« Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Mémoires d’un fou » : différence entre les versions
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{{Titre|Mémoires d'un fou|[[Gustave Flaubert]]|première publication en 1901|}}
À toi, mon cher Alfred, ces pages sont dédiées et données.
Elles renferment une âme tout entière. - Est-ce la mienne ? Est-ce celle
d'un autre ? J'avais d'abord voulu faire un roman intime où le
scepticisme serait poussé jusqu'aux dernières bornes du désespoir,
mais, peu à peu, en écrivant, l'impression personnelle perça à travers la
fable, l'âme remua la plume et l'écrasa.
J'aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures. Pour
toi, tu n'en feras pas.
Seulement, tu croiras peut-être en bien des endroits que l'expression
est forcée et le tableau assombri à plaisir. Rappelle-toi que c'est un fou
qui a écrit ces pages, et, si le mot paraît souvent surpasser le
sentiment qu'il exprime, c'est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du
coeur.
Adieu, pense à moi et pour moi.
I
Pourquoi écrire ces pages ? - À quoi sont-elles bonnes ? - Qu'en sais-je
le motif de leurs actions et de leurs écrits. - Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d'un fou va tracer ? Un fou, cela fait horreur. Qu'êtes-vous, vous, lecteur ? Dans quelle
catégorie te ranges-tu ? dans celle des sots ou celle des fous ? - Si l'on
te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition.
Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre
qui n'est ni instructif, ni amusant, ni chimique, ni philosophique, ni
agricultural, ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour
les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer, ni de
la Bourse, ni des replis intimes du coeur humain, ni des habits Moyen
Âge, ni de Dieu, ni du diable, mais qui parle d'un fou, c'est-à-dire le
monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l'espace
sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave, et qui se déchire lui-même ?
roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec
des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au
cordeau.
Seulement, je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête,
mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes
caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l'âme, - du rire et des
pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d'abord du coeur et étalés
comme de la pâte dans des périodes sonores, - et des larmes délayées
dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je
vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille
d'encre, que je vais ennuyer le lecteur et m'ennuyer moi-même ; j'ai
tellement pris l'habitude du rire et du scepticisme qu'on y trouvera,
depuis le commencement jusqu'à la fin, une plaisanterie perpétuelle, et
les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l'auteur et d'euxmêmes.
On y verra comment il y faut croire au plan de l'univers, aux devoirs
moraux de l'homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j'ai envie de
faire inscrire sur mes bottes, quand j'en aurai, afin que tout le monde le
lise et l'apprenne par coeur, même les vues les plus basses, les corps
les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau.
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d'un
pauvre fou. Un fou ! Et vous, lecteur, vous venez peut-être de vous marier
ou de payer vos dettes ?
I I
Je vais donc écrire l'histoire de ma vie. - Quelle vie ! Mais ai-je vécu ?
Je suis jeune, j'ai le visage sans ride et le coeur sans passion. - Oh !
comme elle fut calme, connue elle paraît douce et heureuse, tranquille
et pure. Oh ! oui, paisible et silencieuse comme un tombeau dont l'âme
serait le cadavre.
À peine ai-je vécu : je n'ai point connu le monde, - c'est-à-dire je n'ai
point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d'équipages, - je ne
suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m'a paru toujours
fausse et sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.
Or, ma vie, ce ne sont pas des faits; ma vie, c'est ma pensée.
Quelle est donc cette pensée qui m'amène maintenant, à l'âge où tout le
monde sourit, se trouve heureux, où l'on se marie, où l'on aime ; à l'âge
où tant d'autres s'enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires,
alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au
festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie,
me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet
épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et
mourut en riant, comme un homme qui sort ivre d'une orgie qui l'a
fatigué ?
Ô comme elle fut longue cette pensée ; comme une hydre, elle me dévora
sous toutes ses faces. Pensée de deuil et d'amertume, pensée de bouffon
qui pleure, pensée de philosophe qui médite...
Oh ! oui ! combien d'heures se sont écoulées dans ma vie, longues et
monotones, à penser, à douter ! Combien de journées d'hiver, la tête
baissée devant mes tisons blanchis aux pâles reflets du soleil couchant;
combien de soirées d'été, par les champs, au crépuscule, à regarder les
nuages s'enfuir et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre
les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits !
Ô comme mon enfance fut rêveuse ! Comme j'étais un pauvre fou sans
idées fixes, sans opinions positives ! Je regardais l'eau couler entre les
massifs d'arbres qui penchent leur chevelure de feuilles et laissent
tomber des fleurs ; je contemplais de dedans mon berceau la lune sur
son fond d'azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes
étranges sur les murailles ; j'avais des extases devant un beau soleil ou
une matinée de printemps avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris,
ses marguerites en fleurs.
J'aimais aussi, et c'est un de mes plus tendres et délicieux souvenirs, à
regarder la mer, les vagues mousser l'une sur l'autre, la lame se briser
en écume, s'étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux
et les coquilles.
Je courais sur les rochers, je prenais le sable de l'Océan que je laissais
s'écouler au vent entre mes doigts, je mouillais des varechs, et
j'aspirais à pleine poitrine cet air salé et frais de l'Océan qui vous
pénètre l'âme de tant d'énergie, de poétiques et larges pensées ; je
regardais l'immensité, l'espace, l'infini, et mon âme s'abîmait devant
cet horizon sans bornes.
Oh ! mais ce n'est pas là qu'est l'horizon sans bornes, le gouffre
immense. Oh ! non, un plus large et plus profond abîme s'ouvrit devant
moi. Ce gouffre-là n'a point de tempête : s'il y avait une tempête, il
serait plein - et il est vide !
J'étais gai et riant, aimant la vie et ma mère, pauvre mère !
Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la
j'aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes puis, quand on s'arrêtait fumée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raffermissait sur ses ressorts, le vent sifflait sur les vitres, et c'était tout... Oh ! comme j'ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habits de fête,
colère encore que la tempête et plus sotte que sa furie. J'aimais les chars, les chevaux, les armées, les costumes de guerre, les
des villes.
Enfant, j'aimais ce qui se voit
n'aime plus rien. Et cependant, combien de choses j'ai dans l'âme, combien de forces intimes et combien d'océans de colère et d'amours se heurtent, se brisent dans ce coeur si faible, si débile, si lassé, si épuisé ! On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !... Et comment la
arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir Et pourquoi, si jeune, tant d'amertume ? Que sais-je ! dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d'avoir porté le fardeau, haletant avant d'avoir couru... J'ai lu, j'ai travaillé dans l'ardeur de l'enthousiasme... j'ai écrit...
Ô comme j'étais heureux alors ! comme ma pensée, dans son délire,
s'envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes, où il n'y a ni
monde, ni planètes, ni soleils ; j'avais un infini plus immense, s'il est
possible, que l'infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses
ailes dans une atmosphère d'amour et d'extase, et puis il fallait
redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre
par la parole cette harmonie qui s'élève dans le coeur du poète et les
pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et
gonflée fait crever le gant qui la couvre ?
Là encore, la déception; car nous touchons à la terre, à cette terre de
glace où tout feu meurt, où toute énergie faiblit. Par quels échelons
descendre de l'infini au positif? Par quelle gradation la pensée
s'abaisse-t-elle sans se briser ? Comment rapetisser ce géant qui
embrasse l'infini ? Alors j'avais des moments de tristesse et de
désespoir, je sentais ma force qui me brisait et cette faiblesse dont
j'avais honte - car la parole n'est qu'un écho lointain et affaibli de la
pensée; je maudissais mes rêves les plus chers et mes heures
silencieuses passées sur la limite de la création. Je sentais quelque
chose de vide et d'insatiable qui me dévorait.
Lassé de la poésie, je me lançai dans le champ de la méditation.
Je fus épris d'abord de cette étude imposante qui se propose l'homme
hypothèses et à discuter sur les suppositions les plus abstraites et à peser géométriquement les mots les plus vides. L'homme, grain de sable jeté dans l'infini par une main inconnue, pauvre
toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l'amour qui fait des vertus de tout cela pour mieux s'y tenir, qui se cramponne à Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe... Homme qui veut comprendre ce qui n'est pas, et faire une science du
s'arrête à un brin d'herbe et ne peut franchir le problème d'un grain de poussière ! Et la lassitude me prit ; je vins à douter de tout. Jeune,
encore vifs, pleins d'enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l'amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. J'eus cependant une horreur naturelle avant d'embrasser cette foi au néant gouffre, je fermai les yeux, - j'y tombai. Je fus content : je n'avais plus de chute à faire, j'étais froid et calme
doute, insensé que j'étais. Ce vide-là est immense et fait dresser les cheveux d'horreur quand on
Du doute de Dieu, j'en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque
encore.
Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et
méditative passée au coin du feu, les bras croisés, avec un éternel baillement d'ennui - seul pendant tout un jour - et tournant de temps en temps mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière, sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de mort jaune, symbole de la vie et, comme elle, froide et railleuse. Plus tard, vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce coeur si battu,
et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits. Et vous me direz ensuite si tout n'est pas une dérision et une moquerie,
livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe... Je n'achève pas tant j'ai d'amertume à le dire. Eh bien ! si tout cela enfin
n'est pas de la pitié, de la fumée, du néant !
I I I
Je fus au collège dès l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une
profonde aversion pour les hommes, - cette société d'enfants est aussi
cruelle pour ses victimes que l'autre petite société, celle des hommes.
Même injustice de la foule, même tyrannie des préjugés et de la force,
même égoïsme quoi qu'on en ait dit sur le désintéressement et la
fidélité de la jeunesse. Jeunesse - âge de folie et de rêves, de poésie et
de bêtise, synonymes dans la bouche des gens qui jugent le monde
sainement. J'y fils froissé dans tous mes goûts : dans la classe, pour
mes idées ; aux récréations, pour mes penchants de sauvagerie solitaire.
J'y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillé par
mordante et cynique ironie n'épargnait pas plus le caprice d'un seul que le despotisme de tous. Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes
plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles moi ! eux, si faibles, si communs, au cerveau si étroit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu'eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme Moi qui me sentais grand connue le monde et qu'une seule de mes
poussière ! pauvre fou !
Je me voyais jeune, à vingt ans,
voyages dans les contrées du Sud immenses, ses palais que foulent les chameaux et leurs clochettes d'airain je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d'argent ; je sentais le parfum de ces Océans tièdes du Midi tente, à l'ombre d'un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau brune, au regard ardent, qui m'entourait de ses deux bras et me parlait la langue des Le soleil s'abaissait dans le sable, les chamelles et les juments
passait près de nous Et, la nuit venue, quand cette lune d'argent jetait ses regards pâles sur le désert, que les étoiles brillaient sur le ciel d'azur, alors, dans le silence de cette nuit chaude et embaumée, je rêvais des joies infinies, des voluptés qui sont du ciel. Et c'était encore la gloire, avec ses bruits de mains, ses fanfares vers le
théâtre avec des femmes parées, des diamants aux lumières, un air lourd, des poitrines haletantes, - puis un recueillement religieux, des paroles dévorantes comme l'incendie, des pleurs, du rire, des sanglots, l'enivrement de la gloire, - des cris d'enthousiasme, le trépignement de la foule Enfant, j'ai rêvé l'amour ; - jeune homme, la gloire ; - homme, la tombe,
Je percevais aussi l'antique époque des siècles qui ne sont plus et des
races couchées sous l'herbe ; je voyais la bande de pèlerins et de
guerriers marcher vers le Calvaire, s'arrêter dans le désert, mourant de
faim, implorant ce Dieu qu'ils allaient chercher, et, lassée de ses
blasphèmes, marcher toujours vers cet horizon sans bornes, - puis,
lasse, haletante, arriver enfin au but de son voyage, désespérée et
vieille, pour embrasser quelques pierres arides, hommage du monde
entier. - Je voyais les chevaliers courir sur les chevaux couverts de fer
comme eux ; et les coups de lance dans les tournois; et le pont de bois
s'abaisser pour recevoir le seigneur suzerain qui revient avec son épée
rougie et des captifs sur la croupe de ses chevaux; la nuit encore, dans
la sombre cathédrale, toute la nef ornée d'une guirlande de peuples qui
montent vers la voûte, dans les galeries, avec des chants ; des lumières
qui resplendissent sur les vitraux ; et, dans la nuit de Noël, toute la
vieille ville avec ses toits aigus couverts de neige, s'illuminer et
chanter.
Mais c'était Rome que j'aimais - la Rome impériale, cette belle reine se
roulant dans l'orgie, salissant ses nobles vêtements du vin de la
débauche, plus fière de ses vices qu'elle ne l'était de ses vertus. - Néron!
Néron, avec ses chars de diamant volant dans l'arène, ses mille voitures,
ses amours de tigre et ses festins de géant. - Loin des classiques
leçons, je me reportais vers tes immenses voluptés, tes illuminations
sanglantes, tes divertissements qui brûlent, Rome.
Et, bercé dans ces vagues rêveries, ces songes sur l'avenu, emporté par
cette pensée aventureuse échappée comme une cavale sans frein qui
franchit les torrents, escalade les monts et vole dans l'espace, - je
restais des lettres entières la tête dans mes mains à regarder le
plancher de mon étude, ou une araignée jeter sa toile sur la chaire de
notre maître. - Et quand je me réveillais avec un grand oeil béant, on
riait de moi, - le plus paresseux de tous, - qui jamais n'aurais une idée
positive, qui ne montrais aucun penchant pour aucune profession, qui
serais inutile dans ce monde où il faut que chacun aille prendre sa part
du gâteau, et qui, enfin, ne serais jamais bon à rien, tout au plus à faire
un bouffon, un montreur d'animaux ou un faiseur de livres.
(Quoique d'une excellente santé, mon genre d'esprit perpétuellement
froissé par l'existence que je menais et par le contact des autres, avait
occasionné en moi une irritation nerveuse qui me rendait véhément et
emporté comme le taureau malade de la piqûre des insectes. J'avais des
rêves, des cauchemars affreux. À la triste et maussade époque ! Je me
vois encore errant; seul, dans les longs corridors blanchis de mon
collège, à regarder les hiboux et les corneilles s'envoler des combles de
la chapelle, ou bien, couché dans ces mornes dortoirs éclairés par la
lampe dont l'huile se gelait, dans les nuits, j'écoutais longtemps le vent
qui soufflait lugubrement dans les longs appartements vides et qui
sifflait dans les serrures en faisant trembler les vitres dans leurs
châssis ; j'entendais les pas de l'homme de ronde qui marchait lentement
avec sa lanterne, et, quand il venait près de moi, je faisais semblant
d'être endormi et je m'endormais, en effet, moitié dans les rêves, moitié
dans les pleurs.
IV
C'étaient d'effroyables visions à rendre fou de terreur.
J'étais couché dans la maison de mon père ; tous les meubles étaient
conservés, mais tout ce qui m'entourait cependant avait une teinte noire.
- C'était une nuit d'hiver et la neige jetait une clarté blanche dans ma
chambre ; tout à coup la neige se fondit et les herbes et les arbres
prirent une teinte rousse et brûlée comme si un incendie eût éclairé mes
fenêtres ; j'entendis des bruits de pas - on montait l'escalier - un air
chaud, une vapeur fétide monta jusqu'à moi - ma porte s'ouvrit d'ellemême.
On entra, ils étaient beaucoup - peut-être sept à huit, je n'eus
pas le temps de les compter. Ils étaient petits ou grands, couverts de
barbes noires et rudes - sans armes, mais tous avaient une lame d'acier
entre les dents, et, comme ils s'approchèrent en cercle autour de mon
berceau, leurs dents vinrent à claquer et ce fut horrible. - Ils écartèrent
mes rideaux blancs et chaque doigt laissait une trace de sang; ils me
regardèrent avec de grands yeux fixes et sans paupières ; je les regardai
aussi, je ne pouvais faire aucun mouvement- je voulus crier. Il me
sembla alors que la maison se levait de ses fondements, comme si un
levier l'eût soulevée. Ils me regardèrent ainsi longtemps, puis ils
s'écartèrent et je vis que tous avaient un côté du visage sans peau et qui
saignait lentement. - Ils soulevèrent tous mes vêtements et tous
avaient du sang. - Ils se mirent à manger et le pain qu'ils rompirent
laissait échapper du sang, qui tombait goutte à goutte, et ils se mirent à
rire, comme le râle d'un mourant. Puis, quand ils n'y furent plus, tout ce
qu'ils avaient touché, les lambris, l'escalier, le plancher, tout cela était
rougi par eux. J'avais un goût d'amertume dans le coeur, il me sembla que
j'avais mangé de la chair, et j'entendis un cri prolongé, rauque, aigu et
les fenêtres et les portes s'ouvrirent lentement, et le vent les faisait
battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me
déchirait la poitrine avec un stylet. Ailleurs, c'était dans une campagne
verte et émaillée de fleurs, le long d'un fleuve : - j'étais avec ma mère
qui marchait du côté de la rive ; - elle tomba.
Je vis l'eau écumer, des cercles s'agrandir et disparaître tout à coup.
- L'eau reprit son cours, et puis je n'entendis plus que le bruit de l'eau
qui passait entre les joncs et faisait ployer les roseaux. Tout à coup, ma
mère m'appela : « Au secours ! Au secours ! ô mon pauvre enfant, au
secours ! à moi ! » Je me penchai à plat ventre sur l'herbe pour regarder :
je ne vis rien; les cris continuaient. Une force invincible m'attachait sur
la terre - et j'entendais les cris : « Je me noie ! je me noie ! A mon
secours ! » L'eau coulait, coulait limpide, et cette voix que j'entendais
du fond du fleuve m'abîmait de désespoir et de rage.
V
Voilà donc comme j'étais : rêveur - insouciant, avec l'humeur
poésie d'une existence pleine d'amour, autant qu'à seize ans on peut en avoir. Le collège m'était antipathique. Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et
élevées manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes.
Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence
d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est
remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité
sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre
enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à
l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse de ce songe
sublime, c'est ne pas lui laisser ni moment de repos, c'est l'étouffer en
le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont
il a horreur et dégoût. J'allais à l'écart avec un livre de vers, un roman,
de la poésie, quelque chose qui fasse tressaillir un coeur de jeune
homme vierge de sensations et si désireux d'en avoir. Je me rappelle
avec quels transports je lus Hamlet, Roméo et les ouvrages les plus
brûlants de notre époque, toutes ces oeuvres enfin qui fondent l'âme en
délices ou la brûlent d'enthousiasme. Je me nourris donc de cette poésie
âpre du Nord qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les
oeuvres de Byron. - Souvent j'en retenais à la première lecture des
fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une
chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours.
Combien de fois n'ai-je pas dit le commencement du Giaour : Pas un
soupe d'air... ou bien dans Childe Harold : Jadis dans l'antique Albion, et :
Ô mer, je t'ai toujours aimée.
La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées
seules, comme si elles eussent eu un style à elles sans les mots euxmêmes.
Ce caractère de passion brûlante, joint à une si profonde ironie,
devait agir fortement sur une nature ardente et vierge.
Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures
classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui
m'attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige
et nous fait tomber dans le gouffre sans fond de l'infini.
Je m'étais donc faussé le goût et le coeur, comme disaient mes
professeurs, et, parmi tant d'êtres aux penchants si ignobles, mon
indépendance d'esprit m'avait fait estimer le plus dépravé de tous;
j'étais ravalé au plus bas rang par la supériorité même. À peine si on me
cédait l'imagination, c'est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau
voisine de la folie.
Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l'estime que je m'y
attirai.
VI
Si l'on calomniait mon esprit et mes principes, on n'attaquait pas mon
larmes.
Je me souviens que, tout enfant, j'aimais à vider mes poches dans celles
du pauvre ; de quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir
aussi j'avais à leur faire du bien. C'est une volupté qui m'est depuis
longtemps inconnue - car maintenant j'ai le coeur sec, les larmes se
sont séchées. Mais malheur aux hommes qui m'ont rendu corrompu et
méchant, de bon et de pur que j'étais ! Malheur à cette aridité de la
civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s'élève au soleil de la
poésie et du coeur ! Cette vieille société corrompue qui a tout séduit et
tout usé. Ce vieux juif cupide mourra de marasme et d'épuisement sur
ces tas de fumier qu'il appelle ses trésors, sans poète pour chanter sa
mort, sans prêtre pour lui fermer les yeux, sans or pour son mausolée,
car il aura tout usé pour ses vices.
VII
Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches,
débauches d'esprit, de corps et d'âme ?
Alors, il y aura sans doute une joie sur la terre, quand ce vampire
menteur et hypocrite qu'on appelle civilisation viendra à mourir. On
quittera le manteau royal, le sceptre, les diamants, le palais qui
s'écroule, la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve.
Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur les dalles
des grandes villes, l'homme ira mourir dans les bois.
La terre sera séchée par les incendies qui l'ont brûlée et toute pleine de
la poussière des combats ; le souffle de désolation qui a passé sur les
hommes aura passé sur elle, et elle ne donnera plus que des fruits amers
et des roses d'épines, et les races s'éteindront au berceau, comme les
plantes battues par les vents qui meurent avant d'avoir fleuri.
Car il faudra bien que tout finisse et que la terre s'use à force d'être
foulée. Car l'immensité doit être lasse enfin de ce grain de poussière qui
fait tant de bruit et trouble la majesté du néant. Il faudra que l'or
s'épuise à force de passer dans les mains et de corrompre. Il faudra bien
que cette vapeur de sang s'apaise, que le palais s'écroule sous le poids
des richesses qu'il recèle, que l'orgie finisse et qu'on se réveille.
Alors il y aura un rire immense de désespoir quand les hommes verront
ce vide, quand il faudra quitter la vie pour la mort - pour la mort qui
mange, qui a faim toujours. Et tout craquera pour s'écrouler dans le
néant - et l'homme vertueux maudira sa vertu et le vice battra des
mains.
Quelques hommes encore errants dans une terre aride s'appelleront
mutuellement ; ils iront les uns vers les autres, et ils reculeront
d'horreur, effrayés d'eux-mêmes et ils mourront. Que sera l'homme
alors, lui qui est déjà plus féroce que les bêtes fauves et plus vil que
les reptiles ? Adieu pour jamais, chars éclatants, fanfares et
renommées, adieu au monde, à ces palais, à ces mausolées, aux voluptés
du crime et aux joies de la corruption, - la pierre tombera tout à coup,
écrasée par elle-même, et l'herbe poussera dessus ! - Et les palais, les
temples, les pyramides, les colonnes, mausolées du roi, cercueil du
pauvre, charogne du chien, tout cela sera à la même hauteur sous le
gazon de la terre.
Alors, la mer sans digues battra en repos les rivages, et ira baigner ses
flots sur la cendre encore fumante des cités ; les arbres pousseront,
verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves
couleront dans des prairies émaillées ; la nature sera libre sans homme
pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite
dès son enfance.
Triste et bizarre époque que la nôtre ! Vers quel océan ce torrent
d'iniquités coule-t-il ? Où allons-nous dans une nuit si profonde ? Ceux
qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, effrayés de la
corruption qui s'agite dans ses entrailles.
Quand Rome se sentit à son agonie, elle avait au moins un espoir : elle
entrevoyait derrière le linceul la croix radieuse, brillant sur l'éternité.
Cette religion a duré deux mille ans et voilà qu'elle s'épuise, qu'elle ne
suffit plus, et qu'on s'en moque, - voilà ses églises qui tombent, ses
cimetières tassés de morts et qui regorgent.
Et nous, quelle religion aurons-nous ?
Être si vieux que nous le sommes et marcher encore dans le désert
Où sera la Terre Promise ?
Nous avons essayé de tout et nous renions tout sans espoir - et puis une
inquiétude immense qui nous ronge - Nous sentons autour de nous un froid de sépulcre L'humanité s'est prise à tourner des machines, et, voyant l'or qui en ruisselait, elle s'est écriée : a - c'est que tout est fini, adieu ! adieu ! - du vin avant de mourir !
Chacun se rue ou le pousse son instinct ; le monde fourmille comme les
insectes sur un cadavre ; les poètes passent sans avoir le temps de
feuilles volent ; tout brille et tout retentit dans cette mascarade, sous ses royautés d'un jour et ses sceptres de carton ruisselle, la débauche froide lève sa robe et remue.. Et puis; il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se cache le plus qu'il peut. Dérision ! horreur ! horreur !
V I I I
Et il y a des jours où j'ai une lassitude immense, et un sombre ennui
m'enveloppe comme un linceul partout où je vais: ses plis
m'embarrassent et me gênent, la vie me pèse comme un remords. Si
jeune et si lassé de tout, quand il y en a qui sont vieux et encore pleins
d'enthousiasme ! et moi, je suis si tombé, si désenchanté. - Que faire ?
La nuit, regarder la lune qui jette sur mes lambris ses clartés
tremblantes comme un large feuillage, et, le jour, le soleil dorant les
toits voisins ? - Est-ce là vivre ; non, c'est la mort, moins le repos du
sépulcre.
Et j'ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines qui
viennent encore me réchauffer dans mon isolement comme des reflets de
soleil couchant par les barreaux d'une prison : un rien, la moindre
circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil, une fleur, un vieux
meuble, me rappellent une série de souvenirs qui passent tous, confus,
effacés comme des ombres. - Jeux d'enfants sur l'herbe au milieu des
marguerites dans les près, derrière la haie fleurie, le long de la vigne
aux grappes dorées, sur la mousse brune et verte, sous les larges
feuilles, les frais ombrages. Souvenirs calmes et riants comme un
souvenir du premier âge, vous passez près de moi comme des roses
flétries.
La jeunesse, ses bouillants transports, ses instincts confus du monde et
du coeur, ses palpitations d'amour, ses larmes, ses cris. - Amours du
jeune homme, ironies de l'âge mûr ! Oh ! vous revenez souvent avec vos
couleurs sombres ou ternes, fuyant, poussées les unes par les autres,
comme les ombres qui passent en courant sur les murs, dans les nuits
d'hiver. Et je tombe souvent en extase devant le souvenir de quelque
bonne journée passée depuis bien longtemps, journée folle et joyeuse,
avec des éclats et des rires qui vibrent encore à mes oreilles et qui
palpitent encore de gaieté, et qui me font sourire d'amertume. - C'était
quelque course sur un cheval bondissant et couvert d'écume, quelque
promenade bien rêveuse sous une large allée couverte d'ombre, à
regarder l'eau couler sur les cailloux ; ou une contemplation d'un beau
soleil resplendissant avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges. Et
j'entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui fument ; j'entends
l'eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les blés comme
une mer.
D'autres sont mornes et froids comme des journées pluvieuses ; des
souvenirs amers et cruels qui reviennent aussi - des heures de calvaire
passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser les
larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix.
Je suis resté bien des jours, bien des ans, assis à ne penser à rien, ou à
tout, abîmé dans l'infini que je voulais embrasser, et qui me dévorait.
J'entendais la pluie tomber dans les gouttières, les cloches sonner en
pleurant ; je voyais le soleil se coucher et la nuit venir, la nuit
dormeuse qui vous apaise, et puis le jour reparaissait - toujours le
même avec ses ennuis, son même nombre d'heures à vivre et que je
voyais mourir avec joie.
Je rêvais la mer, les lointains voyages, les amours, les triomphes,
toutes choses avortées dans mon existence, cadavre avant d'avoir vécu.
Hélas ! tout cela n'était donc pas fait pour moi. Je n'envie pas les autres,
car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l'accable ; - les uns le
jettent avant l'existence finie, d'autres le portent jusqu'au bout. Et moi,
le porterai-je ?
À peine ai-je vu la vie, qu'il y a eu un immense dégoût dans mon âme ;
j'ai porté à ma bouche tous les fruits : - ils n'ont semblé amers ; je les
ai repoussés, et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir
dans la tombe, sans être sûr d'y dormir, sans savoir si sa paix est
inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s'il vous recevra !
Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l'eau écoulée
dans la mer, le présent comme une cage, l'avenir comme un linceul ?
IX
Il y a des choses insignifiantes qui m'ont frappé fortement et que je
banales et niaises. Je me rappellerai toujours une espèce de château non
vieilles femmes du siècle dernier qui l'habitait. Tout chez elle avait conservé le souvenir pastoral les habits bleu ciel des hommes, et les roses et les oeillets jetés sur les lambris avec des bergères et des troupeaux. - Tout avait un aspect vieux et sombre spacieux et doux plantés de pommiers, l'entouraient, et les pierres qui se détachaient de temps en temps des créneaux allaient rouler jusqu'au fond. Non loin était le parc planté de grands arbres, avec des allées sombres,
branchages et les ronces. - Une chèvre paissait et, quand on ouvrait la grille de fer, elle se sauvait dans le feuillage. Dans les beaux jours, il y avait des rayons de soleil qui passaient entre
C'était triste, le vent s'engouffrait dans ces larges cheminées de
leurs cris dans les vastes greniers. Nous prolongions souvent nos visites assez tard le soir, réunis autour de
devant une vaste cheminée en marbre. Je vois encore sa tabatière d'or pleine du meilleur tabac d'Espagne, son carlin aux longs poils blancs, et son petit pied mignon enveloppé dans un joli soulier à haut talon orné d'une rose noire. Qu'il y a longtemps de tout cela ! La maîtresse est morte, ses carlins
aussi, sa tabatière est dans la poche du notaire ; - le château sert de
fabrique, et le pauvre soulier a été jeté à la rivière.
APRÈS TROIS SEMAINES D'ARRÊT
... Je suis si lassé que j'ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce
qui précède.
Les oeuvres d'un homme ennuyé peuvent-elles amuser le public ?
Je vais cependant m'efforcer de divertir davantage l'un et l'autre.
Ici commencent vraiment les Mémoires...
X
Ici sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la fois, et
je les aborde avec une émotion toute religieuse. Ils sont vivants à ma
mémoire et presque chauds encore pour mon âme, tant cette passion l'a
fait saigner. C'est une large cicatrice au coeur qui durera toujours; Mais,
au moment de retracer cette page de Ma vie, Mon coeur bat comme si
j'allais remuer des ruines chéries.
Elles sont déjà vieilles ces ruines : en marchant dans la vie, l'horizon
s'est écarté par-derrière, et que de choses depuis lors ! car les jours
semblent longs, un à un, depuis le matin jusqu'au soir. Mais le passé
paraît rapide, tant l'oubli rétrécit le cadre qui l'a contenu. Pour moi tout
semble vivre encore ; j'entends et je vois le frémissement des feuilles,
je vois jusqu'au moindre pli de sa robe. J'entends le timbre de sa voix,
comme si un ange chantait près de moi.
Voix douce et pure - qui vous enivre et qui vous fait mourir d'autour,
voix qui a un corps, tant elle est belle, et qui séduit, comme s'il y avait
un charme à ses mots.
Vous dire l'année précise me serait impossible ; mais alors j'étais fort
jeune, - j'avais, je crois, quinze ans; nous allâmes cette année aux bains
de mer de..., village de Picardie, charmant avec ses maisons entassées
les unes sur les autres, noires, grises, rouges, blanches, tournées de
tous côtés, sans alignement et sans symétrie, comme un tas de coquilles
et de cailloux que la vague a poussés sur la côte.
Il y a quelques années personne n'y venait, malgré sa plage d'une demilieue
de grandeur et sa charmante position ; mais, depuis peu, la vogue
s'y est tournée. La dernière fois que j'y fus, je vis quantité de gants
jaunes et de livrées ; on proposait même d'y construire une salle de
spectacle.
Alors, tout était simple et sauvage : il n'y avait guère que des artistes
et des gens du pays. Le rivage était désert et à marée basse on voyait
une plage immense avec un sable gris et argenté qui scintillait au soleil,
tout humide encore de la vague. A gauche, des rochers où la mer battait
paresseusement, dans ses jours de sommeil, les parois noircies de
varech; puis au loin l'océan bleu sous un soleil ardent et mugissant
sourdement comme un géant qui pleure.
Et, quand on rentrait dans le village, c'était le plus pittoresque et le
plus chaud spectacle. Des filets noirs et rongés par l'eau étendus aux
portes, partout les enfants à moitié nus marchant sur un galet gris, seul
pavage du lieu, des marins avec leurs vêtements rouges et bleus ; et tout
cela simple dans sa grâce, naïf et robuste, - tout cela empreint d'un
caractère de vigueur et d'énergie.
J'allais souvent seul me promener sur la grève ; un jour, le hasard me fit
aller vers l'endroit où l'on se baignait. C'était une place, non loin des
dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet
usage. - Hommes et femmes nageaient ensemble : on se déshabillait sur
le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.
Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies noires était
restée sur le rivage. La marée montait, le rivage était festonné d'écume,
déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau.
Je l'ôtai pour le placer au loin ; l'étoffe en était moelleuse et légère ;
c'était un manteau de femme.
Apparemment on m'avait vu, car le jour même, au repas de midi, et
comme tout le monde mangeait dans une salle commune à l'auberge où
nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait :
« Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie. »
Je me retournai.
C'était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.
- D'avoir ramassé mon manteau
- Oui, madame, repris-je, embarrassé.
Elle me regarda.
Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet !
ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil. Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui
tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux
brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, - sa peau était
ardente et comme veloutée avec de l'or ; elle était mince et fine, on
voyait des veines d'azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée.
Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait
à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés
blondes. On aurait pu lui reprocher trop d'embonpoint ou plutôt un
négligé artistique - aussi les femmes en général la trouvaient-elles de
mauvais ton. Elle parlait lentement : c'était une voix modulée, musicale
et douce. - Elle avait une robe fine de mousseline blanche qui laissait
voir les contours moelleux de son bras.
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul
noeud rose. Elle le noua d'une main fine et potelée, une de ces mains dont
on rêve longtemps et qu'on brûlerait de baisers.
Chaque matin j'allais la voir se baigner; je la contemplais de loin sous
l'eau, j'enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et
couvrait d'écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses
membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son
coeur battre, sa poitrine se gonfler; je contemplais machinalement son
pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses
pas, et j'aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement..
Et puis, quand elle revenait et qu'elle passait près de moi, que
j'entendais l'eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon
coeur battait avec violence ; je baissais les yeux, le sang me montait à
la tête. - J'étouffais. Je sentais ce corps de femme à moitié nu passer
près de moi avec le parfum de la vague.
Sourd et aveugle, j'aurais deviné sa présence, car il y avait en moi
quelque chose d'intime et de doux qui se noyait en extase et en
gracieuses pensées, quand elle passait ainsi.
Je crois voir encore la place où j'étais fixé sur le rivage ; je vois les
vagues accourir de toutes parts, se briser, s'étendre ; je vois la plage
festonnée d'écume ; j'entends le bruit des voix confuses des baigneurs
parlant entre eux, j'entends le bruit de ses pas, j'entends son haleine
quand elle passait près de moi.
J'étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son
piédestal et s'était mise à marcher. C'est que, pour la première fois
alors, je sentais mon coeur, je sentais quelque chose de mystique,
d'étrange connue un sens nouveau. J'étais baigné de sentiments infinis,
tendres ; j'étais bercé d'images vaporeuses, vagues ; j'étais plus grand
et plus fier tout à la fois.
J'aimais.
Aimer. se sentir jeune et plein d'autour, sentir la nature et ses
action du coeur et s'en sentir heureux ! coeur de l'homme, ses premières palpitations d'amour douces et étranges ! sottement ridicules ! Chose bizarre, il y a tout ensemble du tourment et
... Ah ! l'amour ne serait-il que de l'orgueil ? Faut-il nier ce que les impies respectent ? Faudrait-il rire du coeur? Hélas ! hélas !
La vague a effacé les pas de Maria.
Ce fut d'abord un singulier état de surprise et d'admiration, une
Ce ne fut que plus tard que je ressentis cette ardeur frénétique et sombre de la chair et de l'âme et qui dévore l'une et l'autre. J'étais dans l'étonnement du coeur qui sent sa première pulsation.
À quoi je rêvais serait fort impassible à dire. Je me sentais nouveau et
un pli de sa robe, un sourire, son pied, le moindre mot insignifiant m'impressionnaient comme des choses surnaturelles, et j'avais pour tout un jour à en rêver. Je suivais sa trace à l'angle d'un long mur et le frôlement de ses vêtements me faisait palpiter d'aise. Quand j'entendais ses pas, les nuits qu'elle marchait ou qu'elle avançait vers moi. . . Non,
je ne saurais vous dire combien il y a de douces sensations,
Et maintenant, si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de
collège sans l'avoir, et que j'ai ressenti plus tard, qui m'a tant fait pleurer et dont j'ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises. Deux êtres jetés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se
rencontrent, s'aiment, parce que l'un est femme et l'autre homme. Les
voilà haletants l'un pour l'autre, se promenant ensemble la nuit et se
mouillant à la rosée, regardant le clair de lune et le trouvant diaphane,
admirant les étoiles et disant sur tous les tons : Je t'aime, tu m'aimes,
il m'aime, nous nous aimons, et répétant cela avec des soupirs, des
baisers ; - et puis ils rentrent poussés tous les deux par une ardeur sans
pareille, car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauffés, et
les voilà bientôt grotesquement accouplés avec des rugissements et des
soupirs, soucieux l'un et l'autre pour reproduire un imbécile de plus sur
la terre, un malheureux qui les imitera. Contemplez-les, plus bêtes en ce
moment que les chiens et les mouches, s'évanouissant et cachant
soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant
peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte.
On me pardonnera, je pense, de ne pas parler de l'amour platonique, cet
amour exalté comme celui d'une statue ou d'une cathédrale, qui repousse
toute idée de jalousie et de possession et qui devrait se trouver entre
les hommes mutuellement, mais que j'ai rarement eu l'occasion
d'apercevoir. Amour sublime, s'il existait, mais qui n'est qu'un rêve
comme tout ce qu'il y a de beau en ce monde.
Je m'arrête ici, car la moquerie du vieillard ne doit pas ternir la
virginité des sentiments du jeune homme ; je me serais indigné autant
que vous, lecteur, si on m'eût alors tenu un langage aussi cruel. Je
croyais qu'une femme était un ange... Oh ! que Molière a eu raison de la
comparer à un potage !
XI
Maria avait un enfant, c'était une petite fille. - On l'aimait, on
recueilli un seul de ces baisers jetés, comme des perles, avec profusion sur la tête de cette enfant au maillot. Maria l'allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui
C'était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines
femme nue alors. - sein, toucher cette poitrine ! mes dents l'auraient mordue de rage. en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser. Ô comme je l'ai revue longtemps, cette gorge palpitante, ce long cou
cette enfant qui tétait, et qu'elle berçait lentement sur ses genoux en fredonnant un air italien XII
Nous finies bientôt une connaissance plus intime.
lui adresser une parole en l'état où sa vue m'avait plongé. Son mari tenait le milieu entre l'artiste et le commis voyageur : il était
amical lieues à pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine était venu dans sa chaise de poste et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin. Aux bains de mer, à la campagne ou en voyage, on se parle plus
la pluie et le beau temps bien plus qu'ailleurs y tiennent place. On se récrie sur l'incommodité des logements, sur le détestable de la cuisine d'auberge linge, - est-il sale ! C'est trop poivré, c'est trop épicé ! Ah ! l'horreur, ma chère ! Va-t-on ensemble à la promenade, c'est à qui s'extasiera davantage sur
Joignez à cela quelques mots poétiques et boursouflés, deux ou trois réflexions philosophiques entrelardées de soupirs et d'aspirations du nez plus ou moins fortes. Si vous savez dessiner, tirez votre album en maroquin - ou, ce qui est mieux, enfoncez votre casquette sur les yeux, croisez-vous les bras et dormez pour faire semblant de penser. Il y a des femmes que j'ai flairées bel-esprit à un quart de lieue loin,
Il faudra vous plaindre des hommes, manger peu et vous passionner pour
serez délicieux blouse il a C'est ce besoin de parler, cet instinct d'aller en troupeau où les plus hardis marchent en tête qui a fait, dans l'origine, les sociétés et qui, de nos jours, forme les réunions. Ce fut sans doute un pareil motif qui nous fit causer pour la première
salle malgré les auvents. Nous étions restés, quelques peintres, Maria et son mari et moi, étendus sur des chaises à fumer, en buvant du grog. Maria fumait, ou du moins, si un reste de sottise féminine l'en
même des cigarettes.
On causa littérature
part, parfaitement du même sentiment en fait d'art. Je n'ai jamais entendu personne le sentir avec plus de naïveté et avec moins de prétention. avait des mots simples et expressifs qui partaient en relief et surtout avec tant de négligé et de grâce, tant d'abandon, de nonchalance, - vous auriez dit qu'elle chantait. Un soir, son mari nous proposa une partie de barque. - Il faisait le plus
beau temps du monde.
Nous acceptâmes.
X I I I
Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n'y a pas de
langage, ces impressions du coeur, ces mystères de l'âme inconnus à
elle-même, comment vous dirai-je tout ce que j'ai ressenti, tout ce que
C'était une belle nuit d'été. Vers neuf heures, nous montâmes sur la
la lune se reflétait sur la surface unie de l'eau et le sillon de la barque faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe. On se taisait, - Maria se mit à parler. - Je ne sais ce qu'elle dit, je me laissais
mer. - Elle était près de moi, je sentais le contour de son épaule et le contact de sa robe resplendissant de diamants et se mirant dans les vagues bleues. C'était un ange - à la voir ainsi la tête levée avec ce regard céleste.
J'étais enivré d'amour, j'écoutais les deux rames se lever en cadence,
cela, j'écoutais la voix de Maria douce et vibrante. Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les mélodies de sa voix,
Vous dirai-je jamais d'amour, que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues transparentes, son sable argenté par la lune, ce ciel resplendissant, et puis, près de moi, cette femme - toutes les joies de la terre, toutes ses voluptés, ce qu'il y a de plus doux, de plus enivrant C'était tout le charrie d'un rêve avec toutes les jouissances du vrai. Je
avant avec une joie insatiable, je m'enivrais à plaisir de ce calme plein de voluptés, de ce regard de femme, de cette voix mon coeur et j'y trouvais des voluptés infinies. Comme j'étais heureux, - bonheur du crépuscule qui tombe dans la nuit,
On revint. - On descendit, je conduisis Maria jusque chez elle, - je ne lui
dis pas un mot, j'étais timide ; je la suivais, je rêvais d'elle, du bruit de
maison éclairé par les rayons de la lune ; je vis sa lumière briller à travers les vitres, et je la regardais de temps en temps par la grève Et puis tout à coup une pensée vint m'assaillir, pensée de rage et de
tortures d'un damné.
Je pensai à son mari, à cet homme vulgaire et jovial
plus hideuses vinrent s'offrir devant moi. fait mourir de faim dans des cages, et entourés des mets les plus exquis. J'étais seul sur la grève. - Seul. - Elle ne pensait pas à moi. En regardant
cette solitude immense devant moi - et cette autre solitude plus
terrible encore, je me mis à pleurer comme un enfant, - car près de moi,
à quelques pas, elle était là, derrière ces murs que je dévorais du
regard, - elle était là, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit,
toutes les grâces de l'amour, toutes les chastetés de l'hymen. - Cet
homme n'avait qu'à ouvrir les bras et elle venait sans efforts sans
attendre - elle venait à lui, et ils s'aimaient, ils s'embrassaient. - A lui
toutes ses joies, tous ses délices à lui. Mon amour sous ses pieds ; à lui,
cette femme tout entière, sa tête, sa gorge, ses seins, son corps, son
âme. - ses sourires, ses deux bras qui l'entourent, ses paroles d'amour ;
à lui, tout ; à moi, rien.
Je me mis à rire, car la jalousie m'inspira des pensées obscènes et
grotesques ; alors je les souillai tous les deux, j'amassai sur eux les
ridicules les plus amers, et ces images qui m'avaient fait pleurer
d'envie - je m'efforçai d'en rire de pitié.
La marée commençait à redescendre et, de place en place, on voyait de
grands trous pleins d'eau argentée par la lune, - des places de sable
encore mouillé couvertes de varech, ça et là quelques rochers à fleur
d'eau, ou se dressant plus haut, noirs et blancs; des filets dressés et
déchirés par la mer - qui se retirait en grondant.
Il faisait chaud, j'étouffais. - Je rentrai dans la chambre de mon
auberge. Je voulus dormir; j'entendais toujours les flots aux côtés du
canot, j'entendais la rame tomber, j'entendais la voix de Maria qui
parlait ; - j'avais du feu dans les veines : tout cela repassait devant moi
- et la promenade du soir, - et celle de la nuit sur le rivage, - je voyais
Maria couchée - et je m'arrêtais là, car le reste me faisait frémir.
J'avais de la lave dans l'âme ; j'étais harassé de tout cela et, couché sur
le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au
plafond ; c'était avec un hébêtement stupide que je voyais le suif couler
autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s'allonger dans la
flamme.
Enfin le jour vint à paraître, - je m'endormis.
XIV
Il fallut partir. Nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle
quitta les bains le même jour que nous, c'était un dimanche : elle partit
le matin, nous le soir.
Elle partit et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! elle partit comme
depuis l'intonation de ses paroles ! Enfoncé que nous avions parcourue, je me replaçais dans le passé qui ne reviendrait plus ce que je venais de voir, tout ce que j'avais senti gestes, les actions, la moindre chose, tout cela palpitait et vivait C'était dans mon coeur un chaos, un bourdonnement immense Tout était passé comme un rêve. Adieu pour toujours à ces belles fleurs
de temps en temps avec amertume et plaisir à la fois maisons de ma ville, je rentrai chez moi ; tout m'y parut désert et lugubre, vide et creux. Je me mis à vivre, à boire, à manger, à dormir. L'hiver vint et je rentrai au collège.
XV
Si je vous disais que j'ai aimé d'autres femmes, je mentirais comme un
infâme.
Je l'ai cru cependant, je me suis efforcé d'attacher mon coeur à d'autres
Quand on est enfant, on a tant lu de choses sur l'amour, on trouve ce
sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames, qu'à chaque femme qu'on voit on se dit : n'est-ce pas là l'amour ? On s'efforce d'aimer pour se faire homme. Je n'ai pas été exempt plus qu'aucun autre de cette faiblesse d'enfant,
tout étonné de me trouver quelquefois quinze jours sans avoir pensé à celle que j'avais choisie pour rêver. Toute cette vanité d'enfant s'effaça devant Maria. Mais je dois remonter plus haut : c'est un serment que j'ai fait de tout
dernier, avant que j'eusse l'idée de faire les Mémoires d'un fou. Comme il devait être isolé, je l'avais mis dans le cadre qui suit.
Le voici tel qu'il était :
Parmi tous les rêves du passé, les souvenirs d'autrefois et mes
quoi je m'amuse aux heures d'ennui. À l'évocation d'un nom, tous les personnages reviennent avec leurs costumes et leur langage jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s'amuserait à regarder ses le premier amour, qui ne par d'autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon coeur comme une antique voie romaine qu'on d'un chemin de fer. C'est le récit de ces premiers battements du coeur,
vaporeuses choses qui se passent dans l' seins d'une femme, de ses yeux, à l'audition de ses chants et de ses paroles étaler comme un cadavre devant un cercle d'amis qui vinrent un jour dans l'hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l'âcreté par un liquide quelconque. Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu'on eut bourré sa
l'un avec les pincettes en main, l'autre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai. « Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque
têtes m'engagea à commencer. « Je me rappelle que c'était un jeudi, vers
première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j'entrai d'un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi. Elle se détourna ; à peine si je la saluai, car j'étais alors si niais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m'appelaient pas un enfant comme les dames ou un ami comme les petites filles Mais, grâce à Dieu, j'ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce
Elles étaient deux jeunes filles, des soeurs, des camarades de la mienne,
mener au grand air, dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin, et les amuser enfin sans l'oeil d'une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l'enfance. La plus âgée avait quinze ans ; la seconde, douze à peine :
celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs ; plus grands et
plus beaux que ceux de sa soeur aînée, mais celle-ci avait une tête si
ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents
courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien
encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu'on ne pouvait
s'empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un
peu grosse : c'était son défaut le plus visible ; mais ce qui me charmait
le plus en elle, c'était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de
jeunesse qui embaumait autour d'elle. Il y avait tant de naïveté et de
candeur que les plus impies même ne pouvaient s'empêcher d'admirer.
Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui
courait dans le jardin avec d'autres camarades. Je vois encore leur robe
de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds
se relever pour courir sur les allées sablées du jardin; puis s'arrêter
haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener
gravement, en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et
d'amours, les pauvres filles !
L'intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je
l'embrassais comme ma soeur ; nous nous tutoyions tous. J'aimais tant à
causer avec elle ; son accent étranger avait quelque chose de fin et de
délicat qui rendait sa voix fraîche comme ses joues.
D'ailleurs, il y a dans les moeurs anglaises un négligé naturel et un
abandon de toutes nos convenances qu'on pourrait prendre pour une
coquetterie raffinée, mais qui n'est qu'un charme qui attire, comme ces
feux follets qui fuient sans cesse.
Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens
qu'un jour, dans l'hiver, nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait
sur une côte qui domine la ville. Pour arriver chez elle, il fallait
traverser des vergers plantés de pommiers où l'herbe était haute et
mouillée; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline,
nous voyions les toits entassés et rapprochés couverts de neige ; et puis
le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d'une vache
ou d'un cheval dont le pied s'enfonce dans les ornières.
En passant par une barrière peinte en blanc, son manteau s'accrocha aux
épines de la haie ; j'allai le détacher, elle me dit : Merci, avec tant de
grâce et de laisser-aller que j'en rêvai tout le jour.
Puis elles se mirent à courir et leurs manteaux, que le vent levait
derrière elles, flottaient en ondulant comme un flot qui descend ; elles
s'arrêtèrent essoufflées. Je me rappelle encore leurs haleines qui
bruissaient à mes oreilles et qui partaient d'entre leurs dents blanches
en vaporeuse fumée.
Pauvre fille ! Elle était si bonne et m'embrassait avec tant de naïveté.
Les vacances de Pâques arrivèrent. Nous allâmes les passer à la
campagne.
Je me rappelle un jour... - il faisait chaud sa ceinture était égarée, sa
robe était sans taille.
Nous nous promenâmes ensemble, foulant la rosée des herbes et des
fleurs d'avril, elle avait un livre à la main... C'était des vers, je crois.
Elle le laissa tomber.
Notre promenade continua.
Elle avait couru, je l'embrassai sur le cou ; mes lèvres y restèrent
collées sur cette peau satinée et mouillée d'une sueur embaumante.
Je ne sais de quoi nous parlâmes... des premières choses venues.
- Voilà que tu vas devenir bête, dit un des auditeurs en m'interrompant.
- D'accord, mon cher, le coeur est stupide.
L'après-midi, j'avais le coeur rempli d'une joie douce et vague. Je rêvais
yeux vifs, et à sa gorge déjà formée que j'embrassais toujours aussi bas qu'un fichu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs j'allai dans les bois, je m'assis dans un fossé et je pensai à elle. J'étais couché à plat ventre, j'arrachais les brins d'herbes; les
formait sur moi un dôme d'azur qui s'enfonçait à l'horizon derrière les près verdoyants vers... (Tout le monde se mit à rire. )
... les seuls que j'aie jamais faits de ma vie ; il y en avait peut-être
trente ; à peine pris-je une demi-heure, car j'eus toujours une admirable
pour la plupart, étaient faux comme des protestations d'amour, boiteux
comme le bien.
Je me rappelle qu'il y avait :
... quand le soir Fatiguée du jeu et de la balançoire...
Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n'avais vue que
dans les livres ; puis, à propos de rien, je passais à d'une mélancolie
sombre et digne d'Antony, quoique réellement j'eusse l'âme imbibée de
suaves et de parfums du coeur, et je disais à propos de rien :
Ma douleur est amère, ma tristesse profonde, Et j'y suis enseveli,
Les vers n'étaient même pas des vers, mais j'eus le sens de les brûler,
Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur le rond de gazon. La
rire et causer longtemps. . . tandis que moi. . . je m'endormis bientôt comme possible. Car vous avez fait sans doute comme moi à quinze ans, vous avez cru une fois aimer de cet amour brûlant et frénétique, comme vous en avez vu dans les livres, tandis que vous n'aviez sur l'épiderme du coeur qu'une légère égratignure de cette griffe de fer qu'on nomme la passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur ce modeste feu qui brûlait à peine. Il y a tant d'amours dans la vie pour l'homme ! À quatre ans, amour des
soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous amour d'une grande femme à la gorge replète, car je me rappelle que ce que les adolescents adorent à la folie, c'est une poitrine de femme, blanche et mate, et, comme dit Marot : Tetin refaict plus blanc qu'un oeuf
Tetin de satin blanc tout neuf
Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux
qui à seize, amour d'une autre femme jusqu'à vingt-cinq la femme avec qui on se mariera. Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui fait sauter sa robe de gaze
la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou de celui du maire ; à soixante, amour de la fille de joie qui vous appelle à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d'impuissance regret vers le passé. Tout cela n'est-il pas vrai ? car moi j'ai subi tous ces autours, pas tous
la vie de bien des hommes est marquée par une passion nouvelle - celle des femmes, celle du jeu, des chevaux, des bottes fines, des cannes, des lunettes, des voitures, des places. Que de folies dans un homme ! Oh ! sans contredit, l'habit d'un arlequin
ses folies, et tous deux arrivent au même et l'autre et de faire rire quelque temps : le public pour son argent, le philosophe pour sa science... - Au récit ! demanda un des auditeurs impassible jusque-là et qui ne
salive de son reproche. )
...
lin vers de moins dans l'élégie sorte. Au mois de mai, la mère de ces jeunes filles vint en France conduire leur pétillant de gaminerie et d'orgueil britannique. Leur trière était une femme pâle, maigre et nonchalante. Elle était vêtue
un peu mollasse, il est vrai, mais qui ressemblait au farniente italien. Tout cela, cependant, était parfumé de bon goût, reluisant d'un vernis aristocratique. Elle resta un mois en France. ... Puis elle repartit et nous vécûmes ainsi comme si tous étaient de la
famille, allant toujours ensemble dans nos promenades, nos vacances,
nos congés.
Nous étions tous frères et soeurs.
Il y avait dans nus rapports de chaque jour tant de grâce et d'effusion,
sa part du moins, et j'en eus des preuves évidentes. Pour moi, je peux me donner le rôle d'un homme moral, car je n'avais
Souvent, elle venait vers moi, me prenait autour de la taille ; elle me
des livres, des pièces de théâtre dont elle ne m'a rendu qu'un fort petit nombre. J'étais assez embarrassé. Pouvais-je supposer tant d'audace dans une femme ou tant de naïveté ? Un jour, elle se coucha sur mon canapé dans une position très équivoque ; j'étais assis près d'elle sans rien dire. Certes, le moment était critique : je n'en profitai pas.
Je la laissai partir.
D'autres fois, elle m'embrassait en pleurant. Je ne pouvais croire qu'elle
remarquer, me traitait d'imbécile.
Tandis que vraiment j'étais tout à la fois timide
C'était quelque chose de doux, d'enfantin, qu'aucune idée de possession
niais cependant pour être du platonisme. Au bout d'un an, leur mère vint, en France, puis, au bout, d'un mois, elle
Ses filles avaient été tirées de pension et logeaient avec leur mère dans
Pendant son voyage je les voyais souvent aux fenêtres, un jour que je
Elle était seule, elle se jeta dans mes bras et m'embrassa avec effusion.
Son maître de dessin lui avait fait des visites fréquentes. On projeta un
sans son mari, dont on n'a jamais entendu parler.
Caroline se maria au mois de janvier. Un jour je la rencontrai avec son
mari Sa mère a changé de logement et de manières. Elle reçoit maintenant
masqués et y mène sa jeune fille.
Il y a dix-huit mois que nous ne les avons vus.
Voilà comment finit cette liaison qui promettait peut-être une passion
Est-il besoin de dire que cela avait été à l'amour ce que le crépuscule
cette pâle enfant !
C'est un petit feu qui n'est plus que de la cendre froide. »
XVI
Cette page est courte, je voudrais qu'elle le fût davantage. Voici le fait.
La vanité me poussa à l'amour, non, à la volupté pas même à cela - à la
chair.
On me raillait de ma chasteté - j'en rougissais - elle me faisait honte,
présenta à moi, je la pris - et je sortis de ses bras plein de dégoût et
autant d'obscénités qu'un autre autour d'un bol de punch homme alors, j'avais été comme un devoir - faire du vice étais vanté. J'avais quinze ans -, je parlais de femmes et de maîtresses. Cette femme-là, - je la pris en haine; elle venait à moi - je la laissais;
hideuse.
J'eus des remords - comme si l'amour de Maria eût été une religion que
j'eusse profanée. XVII
Je me demandais si c'était bien là les délices que j'avais rêvées, ces
transports de feu que je m'étais imaginés dans la virginité de ce coeur
tendre et enfant. - Est-ce là tout ? est-ce qu'après cette froide
jouissance, il ne doit pas y en avoir une autre, plus sublime, plus large,
quelque chose de divin et qui fasse tomber en extase ? Oh ! non, tout
était fini ; j'avais été éteindre dans la boue ce feu sacré de mon âme.
- Ô Maria, j'avais été traîner dans la fange l'amour que ton regard avait
créé, je l'avais gaspillé à plaisir, à la première femme venue, sans
amour, sans désir, poussé par une vanité d'enfant - par un calcul
d'orgueil, pour ne plus rougir à la licence, pour faire une bonne
contenance dans une orgie ! pauvre Maria. . .
J'étais lassé, un dégoût profond me prit à l'âme.
- Et j'eus en pitié ces joies d'un moment, et ces convulsions de la chair.
Il fallait que je trisse bien misérable. - Moi qui étais si fier de cet
amour si haut, de cette passion sublime, et qui regardais mon coeur
comme plus large et plus beau que ceux des autres hommes ; moi - aller
comme eux... Oh ! non, pas un d'eux peut-être ne l'a fait pour les mêmes
motifs ; presque tous y ont été poussés par les sens, ils ont obéi comme
le chien à l'instinct de la nature, mais il y avait bien plus de dégradation
à en faire un calcul, à s'exciter à la corruption, à aller se jeter dans les
bras d'une femme, à manier sa chair, à se vautrer dans le ruisseau, pour
se relever et montrer ses souillures.
Et puis j'en eus honte comme d'une lâche profanation; j'aurais voulu
cacher à mes propres yeux l'ignominie dont je m'étais vanté.
Je me reportais vers ces temps où la chair pour moi n'avait rien
d'ignoble et où la perspective du désir me montrait des formes vagues et
des voluptés que mon coeur me créait.
Non, jamais on ne pourra dire tous les mystères de l'âme vierge, toutes
les choses qu'elle sent, tous les mondes qu'elle enfante, comme ses
rêves sont délicieux ! comme ses pensées sont vaporeuses et tendres !
comme sa déception est amère et cruelle !
Avoir aimé, avoir rêvé le ciel, avoir vu tout ce que l'être a de plus pur,
de plus sublime, et s'enchaîner ensuite dans toutes les lourdeurs de la
chair, toute la langueur du corps. Avoir rêvé le ciel et tomber dans la
boue !
Qui me rendra maintenant toutes les choses que j'ai perdues : ma
virginité, mes rêves, mes illusions, toutes choses fanées, pauvres fleurs
que la gelée a tuées avant d'être épanouies.
XVIII
Si j'ai éprouvé des moments d'enthousiasme, c'est à l'art que je les dois.
Et cependant quelle vanité que l'art ! vouloir peindre l'homme dans un
bloc de pierre, ou l'âme dans des mots, les sentiments par des sons et la
nature sur une toile vernie...
Je ne sais quelle puissance magique possède la musique ! j'ai rêvé des
semaines entières au rythme cadencé d'un air ou aux larges contours d'un
choeur majestueux ! il y a des sons qui m'entrent dans l'âme et des voix
qui me fondent en délices.
J'aimais l'orchestre grondant avec ses flots d'harmonie, ses vibrations
sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui
meurt au bout de l'archet. Mon aine suivait la mélodie déployant ses
ailes vers l'infini et montant en spirales, pure et lente, comme un
parfum vers le ciel.
J'aimais le bruit, les diamants qui brillent aux lumières, toutes ces
mains de femmes gantées et applaudissant avec des fleurs ; je regardais
le ballet sautillant, les robes roses ondoyantes, j'écoutais les pas
tomber en cadence, je regardais les genoux se détacher mollement avec
les tailles penchées.
D'autres fois, recueilli devant les oeuvres du génie, saisi par les chaînes
avec lesquelles il vous attache, alors, au murmure de ces voix, au
glapissement flatteur, à ce bourdonnement plein de charmes,
j'ambitionnais la destinée de ces hommes forts qui manient la foule
comme du plomb, qui la font pleurer, gémir, trépigner d'enthousiasme.
Comme leur coeur doit être large à ceux-là qui y font entrer le monde, et
comme tout est avorté dans ma nature ? Convaincu de mon impuissance
et de ma stérilité, je me suis pris d'une haine jalouse; je me disais que
cela n'était rien, que le hasard seul avait dicté ces mots. J'étais de la
boue sur les choses les plus hautes que j'enviais.
Je m'étais moqué de Dieu ; je pouvais bien rire des hommes.
Cependant cette sombre humeur n'était que passagère et j'éprouvais un
comme une large fleur qui ouvre une rosace de parfum à un soleil d'été. L'art ! l'art ! quelle belle chose que cette vanité !
S'il y a sur la terre et parmi tous les néants une croyance qu'on adore,
s'il est quelque chose de saint, de pur, de sublime, quelque chose qui
c'est l'art.
Et quelle petitesse ! une pierre
cela que nous appelons le sublime. Je voudrais quelque chose qui n'eût pas besoin d'expression ni de forme,
d'insaisissable comme un chant, que ce fût à la fois tout cela et rien
d'aucune de ces choses. Tout me semble borné, rétréci, avorté dans la
nature. L'homme avec son génie et son art n'est qu'un misérable singe de quelque
Je voudrais le beau dans l'infini et je n'y trouve que le doute.
XIX
Ô l'infini, l'infini, gouffre immense, spirale qui monte des abîmes aux
tournons tous, pris par le vertige, - abîme que chacun a dans le coeur, abîme incommensurable, abîme sans fond Nous aurons beau pendant bien des jours, bien des nuits, nous demander
Nous tournons là-dedans, emportés par un vent de la mort, comme la feuille roulée par l'ouragan. nous bercer nous-mêmes dans cette immensité du doute. - Nous nous disons toujours cependant : après bien des siècles, des milliers d'ans, quand tout sera usé, il faudra bien qu'une borne soit là. Hélas ! l'éternité se dresse devant nous et nous en avons peur, - peur de
longtemps !
Sans doute, quand le monde ne sera plus (que je voudrais vivre alors, -
vivre sans nature, sans hommes, - quelle grandeur que ce vide-là ! ),
été la terre, et peut-être quelques gouttes d'eau, la mer.
Ciel ! plus rien
linceul ! Éternité ? éternité ! cela durera-t-il toujours ? - toujours...
sans fin !
Mais cependant ce qui restera, la moindre parcelle des débris du monde,
las d'exister. - Tout appellera une destruction totale. Cette idée de quelque chose sans fin nous fait pâlir. Hélas ! et nous
immensité nous roulera tous. Que serons-nous ? Un rien, - pas même un
souffle.
J'ai longtemps pensé aux morts dans les cercueils, aux longs siècles
cris, eux si calmes, dans leurs planches pourries et dont le morne silence est interrompu, parfois, qui glisse bruit, - sous la terre Cependant, l'hiver ils doivent avoir froid sous la neige.
Oh ! s'ils se réveillaient alors, - s'ils venaient à revivre et qu'ils vissent
sanglots étouffés, - toutes les grimaces finies. - Ils auraient horreur de cette vie qu'ils ont pleurée en la quittant - et ils retourneraient vite dans le néant si calme et si vrai. Certes, on peut vivre, et mourir même, sans s'être demandé une seule
Mais pour celui qui regarde les feuilles trembler au souffle du vent, les
dans les choses, les hommes vivre, faire le bien et le mal, la mer rouler ses flots et le ciel dérouler ses lumières, et qui se demande ces feuilles pourquoi la vie elle-même est-elle un torrent si terrible et qui va se perdre dans l'océan sans bornes de la mort marchent-ils, travaillent-ils comme des fourmis pourquoi le ciel si pur et la terre si infâme des ténèbres d'où l'on ne sort pas. Et le doute vient après : c'est quelque chose qui ne se dit pas, mais qui
qui cherche partout une route pour le conduire à l'oasis, et qui ne voit que le désert. Le doute, c'est la vie ! - L'action, la parole, la nature, la mort ! Doute
dans tout cela.
Le doute, c'est la mort pour les âmes, c'est une lèpre qui prend les races
La folie est le doute de la raison. C'est peut-être la raison elle-même.
Qui le prouve ?
XX
Il est des poètes qui ont l'âme toute pleine de parfums et de fleurs, qui
sombre, rien que de l'amertume et de la colère voient tout en bleu, d'autres tout en jaune a un prisme à travers lequel il aperçoit le monde distingue des couleurs riantes et des choses gaies. Il y a des hommes qui ne voient dans le monde qu'un titre, que des
qui n'y voient que chemins de fer, marchés ou bestiaux; les uns y
Et ceux-là vous demanderaient bien ce que c'est que l'obscène ? Question
donner la définition géométrique d'une belle paire de bottes ou d'une
Les gens qui voient notre globe, comme un gros ou un petit tas de boue
Vous venez de parler avec un de ces gens infâmes, gens qui ne
carlistes, ne votent pas pour la démolition des cathédrales. Mais bientôt vous vous arrêtez tout court ou vous vous avouez vaincu, car ceux-là sont des gens sans principes qui regardent la vertu comme un mot, le monde comme une bouffonnerie. De là, ils partent pour tout considérer sous un point de vue ignoble, ils sourient aux plus belles choses et, quand vous leur parlez de philanthropie, ils haussent les épaules et vous disent que la philanthropie s'exerce par une souscription pour les pauvres. La belle chose qu'une liste de noms dans un journal !
Chose étrange que cette diversité d'opinions, de systèmes, de croyances
et de folies !
Quand vous parlez à certaines gens, ils s'arrêtent tout à coup effrayés,
cela Et si, malheureusement, votre regard a laissé deviner un rêve de l'âme, ils s'arrêtent tout à coup et finissent là leur victoire logique, comme ces enfants effrayés d'un fantôme imaginaire, et qui se ferment les yeux sans oser regarder. Ouvre-les, homme faible et plein d'orgueil, pauvre fourmi qui rampes
avec peine sur ton grain de poussière ; tu te dis libre et grand, tu te
respectes toi-même, si vil pendant ta vie, et, par dérision sans doute, tu
salues ton corps pourri qui passe. Et puis tu penses qu'une si belle vie,
agitée ainsi entre un peu d'orgueil que tu appelles grandeur et cet
intérêt bas qui est l'essence de ta Société, sera couronnée par une
immortalité. De l'immortalité pour toi, plus lascif qu'un singe, et plus
méchant qu'un tigre, et plus rampant qu'un serpent ? Allons donc! faitesmoi
un paradis pour le singe, le tigre et le serpent, pour la luxure, la
cruauté, la bassesse, un paradis pour l'égoïsme, une éternité pour cette
poussière, de l'immortalité pour ce néant. Tu te vantes d'être libre, de
pouvoir faire ce que tu appelles le bien et le mal, sans doute pour qu'on
te condamne plus vite, car que saurais-tu faire de bon ? Y a-t-il un seul
de tes gestes qui ne soit stimulé par l'orgueil ou calculé par l'intérêt ?
Toi, libre ! Dès ta naissance, tu es soumis à toutes les infirmités
paternelles, tu reçois avec le jour la semence de tous tes vices, de ta
stupidité même, de tout ce qui te fera juger le monde, toi-même, tout ce
qui t'entoure, d'après ce terme de comparaison, cette mesure que tu as
en toi. Tu es né avec un esprit étroit, avec des idées faites ou qu'on te
fera sur le bien ou sur le mal. On te dira qu'on doit aimer son père et le
soigner dans sa vieillesse : tu feras l'un et l'autre, et tu n'avais pas
besoin qu'on te l'apprît, n'est-ce pas ? Cela est une vertu innée comme le
besoin de manger; tandis que, derrière la montagne où tu es né, on
enseignera à ton frère à tuer son père devenu vieux, et il le tuera, car
cela, pense-t-il, est naturel, et il n'était pas nécessaire qu'on le lui
apprît.
On t'élèvera en te disant qu'il faut te garder, d'aimer d'un amour charnel
ta soeur ou ta mère ; tandis que tu descends comme tous les hommes
d'un inceste, car le premier homme et la première femme, eux et leurs
enfants, étaient frères et soeurs ; tandis que le soleil se couche sur
d'autres peuples qui regardent l'inceste comme une vertu et le fratricide
comme un devoir.
Es-tu déjà libre des principes d'après lesquels tu gouverneras ta
conduite ? Est-ce toi qui présides à ton éducation ? Est-ce toi qui as
voulu naître avec un caractère heureux ou triste, physique ou robuste,
doux ou méchant, moral ou vicieux ?
Mais d'abord pourquoi es-tu né ? est-ce toi qui l'as voulu ? t'a-t-on
conseillé là-dessus ? tu es donc né fatalement parce que ton père un
jour sera revenu d'une orgie, échauffé par le vin et des propos de
débauche, et que ta mère en aura profité, qu'elle aura mis en jeu toutes
les ruses de femme poussée par ses instincts de chair et de bestialité
que lui a donnés la nature en faisant une âme, et qu'elle sera parvenue à
animer cet homme que les fêtes publiques ont fatigué dès l'adolescence.
Quelque grand que tu sois, tu as d'abord été quelque chose d'aussi sale
que de la salive et de plus fétide que de l'urine, puis tu as subi des
métamorphoses comme un ver, et enfin tu es venu au monde, presque
sans vie, pleurant, criant et fermant les yeux, comme par haine pour ce
soleil que tu as appelé tant de fois. On te donne à manger : tu grandis, tu
pousses comme la feuille, c'est bien hasard si le vent ne t'emporte pas
de bonne heure, car à combien de choses es-tu soumis ? à l'air, au feu, à
la lumière, au jour, à la nuit, au froid, au chaud, à tout ce qui t'entoure,
tout ce qui est ; tout cela te maîtrise, te passionne ; tu aimes la
verdure, les fleurs et tu es triste quand elles se fanent; tu aimes ton
chien, tu pleures quand il meurt; une araignée arrive vers toi, tu recules
de frayeur ; tu frissonnes quelquefois en regardant ton ombre, et lorsque
ta pensée s'enfonce dans les mystères du néant, tu es effrayé et tu as
peur du doute.
Tu te dis libre, et chaque jour tu agis poussé par mille choses, tu vois
une femme et tu l'aimes, tu en meurs d'amour. Es-tu libre d'apaiser ce
sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce coeur,
d'apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? mille
chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves
t'arrêtent. Tu vois un homme pour la première fois, un de ses traits te
choque, et durant ta vie tu as de l'aversion pour cet homme, que tu
aurais peut-être chéri s'il avait eu le nez moins gros. Tu as un mauvais
estomac et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec
bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s'enchaînent aussi
fatalement d'autres séries de faits, d'où d'autres dérivent à leur tour.
Es-tu le créateur de ta constitution physique et morale ? Non, tu ne
pourrais la diriger entièrement que si tu l'avais faite et modelée à ta
guise.
Tu te dis libre parce que tu as une âme. D'abord c'est toi qui as fait cette
découverte que tu ne saurais définir ; une voix intime te dit que oui.
D'abord tu mens, une voix te dit que tu es faible et tu sens en toi un
immense vide que tu voudrais combler par toutes les choses que tu y
jettes. Quand même tu croirais que oui, en es-tu sûr ? Qui te l'a dit ?
Quand, longtemps combattu par deux sentiments opposés, après avoir
bien hésité, bien douté, tu penches vers un sentiment, tu crois avoir été
le maître de ta décision.
Mais, pour être maître, il faudrait n'avoir aucun penchant. Es-tu maître
de faire le bien, si tu as le goût du rital enraciné dans le coeur, si tu es
né avec de mauvais penchants développés par ton éducation ; et si tu es
vertueux, si tu as horreur du crime, pourras-tu le faire ? Es-tu libre de
faire le bien ou le mal ?
Puisque c'est le sentiment du bien qui te dirige toujours, tu ne peux
faire le mal.
Ce combat est la lutte de ces deux penchants et si tu fais le mal, c'est
que tu es plus vicieux que vertueux et que la fièvre la plus forte a eu le
dessus.
Quand deux hommes se battent, il est certain que le plus faible, le moins
adroit, le moins souple, sera vaincu par le plus fort, le plus adroit, le
plus souple.
Quelque longtemps que puisse durer la lutte, il y en aura toujours un de
vaincu. Il en est de même de ta nature intérieure. Quand même ce que tu
sens être bon l'emporte, la victoire est-elle toujours la justice ?
Ce que tu juges le bien est-il le bien absolu, immuable, éternel ?
Tout n'est donc que ténèbres autour de l'homme, tout est vide, et il
voudrait quelque chose de fixe; il roule lui-même dans cette immensité
du vague où il voudrait s'arrêter, il se cramponne à tout et tout lui
manque : patrie, liberté, croyance, Dieu, vertu; il a pris tout cela et tout
cela lui est tombé des mains ; il est connue un fou qui laisse tomber un
verre de cristal et qui rit de tous les morceaux qu'il a faits.
Mais l'homme a une âme immortelle et faite à l'image de Dieu ; deux
idées pour lesquelles il a versé son sang, deux idées qu'il ne comprend
pas, - une âme, un Dieu, - mais dont il est convaincu.
Cette âme est une essence autour de laquelle notre être physique tourne
comme la terre autour du soleil.
Cette âme est noble, car étant un principe spirituel, n'étant point
terrestre, elle ne saurait rien avoir de bas, de vil. Cependant, n'est-ce
pas la pensée qui dirige notre corps ? N'est-ce pas elle qui fait lever
notre bras quand nous voulons tuer ? N'est-ce pas elle qui anime notre
chair ? L'esprit serait-il le principe du mal et le corps l'agent ?
Voyons comme cette âme, comme cette conscience est élastique,
flexible, comme elle est molle et maniable, comme elle se ploie
facilement sous le corps qui pèse sur elle <ou qui appuie sur le corps qui
s'incline, comme cette âme est vénale et basse, comme elle rampe,
comme elle flatte, comme elle ment, comme elle trompe ! C'est elle qui
vend le corps, la main, la tête et la langue ; c'est elle qui veut du sang et
qui demande de l'or, toujours insatiable et cupide de tout dans son
infini; elle est au milieu de nous comme une soif, une ardeur quelconque,
un feu qui nous dévore, un pivot qui nous fait tourner sur lui. Tu es
grand, homme ! non par le corps sans doute, mais par cet esprit qui t'a
fait, dis-tu, le roi de la nature ; tu es grand, maître et fort.
Chaque jour, en effet, tu bouleverses la terre, tu creuses des canaux, tu
bâtis des palais, tu enfermes les fleuves entre des pierres, tu cueilles
l'herbe, tu la pétris et tu la manges ; tu remues l'Océan avec la quille de
tes vaisseaux, et tu crois tout cela beau ; tu te crois meilleur que la
bête fauve que tu manges, plus libre que la feuille emportée par les
vents, plus grand que l'aigle qui plane sur les tours, plus fort que la
terre dont tu tires ton pain et tes diamants et que l'Océan sur lequel tu
cours. Mais, hélas ! la terre que tu remues, renaît d'elle-même, tes
canaux se détruisent, les fleuves envahissent tes champs et tes villes,
les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d'elles-mêmes, les
fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes
ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surface de
l'Océan qu'une goutte de pluie et que le battement d'aile de l'oiseau. Et,
toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces
de toi-même que ton navire n'en laisse sur les flots. Tu te crois grand
parce que tu travailles sans relâche, mais ce travail est une preuve de
ta faiblesse. Tu étais donc condamné à apprendre toutes ces choses
inutiles au prix de tes sueurs, tu étais esclave avant d'être né, et
malheureux avant de vivre ! Tu regardes les astres avec un sourire
d'orgueil parce que tu leur as donnés des noms, que tu as calculé leur
distance, comme si tu voulais mesurer l'infini et enfermer l'espace dans
les bornes de ton esprit. Mais tu te trompes ! Qui te dit que derrière ces
mondes de lumières, il n'y en a pas d'autres infinis encore, et toujours
ainsi ? Peut-être que tes calculs s'arrêtent à quelques pieds de hauteur,
et que là commence une échelle nouvelle de faits... Comprends-tu toimême
la valeur des mots dont tu te sers... étendue, espace ? Ils sont
plus vastes que toi et ton globe.
Tu es grand et tu meurs, comme le chien et la fourmi, avec plus de
regret qu'eux, et puis tu pourris, et je te le demande, quand les vers
t'ont mangé, quand ton corps s'est dissous dans l'humidité de la tombe,
et que ta poussière n'est plus, où es-tu, homme ? Où est même ton âme ?
cette âme qui était le moteur de tes actions, qui livrait ton coeur à la
haine, à l'envie, à toutes les passions, cette âme qui te vendait et qui te
faisait fuite tant de bassesses, où est-elle ? Est-il un lieu assez saint
pour la recevoir ? Tu te respectes et tu t'honores comme un Dieu, tu as
inventé l'idée de dignité de l'homme, idée que rien dans la nature ne
pourrait avoir en te voyant ; tu veux qu'on t'honore et tu t'honores toimême,
m veux même que ce corps, si vil pendant sa vie, soit honoré
quand il n'est plus. Tu veux qu'on se découvre devant ta charogne
humaine, qui se pourrit de corruption, quoique plus pure encore que toi
quand tu vivais. C'est là ta grandeur.
Grandeur de poussière, majesté de néant !
XXI
J'y revins deux ans plus tard ; vous pensez où : elle n'y était pas.
Son mari était seul, venu avec une autre ferrure, et il en était parti deux
Je retournai sur le rivage. Comme il était vide ! De là, je pouvais voir le
Quel isolement !
Je revins donc dans cette même salle dont je vous ai parlé ; elle était
pleine, mais aucun des visages n'y était plus, les tables étaient prises par des gens que je n'avais jamais vus ; celle de Maria était occupée par une vieille femme qui s'appuyait à cette même place où si souvent son coude s'était posé. Je restai ainsi quinze jours ; il fit quelques jours de
la pluie tomber sur les ardoises, le bruit lointain de la mer, et, de temps en temps, quelque cri de marins sur le quai. - Je repensai à toutes ces vieilles choses que le spectacle des mêmes lieux faisait revivre. Je revoyais le même océan avec ses mêmes vagues, toujours immense,
boue, ses coquilles qu'on foule et ses maisons en étage. - Mais tout ce que j'avais aimé, tout ce qui entourait Maria, ce beau soleil qui passait à travers les auvents et qui dorait sa peau, l'air qui l'entourait, le monde qui passait près d'elle, tout cela était parti sans retour. Oh ! que je voudrais seulement un seul de ces jours changer ! Quoi ! rien de tout cela ne reviendra ? Je sens comme mon
où je meurs.
Je me rappelai ces longues et chaudes après-midi d'été où je lui parlais
sans qu'elle se doutât que je l'aimais, et où son regard indifférent
entrait comme un rayon d'amour jusqu'au fond de mon coeur. Comment
aurait-elle pu, en effet, voir que je l'aimais, car je ne l'aimais pas
alors, et, en tout ce que je vous ai dit, j'ai menti ; c'était maintenant
que je l'aimais, que je la désirais, que, seul sur le rivage, dans les bois
ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me
parlant, me regardant. Quand je me couchais sur l'herbe, et que je
regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, je
pensais à elle, et je reconstruisais dans mon coeur toutes les scènes où
elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion.
Si je me rappelais l'avoir vue marcher sur un endroit, j'y marchais ; j'ai
voulu retrouver le timbre de sa voix pour m'enchanter moi-même ; cela
était impossible. Que de fois j'ai passé devant sa maison et j'ai regardé
à sa fenêtre !
Je passai donc ces quinze jours dans une contemplation amoureuse,
rêvant à elle. Je me rappelle des choses navrantes ; un jour, je revenais,
vers le crépuscule, je. marchais à travers les pâturages couverts de
boeufs, je marchais vite, je n'entendais que le bruit de ma marche qui
froissait l'herbe, j'avais la tête baissée et je regardais la terre. Ce
mouvement régulier m'endormit pour ainsi dire : je crus entendre Maria
marcher près de moi, elle me tenait le bras et tournait la tête pour me
voir ; c'était elle qui marchait dans les herbes. Je savais bien que c'était
une hallucination que j'animais moi-même, mais je ne pouvais me
défendre d'en sourire et je me sentais heureux. Je levai la tête : le
temps était sombre, devant moi, à l'horizon, un magnifique soleil se
couchait sous les vagues ; on voyait une gerbe de feu s'élever en réseaux,
disparaître sous de gros nuages noirs qui roulaient péniblement sur eux,
et puis un reflet de ce soleil couchant reparaître plus loin derrière moi
dans un coin du ciel limpide et bleu.
Quand je découvris la mer, il avait presque disparu; son disque était à
moitié enfoncé sous l'eau et une légère teinte de rose allait
s'élargissant et s'affaiblissant vers le ciel.
Une autre fois, je revenais à cheval en longeant la grève. Je regardais
machinalement les vagues dont la mousse mouillait les pieds de ma
jument, je regardais les cailloux qu'elle faisait jaillir en marchant, et
ses pieds s'enfoncer dans le sable. Le soleil venait de disparaître tout à
coup et il y avait sur les vagues une couleur sombre comme si quelque
chose de noir eût plané sur elles. À ma droite, étaient des rochers entre
lesquels l'écume s'agitait au souffle du vent comme une mer de neige,
les mouettes passaient sur ma tête et je voyais leurs ailes blanches
s'approcher tout près de cette eau sombre et terne. Rien ne pourra dire
tout ce que cela avait de beau, cette mer, ce rivage avec son sable
parsemé de coquilles, avec ses rochers couverts de varechs humides et
l'écume qui se balançait sur eux au souffle de la brise.
Je vous dirais bien d'autres choses, bien plus belles et plus douces, si je
pouvais dire tout ce que je ressentis d'amour, d'extase, de regrets.
Pouvez-vous dire par des mots le battement du coeur, pouvez-vous dire
une larme et peindre son cristal humide qui baigne l'oeil d'une
amoureuse langueur ? Pouvez-vous dire tout ce que vous ressentez en un
jour ? Pauvre faiblesse humaine, avec tes mots, tes langues, tes sons,
tu parles et tu balbuties, tu définis Dieu, le ciel et la terre, la chimie et
la philosophie, et tu ne peux exprimer, avec ta langue, toute la joie que
te cause une femme nue ou un plum-pudding.
XXII
Ô Maria ! Maria, cher ange de ma jeunesse, toi que j'ai vue dans la
plein de parfum, de tendres rêveries, adieu ! adieu ! D'autres passions
mon coeur, car le coeur est une terre remue et laboure sur les ruines des autres. Adieu comme je t'aurais aimée, comme je t'aurais embrassée, serrée dans mes
invente. Adieu ! Adieu! et cependant je penserai toujours à toi, je vais
les pieds de la foule, déchiré en lambeaux. Où vais-je ? Je voudrais être vieux, avoir les cheveux blancs. beau comme les anges, avoir de la gloire, du génie, et tout déposer à tes pieds pour que tu marches sur tout cela i et je n'ai rien de tout cela tu m'as regardé aussi froidement qu'un laquais ou qu'un mendiant. Et moi, sais-tu que je n'ai pas passé une nuit, pas un jour, pas une heure,
cheveux noirs sur tes épaules tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui s'enfonçait dans le sable que cela murmure toujours à mon coeur ? Adieu ! et pourtant, quand je te vis, si j'avais été plus âgé de quatre à
regards. Adieu !
XXIII
Quand j'entends les cloches sonner et le glas frapper en gémissant, j'ai
rêveur comme des vibrations mourantes.
Une série de pensées s'ouvre au tintement lugubre de la cloche des
morts. Il me semble voir le monde dans ses plus beaux jours de fête, avec des cris de triomphe, des chars et des couronnes, et, par-dessus tout cela, un éternel silence et une éternelle majesté Mon âme s'envole vers l'éternité et l'infini et plane dans l'océan du doute
Voix régulière et froide comme les tombeaux et qui cependant sonne à
par ton harmonie, qui étouffe le bruit des villes. J'aime, dans les champs, sur les collines dorées de blés mûrs, à entendre les sons frêles de la cloche du village qui chante au milieu de la campagne, tandis que l'insecte siffle sous l'herbe et que l'oiseau murmure sous le feuillage. Je suis longtemps resté, dans l'hiver, dans ces jours sans soleil,
sonner les offices. le ciel en réseau d'harmonie gigantesque instrument. des sons, des mélodies, des échos d'un autre monde, des choses immenses qui mouraient aussi. Ô cloches ! vous sonnerez donc aussi sur ma mort, et une minute après
mensonge baptême, le mariage, la mort. airs et qui servirais si bien en lave ardente sur un champ de bataille à ferrer les chevaux... |