« Fantasio (Charpentier, 1888) » : différence entre les versions
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FANTASIO
Quel métier délicieux que celui de bouffon ! J'étais gris, je crois, hier soir, lorsque j'ai pris ce costume et que je me suis présenté au palais ; mais, en vérité, jamais la saine raison ne m'a rien inspiré qui valût cet acte de folie. J'arrive, et me voilà reçu, choyé, enregistré, et, ce qu'il y a de mieux encore, oublié. Je vais et viens dans ce palais comme si je l'avais habité toute ma vie. Tout à l'heure, j'ai rencontré le roi ; il n'a pas même eu la curiosité de me regarder ; son bouffon étant mort, on lui a dit : « Sire, en voilà un autre. » C'est admirable ! Dieu merci, voilà ma cervelle à l'aise ; je puis faire toutes les balivernes possibles sans qu'on me dise rien pour m'en empêcher ; je suis un des animaux domestiques du roi de Bavière, et si je veux, tant que je garderai ma bosse et ma perruque, on me laissera vivre jusqu'à ma mort entre un épagneul et une pintade. En attendant, mes créanciers peuvent se casser le nez contre ma porte tout à leur aise. Je suis aussi bien en sûreté ici, sous cette perruque, que dans les Indes Occidentales.
N'est-ce pas la princesse que j'aperçois dans la chambre voisine, à travers cette glace ? Elle rajuste son voile de noces ; deux longues larmes coulent sur ses joues ; en voilà une qui se détache comme une perle et qui tombe sur sa poitrine. Pauvre petite ! j'ai entendu ce matin sa conversation avec sa gouvernante ; en vérité, c'était par hasard ; j'étais assis sur le gazon, sans autre dessein que celui de dormir. Maintenant la voilà qui pleure et qui ne se doute guère que je la vois encore. Ah ! si j'étais un écolier de rhétorique, comme je réfléchirais profondément sur cette misère couronnée, sur cette pauvre brebis à qui on met un ruban rose au cou pour la mener à la boucherie ! Cette petite fille est sans doute romanesque ; il lui est cruel d'épouser un homme qu'elle ne connaît pas. Cependant elle se sacrifie en silence ; que le hasard est capricieux ! il faut que je me grise, que je rencontre l'enterrement de Saint-Jean, que je prenne son costume et sa place, que je fasse enfin la plus grande folie de la terre, pour venir voir tomber, à travers cette glace, les deux seules larmes que cette enfant versera peut-être sur son triste voile de fiancée !
:''Il sort.''
===II,4===
:''Une allée du jardin.''
:''Le Prince, Marinoni''
LE PRINCE
Tu n'es qu'un sot, colonel.
MARINONI
Votre Altesse se trompe sur mon compte de la manière la plus pénible.
LE PRINCE
Tu es un maître butor. Ne pouvais-tu pas empêcher cela ? Je te confie le plus grand projet qui se soit enfanté depuis une suite d'années incalculable, et toi, mon meilleur ami, mon plus fidèle serviteur, tu entasses bêtises sur bêtises. Non, non, tu as beau dire ; cela n'est point pardonnable.
MARINONI
Comment pouvais-je empêcher Votre Altesse de s'attirer les désagréments qui sont la suite nécessaire du rôle supposé qu'elle joue ? Vous m'ordonnez de prendre votre nom et de me comporter en véritable prince de Mantoue. Puis-je empêcher le roi de Bavière de faire un affront à mon aide de camp ? Vous aviez tort de vous mêler de nos affaires.
LE PRINCE
Je voudrais bien qu'un maraud comme toi se mêlât de me donner des ordres.
MARINONI
Considérez, Altesse, qu'il faut cependant que je sois le prince ou que je sois l'aide de camp. C'est par votre ordre que j'agis.
LE PRINCE
Me dire que je suis un impertinent en présence de toute la cour, parce que j'ai voulu baiser la main de la princesse ! Je suis prêt à lui déclarer la guerre, et à retourner dans mes Etats pour me mettre à la tête de mes armées.
MARINONI
Songez donc, Altesse, que ce mauvais compliment s'adressait à l'aide de camp et non au prince. Prétendez-vous qu'on vous respecte sous ce déguisement ?
LE PRINCE
Il suffit. Rends-moi mon habit.
MARINONI, ''ôtant l'habit''
Si mon souverain l'exige, je suis prêt à mourir pour lui.
LE PRINCE
En vérité, je ne sais que résoudre. D'un côté, je suis furieux de ce qui m'arrive ; et, d'un autre, je suis désolé de renoncer à mon projet. La princesse ne paraît pas répondre indifféremment aux mots à double entente dont je ne cesse de la poursuivre. Déjà je suis parvenu deux ou trois fois à lui dire à l'oreille des choses incroyables. Viens, réfléchissons à tout cela.
MARINONI, ''tenant l'habit''
Que ferai-je, Altesse ?
LE PRINCE
Remets-le, remets-le, et rentrons au palais.
:''Ils sortent.''
===II, 5===
:''La Princesse Elsbeth, le Roi.''
LE ROI
Ma fille, il faut répondre franchement à ce que je vous demande : ce mariage vous déplaît-il ?
ELSBETH
C'est à vous, Sire, de répondre vous-même. Il me plaît, s'il vous plaît ; il me déplaît, s'il vous déplaît.
LE ROI
Le prince m'a paru être un homme ordinaire, dont il est difficile de rien dire. La sottise de son aide de camp lui fait seule tort dans mon esprit ; quant à lui, c'est peut-être un bon prince, mais ce n'est pas un homme élevé. Il n'y a rien en lui qui me repousse ou qui m'attire. Que puis-je te dire là-dessus ? Le cœur des femmes a des secrets que je ne puis connaître ; elles se font des héros parfois si étranges, elles saisissent si singulièrement un ou deux côtés d'un homme qu'on leur présente, qu'il est impossible de juger pour elles, tant qu'on n'est pas guidé par quelque point tout à fait sensible. Dis-moi donc clairement ce que tu penses de ton fiancé.
ELSBETH
Je pense qu'il est prince de Mantoue, et que la guerre recommencera demain entre lui et vous, si je ne l'épouse pas.
LE ROI
Cela est certain, mon enfant.
ELSBETH
Je pense donc que je l'épouserai, et que la guerre sera finie.
LE ROI
Que les bénédictions de mon peuple te rendent grâces pour ton père ! Ô ma fille chérie ! je serai heureux de cette alliance ; mais je ne voudrais pas voir dans ces beaux yeux bleus cette tristesse qui dément leur résignation. Réfléchis encore quelques jours.
:''Il sort. - Entre Fantasio.''
ELSBETH
Te voilà, pauvre garçon ! comment te plais-tu ici ?
FANTASIO
Comme un oiseau en liberté.
ELSBETH
Tu aurais mieux répondu, si tu avais dit comme un oiseau en cage. Ce palais en est une assez belle, cependant c'en est une.
FANTASIO
La dimension d'un palais ou d'une chambre ne fait pas l'homme plus ou moins libre. Le corps se remue où il peut : l'imagination ouvre quelquefois des ailes grandes comme le ciel dans un cachot grand comme la main.
ELSBETH
Ainsi donc, tu es un heureux fou ?
FANTASIO
Très heureux. Je fais la conversation avec les petits chiens et les marmitons. Il y a un roquet pas plus haut que cela dans la cuisine, qui m'a dit des choses charmantes.
ELSBETH
En quel langage ?
FANTASIO
Dans le style le plus pur. Il ne ferait pas une seule faute de grammaire dans l'espace d'une année.
ELSBETH
Pourrai-je entendre quelques mots de ce style ?
FANTASIO
En vérité, je ne le voudrais pas ; c'est une langue qui est particulière. Il n'y a pas que les roquets qui la parlent, les arbres et les grains de blé eux-mêmes la savent aussi ; mais les filles de roi ne la savent pas. À quand votre noce ?
ELSBETH
Dans quelques jours tout sera fini.
FANTASIO
C'est-à-dire, tout sera commencé. Je compte vous offrir un présent de ma main.
ELSBETH
Quel présent ? Je suis curieuse de cela.
FANTASIO
Je compte vous offrir un joli petit serin empaillé, qui chante comme un rossignol.
ELSBETH
Comment peut-il chanter, s'il est empaillé ?
FANTASIO
Il chante parfaitement.
ELSBETH
En vérité, tu te moques de moi avec un rare acharnement.
FANTASIO
Point du tout. Mon serin a une petite serinette dans le ventre. On pousse tout doucement un petit ressort sous la patte gauche, et il chante tous les opéras nouveaux, exactement comme Mlle Grisié.
ELSBETH
C'est une invention de ton esprit, sans doute ?
FANTASIO
En aucune façon. C'est un serin de cour ; il y a beaucoup de petites filles très bien élevées, qui n'ont pas d'autres procédés que celui-là. Elles ont un petit ressort sous le bras gauche, un joli petit ressort en diamant fin, comme la montre d'un petit-maître. Le gouverneur ou la gouvernante fait jouer le ressort, et vous voyez aussitôt les lèvres s'ouvrir avec le sourire le plus gracieux ; une charmante cascatelle de paroles mielleuses sort avec le plus doux murmure, et toutes les convenances sociales, pareilles à des nymphes légères, se mettent aussitôt à dansoter sur la pointe du pied autour de la fontaine merveilleuse. Le prétendu ouvre des yeux ébahis : l'assistance chuchote avec indulgence, et le père, rempli d'un secret contentement, regarde avec orgueil les boucles d'or de ses souliers.
ELSBETH
Tu parais revenir volontiers sur de certains sujets. Dis-moi, bouffon, que t'ont donc fait ces pauvres jeunes filles, pour que tu en fasses si gaiement la satire ? Le respect d'aucun devoir ne peut-il trouver grâce devant toi ?
FANTASIO
Je respecte fort la laideur ; c'est pourquoi je me respecte moi-même si profondément.
ELSBETH
Tu parais quelquefois en savoir plus que tu n'en dis. D'où viens-tu donc, et qui es-tu, pour que, depuis un jour que tu es ici, tu saches déjà pénétrer des mystères que les princes eux-mêmes ne soupçonneront jamais ? Est-ce à moi que s'adressent tes folies, ou est-ce au hasard que tu parles ?
FANTASIO
C'est au hasard ; je parle beaucoup au hasard ; c'est mon plus cher confident.
ELSBETH
Il semble en effet t'avoir appris ce que tu ne devrais pas connaître. Je croirais volontiers que tu épies mes actions et mes paroles.
FANTASIO
Dieu le sait. Que vous importe ?
ELSBETH
Plus que tu ne peux penser. Tantôt dans cette chambre, pendant que je mettais mon voile, j'ai entendu marcher tout à coup derrière la tapisserie. Je me trompe fort si ce n'était toi qui marchais.
FANTASIO
Soyez sûre que cela reste entre votre mouchoir et moi. Je ne suis pas plus indiscret que je ne suis curieux. Quel plaisir pourraient me faire vos chagrins ; quel chagrin pourraient me faire vos plaisirs ? Vous êtes ceci, et moi cela. Vous êtes jeune, et moi je suis vieux ; belle, et je suis laid ; riche, et je suis pauvre. Vous voyez bien qu'il n'y a aucun rapport entre nous. Que vous importe que le hasard ait croisé sur sa grande route deux roues qui ne suivent pas la même ornière, et qui ne peuvent marquer sur la même poussière ? Est-ce ma faute s'il m'est tombé, tandis que je dormais, une de vos larmes sur la joue ?
ELSBETH
Tu me parles sous la forme d'un homme que j'ai aimé, voilà pourquoi je t'écoute malgré moi. Mes yeux croient voir Saint-Jean ; mais peut-être n'es-tu qu'un espion.
FANTASIO
À quoi cela me servirait-il ? Quand il serait vrai que votre mariage vous coûterait quelques larmes, et quand je l'aurais appris par hasard, qu'est-ce que je gagnerais à l'aller raconter ? On ne me donnerait pas une pistole pour cela, et on ne vous mettrait pas au cabinet noir. Je comprends très bien qu'il doit être assez ennuyeux d'épouser le prince de Mantoue. Mais après tout, ce n'est pas moi qui en suis chargé. Demain ou après-demain vous serez partie pour Mantoue avec votre robe de noce, et moi je serai encore sur ce tabouret avec mes vieilles chausses. Pourquoi voulez-vous que je vous en veuille ? Je n'ai pas de raison pour désirer votre mort ; vous ne m'avez jamais prêté d'argent.
ELSBETH
Mais si le hasard t'a fait voir ce que je veux qu'on ignore, ne dois-je pas te mettre à la porte, de peur de nouvel accident ?
FANTASIO
Avez-vous le dessein de me comparer à un confident de tragédie, et craignez-vous que je ne suive votre ombre en déclamant ? Ne me chassez pas, je vous en prie. Je m'amuse beaucoup ici. Tenez, voilà votre gouvernante qui arrive avec des mystères plein ses poches. La preuve que je ne l'écouterai pas, c'est que je m'en vais à l'office manger une aile de pluvier que le majordome a mise de côté pour sa femme.
:''Il sort.''
LA GOUVERNANTE, ''entrant.''
Savez-vous une chose terrible, ma chère Elsbeth ?
ELSBETH
Que veux-tu dire ? tu es toute tremblante.
LA GOUVERNANTE
Le prince n'est pas le prince, ni l'aide de camp non plus. C'est un vrai conte de fées.
ELSBETH
Quel imbroglio me fais-tu là ?
LA GOUVERNANTE
Chut ! chut ! C'est un des officiers du prince lui-même qui vient de me le dire. Le prince de Mantoue est un véritable Almaviva ; il est déguisé et caché parmi les aides de camp ; il a voulu sans doute chercher à vous voir et à vous connaître d'une manière féerique. Il est déguisé, le digne seigneur, il est déguisé, comme Lindor ; celui qu'on vous a présenté comme votre futur époux n'est qu'un aide de camp nommé Marinoni.
ELSBETH
Cela n'est pas possible !
LA GOUVERNANTE
Cela est certain, certain mille fois. Le digne homme est déguisé ; il est impossible de le reconnaître ; c'est une chose extraordinaire.
ELSBETH
Tu tiens cela, dis-tu, d'un officier ?
LA GOUVERNANTE
D'un officier du prince. Vous pouvez le lui demander à lui-même.
ELSBETH
Et il ne t'a pas montré parmi les aides de camp le véritable prince de Mantoue ?
LA GOUVERNANTE
Figurez-vous qu'il en tremblait lui-même, le pauvre homme, de ce qu'il me disait. Il ne m'a confié son secret que parce qu'il désire vous être agréable et qu'il savait que je vous préviendrais. Quant à Marinoni, cela est positif ; mais, pour ce qui est du prince véritable, il ne me l'a pas montré.
ELSBETH
Cela me donnerait quelque chose à penser, si c'était vrai. Viens, amène-moi cet officier.
:''Entre un page.''
LA GOUVERNANTE
Qu'y a-t-il, Flamel ? Tu parais hors d'haleine.
LE PAGE
Ah ! madame, c'est une chose à en mourir de rire. Je n'ose parler devant Votre Altesse.
ELSBETH,
Parle : qu'y a-t-il encore de nouveau ?
LE PAGE
Au moment où le prince de Mantoue entrait à cheval dans la cour, à la tête de son état-major, sa perruque s'est enlevée dans les airs et a disparu tout à coup.
ELSBETH
Pourquoi cela ? Quelle niaiserie !
LE PAGE
Madame, je veux mourir si ce n'est pas la vérité.
La perruque s'est enlevée en l'air au bout d'un hameçon. Nous l'avons retrouvée dans l'office, à côté d'une bouteille cassée, on ignore qui a fait cette plaisanterie. Mais le duc n'en est pas moins furieux, et il a juré que si l'auteur n'en est pas puni de mort, il déclarera la guerre au roi votre père et mettra tout à feu et à sang.
ELSBETH
Viens écouter toute cette histoire, ma chère. Mon sérieux commence à m'abandonner.
:''Entre un autre page.''
ELSBETH
Eh bien, quelle nouvelle ?
LE PAGE
Madame ! le bouffon du roi est en prison ; c'est lui qui a enlevé la perruque du prince.
ELSBETH
Le bouffon est en prison ? et sur l'ordre du prince ?
LE PAGE
Oui, Altesse.
ELSBETH
Viens, chère mère, il faut que je te parle.
:''Elle sort avec sa gouvernante.''
===II, 6===
Le Prince, Marinoni.
LE PRINCE
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