« La Morale ancienne et la morale moderne » : différence entre les versions

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Le temps n’est plus où l’histoire de la philosophie était considérée comme devant fournir des arguments à l’appui des opinions contemporaines. Elle est désormais une science distincte, ayant son objet propre qui est l’étude directe et objective des systèmes, mettant en lumière les différences qui les séparent des doctrines modernes aussi bien que les ressemblances. Toutefois, même ainsi envisagée, l’histoire des doctrines philosophiques peut rendre à la philosophie d’autres services que ceux qui, jadis, lui étaient demandés. D’abord, en définissant avec précision les caractères distinctifs de chaque doctrine, elle permet au philosophe moderne, grâce aux fréquentes oppositions qu’il découvre, de prendre une conscience plus nette de ses propres théories. D’autre part, il peut arriver, qu’en pénétrant ainsi, plus à fond, dans la pensée des anciens philosophes, on soit conduit, sur bien des points, à modifier ses propres idées. Avant d’aborder l’objet de la présente étude, nous voudrions présenter quelques exemples du genre d’influence que pourrait exercer, sur la pensée moderne, l’étude des philosophes anciens.
 
Commençons par l’idée de Dieu. Il semble que le mot Dieu, ou ses équivalents, ait dû être pris par tous les philosophes à peu près dans le même sens. S’il est une idée qui passe, en ce qu’elle a d’essentiel, pour être commune à tous les esprits, c’est bien l’idée de l’Être suprême. Cependant, dès que l’on compare l’idée que se sont faite de la divinité les philosophes de la Grèce à celle des modernes, il est aisé d’apercevoir entre l’une et l’autre des différences si profondes qu’une véritable opposition en résulte. En effet, deux caractères, pour n’en point citer d’autres, font absolument défaut dans la théologie grecque : et ce sont précisément ces caractères qui, chez les modernes, sont jugés inséparables de l’essence divine : l’infinité, la toute-puissance. Jamais, dans la philosophie grecque — la chose est hors de doute, — et pas plus chez les Stoïciens que chez Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une imperfection, un non-être. La religion grecque plaçait au-dessus de Zeus un Fatum qui réglait toutes ses actions et limitait sa puissance. Les philosophes grecs, de même, ont toujours subordonné la divinité à un principe intelligible (Platon) ou l’ont identifiée, soit à l’intelligible (Aristote), soit à la loi de l’univers (Stoïciens). Il faut arriver jusqu’à Plotin, c’est-à-dire à l’époque où se fait sentir l’influence orientale, pour que l’infini devienne un attribut positif et que l’Être suprême soit conçu, non plus comme une intelligence rigoureusement déterminée, mais comme une activité dont rien ne limite ni ne conditionne la puissance. Tandis que, pour la pensée grecque, la divinité se rapproche de la pure intelligence, la pensée moderne la conçoit surtout comme une volonté pure. On le voit bien chez Descartes et Spinoza. Dès lors, il est impossible de soutenir que le développement de l’idée moderne de Dieu se soit fait par évolution : c’est plutôt, ici, « révolution » qu’il faut dire. Entre les deux conceptions, il n’y a point, tant s’en faut, identité foncière, mais opposition véritable. Il est permis de penser — et c’est d’ailleurs l’opinion généralement admise — que cette révolution marque un grand progrès. Sans doute, il ne viendrait à l’esprit de personne d’essayer un retour à la conception des Grecs.
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On objectera peut-être que les Grecs n’ont point toujours, et tant s’en faut, rejeté la croyance à la vie future. Nous répondrons que cette croyance fait, à la vérité, partie de leur religion. Mais ce n’est point de religion qu’il s’agit dans la présente étude : nous parlons seulement des doctrines philosophiques. Or, que dans la morale épicurienne, pour citer un premier exemple, le dogme de l’immortalité de l’âme n’ait point de place, cela est par trop évident. Passons aux Stoïciens proprement dits : nulle différence à cet égard. Sénèque, à vrai dire, semblera faire exception, mais Sénèque n’est pas un pur Stoïcien. Au surplus, s’il admet la vie future, il admet aussi le dogme stoïcien de la conflagration générale suivie de la palingénésie. L’immortalité stoïcienne n’aurait dès lors rien de commun avec ce que les modernes, par ce mot, ont coutume d’entendre. De même encore, malgré les efforts d’un grand nombre d’historiens pour trouver chez Aristote une doctrine de la vie future, c’est là un paradoxe qu’aujourd’hui personne n’oserait soutenir sérieusement. Resterait Platon. Nous sommes loin de contester que Platon ait cru justifier l’immortalité de l’âme, et l’argumentation du Phédon ne nous parait aucunement mythique : nous estimons qu’elle veut être prise au sérieux. Mais une chose est certaine : c’est la possibilité d’exposer tout entière la morale de Platon, ses idées sur la justice, sa doctrine de la vertu, sa théorie du souverain bien, sans faire intervenir la croyance à l’âme immortelle. Le dixième livre de la République est, à cet égard, tout à fait significatif. C’est seulement après avoir défendu la justice pour elle-même, après en avoir fait la condition nécessaire et suffisante du bonheur, que Platon affirme, par surcroît, qu’elle est en outre récompensée dans un autre monde. Dans le monde présent, elle se suffit pleinement à elle-même. Ainsi la croyance à la vie future, même chez Platon, c’est une croyance qui s’ajoute à la morale et peut, conséquemment, en être détachée.
 
 
 
 
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