« Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Mémoires d’un fou » : différence entre les versions

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[[Catégorie:XIXe siècle]]
{{Titre|Mémoires d'un fou|[[Gustave Flaubert]]|première publication en 1901|}}
 
 
À toi, mon cher Alfred, ces pages sont dédiées et données.
<center>[[Gustave Flaubert|Gustave Flaubert]]</center>
Elles renferment une âme tout entière. - Est-ce la mienne ? Est-ce celle
 
d'un autre ? J'avais d'abord voulu faire un roman intime où le
 
scepticisme serait poussé jusqu'aux dernières bornes du désespoir,
 
mais, peu à peu, en écrivant, l'impression personnelle perça à travers la
 
fable, l'âme remua la plume et l'écrasa.
À toi, mon cher Alfred
J'aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures. Pour
ces pages sont dédiées et données.
toi, tu n'en feras pas.
 
Seulement, tu croiras peut-être en bien des endroits que l'expression
Elles renferment une âme tout entière - est-ce la mienne, est-ce celle d'un autre ? J'avais d'abord voulu faire un roman intime où le scepticisme serait poussé jusqu'aux dernières bornes du désespoir, mais peu à peu en écrivant, l'impression personnelle perça à travers la fable, l'âme remua la plume et l'écrasa.
est forcée et le tableau assombri à plaisir. Rappelle-toi que c'est un fou
 
qui a écrit ces pages, et, si le mot paraît souvent surpasser le
J'aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures - pour toi, tu n'en feras pas.
sentiment qu'il exprime, c'est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du
 
coeur.
Seulement, tu croiras peut-être en bien des endroits que l'expression est forcée et le tableau assombri à plaisir. Rappelle-toi que c'est un fou qui a écrit ces pages, et, si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu'il exprime, c'est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du coeur.
 
Adieu, pense à moi et pour moi.
 
 
 
I
 
Pourquoi écrire ces pages ? - À quoi sont-elles bonnes ? - Qu'en sais-je
Pourquoi écrire ces pages ? - À quoi sont-elles bonnes ? - Qu'en sais-je moi-même ? Cela est assez sot à mon gré d'aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs écrits. - Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d'un fou va tracer ?
 
le motif de leurs actions et de leurs écrits. - Savez-vous vous-même
Un fou. Cela fait horreur. Qu'êtes-vous, vous, lecteur ? Dans quelle catégorie te ranges-tu, dans celle des sots ou celle des fous ? - Si l'on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n'est ni instructif, ni amusant ni chimique ni philosophique ni agricultural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer ni de la Bourse ni des replis intimes du coeur humain, ni des habits Moyen Age, ni de Dieu ni du diable, mais qui parle d'un fou, c'est-à-dire le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l'espace sans faire un pas, et qui hurle et qui bave et qui se déchire lui-même ?
pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d'un fou va
 
tracer ?
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire. Car ce n'est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.
Un fou, cela fait horreur. Qu'êtes-vous, vous, lecteur ? Dans quelle
 
catégorie te ranges-tu ? dans celle des sots ou celle des fous ? - Si l'on
Seulement, je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions mes rêves mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l'âme - du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d'abord du coeur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores ; - et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d'encre, que je vais ennuyer le lecteur et m'ennuyer moi-même. J'ai tellement pris l'habitude du rire et du scepticisme qu'on y trouvera depuis le commencement jusqu'à la fin une plaisanterie perpétuelle ; et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l'auteur et d'eux-mêmes.
te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition.
 
Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre
On y verra comment il faut croire au plan de l'univers, aux devoirs moraux de l'homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j'ai envie de faire inscrire sur mes bottes, quand j'en aurai, afin que tout le monde puisse le lire et l'apprendre par coeur, même les vues les plus basses, les corps les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau.
qui n'est ni instructif, ni amusant, ni chimique, ni philosophique, ni
 
agricultural, ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d'un pauvre fou. Un fou !
les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer, ni de
 
la Bourse, ni des replis intimes du coeur humain, ni des habits Moyen
Et vous, lecteur - vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ?
Âge, ni de Dieu, ni du diable, mais qui parle d'un fou, c'est-à-dire le
 
monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l'espace
sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave, et qui se déchire lui-même ?
 
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire car ce n'est point un
II
roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec
 
des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au
Je vais donc écrire l'histoire de ma vie. - quelle vie ! Mais ai-je vécu ? je suis jeune, j'ai le visage sans ride, - et le coeur sans passion. - Oh ! comme elle fut calme, comme elle paraît douce et heureuse, tranquille et pure. Oh ! oui, paisible et silencieuse comme un tombeau dont l'âme serait le cadavre.
cordeau.
 
Seulement, je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête,
À peine ai-je vécu : je n'ai point connu le monde, - c'est-à-dire je n'ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d'équipages, - je ne suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m'a paru toujours fausse et sonore et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.
mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes
 
caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l'âme, - du rire et des
Or, ma vie, ce ne sont pas des faits. Ma vie, c'est ma pensée.
pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d'abord du coeur et étalés
 
comme de la pâte dans des périodes sonores, - et des larmes délayées
Quelle est donc cette pensée qui m'amène maintenant, à l'âge où tout le monde sourit, se trouve heureux, où l'on se marie, où l'on aime ; à l'âge où tant d'autres s'enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires, alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie, me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et mourut en riant, comme un homme qui sort ivre d'une orgie qui l'a fatigué ?
dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je
 
vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille
Oh ! comme elle fut longue cette pensée ; comme une hydre, elle me dévora sous toutes ses faces.
d'encre, que je vais ennuyer le lecteur et m'ennuyer moi-même ; j'ai
 
tellement pris l'habitude du rire et du scepticisme qu'on y trouvera,
Pensée de deuil et d'amertume, pensée de bouffon qui pleure, pensée de philosophe qui médite...
depuis le commencement jusqu'à la fin, une plaisanterie perpétuelle, et
 
les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l'auteur et d'euxmêmes.
Oh ! oui, combien d'heures se sont écoulées dans ma vie, longues et monotones, à penser, à douter ! Combien de journées d'hiver la tête baissée devant mes tisons blanchis aux pâles reflets du soleil couchant, combien de soirées d'été par les champs au crépuscule à regarder les nuages s'enfuir et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits.
On y verra comment il y faut croire au plan de l'univers, aux devoirs
 
moraux de l'homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j'ai envie de
Oh ! comme mon enfance fut rêveuse, comme j'étais un pauvre fou sans idées fixes, sans opinions positives ! Je regardais l'eau couler entre les massifs d'arbres qui penchent leur chevelure de feuilles et laissent tomber des fleurs, je contemplais de dedans mon berceau la lune sur son fond d'azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes étranges sur les murailles, j'avais des extases devant un beau soleil ou une matinée de printemps avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris, ses marguerites en fleurs.
faire inscrire sur mes bottes, quand j'en aurai, afin que tout le monde le
 
lise et l'apprenne par coeur, même les vues les plus basses, les corps
J'aimais aussi, et c'est un de mes plus tendres et délicieux souvenirs, à regarder la mer, les vagues mousser l'une sur l'autre, la lame se briser en écume, s'étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux et les coquilles.
les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau.
 
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d'un
Je courais sur les rochers, je prenais le sable de l'Océan que je laissais s'écouler au vent entre mes doigts, je mouillais des varechs, j'aspirais à pleine poitrine cet air salé et frais de l'Océan qui vous pénètre l'âme de tant d'énergie, de poétiques et larges pensées.
pauvre fou. Un fou ! Et vous, lecteur, vous venez peut-être de vous marier
 
ou de payer vos dettes ?
Je regardais l'immensité, l'espace, l'infini, et mon âme s'abîmait devant cet horizon sans bornes.
I I
 
Je vais donc écrire l'histoire de ma vie. - Quelle vie ! Mais ai-je vécu ?
Oh ! mais ce n'est pas là qu'est l'horizon sans bornes ! Le gouffre immense. Oh ! non, un plus large et plus profond abîme s'ouvrit devant moi. Ce gouffre-là n'a point de tempête : s'il y avait une tempête, il serait plein - et il est vide !
Je suis jeune, j'ai le visage sans ride et le coeur sans passion. - Oh !
 
comme elle fut calme, connue elle paraît douce et heureuse, tranquille
et pure. Oh ! oui, paisible et silencieuse comme un tombeau dont l'âme
serait le cadavre.
À peine ai-je vécu : je n'ai point connu le monde, - c'est-à-dire je n'ai
point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d'équipages, - je ne
suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m'a paru toujours
fausse et sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.
Or, ma vie, ce ne sont pas des faits; ma vie, c'est ma pensée.
Quelle est donc cette pensée qui m'amène maintenant, à l'âge où tout le
monde sourit, se trouve heureux, où l'on se marie, où l'on aime ; à l'âge
où tant d'autres s'enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires,
alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au
festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie,
me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet
épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et
mourut en riant, comme un homme qui sort ivre d'une orgie qui l'a
fatigué ?
Ô comme elle fut longue cette pensée ; comme une hydre, elle me dévora
sous toutes ses faces. Pensée de deuil et d'amertume, pensée de bouffon
qui pleure, pensée de philosophe qui médite...
Oh ! oui ! combien d'heures se sont écoulées dans ma vie, longues et
monotones, à penser, à douter ! Combien de journées d'hiver, la tête
baissée devant mes tisons blanchis aux pâles reflets du soleil couchant;
combien de soirées d'été, par les champs, au crépuscule, à regarder les
nuages s'enfuir et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre
les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits !
Ô comme mon enfance fut rêveuse ! Comme j'étais un pauvre fou sans
idées fixes, sans opinions positives ! Je regardais l'eau couler entre les
massifs d'arbres qui penchent leur chevelure de feuilles et laissent
tomber des fleurs ; je contemplais de dedans mon berceau la lune sur
son fond d'azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes
étranges sur les murailles ; j'avais des extases devant un beau soleil ou
une matinée de printemps avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris,
ses marguerites en fleurs.
J'aimais aussi, et c'est un de mes plus tendres et délicieux souvenirs, à
regarder la mer, les vagues mousser l'une sur l'autre, la lame se briser
en écume, s'étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux
et les coquilles.
Je courais sur les rochers, je prenais le sable de l'Océan que je laissais
s'écouler au vent entre mes doigts, je mouillais des varechs, et
j'aspirais à pleine poitrine cet air salé et frais de l'Océan qui vous
pénètre l'âme de tant d'énergie, de poétiques et larges pensées ; je
regardais l'immensité, l'espace, l'infini, et mon âme s'abîmait devant
cet horizon sans bornes.
Oh ! mais ce n'est pas là qu'est l'horizon sans bornes, le gouffre
immense. Oh ! non, un plus large et plus profond abîme s'ouvrit devant
moi. Ce gouffre-là n'a point de tempête : s'il y avait une tempête, il
serait plein - et il est vide !
J'étais gai et riant, aimant la vie et ma mère, pauvre mère !
 
Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la
Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la route, à voir la fumée de leur haleine et la sueur inonder leurs harnois, j'aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes ; et puis quand on s'arrêtait - tout se taisait dans les champs. On voyait la fumée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raffermissait sur ses ressorts, le vent sifflait sur les vitres, et c'était tout...
route, à voir la fumée de leur haleine et la sueur inonder leurs harnais,
 
j'aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes - et
Oh ! comme j'ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habit de fête, joyeuse, tumultueuse, avec des cris, mer d'hommes orageuse, plus colère encore que la tempête et plus sotte que sa furie.
puis, quand on s'arrêtait, tout se taisait dans les champs. On voyait la
 
fumée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raffermissait sur
J'aimais les chars les chevaux les armées les costumes de guerre les tambours battants, le bruit la poudre et les canons roulant sur le pavé des villes.
ses ressorts, le vent sifflait sur les vitres, et c'était tout...
 
Oh ! comme j'ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habits de fête,
Enfant, j'aimais ce qui se voit, adolescent, ce qui se sent, homme, je n'aime plus rien. Et cependant, combien de choses j'ai dans l'âme, combien de forces intimes et combien d'océans de colère et d'amours se heurtent, se brisent dans ce coeur si faible, si débile si lassé si épuisé !
joyeuse, tumultueuse, avec des cris ; mer d'hommes orageuse, plus
 
colère encore que la tempête et plus sotte que sa furie.
On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !... et comment la branche cassée peut-elle porter des fruits, comment la feuille arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir ? et pourquoi, si jeune, tant d'amertume ? Que sais-je ! Il était peut-être dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d'avoir porté le fardeau, haletant avant d'avoir couru...
J'aimais les chars, les chevaux, les armées, les costumes de guerre, les
 
tambours battants, le bruit, la poudre et les canons roulant sur le pavé
J'ai lu, j'ai travaillé dans l'ardeur de l'enthousiasme... j'ai écrit... Oh ! comme j'étais heureux alors, comme ma pensée dans son délire s'envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes, où il n'y a ni monde ni planètes ni soleils ! J'avais un infini plus immense s'il est possible que l'infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d'amour et d'extase, et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s'élève dans le coeur du poète et les pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre ?
des villes.
 
Enfant, j'aimais ce qui se voit; adolescent, ce qui se sent ; homme, je
Là encore, la déception, car nous touchons à la terre, à cette [...] de glace où tout feu meurt, où toute énergie faiblit. Par quels échelons descendre de l'infini au positif ? Par quelle gradation la pensée s'abaisse-t-elle sans se briser ? Comment rapetisser ce géant qui embrasse l'infini ?
n'aime plus rien.
 
Et cependant, combien de choses j'ai dans l'âme, combien de forces
Alors j'avais des moments de tristesse et de désespoir, je sentais ma force qui me brisait et cette faiblesse dont j'avais honte - car la parole n'est qu'un écho lointain et affaibli de la pensée. Je maudissais mes rêves les plus chers et mes heures silencieuses passées sur la limite de la création. Je sentais quelque chose de vide et d'insatiable qui me dévorait.
intimes et combien d'océans de colère et d'amours se heurtent, se
 
brisent dans ce coeur si faible, si débile, si lassé, si épuisé !
On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !... Et comment la
branche cassée peut-elle porter des fruits ? Comment la feuille
arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir?
Et pourquoi, si jeune, tant d'amertume ? Que sais-je ! il était peut-être
dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d'avoir porté le fardeau,
haletant avant d'avoir couru...
J'ai lu, j'ai travaillé dans l'ardeur de l'enthousiasme... j'ai écrit...
Ô comme j'étais heureux alors ! comme ma pensée, dans son délire,
s'envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes, où il n'y a ni
monde, ni planètes, ni soleils ; j'avais un infini plus immense, s'il est
possible, que l'infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses
ailes dans une atmosphère d'amour et d'extase, et puis il fallait
redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre
par la parole cette harmonie qui s'élève dans le coeur du poète et les
pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et
gonflée fait crever le gant qui la couvre ?
Là encore, la déception; car nous touchons à la terre, à cette terre de
glace où tout feu meurt, où toute énergie faiblit. Par quels échelons
descendre de l'infini au positif? Par quelle gradation la pensée
s'abaisse-t-elle sans se briser ? Comment rapetisser ce géant qui
embrasse l'infini ? Alors j'avais des moments de tristesse et de
désespoir, je sentais ma force qui me brisait et cette faiblesse dont
j'avais honte - car la parole n'est qu'un écho lointain et affaibli de la
pensée; je maudissais mes rêves les plus chers et mes heures
silencieuses passées sur la limite de la création. Je sentais quelque
chose de vide et d'insatiable qui me dévorait.
Lassé de la poésie, je me lançai dans le champ de la méditation.
 
Je fus épris d'abord de cette étude imposante qui se propose l'homme
Je fus épris d'abord de cette étude imposante qui se propose l'homme pour but et qui veut se l'expliquer, qui va jusqu'à disséquer des hypothèses et à discuter sur les suppositions les plus abstraites et à peser géométriquement les mots les plus vides.
 
hypothèses et à discuter sur les suppositions les plus abstraites et à
L'homme, grain de sable jeté dans l'infini par une main inconnue, pauvre insecte aux faibles pattes qui veut se retenir sur le bord du gouffre à toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l'amour, à l'égoïsme, à l'ambition, et qui fait des vertus de tout cela pour mieux s'y tenir, qui se cramponne à Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe...
peser géométriquement les mots les plus vides.
 
L'homme, grain de sable jeté dans l'infini par une main inconnue, pauvre
Homme qui veut comprendre ce qui n'est pas, et faire une science du néant ; homme, âme faite à l'image de Dieu et dont le génie sublime s'arrête à un brin d'herbe et ne peut franchir le problème d'un grain de poussière.
insecte aux faibles pattes qui veut se retenir sur le bord du gouffre à
 
toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l'amour, à l'ambition et
Et la lassitude me prit, je vins à douter de tout. Jeune, j'étais vieux, mon coeur avait des rides et en voyant des vieillards encore vifs, pleins d'enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l'amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. J'eus cependant une horreur naturelle avant d'embrasser cette foi au néant ; au bord du gouffre, je fermai les yeux, - j'y tombai.
qui fait des vertus de tout cela pour mieux s'y tenir, qui se cramponne à
 
Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe...
Je fus content : je n'avais plus de chute à faire, j'étais froid et calme comme la pierre d'un tombeau. - je croyais trouver le bonheur dans le doute, insensé que j'étais ! On y roule dans un vide incommensurable.
Homme qui veut comprendre ce qui n'est pas, et faire une science du
 
néant ; homme, âme faite à l'image de Dieu et dont le génie sublime
Ce vide-là est immense et fait dresser les cheveux d'horreur quand on s'approche du bord.
s'arrête à un brin d'herbe et ne peut franchir le problème d'un grain de
 
poussière ! Et la lassitude me prit ; je vins à douter de tout. Jeune,
Du doute de Dieu j'en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque siècle a dressée comme il a pu sur l'échafaudage des lois, plus vacillant encore.
j'étais vieux ; mon coeur avait des rides, et en voyant des vieillards
 
encore vifs, pleins d'enthousiasme et de croyances, je riais amèrement
Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et méditative passée au coin du feu les bras croisés, avec un éternel bâillement d'ennui - seul pendant tout un jour - et tournant de temps en temps mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de mort jaune, édentelée et grimaçant sans cesse sur ma cheminée, symbole de la vie et comme elle froide et railleuse.
sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l'amour, de la gloire,
 
de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. J'eus cependant une
Plus tard, vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce coeur si battu, si navré d'amertume. Vous saurez les aventures de cette vie si paisible et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits.
horreur naturelle avant d'embrasser cette foi au néant; au bord du
 
gouffre, je fermai les yeux, - j'y tombai.
Et vous me direz ensuite si tout n'est pas une dérision et une moquerie, si tout ce qu'on chante dans les écoles, tout ce qu'on délaie dans les livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe
Je fus content : je n'avais plus de chute à faire, j'étais froid et calme
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comme la pierre d'un tombeau. - Je croyais trouver le bonheur dans le
 
doute, insensé que j'étais. - On y roule dans un vide incommensurable.
Je n'achève pas tant j'ai d'amertume à le dire - oh ! bien, si tout cela enfin n'est pas de la pitié, de la fumée, du néant !
Ce vide-là est immense et fait dresser les cheveux d'horreur quand on
 
s'approche du bord.
Du doute de Dieu, j'en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque
 
siècle a dressée comme il a pu sur l'échafaudage des lois, plus vacillant
III
encore.
 
Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et
Je fus au collège dès l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes, - cette société d'enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l'autre petite société - celle des hommes. -
méditative passée au coin du feu, les bras croisés, avec un éternel
 
baillement d'ennui - seul pendant tout un jour - et tournant de temps en
Même injustice de la foule, même tyrannie des préjugés et de la force, même égoïsme quoi qu'on ait dit sur le désintéressement et la fidélité de la jeunesse. Jeunesse - âge de folie et de rêves, de poésie et de bêtise, synonymes dans la bouche des gens qui jugent le monde sainement. J'y fus froissé dans tous mes goûts - dans la classe pour mes idées, aux récréations pour mes penchants de sauvagerie solitaire.
temps mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant
 
avec ses jets de pâle lumière, sur le pavé de ma chambre, ou sur une
Dès lors, j'étais un fou.
tête de mort jaune, édentée et grimaçant sans cesse sur ma cheminée,
 
symbole de la vie et, comme elle, froide et railleuse.
J'y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillé par mes camarades. J'avais l'humeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n'épargnait pas plus le caprice d'un seul que le despotisme de tous.
Plus tard, vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce coeur si battu,
 
si navré d'amertume. Vous saurez les aventures de cette vie si paisible
Je me vois encore assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d'avenir, pensant à ce que l'imagination d'un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles, eux, rire de moi ! eux, si faibles, si communs, au cerveau si étroit - moi, dont l'esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu'eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme.
et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits.
 
Et vous me direz ensuite si tout n'est pas une dérision et une moquerie,
Moi qui me sentais grand comme le monde et qu'une seule de mes pensées si elle eût été de feu comme la foudre, eût pu réduire en poussière ! Pauvre fou !
si tout ce qu'on chante dans les écoles, tout ce qu'on délaie dans les
 
livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe...
Je me voyais jeune, à vingt ans, entourné de gloire, je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud, je voyais l'Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux et leurs clochettes d'airain, je voyais les cavales bondir vers l'horizon rougi par le soleil, je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d'argent ; je sentais le parfum de ces Océans tièdes du Midi, et puis près de moi, sous une tente à l'ombre d'un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau brune, au regard ardent, qui m'entourait de ses deux bras et me parlait la langue des houris.
Je n'achève pas tant j'ai d'amertume à le dire. Eh bien ! si tout cela enfin
 
n'est pas de la pitié, de la fumée, du néant !
Le soleil s'abaissait dans le sable, les chamelles et les juments dormaient, l'insecte bourdonnait à leurs mamelles, le vent du soir passait près de nous - et la nuit venue, quand cette lune d'argent jetait ses regards pâles sur le désert, que les étoiles brillaient sur le ciel d'azur, alors, dans le silence de cette nuit chaude et embaumée, je rêvais des joies infinies, des voluptés qui sont du ciel.
I I I
 
Je fus au collège dès l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une
Et c'était encore la gloire, avec ses bruits de mains, ses fanfares vers le ciel, ses lauriers, sa poussière d'or jetée aux vents, - c'était un brillant théâtre avec des femmes parées, des diamants aux lumières, un air lourd, des poitrines haletantes - puis un recueillement religieux, des paroles dévorantes comme l'incendie, des pleurs, du rire, des sanglots, l'enivrement de la gloire - des cris d'enthousiasme, le trépignement de la foule. Quoi ! - de la vanité, du bruit, du néant.
profonde aversion pour les hommes, - cette société d'enfants est aussi
 
cruelle pour ses victimes que l'autre petite société, celle des hommes.
Enfant, j'ai rêvé l'amour - jeune homme la gloire - homme, la tombe, ce dernier amour de ceux qui n'en ont plus.
Même injustice de la foule, même tyrannie des préjugés et de la force,
 
même égoïsme quoi qu'on en ait dit sur le désintéressement et la
Je percevais aussi l'antique époque des siècles qui ne sont plus et des races couchées sous l'herbe, je voyais la bande de pèlerins et de guerriers marcher vers le Calvaire, s'arrêter dans le désert, mourant de faim, implorant ce Dieu qu'ils allaient chercher, et lassée de ses blasphèmes, marcher toujours vers cet horizon sans bornes, - puis, lasse, haletante, arriver enfin au but de son voyage, désespérée et vieille, pour embrasser quelques pierres arides, hommage du monde entier ; - je voyais les chevaliers courir sur les chevaux couverts de fer comme eux, et les coups de lance dans les tournois, et le pont de bois s'abaisser pour recevoir le seigneur suzerain qui revient avec son épée rougie et des captifs sur la croupe de ses chevaux ; la nuit encore, dans la sombre cathédrale, toute la nef ornée d'une guirlande de peuples qui montent vers la voûte dans les galeries, avec des chants, des lumières qui resplendissent sur les vitraux, et dans la nuit de Noël toute la vieille ville avec ses toits aigus couverts de neige, s'illuminer et chanter. -
fidélité de la jeunesse. Jeunesse - âge de folie et de rêves, de poésie et
 
de bêtise, synonymes dans la bouche des gens qui jugent le monde
Mais c'était Rome que j'aimais - la Rome impériale, cette belle reine se roulant dans l'orgie, salissant ses nobles vêtements du vin de la débauche, plus fière de ses vices qu'elle ne l'était de ses vertus. &endash; Néron - Néron, avec ses chars de diamant volant dans l'arène, ses mille voitures, ses amours de tigre et ses festins de géant. - Loin des classiques leçons, je me reportais vers tes immenses voluptés, tes illuminations sanglantes, tes divertissements qui brûlent Rome.
sainement. J'y fils froissé dans tous mes goûts : dans la classe, pour
 
mes idées ; aux récréations, pour mes penchants de sauvagerie solitaire.
Et bercé dans ces vagues rêveries, ces songes sur l'avenir, emporté par cette pensée aventureuse échappée comme une cavale sans frein qui franchit les torrents, escalade les monts et vole dans l'espace, - je restais des heures entières la tête dans mes mains à regarder le plancher de mon étude ou une araignée jeter sa toile sur la chaire de notre maître. - et quand je me réveillais avec un grand oeil béant, on riait de moi, - le plus paresseux de tous, qui jamais n'aurait une idée positive, qui ne montrait aucun penchant pour aucune profession, qui serait inutile dans ce monde où il faut que chacun aille prendre sa part du gâteau, et qui enfin ne serait jamais bon à rien, tout au plus à faire un bouffon, un montreur d'animaux ou un faiseur de livres.
Dés lors, j'étais un fou.
 
J'y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillé par
(Quoique d'une excellente santé, mon genre d'esprit perpétuellement froissé par l'existence que je menais et par le contact des autres avait occasionné en moi une irritation nerveuse qui me rendait véhément et emporté comme le taureau malade de la piqûre des insectes. - J'avais des rêves, des cauchemars affreux.)
mes camarades. J'avais l'humeur railleuse et indépendante, et ma
 
mordante et cynique ironie n'épargnait pas plus le caprice d'un seul que
Oh ! la triste et maussade époque ! Je me vois encore errant seul dans les longs corridors blanchis de mon collège, à regarder les hiboux et les corneilles s'envoler des combles de la chapelle ; ou bien, couché dans ces mornes dortoirs éclairés par la lampe dont l'huile se gelait dans les nuits, j'écoutais longtemps le vent qui soufflait lugubrement dans les longs appartements vides et qui sifflait dans les serrures en faisant trembler les vitres dans leurs châssis, j'entendais les pas de l'homme de ronde qui marchait lentement avec sa lanterne et quand il venait près de moi, je faisais semblant d'être endormi, et je m'endormais en effet, moitié dans les rêves, moitié dans les pleurs.
le despotisme de tous.
 
Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes
(...............
rêves d'avenir, pensant à ce que l'imagination d'un enfant peut rêver de
......................)
plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que
 
mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux, rire de
moi ! eux, si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi, dont l'esprit
se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les
mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu'eux tous, qui recevais
des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes
les révélations intimes de mon âme !
Moi qui me sentais grand connue le monde et qu'une seule de mes
pensées, si elle eût été de feu comme la foudre, eût pu réduire en
poussière ! pauvre fou !
Je me voyais jeune, à vingt ans, entouré de gloire ; je rêvais de lointains
voyages dans les contrées du Sud ; je voyais l'Orient et ses sables
immenses, ses palais que foulent les chameaux et leurs clochettes
d'airain ; je voyais les cavales bondir vers l'horizon rougi par le soleil ;
je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d'argent ; je sentais le
parfum de ces Océans tièdes du Midi; et puis, près de moi, sous une
tente, à l'ombre d'un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau
brune, au regard ardent, qui m'entourait de ses deux bras et me parlait la
langue des honnis.
Le soleil s'abaissait dans le sable, les chamelles et les juments
dormaient, l'insecte bourdonnait à leurs mamelles, le vent du soir
passait près de nous.
Et, la nuit venue, quand cette lune d'argent jetait ses regards pâles sur
le désert, que les étoiles brillaient sur le ciel d'azur, alors, dans le
silence de cette nuit chaude et embaumée, je rêvais des joies infinies,
des voluptés qui sont du ciel.
Et c'était encore la gloire, avec ses bruits de mains, ses fanfares vers le
ciel, ses lauriers, sa poussière d'or jetée aux vents, - c'était un brillant
théâtre avec des femmes parées, des diamants aux lumières, un air
lourd, des poitrines haletantes, - puis un recueillement religieux, des
paroles dévorantes comme l'incendie, des pleurs, du rire, des sanglots,
l'enivrement de la gloire, - des cris d'enthousiasme, le trépignement de
la foule, quoi ! - de la vanité, du bruit, du néant.
Enfant, j'ai rêvé l'amour ; - jeune homme, la gloire ; - homme, la tombe,
ce dernier amour de ceux qui n'en ont plus.
Je percevais aussi l'antique époque des siècles qui ne sont plus et des
races couchées sous l'herbe ; je voyais la bande de pèlerins et de
guerriers marcher vers le Calvaire, s'arrêter dans le désert, mourant de
faim, implorant ce Dieu qu'ils allaient chercher, et, lassée de ses
blasphèmes, marcher toujours vers cet horizon sans bornes, - puis,
lasse, haletante, arriver enfin au but de son voyage, désespérée et
vieille, pour embrasser quelques pierres arides, hommage du monde
entier. - Je voyais les chevaliers courir sur les chevaux couverts de fer
comme eux ; et les coups de lance dans les tournois; et le pont de bois
s'abaisser pour recevoir le seigneur suzerain qui revient avec son épée
rougie et des captifs sur la croupe de ses chevaux; la nuit encore, dans
la sombre cathédrale, toute la nef ornée d'une guirlande de peuples qui
montent vers la voûte, dans les galeries, avec des chants ; des lumières
qui resplendissent sur les vitraux ; et, dans la nuit de Noël, toute la
vieille ville avec ses toits aigus couverts de neige, s'illuminer et
chanter.
Mais c'était Rome que j'aimais - la Rome impériale, cette belle reine se
roulant dans l'orgie, salissant ses nobles vêtements du vin de la
débauche, plus fière de ses vices qu'elle ne l'était de ses vertus. - Néron!
Néron, avec ses chars de diamant volant dans l'arène, ses mille voitures,
ses amours de tigre et ses festins de géant. - Loin des classiques
leçons, je me reportais vers tes immenses voluptés, tes illuminations
sanglantes, tes divertissements qui brûlent, Rome.
Et, bercé dans ces vagues rêveries, ces songes sur l'avenu, emporté par
cette pensée aventureuse échappée comme une cavale sans frein qui
franchit les torrents, escalade les monts et vole dans l'espace, - je
restais des lettres entières la tête dans mes mains à regarder le
plancher de mon étude, ou une araignée jeter sa toile sur la chaire de
notre maître. - Et quand je me réveillais avec un grand oeil béant, on
riait de moi, - le plus paresseux de tous, - qui jamais n'aurais une idée
positive, qui ne montrais aucun penchant pour aucune profession, qui
serais inutile dans ce monde où il faut que chacun aille prendre sa part
du gâteau, et qui, enfin, ne serais jamais bon à rien, tout au plus à faire
un bouffon, un montreur d'animaux ou un faiseur de livres.
(Quoique d'une excellente santé, mon genre d'esprit perpétuellement
froissé par l'existence que je menais et par le contact des autres, avait
occasionné en moi une irritation nerveuse qui me rendait véhément et
emporté comme le taureau malade de la piqûre des insectes. J'avais des
rêves, des cauchemars affreux. À la triste et maussade époque ! Je me
vois encore errant; seul, dans les longs corridors blanchis de mon
collège, à regarder les hiboux et les corneilles s'envoler des combles de
la chapelle, ou bien, couché dans ces mornes dortoirs éclairés par la
lampe dont l'huile se gelait, dans les nuits, j'écoutais longtemps le vent
qui soufflait lugubrement dans les longs appartements vides et qui
sifflait dans les serrures en faisant trembler les vitres dans leurs
châssis ; j'entendais les pas de l'homme de ronde qui marchait lentement
avec sa lanterne, et, quand il venait près de moi, je faisais semblant
d'être endormi et je m'endormais, en effet, moitié dans les rêves, moitié
dans les pleurs.
IV
 
C'étaient d'effroyables visions à rendre fou de terreur.
 
J'étais couché dans la maison de mon père ; tous les meubles étaient
J'étais couché dans la maison de mon père, tous les meubles étaient conservés, mais tout ce qui m'entourait cependant avait une teinte noire ; c'était une nuit d'hiver et la neige jetait une clarté blanche dans ma chambre - tout à coup la neige se fondit et les herbes et les arbres prirent une teinte rousse et brûlée comme si un incendie eût éclairé mes fenêtres. J'entendis des bruits de pas - on montait l'escalier - un air chaud, une vapeur fétide monta jusqu'à moi - ma porte s'ouvrit d'elle-même. On entra, ils étaient beaucoup - peut-être sept à huit, je n'eus pas le temps de les compter. Ils étaient petits ou grands, couverts de barbes noires et rudes - sans armes, mais tous avaient une lame d'acier entre les dents, et comme ils s'approchèrent en cercle autour de mon berceau leurs dents vinrent à claquer et ce fut horrible ; ils écartèrent mes rideaux blancs et chaque doigt laissait une trace de sang ; ils me regardèrent avec de grands yeux fixes et sans paupières ; je les regardai aussi, je ne pouvais faire aucun mouvement - je voulus crier.
conservés, mais tout ce qui m'entourait cependant avait une teinte noire.
 
- C'était une nuit d'hiver et la neige jetait une clarté blanche dans ma
Il me sembla alors que la maison se levait de ses fondements, comme si un levier l'eût soulevée.
chambre ; tout à coup la neige se fondit et les herbes et les arbres
 
prirent une teinte rousse et brûlée comme si un incendie eût éclairé mes
Ils me regardèrent ainsi longtemps, puis ils s'écartèrent et je vis que tous avaient un côté du visage sans peau et qui saignait lentement. -
fenêtres ; j'entendis des bruits de pas - on montait l'escalier - un air
 
chaud, une vapeur fétide monta jusqu'à moi - ma porte s'ouvrit d'ellemême.
Ils soulevèrent tous mes vêtements et tous avaient du sang. - Ils se mirent à manger et le pain qu'ils rompirent laissait échapper du sang, qui tombait goutte à goutte, et ils se mirent à rire, comme le râle d'un mourant.
On entra, ils étaient beaucoup - peut-être sept à huit, je n'eus
 
pas le temps de les compter. Ils étaient petits ou grands, couverts de
Puis, quand ils n'y furent plus, tout ce qu'ils avaient touché, les lambris, l'escalier, le plancher, tout cela était rougi par eux.
barbes noires et rudes - sans armes, mais tous avaient une lame d'acier
 
entre les dents, et, comme ils s'approchèrent en cercle autour de mon
J'avais un goût d'amertume dans le coeur, il me sembla que j'avais mangé de la chair. Et j'entendis un cri prolongé, rauque, aigu et les fenêtres et les portes s'ouvrirent lentement, et le vent les faisait battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me déchirait la poitrine avec un stylet.
berceau, leurs dents vinrent à claquer et ce fut horrible. - Ils écartèrent
 
mes rideaux blancs et chaque doigt laissait une trace de sang; ils me
Ailleurs, c'était dans une campagne verte et émaillée de fleurs, le long d'un fleuve ; j'étais avec ma mère qui marchait du côté de la rive - elle tomba.- Je vis l'eau écumer, des cercles s'agrandir et disparaître tout à coup. - L'eau reprit son cours et puis je n'entendis plus que le bruit de l'eau qui passait entre les joncs et faisait ployer les roseaux.
regardèrent avec de grands yeux fixes et sans paupières ; je les regardai
 
aussi, je ne pouvais faire aucun mouvement- je voulus crier. Il me
Tout à coup, ma mère m'appela : " Au secours ! Au secours ! ô mon pauvre enfant, au secours ! à moi ! "
sembla alors que la maison se levait de ses fondements, comme si un
 
levier l'eût soulevée. Ils me regardèrent ainsi longtemps, puis ils
Je me penchai à plat ventre sur l'herbe pour regarder : je ne vis rien ; les cris continuaient.-
s'écartèrent et je vis que tous avaient un côté du visage sans peau et qui
 
saignait lentement. - Ils soulevèrent tous mes vêtements et tous
Une force invincible m'attachait - sur la terre - et j'entendais les cris : " Je me noie ! je me noie ! A mon secours ! "
avaient du sang. - Ils se mirent à manger et le pain qu'ils rompirent
 
laissait échapper du sang, qui tombait goutte à goutte, et ils se mirent à
L'eau coulait, coulait limpide, et cette voix que j'entendais du fond du fleuve m'abîmait de désespoir et de rage. . . . . . .
rire, comme le râle d'un mourant. Puis, quand ils n'y furent plus, tout ce
 
qu'ils avaient touché, les lambris, l'escalier, le plancher, tout cela était
rougi par eux. J'avais un goût d'amertume dans le coeur, il me sembla que
 
j'avais mangé de la chair, et j'entendis un cri prolongé, rauque, aigu et
les fenêtres et les portes s'ouvrirent lentement, et le vent les faisait
battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me
déchirait la poitrine avec un stylet. Ailleurs, c'était dans une campagne
verte et émaillée de fleurs, le long d'un fleuve : - j'étais avec ma mère
qui marchait du côté de la rive ; - elle tomba.
Je vis l'eau écumer, des cercles s'agrandir et disparaître tout à coup.
- L'eau reprit son cours, et puis je n'entendis plus que le bruit de l'eau
qui passait entre les joncs et faisait ployer les roseaux. Tout à coup, ma
mère m'appela : « Au secours ! Au secours ! ô mon pauvre enfant, au
secours ! à moi ! » Je me penchai à plat ventre sur l'herbe pour regarder :
je ne vis rien; les cris continuaient. Une force invincible m'attachait sur
la terre - et j'entendais les cris : « Je me noie ! je me noie ! A mon
secours ! » L'eau coulait, coulait limpide, et cette voix que j'entendais
du fond du fleuve m'abîmait de désespoir et de rage.
V
 
Voilà donc comme j'étais : rêveur - insouciant, avec l'humeur
Voilà donc comme j'étais - rêveur insouciant avec l'humeur indépendante et railleuse, me bâtissant une destinée et rêvant à toute la poésie d'une existence pleine d'amour, - vivant aussi sur mes souvenirs, autant qu'à seize ans on peut en avoir.
 
poésie d'une existence pleine d'amour, vivant aussi sur mes souvenirs,
Le collège m'était antipathique. Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et élevées manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes. Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse de ce songe sublime, c'est ne pas lui laisser ni moment de repos, c'est l'étouffer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont il a horreur et dégoût.
autant qu'à seize ans on peut en avoir. Le collège m'était antipathique.
 
Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et
J'allais à l'écart avec un livre de vers, un roman - de la poésie, quelque chose qui fasse tressaillir un coeur de jeune homme vierge de sensations et si désireux d'en avoir.
élevées manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes.
 
Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence
Je me rappelle avec quelle volupté je dévorais alors les pages de Byron et de Werther, avec quels transports je lus Hamlet, Roméo et les ouvrages les plus brûlants de notre époque, toutes ces oeuvres enfin qui fondent l'âme en délices, ou la brûlent d'enthousiasme.
d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est
 
remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité
Je me nourris donc de cette poésie âpre du Nord qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les oeuvres de Byron. Souvent j'en retenais à la première lecture des fragments entiers et je me les répétais à moi-même comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours. Combien de fois n'ai-je pas dit le commencement du Giaour : « Pas un souffle d'air »... ou bien dans Childe Harold : « Jadis dans l'antique Albion » et « O mer, je t'ai toujours aimée ». La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées seules, comme si elles eussent eu un style à elles sans les mots eux-mêmes.
sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre
 
enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à
Ce caractère de passion brûlante, joint à une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente et vierge. Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m'attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige et nous fait tomber dans le gouffre sans fond de l'infini.
l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse de ce songe
 
sublime, c'est ne pas lui laisser ni moment de repos, c'est l'étouffer en
Je m'étais donc faussé le goût et le coeur, comme disaient mes professeurs, et, parmi tant d'êtres aux penchants si ignobles, mon indépendance d'esprit m'avait fait estimer le plus dépravé de tous, j'étais ravalé au plus bas rang par la supériorité même. À peine si on me cédait l'imagination, c'est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau voisine de la folie.
le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont
 
il a horreur et dégoût. J'allais à l'écart avec un livre de vers, un roman,
Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l'estime que je m'y attirai.
de la poésie, quelque chose qui fasse tressaillir un coeur de jeune
 
homme vierge de sensations et si désireux d'en avoir. Je me rappelle
avec quelle volupté je dévorais alors les pages de Byron et de Werther;
 
avec quels transports je lus Hamlet, Roméo et les ouvrages les plus
brûlants de notre époque, toutes ces oeuvres enfin qui fondent l'âme en
délices ou la brûlent d'enthousiasme. Je me nourris donc de cette poésie
âpre du Nord qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les
oeuvres de Byron. - Souvent j'en retenais à la première lecture des
fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une
chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours.
Combien de fois n'ai-je pas dit le commencement du Giaour : Pas un
soupe d'air... ou bien dans Childe Harold : Jadis dans l'antique Albion, et :
Ô mer, je t'ai toujours aimée.
La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées
seules, comme si elles eussent eu un style à elles sans les mots euxmêmes.
Ce caractère de passion brûlante, joint à une si profonde ironie,
devait agir fortement sur une nature ardente et vierge.
Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures
classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui
m'attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige
et nous fait tomber dans le gouffre sans fond de l'infini.
Je m'étais donc faussé le goût et le coeur, comme disaient mes
professeurs, et, parmi tant d'êtres aux penchants si ignobles, mon
indépendance d'esprit m'avait fait estimer le plus dépravé de tous;
j'étais ravalé au plus bas rang par la supériorité même. À peine si on me
cédait l'imagination, c'est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau
voisine de la folie.
Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l'estime que je m'y
attirai.
VI
 
Si l'on calomniait mon esprit et mes principes, on n'attaquait pas mon
Si l'on calomniait mon esprit et mes principes on n'attaquait pas mon coeur, car j'étais bon alors et les misères d'autrui m'arrachaient des larmes.
 
larmes.
Je me souviens que, tout enfant j'aimais à vider mes poches dans celles du pauvre, de quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir aussi j'avais à leur faire du bien. C'est une volupté qui m'est depuis longtemps inconnue - car maintenant j'ai le coeur sec, les larmes se sont séchées. Mais malheur aux hommes qui m'ont rendu corrompu et méchant, de bon et de pur que j'étais ! Malheur à cette aridité de la civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s'élève au soleil de la poésie et du coeur ! Cette vieille société corrompue qui a tant séduit et tant usé, ce vieux juif cupide mourra de marasme et d'épuisement sur ces tas de fumier qu'il appelle ses trésors, sans poète pour chanter sa mort, sans prêtre pour lui fermer les yeux, sans or pour son mausolée, car il aura tout usé pour ses vices.
Je me souviens que, tout enfant, j'aimais à vider mes poches dans celles
 
du pauvre ; de quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir
VII
aussi j'avais à leur faire du bien. C'est une volupté qui m'est depuis
 
longtemps inconnue - car maintenant j'ai le coeur sec, les larmes se
Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches, débauches d'esprit, de corps et d'âme ?
sont séchées. Mais malheur aux hommes qui m'ont rendu corrompu et
 
méchant, de bon et de pur que j'étais ! Malheur à cette aridité de la
Alors, il y aura sans doute une joie sur la terre, car ce vampire menteur et hypocrite qu'on appelle civilisation viendra à mourir. On quittera le manteau royal, le sceptre, les diamants, le palais qui s'écroule, la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve. Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur les dalles des grandes villes, l'homme ira mourir dans les bois.
civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s'élève au soleil de la
 
poésie et du coeur ! Cette vieille société corrompue qui a tout séduit et
La terre sera séchée par les incendies qui l'ont brûlée et toute pleine de la poussière des combats, le souffle de désolation qui a passé sur les hommes aura passé sur elle, et elle ne donnera plus que des fruits amers et des roses d'épines.
tout usé. Ce vieux juif cupide mourra de marasme et d'épuisement sur
 
ces tas de fumier qu'il appelle ses trésors, sans poète pour chanter sa
Et les races s'éteindront au berceau comme les plantes battues par les vents qui meurent avant d'avoir fleuri.
mort, sans prêtre pour lui fermer les yeux, sans or pour son mausolée,
 
car il aura tout usé pour ses vices.
Car il faudra bien que tout finisse et que la terre s'use à force d'être foulée. Car l'immensité doit être lasse enfin de ce grain de poussière qui fait tant de bruit et trouble la majesté du néant. Il faudra que l'or s'épuise à force de passer dans les mains et de corrompre. Il faudra bien que cette vapeur de sang s'apaise, que le palais s'écroule sous le poids des richesses qu'il recèle, que l'orgie finisse et qu'on se réveille.
VII
 
Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches,
Alors il y aura un rire immense de désespoir quand les hommes verront ce vide, quand il faudra quitter la vie pour la mort - pour la mort qui mange, qui a faim toujours. Et tout craquera pour s'écrouler dans le néant - et l'homme vertueux maudira sa vertu et le vice battra des mains.
débauches d'esprit, de corps et d'âme ?
 
Alors, il y aura sans doute une joie sur la terre, quand ce vampire
Quelques hommes encore errants dans une terre aride s'appelleront mutuellement, ils iront les uns vers les autres, et ils reculeront d'horreur, effrayés d'eux-mêmes, et ils mourront. Que sera l'homme alors, lui qui est déjà plus féroce que les bêtes fauves et plus vil que les reptiles ?
menteur et hypocrite qu'on appelle civilisation viendra à mourir. On
 
quittera le manteau royal, le sceptre, les diamants, le palais qui
Adieu pour jamais, chars éclatants, fanfares et renommées, adieu au monde, à ces palais, à ces mausolées, aux voluptés du crime et aux joies de la corruption ; - la pierre tombera tout à coup, écrasée par elle-même, et l'herbe poussera dessus. - Et les palais, les temples, les pyramides, les colonnes, mausolées du roi, cercueil du pauvre, charogne de chien, tout cela sera à la même hauteur sous le gazon de la terre.
s'écroule, la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve.
 
Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur les dalles
Alors, la mer sans digues battra en repos les rivages, et ira baigner ses flots sur la cendre encore fumante des cités, les arbres pousseront, verdiront, sans une main pour les casser et les briser, les fleuves couleront dans des prairies émaillées, la nature sera libre sans homme pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite dès son enfance
des grandes villes, l'homme ira mourir dans les bois.
.....................................................................................................................
La terre sera séchée par les incendies qui l'ont brûlée et toute pleine de
 
la poussière des combats ; le souffle de désolation qui a passé sur les
Triste et bizarre époque que la nôtre ! Vers quel océan ce torrent d'iniquités coule-t-il ? Où allons-nous dans une nuit si profonde ? - Ceux qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, effrayés de la corruption qui s'agite dans ses entrailles.
hommes aura passé sur elle, et elle ne donnera plus que des fruits amers
 
et des roses d'épines, et les races s'éteindront au berceau, comme les
Quand Rome se sentit à son agonie, elle avait au moins un espoir, elle entrevoyait derrière le linceul la croix radieuse, brillant sur l'éternité. Cette religion a duré deux mille ans et voilà qu'elle s'épuise, qu'elle ne suffit plus, et qu'on s'en moque ; - voilà ses églises qui tombent, ses cimetières tassés de morts et qui regorgent.
plantes battues par les vents qui meurent avant d'avoir fleuri.
 
Car il faudra bien que tout finisse et que la terre s'use à force d'être
foulée. Car l'immensité doit être lasse enfin de ce grain de poussière qui
fait tant de bruit et trouble la majesté du néant. Il faudra que l'or
s'épuise à force de passer dans les mains et de corrompre. Il faudra bien
que cette vapeur de sang s'apaise, que le palais s'écroule sous le poids
des richesses qu'il recèle, que l'orgie finisse et qu'on se réveille.
Alors il y aura un rire immense de désespoir quand les hommes verront
ce vide, quand il faudra quitter la vie pour la mort - pour la mort qui
mange, qui a faim toujours. Et tout craquera pour s'écrouler dans le
néant - et l'homme vertueux maudira sa vertu et le vice battra des
mains.
Quelques hommes encore errants dans une terre aride s'appelleront
mutuellement ; ils iront les uns vers les autres, et ils reculeront
d'horreur, effrayés d'eux-mêmes et ils mourront. Que sera l'homme
alors, lui qui est déjà plus féroce que les bêtes fauves et plus vil que
les reptiles ? Adieu pour jamais, chars éclatants, fanfares et
renommées, adieu au monde, à ces palais, à ces mausolées, aux voluptés
du crime et aux joies de la corruption, - la pierre tombera tout à coup,
écrasée par elle-même, et l'herbe poussera dessus ! - Et les palais, les
temples, les pyramides, les colonnes, mausolées du roi, cercueil du
pauvre, charogne du chien, tout cela sera à la même hauteur sous le
gazon de la terre.
Alors, la mer sans digues battra en repos les rivages, et ira baigner ses
flots sur la cendre encore fumante des cités ; les arbres pousseront,
verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves
couleront dans des prairies émaillées ; la nature sera libre sans homme
pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite
dès son enfance.
Triste et bizarre époque que la nôtre ! Vers quel océan ce torrent
d'iniquités coule-t-il ? Où allons-nous dans une nuit si profonde ? Ceux
qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, effrayés de la
corruption qui s'agite dans ses entrailles.
Quand Rome se sentit à son agonie, elle avait au moins un espoir : elle
entrevoyait derrière le linceul la croix radieuse, brillant sur l'éternité.
Cette religion a duré deux mille ans et voilà qu'elle s'épuise, qu'elle ne
suffit plus, et qu'on s'en moque, - voilà ses églises qui tombent, ses
cimetières tassés de morts et qui regorgent.
Et nous, quelle religion aurons-nous ?
 
Être si vieux que nous le sommes et marcher encore dans le désert
Être si vieux que nous le sommes et marcher encore dans le désert comme les Hébreux qui fuyaient d'Egypte. !
 
Où sera la Terre Promise ?
 
Nous avons essayé de tout et nous renions tout sans espoir - et puis une
Nous avons essayé de tout et nous renions tout sans espoir - et puis une étrange cupidité nous a pris, il y a une inquiétude immense qui nous ronge, il y a un vide dans notre foule - Nous sentons autour de nous un froid de sépulcre dans l'âme ; et l'humanité s'est prise à tourner des machines, et, voyant l'or qui en ruisselait, elle s'est écriée : « C'est Dieu » - et ce Dieu-là, elle le mange. Il y a...
étrange cupidité nous a pris dans l'âme et l'humanité ; il y a une
 
inquiétude immense qui nous ronge ; il y a un vide dans notre foule
- c'est que tout est fini, adieu, adieu, - du vin avant de mourir !
- Nous sentons autour de nous un froid de sépulcre.
 
L'humanité s'est prise à tourner des machines, et, voyant l'or qui en
Chacun se rue ou le pousse son instinct, le monde fourmille comme les insectes sur un cadavre, les poètes passent sans avoir le temps de sculpter leurs pensées, à peine s'ils les jettent sur des feuilles et les feuilles volent ; tout brille et tout retentit dans cette mascarade, sous ses royautés d'un jour et ses sceptres de carton, l'or roule, le vin ruisselle, la débauche froide lève sa robe et remue... horreur ! horreur ! et puis il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se cache le plus qu'il peut.
ruisselait, elle s'est écriée : C'est Dieu. Et ce Dieu-là, elle le mange. Il y
 
a - c'est que tout est fini, adieu ! adieu ! - du vin avant de mourir !
Chacun se rue ou le pousse son instinct ; le monde fourmille comme les
insectes sur un cadavre ; les poètes passent sans avoir le temps de
sculpter leurs pensées, à peine s'ils les jettent sur des feuilles et les
feuilles volent ; tout brille et tout retentit dans cette mascarade, sous
ses royautés d'un jour et ses sceptres de carton ; l'or roule, le vin
ruisselle, la débauche froide lève sa robe et remue.., horreur ! horreur !
Et puis; il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se
cache le plus qu'il peut.
Dérision ! horreur ! horreur !
 
V I I I
Et il y a des jours où j'ai une lassitude immense, et un sombre ennui
 
m'enveloppe comme un linceul partout où je vais: ses plis
VIII
m'embarrassent et me gênent, la vie me pèse comme un remords. Si
 
jeune et si lassé de tout, quand il y en a qui sont vieux et encore pleins
Et il y a des jours où j'ai une lassitude immense, et un sombre ennui m'enveloppe comme un linceul partout où je vais, ses plis m'embarrassent et me gênent, la vie me pèse comme un remords. Si jeune et si lassé de tout, quand il y en a qui sont vieux et encore pleins d'enthousiasme ! Et moi, je suis si tombé, si désenchanté. - que faire ? La nuit, regarder la lune qui jette sur mes lambris ses clartés tremblantes comme un large feuillage, et le jour, le soleil dorant les toits voisins - est-ce là vivre ? Non, c'est la mort moins le repos du sépulcre.
d'enthousiasme ! et moi, je suis si tombé, si désenchanté. - Que faire ?
 
La nuit, regarder la lune qui jette sur mes lambris ses clartés
Et j'ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines qui viennent encore me réchauffer dans mon isolement comme des reflets de soleil couchant par les barreaux d'une prison. Un rien, la moindre circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil, une fleur, un vieux meuble, me rappellent une série de souvenirs qui passent tous, confus, effacés comme des ombres. - Jeux d'enfants sur l'herbe au milieu des marguerites dans les prés, derrière la haie fleurie, le long de la vigne aux grappes dorées, sur la mousse brune et verte, sous les larges feuilles, les frais ombrages. Souvenirs calmes et riants comme un souvenir du premier âge, vous passez près de moi comme des roses flétries.
tremblantes comme un large feuillage, et, le jour, le soleil dorant les
 
toits voisins ? - Est-ce là vivre ; non, c'est la mort, moins le repos du
La jeunesse, ses bouillants transports, ses instincts confus du monde et du coeur, ses palpitations d'amour, ses larmes, ses cris. Amour du jeune homme, ironies de l'âge mûr. Vous revenez souvent avec vos couleurs sombres ou ternes, fuyant poussées les unes par les autres, comme les ombres des morts qui passent en courant sur les murs dans les nuits d'hiver ; et je tombe souvent en extases devant le souvenir de quelque bonne journée passée depuis bien longtemps, journée folle et joyeuse avec des éclats et des rires qui vibrent encore à mes oreilles, et qui palpite encore de gaieté et qui me fait sourire d'amertume. - C'était quelque course à cheval bondissante et couverte d'écume, quelque promenade bien rêveuse sous une large allée couverte d'ombre, à regarder l'eau couler sur les cailloux, ou une contemplation d'un beau soleil resplendissant avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges, et j'entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui fument, j'entends l'eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les blés comme une mer.
sépulcre.
 
Et j'ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines qui
D'autres sont mornes et froids comme des journées pluvieuses, des souvenirs amers et cruels qui reviennent aussi - des heures de calvaire passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser ces larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix. -
viennent encore me réchauffer dans mon isolement comme des reflets de
 
soleil couchant par les barreaux d'une prison : un rien, la moindre
J'ai resté bien des jours, bien des ans, assis à ne penser à rien, ou à tout, abîmé dans l'infini que je voulais embrasser, et qui me dévorait.
circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil, une fleur, un vieux
 
meuble, me rappellent une série de souvenirs qui passent tous, confus,
J'entendais la pluie tomber dans les gouttières, les cloches sonner en pleurant, je voyais le soleil se coucher et la nuit venir - la nuit dormeuse qui vous apaise ; et puis le jour reparaissait, toujours le même avec ses ennuis, son même nombre d'heures à vivre et que je voyais mourir avec joie.
effacés comme des ombres. - Jeux d'enfants sur l'herbe au milieu des
 
marguerites dans les près, derrière la haie fleurie, le long de la vigne
Je rêvais la mer, les lointains voyages, les amours, les triomphes, toutes choses avortées dans mon existence, cadavres avant d'avoir vécu.
aux grappes dorées, sur la mousse brune et verte, sous les larges
 
feuilles, les frais ombrages. Souvenirs calmes et riants comme un
Hélas ! tout cela n'était donc pas fait pour moi. Je n'envie pas les autres, car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l'accable ; - les uns le jettent avant l'existence finie, d'autres le portent jusqu'au bout. Et moi, le porterai-je ?
souvenir du premier âge, vous passez près de moi comme des roses
 
flétries.
A peine ai-je vu la vie, qu'il y a eu un immense dégoût dans mon âme ; j'ai porté à ma bouche tous les fruits - ils n'ont semblé amers, je les ai repoussés, et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans être sûr d'y dormir, sans savoir si sa paix est inviolable - se jeter dans les bras du néant et douter s'il vous recevra !
La jeunesse, ses bouillants transports, ses instincts confus du monde et
 
du coeur, ses palpitations d'amour, ses larmes, ses cris. - Amours du
Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l'eau écoulée dans la mer, le présent comme une cage, l'avenir comme un linceul ?
jeune homme, ironies de l'âge mûr ! Oh ! vous revenez souvent avec vos
 
couleurs sombres ou ternes, fuyant, poussées les unes par les autres,
comme les ombres qui passent en courant sur les murs, dans les nuits
 
d'hiver. Et je tombe souvent en extase devant le souvenir de quelque
bonne journée passée depuis bien longtemps, journée folle et joyeuse,
avec des éclats et des rires qui vibrent encore à mes oreilles et qui
palpitent encore de gaieté, et qui me font sourire d'amertume. - C'était
quelque course sur un cheval bondissant et couvert d'écume, quelque
promenade bien rêveuse sous une large allée couverte d'ombre, à
regarder l'eau couler sur les cailloux ; ou une contemplation d'un beau
soleil resplendissant avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges. Et
j'entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui fument ; j'entends
l'eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les blés comme
une mer.
D'autres sont mornes et froids comme des journées pluvieuses ; des
souvenirs amers et cruels qui reviennent aussi - des heures de calvaire
passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser les
larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix.
Je suis resté bien des jours, bien des ans, assis à ne penser à rien, ou à
tout, abîmé dans l'infini que je voulais embrasser, et qui me dévorait.
J'entendais la pluie tomber dans les gouttières, les cloches sonner en
pleurant ; je voyais le soleil se coucher et la nuit venir, la nuit
dormeuse qui vous apaise, et puis le jour reparaissait - toujours le
même avec ses ennuis, son même nombre d'heures à vivre et que je
voyais mourir avec joie.
Je rêvais la mer, les lointains voyages, les amours, les triomphes,
toutes choses avortées dans mon existence, cadavre avant d'avoir vécu.
Hélas ! tout cela n'était donc pas fait pour moi. Je n'envie pas les autres,
car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l'accable ; - les uns le
jettent avant l'existence finie, d'autres le portent jusqu'au bout. Et moi,
le porterai-je ?
À peine ai-je vu la vie, qu'il y a eu un immense dégoût dans mon âme ;
j'ai porté à ma bouche tous les fruits : - ils n'ont semblé amers ; je les
ai repoussés, et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir
dans la tombe, sans être sûr d'y dormir, sans savoir si sa paix est
inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s'il vous recevra !
Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l'eau écoulée
dans la mer, le présent comme une cage, l'avenir comme un linceul ?
IX
 
Il y a des choses insignifiantes qui m'ont frappé fortement et que je
Il y a des choses insignifiantes qui m'ont frappé fortement et que je garderai toujours comme l'empreinte d'un fer rouge, quoiqu'elles soient banales et niaises.
 
banales et niaises. Je me rappellerai toujours une espèce de château non
Je me rappellerai toujours une espèce de château non loin de ma ville, et que nous allions voir souvent. - C'était une de ces vieilles femmes du siècle dernier qui l'habitait. Tout chez elle avait conservé le souvenir pastoral, - je vois encore les portraits poudrés, les habits bleu ciel des hommes et les roses et les oeillets jetés sur les lambris avec des bergères et des troupeaux. - Tout avait un aspect vieux et sombre, les meubles, presque tous de soie brodée, étaient spacieux et doux, - la maison était vieille, d'anciens fossés, alors plantés de pommiers, l'entouraient, et les pierres qui se détachaient de temps en temps des créneaux allaient rouler jusqu'au fond.
loin de ma ville, et que nous allions voir souvent. - C'était une de ces
 
vieilles femmes du siècle dernier qui l'habitait. Tout chez elle avait
Non loin était le parc planté de grands arbres, avec des allées sombres, des bancs de pierre couverts de mousse, à demi brisés, entre les branchages et les ronces. - Une chèvre paissait et, quand on ouvrait la grille de fer, elle se sauvait dans le feuillage.
conservé le souvenir pastoral ; - je vois encore les portraits poudrés,
 
les habits bleu ciel des hommes, et les roses et les oeillets jetés sur
Dans les beaux jours, il y avait des rayons de soleil qui passaient entre les branches et doraient la mousse çà et là. -
les lambris avec des bergères et des troupeaux. - Tout avait un aspect
 
vieux et sombre : les meubles, presque tous de soie brodée, étaient
C'était triste, le vent s'engouffrait dans ces larges cheminées de briques et me faisait peur, - quand le soir surtout les hiboux poussaient leurs cris dans les vastes greniers.
spacieux et doux ; - la maison était vieille ; d'anciens fossés, alors
 
plantés de pommiers, l'entouraient, et les pierres qui se détachaient de
Nous prolongions souvent nos visites assez tard le soir, réunis autour de la vieille maîtresse dans une grande salle couverte de dalles blanches, devant une vaste cheminée en marbre. Je vois encore sa tabatière d'or pleine du meilleur tabac d'Espagne, son carlin aux longs poils blancs, et son petit pied mignon enveloppé dans un joli soulier à haut talon orné d'une rose noire.
temps en temps des créneaux allaient rouler jusqu'au fond.
 
Non loin était le parc planté de grands arbres, avec des allées sombres,
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des bancs de pierre couverts de mousse, à demi brisés, entre les
 
branchages et les ronces. - Une chèvre paissait et, quand on ouvrait la
Qu'il y a longtemps de tout cela ! La maîtresse est morte. Ses carlins aussi, sa tabatière est dans la poche du notaire, - le château sert de fabrique, et le pauvre soulier a été jeté à la rivière.
grille de fer, elle se sauvait dans le feuillage.
 
Dans les beaux jours, il y avait des rayons de soleil qui passaient entre
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les branches et doraient la mousse ça et là.
 
C'était triste, le vent s'engouffrait dans ces larges cheminées de
briques et me faisait peur, - quand le soir surtout les hiboux poussaient
 
leurs cris dans les vastes greniers.
APRES TROIS SEMAINES D'ARRET :
Nous prolongions souvent nos visites assez tard le soir, réunis autour de
 
la vieille maîtresse, dans une grande salle couverte de dalles blanches,
... Je suis si lassé que j'ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce qui précède.
devant une vaste cheminée en marbre. Je vois encore sa tabatière d'or
 
pleine du meilleur tabac d'Espagne, son carlin aux longs poils blancs, et
son petit pied mignon enveloppé dans un joli soulier à haut talon orné
d'une rose noire.
Qu'il y a longtemps de tout cela ! La maîtresse est morte, ses carlins
aussi, sa tabatière est dans la poche du notaire ; - le château sert de
fabrique, et le pauvre soulier a été jeté à la rivière.
APRÈS TROIS SEMAINES D'ARRÊT
... Je suis si lassé que j'ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce
qui précède.
Les oeuvres d'un homme ennuyé peuvent-elles amuser le public ?
 
Je vais cependant m'efforcer de divertir davantage l'un et l'autre.
 
Ici commencent vraiment les Mémoires...
 
 
X
 
Ici sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la fois, et
Ici sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la fois, et je les aborde avec une émotion toute religieuse. Ils sont vivants à ma mémoire et presque chauds encore pour mon âme, tant cette passion l'a fait saigner. C'est une large cicatrice au coeur qui durera toujours, mais, au moment de retracer cette page de ma vie, mon coeur bat comme si j'allais remuer des ruines chéries. Elles sont déjà vieilles ces ruines : en marchant dans la vie, l'horizon s'est écarté par-derrière, et que de choses depuis lors, car les jours semblent longs, un à un depuis le matin jusqu'au soir ! mais le passé paraît rapide, tant l'oubli rétrécit le cadre qui l'a contenu. Pour moi tout semble vivre encore, j'entends et je vois le frémissement des feuilles, je vois jusqu'au moindre pli de sa robe. J'entends le timbre de sa voix, comme si un ange chantait près de moi.
je les aborde avec une émotion toute religieuse. Ils sont vivants à ma
 
mémoire et presque chauds encore pour mon âme, tant cette passion l'a
Voix douce et pure. - Qui vous enivre et qui vous fait mourir d'amour. Voix qui a un corps, tant elle est belle, et qui séduit, comme s'il y avait un charme à tes mots.
fait saigner. C'est une large cicatrice au coeur qui durera toujours; Mais,
....................................................................................................................
au moment de retracer cette page de Ma vie, Mon coeur bat comme si
 
j'allais remuer des ruines chéries.
- Vous dire l'année précise me serait impossible. Mais alors j'étais fort jeune, - j'avais, je crois, quinze ans ; nous allâmes cette année aux bains de mer de..., village de Picardie, charmant avec ses maisons entassées les unes sur les autres, noires, grises, rouges, blanches, tournées de tous côtés, sans alignement et sans symétrie comme un tas de coquilles et de cailloux que la vague a poussés sur la côte.
Elles sont déjà vieilles ces ruines : en marchant dans la vie, l'horizon
 
s'est écarté par-derrière, et que de choses depuis lors ! car les jours
Il y a quelques années personne n'y venait malgré sa plage d'une demi-lieue de grandeur et sa charmante position, mais, depuis peu la vogue s'y est tournée ; la dernière fois que j'y fus, je vis quantité de gants-jaunes et de livrées, on proposait même d'y construire une salle de spectacle.
semblent longs, un à un, depuis le matin jusqu'au soir. Mais le passé
 
paraît rapide, tant l'oubli rétrécit le cadre qui l'a contenu. Pour moi tout
Alors, tout était simple et sauvage, il n'y avait guère que des artistes et des gens du pays. Le rivage était désert, et à marée basse on voyait une plage immense avec un sable gris et argenté qui scintillait au soleil, tout humide encore de la vague. - A gauche, des rochers où la mer battait paresseusement, dans ses jours de sommeil les parois noircies de varech, puis au loin l'océan bleu sous un soleil ardent et mugissant sourdement comme un géant qui pleure.
semble vivre encore ; j'entends et je vois le frémissement des feuilles,
 
je vois jusqu'au moindre pli de sa robe. J'entends le timbre de sa voix,
Et, quand on rentrait dans le village, c'était le plus pittoresque et le plus chaud spectacle : des filets noirs et rongés par l'eau étendus aux portes, partout les enfants à moitié nus marchant sur un galet gris, seul pavage du lieu, des marins avec leurs vêtements rouges et bleus, et tout cela simple dans sa grâce, naïf et robuste, - tout cela empreint d'un caractère de vigueur et d'énergie.
comme si un ange chantait près de moi.
 
Voix douce et pure - qui vous enivre et qui vous fait mourir d'autour,
J'allais souvent seul me promener sur la grève ; un jour, le hasard me fit aller vers l'endroit où l'on baignait. C'était une place, non loin des dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet usage. - Hommes et femmes nageaient ensemble ; on se déshabillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.
voix qui a un corps, tant elle est belle, et qui séduit, comme s'il y avait
 
un charme à ses mots.
Ce jour-là, une charmante pelisse rousse avec des raies noires était restée sur le rivage. La marée montait - le rivage était festonné d'écume - déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l'ôtai pour le placer au loin ; l'étoffe en était moelleuse et légère. C'était un manteau de femme.
Vous dire l'année précise me serait impossible ; mais alors j'étais fort
 
jeune, - j'avais, je crois, quinze ans; nous allâmes cette année aux bains
Apparemment on m'avait vu, car le jour même, au repas de midi et comme tout le monde mangeait dans une salle commune à l'auberge où nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait :
de mer de..., village de Picardie, charmant avec ses maisons entassées
- Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.
les unes sur les autres, noires, grises, rouges, blanches, tournées de
tous côtés, sans alignement et sans symétrie, comme un tas de coquilles
et de cailloux que la vague a poussés sur la côte.
Il y a quelques années personne n'y venait, malgré sa plage d'une demilieue
de grandeur et sa charmante position ; mais, depuis peu, la vogue
s'y est tournée. La dernière fois que j'y fus, je vis quantité de gants
jaunes et de livrées ; on proposait même d'y construire une salle de
spectacle.
Alors, tout était simple et sauvage : il n'y avait guère que des artistes
et des gens du pays. Le rivage était désert et à marée basse on voyait
une plage immense avec un sable gris et argenté qui scintillait au soleil,
tout humide encore de la vague. A gauche, des rochers où la mer battait
paresseusement, dans ses jours de sommeil, les parois noircies de
varech; puis au loin l'océan bleu sous un soleil ardent et mugissant
sourdement comme un géant qui pleure.
Et, quand on rentrait dans le village, c'était le plus pittoresque et le
plus chaud spectacle. Des filets noirs et rongés par l'eau étendus aux
portes, partout les enfants à moitié nus marchant sur un galet gris, seul
pavage du lieu, des marins avec leurs vêtements rouges et bleus ; et tout
cela simple dans sa grâce, naïf et robuste, - tout cela empreint d'un
caractère de vigueur et d'énergie.
J'allais souvent seul me promener sur la grève ; un jour, le hasard me fit
aller vers l'endroit où l'on se baignait. C'était une place, non loin des
dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet
usage. - Hommes et femmes nageaient ensemble : on se déshabillait sur
le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.
Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies noires était
restée sur le rivage. La marée montait, le rivage était festonné d'écume,
déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau.
Je l'ôtai pour le placer au loin ; l'étoffe en était moelleuse et légère ;
c'était un manteau de femme.
Apparemment on m'avait vu, car le jour même, au repas de midi, et
comme tout le monde mangeait dans une salle commune à l'auberge où
nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait :
« Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie. »
Je me retournai.
C'était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.
«- Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.
- D'avoir ramassé mon manteau :; n'est-ce pas vous ?
- Oui, madame, repris-je, embarrassé.
Elle me regarda.
Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet !
CommeQuel regard, en effet ! - comme elle était belle, cette femme ! - je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil.
 
ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil.
Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués ; sa peau était ardente et comme veloutée avec de l'or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d'azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés blondes. On aurait pu lui reprocher trop d'embompoint ou plutôt un négligé artistique - aussi les femmes en général la trouvaient-elles de mauvais ton ; - elle parlait lentement, c'était une voix modulée, musicale et douce. - Elle avait une robe fine de mousseline blanche qui laissait voir les contours moelleux de son bras.
Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui
 
tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul noeud rose. Elle le noua d'une main fine et potelée, une de ces mains qu'on rêve longtemps et qu'on brûlerait de baisers.
brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, - sa peau était
 
ardente et comme veloutée avec de l'or ; elle était mince et fine, on
Chaque matin, j'allais la voir baigner, je la contemplais de loin sous l'eau, j'enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et couvrait d'écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son coeur battre, sa poitrine se gonfler, je contemplais machinalement son pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses pas, et j'aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement.
voyait des veines d'azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée.
 
Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait
Et puis, quand elle revenait et qu'elle passait près de moi, que j'entendais l'eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon coeur battait avec violence, je baissais les yeux, le sang me montait à la tête - j'étouffais - je sentais ce corps de femme à moitié nu passer près de moi avec le parfum de la vague. Sourd et aveugle j'aurais deviné sa présence, car il y avait en moi quelque chose d'intime et de doux qui se noyait en extase et en gracieuses pensées quand elle passait ainsi.
à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés
 
blondes. On aurait pu lui reprocher trop d'embonpoint ou plutôt un
Je crois voir encore la place où j'étais fixé sur le rivage, je vois les vagues accourir de toutes parts, se briser, s'étendre, je vois la plage festonnée d'écume ; j'entends le bruit des voix confuses des baigneurs parlant entre eux ; j'entends le bruit de ses pas, j'entends son haleine quand elle passait près de moi.
négligé artistique - aussi les femmes en général la trouvaient-elles de
 
mauvais ton. Elle parlait lentement : c'était une voix modulée, musicale
J'étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s'était mise à marcher. C'est que, pour la première fois alors, je sentais mon coeur, je sentais quelque chose de mystique, d'étrange comme un sens nouveau. J'étais baigné de sentiments infinis, tendres, j'étais bercé d'images vaporeuses, vagues ; j'étais plus grand et plus fier à la fois.
et douce. - Elle avait une robe fine de mousseline blanche qui laissait
 
voir les contours moelleux de son bras.
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul
noeud rose. Elle le noua d'une main fine et potelée, une de ces mains dont
on rêve longtemps et qu'on brûlerait de baisers.
Chaque matin j'allais la voir se baigner; je la contemplais de loin sous
l'eau, j'enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et
couvrait d'écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses
membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son
coeur battre, sa poitrine se gonfler; je contemplais machinalement son
pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses
pas, et j'aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement..
Et puis, quand elle revenait et qu'elle passait près de moi, que
j'entendais l'eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon
coeur battait avec violence ; je baissais les yeux, le sang me montait à
la tête. - J'étouffais. Je sentais ce corps de femme à moitié nu passer
près de moi avec le parfum de la vague.
Sourd et aveugle, j'aurais deviné sa présence, car il y avait en moi
quelque chose d'intime et de doux qui se noyait en extase et en
gracieuses pensées, quand elle passait ainsi.
Je crois voir encore la place où j'étais fixé sur le rivage ; je vois les
vagues accourir de toutes parts, se briser, s'étendre ; je vois la plage
festonnée d'écume ; j'entends le bruit des voix confuses des baigneurs
parlant entre eux, j'entends le bruit de ses pas, j'entends son haleine
quand elle passait près de moi.
J'étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son
piédestal et s'était mise à marcher. C'est que, pour la première fois
alors, je sentais mon coeur, je sentais quelque chose de mystique,
d'étrange connue un sens nouveau. J'étais baigné de sentiments infinis,
tendres ; j'étais bercé d'images vaporeuses, vagues ; j'étais plus grand
et plus fier tout à la fois.
J'aimais.
 
Aimer. se sentir jeune et plein d'autour, sentir la nature et ses
Aimer : se sentir jeune et plein d'amour, sentir la nature et ses harmonies palpiter en vous, avoir besoin de cette rêverie, de cette action du coeur et s'en sentir heureux ! Oh ! les premiers battements du coeur de l'homme, ses premières palpitations d'amour, qu'elles sont douces et étranges ! et plus tard, comme elles paraissent niaises et sottement ridicules !
harmonies palpiter en vous, avoir besoin de cette rêverie, de cette
 
action du coeur et s'en sentir heureux ! O les premiers battements du
Chose bizarre, il y a tout ensemble du tourment et de la joie dans cette insomnie - est-ce par vanité encore ?... Ah ! l'amour ne serait-il que de l'orgueil ? Faut-il nier ce que les impies respectent ? Faudrait-il rire du coeur?
coeur de l'homme, ses premières palpitations d'amour ! qu'elles sont
 
douces et étranges ! puis plus tard, comme elles paraissent niaises et
sottement ridicules ! Chose bizarre, il y a tout ensemble du tourment et
de la joie dans cette insomnie. - Est-ce par vanité encore ?
... Ah ! l'amour ne serait-il que de l'orgueil ? Faut-il nier ce que les
impies respectent ? Faudrait-il rire du coeur?
Hélas ! hélas !
 
La vague a effacé les pas de Maria.
 
Ce fut d'abord un singulier état de surprise et d'admiration, une
Ce fut d'abord un singulier état de surprise et d'admiration ; - une sensation toute mystique en quelque sorte, toute idée de volupté à part. Ce ne fut que plus tard que je ressentis cette ardeur frénétique et sombre de la chair et de l'âme et qui dévore l'une et l'autre.
 
Ce ne fut que plus tard que je ressentis cette ardeur frénétique et
J'étais dans l'étonnement du coeur qui sent sa première pulsation. J'étais comme le premier homme quand il eût connu toutes ses facultés.
sombre de la chair et de l'âme et qui dévore l'une et l'autre.
 
J'étais dans l'étonnement du coeur qui sent sa première pulsation.
À quoi je rêvais ? serait fort impossible à dire, -je me sentais nouveau et tout étranger à moi-même, une voix m'était venue dans l'âme ; un rien, un pli de sa robe, un sourire, son pied, le moindre mot insignifiant m'impressionnaient comme des choses surnaturelles et j'avais pour tout un jour à en rêver. Je suivais sa trace à l'angle d'un long mur et le frôlement de ses vêtements me faisait palpiter d'aise.
J'étais comme le premier homme quand il eut connu toutes ses facultés.
 
À quoi je rêvais serait fort impassible à dire. Je me sentais nouveau et
Quand j'entendais ses pas, les nuits qu'elle marchait ou qu'elle avançait vers moiÉ
tout étranger à moi-même, une .voix m'était venue dans l'âme. - un rien,
...non, je ne saurais vous dire combien il y a de douces sensations d'enivrement du coeur, de béatitude et de folie dans l'amour.
un pli de sa robe, un sourire, son pied, le moindre mot insignifiant
 
m'impressionnaient comme des choses surnaturelles, et j'avais pour
Et maintenant si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de l'existence, je sens encore que l'amour, cet amour comme je l'ai rêvé au collège sans l'avoir, et que j'ai ressenti plus tard, qui m'a tant fait pleurer et dont j'ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises.
tout un jour à en rêver. Je suivais sa trace à l'angle d'un long mur et le
 
frôlement de ses vêtements me faisait palpiter d'aise. Quand j'entendais
Deux êtres jetés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se rencontrent, s'aiment, parce que l'un est femme et l'autre homme. - Les voilà haletants l'un pour l'autre, se promenant ensemble la nuit et se mouillant à la rosée, regardant le clair de lune et le trouvant diaphane, admirant les étoiles et disant sur tous les tons : « Je t'aime, tu m'aimes, il m'aime, nous nous aimons », et répétant cela avec des soupirs, des baisers, - et puis ils rentrent, poussés tous les deux par une ardeur sans pareille car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauffés, et les voilà bientôt grotesquement accouplés avec des rugissements et des soupirs, soucieux l'un et l'autre pour reproduire un imbécile de plus sur la terre, un malheureux qui les imitera. Contemplez-les, plus bêtes en ce moment que les chiens et les mouches, s'évanouissant, - et cachant soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte.
ses pas, les nuits qu'elle marchait ou qu'elle avançait vers moi. . . Non,
 
je ne saurais vous dire combien il y a de douces sensations,
On me pardonnera, je pense, de ne pas parler de l'amour platonique, cet amour exalté comme celui d'une statue ou d'une cathédrale, qui repousse toute idée de jalousie et de possession et qui devrait se trouver entre les hommes mutuellement, mais que j'ai rarement eu l'occasion d'apercevoir. Amour sublime s'il existait, mais qui n'est qu'un rêve comme tout ce qu'il y a de beau en ce monde.
d'enivrement du coeur, de béatitude et de folie dans l'amour.
 
Et maintenant, si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de
Je m'arrête ici, car la moquerie du vieillard ne doit pas ternir la virginité des sentiments du jeune homme ; je me serais indigné autant que vous, lecteur, si on m'eût alors tenu un langage aussi cruel.
l'existence, je sens encore que l'amour, cet amour comme je l'ai rêvé au
 
collège sans l'avoir, et que j'ai ressenti plus tard, qui m'a tant fait
Je croyais qu'une femme était un ange...
pleurer et dont j'ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à
... Oh ! que Molière a eu raison de la comparer à un potage !
la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises.
 
Deux êtres jetés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se
rencontrent, s'aiment, parce que l'un est femme et l'autre homme. Les
 
voilà haletants l'un pour l'autre, se promenant ensemble la nuit et se
mouillant à la rosée, regardant le clair de lune et le trouvant diaphane,
admirant les étoiles et disant sur tous les tons : Je t'aime, tu m'aimes,
il m'aime, nous nous aimons, et répétant cela avec des soupirs, des
baisers ; - et puis ils rentrent poussés tous les deux par une ardeur sans
pareille, car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauffés, et
les voilà bientôt grotesquement accouplés avec des rugissements et des
soupirs, soucieux l'un et l'autre pour reproduire un imbécile de plus sur
la terre, un malheureux qui les imitera. Contemplez-les, plus bêtes en ce
moment que les chiens et les mouches, s'évanouissant et cachant
soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant
peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte.
On me pardonnera, je pense, de ne pas parler de l'amour platonique, cet
amour exalté comme celui d'une statue ou d'une cathédrale, qui repousse
toute idée de jalousie et de possession et qui devrait se trouver entre
les hommes mutuellement, mais que j'ai rarement eu l'occasion
d'apercevoir. Amour sublime, s'il existait, mais qui n'est qu'un rêve
comme tout ce qu'il y a de beau en ce monde.
Je m'arrête ici, car la moquerie du vieillard ne doit pas ternir la
virginité des sentiments du jeune homme ; je me serais indigné autant
que vous, lecteur, si on m'eût alors tenu un langage aussi cruel. Je
croyais qu'une femme était un ange... Oh ! que Molière a eu raison de la
comparer à un potage !
XI
 
Maria avait un enfant, c'était une petite fille. - On l'aimait, on
Maria avait un enfant, - c'était une petite fille. - On l'aimait, on l'embrassait, on l'ennuyait de caresses et de baisers. Comme j'aurais recueilli un seul de ces baisers jetés, comme des perles, avec profusion sur la tête de cette enfant au maillot.
 
recueilli un seul de ces baisers jetés, comme des perles, avec profusion
Maria l'allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui présenter son sein.
sur la tête de cette enfant au maillot.
 
Maria l'allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui
C'était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines d'azur qu'on voyait sous cette chair ardente. Jamais je n'avais vu de femme nue alors. - Oh ! la singulière extase où me plongea la vue de ce sein, - comme je le dévorai des yeux, comme j'aurais voulu seulement toucher cette poitrine ! Il me semblait que si j'eusse posé mes lèvres, mes dents l'auraient mordue de rage - et mon coeur se fondait en délices en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser.
présenter son sein.
 
C'était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines
Oh ! comme je l'ai revue longtemps, cette gorge palpitante, ce long cou gracieux et cette tête penchée avec ses cheveux noirs en papillotes vers cette enfant qui tétait, et qu'elle berçait lentement sur ses genoux en fredonnant un air italien !
d'azur qu'on voyait sous cette chair ardente jamais je n'avais vu de
 
femme nue alors. - Ô la singulière extase où me plongea la vue de ce
sein, comme je le dévorai des yeux, comme j'aurais voulu seulement
 
toucher cette poitrine ! il me semblait que si j'eusse posé mes lèvres,
mes dents l'auraient mordue de rage. Et mon coeur se fondait en délices
en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser.
Ô comme je l'ai revue longtemps, cette gorge palpitante, ce long cou
gracieux et cette tête penchée avec ses cheveux noirs en papillotes vers
cette enfant qui tétait, et qu'elle berçait lentement sur ses genoux en
fredonnant un air italien.
XII
 
Nous finies bientôt une connaissance plus intime.
Nous fîmes bientôt une connaissance plus intime. - Je dis nous, car pour moi personnellement, je me serais bien hasardé de lui adresser une parole en l'état où sa vue m'avait plongé.
 
lui adresser une parole en l'état où sa vue m'avait plongé.
Son mari tenait le milieu entre l'artiste et le commis voyageur. Il était orné de moustaches, de vêtements à guise - il fumait intrépidement, était vif - bon garçon, amical - il ne méprisait point la table, et je le vis une fois faire trois lieues à pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine. Il était venu dans sa chaise de poste - avec son chien, sa femme, son enfant et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin.
Son mari tenait le milieu entre l'artiste et le commis voyageur : il était
 
orné de moustaches; il filmait intrépidement, était vif, bon garçon,
Aux bains de mer, à la campagne ou en voyage, on se parle plus facilement - on désire se connaître. - Un rien suffit pour la conversation ; la pluie et le beau temps bien plus qu'ailleurs y tiennent place. On se récrie sur l'incommodité des logements, sur le détestable de la cuisine d'auberge. Cce dernier trait surtout est du meilleur ton possible : « Oh ! le linge, - est-il sale ! C'est trop poivré, c'est trop épicé ! Ah ! l'horreur, ma chère ! »
amical ; il ne méprisait point la table, et je le vis une fois faire trois
 
lieues à pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine ; il
Va-t-on ensemble à la promenade, c'est à qui s'extasiera davantage sur la beauté du paysage. - Que c'est beau, que la mer est belle ! Joignez à cela quelques mots poétiques et boursouflés, deux ou trois réflexions philosophiques entrelardées de soupirs et d'aspirations du nez plus ou moins fortes. Si vous savez dessiner, tirez votre album en maroquin - ou, ce qui est mieux, enfoncez votre casquette sur les yeux, croisez-vous les bras et dormez pour faire semblant de penser.
était venu dans sa chaise de poste avec son chien, sa femme, son enfant
 
et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin.
Il y a des femmes que j'ai flairées belle-esprit à un quart de lieue loin, seulement à la manière dont elles regardaient la vague.
Aux bains de mer, à la campagne ou en voyage, on se parle plus
 
facilement, on désire se connaître. Un rien suffit pour la conversation :
Il faudra vous plaindre des hommes, manger peu et vous passionner pour un rocher, admirer un pré et vous mourir d'amour pour la mer. Ah ! vous serez délicieux - alors ; on dira : « Le charmant jeune homme - quelle jolie blouse il a, comme ses bottes sont fines ! quelle grâce ! la belle âme ! » C'est ce besoin de parler, cet instinct d'aller en troupeau où les plus hardis marchent en tête qui a fait, dans l'origine, les sociétés et qui de nos jours forme les réunions.
la pluie et le beau temps bien plus qu'ailleurs y tiennent place. On se
 
récrie sur l'incommodité des logements, sur le détestable de la cuisine
Ce fut sans doute un pareil motif qui nous fit causer pour la première fois. C'était l'après-midi, il faisait chaud et le soleil dardait dans la salle malgré les auvents. Nous étions restés, quelques peintres, Maria et son mari et moi, étendus sur des chaises à fumer, en buvant du grog.
d'auberge ; ce dernier trait surtout est du meilleur ton possible. Ô le
 
linge, - est-il sale ! C'est trop poivré, c'est trop épicé ! Ah ! l'horreur, ma
Maria fumait, ou du moins, si un reste de sottise féminine l'en empêchait, elle aimait l'odeur du tabac (monstruosité !) ; elle me donna même des cigarettes.
chère !
 
Va-t-on ensemble à la promenade, c'est à qui s'extasiera davantage sur
On causa littérature - sujet inépuisable avec les femmes. - J'y pris ma part ; je parlai longuement et avec feu ; Maria et moi étions parfaitement du même sentiment en fait d'art. Je n'ai jamais entendu personne le sentir avec plus de naïveté et avec moins de prétention ; elle avait des mots simples et expressifs qui partaient en relief et surtout avec tant de négligé et de grâce, tant d'abandon, de nonchalance, - vous auriez dit qu'elle chantait.
la beauté du paysage. - Que c'est beau, que la mer est belle !
 
Joignez à cela quelques mots poétiques et boursouflés, deux ou trois
Un soir, son mari nous proposa une partie de barque. - Il faisait le plus beau temps du monde. Nous acceptâmes.
réflexions philosophiques entrelardées de soupirs et d'aspirations du
 
nez plus ou moins fortes. Si vous savez dessiner, tirez votre album en
maroquin - ou, ce qui est mieux, enfoncez votre casquette sur les yeux,
 
croisez-vous les bras et dormez pour faire semblant de penser.
XIII
Il y a des femmes que j'ai flairées bel-esprit à un quart de lieue loin,
 
seulement à la manière dont elles regardaient la vague.
Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n'y a pas de langage, ces impressions du coeur, ces mystères de l'âme inconnus à elle-même, comment vous dirai-je tout ce que j'ai ressenti, tout ce que j'ai pensé, toutes les choses dont j'ai joui cette soirée-là ?
Il faudra vous plaindre des hommes, manger peu et vous passionner pour
 
un rocher, admirer un pré et vous mourir d'amour pour la mer. Ah ! vous
C'était une belle nuit d'été ; vers neuf heures, nous montâmes sur la chaloupe, - on rangea les avirons, nous partîmes. - Le temps était calme, la lune se reflétait sur la surface unie de l'eau et le sillon de la barque faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe.
serez délicieux alors ; on dira : Le charmant jeune homme ! - quelle jolie
 
blouse il a ! comme ses bottes sont fines ! quelle grâce ! la belle âme !
On se taisait. Maria se mit à parler. Je ne sais ce qu'elle dit, je me laissais enchanter par le son de ses paroles comme je me laissais bercer par la mer. Elle était près de moi, je sentais le contour de son épaule et le contact de sa robe, elle levait son regard vers le ciel, pur, étoilé, resplendissant de diamants et se mirant dans les vagues bleues.
C'est ce besoin de parler, cet instinct d'aller en troupeau où les plus
 
hardis marchent en tête qui a fait, dans l'origine, les sociétés et qui, de
nos jours, forme les réunions.
Ce fut sans doute un pareil motif qui nous fit causer pour la première
fois. C'était l'après-midi, il faisait chaud et le soleil dardait dans la
salle malgré les auvents. Nous étions restés, quelques peintres, Maria et
son mari et moi, étendus sur des chaises à fumer, en buvant du grog.
Maria fumait, ou du moins, si un reste de sottise féminine l'en
empêchait, elle aimait l'odeur du tabac (monstruosité !) ; elle me donna
même des cigarettes.
On causa littérature, sujet inépuisable avec les femmes. - J'y pris ma
part, - je parlai longuement et avec feu. - Maria et moi étions
parfaitement du même sentiment en fait d'art. Je n'ai jamais entendu
personne le sentir avec plus de naïveté et avec moins de prétention. Elle
avait des mots simples et expressifs qui partaient en relief et surtout
avec tant de négligé et de grâce, tant d'abandon, de nonchalance, - vous
auriez dit qu'elle chantait.
Un soir, son mari nous proposa une partie de barque. - Il faisait le plus
beau temps du monde.
Nous acceptâmes.
X I I I
Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n'y a pas de
langage, ces impressions du coeur, ces mystères de l'âme inconnus à
elle-même, comment vous dirai-je tout ce que j'ai ressenti, tout ce que
j'ai pensé, toutes les choses dont j'ai joui cette soirée-là ?
C'était une belle nuit d'été. Vers neuf heures, nous montâmes sur la
chaloupe, - on rangea les avirons, nous partîmes. Le temps était calme,
la lune se reflétait sur la surface unie de l'eau et le sillon de la barque
faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et
nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe. On se
taisait, - Maria se mit à parler. - Je ne sais ce qu'elle dit, je me laissais
enchanter par le son de ses paroles comme je me laissais bercer par la
mer. - Elle était près de moi, je sentais le contour de son épaule et le
contact de sa robe ; elle levait son regard vers le ciel, pur, étoilé,
resplendissant de diamants et se mirant dans les vagues bleues.
C'était un ange - à la voir ainsi la tête levée avec ce regard céleste.
 
J'étais enivré d'amour, j'écoutais les deux rames se lever en cadence,
J'étais enivré d'amour ; j'écoutais les deux rames se lever en cadence, les flots battre les flancs de la barque, je me laissais toucher par tout cela, j'écoutais la voix de Maria douce et vibrante.
 
cela, j'écoutais la voix de Maria douce et vibrante.
Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les mélodies de sa voix, toutes les grâces de son sourire, toutes les beautés de son regard, vous dirai-je jamais comme c'était quelque chose à faire mourir d'amour que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues transparentes, son sable argenté par la lune, - cette onde belle et calme, ce ciel resplendissant, et puis, près de moi, cette femme - toutes les joies de la terre, toutes ses voluptés, ce qu'il y a de plus doux, de plus enivrant ?
Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les mélodies de sa voix,
 
toutes les grâces de son sourire, toutes les beautés de son regard ?
C'était tout le charme d'un rêve avec toutes les jouissances du vrai. - Je me laissais entraîner par toutes ces émotions, je m'y avançais plus avant avec une joie insatiable, je m'enivrais à plaisir de ce calme plein de voluptés, de ce regard de femme, de cette voix ; je me plongeais dans mon coeur et j'y trouvais des voluptés infinies.
Vous dirai-je jamais connue c'était quelque chose à faire mourir
 
d'amour, que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues
Comme j'étais heureux, - bonheur du crépuscule qui tombe dans la nuit, bonheur qui passe comme la vague expirée, comme le rivage.
transparentes, son sable argenté par la lune, cette onde belle et calme,
.........................................................................................................................
ce ciel resplendissant, et puis, près de moi, cette femme - toutes les
 
joies de la terre, toutes ses voluptés, ce qu'il y a de plus doux, de plus
On revint. - On descendit, je conduisis Maria jusque chez elle ; - je ne lui dis pas un mot, j'étais timide ; je la suivais, - je rêvais d'elle, du bruit de sa marche ; et quand elle fut entrée, je regardai longtemps le mur de sa maison éclairé par les rayons de la lune ; je vis sa lumière briller à travers les vitres, et je la regardais de temps en temps, en retournant par la grève ; puis, quand cette lumière eut disparu : elle dort, me dis-je.
enivrant.
 
C'était tout le charrie d'un rêve avec toutes les jouissances du vrai. Je
Et puis tout à coup une pensée vint m'assaillir, pensée de rage et de jalousie : - Oh ! non, elle ne dort pas, - et j'eus dans l'âme toutes les tortures d'un damné.
me laissais entraîner par toutes ces émotions, je m'y avançais plus
 
avant avec une joie insatiable, je m'enivrais à plaisir de ce calme plein
Je pensai à son mari, à cet homme vulgaire et jovial. - Et les images les plus hideuses vinrent s'offrir devant moi ; j'étais comme ces gens qu'on fait mourir de faim dans des cages, et entourés des mets les plus exquis. -
de voluptés, de ce regard de femme, de cette voix; je me plongeais dans
 
mon coeur et j'y trouvais des voluptés infinies.
J'étais seul sur la grève. Seul. Elle ne pensait pas à moi. En regardant cette solitude immense devant moi, et cette autre solitude plus terrible encore, je me mis à pleurer comme un enfant, - car près de moi, à quelques pas, elle était là, derrière ces murs que je dévorais du regard ; elle était là, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit, toutes les grâces de l'amour, toutes les chastetés de l'hymen ; cet homme n'avait qu'à ouvrir les bras et elle venait sans efforts, sans attendre ; elle venait à lui ; et ils s'aimaient, ils s'embrassaient ; à lui toutes ses joies, tous ses délices à lui ! Mon amour sous ses pieds à lui, cette femme tout entière, sa tête, sa gorge, ses seins, son corps, son âme, - ses sourires, ses deux bras qui l'entourent, ses paroles d'amour ; à lui, tout, à moi, rien.
Comme j'étais heureux, - bonheur du crépuscule qui tombe dans la nuit,
 
bonheur qui passe comme la vague expirée, comme le rivage...
Je me mis à rire, car la jalousie m'inspira des pensées obscènes et grotesques, alors je les souillai tous les deux, j'amassai sur eux les ridicules les plus amers, et ces images qui m'avaient fait pleurer d'envie - je m'efforçai d'en rire de pitié.
On revint. - On descendit, je conduisis Maria jusque chez elle, - je ne lui
 
dis pas un mot, j'étais timide ; je la suivais, je rêvais d'elle, du bruit de
La marée commençait à redescendre et, de place en place, on voyait de grands trous pleins d'eau argentés par la lune, des places de sable encore mouillé couvertes de varech, ça et là quelques rochers à fleur d'eau, ou se dressant plus haut, noirs ou blancs ; des filets dressés et déchirés par la mer - qui se retirait en grondant.
sa marche - et, quand elle fut entrée, je regardai longtemps le mur de sa
 
maison éclairé par les rayons de la lune ; je vis sa lumière briller à
Il faisait chaud, j'étouffais ; je rentrai dans la chambre de mon auberge. - Je voulus dormir : j'entendais toujours les flots aux côtés du canot, j'entendais la rame tomber, j'entendais la voix de Maria qui parlait ; j'avais du feu dans les veines : tout cela repassait devant moi - et la promenade du soir, - et celle de la nuit sur le rivage, - je voyais Maria couchée - et je m'arrêtais là, car le reste me faisait frémir. J'avais de la lave dans l'âme, j'étais harassé de tout cela et, couché sur le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au plafond ; c'était avec un hébétement stupide que je voyais le suif couler autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s'allonger dans la flamme.
travers les vitres, et je la regardais de temps en temps - en retournant
 
par la grève - puis, quand cette lumière eut disparu : Elle dort, me disje.
Et puis tout à coup une pensée vint m'assaillir, pensée de rage et de
jalousie : - Oh ! non, elle ne dort pas, - et j'eus dans l'âme toutes les
tortures d'un damné.
Je pensai à son mari, à cet homme vulgaire et jovial, et les images les
plus hideuses vinrent s'offrir devant moi. J'étais comme ces gens qu'on
fait mourir de faim dans des cages, et entourés des mets les plus
exquis.
J'étais seul sur la grève. - Seul. - Elle ne pensait pas à moi. En regardant
cette solitude immense devant moi - et cette autre solitude plus
terrible encore, je me mis à pleurer comme un enfant, - car près de moi,
à quelques pas, elle était là, derrière ces murs que je dévorais du
regard, - elle était là, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit,
toutes les grâces de l'amour, toutes les chastetés de l'hymen. - Cet
homme n'avait qu'à ouvrir les bras et elle venait sans efforts sans
attendre - elle venait à lui, et ils s'aimaient, ils s'embrassaient. - A lui
toutes ses joies, tous ses délices à lui. Mon amour sous ses pieds ; à lui,
cette femme tout entière, sa tête, sa gorge, ses seins, son corps, son
âme. - ses sourires, ses deux bras qui l'entourent, ses paroles d'amour ;
à lui, tout ; à moi, rien.
Je me mis à rire, car la jalousie m'inspira des pensées obscènes et
grotesques ; alors je les souillai tous les deux, j'amassai sur eux les
ridicules les plus amers, et ces images qui m'avaient fait pleurer
d'envie - je m'efforçai d'en rire de pitié.
La marée commençait à redescendre et, de place en place, on voyait de
grands trous pleins d'eau argentée par la lune, - des places de sable
encore mouillé couvertes de varech, ça et là quelques rochers à fleur
d'eau, ou se dressant plus haut, noirs et blancs; des filets dressés et
déchirés par la mer - qui se retirait en grondant.
Il faisait chaud, j'étouffais. - Je rentrai dans la chambre de mon
auberge. Je voulus dormir; j'entendais toujours les flots aux côtés du
canot, j'entendais la rame tomber, j'entendais la voix de Maria qui
parlait ; - j'avais du feu dans les veines : tout cela repassait devant moi
- et la promenade du soir, - et celle de la nuit sur le rivage, - je voyais
Maria couchée - et je m'arrêtais là, car le reste me faisait frémir.
J'avais de la lave dans l'âme ; j'étais harassé de tout cela et, couché sur
le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au
plafond ; c'était avec un hébêtement stupide que je voyais le suif couler
autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s'allonger dans la
flamme.
Enfin le jour vint à paraître, - je m'endormis.
 
XIV
XIV
Il fallut partir. Nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle
 
quitta les bains le même jour que nous, c'était un dimanche : elle partit
Il fallut partir. Nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle quitta les bains le même jour que nous - c'était un dimanche - elle partit le matin, nous le soir.
le matin, nous le soir.
 
Elle partit et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! elle partit comme
Elle partit et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! Elle partit comme la poussière de la route qui s'envola derrière ses pas. - Comme j'y ai pensé depuis - combien d'heures, confondu devant le souvenir de son regard, ou l'intonation de ses paroles ! - Dans la voiture, je reportais mon coeur plus avant dans la route que nous avions parcourue, je me replaçais dans le passé qui ne reviendrait plus ; je pensais à la mer, à ses vagues, à son rivage, à tout ce que je venais de voir, tout ce que j'avais senti - les paroles dites, les gestes, les actions, la moindre chose, tout cela palpitait et vivait ; c'était dans mon coeur un chaos, un bourdonnement immense - une folie.
la poussière de la route qui s'envola derrière ses pas. Comme j'y ai pensé
 
depuis combien d'heures, confondu devant le souvenir de son regard, ou
Tout était passé comme un rêve - Adieu pour toujours à ces belles fleurs de la jeunesse si vite fanées et vers lesquelles plus tard on se reporte de temps en temps avec amertume et plaisir à la fois ! Enfin, je vis les maisons de ma ville, je rentrai chez moi ; tout m'y parut désert et lugubre, vide et creux. Je me mis à vivre, à boire, à manger, à dormir.
l'intonation de ses paroles !
 
Enfoncé dans la voiture, je reportais mon coeur plus avant dans la route
L'hiver vint, et je rentrai au collège.
que nous avions parcourue, je me replaçais dans le passé qui ne
 
reviendrait plus, je pensais à la tuer, à ses vagues, à son rivage, à tout
ce que je venais de voir, tout ce que j'avais senti, les paroles dites, les
 
gestes, les actions, la moindre chose, tout cela palpitait et vivait.
C'était dans mon coeur un chaos, un bourdonnement immense, une folie.
Tout était passé comme un rêve. Adieu pour toujours à ces belles fleurs
de la jeunesse si vite fanées et vers lesquelles plus tard on se reporte
de temps en temps avec amertume et plaisir à la fois. Enfin, je vis les
maisons de ma ville, je rentrai chez moi ; tout m'y parut désert et
lugubre, vide et creux. Je me mis à vivre, à boire, à manger, à dormir.
L'hiver vint et je rentrai au collège.
XV
 
Si je vous disais que j'ai aimé d'autres femmes, je mentirais comme un
Si je vous disais que j'ai aimé d'autres femmes, je mentirais comme un infâme.
infâme.
 
Je l'ai cru cependant, je me suis efforcé d'attacher mon coeur à d'autres
Je l'ai cru cependant ; je me suis efforcé d'attacher mon coeur à d'autres passions : il y a glissé comme sur la glace.
 
Quand on est enfant, on a tant lu de choses sur l'amour, on trouve ce
Quand on est enfant, on a tant lu de choses sur l'amour, on trouve ce mot-là si mélodieux, on le rêve tant, on souhaite si fort d'avoir ce sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames, qu'à chaque femme qu'on voit on se dit : n'est-ce pas là l'amour ? On s'efforce d'aimer pour se faire homme.
 
sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames,
Je n'ai pas été exempt plus qu'aucun autre de cette faiblesse d'enfant, j'ai soupiré comme un poète élégiaque, et, après bien des efforts, j'étais tout étonné de me trouver quelquefois quinze jours sans avoir pensé à celle que j'avais choisie pour rêver. Toute cette vanité d'enfant s'effaça devant Maria.
qu'à chaque femme qu'on voit on se dit : n'est-ce pas là l'amour ? On
 
s'efforce d'aimer pour se faire homme.
Mais je dois remonter plus haut : c'est un serment que j'ai fait de tout dire ; le fragment qu'on va lire avait été composé en partie en décembre dernier, avant que j'eusse l'idée de faire les Mémoires d'un fou.
Je n'ai pas été exempt plus qu'aucun autre de cette faiblesse d'enfant,
 
j'ai soupiré comme un poète élégiaque, et, après bien des efforts, j'étais
tout étonné de me trouver quelquefois quinze jours sans avoir pensé à
celle que j'avais choisie pour rêver. Toute cette vanité d'enfant s'effaça
devant Maria.
Mais je dois remonter plus haut : c'est un serment que j'ai fait de tout
dire ; le fragment qu'on va lire avait été composé en partie en décembre
dernier, avant que j'eusse l'idée de faire les Mémoires d'un fou.
Comme il devait être isolé, je l'avais mis dans le cadre qui suit.
 
Le voici tel qu'il était :
 
Parmi tous les rêves du passé, les souvenirs d'autrefois et mes
Parmi tous les rêves du passé, les souvenirs d'autrefois et mes réminiscences de jeunesse, j'en ai conservé un bien petit nombre avec quoi je m'amuse aux heures d'ennui. À l'évocation d'un nom, tous les personnages reviennent avec leurs costumes et leur langage jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s'amuserait à regarder ses mondes créés. Un surtout - le premier amour, qui ne fut jamais violent ni passionné, effacé depuis par d'autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon coeur comme une antique voie romaine qu'on aurait traversée par l'ignoble wagon d'un chemin de fer.
réminiscences de jeunesse, j'en ai conservé un bien petit nombre avec
 
quoi je m'amuse aux heures d'ennui. À l'évocation d'un nom, tous les
C'est le récit de ces premiers battements du coeur, de ces commencements des voluptés indéfinies et vagues, de toutes les vaporeuses choses qui se passent dans l'âme d'un enfant à la vue des seins d'une femme, de ses yeux, à l'audition de ses chants et de ses paroles, c'est ce salmigondis de sentiment et de rêverie que je devais étaler comme un cadavre devant un cercle d'amis qui vinrent un jour dans l'hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l'âcreté par un liquide quelconque.
personnages reviennent avec leurs costumes et leur langage jouer leur
 
rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi
Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu'on eut bourré sa pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu, l'un avec les pincettes en main, l'autre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai.
comme un Dieu qui s'amuserait à regarder ses inondes créés. Un surtout,
 
le premier amour, qui ne frit jamais violent ni passionné, effacé depuis
- Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque mot de vanité qui se glissera dans le récit.
par d'autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon coeur comme
 
une antique voie romaine qu'on montrait traversée par l'ignoble wagon
Une adhésion de toutes les têtes m'engagea à commencer. - Je me rappelle que c'était un jeudi, vers le mois de novembre, il y a deux ans. J'étais, je crois en cinquième. La première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j'entrai d'un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi. Elle se détourna ; à peine si je la saluai, car j'étais alors si niais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m'appelaient pas un enfant comme les dames ou un ami comme les petites filles - sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire.
d'un chemin de fer. C'est le récit de ces premiers battements du coeur,
 
de ces commencements des voluptés indéfinies et vagues, de toutes les
Mais, grâce à Dieu, j'ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j'ai perdu en innocence et en candeur.
vaporeuses choses qui se passent dans l'amie d'un enfant à la vue des
 
seins d'une femme, de ses yeux, à l'audition de ses chants et de ses
Elles étaient deux jeunes filles - des soeurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu'on avait fait sortir de leur pension pour les mener au grand air, dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin, et les amuser enfin sans l'oeil d'une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l'enfance.
paroles ; c'est ce salmigondis de sentiment et de rêverie que je devais
 
étaler comme un cadavre devant un cercle d'amis qui vinrent un jour
La plus âgée avait quinze ans, la seconde, douze à peine - celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs, plus grands et plus beaux que ceux de sa soeur aînée, mais celle-ci avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu'on ne pouvait s'empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse, c'était son défaut le plus visible ; mais ce qui me charmait le plus en elle, c'était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d'elle - il y avait tant de naïveté et de candeur que les plus impies même ne pouvaient s'empêcher d'admirer.
dans l'hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer
 
paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose
Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui courait dans le jardin avec d'autres camarades. Je vois encore leur robe de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds se relever pour courir sur les allées sablées du jardin ; puis s'arrêter haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener gravement, en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et d'amours, les pauvres filles !
l'âcreté par un liquide quelconque.
 
Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu'on eut bourré sa
L'intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je l'embrassais comme ma soeur ; nous nous tutoyions tous. - J'aimais tant à causer avec elle ! son accent étranger avait quelque chose de fin et de délicat qui rendait sa voix fraîche comme ses joues.
pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu,
 
l'un avec les pincettes en main, l'autre soufflant, un troisième remuant
D'ailleurs, il y a dans les moeurs anglaises un négligé naturel et un abandon de toutes nos convenances qu'on pourrait prendre pour une coquetterie raffinée, mais qui n'est qu'un charme qui attire, comme ces feux follets qui fuient sans cesse.
les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je
 
commençai.
Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens qu'un jour dans l'hiver nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait sur une côte qui domine la ville ; pour arriver chez elle, il fallait traverser des vergers plantés de pommiers où l'herbe était haute et mouillée ; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline, nous voyions les toits entassés et rapprochés couverts de neige - et puis le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d'une vache ou d'un cheval dont le pied s'enfonce dans les ornières.
« Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque
 
mot de vanité qui se glissera dans le récit. » Une adhésion de toutes les
En passant par une barrière peinte en blanc, son manteau s'accrocha aux épines de la haie, j'allai le détacher ; elle me dit : Merci, avec tant de grâce et de laisser-aller que j'en rêvai tout le jour.
têtes m'engagea à commencer. « Je me rappelle que c'était un jeudi, vers
 
le mois de novembre, il y a deux ans. J'étais, je crois en cinquième. La
Puis elles se mirent à courir et leurs manteaux, que le vent levait derrière elles, flottaient en ondulant comme un flot qui descend - elles s'arrêtèrent essoufflées. Je me rappelle encore leurs haleines qui bruissaient à mes oreilles et qui partaient d'entre leurs dents blanches en vaporeuse fumée.
première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j'entrai
 
d'un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le
Pauvre fille ! Elle était si bonne et m'embrassait avec tant de naïveté. -
repas du jeudi.
 
Elle se détourna ; à peine si je la saluai, car j'étais alors si niais et si
Les vacances de Pâques arrivèrent. Nous allâmes les passer à la campagne.
enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne
 
m'appelaient pas un enfant comme les dames ou un ami comme les
Je me rappelle un jour - il faisait chaud sa ceinture était égarée, sa robe était sans taille.
petites filles, sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire,
 
Mais, grâce à Dieu, j'ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce
Nous nous promenâmes ensemble, foulant la rosée des herbes et des fleurs d'avril, elle avait un livre à la main... C'étaient des vers, je crois. Elle le laissa tomber. Notre promenade continua.
que j'ai perdu en innocence et en candeur.
 
Elles étaient deux jeunes filles, des soeurs, des camarades de la mienne,
Elle avait couru - je l'embrassai sur le cou, mes lèvres y restèrent collées sur cette peau satinée et mouillée d'une sueur embaumante.
de pauvres Anglaises qu'on avait fait sortir de leur pension pour les
 
mener au grand air, dans la campagne, pour les promener en voiture, les
Je ne sais de quoi nous parlâmes... des premières choses venues. -
faire courir dans le jardin, et les amuser enfin sans l'oeil d'une
 
surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de
l'enfance. La plus âgée avait quinze ans ; la seconde, douze à peine :
celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs ; plus grands et
plus beaux que ceux de sa soeur aînée, mais celle-ci avait une tête si
ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents
courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien
encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu'on ne pouvait
s'empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un
peu grosse : c'était son défaut le plus visible ; mais ce qui me charmait
le plus en elle, c'était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de
jeunesse qui embaumait autour d'elle. Il y avait tant de naïveté et de
candeur que les plus impies même ne pouvaient s'empêcher d'admirer.
Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui
courait dans le jardin avec d'autres camarades. Je vois encore leur robe
de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds
se relever pour courir sur les allées sablées du jardin; puis s'arrêter
haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener
gravement, en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et
d'amours, les pauvres filles !
L'intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je
l'embrassais comme ma soeur ; nous nous tutoyions tous. J'aimais tant à
causer avec elle ; son accent étranger avait quelque chose de fin et de
délicat qui rendait sa voix fraîche comme ses joues.
D'ailleurs, il y a dans les moeurs anglaises un négligé naturel et un
abandon de toutes nos convenances qu'on pourrait prendre pour une
coquetterie raffinée, mais qui n'est qu'un charme qui attire, comme ces
feux follets qui fuient sans cesse.
Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens
qu'un jour, dans l'hiver, nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait
sur une côte qui domine la ville. Pour arriver chez elle, il fallait
traverser des vergers plantés de pommiers où l'herbe était haute et
mouillée; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline,
nous voyions les toits entassés et rapprochés couverts de neige ; et puis
le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d'une vache
ou d'un cheval dont le pied s'enfonce dans les ornières.
En passant par une barrière peinte en blanc, son manteau s'accrocha aux
épines de la haie ; j'allai le détacher, elle me dit : Merci, avec tant de
grâce et de laisser-aller que j'en rêvai tout le jour.
Puis elles se mirent à courir et leurs manteaux, que le vent levait
derrière elles, flottaient en ondulant comme un flot qui descend ; elles
s'arrêtèrent essoufflées. Je me rappelle encore leurs haleines qui
bruissaient à mes oreilles et qui partaient d'entre leurs dents blanches
en vaporeuse fumée.
Pauvre fille ! Elle était si bonne et m'embrassait avec tant de naïveté.
Les vacances de Pâques arrivèrent. Nous allâmes les passer à la
campagne.
Je me rappelle un jour... - il faisait chaud sa ceinture était égarée, sa
robe était sans taille.
Nous nous promenâmes ensemble, foulant la rosée des herbes et des
fleurs d'avril, elle avait un livre à la main... C'était des vers, je crois.
Elle le laissa tomber.
Notre promenade continua.
Elle avait couru, je l'embrassai sur le cou ; mes lèvres y restèrent
collées sur cette peau satinée et mouillée d'une sueur embaumante.
Je ne sais de quoi nous parlâmes... des premières choses venues.
- Voilà que tu vas devenir bête, dit un des auditeurs en m'interrompant.
 
- D'accord, mon cher, le coeur est stupide.
 
L'après-midi, j'avais le coeur rempli d'une joie douce et vague. Je rêvais
L'après-midi, j'avais le coeur rempli d'une joie douce et vague. - Je rêvais délicieusement en pensant à ses cheveux papillotés qui encadraient ses yeux vifs, et à sa gorge déjà formée que j'embrassais toujours aussi bas qu'un fichu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs ; j'allai dans les bois, je m'assis dans un fossé et je pensai à elle.
délicieusement en pensant à ses cheveux papillotés qui encadraient ses
 
yeux vifs, et à sa gorge déjà formée que j'embrassais toujours aussi bas
J'étais couché à plat ventre, j'arrachais les brins d'herbes, les marguerites d'avril, et, quand je levais la tête, le ciel blanc et mat formait sur moi un dôme d'azur qui s'enfonçait à l'horizon derrière les près verdoyants. Par hasard, j'avais du papier et un crayon, je fis des vers...
qu'un fichu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs,
 
j'allai dans les bois, je m'assis dans un fossé et je pensai à elle.
- Tout le monde se mit à rire.
J'étais couché à plat ventre, j'arrachais les brins d'herbes; les
 
marguerites d'avril, et, quand je levais la tête. le ciel blanc et mat
Les seuls que j'aie jamais faits de ma vie. Il y en avait peut-être trente ; à peine pris-je une demi-heure, car j'eus toujours une admirable facilité d'improvisation pour les bêtises de toute sorte. Mais ces vers pour la plupart étaient faux comme des protestations d'amour. - Boiteux comme le bien.
formait sur moi un dôme d'azur qui s'enfonçait à l'horizon derrière les
 
près verdoyants ; par hasard, j'avais du papier et un crayon, je fis des
vers...
(Tout le monde se mit à rire. )
... les seuls que j'aie jamais faits de ma vie ; il y en avait peut-être
trente ; à peine pris-je une demi-heure, car j'eus toujours une admirable
facilité d'improvisation pour les bêtises de toute sorte ; mais ces vers,
pour la plupart, étaient faux comme des protestations d'amour, boiteux
comme le bien.
Je me rappelle qu'il y avait :
 
... quand le soir Fatiguée du jeu et de la balançoire...
... quand le soir
Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n'avais vue que
Fatiguée du jeu et de la balançoire...
dans les livres ; puis, à propos de rien, je passais à d'une mélancolie
 
sombre et digne d'Antony, quoique réellement j'eusse l'âme imbibée de
Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n'avais vue que dans les livres, puis, à propos de rien, je passais à une mélancolie sombre et digne d'Antony, quoique réellement j'eusse l'âme imbibée de candeur et d'un tendre sentiment mêlé de niaiserie, de réminiscences suaves et de parfums du coeur, et je disais à propos de rien :
 
suaves et de parfums du coeur, et je disais à propos de rien :
Ma douleur est amère, ma tristesse profonde,
Et j'y suis enseveli, comme un homme en la tombe.
 
comme un homme en la tombe.
Les vers n'étaient même pas des vers, mais j'eus le sens de les brûler, manie qui devrait tenailler la plupart des poètes.
 
manie qui devrait tenailler la plupart des poètes.
Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur le rond de gazon. La chambre où elles couchèrent était voisine de la mienne, je les entendis rire et causer longtemps. . . tandis que moi. . . je m'endormis bientôt comme elle.., malgré tous les efforts que je fis pour veiller le plus possible. Car vous avez fait sans doute comme moi à quinze ans, vous avez cru une fois aimer de cet amour brûlant et frénétique, comme vous en avez vu dans les livres, tandis que vous n'aviez sur l'épiderme du coeur qu'une légère égratignure de cette griffe de fer qu'on nomme la passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur ce modeste feu qui brûlait à peine.
Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur le rond de gazon. La
 
chambre où elles couchèrent était voisine de la mienne, je les entendis
Il y a tant d'amours dans la vie pour l'homme ! À quatre ans, amour des chevaux, du soleil, des fleurs, des armes qui brillent, des livrées de soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous, à treize, amour d'une grande femme à la gorge replète, car je me rappelle que ce que les adolescents adorent à la folie, c'est une poitrine de femme, blanche et mate, et, comme dit Marot :
rire et causer longtemps. . . tandis que moi. . . je m'endormis bientôt
 
comme elles.., malgré tous les efforts que je fis pour veiller le plus
possible. Car vous avez fait sans doute comme moi à quinze ans, vous
avez cru une fois aimer de cet amour brûlant et frénétique, comme vous
en avez vu dans les livres, tandis que vous n'aviez sur l'épiderme du
coeur qu'une légère égratignure de cette griffe de fer qu'on nomme la
passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur
ce modeste feu qui brûlait à peine.
Il y a tant d'amours dans la vie pour l'homme ! À quatre ans, amour des
chevaux, du soleil, des fleurs, des armes qui brillent, des livrées de
soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous; à treize,
amour d'une grande femme à la gorge replète, car je me rappelle que ce
que les adolescents adorent à la folie, c'est une poitrine de femme,
blanche et mate, et, comme dit Marot :
Tetin refaict plus blanc qu'un oeuf
Tetin de satin blanc tout neuf
 
Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux
Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux seins d'une femme. Enfin, à quatorze ou quinze, amour d'une jeune fille qui vient chez vous. Un peu plus qu'une soeur, moins qu'une amante. Puis à seize, amour d'une autre femme jusqu'à vingt-cinq. Puis on aime peut-être la femme avec qui on se mariera.
 
qui rient chez vous : un peu plus qu'une soeur, moins qu'une amante ; puis
Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui fait sauter sa robe de gaze sur ses cuisses charnues. Enfin, à trente-six, amour de la députation, de la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou de celui du maire ; à soixante, amour de la fille de joie qui vous appelle à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d'impuissance - un regret vers le passé.
à seize, amour d'une autre femme jusqu'à vingt-cinq ; puis on aime peutêtre
 
la femme avec qui on se mariera.
Tout cela n'est-il pas vrai ? Car moi j'ai subi tous ces amours - pas tous cependant, car je n'ai pas vécu toutes mes années, et chaque année dans la vie de bien des hommes est marquée par une passion nouvelle - celle des femmes, celle du jeu, des chevaux, des bottes fines, des cannes, des lunettes, des voitures, des places.
Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui fait sauter sa robe de gaze
 
sur ses cuisses charnues ; enfin, à trente-six, amour de la députation, de
Que de folies dans un homme ! - Oh ! sans contredit, l'habit d'un arlequin n'est pas plus varié dans ses nuances que l'esprit humain ne l'est dans ses folies, et tous deux arrivent au même but, - celui de se râper l'un et l'autre et de faire rire quelque temps : le public pour son argent, le philosophe pour sa science.
la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou
 
de celui du maire ; à soixante, amour de la fille de joie qui vous appelle
- Au récit ! demanda un des auditeurs impassible jusque-là et qui ne quitta sa pipe que pour jeter, sur ma digression qui montait en fumée, la salive de son reproche.
à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d'impuissance, un
 
regret vers le passé.
... Je ne sais guère que dire ensuite, car il y a une lacune dans l'histoire, un vers de moins dans l'élégie. Plusieurs temps passèrent donc de la sorte. Au mois de mai, la mère de ces jeunes filles vint en France conduire leur frère. C'était un charmant garçon, blond comme elle et pétillant de gaminerie et d'orgueil britannique.
Tout cela n'est-il pas vrai ? car moi j'ai subi tous ces autours, pas tous
 
cependant, car je n'ai pas vécu toutes mes années et chaque année dans
Leur mère était une femme pâle, maigre et nonchalante. Elle était vêtue de noir, ses manières et ses paroles, sa tenue avaient un air nonchalant, un peu mollasse, il est vrai, mais qui ressemblait au farniente italien. Tout cela, cependant, était parfumé de bon goût, reluisant d'un vernis aristocratique. Elle resta un mois en France.
la vie de bien des hommes est marquée par une passion nouvelle - celle
 
des femmes, celle du jeu, des chevaux, des bottes fines, des cannes, des
Je
lunettes, des voitures, des places.
 
Que de folies dans un homme ! Oh ! sans contredit, l'habit d'un arlequin
_________
n'est pas plus varié dans ses nuances que l'esprit humain ne l'est dans
 
ses folies, et tous deux arrivent au même résultat, celui de se râper l'un
... puis elle repartit et nous vécûmes ainsi comme si tous étaient de la famille, allant toujours ensemble dans nos promenades, nos vacances, nos congés. -
et l'autre et de faire rire quelque temps : le public pour son argent, le
 
philosophe pour sa science...
- Au récit ! demanda un des auditeurs impassible jusque-là et qui ne
quitta sa pipe que pour jeter, sur ma digression qui montait en fumée, la
salive de son reproche. )
...Je ne sais guère que dire ensuite, car il y a une lacune dans l'histoire,
lin vers de moins dans l'élégie ; plusieurs temps passèrent donc de la
sorte. Au mois de mai, la mère de ces jeunes filles vint en France
conduire leur mère. c'était un charmant garçon, blond comme elle et
pétillant de gaminerie et d'orgueil britannique.
Leur trière était une femme pâle, maigre et nonchalante. Elle était vêtue
de noir ; ses manières et ses paroles, sa tenue avaient un air nonchalant,
un peu mollasse, il est vrai, mais qui ressemblait au farniente italien.
Tout cela, cependant, était parfumé de bon goût, reluisant d'un vernis
aristocratique. Elle resta un mois en France.
... Puis elle repartit et nous vécûmes ainsi comme si tous étaient de la
famille, allant toujours ensemble dans nos promenades, nos vacances,
nos congés.
Nous étions tous frères et soeurs.
 
Il y avait dans nus rapports de chaque jour tant de grâce et d'effusion,
Il y avait dans nos rapports de chaque jour tant de grâce et d'effusion, d'intimité et de laisser-aller, que cela peut-être dégénéra en amour, - de sa part du moins, et j'en eus des preuves évidentes.
 
sa part du moins, et j'en eus des preuves évidentes.
Pour moi, je peux me donner le rôle d'un homme moral, car je n'avais point de passion. - Je l'aurais bien voulu.
 
point de passion. - Je l'aurais bien voulu.
Souvent, elle venait vers moi, me prenait autour de la taille - elle me regardait, elle causait - la charmante petite fille ! - elle me demandait des livres, des pièces de théâtre dont elle ne m'a rendu qu'un fort petit nombre ; elle montait dans ma chambre. J'étais assez embarrassé. Pouvais-je supposer tant d'audace dans une femme ou tant de naïveté ? Un jour, elle se coucha sur mon canapé dans une position très équivoque ; j'étais assis près d'elle sans rien dire.
Souvent, elle venait vers moi, me prenait autour de la taille ; elle me
 
regardait, elle causait - la charmante petite fille ; - elle me demandait
des livres, des pièces de théâtre dont elle ne m'a rendu qu'un fort petit
nombre. - Elle montait dans ma chambre.
J'étais assez embarrassé. Pouvais-je supposer tant d'audace dans une
femme ou tant de naïveté ? Un jour, elle se coucha sur mon canapé dans
une position très équivoque ; j'étais assis près d'elle sans rien dire.
Certes, le moment était critique : je n'en profitai pas.
 
Je la laissai partir.
 
D'autres fois, elle m'embrassait en pleurant. Je ne pouvais croire qu'elle
D'autres fois, elle m'embrassait en pleurant. Je ne pouvais croire qu'elle m'aimait réellement. Ernest en était persuadé, il me le faisait remarquer, me traitait d'imbécile.
 
remarquer, me traitait d'imbécile.
Tandis que vraiment j'étais tout à la fois timide - et nonchalant.
 
C'était quelque chose de doux, d'enfantin, qu'aucune idée de possession
C'était quelque chose de doux, d'enfantin, qu'aucune idée de possession ne ternissait, mais qui par cela même manquait d'énergie. C'était trop niais cependant pour être du platonisme.
 
niais cependant pour être du platonisme.
Au bout d'un an, leur mère vint, en France, - puis, au bout, d'un mois, elle repartit pour l'Angleterre.
 
repartit pour l'Angleterre.
Ses filles avaient été tirées de pension et logeaient avec leur mère dans une rue déserte au second étage.
 
une rue déserte au second étage.
Pendant son voyage je les voyais souvent aux fenêtres, un jour que je passais, Caroline m'appela, je montai.
 
passais, Caroline m'appela : je montai.
Elle était seule, elle se jeta dans mes bras et m'embrassa avec effusion. Ce fut la dernière fois, car depuis elle se maria.
 
Ce fut la dernière fois, car depuis elle se maria.
Son maître de dessin lui avait fait des visites fréquentes. On projeta un mariage, il fut noué et dénoué cent fois. - Sa mère revint d'Angleterre. Sans son mari dont on n'a jamais entendu parler.
 
mariage ; il fut noué et dénoué cent fois. Sa mère revint d'Angleterre
Caroline se maria au mois de janvier. Un jour je la rencontrai avec son mari - à peine si elle me salua.
sans son mari, dont on n'a jamais entendu parler.
 
Caroline se maria au mois de janvier. Un jour je la rencontrai avec son
Sa mère a changé de logement et de manières. - Elle reçoit maintenant chez elle des garçons tailleurs et des étudiants - elle va aux bals masqués et y mène sa jeune fille.
mari ; à peine si elle me salua.
 
Sa mère a changé de logement et de manières. Elle reçoit maintenant
chez elle des garçons tailleurs et des étudiants, elle va aux bals
masqués et y mène sa jeune fille.
Il y a dix-huit mois que nous ne les avons vus.
 
Voilà comment finit cette liaison qui promettait peut-être une passion
Voilà comment finit cette liaison qui promettait peut-être une passion avec l'âge, mais qui se dénoua d'elle-même.
 
Est-il besoin de dire que cela avait été à l'amour ce que le crépuscule
Est-il besoin de dire que cela avait été à l'amour ce que le crépuscule est au grand jour - et que le regard de Maria fit évanouir le souvenir de cette pâle enfant !
 
cette pâle enfant !
C'est un petit feu qui n'est plus que de la cendre froide. »
 
 
XVI
 
Cette page est courte, je voudrais qu'elle le fût davantage. Voici le fait.
 
La vanité me poussa à l'amour, non, à la volupté pas même à cela - à la
La vanité me poussa à l'amour ; non : à la volupté ; pas même à cela - à la chair.
chair.
 
On me raillait de ma chasteté - j'en rougissais - elle me faisait honte,
On me raillait de ma chasteté - j'en rougissais - elle me faisait honte, elle me pesait comme si elle eût été de la corruption. - Une femme se
 
présenta à moi, je la pris - et je sortis de ses bras plein de dégoût et
Une femme se présenta à moi, je la pris - et je sortis de ses bras plein de dégoût et d'amertume - mais, alors, je pouvais faire le Lovelace d'estaminet, dire autant d'obscénités qu'un autre autour d'un bol de punch ; j'étais un homme alors, j'avais été comme un devoir faire du vice - et puis je m'en étais vanté. J'avais quinze ans - je parlais de femmes et de maîtresses.
d'amertume. Mais, alors, je pouvais faire le Lovelace d'estaminet, dire
 
autant d'obscénités qu'un autre autour d'un bol de punch - j'étais un
Cette femme-là, - je la pris en haine ; elle venait à moi - je la laissais ; elle faisait des frais de sourire qui me dégoûtaient comme une grimace hideuse.
homme alors, j'avais été comme un devoir - faire du vice et puis je m'en
 
étais vanté. J'avais quinze ans -, je parlais de femmes et de maîtresses.
J'eus des remords - comme si l'amour de Maria eût été une religion que j'eusse profanée.
Cette femme-là, - je la pris en haine; elle venait à moi - je la laissais;
 
elle faisait des frais de sourire qui me dégoûtaient comme une grimace
hideuse.
 
J'eus des remords - comme si l'amour de Maria eût été une religion que
j'eusse profanée.
XVII
 
Je me demandais si c'était bien là les délices que j'avais rêvées, ces
Je me demandais si c'était bien là les délices que j'avais rêvés, ces transports de feu que je m'étais imaginés dans la virginité de ce coeur tendre et enfant. - Est-ce là tout ? est-ce qu'après cette froide jouissance, il ne doit pas y en avoir une autre, plus sublime, plus large, quelque chose de divin - et qui fasse tomber en extase ? Oh ! non, tout était fini ; j'avais été éteindre dans la boue ce feu sacré de mon âme. - O Maria, j'avais été traîner dans la fange l'amour que ton regard avait créé, je l'avais gaspillé à plaisir, à la première femme venue, sans amour, sans désir, poussé par une vanité d'enfant - par un calcul d'orgueil, pour ne plus rougir à la licence, pour faire une bonne contenance dans une orgie ! pauvre Maria. . .
transports de feu que je m'étais imaginés dans la virginité de ce coeur
 
tendre et enfant. - Est-ce là tout ? est-ce qu'après cette froide
J'étais lassé, un dégoût profond me prit à l'âme. - Et j'eus en pitié ces joies d'un moment, et ces convulsions de la chair.
jouissance, il ne doit pas y en avoir une autre, plus sublime, plus large,
 
quelque chose de divin et qui fasse tomber en extase ? Oh ! non, tout
Il fallait que je fusse bien misérable - moi qui étais si fier de cet amour si haut, de cette passion sublime, et qui regardais mon coeur comme plus large et plus beau que ceux des autres hommes, moi - aller comme eux... Oh ! non, pas un d'eux peut-être ne l'a fait pour les mêmes motifs ; presque tous y ont été poussés par les sens, ils ont obéi comme le chien à l'instinct de la nature, mais il y avait bien plus de dégradation à en faire un calcul, à s'exciter à la corruption, à aller se jeter dans les bras d'une femme, à manier sa chair, à se vautrer dans le ruisseau, pour se relever et montrer ses souillures.
était fini ; j'avais été éteindre dans la boue ce feu sacré de mon âme.
 
- Ô Maria, j'avais été traîner dans la fange l'amour que ton regard avait
Et puis j'en eus honte comme d'une lâche profanation; j'aurais voulu cacher à mes propres yeux l'ignominie dont je m'étais vanté. -
créé, je l'avais gaspillé à plaisir, à la première femme venue, sans
 
amour, sans désir, poussé par une vanité d'enfant - par un calcul
Je me reportais vers ces temps où la chair pour moi n'avait rien d'ignoble et où la perspective du désir me montrait des formes vagues et des voluptés que mon coeur me créait.
d'orgueil, pour ne plus rougir à la licence, pour faire une bonne
 
contenance dans une orgie ! pauvre Maria. . .
Non, jamais on ne pourra dire tous les mystères de l'âme vierge, toutes les choses qu'elle sent, tous les mondes qu'elle enfante - comme ses rêves sont délicieux - comme ses pensées sont vaporeuses et tendres ! comme sa déception est amère et cruelle.
J'étais lassé, un dégoût profond me prit à l'âme.
 
- Et j'eus en pitié ces joies d'un moment, et ces convulsions de la chair.
Avoir aimé, avoir rêvé le ciel - avoir vu tout ce que l'être a de plus pur, de plus sublime, et s'enchaîner ensuite dans toutes les lourdeurs de la chair, toute la langueur du corps ! Avoir rêvé le ciel et tomber dans la boue !
Il fallait que je trisse bien misérable. - Moi qui étais si fier de cet
 
amour si haut, de cette passion sublime, et qui regardais mon coeur
Qui me rendra maintenant toutes les choses que j'ai perdues ? ma virginité, mes rêves, mes illusions, toutes choses fanées, pauvres fleurs que la gelée a tuées avant d'être épanouies.
comme plus large et plus beau que ceux des autres hommes ; moi - aller
 
comme eux... Oh ! non, pas un d'eux peut-être ne l'a fait pour les mêmes
XVIII
motifs ; presque tous y ont été poussés par les sens, ils ont obéi comme
 
le chien à l'instinct de la nature, mais il y avait bien plus de dégradation
Si j'ai éprouvé des moments d'enthousiasme, c'est à l'art que je les dois. - Et cependant quelle vanité que l'art ! vouloir peindre l'homme dans un bloc de pierre, ou l'âme dans des mots, les sentiments par des sons et la nature sur une toile vernie !
à en faire un calcul, à s'exciter à la corruption, à aller se jeter dans les
 
bras d'une femme, à manier sa chair, à se vautrer dans le ruisseau, pour
Je ne sais quelle puissance magique possède la musique. J'ai rêvé des semaines entières au rythme cadencé d'un air ou aux larges contours d'un choeur majestueux - il y a des sons qui m'entrent dans l'âme et des voix qui me fondent en délices.
se relever et montrer ses souillures.
 
Et puis j'en eus honte comme d'une lâche profanation; j'aurais voulu
J'aimais l'orchestre grondant avec ses flots d'harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l'archet. Mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l'infini et montant en spirales, pure et lente, comme un parfum vers le ciel.
cacher à mes propres yeux l'ignominie dont je m'étais vanté.
 
Je me reportais vers ces temps où la chair pour moi n'avait rien
J'aimais le bruit, les diamants qui brillent aux lumières, toutes ces mains de femmes gantées et applaudissant avec des fleurs ; je regardais le ballet sautillant, les robes roses ondoyantes, j'écoutais les pas tomber en cadence - je regardais les genoux se détacher mollement avec les tailles penchées.
d'ignoble et où la perspective du désir me montrait des formes vagues et
 
des voluptés que mon coeur me créait.
D'autres fois, recueilli devant les oeuvres du génie, saisi par les chaînes avec lesquelles il vous attache, alors, au murmure de ces voix, au glapissement flatteur, à ce bourdonnement plein de charmes, j'ambitionnais la destinée de ces hommes forts qui manient la foule comme du plomb, qui la font pleurer, gémir, trépigner d'enthousiasme. Comme leur coeur doit être large à ceux-là qui y font entrer le monde, et comme tout est avorté dans ma nature ! Convaincu de mon impuissance et de ma stérilité, je me suis pris d'une haine jalouse; je me disais que cela n'était rien, que le hasard seul avait dicté ces mots. - Je jetais de la boue sur les choses les plus hautes que j'enviais.
Non, jamais on ne pourra dire tous les mystères de l'âme vierge, toutes
 
les choses qu'elle sent, tous les mondes qu'elle enfante, comme ses
rêves sont délicieux ! comme ses pensées sont vaporeuses et tendres !
comme sa déception est amère et cruelle !
Avoir aimé, avoir rêvé le ciel, avoir vu tout ce que l'être a de plus pur,
de plus sublime, et s'enchaîner ensuite dans toutes les lourdeurs de la
chair, toute la langueur du corps. Avoir rêvé le ciel et tomber dans la
boue !
Qui me rendra maintenant toutes les choses que j'ai perdues : ma
virginité, mes rêves, mes illusions, toutes choses fanées, pauvres fleurs
que la gelée a tuées avant d'être épanouies.
XVIII
Si j'ai éprouvé des moments d'enthousiasme, c'est à l'art que je les dois.
Et cependant quelle vanité que l'art ! vouloir peindre l'homme dans un
bloc de pierre, ou l'âme dans des mots, les sentiments par des sons et la
nature sur une toile vernie...
Je ne sais quelle puissance magique possède la musique ! j'ai rêvé des
semaines entières au rythme cadencé d'un air ou aux larges contours d'un
choeur majestueux ! il y a des sons qui m'entrent dans l'âme et des voix
qui me fondent en délices.
J'aimais l'orchestre grondant avec ses flots d'harmonie, ses vibrations
sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui
meurt au bout de l'archet. Mon aine suivait la mélodie déployant ses
ailes vers l'infini et montant en spirales, pure et lente, comme un
parfum vers le ciel.
J'aimais le bruit, les diamants qui brillent aux lumières, toutes ces
mains de femmes gantées et applaudissant avec des fleurs ; je regardais
le ballet sautillant, les robes roses ondoyantes, j'écoutais les pas
tomber en cadence, je regardais les genoux se détacher mollement avec
les tailles penchées.
D'autres fois, recueilli devant les oeuvres du génie, saisi par les chaînes
avec lesquelles il vous attache, alors, au murmure de ces voix, au
glapissement flatteur, à ce bourdonnement plein de charmes,
j'ambitionnais la destinée de ces hommes forts qui manient la foule
comme du plomb, qui la font pleurer, gémir, trépigner d'enthousiasme.
Comme leur coeur doit être large à ceux-là qui y font entrer le monde, et
comme tout est avorté dans ma nature ? Convaincu de mon impuissance
et de ma stérilité, je me suis pris d'une haine jalouse; je me disais que
cela n'était rien, que le hasard seul avait dicté ces mots. J'étais de la
boue sur les choses les plus hautes que j'enviais.
Je m'étais moqué de Dieu ; je pouvais bien rire des hommes.
 
Cependant cette sombre humeur n'était que passagère et j'éprouvais un
Cependant cette sombre humeur n'était que passagère, et j'éprouvais un vrai plaisir à contempler le génie resplendissant au foyer de l'art comme une large fleur qui ouvre une rosace de parfum à un soleil d'été.
 
comme une large fleur qui ouvre une rosace de parfum à un soleil d'été.
L'art ! l'art !... quelle belle chose que cette vanité !
 
S'il y a sur la terre et parmi tous les néants une croyance qu'on adore,
S'il y a sur la terre, et parmi tous les néants, une croyance qu'on adore, s'il est quelque chose de saint, de pur, de sublime, quelque chose qui aille à ce désir immodéré de l'infini et du vague que nous appelons âme, c'est l'art.
 
aille à ce désir immodéré de l'infini et du vague que nous appelons âme,
Et quelle petitesse ! une pierre - un mot - un son - la disposition de tout cela que nous appelons le sublime.
c'est l'art.
 
Et quelle petitesse ! une pierre, un mot, un son, la disposition de tout
Je voudrais quelque chose qui n'eût pas besoin d'expression ni de forme - quelque chose de pur comme un parfum, de fort comme la pierre, d'insaisissable comme un chant ; que ce fût à la fois tout cela et rien d'aucune de ces choses.
cela que nous appelons le sublime.
 
Je voudrais quelque chose qui n'eût pas besoin d'expression ni de forme,
Tout me semble borné, rétréci, avorté dans la nature.
quelque chose de pur comme un parfum, de fort comme la pierre,
 
d'insaisissable comme un chant, que ce fût à la fois tout cela et rien
L'homme avec son génie et son art n'est qu'un misérable singe de quelque chose de plus élevé.
d'aucune de ces choses. Tout me semble borné, rétréci, avorté dans la
 
nature.
L'homme avec son génie et son art n'est qu'un misérable singe de quelque
chose de plus élevé.
Je voudrais le beau dans l'infini et je n'y trouve que le doute.
 
 
XIX
 
Ô l'infini, l'infini, gouffre immense, spirale qui monte des abîmes aux
Oh ! l'infini, l'infini, gouffre immense, spirale qui monte du fond des abîmes aux plus hautes régions de l'inconnu, - vieille idée dans laquelle nous tournons tous, pris par le vertige - abîme que chacun a dans le coeur, abîme incommensurable, abîme sans fond.
 
tournons tous, pris par le vertige, - abîme que chacun a dans le coeur,
Nous aurons beau pendant bien des jours, bien des nuits, nous demander dans notre angoisse : Qu'est-ce que ces mots... Dieu - éternité - infini ? - et nous tournons là-dedans, emportés par un vent de la mort, comme la feuille roulée par l'ouragan. - on dirait que l'infini prend alors plaisir à nous bercer nous-mêmes dans cette immensité du doute. Nous nous disons toujours cependant : après bien des siècles, des milliers d'ans, quand tout sera usé, il faudra bien qu'une borne soit là.
abîme incommensurable, abîme sans fond !
 
Nous aurons beau pendant bien des jours, bien des nuits, nous demander
Hélas, l'éternité se dresse devant nous et nous en avons peur - peur de cette chose qui doit durer si longtemps, nous qui durons si peu.
dans notre angoisse : Qu'est-ce que ces mots : Dieu - éternité - infini ?
 
Nous tournons là-dedans, emportés par un vent de la mort, comme la
Si longtemps !
feuille roulée par l'ouragan. On dirait que l'infini prend alors plaisir à
 
nous bercer nous-mêmes dans cette immensité du doute.
Sans doute quand le monde ne sera plus (que je voudrais vivre alors - vivre sans nature, sans hommes - quelle grandeur que ce vide-là ! ), sans doute alors il y aura des ténèbres - un peu de cendres brûlées qui aura été la terre, et peut-être quelques gouttes d'eau - la mer.
- Nous nous disons toujours cependant : après bien des siècles, des
 
milliers d'ans, quand tout sera usé, il faudra bien qu'une borne soit là.
Ciel ! plus rien - du vide - que le néant étalé dans l'immensité comme un linceul !
Hélas ! l'éternité se dresse devant nous et nous en avons peur, - peur de
 
cette chose qui doit durer si longtemps, nous qui durons si peu... Si
Eternité, éternité ! - cela durera-t-il toujours ? toujours... sans fin ?
longtemps !
 
Sans doute, quand le monde ne sera plus (que je voudrais vivre alors, -
Mais cependant ce qui restera, la moindre parcelle des débris du monde, le dernier souffle d'une création mourante, le vide lui-même, devra être las d'exister. - Tout appellera une destruction totale.
vivre sans nature, sans hommes, - quelle grandeur que ce vide-là ! ),
 
sans doute alors il y aura des ténèbres, un peu de cendre brûlée qui aura
Cette idée de quelque chose sans fin nous fait pâlir. - Hélas ! et nous serons là-dedans, nous autres qui vivons maintenant - et cette immensité nous roulera tous.
été la terre, et peut-être quelques gouttes d'eau, la mer.
 
Ciel ! plus rien, du vide, que le néant étalé dans l'immensité comme un
Que serons-nous ? Un rien, - pas même un souffle.
linceul ! Éternité ? éternité ! cela durera-t-il toujours ? - toujours...
 
sans fin !
J'ai longtemps pensé aux morts dans les cercueils, aux longs siècles qu'ils passent ainsi sous la terre, pleine de bruits, de rumeurs et de cris, eux si calmes, dans leurs planches pourries et dont le morne silence est interrompu, parfois, soit par un cheveu qui tombe ou par un ver qui glisse, sur un peu de chair. Comme ils dorment là, couchés sans bruit - sous la terre - sous le gazon fleuri !
Mais cependant ce qui restera, la moindre parcelle des débris du monde,
 
le dernier souffle d'une création mourante, le vide lui-même, devra être
las d'exister. - Tout appellera une destruction totale.
Cette idée de quelque chose sans fin nous fait pâlir. Hélas ! et nous
serons là-dedans, nous autres qui vivons maintenant - et cette
immensité nous roulera tous. Que serons-nous ? Un rien, - pas même un
souffle.
J'ai longtemps pensé aux morts dans les cercueils, aux longs siècles
qu'ils passent ainsi sous la terre, pleine de bruits, de rumeurs et de
cris, eux si calmes, dans leurs planches pourries et dont le morne
silence est interrompu, parfois, par un cheveu qui tombe ou par un ver
qui glisse sur un peu de chair. Corinne ils dorment là, couchés sans
bruit, - sous la terre, sous le gazon fleuri !
Cependant, l'hiver ils doivent avoir froid sous la neige.
 
Oh ! s'ils se réveillaient alors, - s'ils venaient à revivre et qu'ils vissent
Oh ! s'ils se réveillaient alors, - s'ils venaient à revivre et qu'ils vissent toutes les larmes dont on a paré leur drap de mort taries, tous ces sanglots étouffés, - toutes les grimaces finies. - Ils auraient horreur de cette vie qu'ils ont pleurée en la quittant - et ils retourneraient vite dans le néant si calme et si vrai.
 
sanglots étouffés, - toutes les grimaces finies. - Ils auraient horreur de
Certes, on peut vivre, et mourir même, sans s'être demandé une seule fois ce que c'est que la vie et que la mort. -
cette vie qu'ils ont pleurée en la quittant - et ils retourneraient vite
 
dans le néant si calme et si vrai.
Mais pour celui qui regarde les feuilles trembler au souffle du vent, les rivières serpenter dans les prés, la vie se tourmenter et tourbillonner dans les choses, les hommes vivre, faire le bien et le mal, la mer rouler ses flots et le ciel dérouler ses lumières, et qui se demande pourquoi ces feuilles, pourquoi l'eau coule-t-elle, pourquoi la vie elle-même est-elle un torrent si terrible et qui va se perdre dans l'océan sans bornes de la mort, pourquoi les hommes marchent-ils, travaillent-ils comme des fourmis, pourquoi la tempête, pourquoi le ciel si pur et la terre si infâme - ces questions mènent à des ténèbres d'où l'on ne sort pas.
Certes, on peut vivre, et mourir même, sans s'être demandé une seule
 
fois ce que c'est que la vie et que la mort.
Et le doute vient après ; c'est... quelque chose qui ne se dit pas, mais qui se sent. L'homme alors est comme ce voyageur perdu dans les sables qui cherche partout une route pour le conduire à l'oasis, et qui ne voit que le désert.
Mais pour celui qui regarde les feuilles trembler au souffle du vent, les
 
rivières serpenter dans les près, la vie se tourmenter et tourbillonner
Le doute, c'est la vie ! - L'action, la parole, la nature, la mort. Doute dans tout cela.
dans les choses, les hommes vivre, faire le bien et le mal, la mer rouler
 
ses flots et le ciel dérouler ses lumières, et qui se demande : pourquoi
Le doute, c'est la mort pour les âmes ; c'est une lèpre qui prend les races usées ; c'est une maladie qui vient de la science et qui conduit à la folie.
ces feuilles ? pourquoi l'eau coule-t-elle ?
 
pourquoi la vie elle-même est-elle un torrent si terrible et qui va se
La folie est le doute de la raison.
perdre dans l'océan sans bornes de la mort ? pourquoi les hommes
 
marchent-ils, travaillent-ils comme des fourmis ? pourquoi la tempête?
C'est peut-être la raison elle-même.
pourquoi le ciel si pur et la terre si infâme ? Ces questions mènent à
 
des ténèbres d'où l'on ne sort pas.
Et le doute vient après : c'est quelque chose qui ne se dit pas, mais qui
se sent. - L'homme alors est comme ce voyageur perdu dans les sables
qui cherche partout une route pour le conduire à l'oasis, et qui ne voit
que le désert.
Le doute, c'est la vie ! - L'action, la parole, la nature, la mort ! Doute
dans tout cela.
Le doute, c'est la mort pour les âmes, c'est une lèpre qui prend les races
usées, c'est une maladie qui vient de la science et qui conduit à la folie.
La folie est le doute de la raison. C'est peut-être la raison elle-même.
Qui le prouve ?
 
 
XX
 
Il est des poètes qui ont l'âme toute pleine de parfums et de fleurs, qui
Il est des poètes qui ont l'âme toute pleine de parfums et de fleurs, qui regardent la vie comme l'aurore du ciel, d'autres qui n'ont rien que de sombre, rien que de l'amertume et de la colère - il y a des peintres qui voient tout en bleu, d'autres tout en jaune ou tout en noir. - Chacun de nous a un prisme à travers lequel il aperçoit le monde, heureux celui qui y distingue des couleurs riantes et des choses gaies. -
regardent la vie comme l'aurore du ciel; d'autres qui n'ont rien que de
 
sombre, rien que de l'amertume et de la colère ; il y a des peintres qui
Il y a des hommes qui ne voient dans le monde qu'un titre, que des femmes, que la banque, qu'un nom, qu'une destinée... folies. -
voient tout en bleu, d'autres tout en jaune et tout en noir. Chacun de nous
 
a un prisme à travers lequel il aperçoit le monde ; heureux celui qui y
J'en connais qui n'y voient que chemins de fer, marchés ou bestiaux ; les uns y découvrent un plan sublime, les autres une farce obscène.
distingue des couleurs riantes et des choses gaies.
 
Il y a des hommes qui ne voient dans le monde qu'un titre, que des
Et ceux-là vous demanderaient bien ce que c'est que l'obscène ? Question embarrassante à résoudre comme les questions.
femmes, que la banque, qu'un nom, qu'une destinée... folies. J'en connais
 
qui n'y voient que chemins de fer, marchés ou bestiaux; les uns y
J'aimerais autant donner la définition géométrique d'une belle paire de bottes ou d'une belle femme, deux choses importantes.
découvrent un plan sublime, les autres une farce obscène.
 
Et ceux-là vous demanderaient bien ce que c'est que l'obscène ? Question
Les gens qui voient notre globe, comme un gros ou un petit tas de boue sont de singulières gens ou difficiles à prendre.
embarrassante à résoudre comme les questions. J'aimerais autant
 
donner la définition géométrique d'une belle paire de bottes ou d'une
Vous venez de parler avec un de ces gens infâmes, gens qui ne s'intitulent pas philanthropes, et qui, sans craindre qu'on les appelle carlistes, ne votent pas pour la démolition des cathédrales. Mais bientôt vous vous arrêtez tout court ou vous vous avouez vaincu, car ceux-là sont des gens sans principes qui regardent la vertu comme un mot, le monde comme une bouffonnerie. De là, ils partent pour tout considérer sous un point de vue ignoble, ils sourient aux plus belles choses et, quand vous leur parlez de philanthropie, ils haussent les épaules et vous disent que la philanthropie s'exerce par une souscription pour les pauvres.
belle femme, deux choses importantes.
 
Les gens qui voient notre globe, comme un gros ou un petit tas de boue
sont de singulières gens ou difficiles à prendre.
Vous venez de parler avec un de ces gens infâmes, gens qui ne
s'intitulent pas philanthropes, et qui, sans craindre qu'on les appelle
carlistes, ne votent pas pour la démolition des cathédrales. Mais bientôt
vous vous arrêtez tout court ou vous vous avouez vaincu, car ceux-là
sont des gens sans principes qui regardent la vertu comme un mot, le
monde comme une bouffonnerie. De là, ils partent pour tout considérer
sous un point de vue ignoble, ils sourient aux plus belles choses et,
quand vous leur parlez de philanthropie, ils haussent les épaules et vous
disent que la philanthropie s'exerce par une souscription pour les
pauvres.
La belle chose qu'une liste de noms dans un journal !
 
Chose étrange que cette diversité d'opinions, de systèmes, de croyances
Chose étrange que cette diversité d'opinions, de systèmes, de croyances et de folies.
et de folies !
 
Quand vous parlez à certaines gens, ils s'arrêtent tout à coup effrayés,
Quand vous parlez à certaines gens, ils s'arrêtent tout à coup effrayés, et vous demandent : Comment, vous nieriez cela ? vous douteriez de cela ? Peut-on révoquer le plan de l'univers et les devoirs de l'homme ? Et si, malheureusement, votre regard a laissé deviner un rêve de l'âme, - ils s'arrêtent tout à coup et finissent là leur victoire logique, comme ces enfants effrayés d'un fantôme imaginaire, et qui se ferment les yeux sans oser regarder.
et vous demandent : Comment ! vous nieriez cela ? vous douteriez de
 
cela? Peut-on révoquer le plan de l'univers et les devoirs de l'homme ?
Ouvre-les - homme faible et plein d'orgueil, pauvre fourmi qui rampes avec peine sur ton grain de poussière, tu te dis libre et grand, tu te respectes toi-même, si vil pendant ta vie, et, par dérision sans doute, tu salues ton corps pourri qui passe - et puis tu penses qu'une si belle vie, agitée ainsi entre un peu d'orgueil que tu appelles grandeur et cet intérêt bas qui est l'essence de ta société, sera couronnée par une immortalité. De l'immortalité pour toi, plus lascif qu'un singe, et plus méchant qu'un tigre, et plus rampant qu'un serpent - allons donc ! faites-moi un paradis pour le singe, le tigre et le serpent, pour la luxure, la cruauté, la bassesse - un paradis pour l'égoïsme, une éternité pour cette poussière, de l'immortalité pour ce néant !
Et si, malheureusement, votre regard a laissé deviner un rêve de l'âme,
 
ils s'arrêtent tout à coup et finissent là leur victoire logique, comme
Tu te vantes d'être libre, de pouvoir faire ce que tu appelles le bien et le mal, sans doute pour qu'on te condamne plus vite, car que saurais-tu faire de bon ? Y a-t-il un seul de tes gestes qui ne soit stimulé par l'orgueil ou calculé par l'intérêt ?
ces enfants effrayés d'un fantôme imaginaire, et qui se ferment les yeux
 
sans oser regarder.
Toi, libre ! - Dès ta naissance, tu es soumis à toutes les infirmités paternelles, tu reçois avec le jour la semence de tous tes vices, de ta stupidité même, de tout ce qui te fera juger le monde, toi-même, tout ce qui t'entoure, d'après ce terme de comparaison, cette mesure que tu as en toi. Tu es né avec un esprit étroit, avec des idées faites ou qu'on te fera sur le bien ou sur le mal. On te dira qu'on doit aimer son père et le soigner dans sa vieillesse, tu feras l'un et l'autre, et tu n'avais pas besoin qu'on te l'apprît, n'est-ce pas ? Cela est une vertu innée comme le besoin de manger. Tandis que, derrière la montagne où tu es né, on enseignera à ton frère à tuer son père devenu vieux, et il le tuera, car cela, pense-t-il, est naturel, et il n'était pas nécessaire qu'on le lui apprît. On t'élèvera en te disant qu'il faut te garder d'aimer d'un amour charnel ta soeur ou ta mère ; tandis que tu descends comme tous les hommes d'un inceste, car le premier homme et la première femme, eux et leurs enfants, étaient frères et soeurs ; tandis que le soleil se couche sur d'autres peuples qui regardent l'inceste comme une vertu et le fratricide comme un devoir. Es-tu déjà libre des principes d'après lesquels tu gouverneras ta conduite ? Est-ce toi qui présides à ton éducation ? Est-ce toi qui as voulu naître avec un caractère heureux ou triste, physique ou robuste, doux ou méchant, moral ou vicieux ?
Ouvre-les, homme faible et plein d'orgueil, pauvre fourmi qui rampes
 
avec peine sur ton grain de poussière ; tu te dis libre et grand, tu te
Mais d'abord pourquoi es-tu né ? est-ce toi qui l'as voulu ? t'a-t-on conseillé là-dessus ? tu es donc né fatalement parce que ton père un jour sera revenu d'une orgie, échauffé par le vin et des propos de débauche, et que ta mère en aura profité, qu'elle aura mis en jeu toutes les ruses de femme poussée par ses instincts de chair et de bestialité que lui a donnés la nature en lui faisant une âme, et qu'elle sera parvenue à animer cet homme que les filles publiques ont fatigué dès l'adolescence. Quelque grand que tu sois, tu as d'abord été quelque chose d'aussi sale que de la salive et de plus fétide que de l'urine, puis tu as subi des métamorphoses comme un ver, et enfin tu es venu au monde, presque sans vie, pleurant, criant et fermant les yeux, comme par haine pour ce soleil que tu as appelé tant de fois.
respectes toi-même, si vil pendant ta vie, et, par dérision sans doute, tu
 
salues ton corps pourri qui passe. Et puis tu penses qu'une si belle vie,
On te donne à manger. - Tu grandis, tu pousses comme la feuille, - c'est bien hasard si le vent ne t'emporte pas de bonne heure, car à combien de choses es-tu soumis ? A l'air, au feu, à la lumière, au jour, à la nuit, au froid, au chaud, à tout ce qui t'entoure, tout ce qui est : tout cela te maîtrise, te passionne ; tu aimes la verdure, les fleurs, et tu es triste quand elles se fanent, tu aimes ton chien, tu pleures quand il meurt ; une araignée arrive à toi, tu recules de frayeur, tu frissonnes quelquefois en regardant ton ombre et lorsque ta pensée s'enfonce dans les mystères du néant, tu es effrayé et tu as peur du doute.
agitée ainsi entre un peu d'orgueil que tu appelles grandeur et cet
 
intérêt bas qui est l'essence de ta Société, sera couronnée par une
Tu te dis libre et chaque jour tu agis poussé par mille choses, tu vois une femme et tu l'aimes, tu en meurs d'amour : es-tu libre d'apaiser ce sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce coeur, d'apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? Mille chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves t'arrêtent. Tu vois un homme pour la première fois, un de ses traits te choque, et durant ta vie tu as de l'aversion pour cet homme, que tu aurais peut-être chéri s'il avait eu le nez moins gros. - Tu as un mauvais estomac et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s'enchaînent aussi fatalement d'autres séries de faits, d'où d'autres dérivent à leur tour.
immortalité. De l'immortalité pour toi, plus lascif qu'un singe, et plus
 
méchant qu'un tigre, et plus rampant qu'un serpent ? Allons donc! faitesmoi
Es-tu le créateur de ta constitution physique et morale ? Non, tu ne pourrais la diriger entièrement que si tu l'avais faite et modelée à ta guise.
un paradis pour le singe, le tigre et le serpent, pour la luxure, la
 
cruauté, la bassesse, un paradis pour l'égoïsme, une éternité pour cette
Tu te dis libre parce que tu as une âme - d'abord c'est toi qui as fait cette découverte que tu ne saurais définir ; une voix intime te dit que oui -d'abord tu mens : une voix te dit que tu es faible et tu sens en toi un immense vide que tu voudrais combler par toutes les choses que tu y jettes. Quand même tu croirais que oui, en es-tu sûr ? Qui te l'a dit ? Quand, longtemps combattu par deux sentiments opposés, après avoir bien hésité, bien douté, tu penches vers un sentiment, tu crois avoir été le maître de l'avoir fait. Mais, pour être maître, il faudrait n'avoir aucun penchant. Es-tu maître de faire le bien, si tu as le goût du mal enraciné dans le coeur, si tu es né avec de mauvais penchants développés par ton éducation ? Et si tu es vertueux, si tu as horreur du crime, pourras-tu le faire ? Es-tu libre de faire le bien ou le mal ? puisque c'est le sentiment du bien qui te dirige toujours, tu ne peux faire le mal.
poussière, de l'immortalité pour ce néant. Tu te vantes d'être libre, de
 
pouvoir faire ce que tu appelles le bien et le mal, sans doute pour qu'on
Ce combat est la lutte de ces deux penchants et si tu fais le mal, c'est que tu es plus vicieux que vertueux et que la fièvre la plus forte a eu le dessus.
te condamne plus vite, car que saurais-tu faire de bon ? Y a-t-il un seul
 
de tes gestes qui ne soit stimulé par l'orgueil ou calculé par l'intérêt ?
Quand deux hommes se battent, il est certain que le plus faible, le moins adroit, le moins souple, sera vaincu par le plus fort, le plus adroit, le plus souple. - quelque longtemps que puisse durer la lutte, il y en aura toujours un de vaincu. Il en est de même de ta nature intérieure : quand même ce que tu sens être bon l'emporte, la victoire est-elle toujours la justice ? ce que tu juges le bien est-il le bien absolu, immuable, éternel ?
Toi, libre ! Dès ta naissance, tu es soumis à toutes les infirmités
 
paternelles, tu reçois avec le jour la semence de tous tes vices, de ta
Tout n'est donc que ténèbres autour de l'homme, tout est vide, et il voudrait quelque chose de fixe - il roule lui-même dans cette immensité du vague où il voudrait s'arrêter, - il se cramponne à tout et tout lui manque : patrie, liberté, croyance, Dieu, vertu, il a pris tout cela et tout cela lui est tombé des mains - comme un fou qui laisse tomber un verre de cristal et qui rit de tous les morceaux qu'il a faits.
stupidité même, de tout ce qui te fera juger le monde, toi-même, tout ce
 
qui t'entoure, d'après ce terme de comparaison, cette mesure que tu as
Mais l'homme a une âme immortelle et faite à l'image de Dieu - deux idées pour lesquelles il a versé son sang, deux idées qu'il ne comprend pas : une âme - un Dieu, mais dont il est convaincu.
en toi. Tu es né avec un esprit étroit, avec des idées faites ou qu'on te
 
fera sur le bien ou sur le mal. On te dira qu'on doit aimer son père et le
Cette âme est une essence autour de laquelle notre être physique tourne comme la terre autour du soleil. - Cette âme est noble, car étant un principe spirituel, n'étant point terrestre, elle ne saurait rien avoir de bas, de vil. Cependant, n'est-ce pas la pensée qui dirige notre corps ? N'est-ce pas elle qui fait lever notre bras quand nous voulons tuer ? N'est-ce pas elle qui anime notre chair ? L'esprit serait-il le principe du mal et le corps l'agent ?
soigner dans sa vieillesse : tu feras l'un et l'autre, et tu n'avais pas
 
besoin qu'on te l'apprît, n'est-ce pas ? Cela est une vertu innée comme le
Voyons comme cette âme, comme cette conscience est élastique, flexible, comme elle est molle et maniable, comme elle se ploie facilement sous le corps qui pèse sur elle, comme cette âme est vénale et basse, comme elle rampe, comme elle flatte, comme elle ment, comme elle trompe - C'est elle qui vend le corps, la main, la tête et la langue - c'est elle qui veut du sang et qui demande de l'or, toujours insatiable et cupide de tout dans son infini - elle est au milieu de nous comme une soif, une ardeur quelconque, un feu qui nous dévore, un pivot qui nous fait tourner sur lui.
besoin de manger; tandis que, derrière la montagne où tu es né, on
 
enseignera à ton frère à tuer son père devenu vieux, et il le tuera, car
Tu es grand, homme ! non par le corps sans doute, mais par cet esprit qui t'a fait, dis-tu, le roi de la nature ; tu es grand, maître et fort.
cela, pense-t-il, est naturel, et il n'était pas nécessaire qu'on le lui
 
apprît.
Chaque jour, en effet, tu bouleverses la terre, tu creuses des canaux, tu bâtis des palais, tu enfermes les fleuves entre des pierres, tu cueilles l'herbe, tu la pétris et tu la manges ; tu remues l'océan avec la quille de tes vaisseaux, et tu crois tout cela beau, tu te crois meilleur que la bête fauve que tu manges, plus libre que la feuille emportée par les vents, plus grand que l'aigle qui plane sur les tours, plus fort que la terre dont tu tires ton pain et tes diamants et que l'océan sur lequel tu cours, mais, hélas ! - la terre que tu remues renaît d'elle-même, tes canaux se détruisent, les fleuves envahissent tes champs et tes villes, les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d'elles-mêmes, les fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surface de l'océan qu'une goutte de pluie et que le battement d'aile de l'oiseau. Et, toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces de toi-même que ton navire n'en laisse sur les flots. Tu te crois grand parce que tu travailles sans relâche, mais ce travail est une preuve de ta faiblesse. Tu étais donc condamné à apprendre toutes ces choses inutiles au prix de tes sueurs, tu étais esclave avant d'être né, et malheureux avant de vivre ! Tu regardes les astres avec un sourire d'orgueil parce que tu leur as donné des noms, que tu as calculé leur distance, comme si tu voulais mesurer l'infini et enfermer l'espace dans les bornes de ton esprit. Mais tu te trompes ! Qui te dit que derrière ces mondes de lumières, il n'y en a pas d'autres infinis encore, et toujours ainsi ? Peut-être que tes calculs s'arrêtent à quelques pieds de hauteur, et que là commence une échelle nouvelle de faits... Comprends-tu toi-même la valeur des mots dont tu te sers... étendue - espace ? Ils sont plus vastes que toi et ton globe.
On t'élèvera en te disant qu'il faut te garder, d'aimer d'un amour charnel
 
ta soeur ou ta mère ; tandis que tu descends comme tous les hommes
Tu es grand et tu meurs, comme le chien et la fourmi, avec plus de regret qu'eux, et puis tu pourris, et je te le demande, quand les vers t'ont mangé, quand ton corps s'est dissous dans l'humidité de la tombe, et que ta poussière n'est plus, où es-tu, homme ? Où est même ton âme - cette âme qui était le moteur de tes actions, qui livrait ton coeur à la haine, à l'envie, à toutes les passions, cette âme qui te vendait et qui te faisait fuite tant de bassesses, où est-elle ? Est-il un lieu assez saint pour la recevoir ?
d'un inceste, car le premier homme et la première femme, eux et leurs
 
enfants, étaient frères et soeurs ; tandis que le soleil se couche sur
Tu te respectes et tu t'honores comme un Dieu - tu as inventé l'idée de dignité de l'homme, idée que rien dans la nature ne pourrait avoir en te voyant ; tu veux qu'on t'honore et tu t'honores toi-même, tu veux même que ce corps, si vil pendant sa vie, soit honoré quand il n'est plus. Tu veux qu'on se découvre devant ta charogne humaine - qui se pourrit de corruption, quoique plus pure encore que toi quand tu vivais. C'est là ta grandeur.
d'autres peuples qui regardent l'inceste comme une vertu et le fratricide
 
comme un devoir.
Es-tu déjà libre des principes d'après lesquels tu gouverneras ta
conduite ? Est-ce toi qui présides à ton éducation ? Est-ce toi qui as
voulu naître avec un caractère heureux ou triste, physique ou robuste,
doux ou méchant, moral ou vicieux ?
Mais d'abord pourquoi es-tu né ? est-ce toi qui l'as voulu ? t'a-t-on
conseillé là-dessus ? tu es donc né fatalement parce que ton père un
jour sera revenu d'une orgie, échauffé par le vin et des propos de
débauche, et que ta mère en aura profité, qu'elle aura mis en jeu toutes
les ruses de femme poussée par ses instincts de chair et de bestialité
que lui a donnés la nature en faisant une âme, et qu'elle sera parvenue à
animer cet homme que les fêtes publiques ont fatigué dès l'adolescence.
Quelque grand que tu sois, tu as d'abord été quelque chose d'aussi sale
que de la salive et de plus fétide que de l'urine, puis tu as subi des
métamorphoses comme un ver, et enfin tu es venu au monde, presque
sans vie, pleurant, criant et fermant les yeux, comme par haine pour ce
soleil que tu as appelé tant de fois. On te donne à manger : tu grandis, tu
pousses comme la feuille, c'est bien hasard si le vent ne t'emporte pas
de bonne heure, car à combien de choses es-tu soumis ? à l'air, au feu, à
la lumière, au jour, à la nuit, au froid, au chaud, à tout ce qui t'entoure,
tout ce qui est ; tout cela te maîtrise, te passionne ; tu aimes la
verdure, les fleurs et tu es triste quand elles se fanent; tu aimes ton
chien, tu pleures quand il meurt; une araignée arrive vers toi, tu recules
de frayeur ; tu frissonnes quelquefois en regardant ton ombre, et lorsque
ta pensée s'enfonce dans les mystères du néant, tu es effrayé et tu as
peur du doute.
Tu te dis libre, et chaque jour tu agis poussé par mille choses, tu vois
une femme et tu l'aimes, tu en meurs d'amour. Es-tu libre d'apaiser ce
sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce coeur,
d'apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? mille
chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves
t'arrêtent. Tu vois un homme pour la première fois, un de ses traits te
choque, et durant ta vie tu as de l'aversion pour cet homme, que tu
aurais peut-être chéri s'il avait eu le nez moins gros. Tu as un mauvais
estomac et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec
bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s'enchaînent aussi
fatalement d'autres séries de faits, d'où d'autres dérivent à leur tour.
Es-tu le créateur de ta constitution physique et morale ? Non, tu ne
pourrais la diriger entièrement que si tu l'avais faite et modelée à ta
guise.
Tu te dis libre parce que tu as une âme. D'abord c'est toi qui as fait cette
découverte que tu ne saurais définir ; une voix intime te dit que oui.
D'abord tu mens, une voix te dit que tu es faible et tu sens en toi un
immense vide que tu voudrais combler par toutes les choses que tu y
jettes. Quand même tu croirais que oui, en es-tu sûr ? Qui te l'a dit ?
Quand, longtemps combattu par deux sentiments opposés, après avoir
bien hésité, bien douté, tu penches vers un sentiment, tu crois avoir été
le maître de ta décision.
Mais, pour être maître, il faudrait n'avoir aucun penchant. Es-tu maître
de faire le bien, si tu as le goût du rital enraciné dans le coeur, si tu es
né avec de mauvais penchants développés par ton éducation ; et si tu es
vertueux, si tu as horreur du crime, pourras-tu le faire ? Es-tu libre de
faire le bien ou le mal ?
Puisque c'est le sentiment du bien qui te dirige toujours, tu ne peux
faire le mal.
Ce combat est la lutte de ces deux penchants et si tu fais le mal, c'est
que tu es plus vicieux que vertueux et que la fièvre la plus forte a eu le
dessus.
Quand deux hommes se battent, il est certain que le plus faible, le moins
adroit, le moins souple, sera vaincu par le plus fort, le plus adroit, le
plus souple.
Quelque longtemps que puisse durer la lutte, il y en aura toujours un de
vaincu. Il en est de même de ta nature intérieure. Quand même ce que tu
sens être bon l'emporte, la victoire est-elle toujours la justice ?
Ce que tu juges le bien est-il le bien absolu, immuable, éternel ?
Tout n'est donc que ténèbres autour de l'homme, tout est vide, et il
voudrait quelque chose de fixe; il roule lui-même dans cette immensité
du vague où il voudrait s'arrêter, il se cramponne à tout et tout lui
manque : patrie, liberté, croyance, Dieu, vertu; il a pris tout cela et tout
cela lui est tombé des mains ; il est connue un fou qui laisse tomber un
verre de cristal et qui rit de tous les morceaux qu'il a faits.
Mais l'homme a une âme immortelle et faite à l'image de Dieu ; deux
idées pour lesquelles il a versé son sang, deux idées qu'il ne comprend
pas, - une âme, un Dieu, - mais dont il est convaincu.
Cette âme est une essence autour de laquelle notre être physique tourne
comme la terre autour du soleil.
Cette âme est noble, car étant un principe spirituel, n'étant point
terrestre, elle ne saurait rien avoir de bas, de vil. Cependant, n'est-ce
pas la pensée qui dirige notre corps ? N'est-ce pas elle qui fait lever
notre bras quand nous voulons tuer ? N'est-ce pas elle qui anime notre
chair ? L'esprit serait-il le principe du mal et le corps l'agent ?
Voyons comme cette âme, comme cette conscience est élastique,
flexible, comme elle est molle et maniable, comme elle se ploie
facilement sous le corps qui pèse sur elle <ou qui appuie sur le corps qui
s'incline, comme cette âme est vénale et basse, comme elle rampe,
comme elle flatte, comme elle ment, comme elle trompe ! C'est elle qui
vend le corps, la main, la tête et la langue ; c'est elle qui veut du sang et
qui demande de l'or, toujours insatiable et cupide de tout dans son
infini; elle est au milieu de nous comme une soif, une ardeur quelconque,
un feu qui nous dévore, un pivot qui nous fait tourner sur lui. Tu es
grand, homme ! non par le corps sans doute, mais par cet esprit qui t'a
fait, dis-tu, le roi de la nature ; tu es grand, maître et fort.
Chaque jour, en effet, tu bouleverses la terre, tu creuses des canaux, tu
bâtis des palais, tu enfermes les fleuves entre des pierres, tu cueilles
l'herbe, tu la pétris et tu la manges ; tu remues l'Océan avec la quille de
tes vaisseaux, et tu crois tout cela beau ; tu te crois meilleur que la
bête fauve que tu manges, plus libre que la feuille emportée par les
vents, plus grand que l'aigle qui plane sur les tours, plus fort que la
terre dont tu tires ton pain et tes diamants et que l'Océan sur lequel tu
cours. Mais, hélas ! la terre que tu remues, renaît d'elle-même, tes
canaux se détruisent, les fleuves envahissent tes champs et tes villes,
les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d'elles-mêmes, les
fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes
ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surface de
l'Océan qu'une goutte de pluie et que le battement d'aile de l'oiseau. Et,
toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces
de toi-même que ton navire n'en laisse sur les flots. Tu te crois grand
parce que tu travailles sans relâche, mais ce travail est une preuve de
ta faiblesse. Tu étais donc condamné à apprendre toutes ces choses
inutiles au prix de tes sueurs, tu étais esclave avant d'être né, et
malheureux avant de vivre ! Tu regardes les astres avec un sourire
d'orgueil parce que tu leur as donnés des noms, que tu as calculé leur
distance, comme si tu voulais mesurer l'infini et enfermer l'espace dans
les bornes de ton esprit. Mais tu te trompes ! Qui te dit que derrière ces
mondes de lumières, il n'y en a pas d'autres infinis encore, et toujours
ainsi ? Peut-être que tes calculs s'arrêtent à quelques pieds de hauteur,
et que là commence une échelle nouvelle de faits... Comprends-tu toimême
la valeur des mots dont tu te sers... étendue, espace ? Ils sont
plus vastes que toi et ton globe.
Tu es grand et tu meurs, comme le chien et la fourmi, avec plus de
regret qu'eux, et puis tu pourris, et je te le demande, quand les vers
t'ont mangé, quand ton corps s'est dissous dans l'humidité de la tombe,
et que ta poussière n'est plus, où es-tu, homme ? Où est même ton âme ?
cette âme qui était le moteur de tes actions, qui livrait ton coeur à la
haine, à l'envie, à toutes les passions, cette âme qui te vendait et qui te
faisait fuite tant de bassesses, où est-elle ? Est-il un lieu assez saint
pour la recevoir ? Tu te respectes et tu t'honores comme un Dieu, tu as
inventé l'idée de dignité de l'homme, idée que rien dans la nature ne
pourrait avoir en te voyant ; tu veux qu'on t'honore et tu t'honores toimême,
m veux même que ce corps, si vil pendant sa vie, soit honoré
quand il n'est plus. Tu veux qu'on se découvre devant ta charogne
humaine, qui se pourrit de corruption, quoique plus pure encore que toi
quand tu vivais. C'est là ta grandeur.
Grandeur de poussière, majesté de néant !
 
 
XXI
 
J'y revins deux ans plus tard ; vous pensez où : elle n'y était pas.
 
Son mari était seul, venu avec une autre ferrure, et il en était parti deux
Son mari était seul, venu avec une autre femme, et il en était parti deux jours avant mon arrivée.
 
Je retournai sur le rivage. Comme il était vide ! De là, je pouvais voir le
Je retournai sur le rivage. Comme il était vide ! De là, je pouvais voir le mur gris de la maison de Maria. - quel isolement !
 
Quel isolement !
Je revins donc dans cette même salle dont je vous ai parlé ; elle était pleine, mais aucun des visages n'y était plus, les tables étaient prises par des gens que je n'avais jamais vus ; celle de Maria était occupée par une vieille femme qui s'appuyait à cette même place où si souvent son coude s'était posé.
 
pleine, mais aucun des visages n'y était plus, les tables étaient prises
Je restai ainsi quinze jours, - il fit quelques jours de mauvais temps et de pluie que je passai dans ma chambre où j'entendais la pluie tomber sur les ardoises, le bruit lointain de la mer, et, de temps en temps, quelque cri de marins sur le quai. - Je repensai à toutes ces vieilles choses que le spectacle des mêmes lieux faisait revivre.
par des gens que je n'avais jamais vus ; celle de Maria était occupée par
 
une vieille femme qui s'appuyait à cette même place où si souvent son
Je revoyais le même océan avec ses mêmes vagues, toujours immense, triste et mugissant sur ses rochers ; ce même village avec ses tas de boue, ses coquilles qu'on foule et ses maisons en étage. - Mais tout ce que j'avais aimé, tout ce qui entourait Maria, ce beau soleil qui passait à travers les auvents et qui dorait sa peau, l'air qui l'entourait, le monde qui passait près d'elle, tout cela était parti sans retour. Oh ! que je voudrais seulement un seul de ces jours - sans pareils - entrer sans y rien changer !
coude s'était posé. Je restai ainsi quinze jours ; il fit quelques jours de
 
mauvais temps et de pluie que je passai dans ma chambre où j'entendais
Quoi ! rien de tout cela ne reviendra ? Je sens comme mon coeur est vide, car tous ces hommes qui m'entourent me font un désert où je meurs.
la pluie tomber sur les ardoises, le bruit lointain de la mer, et, de temps
 
en temps, quelque cri de marins sur le quai. - Je repensai à toutes ces
Je me rappelai ces longues et chaudes après-midi d'été où je lui parlais sans qu'elle se doutât que je l'aimais, et où son regard indifférent entrait comme un rayon d'amour jusqu'au fond de mon coeur. Comment aurait-elle pu, en effet, voir que je l'aimais, car je ne l'aimais pas alors, et, en tout ce que je vous ai dit, j'ai menti ; c'était maintenant que je l'aimais, que je la désirais, que, seul sur le rivage, dans les bois ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me regardant. Quand je me couchais sur l'herbe, et que je regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, je pensais à elle, et je reconstruisais dans mon coeur toutes les scènes où elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion.
vieilles choses que le spectacle des mêmes lieux faisait revivre.
 
Je revoyais le même océan avec ses mêmes vagues, toujours immense,
Si je me rappelais l'avoir vue marcher sur un endroit, j'y marchais, - j'ai voulu retrouver le timbre de sa voix pour m'enchanter moi-même ; cela était impossible. Que de fois j'ai passé devant sa maison et j'ai regardé à sa fenêtre !
triste et mugissant sur ses rochers ; ce même village avec ses tas de
 
boue, ses coquilles qu'on foule et ses maisons en étage. - Mais tout ce
Je passai donc ces quinze jours dans une contemplation amoureuse - rêvant à elle. Je me rappelle des choses navrantes ; un jour, je revenais, vers le crépuscule, je marchais à travers les pâturages couverts de boeufs, je marchais vite, je n'entendais que le bruit de ma marche qui froissait l'herbe, j'avais la tête baissée et je regardais la terre. Ce mouvement régulier m'endormit pour ainsi dire : je crus entendre Maria marcher près de moi, elle me tenait le bras et tournait la tête pour me voir - c'était elle qui marchait dans les herbes. Je savais bien que c'était une hallucination que j'animais moi-même, mais je ne pouvais me défendre d'en sourire et je me sentais heureux - je levai la tête : le temps était sombre, devant moi, à l'horizon, un magnifique soleil se couchait sous les vagues ; on voyait une gerbe de feu s'élever en réseaux, disparaître sous de gros nuages noirs qui roulaient péniblement sur eux, et puis un reflet de ce soleil couchant reparaître plus loin derrière moi dans un coin du ciel limpide et bleu.
que j'avais aimé, tout ce qui entourait Maria, ce beau soleil qui passait à
 
travers les auvents et qui dorait sa peau, l'air qui l'entourait, le monde
Quand je découvris la mer, il avait presque disparu ; son disque était à moitié enfoncé sous l'eau et une légère teinte de rose allait s'élargissant et s'affaiblissant vers le ciel.
qui passait près d'elle, tout cela était parti sans retour. Oh ! que je
 
voudrais seulement un seul de ces jours sans pareil ! entrer sans y rien
Une autre fois, je revenais à cheval en longeant la grève. Je regardais machinalement les vagues dont la mousse mouillait les pieds de ma jument, je regardais les cailloux qu'elle faisait jaillir en marchant, et ses pieds s'enfoncer dans le sable. Le soleil venait de disparaître tout à coup - Et il y avait sur les vagues une couleur sombre comme si quelque chose de noir eût plané sur elles. À ma droite, étaient des rochers entre lesquels l'écume s'agitait au souffle du vent comme une mer de neige, les mouettes passaient sur ma tête et je voyais leurs ailes blanches s'approcher tout près de cette eau sombre et terne. Rien ne pourra dire tout ce que cela avait de beau, cette mer, ce rivage avec son sable parsemé de coquilles, avec ses rochers couverts de varechs humides et l'écume qui se balançait sur eux au souffle de la brise.
changer ! Quoi ! rien de tout cela ne reviendra ? Je sens comme mon
 
coeur est vide, car tous ces hommes qui m'entourent me font un désert
Je vous dirais bien d'autres choses, bien plus belles et plus douces, si je pouvais dire tout ce que je ressentis d'amour, d'extase, de regrets. - Pouvez-vous dire par des mots le battement du coeur, pouvez-vous dire une larme et peindre son cristal humide qui baigne l'oeil d'une amoureuse langueur ? Pouvez-vous dire tout ce que vous ressentez en un jour ?
où je meurs.
 
Je me rappelai ces longues et chaudes après-midi d'été où je lui parlais
Pauvre faiblesse humaine, avec tes mots, tes langues, tes sons, tu parles et tu balbuties - tu définis Dieu, le ciel et la terre, la chimie et la philosophie, et tu ne peux exprimer, avec ta langue, toute la joie que te cause une femme nue - ou un plum-pudding.
sans qu'elle se doutât que je l'aimais, et où son regard indifférent
 
entrait comme un rayon d'amour jusqu'au fond de mon coeur. Comment
aurait-elle pu, en effet, voir que je l'aimais, car je ne l'aimais pas
 
alors, et, en tout ce que je vous ai dit, j'ai menti ; c'était maintenant
que je l'aimais, que je la désirais, que, seul sur le rivage, dans les bois
ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me
parlant, me regardant. Quand je me couchais sur l'herbe, et que je
regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, je
pensais à elle, et je reconstruisais dans mon coeur toutes les scènes où
elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion.
Si je me rappelais l'avoir vue marcher sur un endroit, j'y marchais ; j'ai
voulu retrouver le timbre de sa voix pour m'enchanter moi-même ; cela
était impossible. Que de fois j'ai passé devant sa maison et j'ai regardé
à sa fenêtre !
Je passai donc ces quinze jours dans une contemplation amoureuse,
rêvant à elle. Je me rappelle des choses navrantes ; un jour, je revenais,
vers le crépuscule, je. marchais à travers les pâturages couverts de
boeufs, je marchais vite, je n'entendais que le bruit de ma marche qui
froissait l'herbe, j'avais la tête baissée et je regardais la terre. Ce
mouvement régulier m'endormit pour ainsi dire : je crus entendre Maria
marcher près de moi, elle me tenait le bras et tournait la tête pour me
voir ; c'était elle qui marchait dans les herbes. Je savais bien que c'était
une hallucination que j'animais moi-même, mais je ne pouvais me
défendre d'en sourire et je me sentais heureux. Je levai la tête : le
temps était sombre, devant moi, à l'horizon, un magnifique soleil se
couchait sous les vagues ; on voyait une gerbe de feu s'élever en réseaux,
disparaître sous de gros nuages noirs qui roulaient péniblement sur eux,
et puis un reflet de ce soleil couchant reparaître plus loin derrière moi
dans un coin du ciel limpide et bleu.
Quand je découvris la mer, il avait presque disparu; son disque était à
moitié enfoncé sous l'eau et une légère teinte de rose allait
s'élargissant et s'affaiblissant vers le ciel.
Une autre fois, je revenais à cheval en longeant la grève. Je regardais
machinalement les vagues dont la mousse mouillait les pieds de ma
jument, je regardais les cailloux qu'elle faisait jaillir en marchant, et
ses pieds s'enfoncer dans le sable. Le soleil venait de disparaître tout à
coup et il y avait sur les vagues une couleur sombre comme si quelque
chose de noir eût plané sur elles. À ma droite, étaient des rochers entre
lesquels l'écume s'agitait au souffle du vent comme une mer de neige,
les mouettes passaient sur ma tête et je voyais leurs ailes blanches
s'approcher tout près de cette eau sombre et terne. Rien ne pourra dire
tout ce que cela avait de beau, cette mer, ce rivage avec son sable
parsemé de coquilles, avec ses rochers couverts de varechs humides et
l'écume qui se balançait sur eux au souffle de la brise.
Je vous dirais bien d'autres choses, bien plus belles et plus douces, si je
pouvais dire tout ce que je ressentis d'amour, d'extase, de regrets.
Pouvez-vous dire par des mots le battement du coeur, pouvez-vous dire
une larme et peindre son cristal humide qui baigne l'oeil d'une
amoureuse langueur ? Pouvez-vous dire tout ce que vous ressentez en un
jour ? Pauvre faiblesse humaine, avec tes mots, tes langues, tes sons,
tu parles et tu balbuties, tu définis Dieu, le ciel et la terre, la chimie et
la philosophie, et tu ne peux exprimer, avec ta langue, toute la joie que
te cause une femme nue ou un plum-pudding.
XXII
 
Ô Maria ! Maria, cher ange de ma jeunesse, toi que j'ai vue dans la
O Maria ! Maria, cher ange de ma jeunesse, toi que j'ai vue dans la fraîcheur de mes sentiments, toi que j'ai aimée d'un autour si doux, si plein de parfum, de tendres rêveries, adieu.
 
plein de parfum, de tendres rêveries, adieu ! adieu ! D'autres passions
viendront,Adieu - d'autres passions reviendront - je t'oublierai peut-être, - mais tu resteras toujours au fond de mon coeur, car le coeur est une terre, sur laquelle chaque passion bouleverse, remue et laboure sur les ruines des autres. Adieu.
 
mon coeur, car le coeur est une terre où chaque passion bouleverse,
Adieu, et cependant comme je t'aurais aimée, comme je t'aurais embrassée - serrée dans mes bras. Ah ! mon âme se fond en délices à toutes les folies que mon amour invente. Adieu.
remue et laboure sur les ruines des autres. Adieu ! Adieu ! et cependant
 
comme je t'aurais aimée, comme je t'aurais embrassée, serrée dans mes
Adieu, et cependant je penserai toujours à toi ; - je vais être jeté dans le tourbillon du monde - j'y mourrai peut-être écrasé sous les pieds de la foule, déchiré en lambeaux. Où vais-je ? que serai-je ? Je voudrais être vieux, avoir les cheveux blancs - non, je voudrais être beau comme les anges, avoir de la gloire, du génie, et tout déposer à tes pieds pour que tu marches sur tout cela et je n'ai rien de tout cela - et tu m'as regardé aussi froidement qu'un laquais ou qu'un mendiant.
bras ! Ah ! mon âme se fond en délices à toutes les folies que mon amour
 
invente. Adieu ! Adieu! et cependant je penserai toujours à toi, je vais
Et moi, sais-tu que je n'ai pas passé une nuit, pas un jour, pas une heure, sans penser à toi, sans te revoir sortant de dessous la vague, avec tes cheveux noirs sur tes épaules - ta peau brune avec ses perles d'eau salée, tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui s'enfonçait dans le sable - et que cette vision est toujours présente, et que cela murmure toujours à mon coeur ? - Oh ! non, tout est vide.
être jeté dans le tourbillon du monde, j'y mourrai peut-être écrasé sous
 
les pieds de la foule, déchiré en lambeaux. Où vais-je ? Que serai-je ?
Adieu, et pourtant, quand je te vis, si j'avais été plus âgé de quatre à cinq ans, plus hardi... peut-être... oh ! non, je rougissais à chacun de tes regards. Adieu.
Je voudrais être vieux, avoir les cheveux blancs. Non, je voudrais être
 
beau comme les anges, avoir de la gloire, du génie, et tout déposer à tes
pieds pour que tu marches sur tout cela i et je n'ai rien de tout cela, et
 
tu m'as regardé aussi froidement qu'un laquais ou qu'un mendiant.
Et moi, sais-tu que je n'ai pas passé une nuit, pas un jour, pas une heure,
sans penser à toi, sans te revoir sortant de dessous la vague, avec tes
cheveux noirs sur tes épaules, ta peau brune avec ses perles d'eau salée,
tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui
s'enfonçait dans le sable, et que cette vision est toujours présente, et
que cela murmure toujours à mon coeur ? Oh ! non, tout est vide.
Adieu ! et pourtant, quand je te vis, si j'avais été plus âgé de quatre à
cinq ans, plus hardi... Peut-être ? Oh ! non, je rougissais à chacun de tes
regards. Adieu !
XXIII
 
Quand j'entends les cloches sonner et le glas frapper en gémissant, j'ai
Quand j'entends les cloches sonner et le glas frapper en gémissant, j'ai dans l'âme une vague tristesse, quelque chose d'indéfinissable et de rêveur comme des vibrations mourantes.
 
rêveur comme des vibrations mourantes.
Une série de pensées s'ouvre au tintement lugubre de la cloche des morts. Il me semble voir le monde dans ses plus beaux jours de fête, avec des cris de triomphe, des chars et des couronnes, et, par-dessus tout cela, un éternel silence et une éternelle majesté. -
 
morts. Il me semble voir le monde dans ses plus beaux jours de fête,
Mon âme s'envole vers l'éternité et l'infini et plane dans l'océan du doute au son de cette voix qui annonce la mort.
avec des cris de triomphe, des chars et des couronnes, et, par-dessus
 
tout cela, un éternel silence et une éternelle majesté !
Voix régulière et froide comme les tombeaux et qui cependant sonne à toutes les fêtes, pleure à tous les deuils - j'aime à me laisser étourdir par ton harmonie, qui étouffe le bruit des villes. J'aime, dans les champs, sur les collines dorées de blés mûrs, à entendre les sons frêles de la cloche du village qui chante au milieu de la campagne, tandis que l'insecte siffle sous l'herbe et que l'oiseau murmure sous le feuillage.
Mon âme s'envole vers l'éternité et l'infini et plane dans l'océan du doute
 
au son de cette voix qui annonce la mort.
Je suis longtemps resté, dans l'hiver, dans ces jours sans soleil, éclairés d'une lumière morne et blafarde, à écouter toutes les cloches sonner les offices - de toutes parts sortaient les voix qui montaient vers le ciel en réseau d'harmonie - et je condensais ma pensée sur ce gigantesque instrument - elle était grande, infinie, je ressentais en moi des sons, des mélodies, des échos d'un autre monde, des choses immenses qui mouraient aussi.
Voix régulière et froide comme les tombeaux et qui cependant sonne à
 
toutes les fêtes, pleure à tous les deuils, j'aime à me laisser étourdir
O cloches ! vous sonnerez donc aussi sur ma mort, et une minute après pour un baptême ! Vous êtes donc une dérision comme le reste et un mensonge comme la vie - dont vous annoncez toutes les phases : le baptême, le mariage, la mort -, pauvre airain, perdu et caché au milieu des airs et qui servirais si bien en lave ardente sur un champ de bataille, ou à ferrer les chevaux...
par ton harmonie, qui étouffe le bruit des villes. J'aime, dans les
champs, sur les collines dorées de blés mûrs, à entendre les sons frêles
de la cloche du village qui chante au milieu de la campagne, tandis que
l'insecte siffle sous l'herbe et que l'oiseau murmure sous le feuillage.
Je suis longtemps resté, dans l'hiver, dans ces jours sans soleil,
éclairés d'une lumière morne et blafarde, à écouter toutes les cloches
sonner les offices. De toutes parts sortaient les voix qui montaient vers
le ciel en réseau d'harmonie, et je condensais ma pensée sur ce
gigantesque instrument. Elle était grande, infinie, je ressentais en moi
des sons, des mélodies, des échos d'un autre monde, des choses
immenses qui mouraient aussi.
Ô cloches ! vous sonnerez donc aussi sur ma mort, et une minute après
pour un baptême. Vous êtes donc une dérision comme le reste et un
mensonge connue la vie dont vous annoncez toutes les phases : le
baptême, le mariage, la mort. Pauvre airain, perdu et caché au milieu des
airs et qui servirais si bien en lave ardente sur un champ de bataille ou
à ferrer les chevaux...