça la part qu’il y prenait. Remarquant cependant, au travers de sa joie, qu’il me regardait avec quelque surprise, je lui en demandai amicalement le sujet, ainsi que l’explication des quatre mots qui lui étaient échappés en donnant l’argent à la Remy. Il m’avoua que né malheureusement pour lui avec un cœur tendre et compatissant, il n’avait jamais pu en écouter les mouvements sans être exposé aux traits les plus noirs. Oui, dit-il, mes bienfaits semblent porter un caractère qui force à l’ingratitude la plus criante. Ne condamnez pas ma surprise, la situation où je me trouve avec vous est nouvelle pour moi. À Dieu ne plaise que j’aie jamais couru après l’indigne plaisir de recevoir ces égards rampants, qui déshonorent autant ceux qui obligent, qu’ils humilient ceux qui sont obligés. Mais pourquoi fallut-il toujours que je fusse la victime de ma compassion ! Cette réflexion, qu’il fit en soupirant, me donna toutes les envies du monde d’en apprendre davantage : je le conjurai de contenter ma curiosité, qu’il eut la complaisance de satisfaire par ce qui suit.

Il m’est inutile, mademoiselle, pour vous prouver ce que je viens de vous dire, d’entrer dans le détail d’une vie plus ennuyeuse qu’intéressante, et dont les événements m’ont avec raison rebuté du commerce de mes semblables. Quatre faits principaux suffiront pour vous convaincre des justes sujets que j’ai de me plaindre de l’ingratitude des hommes. De trente-six ans auxquels je suis parvenu, j’en ai passé huit dans les prisons, sans avoir été coupable d’autre crime que celui de céder trop facilement aux mouvements d’une compassion bienfaisante.

Né avec quelque peu de bien, j’ai eu la facilité de donner une partie de ma jeunesse à l’étude ; j’y ai pris goût, et ne voulant point écouter, dans un âge plus avancé, les sollicitations de quelques parents qui désiraient que je prisse un parti ; connaissant d’ailleurs tous les avantages d’une vie tranquille et indépendante, je ne trouvai point d’état qui me convînt mieux que celui de n’en point avoir. Les avantages du barreau, des armes, du commerce et de la finance me furent inutilement démontrés ; content du peu que je possédais ; je ne voulus point travailler à l’augmenter, ni risquer de le diminuer. Je me trouvai à vingt-quatre ans maître de moi-même et de mon bien : borné à un certain nombre d’amis, aimant le plaisir, mais haïssant la débauche ; estimant d’ailleurs, avec toutes les honnêtes gens, ce qui méritait de l’être ; me soumettant, quoiqu’à regret souvent, aux opinions reçues, et me formant le caractère à la nécessité de vivre avec tout le monde ; avec cette façon de penser je ne pouvais qu’être bien reçu dans les compagnies où je me présentais : aussi l’étais-je.

Le hasard voulut que me trouvant un jour à une espèce d’assemblée dans une maison où l’on m’avait introduit depuis peu, je remarquai deux personnes, dont l’air et le maintien embarrassé annonçaient qu’elles n’étaient pas à leur aise ; l’une, qui pouvait avoir dix-sept ans, était la fille ; l’autre, âgée d’environ quarante-cinq, était la mère : c’était une visite qu’elles faisaient ; ainsi une demi-heure après que je fus entré, elles se retirèrent comme on se disposait à se réjouir, et l’on n’essaya de les retenir qu’avec certain air tout propre à produire le contraire. Aussitôt qu’elles eurent le dos tourné on causa, et tout en exposant leur situation, on convint charitablement que leur compagnie ennuyait, et qu’on était ravi d’en être défait. Je m’informai à une femme sensée, qui avait hasardé un mot d’éloge à leur sujet, de leur nom et de leur situation ; j’appris que c’était une fort honnête famille, composée de trois personnes, qui éprouvait depuis quelque temps la dureté de la misère ; que le père était un homme de probité, qui avait essuyé beaucoup de malheurs, et qui en était enfin aux expédients. Je fus sensiblement touché du chagrin que devait avoir ressenti cette jeune personne d’être obligée de se retirer d’une compagnie où tout inspirait la joie, pour aller s’affliger avec son père et sa mère. Il est si dur de porter à dix-huit ans l’uniforme de la tristesse ! Il ne m’en fallut pas davantage pour concevoir un grand plaisir à les soulager. J’imaginai enfin les moyens de leur faire tenir six cents livres, sans qu’ils dussent me soupçonner de cette attention. Quinze jours se passèrent, après lesquels m’étant retrouvé avec la même personne qui m’avait fait leur éloge, je remarquai qu’elle affectait de m’en parler et me tenait certains propos qui me firent connaître qu’elle était au fait des six cents livres. Quelques précautions que je prisse pour déguiser le plaisir que je ressentais au détail qu’elle me faisait du secours dont leur avait été cet argent, elle me soupçonna, fit quelques perquisitions, et crut bientôt n’avoir plus lieu de douter qu’il ne vînt de moi. Elle s’en expliqua avec madame…, qu’elle assura être sûre de son fait ; de sorte que peu de jours après, quoi que je fisse pour m’en défendre, on voulut me remercier. Il fallut me rendre chez eux ; cela me donna occasion de me gêner moins sur quelques petites douceurs que je procurai de temps à autre. Cinq mois se passèrent, pendant lesquels je fréquentai dans la maison : j’y trouvai la conduite édifiante. J’estimais mademoiselle… : certain air de langueur que je lui trouvais la rendait plus intéressante. Le père s’était ouvert à moi sur certaines ressources qui lui restaient encore : la mère m’accablait d’amitiés : j’étais enfin regardé comme l’ami de la maison.

Un jour que j’allai, comme à mon ordinaire, faire ma visite, je restai longtemps à attendre avant qu’on m’ouvrît. Mademoiselle… me parut toute déconcertée, et comme je lui demandais si elle était seule, je me sentis poussé par un jeune homme, qui, s’étant, à mon arrivée, caché derrière la porte, se dérobait avec précipitation : je me retournai, et eus le temps de le distinguer. Quoique je n’eusse aucune prétention sur mademoiselle…, et que je ne lui eusse même jamais parlé en conséquence, je ne laissai pas d’être déconcerté à mon tour ; je me mis à la fenêtre, sans mot dire, et vis madame… qui s’agitait en bas avec le jeune homme en question, qu’elle venait de rencontrer. Je ne doutai plus que la mère ne sût cette intrigue, dont on avait mauvaise grâce de me faire un mystère. Les éloges qu’on m’avait d’abord faits me parurent alors un peu hasardés ; mais ce fut bien autre chose le lendemain, lorsque je vis entrer chez moi la mère en pleurs, et qu’elle me dît que sa fille se déclarait enceinte de moi : j’eus d’autant plus lieu d’être surpris, que je ne lui avais jamais témoigné d’autres sentiments que ceux que dicte l’estime et l’amitié. J’eus beau protester à madame… que je n’avais de ma vie eu aucune particularité avec sa fille ; vainement je lui expliquai que j’avais surpris la veille un jeune homme enfermé avec elle, qui s’était mystérieusement enfui, et que c’était le même avec lequel je l’avais vue de la fenêtre s’entretenir dans la rue, elle ne se rendit à aucune de mes raisons ; et me reprochant d’avoir suborné sa fille, elle me déclara qu’elle allait se pourvoir contre moi, si je ne voulais réparer son honneur en l’épousant. Dans la rage où j’étais je me moquai de ces menaces ; mais ayant consulté quelqu’un à ce sujet, on me conseilla d’en venir à un accommodement ; de sorte que je fus encore trop heureux de m’en tirer avec huit mille livres qu’il m’en coûta. Cette aventure se répandit, et lorsqu’on sut les secours que je leur avais procurés, on ne douta plus de la réalité du fait. Quoique je ne courusse point après la réputation d’un homme qui entreprend de redresser les torts de la fortune, encore étais-je moins satisfait d’être regardé comme un scélérat qui avait déshonoré à plaisir une famille qu’on ne trouvait déjà que trop à plaindre. Peu de temps après je sus que mademoiselle… avait épousé celui dont on voulait me donner l’enfant : tout cela s’était fait à la main pour tirer parti de ma facilité. Je regardai cela comme un petit malheur, dont je me consolai bientôt : j’en fus quitte pour mon argent et quelques plaisanteries. Voilà le premier trait.

Quatre mois se passèrent sans qu’il m’arrivât rien de nouveau ; je m’amusai, je me livrai à mes amis et à l’étude. Un jour que j’étais occupé chez moi à lire, je vis entrer un homme que j’avais fréquenté ; une connaissance enfin dont l’extérieur annonçait un état bien différent de celui dans lequel je l’avais vu quelque temps auparavant. Cet homme m’exposa ses besoins, m’exagérant la dureté de ses amis qui refusaient de l’aider, et me pria en propres termes de lui racheter la vie par quelques secours : il me fit une peinture si touchante de la nécessité où il était réduit, que je ne différai point à l’aider. L’occasion du plaisir m’en avait fait une simple connaissance, sa misère m’en fit un ami ; je le goûtai, je m’y livrai, et crus vraiment qu’il m’avait rendu un grand service en me procurant l’avantage de l’obliger. Nous passâmes six mois ensemble, pendant lesquels il trouva avec moi toutes les facilités qu’on peut désirer dans l’adversité : ma bourse lui fut toujours ouverte ; je ne négligeai ni soin, ni protection pour lui procurer une place, qui, dans sa situation, lui était d’une grande ressource. Quelle apparence pouvait-il y avoir qu’après tant d’obligations j’eusse quelque chose à craindre de sa part ? Ce fut cependant ce monstre d’ingratitude qui, supposant que j’avais quelque intelligence secrète avec des ennemis de l’État, m’exposa à des recherches dans lesquelles le hasard manqua de me perdre. Cet homme, ou plutôt ce frénétique, se fit un mérite, pour s’accréditer dans son poste, de me dénoncer, quoique son meilleur ami, comme suspect : je fus arrêté et conduit à la Bastille. On se saisit de mes papiers, sur lesquels ce traître avait jeté les yeux, et l’on y trouva la lettre d’un ami qui avait hasardé quelques plaisanteries. Je fus enfin prisonnier pendant trois ans, après lesquels on me remit en liberté.

Ce second trait me causa tant de chagrin, que je résolus de voyager pour me dissiper. J’allai à Londres, où deux mois après être arrivé j’essuyai un autre malheur, qui ne provint encore que de ma sensibilité. Me retirant un soir un peu tard, j’entendis à quelques pas de moi les cris d’un homme qui se mourait ; mon premier mouvement me porta à m’approcher de lui ; mais comme je m’efforçais à le soulager, il me porta, en jurant contre les Français, un coup de couteau dans la cuisse, dont la douleur me fit aussitôt lâcher prise. Ayant distingué le bruit des gens qui accouraient, je ne doutai pas que ce ne fussent quelques-uns de ceux qui veillent à la sûreté publique, et réfléchissant au danger que je courais si on me trouvait près d’un homme qu’on aurait pu me soupçonner d’avoir assassiné, je me retirai promptement, et poursuivis mon chemin, malgré ma blessure : mais la patrouille ayant doublé le pas, me joignit bientôt. L’état où j’étais aurait confirmé de bien moindres soupçons : on s’assura de moi, et à la première confrontation, l’enragé me chargea. Il avait effectivement été maltraité par deux Français ; il lui fallait une victime de la nation, et il me donna la préférence, après avoir essayé de m’ôter la vie, en reconnaissance du soin que j’avais voulu prendre de lui conserver la sienne. De sorte que j’eus toutes les peines du monde à sortir de cette affaire, après un an de prison.

De Londres je m’embarquai pour Bayonne, où j’avais quelques affaires, et de là je passai à Madrid, où je trouvai mon ami dont la lettre m’avait causé tant de chagrins. On me procura tous les amusements possibles ; je fus présenté dans d’honnêtes maisons, où je me conduisis avec toute la circonspection qu’un homme éprouvé peut avoir. Les petites leçons que j’avais déjà eues à mon âge me tenaient en garde contre tous les événements : je ne pus cependant éviter celui que le sort me préparait encore.

Mon ami m’ayant fait considérer que la vie et l’état de garçon ne m’avaient jusqu’alors rien offert de fort agréable ; que d’ailleurs j’étais en âge de songer à faire un choix, fit tout son possible pour m’engager, après un an de séjour dans Madrid, à m’y établir. Il me proposa plusieurs partis ; mais je trouvai des difficultés partout. Je ne rencontrais qu’arrogance, fierté, inconduite ; il n’y eut qu’une parente de sa femme, pauvre à la vérité, dans laquelle je crus remarquer un vrai mérite, et dont il fut le premier à me détourner par délicatesse. Un procédé si franc tourna tout à fait à l’avantage de Victorina, c’était le nom de la jeune personne ; on eut beau me représenter qu’elle n’avait que la figure et beaucoup de douceur, je me crus fait pour la rendre heureuse. La vie triste et retirée que je lui voyais mener chez mon ami, jointe à quelques duretés qu’elle essuyait souvent de son épouse, me toucha. Moins Victorina avait lieu de s’attendre à un parti, plus j’envisageai de plaisir à lui offrir ma main. Différent de ceux qui font acheter quelques avantages à une fille par la façon assurée dont ils les offrent, je les lui proposai particulièrement, et avant d’en parler à mon ami ; je m’annonçai enfin auprès d’elle comme un homme de sang-froid, qui cherche le vrai mérite au mépris des autres avantages. L’amour n’entrait pour rien dans mon choix, l’estime seule le dirigeait. Notre mariage se conclut ; je fis vendre le bien que j’avais en France pour m’établir en Espagne, et j’épousai Victorina, qui se contraignit deux ans entiers, après lesquels je reconnus l’effet de quelques mauvais conseils : on prit un certain ton avec moi. Quelque bonne envie que j’eusse d’oublier ce que j’avais fait, on me força d’en rappeler la mémoire ; le manteau de la dévotion couvrit le vice : on s’appuya de gens en état de me perdre. Que m’arriva-t-il enfin ? J’avais, dans le commencement de notre union, hasardé quelques opinions, sur lesquelles il est de la dernière conséquence de s’expliquer en Espagne ; on se servit de ce prétexte pour se défaire de moi. Je me vis un jour, à six heures du matin, arrêté et conduit dans les prisons du Saint-Office, où j’ai eu le temps de m’exercer à la douleur pendant quatre ans que j’y ai été renfermé, au bout desquels on me remit un matin en liberté, après m’avoir donné quelque argent et un ordre précis de ne plus reparaître si je voulais n’être pas exposé à quelque chose de pis. Je n’eus seulement pas le temps d’embrasser mon ami ; je gagnai le premier port de mer, trop heureux encore de recouvrer la liberté, que je n’espérais plus. Il n’était pas difficile de deviner qui avait conduit cette indigne machination. Je revins en France, où je me serais vu réduit à la mendicité, si, dans le premier temps de mon mariage, on avait voulu me faire le remboursement d’une misérable rente de trois cents livres, qui m’aide à traîner une vie odieuse, que je n’ai pas la force de m’arracher, mais dont je verrais sans regret approcher la fin. Jugez après cela, mademoiselle, si j’ai raison de fuir les hommes et leur commerce ; je vous ai supprimé nombre de particularités qui, sans être de la même conséquence, ne m’ont pas moins été chagrinantes. Vous êtes jusqu’ici la seule qui ne m’ayez pas vendu le plaisir d’obliger par les suites les plus fâcheuses.

Le récit de ses malheurs me touchait d’autant plus qu’il paraissait moins les avoir mérités. Je voulus entreprendre de lui donner quelque consolation, mais inutilement, ses plaies étaient trop profondes pour lui en procurer si tôt la guérison : il m’écouta avec complaisance ; il me représenta que, fait à la douleur, il trouvait une espèce de soulagement à s’y livrer. J’obtins cependant de lui qu’il me fût permis de l’entretenir quelquefois, et de lui prouver combien j’étais différente de ceux qu’il avait si juste sujet de détester. Je le quittai après lui avoir témoigné combien je prenais part à ses chagrins, et redescendis chez ma vieille hôtesse, dont la joie égalait la mienne. Nous soupâmes et je me couchai, l’imagination agréablement remplie de mon bonheur, ne regardant plus ces temps fâcheux que j’avais passés que comme un songe propre à me faire sentir tout le prix de la vie heureuse que j’allais mener. Ce fut alors que je me fis une ferme résolution de penser sérieusement à l’avenir. Que cette nuit fut délicieuse ! Quels agréables songes ! Quel gracieux réveil ! Avec quel plaisir ne jetai-je point les yeux sur ma misérable retraite que j’allais quitter ! sur cet appareil nécessiteux, auquel j’allais substituer toutes les commodités d’une vie aisée et tranquille !

Ne doutant point que M. Poupard ne voulût me meubler un appartement, mais voulant attendre un terme pour en choisir un à ma fantaisie, je me déterminai à retourner rue des Deux-Écus, à ma première demeure, jusqu’à ce que j’eusse trouvé quelque chose qui me convint. Je m’habillai, pris un fiacre et m’y fis mener : je reconnus, au peu d’empressement qu’on témoigna à mon arrivée, qu’on ne se souciait guère de ma pratique ; mais je fis bientôt changer de ton, en donnant à l’hôtesse une teinture du contenu de la lettre qu’elle m’avait fait rendre la veille, et en l’avertissant que j’allais faire mettre mes coffres à son adresse : j’éblouis mes gens, toute la maison fut en l’air. Cette même femme, que ma détresse avait rendue si revêche, me donna toutes sortes de bénédictions, et se fit un plaisir de me mener elle-même chez un notaire pour passer ma procuration. Je retournai chez la Remy, que je trouvai occupée à ranger le peu que j’avais à emporter. Je montai encore chez M. Gerbo, auquel je donnai mon adresse, en le priant d’agir librement avec moi, et de me permettre d’en faire de même avec lui. Je ne pouvais me résoudre à le quitter, et je distinguai bien aussi quelque regret de sa part.

Je ne fus pas plus tôt descendue, qu’il entra un domestique de M. Poupard, qui envoyait savoir de mes nouvelles, et à quelle heure il pourrait me voir : je lui fis dire qu’il me trouverait toute la journée à l’hôtel Carignan, rue des Deux-Écus, où j’allai aussitôt. J’emmenai avec moi la Remy pour la satisfaire et me tenir compagnie : cette bonne femme s’était attristée avec moi, elle pleurait de joie de me voir si contente : elle ne m’avait presque jamais vue que languissante et abattue, il était bien juste qu’elle participât à mon bien-être, ayant si longtemps partagé ma douleur. Je me reconnaissais alors, je retrouvais cette liberté d’esprit, cette gaieté de cœur, qui donne, pour ainsi dire, l’essor à toutes les facultés de l’âme. On m’avait préparé mon ancienne chambre, où j’entrai dans un état bien différent de celui dont j’en étais sortie. Je me rappelai les agitations que j’y avais éprouvées : ce séjour, où tous les objets semblaient autrefois pleurer avec moi, ne m’en offrait plus que de riants. Nous dînâmes la Remy et moi : ma nouvelle hôtesse vint au dessert me faire quelques courbettes, que je reçus assez cavalièrement. Je me fis, après le dîner, apporter du papier et j’écrivis à M. Morand, auquel j’envoyai ma procuration, et que je priai d’adresser, à lettre vue, mes coffres à l’hôtel Carignan.

Il n’était pas plus de trois heures lorsque M. Poupard arriva. On le conduisit à ma chambre, où je lui fis sentir que je ne m’étais déterminée à venir sitôt que pour le recevoir plus décemment. Je fis monter l’hôtesse pour lui demander le nom du notaire qui avait passé ma procuration : je savais bien qu’elle ne s’en tiendrait pas là ; mais j’avais mes raisons pour ralentir les progrès de M. Poupard, qui donnait intérieurement la causeuse à tous les diables. Heureusement pour lui qu’après avoir bâillé deux heures entières, elle se retira, de peur, nous dit-elle, de se rendre indiscrète. Elle n’eut pas plutôt les talons tournés, qu’il se plaignit du désagrément qu’il y avait à être obsédé ; ajoutant qu’il fallait prendre un appartement dans lequel on pût se regarder comme chez soi. Je lui représentai, feignant d’ignorer ses vues, que mes moyens ne me permettaient plus toutes les commodités que je m’étais autrefois procurées. À quoi il me répondit que ce n’étaient pas là mes affaires ; qu’il avait du goût pour ces sortes de choses, et que je m’en rapportasse à lui : que si le Palais-Royal n’avait rien qui me déplût, il avait en main ce qu’il me fallait. Je le remerciai en lui disant que je trouverais toujours bien ce qu’il ferait. Ah ! voilà parler, me dit-il ! allons, embrassez-moi. Çà, raisonnons : tu sais bien que je suis ton ami, qu’on ne manque de rien avec moi : mon amour est solide ; là, m’aimeras-tu un peu ? Voyons si… Et tout en parlant, une main larronesse cherchait à prendre des arrhes sur le marché que nous étions prêts de conclure. Je lui répondis que mon attachement pour lui serait aussi sincère que le plaisir que j’avais à l’avouer ; que l’heureux tour qu’il voyait prendre à mes affaires lui prouvait bien qu’aucun motif d’intérêt ne me ramenait à lui. J’ajoutai qu’il ne devait attribuer la résistance que je paraissais opposer à ses désirs, qu’à l’impossibilité où j’étais de les satisfaire dans un lieu où l’on était continuellement exposé à être surpris ou soupçonné : je le priai de me passer mes répugnances à ce sujet ; mais que je ne pouvais les vaincre. Je lui fis sentir qu’il ne convenait qu’à des femmes perdues de braver les bienséances. Il se rendit à mes raisons, goûta mes délicatesses, et après m’avoir communiqué quelques arrangements qu’il voulait faire en ma faveur, il me quitta, en m’assurant qu’il allait tout mettre en usage pour me faire sortir promptement d’un lieu aussi incommode.

Quinze jours se passèrent, pendant lesquels il vint me voir régulièrement, et me fit nombre de présents ; le seizième il me mena rue de Richelieu, à la maison qu’il m’avait fait préparer, sans m’en avoir avertie. Ce fut pour moi une agréable surprise : rien de plus joli, tant pour la distribution de l’appartement que pour le bon goût de l’ameublement. Joignez à cela la vue sur le Palais-Royal, et la compagnie d’une fort aimable personne qui occupait le corps de logis faisant face au mien. Je lui témoignai par toutes sortes de caresses combien j’étais sensible à son attention ; et effectivement rien n’était plus galant. J’avais arrêté quelques jours auparavant un laquais et une cuisinière ; ainsi ma maison se trouva en peu de temps montée. J’aurais bien voulu y rester le jour même, mais il fallut retourner à l’hôtel Carignan pour mettre ordre à quelques affaires.

Je pris le lendemain possession de mon nouveau domicile ; M. Poupard y vint passer l’après-midi : nous soupâmes tête à tête, et il recueillit le fruit des soins qu’il s’était donnés pour assurer ses plaisirs. La conjoncture était favorable pour lui, j’avais le cœur libre et étais depuis longtemps réduite à une abstinence bien opposée à mon tempérament : aussi ne me parut-il pas si effroyable que dans le temps où j’étais entêtée de son neveu ; peu s’en fallut même que je ne le trouvasse embelli. Je remarquai cependant avec plaisir que depuis que je l’avais quitté il s’était, heureusement pour moi, mis dans le goût de surprendre son monde, ce qui me mettait à l’abri de ses baisers réitérés.

Le surlendemain de mon arrivée j’allai faire ma visite à madame Delêtre, c’était le nom de la dame qui tenait l’autre partie de la maison : il y avait bonne compagnie, et j’y fus reçue avec toute la politesse et l’affection qu’on témoigne à quelqu’un avec qui on veut se lier. J’y passai une partie de la journée avec tout l’agrément possible. Elle vint après chez moi : je ne lui fis pas moins d’accueil ; et, dans le même cas toutes deux, nous parûmes nous convenir. Madame Delêtre était une femme d’environ trente ans, fort jolie, mais sans esprit, qui vivait avec le Marquis de…, homme d’un certain âge, dont la figure n’avait assurément rien de prévenant, mais qui joignait à un esprit vif et pénétrant de profondes lumières : plaisantant le premier sur les vains titres dont les hommes cherchent à se décorer, il ne les appréciait jamais que par leur mérite qui, selon lui, devait seul donner un état. Nous devînmes en fort peu de temps amis : madame Delêtre vint souvent manger chez moi, j’en fis de même chez elle. Le marquis, vis-à-vis duquel j’étais à mon aise, me trouva quelque esprit et de l’acquis, il me l’avoua avec plaisir ; M. Poupard était comblé de me voir si fêtée. Les déférences qu’on avait pour moi lui ouvraient de plus en plus les yeux sur mon mérite : il n’était jamais plus satisfait que lorsqu’il me voyait faire l’ornement de cette compagnie, dans laquelle il ne me faisait pas tout à fait le même plaisir, quoiqu’on eût cependant pour lui tous les égards possibles.

Un mois après avoir écrit à M. Morand mes coffres arrivèrent : en m’envoyant mes fonds, il m’en donna avis. Tout se trouva en bon ordre, de sorte que je me vis bientôt une garde-robe des mieux étoffées. M. Poupard, dont le goût pour moi augmentait toujours, m’accablait de présents. Je songeai pour lors à satisfaire l’envie démesurée que j’avais eue quelques mois auparavant de braver ma rivale et son amant. On m’avait déjà proposé plusieurs parties de spectacle ; mais j’avais toujours différé pour rendre plus brillant l’appareil dans lequel je voulais m’y présenter. J’engageai la compagnie à aller aux Italiens voir la nouvelle pièce où tout Paris courait ; nous retînmes une loge, et ne négligeâmes rien, madame Delêtre et moi, pour y paraître dans tout l’éclat de femmes aisées et de bon goût. Pouvais-je n’être pas mise à mon avantage ? la jalousie et la vanité s’étaient chargées du soin de ma parure. M. Poupard n’ayant pu être des nôtres, le neveu du Marquis me donna la main : c’était justement ce que je désirais ; sa figure, quoiqu’un peu équivoque, était gracieuse : son état, sa mise et son maintien réunissaient tout ce qu’il fallait pour un amant de montre. Il en était déjà aux petits soins avec moi, et ne pouvait par conséquent manquer de me témoigner beaucoup d’attentions et d’empressements. Je fis naître quelque prétexte pour arriver tard, afin d’être plus facilement remarquée, ce qui ne manqua pas de produire l’effet que j’en attendais. Tout était presque plein lorsque nous arrivâmes.

L’ouverture de notre loge produisit l’effet ordinaire sur les spectateurs, dont le nouveau attire toujours l’attention. Madame Delêtre entra précédée du Marquis, et je suivis le Chevalier de Riswic, son neveu, qui me donnait la main. Nous rîmes beaucoup de rien par contenance ; nous nous parlâmes souvent sous l’éventail pour ne nous rien dire ; c’est l’usage. Les femmes jetèrent sur nous cet œil critique et pénétrant qui fournit toujours le mais objectif aux éloges des cavaliers. Nous regardâmes à notre tour : le Marquis et son neveu reconnurent leurs amis ; on se salua, on se fit des signes, pendant lesquels je parcourus des yeux l’assemblée. Je ne découvris rien, et pensais avoir déjà perdu mon étalage, lorsqu’au second acte je vis entrer sieur Valérie dans la loge située vis-à-vis la nôtre ; il tira à part un homme qui avait salué le Marquis : je ne doutai point que sa démarche ne fût un motif de curiosité ; ils rentrèrent tous deux peu de temps après. Je mis tout en usage pour faire soupçonner de l’intelligence entre le Chevalier et moi. La satisfaction intérieure que je ressentais me prêtait un nouvel enjouement, que je remarquai faire tout son effet sur sieur Valérie ; mais ce fut bien autre chose lorsqu’il eut entendu le Marquis, au sortir de notre loge, me dire, en me prenant le bras : Un moment, mademoiselle, ce ne sera pas toujours le tour de Riswic, il va donner la main à madame Delêtre ; pour vous je veux, s’il vous plaît, que vous me disiez votre sentiment sur ce que nous venons d’entendre, vous savez le cas que j’en fais. Ma vanité trouva assurément bien de quoi se flatter de ce que me disait le Marquis ; il avait la réputation d’avoir autant de sincérité que d’esprit. L’état brillant et la compagnie choisie dans laquelle me vit sieur Valérie, joint à l’air galant dont j’avais eu soin de relever quelques agréments naturels, produisirent leur effet dans son cœur : il sentit rallumer ses feux pour moi ; il se trouva, j’en fus convaincue par la suite, dans la même situation où il m’avait mise avec la Valcourt.

Nous revînmes souper ensemble. M. Poupard, qui nous attendait, avait pris ses précautions pour nous procurer une chère délicate. Nous passâmes une fort agréable soirée : je chantai, j’amusai, et nous nous quittâmes très satisfaits de notre journée, dont le succès m’occupa encore avec plaisir une partie de la nuit.

La facilité de nous voir et de nous entretenir nourrit cependant l’amour du chevalier de Riswic : sa passion devint une affaire sérieuse, qu’il traita avec moi dans toutes les règles de l’art. Le Marquis son oncle ne tarda guère à s’en apercevoir, et saisit toutes les occasions qui se présentèrent pour lui faire à ce sujet les leçons les plus humiliantes sur la facilité des jeunes gens et le danger auquel s’expose une femme qui leur donne quelque avantage sur elle. Mon cher neveu, lui dit-il un jour devant moi, vous y voilà, j’en suis bien aise, vous payez à présent les sottises de vos pareils : les aimables ont gâté le métier. Vous êtes d’une jolie figure, vous pourriez amuser une femme, mais on n’ose se fier à vous, mes petits messieurs ; vous avez la réputation de devenir insolents et heureux tout ensemble. Sans être bégueule, une femme ne veut point être exposée à l’injuste procédé d’un fat, qui, la plupart du temps, mesure ses droits sur elle aux bontés qu’elle a eues pour lui. Je ne sais quel était positivement le but du Marquis, mais ses propos ne reculaient point les affaires de son neveu ; c’était un homme qui avait vécu au-dessus du préjugé, vis-à-vis duquel le mérite de gêner ses appétits était très petit : ce n’était, selon lui, que le talent des dupes ; mais il était extrêmement jaloux des dehors que les hommes s’imposent. Je ne voyais rien dans sa morale au Chevalier qui ne tendît à le rendre tel que je le désirais pour m’y livrer : j’eus cependant, malgré tout cela, la cruauté de le faire languir pendant trois semaines, après lesquelles je fis une pauvre épreuve de son mérite ; mais en prenant toutes les précautions imaginables pour qu’on n’en pût dans la maison avoir le moindre soupçon : quelquefois même M. Poupard me reprochait mes manières sèches à son égard. Il est vrai que notre intrigue ne dura pas longtemps ; j’aurais même peine à rendre compte de ce qui me détermina à lui accorder quelque chose : il rencontra sans doute le moment. Nous étions sur un canapé, dans mon cabinet, occupés à arranger des découpures ; il en tomba quelques-unes ; je fis, en voulant les ramasser un mouvement qui lui fit quelque avantage, il en profita : ses mains se saisirent de ce que je ne pouvais lui arracher ; une espèce d’indécision sur le parti que j’avais à prendre l’enhardit, il alla en avant. Il ne faut, on le sait bien, qu’un instant pour émouvoir : il me promit beaucoup et ne tint rien. Quand une fois on a permis à un homme d’être impertinent, c’est un pauvre sujet s’il cesse de l’être. Le second jour enfin je connus à n’en point douter le faible de mon amoureux, et j’en aurais été fort embarrassée si, trois semaines après, il n’eût été rappelé à son régiment, où il eut le malheur de se faire tuer.

Après avoir été plusieurs fois aux spectacles, où j’avais sans doute fait de nouveaux progrès dans le cœur de sieur Valérie, avec lequel je n’avais pu parvenir à voir sa maîtresse, je reçus une lettre de lui, par laquelle il me fit toutes les offres imaginables, et me spécifia les mauvais services que la Valcourt m’avait rendus auprès de lui ; ajoutant qu’il était prêt de me la sacrifier ; qu’un seul mot favorable le mettrait au comble de ses vœux et me le ramènerait plus tendre que jamais ; que son arrangement avec la Valcourt était moins une affaire de cœur qu’une fantaisie. Je fus bien tentée de me venger de ma fausse amie : rien n’était plus humiliant que cette lettre, c’était l’anéantir que de la lui envoyer ; mais, devenue plus circonspecte par l’aventure de Marseille, je ne risquai point de détruire le bonheur dont je jouissais, en voulant le couronner du plaisir de la vengeance : je me contentai de remercier poliment sieur Valérie, et me faire un mérite de sa lettre auprès de M. Poupard, à qui je la montrai. Les gros avantages qu’il m’offrait y étaient amplement détaillés. Je ne vis jamais homme plus transporté. La vengeance qu’il crut par là tirer de son neveu, jointe à l’acte de fidélité qu’il trouvait dans mon procédé, lui fit un plaisir inexprimable. Ce trait m’acquit toute sa confiance : il ne savait comment témoigner son ravissement. Je tournai cependant ma réponse à son neveu d’une manière à ne le pas désespérer : j’aurais bien été tentée d’en tirer parti ; mais je craignais trop de me voir jouée en voulant jouer les autres : le passé me fit tenir sur mes gardes. Ce sacrifice me valut de nouveaux bienfaits de M. Poupard, qui ne mit plus de bornes à sa générosité.

Après m’être satisfaite du côté de la Valcourt et de sieur Valérie, il était bien juste que je songeasse, autant par devoir que par inclination, à quelque chose de plus sérieux. Depuis que j’avais quitté la Remy, j’avais plusieurs fois envoyé prier inutilement M. Gerbo de venir me voir, sans avoir jamais pu l’y déterminer. Je m’en étais même entretenue avec le Marquis et madame Delêtre, comme d’un homme aussi singulier par sa façon de penser, qu’à plaindre par les traits de perfidie qu’il avait essuyés. Je n’avais jamais, en parlant de lui, dissimulé les obligations que je lui avais, sans détailler cependant de quelle nature elles étaient : j’avais fait naître enfin l’envie de le connaître ; les dispositions dans lesquelles je m’annonçais à son égard ne pouvaient assurément que me faire honneur vis-à-vis de gens qui pensaient. Je pris donc le parti de me faire mener chez lui, bien résolue de ne plus écouter les raisons qu’il pourrait me donner pour se dispenser de se rendre à mes instances. Mon dessein était de l’emmener dîner avec moi ; aussi lui déclarai-je en entrant, et sans autre biais, que je l’enlevais pour toute la Journée, sans qu’il dût songer seulement à s’en défendre : et sur les difficultés qu’il voulut d’abord faire, je lui signifiai en riant que j’allais faire du scandale ; que j’étais d’humeur à ne me payer d’aucune excuse ; qu’il était honteux et humiliant pour une femme de prier si longtemps ; que j’allais faire le lutin jusqu’à ce qu’il fût monté en carrosse avec moi. Ce petit air résolu le fit rire ; il vit bien qu’il ne gagnerait rien, et se détermina enfin à me suivre, en me disant que puisque je voulais absolument m’ennuyer il m’ennuierait donc. Nous descendîmes : je dis bonjour à la Remy, en l’exhortant à se consoler de ce que je lui enlevais ses voisins. Nous montâmes dans ma voiture, en plaisantant toujours sur mon rapt, et nous nous fîmes mener chez moi, où on me rendit, en arrivant, un billet de M. Poupard, qui me mandait la nécessité où il se trouvait d’aller à Versailles, au moyen de quoi je fus sûre d’être seule : je n’en fus pas fâchée, me trouvant à portée de causer plus librement avec mon convive, devant lequel je témoignai cependant quelque regret, pour lui faire mieux sentir le plaisir qu’il était sûr de faire à tous ceux qui s’intéressaient à moi. Il est inutile de détailler tous les soins que je pris pour le bien recevoir, on se l’imagine assez : il trouva mon appartement aussi joli que commode. Je plaisantai beaucoup avec lui sur la différence qu’il y avait de mon état actuel à celui dans lequel il m’avait secourue. Ce souvenir m’arrachait toujours des larmes de joie. Nous parlâmes jusqu’au dîner de choses indifférentes, et du bonheur que j’avais eu de rencontrer dans ce corps de logis une société de gens aimables et distingués. J’attendis la liberté du dessert pour l’engager à agir plus librement avec moi que j’avais fait avec lui ; mais ce fut inutilement. J’eus beau lui donner une idée de mes aisances, lui reprocher combien ses refus étaient insultants pour moi, il fut toujours le même : je ne pus gagner autre chose que de découvrir l’envie qu’il avait de quelques livres, que j’eus soin de lui envoyer à propos.

À peine nous eût-on servi le café, que madame Delêtre et le Marquis entrèrent, sans façon, à leur ordinaire. M. Gerbo, dont la mise était des plus minces, se leva, témoignant quelque embarras vis-à-vis du Marquis, dont la magnificence seule annonçait l’état. Vous me surprenez en tête-à-tête, lui dis-je ; eh bien ! ce n’est encore rien que cela : telle que vous me voyez, j’ai plus essuyé de refus aujourd’hui que je n’en ai fait en toute ma vie.

Vous ne savez pas ce qu’il en coûte pour apprivoiser les ours : oui, il m’a fallu main-forte pour enlever Monsieur de sa solitude. Cela ne m’étonne pas, madame, répondit le Marquis ; le mérite de Monsieur peut être tel que bien d’autres que vous ne feraient pas moins de démarches pour le posséder : je vous avouerai même que la vôtre justifie mon opinion. Il sera malheureux pour moi, monsieur, de ne pouvoir la soutenir, reprit M. Gerbo, avec autant de grâce que de modestie. Vous n’en êtes que trop capable, lui dis-je en me jetant à son cou ; qui peut en mieux répondre que moi ? Ah ! M. le Marquis, que ne lui dois-je point ? Quels sentiments, quelle générosité, quelle âme ! Vous aimez le vrai mérite : qui peut se flatter de l’emporter sur lui ? Je ne pus dans cet instant me refuser le plaisir de détailler les circonstances dans lesquelles j’avais éprouvé son bon cœur, sa délicatesse et la pureté de ses intentions, en me procurant des secours dont il se privait lui-même. La franchise avec laquelle ma petite vanité se sacrifiait de si bonne grâce à la reconnaissance, fit autant d’impression sur le Marquis que ce que je lui racontais de mon bienfaiteur, dont le modeste embarras se remarquait assez. Cette scène, où M. Gerbo se trouvait si avantageusement représenté, ne contribua pas peu à confirmer les idées qu’on avait déjà de lui. Je n’avais jusque-là découvert chez lui que les qualités du cœur ; mais le Marquis découvrit bientôt celles de l’esprit, auquel ne manquait ni pénétration ni lumière : il le goûta dès ce jour même au point de lui demander instamment son amitié, J’insistai avec lui pour l’engager à regarder notre maison comme la sienne ; mais il n’était pas encore temps. Quelques jours après cependant le Marquis l’ayant rencontré, le força de venir souper avec lui chez madame Delêtre, où il devait justement se trouver une compagnie de gens d’un mérite distingué : il en fit l’admiration, et surpassa de beaucoup les idées avantageuses qu’on avait données à son sujet. Il fut question de matières sérieuses, dans lesquelles il se montra aussi profond que juste et net dans ses raisonnements. Nous lui fîmes tant la guerre sur le peu d’empressement avec lequel il répondait à l’envie que nous avions de le voir plus fréquemment, qu’il se détermina enfin à abandonner son quartier pour se rapprocher du nôtre.

Je pris soin moi-même de lui faire trouver une chambre commode, dans laquelle j’envoyai les livres qu’il m’avait paru désirer : l’hôtesse lui fit entendre, sans affectation, qu’il en aurait la jouissance, ce qui le fit passer par-dessus les objections qu’il aurait pu lui former. La proximité nous procura plus souvent sa compagnie, quoiqu’il se fit encore désirer. M. Poupard ne pouvait manquer de penser comme tout le monde à son sujet ; il parut aussi amusant à celui-ci, qu’éclairé et savant aux autres. Nous nous aperçûmes même que la société changeait beaucoup son caractère, auquel la tristesse seule avait apporté quelque altération,.

Je trouvais sa conversation si instructive et si intéressante, que je ne pouvais me lasser de l’entendre : je passais les journées avec lui sans m’en apercevoir ; car j’avais enfin obtenu, qu’il ne me quittât presque point. Il n’était pas possible qu’un commerce aussi fréquent ne découvrît tôt ou tard l’homme sous le philosophe. Je m’aperçus, après un certain temps, de quelque changement qui se faisait en lui. Lorsque nous étions ensemble il évitait mes yeux, son entretien se ressentait de sa distraction : je lui en fis des reproches, il se défendit assez mal ; et sur ce que je me plaignis un jour du peu de confiance, qu’il avait en moi, puisqu’il me cachait quelque nouveau sujet de chagrin, il m’avoua sans détour qu’il commençait peut-être trop tard à voir le danger où je l’avais précipité ; mais qu’il se croyait dans le cas inévitable à tous ceux qui me fréquenteraient : que son cœur enfin s’était oublié en donnant accès à d’autres sentiments qu’à ceux de la tristesse ; qu’il était étonnant que, se rendant justice comme il faisait, il n’eût pas la force de se garantir d’une passion dont il sentait tout le ridicule. Comment, me dit-il, définir le cœur humain ? Comment donc soumettre ses appétits à cette raison impérieuse, dont les lumières nous éclairent, sans avoir l’art de nous décider ? Comment, dans la juste distinction que je fais du mal résultant pour moi d’une action, ne puisai-je pas la facilité d’étouffer un désir, un penchant dont le combat intérieur équivaut le mal que je veux éviter ? Ma réponse fut aussi simple que sa déclaration : Je serais comblée, lui dis-je, que vous ne vous méprissiez pas à l’aveu que vous me faites. Je méprise avec vous l’art de feindre, si nécessaire avec les autres hommes : ma franchise ira jusqu’à vous avouer que l’unique désir qui me restait était de vous attacher à moi. Que pouvait-il m’arriver de plus heureux ? Ce n’est ni passion effrénée, ni effet du tempérament ; quelque chose de plus délicat me motive, c’est un goût fondé sur l’estime la plus sincère, l’amitié la plus intime et la reconnaissance la plus vive.

Si cette façon d’aimer n’a pas les mouvements impétueux d’une ardeur déréglée, elle en est dédommagée par une solidité, un calme inaltérable et un discernement réfléchi, qui est un bien flatteur pour celui qui l’inspire. Un penchant fondé sur les qualités du cœur et de l’esprit, est aussi durable et fixe, qu’est passager celui que quelques agréments ont fait naître. M. Gerbo, pénétré du retour que je lui témoignais, ne me répondit que par ces aimables transports qui ont toujours de si heureuses suites ; il se jeta à mes genoux, je me gardai bien de l’y souffrir : l’excès de son bonheur lui rendit un air gracieux, que je ne lui avais point encore trouvé. Dégagés de ces usages tyranniques qui exigent des longueurs et des cérémonies auxquelles on ne se soumet que pour célébrer les apparences, nous nous embrassâmes, nous nous promîmes un attachement inviolable. Jaloux de nous surpasser en délicatesse, nous n’oubliâmes rien de ce qui pouvait la caractériser : en cherchant le sentiment, nous rencontrâmes enfin la volupté.

Notre commerce, au moyen des sages précautions que nous prîmes, se trouva enseveli dans le silence ; le maintien réservé qu’il observa toujours avec moi, ne laissa jamais rien transpirer. Certain air sérieux et austère n’annonçait chez lui que le goût des sciences et de l’étude. M. Poupard s’accoutuma à le voir régulièrement chez moi, comme un de ces animaux domestiques dont on se fait habitude. Autant valait-il, selon lui, qu’il m’amusât qu’un sapajou. Nous passâmes cinq années entières, pendant lesquelles nous ne négligeâmes rien de ce qui pouvait cacher notre intelligence. Nous sentîmes même sur la fin tout le poids de cette gêne, de laquelle nous nous vîmes le plus heureusement du monde affranchis.

M. Poupard devint volage, comme tous les amants heureux : il se rendit amoureux d’une jeune personne qui avait sollicité un début aux Français pour s’annoncer dans le monde. J’en fus bientôt informée, et je profitai de cette occasion pour rompre une intrigue qui ne pouvait pas toujours durer. Je me voyais près de cent mille livres de fonds ; c’était plus qu’il ne m’en fallait : je pensai qu’en les plaçant en rente viagère je ne serais plus obligée de m’exposer aux fantaisies des hommes. Je communiquai mon projet à M. Gerbo, qui l’approuva. Nous nous plaisions plus que jamais ; il n’était pas douteux qu’il n’acceptât avec plaisir la proposition que je lui fis de vivre ensemble.

Je plaçai une partie de mon argent sur sa tête, pour qu’il fût à l’abri des accidents ; je retranchai quelque chose de mon train, et me regardai pour lors, avec mon ami, comme dans un port de tranquillité, duquel mes passions ne risqueraient plus de m’arracher. Trois mois après notre arrangement, M. Poupard voulut me rendre ses bonnes grâces : je le reçus avec tous les égards et la politesse qu’il méritait ; mais je lui fis entendre que j’avais reçu la main de M. Gerbo ; que pour quelques affaires de famille nous tenions encore la chose secrète. Il ne douta pas un instant de la chose, et effectivement il ne manquait à notre union qu’une cérémonie extérieure, qui n’assortit malheureusement ni le caractère ni les sentiments. Nous avons toujours continué de voir avec la même satisfaction le Marquis de…… et madame Delêtre, jusqu’à ce que quelques affaires les aient engagés à se retirer dans une terre aux environs de Rouen. Nous avons vivement senti leur perte ; et difficiles dans le choix de nos amis, nous avons eu beaucoup de peine à les remplacer.

Qu’êtes-vous devenus, bouillants transports, appétits déréglés, auxquels je ne savais rien refuser ? Temps orageux d’une jeunesse inconsidérée, je vous ai employés à courir follement après un bonheur dont je ne saisissais jamais que l’ombre. Je ne jouis vraiment que depuis ces jours paisibles et heureux, qu’un ami si tendre et si raisonnable m’a appris à connaître d’autres sentiments que ceux qu’inspirent un amour impétueux.


FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.