« Annales (Tacite)/Livre XV » : différence entre les versions

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Pendant que Corbulon mettait ainsi la Syrie à rouvert, Monèse voulut, par une marche rapide, devancer jusqu'au bruit de son approche, et n'en trouva pas moins Tigrane prévenu et sur ses gardes. Ce prince s'était jeté dans Tigranocerte, ville également forte par ses défenseurs et par la hauteur de ses murailles. En outre le fleuve Nicéphore ({{refl|1)}}, d'un assez large cours, environne une partie des remparts, et un vaste fossé défend ce que le fleuve eût trop peu garanti. Des soldats romains étaient dans la place, et on l'avait munie d'approvisionnements. Quelques-uns des hommes chargés de ce soin s'étant emportés trop avant, l'ennemi les avait subitement enveloppés, et cette perte avait inspiré aux autres plus de colère que de crainte. D'ailleurs le Parthe réussit mal dans les sièges, faute d'audace pour attaquer de près : il lance au hasard quelques flèches, qui trompent ses efforts et n'effrayent point un ennemi retranché. Les Adiabéniens, ayant approché des échelles et des machines, furent aisément renversés, et les nôtres, dans une brusque sortie, les taillèrent en pièces.
 
:{{refa|1.}} Selon d'Anville, c'est le Khabour, et il passe prés d'une ville nommée Séred, qui, dit ce géographe, pourrait tenir la place de l'ancienne Tigranocerte.
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Corbulon, persuadé, malgré ces heureux succès, qu'il fallait user modérément de la fortune, députa vers Vologèse pour se plaindre qu'on eût attaqué sa province, qu'on tînt assiégés un roi allié et ami et des cohortes romaines. Il l'avertissait de lever le siège, ou lui-même irait camper sur les terres ennemies. Le centurion Caspérius chargé de cette mission trouva le roi dans Nisibe (1){{refl|2}}, à trente-sept milles de Tigranocerte, et lui exposa fièrement ses ordres. Vologèse avait depuis longtemps pour maxime invariable d'éviter les armes romaines. D'un autre côté, ses affaires prenaient un cours malheureux : le siège était sans résultat ; Tigrane ne manquait ni de soldats ni de vivres ; un assaut venait d'être repoussé ; des légions étaient entrées en Arménie, et d'autres, sur les frontières de Syrie, n'attendaient que le signal d'envahir ses Etats : lui, cependant, n'avait qu'une cavalerie épuisée par le manque de fourrages ; car une multitude de sauterelles avait dévoré tout ce qu'il y avait dans le pays d'herbes et de feuilles. Il renferme donc ses craintes, et, prenant un langage modéré, il répond qu'il va envoyer une ambassade à l'empereur des Romains pour lui demander l'Arménie et affermir la paix. Il ordonne à Monèse d'abandonner Tigranocerte, et lui-même se retire.
 
1.:{{refa|2}} Ville forte de l’ancienne Mygdonie, partie de la Mésopotamie : il n’en reste que de faibles traces dans le bourg de Nesbin.
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Pétus, sans prévoir l'orage qui s'approchait de lui, tenait au loin dans le Pont la cinquième légion, et avait affaibli les autres en prodiguant les congés, lorsqu'il apprit que Vologèse accourait avec une armée nombreuse et menaçante. Il appelle la douzième légion, et ce qui devait faire croire ses forces augmentées ne fit que trahir sa faiblesse. On pouvait toutefois conserver le camp, et déconcerter, en temporisant, les desseins des Parthes, si Pétus avait su marcher en ses conseils ou en ceux d'autrui d'un pas plus constant. Mais à peine des hommes habiles dans la guerre l’avaient-ils fortifié contre un péril imminent, que, afin de paraître n'avoir pas besoin de lumières étrangères, il changeait tout pour faire plus mal. C'est ainsi qu'il abandonna ses quartiers, en s'écriant que ce n'était pas un fossé et des retranchements, mais des hommes et du fer qu'on lui avait donnés contre l'ennemi, et fit avancer ses légions comme pour combattre. Ensuite, ayant perdu un centurion et quelques soldats qu'il avait envoyés reconnaître les troupes barbares, il revint avec précipitation. Mais le peu d'ardeur que Vologèse avait mis à le poursuivre lui rendit sa folle confiance, et il plaça trois mille fantassins d'élite sur le sommet le plus voisin du mont Taurus, afin d empêcher le passage du roi. Des Pannoniens qui faisaient la force de sa cavalerie furent confinés dans une partie de la plaine ; enfin il cacha sa femme et son fils dans un château nommé Arsamosate (1){{refl|3}}, sous la garde d'une cohorte. Il dispersait ainsi son armée, qui, réunie, eût mieux résisté à des bandes vagabondes. On ne le détermina, dit-on, qu'avec peine à faire à Corbulon l'aveu de sa détresse ; et celui-ci ne se pressait pas non plus de le secourir, afin que, le péril devenant plus grave, il y eût plus de gloire à l'en délivrer. Il ordonna cependant que mille hommes de chacune de ses trois légions, huit cents cavaliers, et un pareil nombre de soldats auxiliaires, se tinssent prêts à partir.
 
1.:{{refa|3}} Place considérable, dont, selon d'Anville, on retrouve le nom sous la forme de Simsat ou Shimsliat. On croit que cette ville avait été fondée par Arsamés, qui régnait en Arménie vers 245 avant J. C.
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Cependant Pétus jeta un pont sur le fleuve Arsanias (1){{refl|4}}, qui coulait près du camp ; il feignit d'en avoir besoin pour son passage ; mais les Parthes avaient imposé ce travail en preuve de leur victoire, car ce fut à eux qu'il servit : les nôtres prirent la route opposée. La renommée ajouta que les légions avaient subi l'infamie du joug, et d'autres ignominies vraisemblables en de tels revers, et dont les Parthes se donnèrent le spectacle simulé ; car ils entrèrent dans le camp avant que l'armée romaine en fût sortie, et à son départ, ils se placèrent des deux côtés de la route, reconnaissant et emmenant des esclaves et des bêtes de somme depuis longtemps entre nos mains. Des habits même furent enlevés, des armes retenues, et le soldat tremblant n'osait s'y opposer, de peur d'être obligé de combattre. Vologèse, pour constater notre défaite, fit amonceler les armes et les corps des hommes tués ; du reste il se refusa à la vue de nos légions en fuite : son orgueil rassasié aspirait aux honneurs de la modération. Il affronta le courant de l'Arsanias monté sur un éléphant, et ceux qui étaient près de lui le traversèrent à cheval, parce que le bruit s'était répandu que le pont romprait sous le faix par la fraude des constructeurs ; mais ceux qui osèrent y passer reconnurent qu'il était solide et ne cachait aucun piège.
 
1.:{{refa|4}} Fleuve aujourd'hui nommé Arsen, qui traverse la Sophène et se rend dans l'Euphrate, après avoir passé par Arsamosate. (D'Anville.)
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Une coutume des plus condamnables s'était établie vers ce temps. A l'approche des comices, ou lorsqu'on était près de tirer au sort les provinces, beaucoup de gens sans enfants se donnaient des fils par de feintes adoptions (1){{refl|5}}, et à peine avaient-ils concouru, à titre de pères, au partage des prétures et des gouvernements, qu'ils émancipaient ceux qu'ils venaient d'adopter. Des plaintes amères furent portées au sénat ; on fit valoir "les droits de la nature, les soins de l'éducation, contre des adoptions frauduleuses, calculées, éphémères. N'était-ce pas assez de privilèges pour les hommes sans enfants, de voir, exempts de soucis et de charges, toutes les routes du crédit et des honneurs ouvertes à leurs désirs ? Fallait-il que les promesses de la loi, si longtemps attendues, fussent enfin éludées, et que le prétendu père d'enfants qu'il possède sans inquiétude et perd sans regret vînt tout à coup balancer les voeux longs et patients d'un père véritable ?" Un sénatus-consulte prononça que les adoptions simulées ne donneraient aucun droit aux fonctions publiques, et n'autoriseraient pas même à recevoir des héritages.
 
1.:{{refa|5}} La loi Papia Poppéa, rendue sous Auguste, l'an de Rome 702, qui renouvelait et complétait la loi Julia, portée vingt-cinq ans plus tôt, accordait ou confirmait certains privilèges aux citoyens mariés et qui avaient des enfants. Ainsi, ils étaient préférés pour les magistratures et le gouvernement des provinces, et, entre plusieurs candidats, celui qui avait le plus d'enfants devait l'emporter ; ils pouvaient aspirer aux dignités avant l'âge légal, etc.
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===Procès du Crétois Timarchus===
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Ensuite on instruisit le procès du Crétois Timarchus. Outre ces injustices que la richesse orgueilleuse et puissante fait éprouver aux faibles dans toutes les provinces, on lui reprochait une parole dont l'injurieuse atteinte pénétrait jusqu'au sénat : il avait affecté de dire "qu'il dépendait de lui que les gouverneurs de la Crète reçussent, ou non, des actions de grâces." Thraséas, faisant tourner cette occasion au profit de la chose publique, vota d'abord l'exil du coupable hors de la province de Crète, ensuite il ajouta : "L'expérience prouve, pères conscrits, que les bonnes lois, les actes faits pour servir d'exemple, sont inspirés aux gens de bien par les vices des méchants. Ainsi doivent naissance à la licence des orateurs la loi Cincia, aux brigues des candidats les lois Juliennes (1){{refl|6}}, aux magistrats avares les plébiscites Calpurniens (2){{refl|7}} ; car, dans l'ordre des temps, la faute précède la peine, et la réforme vient après l'abus. Prenons aussi, contre cet orgueil nouveau des hommes de province, une résolution digne de la justice et de la gravité romaine, et qui, sans rien diminuer de la protection due aux alliés, nous désabuse de l'erreur qu'un Romain a d'autres juges de sa réputation que ses concitoyens.
 
1.:{{refa|6}} Portées par Auguste pour réprimer la brigue.
2.:{{refa|7}} L'an de Rome 605, le tribun L. Calpurnius Piso fit rendre la première loi contre les concussionnaires : elle donnait aux habitants des provinces le droit de poursuivre à Rome la restitution des sommes extorquées par les magistrats, et un tribunal permanent fut établi pour en connaître.
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Sous le consulat de Memmius Régulus et de Virginius Rufus, Néron reçut, avec les démonstrations d'une joie plus qu'humaine, une fille qui lui naquit de Poppée ; il l'appela Augusta, et donna en même temps ce surnom à la mère. Les couches se firent dans la colonie d'Antium, où lui-même était né. Déjà le sénat avait recommandé aux dieux la grossesse de Poppée et décrété des voeux solennels ; de nouveaux furent ajoutés, et on les accomplit tous. On décerna en outre des prières publiques, un temple à la Fécondité, des combats semblables aux jeux sacrés d'Actium. On ordonna que les images en or des deux Fortunes (1){{refl|8}} seraient placées sur le trône de Jupiter Capitolin, et que les jeux du Cirque, établis à Boville en l'honneur de la maison des Jules, seraient également donnés à Antium, au nom des Domitius et des Claudes ; institutions oubliées aussitôt, l’enfant étant mort avant l’âge de quatre mois. Ce furent alors de nouvelles adulations : on vota l’apothéose, le coussin sacré, un temple avec un prêtre. Pour Néron, sa douleur ne fut pas moins démesurée que sa joie. On fit la remarque qu'à la nouvelle de la naissance, le sénat s'étant précipité tout entier à Antium, Thraséas ne fut pas reçu, et qu'il soutint sans s'émouvoir cet affront, avant-coureur d'un prochain arrêt de mort. Bientôt le prince se vanta, dit-on, à Sénèque, de s'être réconcilié avec Thraséas, et Sénèque en félicita le prince : franchise qui augmentait tout ensemble la gloire et les périls de ces deux grands hommes.
 
1.:{{refa|8}} Les Antiates adoraient la Fortune sous deux noms divers, la Fortune équestre et la Fortune prospère.
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===Ambassade Parthe===
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Au commencement du printemps arrivèrent les ambassadeurs des Parthes, avec des instructions de Vologèse et une lettre conçue dans le même sens. "Il se tairait, disait-il, sur la question tant de fois débattue de la souveraineté de l'Arménie, puisque les dieux, arbitres des nations les plus puissantes, avaient livré aux Parthes, non sans honte pour les Romains, la possession de ce royaume. Dernièrement il avait tenu Tigrane enfermé dans une place ; plus tard, pouvant écraser Pétus et ses légions, il les avait renvoyés sans aucun mal. Déjà sa force s'était assez fait connaître ; il venait de prouver également sa clémence. Tiridate ne refuserait pas d'aller à Rome pour y recevoir le diadème, s'il n'était retenu par les devoirs sacrés du sacerdoce (1){{refl|9}}. Il irait auprès des étendards et des images du prince ; et là, en présence des légions, se ferait l'inauguration de sa royauté."
 
1.:{{refa|9}} Tiridate était mage.
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===On recommence la guerre contre les Parthes===
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La perte des plus braves soldats et le découragement des autres rendait la quatrième et la douzième légion peu propres au combat. Corbulon les transporta en Syrie, et, de cette province, il conduisit en Arménie la sixième et la troisième, troupes fraîches et aguerries par beaucoup de travaux et de succès ; il y ajouta la cinquième légion, qui, restée dans le Pont, n'avait point eu part au désastre, ainsi que la quinzième, récemment arrivée, des vexillaires choisis d'Illyrie et d'Égypte, ce qu'il avait d'auxiliaires à pied et à cheval enfin les troupes des rois alliés, réunies en un seul corps à Mélitène (1){{refl|10}}, où il se proposait de passer l’Euphrate. Là, il rassembla son armée après les lustrations d'usage, et, promettant sous les auspices de César de brillantes prospérités, rappelant ses propres exploits, imputant les revers à l’inexpérience de Pétus, il parla aux soldats avec cet ascendant qui, dans un tel guerrier, tenait lieu d'éloquence.
 
1.:{{refa|10}} Aujourd'hui Malatié. Méliténe n'était alors qu'un camp romain.
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Le nom de Corbulon n'inspirait aux barbares mêmes aucune prévention, encore moins cette haine qu'on ressent pour un ennemi : aussi eurent-ils foi à ses conseils ; et Vologèse, qui ne repoussait pas un accommodement, demanda une trêve pour plusieurs de ses provinces. Tiridate désira une entrevue. Le temps fut fixé à un jour prochain : le lieu fut celui où Pétus avait été naguère assiégé avec ses légions. Les barbares le choisirent à cause du succès qu'il leur rappelait, et Corbulon ne l'évite pas, dans l'idée que le contraste rehausserait sa gloire. Le mauvais renom de Pétus le touchait peu d'ailleurs : il en donna une preuve éclatante en chargeant le fils même de Pétus, tribun des soldats, d'aller avec un détachement et d'ensevelir les restes de la dernière défaite. Au jour convenu, Tibérius Alexander (1){{refl|11}}, chevalier romain du premier rang, donné à Corbulon pour l'aider dans cette guerre, et Vivianus Annius, gendre de ce général, trop jeune encore pour être sénateur, mais placé, avec les fonctions de lieutenant, à la tète de la cinquième légion, se rendirent dans le camp de Tiridate pour faire honneur à ce prince, et le rassurer, par un tel gage, contre toute crainte d'embûches. Les deux chefs prirent chacun vingt cavaliers. A la vue de Corbulon, le roi descendit le premier de cheval : Corbulon l'imita aussitôt, et l'un et l'autre, s'avançant à pied, se donnèrent la main.
 
1.:{{refa|11}} Le même qui depuis fut préfet d'Égypte et fit le premier reconnaître Vespasien comme empereur.
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Il part, et trouve Pacorus chez les Mèdes, Vologèse à Ecbatane (1){{refl|12}}. Ce roi n'oubliait pas son frère. Il avait même, par des envoyés particuliers, demandé à Corbulon "qu'on lui épargnât toutes les formes de la servitude, qu'il ne rendit point son épée, qu'il fût admis à embrasser les gouverneurs de nos provinces, dispensé d'attendre à leur porte, traité à Rome avec la même distinction que lest consuls." C'est que Vologèse, accoutumé à l'orgueil des cours étrangères, ne connaissait pas l'esprit des Romains, pour qui la réalité du pouvoir est tout, ses vanités peu de chose.
 
1.:{{refa|12}} Ecbatane, capitale de la Grande-Médie, maintenant Ramadan, ville considérable de l'Irak-Adjemi.
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===Quelques mesures de Néron en 63===
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La même année, le prince étendit aux nations des Alpes maritimes le droit du Latium (1){{refl|13}}. Il assigna aux chevaliers romains des places dans le cirque, en avant de celles du peuple ; car jusqu'alors ces deux ordres y assistaient confondus, la loi Roscia n'ayant statué que sur les quatorze premiers rangs du théâtre. Enfin il donna des spectacles de gladiateurs aussi magnifiques que les précédents ; mais trop de sénateurs et de femmes distinguées se dégradèrent sur l'arène.
 
1.:{{refa|13}} "Le droit de Latium dit Gibbon, était d'une espèce particulière : dans les villes qui jouissaient de cette faveur, les magistrats seulement prenaient, à l'expiration de leurs offices, la qualité de citoyen romain ; mais comme ils étaient annuels, les principales familles se trouvaient bientôt revêtues de cette dignité."
 
=An 64=
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Pendant ce temps, Néron était à Antium et n'en revint que quand le feu approcha de la maison qu'il avait bâtie pour joindre le palais des Césars aux jardins de Mécène. Toutefois on ne put empêcher l'embrasement de dévorer et le palais, et la maison, et tous les édifices d'alentour. Néron, pour consoler le peuple fugitif et sans asile, ouvrit le Champ de Mars, les monuments d'Agrippa et jusqu'à ses propres jardins. Il fit construire à la hâte des abris pour la multitude indigente ; des meubles furent apportés d'Ortie et des municipes voisins, et le prix du blé fut baissé jusqu'à trois sesterces (1){{refl|14}}. Mais toute cette popularité manqua son effet, car c'était un bruit général qu'au moment où la ville était en flammes il était monté sur son théâtre domestique et avait déclamé la ruine de Troie, cherchant, dans les calamités des vieux âges, des allusions au désastre présent.
 
1.:{{refa|14}} Le prix indiqué ici est celui du modius, qu'on traduit ordinairement par boisseau, et qui égalait 40 litres 1/10 de nos mesures. Or 3 sesterces représentaient sous Néron 54 centimes 3/4, ce qui porterait l'hectolitre à 5 fr. 42 c.
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Il serait difficile de compter les maisons, les îles (1){{refl|15}}, les temples qui furent détruits. Les plus antiques monuments de la religion, celui que Servius Tullius avait dédié à la Lune, le Grand autel et le temple consacrés par l'Arcadien Évandre à Hercule vivant et présent, celui de Jupiter Stator, voué par Romulus, le palais de Numa Pompilius et le sanctuaire de Vesta, avec les Pénates du peuple romain, furent la proie des flammes. Ajoutez les richesses conquises par tant de victoires, les chefs-d' oeuvre des arts de la Grèce, enfin les plus anciens et les plus fidèles dépôts des conceptions du génie, trésors dont les vieillards gardaient le souvenir, malgré la splendeur de la ville renaissante, et dont la perte était irréparable. Quelques-uns remarquèrent que l'incendie avait commencé le quatorze avant les kalendes d'août, le jour même où les Sénonais avaient pris et brûlé Rome. D'autres poussèrent leurs recherches jusqu'à supputer autant d'années, de mois et de jours de la fondation de Rome au premier incendie, que du premier au second.
 
1.:{{refa|15}} On appela d'abord insula un quartier plus ou moins grand, compris entre quatre rues, ce qu’on nomme encore île dans plusieurs villes du midi de la France ; ce nom s'étendit peu à peu à chacune des maisons qui formaient cet assemblage.
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===Reconstruction===
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La prudence humaine avait ordonné tout ce qui dépend de ses conseils : on songea bientôt à fléchir les dieux, et l'on ouvrit les livres sibyllins. D'après ce qu'on y lut, des prières furent adressées à Vulcain, à Cérès et à Proserpine : des dames romaines implorèrent Junon, premièrement au Capitole, puis au bord de la mer la plus voisine, où l'on puisa de l'eau pour faire des aspersions sur les murs du temple et la statue de la déesse ; enfin les femmes actuellement mariées célébrèrent des sellisternes(1){{refl|16}} et des veillées religieuses. Mais aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d'avoir ordonné l'incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d'autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d'hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Réprimée un instant, cette exécrable superstition se débordait de nouveau, non-seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d'infamies et d'horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d'abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d'autres, qui furent bien moins convaincus d'incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d'autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. Néron prêtait ses jardins pour ce spectacle, et donnait en même temps des jeux au Cirque, où tantôt il se mêlait au peuple en habit de cocher, et tantôt conduisait un char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les coeurs s'ouvraient à la compassion, en pensant que ce n'était pas au bien public, mais à la cruauté d'un seul, qu'ils étaient immolés.
 
1.:{{refa|16}} Dans certaines solennités religieuses, ordonnées pour remercier ou apaiser le ciel, on couvrait les autels des mets les plus somptueux, et comme si l'on eût invité les dieux à un festin, on rangeait leurs statues à l'entour, celles des dieux sur des lits, lectos, pulvinaria, celles des déesses sur des sièges, sellas ; d'où lectisternia et sellisternia.
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===Pillage - Sénèque se porte malade===
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Pendant que les conjurés indécis reculaient le terme de leurs espérances et de leurs craintes, une femme nommée Épicharis, qui était entrée dans le secret sans qu'on ait su comment (rien d'honnête jusqu'alors n'avait occupé sa pensée), les animait par ses exhortations et ses reproches. Enfin, ennuyée de leurs lenteurs, et se trouvant en Campanie auprès de la flotte de Misène, elle essaye d'en ébranler les chefs et de les lier au parti par la complicité. Voici le commencement de cette intrigue : un des chiliarques (1){{refl|17}} de la flotte, Volusius Proculus, avait eu part à l’attentat de Néron contre les jours de sa mère, et se croyait peu récompensé pour un crime de cette importance. Soit qu'Épicharis le connût auparavant, ou qu'une amitié récente les unit, il lui parle des services qu'il avait rendus à Néron et du peu de fruit qu'il en recueillait. Les plaintes qu'il ajoute, sa résolution de se venger, s'il en avait le pouvoir, donnèrent à Épicharis l'espérance de l'entraîner, et, par lui, beaucoup d'autres. La flotte eût été d'un grand secours et aurait offert de fréquentes occasions, le prince aimant beaucoup à se promener sur mer à Pouzzoles et Misène. Épicharis poursuit donc l'entretien et passe en revue tous les forfaits de Néron : "Oui, le sénat était anéanti, mais on avait pourvu à ce que le destructeur de la république expiât ses crimes : que Proculus se tînt prêt seulement à seconder l'entreprise et tâchât d'y gagner les plus intrépides soldats ; il recevrait un digne prix de ses services" Elle tut cependant le nom des conjurés : aussi les révélations de Proculus furent-elles sans effet, quoiqu'il eût rapporté à Néron tout ce qu'il avait entendu. Épicharis, appelée et confrontée avec le délateur, réfuta sans peine ce que n'appuyait aucun témoin. Toutefois, elle fut retenue en prison, Néron soupçonnant que des faits dont la vérité n'était pas démontrée pouvaient encore n'être pas faux.
 
1.:{{refa|17}} Un commandant de mille hommes.
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Néron, qui n'avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par sa cruauté, ordonna qu'on l'empêchât de mourir. Pressés par les soldats, ses esclaves et ses affranchis lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore si ce fut à l'insu de Pauline ; car (telle est la malignité du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant qu'elle crut Néron inexorable, elle ambitionna le renom d'être morte avec son époux, mais qu'ensuite, flattée d'une plus douce espérance, elle se laissa vaincre aux charmes de la vie. Elle la conserva quelques années seulement, gardant une honorable fidélité à la mémoire de son mari, et montrant assez, par la pâleur de son visage et la blancheur de ses membres, à quel point la force vitale s'était épuisée en elle. Quant à Sénèque, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annéus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps, le même qu'on emploie dans Athènes contre ceux qu'un jugement public a condamnés à mourir (1){{refl|18}}. Sénèque prit en vain ce breuvage : ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant : "J'offre cette libation à Jupiter Libérateur." Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et tout-puissant, il s'occupait déjà de sa fin.
 
1.:{{refa|18}} Ce poison est la ciguë.
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Cependant la ville se remplissait de funérailles et le Capitole de victimes. A mesure que l'un perdait un fils, l'autre un frère, un parent, un ami, ils rendaient grâce aux dieux, ornaient leurs maisons de laurier, tombaient aux genoux du prince, et fatiguaient sa main de baisers. Néron, qui prenait ces démonstrations pour de la joie, récompensa par l’impunité les promptes révélations de Natalis et de Cervarius. Milichus, comblé de richesses, se décora d'un nom grec qui veut dire Sauveur (1){{refl|19}}. Un des tribuns, Silvanus, quoique absous, se tua de sa main ; un autre, Statius Proximus, avait reçu son pardon de l'empereur : il mourut pour braver sa clémence. Pompéius, Cornélius Martialis, Flavius Népos, Statius Domitius, furent dépouillés du tribunat, sous prétexte que, s'ils n'étaient pas les ennemis du prince, ils passaient pour l'être. Novius Priscus avait été l’ami de Sénèque ; Glitius Gallus et Annius Pollio étaient plus compromis que convaincus : on leur assigna des exils. Priscus y fut suivi d'Antonia Flaccilla sa femme, Gallus d'Égnatia Maximilla. Celle-ci possédait de grands biens qu'on lui laissa d'abord, et qu'on finit par lui ôter ; deux circonstances qui relevèrent également sa gloire. Rufius Crispinus fut aussi exilé : la conjuration servit de prétexte ; le vrai motif, c'est que Néron ne lui pardonnait pas d'avoir été le mari de Poppée. Virginius et Rufus durent leur bannissement à l’éclat de leur nom. Virginius, par ses leçons d'éloquence, Musonius Rufus, en enseignant la philosophie, entretenaient parmi les jeunes gens une émulation suspecte. Cluvidiénus Quiétus, Julius Agrippa, Blitius Catullinus, Pétronius Priscus, Julius Altinus, allèrent, comme une colonie, peupler les îles de la mer Égée. Cadicia, femme de Scévinus, et Césonius Maximus, chassés d'Italie, n'apprirent que par la punition qu'on les avait accusés. Atilla, mère de Lucain, ne fut ni justifiée ni punie : on ne fit pas mention d'elle.
 
1.:{{refa|19}} Il prit le surnom de Soter.
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Toutes ces choses accomplies, Néron fit assembler les soldats et leur distribua deux mille sesterces(1){{refl|20}} à chacun en ordonnant de plus que le blé, qu'ils avaient payé jusqu'alors au prix du commerce, leur fût livré gratuitement. Ensuite, comme s'il eût eu à rendre compte de quelque exploit guerrier, il convoque le sénat, et il donne les ornements du triomphe au consulaire Pétronius Turpilianus, à Coccéius Nerva (2){{refl|21}}, préteur désigné, au préfet du prétoire Tigellin ; si prodigue d'honneurs pour Tigellin et Nerva, qu'outre les statues triomphales qui leur furent érigées au Forum, il plaça encore leurs images dans le palais. Nymphidius reçut les décorations consulaires. Comme il s'offre pour la première fois dans mes récits, j'en dirai quelques mots ; car ce sera aussi l'un des fléaux de Rome. Né d'une affranchie qui prostitua sa beauté aux esclaves et aux affranchis des princes, il se prétendait fils de l'empereur Caïus, parce que le hasard lui avait donné sa haute stature et son regard farouche : ou peut-être Caïus, qui descendait jusques aux courtisanes, avait-il porté chez la mère de cet homme ses brutales fantaisies.
 
1.:{{refa|20}} En monnaie actuelle, 367 fr. 62 cent.
2.:{{refa|21}} Le même qui depuis fut empereur. Entre cette dignité suprême et les honneurs qu'il reçoit de Néron, il éprouva les malheurs de l’exil : il fut relégué à Tarente par Domitien qui le soupçonnait de conspirer contra lui.
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