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{{tiret2|so|ciété}} de ses autres parents, la grand’mère aimant beaucoup mieux l’entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille.
{{tiret2|so|ciété}} de ses autres parents, la grand’mère aimant beaucoup mieux l’entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille.


Sous les vieux arbres du terrier, en vue d’un site charmant, la foule des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse, jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de l’épouvantable cacophonie produite par cette réunion d’instruments braillards qui s’évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l’air et la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu’il avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de l’oreille et de l’habitude. Les ramées retentissaient de bruits non moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de leurs affaires avec passion ; les uns trinquant de bonne amitié, les autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux gendarmes indigènes circulant d’un air paterne au milieu de cette cohue, et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible qui, des paroles, en vient rarement aux coups.
Sous les vieux arbres du terrier, en vue d’un site charmant, la foule
des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux
sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut
de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse,
jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de
l’épouvantable cacophonie produite par cette réunion d’instruments
braillards qui s’évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l’air et
la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille
restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu’il
avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant
jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de
l’oreille et de l’habitude. Les ramées retentissaient de bruits non
moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de
leurs affaires avec passion ; les uns trinquant de bonne amitié, les
autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux
gendarmes indigènes circulant d’un air paterne au milieu de cette cohue,
et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible
qui, des paroles, en vient rarement aux coups.


Le cercle {{corr|compacte|compact}} qui se formait autour des premières bourrées s’épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le grand farinier. C’était le plus beau couple de la fête et celui dont le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put s’empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta que c’était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne fussent pas destinés l’un à l’autre.
Le cercle compacte qui se formait autour des premières bourrées
s’épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le
grand farinier. C’était le plus beau couple de la fête et celui dont
le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put
s’empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta
que c’était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne
fussent pas destinés l’un à l’autre.


— ''Fié pour moi'' (c’est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter la vieille fermière, je n’en ferais ni une ni deux, si j’étais la maîtresse ; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille plus heureuse qu’elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que Grand-Louis l’aime ; ça se voit de reste, quoiqu’il ait l’esprit de n’en rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie ? on ne pense qu’à l’argent, chez nous. J’ai fait la bêtise d’abandonner tout mon bien à mon fils, et depuis ce temps-là, on ne m’écoute pas plus que si j’étais morte. Si j’avais agi autrement, j’aurais aujourd’hui le droit de marier Rose à mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c’est une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.
— ''Fié pour moi'' (c’est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter
la vieille fermière, je n’en ferais ni une ni deux, si j’étais la
maîtresse ; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille
plus heureuse qu’elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que
Grand-Louis l’aime ; ça se voit de reste, quoiqu’il ait l’esprit de n’en
rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie ? on ne pense qu’à l’argent,
chez nous. J’ai fait la bêtise d’abandonner tout mon bien à mon fils,
et depuis ce temps-là, on ne m’écoute pas plus que si j’étais morte. Si
j’avais agi autrement, j’aurais aujourd’hui le droit de marier Rose à
mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c’est
une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.


Malgré l’adresse que Rose sut mettre à passer d’un groupe à l’autre pour éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se fixer autour d’elle. Ses cousins la firent danser jusqu’à la fatiguer, et Grand-Louis s’éloigna prudemment, sentant qu’à la moindre querelle sa tête s’échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de l’''entreprendre'' par des plaisanteries blessantes ; mais le regard clair et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il se fut retiré, on s’en donna à cœur joie, et Rose fut fort surprise d’entendre ses sœurs, ses belles-sœurs et ses nombreuses cousines décréter, autour d’elle, que ce grand garçon avait l’air d’un sot, qu’il dansait ridiculement, qu’il paraissait bouffi de prétentions, et qu’aucune d’elles ne voudrait danser avec lui pour ''tout un monde''. Rose avait de l’amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à développer ce défaut en elle pour qu’elle ne fût pas sujette à y tomber quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne et franche nature, et si l’on n’y avait guère réussi, c’est qu’il est des âmes incorruptibles sur lesquelles l’esprit du mal a peu de prise. Cependant elle souffrit d’entendre dénigrer si obstinément et si amèrement son amoureux. Elle en prit de l’humeur, n’osa plus se promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu’elle avait mal à la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle, dont l’influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le calme.<section end="xxvi" /><section begin="xxvii" />
Malgré l’adresse que Rose sut mettre à passer d’un groupe à l’autre pour
éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de
son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se
fixer autour d’elle. Ses cousins la firent danser jusqu’à la fatiguer,
et Grand-Louis s’éloigna prudemment, sentant qu’à la moindre querelle
sa tête s’échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de
l’''entreprendre'' par des plaisanteries blessantes ; mais le regard clair
et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute
stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il
se fut retiré, on s’en donna à cœur joie, et Rose fut fort surprise
d’entendre ses sœurs, ses belles-sœurs et ses nombreuses cousines
décréter, autour d’elle, que ce grand garçon avait l’air d’un sot,
qu’il dansait ridiculement, qu’il paraissait bouffi de prétentions, et
qu’aucune d’elles ne voudrait danser avec lui pour ''tout un monde''.
Rose avait de l’amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à
développer ce défaut en elle pour qu’elle ne fût pas sujette à y tomber
quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne
et franche nature, et si l’on n’y avait guère réussi, c’est qu’il est
des âmes incorruptibles sur lesquelles l’esprit du mal a peu de prise.
Cependant elle souffrit d’entendre dénigrer si obstinément et si
amèrement son amoureux. Elle en prit de l’humeur, n’osa plus se
promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu’elle avait mal à
la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle,
dont l’influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le
calme.


{{T2|XXVII.}}


{{c|{{Espacé|LA CHAUMIÈRE.}}}}


Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu’il le lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre. Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus, et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se glissant sous les haies, dans la cour d’une des plus pauvres chaumières de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six, fermée d’un côté par la maisonnette, de l’autre par le jardin, à chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c’est-à-dire toute la richesse de l’homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne possède rien, pas même la chétive maison qu’il habite et l’étroit enclos qu’il cultive ; c’est le véritable prolétaire rustique. L’intérieur de la maison était aussi misérable que l’entrée, et Marcelle fut touchée de voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là contre l’horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n’avait pas un grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et brillants comme s’ils eussent été vernis ; la petite vaisselle de terre, dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d’ordre et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon cœur avec ces indigents. Ils n’inspirent pas le dégoût, mais l’intérêt et une sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l’amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme poétique !


Cette réflexion frappa Marcelle au cœur lorsque la ''Piaulette'' vint à sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son tablier ; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée par les fatigues de la maternité et l’abstinence des choses les plus nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de légumes pour une femme qui travaille et allaite ! Cependant les enfants auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.
{{T3|LA CHAUMIÈRE.|XXVII.}}


— Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une chaise de paille couverte d’une serviette de grosse toile de chanvre bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous trouvant pas, il a été faire un tour à l’assemblée, mais il reviendra tout à l’heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant !… Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons, Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi ?… Je voudrais tant pouvoir t’offrir un verre de vin, mais nous n’en cueillons pas, tu le sais bien, et si ce n’était de toi, nous n’aurions pas toujours du pain.


— Vous êtes très-pauvre ? dit Marcelle, en glissant une pièce d’or dans la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie noire ; et Grand-Louis, qui n’est pas bien riche lui-même, vient à votre secours ?


— Lui ? répondit la Piaulette, c’est le meilleur cœur d’homme que le bon Dieu ait fait ! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis trois hivers ; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il…
Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu’il le
lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit
entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre.
Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus,
et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se
glissant sous les haies, dans la cour d’une des plus pauvres chaumières
de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six,
fermée d’un côté par la maisonnette, de l’autre par le jardin, à chaque
bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à
rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c’est-à-dire toute
la richesse de l’homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne
possède rien, pas même la chétive maison qu’il habite et l’étroit enclos
qu’il cultive ; c’est le véritable prolétaire rustique. L’intérieur de la
maison était aussi misérable que l’entrée, et Marcelle fut touchée de
voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là
contre l’horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n’avait pas un
grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et
brillants comme s’ils eussent été vernis ; la petite vaisselle de terre,
dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec
soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus
réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous
ces habitudes consciencieuses d’ordre et de propreté. La pauvreté
rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon cœur
avec ces indigents. Ils n’inspirent pas le dégoût, mais l’intérêt et une
sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire
cesser l’amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme
poétique !


— En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint, dit le meunier en l’interrompant. Vraiment, c’est bien beau de ma part de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari !
Cette réflexion frappa Marcelle au cœur lorsque la ''Piaulette'' vint à
sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son
tablier ; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette
Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée
par les fatigues de la maternité et l’abstinence des choses les plus
nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de
légumes pour une femme qui travaille et allaite ! Cependant les enfants
auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le
sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.

— Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une
chaise de paille couverte d’une serviette de grosse toile de chanvre
bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous
trouvant pas, il a été faire un tour à l’assemblée, mais il reviendra
tout à l’heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant !…
Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons,
Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi ?… Je
voudrais tant pouvoir t’offrir un verre de vin, mais nous n’en cueillons
pas, tu le sais bien, et si ce n’était de toi, nous n’aurions pas
toujours du pain.

— Vous êtes très-pauvre ? dit Marcelle, en glissant une pièce d’or dans
la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie
noire ; et Grand-Louis, qui n’est pas bien riche lui-même, vient à votre
secours ?

— Lui ? répondit la Piaulette, c’est le meilleur cœur d’homme que le bon
Dieu ait fait ! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis
trois hivers ; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses
chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il…

— En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint,
dit le meunier en l’interrompant. Vraiment, c’est bien beau de ma part
de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari !


— Un bon ouvrier ! dit la Piaulette en secouant la tête.
— Un bon ouvrier ! dit la Piaulette en secouant la tête.