« Annales (Tacite)/Livre IV » : différence entre les versions

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Sous le consulat de C. Asinius et C. Antistius, Tibère voyait, pour la neuvième année, la république paisible et sa maison florissante (car il comptait la mort de Germanicus au nombre de ses prospérités), quand la fortune commença tout à coup à troubler ce repos. Le prince devint cruel, ou prêta des forces à la cruauté d'autrui. Ce fut l’ouvrage d’Elius Séjanus, préfet des cohortes prétoriennes. J'ai déjà parlé de son crédit : je vais retracer son origine, ses mœurs, et le crime par lequel il tenta de s'élever au pouvoir suprême. Né à Vulsinie ({{refl|1)}} de Séius Strabo, chevalier romain, il s'attacha dans sa première jeunesse à Caïus César( {{refl|2)}}, petit-fils d'Auguste, et certains bruits l'accusèrent de s'être prostitué pour de l'argent au riche et prodigue Apicius. Bientôt, à force d'artifices, il enchaîna si bien Tibère qu'il rendit confiant et ouvert pour lui seul ce cœur impénétrable à tout autre : ce qu'il faut attribuer moins à l'adresse de Séjan, vaincu dans la suite par des ruses semblables qu'à la colère des dieux sur les Romains, à qui furent également funestes sa puissance et sa chute. Son corps était infatigable, son âme audacieuse. Habile à se déguiser et à noircir les autres, rampant et orgueilleux tout ensemble, il cachait sous les dehors de la modestie le désir effréné des grandeurs ; affectant, pour y parvenir, quelquefois la générosité et le faste, plus souvent la vigilance et l'activité, non moins pernicieuses quand elles servent de masque à l'ambition de régner.
 
:{{refa|1.}} Ville d’Étrurie, maintenant Bolséna, bourg des États de l’Église.
:{{refa|2.}} Fils d’Agrippa et de Julie, fille d’Auguste.
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===Ses intrigues===
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Ce fut au commencement de cette année que Drusus, un des enfants de Germanicus, prit la robe virile. Tous les décrets rendus en l'honneur de son frère Néron ({{refl|1)}} furent renouvelés pour lui. Tibère prononça en outre un discours où il relevait par de grands éloges la bienveillance paternelle de son fils pour ceux de Germanicus. Car, quoique la puissance et la concorde habitent rarement ensemble, Drusus passait pour aimer ses neveux, ou du moins pour ne pas les haïr. Ensuite le prince remit en avant le projet tant de fois annoncé et toujours feint de visiter les provinces. Il prétexta le grand nombre des vétérans et les levées à faire pour compléter les armées ; ajoutant que les enrôlements volontaires manquaient, ou ne donnaient que des soldats sans courage et sans discipline, parce qu'il ne se présentait guère pour servir que des indigents et des vagabonds. Il fit à ce sujet l'énumération rapide des légions et des provinces qu'elles avaient à défendre. Je crois à propos de dire aussi ce que Rome avait alors de forces militaires, quels rois étaient ses alliés, et combien l'empire était moins étendu qu'aujourd'hui.
 
:{{refa|1.}} Voy. liv. III, XXIX.
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===Dénombrement des forces romaines===
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Deux flottes, l'une à Misène({{refl|1)}}, l'autre à Ravenne ({{refl|2)}}, protégeaient l'Italie sur l'une et l'autre mer ; et des galères qu'Auguste avait prises à la bataille d'Actium et envoyées à Fréjus gardaient, avec de bons équipages, la partie des Gaules la plus rapprochée. Mais la principale force était sur le Rhin, d'où elle contenait également les Germains et les Gaulois ; elle se composait de huit légions. Trois légions occupaient l’Espagne, dont on n'avait que depuis peu achevé la conquête. Juba régnait sur la Mauritanie, présent du peuple romain. Le reste de l'Afrique était gardé par deux légions, l’Égypte par deux autres ; quatre suffisaient pour tenir en respect les vastes contrées qui, à partir de la Syrie, s'étendent jusqu'à l'Euphrate et confinent à l’Albanie, à l'Ibérie ({{refl|3)}}, et à d'autres royaumes dont la grandeur romaine protège l’indépendance. La Thrace était sous les lois de Rhémétalcès et des enfants de Cotys. Deux légions en Pannonie, deux en Mésie, défendaient la rive du Danube. Deux autres, placées en Dalmatie, se trouvaient, par la position de cette province, en seconde ligne des précédentes, et assez près de l’Italie pour voler à son secours dans un danger soudain. Rome avait d'ailleurs ses troupes particulières, trois cohortes urbaines et neuf prétoriennes, levées en général dans l'Étrurie, l’Ombrie, le vieux Latium, et dans les plus anciennes colonies romaines. Il faut ajouter les flottes alliées, les ailes et les cohortes auxiliaires, distribuées selon le besoin et la convenance des provinces. Ces forces étaient presque égales aux premières; mais le détail en serait incertain, puisque, suivant les circonstances, elles passaient d'un lieu dans un autre, augmentaient ou diminuaient de nombre.
 
:{{refa|1.}} sur la mer Tyrrhénienne, prés de Naples.
:{{refa|2.}} Sur L'Adriatique
:{{refa|3.}} L'Albanie s'étend au levant de l'Ibérie, le long de la mer Caspienne, jusqu'au Cyrus ou Kur. Les Turcs l'appellent Dagh-istanDaghistan, ou pays de montagnes.
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===L'administration===
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Les domaines du prince en Italie étaient peu nombreux, ses esclaves retenus, sa maison bornée à quelques affranchis. Était-il en différend avec un particulier ? On allait au Forum, et la justice prononçait. Sans doute il lui manquait des manières affables, et son air repoussant n'inspirait guère que la terreur. Toutefois il retint ces sages maximes, jusqu'à ce qu'elles fussent renversées par la mort de Drusus ; car elles régnèrent tant que celui-ci vécut. Séjan voulait signaler par de bons conseils son pouvoir naissant. Il craignait aussi dans Drusus un vengeur qui ne déguisait pas sa haine et se plaignait souvent que, l’empereur ayant un fils, un autre fût appelé le compagnon de ses travaux. "Et à quoi tenait-il encore qu'il ne fût nommé son collègue ? Les premières espérances de l'ambition étaient d'un haut et difficile abord ; ce degré franchi, elle trouvait un parti, des ministres. Déjà un camp avait été construit au gré du préfet ; on avait mis des soldats dans ses mains ; son image brillait au milieu des monuments de Pompée ({{refl|1)}} ; le sang des Drusus allait communiquer sa noblesse aux petits-fils de Séjan. Il était temps après cela d'implorer sa modération, pour qu'il daignât se borner !" Et ce n'était ni rarement, ni devant un petit nombre d'amis qu'il tenait ces discours. Ses paroles les plus secrètes étaient révélées d'ailleurs par son infidèle épouse.
 
:{{refa|1.}} Une statue de bronze avait été dédiée à Séjan dans le théâtre de Pompée.
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Séjan pensa donc qu'il fallait se hâter. Il choisit un poison dont l’action lente et insensible imitât les progrès d'une maladie naturelle. Il le fit donner à Drusus par l'eunuque Lygdus, comme on le reconnut huit ans après. Pendant la maladie de son fils, Tibère, sans inquiétude ou par ostentation de courage, alla tous les jours au sénat. Il y alla même entre sa mort et ses funérailles. Les consuls, en signe d'affliction, s'étaient assis parmi les simples sénateurs : il les fit souvenir de la place qui appartenait à leur dignité ; et pendant que l'assemblée s'abandonnait aux larmes, seul étouffant ses gémissements, il la releva par un discours suivi. Il dit qu'on le blâmerait peut-être de se montrer aux regards du sénat, dans ces premiers moments de douleur où l'on se refuse même aux entretiens de ses proches, où l'on supporte à peine la lumière du jour ; que, sans accuser de faiblesse un sentiment si naturel aux affligés, il avait cherché dans les bras de la république des consolations plus dignes d'une âme forte. Ensuite, après quelques réflexions douloureuses sur l'extrême vieillesse de sa mère, sur le bas âge de ses petits-fils, et sur ses propres années, qui penchaient vers leur déclin, il demanda qu'on fît entrer les fils de Germanicus, unique adoucissement aux maux qui l'accablaient. Les consuls sortent, adressent à ces jeunes hommes des paroles d'encouragement, et les amènent devant l'empereur. Celui-ci les prenant par la main : "Pères conscrits, dit-il, quand la mort priva ces enfants de leur père, je les confiai à leur oncle, et, quoique lui-même eût des fils, je le priai de les chérir, de les élever comme s'ils étaient son propre sang, de les former pour lui et pour sa postérité. Maintenant que Drusus nous est ravi, c'est à vous que j'adressa mes prières. Je vous en conjure, en présence des dieux et de la patrie, adoptez les arrière-petits-fils d'Auguste, les rejetons de tant de héros ; soyez leurs guides ; remplissez auprès d'eux votre place et la mienne. Et vous, Néron et Drusus ({{refl|1)}}, voilà ceux qui vous tiendront lieu de pères. Dans le rang où vous êtes nés, vos biens et vos maux intéressent la république."
 
:{{refa|1.}} Des trois fils de Germanicus, Tibère ne recommanda aux sénateurs que les deux plus âgés, Néron et Drusus. Le seul dont il ne parla point est celui qui régna.
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Cependant Tibère, sans interrompre un instant ses travaux accoutumés, et cherchant sa consolation dans les soins de l'empire, réglait les droits des citoyens, écoutait les prières des alliés. Les villes de Cibyre ({{refl|1)}} en Asie, d'Égium en Achaïe ({{refl|2)}} avaient été ruinées par des tremblements de terre. Des sénatus-consultes, rendus à la demande du prince, les déchargèrent pour trois ans de l'impôt. Vibius Sérénus, proconsul, de l'Espagne ultérieure, condamné pour son excessive dureté d'après la loi sur la violence publique, fut déporté dans l'île d'Amorgos ({{refl|3)}}. Carsidius Sacerdos, accusé d'avoir fourni du blé à Tacfarinas, ennemi de l'empire, fut absous. Caïus Gracchus, poursuivi pour la même cause, le fut également. Gracchus avait partagé dès l'enfance l'exil de son père Sempronius qui l'avait emmené avec lui dans l'île de Cercine. Élevé parmi des bannis, dans toute l'ignorance de ce pays barbare, il n'avait pour subsister d'autre ressource que d'échanger en Sicile et en Afrique quelques viles marchandises : obscure condition qui ne put le dérober aux périls des grandes fortunes. Si Elius Lamia et L. Apronius, anciens gouverneurs d'Afrique, n'eussent protégé son innocence, l'éclat d'un nom malheureux et l'influence des destins paternels le perdaient à son tour
 
:{{refa|1.}} Cibyre, ville considérable de Phrygie, qui paraît sous le nom de Buruz dans les annales turques.
:{{refa|2 .}} D'Anville croit qu'Aegium est remplacé par la ville moderne de Vostitza.
:{{refa|3.}} Ile de l'Archipel grec, connue encore aujourd'hui sous le même nom.
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===Députations grecques===
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Des villes grecques envoyèrent encore cette année des députations. Les habitants de Samos demandaient pour le temple de Junon, ceux de Cos pour le temple d'Esculape, la confirmation d'un ancien droit d'asile. Les Sauriens s'appuyaient sur un décret des Amphictyons, juges suprêmes de toutes les affaires au temps où les Grecs, par les villes qu'ils avaient fondées en Asie, régnaient sur toutes les côtes de cette mer. Ceux de Cos produisaient des titres d'une égale antiquité, et leur temple avait des droits à notre reconnaissance : ils l'avaient ouvert aux citoyens romains, pendant qu'on les égorgeait, par ordre de Mithridate, dans toutes les îles et toutes les cités de l'Asie. Ensuite les préteurs renouvelant, contre la licence des histrions, des plaintes longtemps inutiles, le prince soumit enfin cette affaire au sénat. Il représenta que ces bouffons troublaient la tranquillité publique et portaient le déshonneur dans les familles ; que les vieilles scènes des Osques ({{refl|1)}} sans procurer au peuple beaucoup d'amusement, étaient devenues l'occasion de tant d'audace et de scandales, qu'il fallait pour les réprimer toute l'autorité du sénat. Les histrions furent chassés d'Italie.
 
:{{refa|1.}} C'étaient les mêmes scènes qu'on appelait atellanes, d'Atella, ville des Osques où ces jeux avaient pris naissance.
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=== Condamnation de Capito, procurateur d'Asie===
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Vers le même temps mourut le flamine de Jupiter, Servius Maluginensis. Tibère, en consultant le sénat sur le choix de son successeur, proposa de changer la loi qui réglait cette élection. Il dit que l'ancien usage de nommer d'abord trois patriciens nés de parents unis par confarréation ({{refl|1)}}, et d'élire parmi eux le flamine, était devenu d'une pratique difficile, En effet, la confarréation était abolie, ou ne se conservait que dans un petit nombre de familles. Il en donnait plusieurs causes : d'abord l'insouciance des deux sexes ; ensuite les difficultés mêmes de la cérémonie, que l'on aimait à s'épargner ; enfin l’intérêt de la puissance paternelle, dont le flamine de Jupiter et sa femme étaient affranchis. Il était d'avis qu'on adoucît par un sénatus-consulte la rigueur de l'usage, ainsi qu'Auguste avait accommodé aux nouvelles mœurs plusieurs institutions d'une sévérité trop antique. Ce point de religion soigneusement éclairci, on résolut de ne rien innover à l'égard du flamine lui-même ; mais une loi ordonna que l'épouse du flamine serait sous la puissance de son mari pour ce qui regarde le culte de Jupiter, et, que, pour le reste, elle demeurerait soumise au droit commun des femmes. Le fils de Malugnensis fut substitué à son père. Afin de relever la dignité des sacerdoces et d'exciter pour le service des autels plus de zèle et d'empressement, on assigna deux millions de sesterces à la vestale Cornélie, élue pour remplacer Scantia ; et il fut décidé que désormais Augusta s'assoirait parmi les vestales, toutes les fois qu'elle irait au théâtre.
 
:{{refa|1.}} La confarréation était un acte religieux, que l'on accomplissait en présence de dix témoins et avec des paroles solennelles. On offrait un sacrifice où l'on employait un gâteau fait avec l'espèce de blé nommée far. La confarréation rendait l’union de l’homme et de la femme indissoluble, et le divorce impossible.
 
==Affaires intérieures==
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Cette année délivra enfin le peuple romain de la longue guerre du Numide Tacfarinas. Jusqu'alors nos généraux, contents d'obtenir les ornements du triomphe, laissaient reposer l'ennemi dès qu'ils croyaient les avoir mérités. Déjà trois statues couronnées de laurier s'élevaient dans Rome, et Tacfarinas mettait encore l’Afrique au pillage. Il s'était accru du secours des Maures, qui, abandonnés par la jeunesse insouciante de Ptolémée, fils de Juba, au gouvernement de ses affranchis, s'étaient soustraits par la guerre à la honte d'avoir des esclaves pour maîtres. Receleur de son butin et compagnon de ses ravages, le roi des Garamantes, sans marcher avec une armée, envoyait des troupes légères, que la renommée grossissait en proportion de l'éloignement. Du sein même de la province ({{refl|1)}}, tous les indigents, tous les hommes d'une humeur turbulente, couraient sans obstacle sous les drapeaux du Numide. En effet, Tibère, croyant l'Afrique purgée d'ennemis par les victoires de Blésus, en avait rappelé la neuvième légion ; et le proconsul de cette année, P. Dolabella, n'avait osé la retenir : il redoutait les ordres de César encore plus que les périls de la guerre.
 
:{{refa|1.}} La partie de l'Afrique septentrionale dont les Romains avaient fait une province.
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Alors l'accusateur nomma Cn. Lentulus et Séius Tubéro ; à la grande confusion de César, qui voyait les premiers de Rome, ses plus intimes amis, Lentulus, d'une extrême vieillesse, Tubéro, d'une santé languissante, accusés d'avoir appelé la guerre étrangère et conspiré contre la république. Tous deux furent aussitôt déchargés. On mit à la question les esclaves du père, et leurs dépositions confondirent le dénonciateur. Celui-ci, égaré par le délire du crime, effrayé des clameurs du peuple, qui le menaçait du cachot fatal ({{refl|1)}}, de la roche tarpéienne, ou du supplice des parricides, s'enfuit de la ville. Ramené par force de Ravenne, il fut contraint de continuer sa poursuite. Tibère ne cachait pas sa vieille haine contre l'exilé Sérénus. Après la condamnation de Libon, celui-ci s'était plaint, dans une lettre à l'empereur, d'être le seul dont le zèle fût resté sans récompense ; et il avait ajouté quelques paroles trop fières pour ne pas blesser des oreilles superbes et délicates. Tibère, après huit ans, rappela ses griefs, et chargea le temps intermédiaire d'imputations diverses, "toutes certaines, disait-il, quoique la torture n'eût arraché aucun aveu à l'opiniâtreté des esclaves."
 
:{{refa|1.}} Dans la prison publique bâtie sur le penchant du mont Capitolin, vis-à-vis du Forum, était un cachot souterrain où l'on exécutait les criminels condamnés à mort. C'est aujourd'hui la chapelle souterraine d'une petite église qu'on appelle San Pietro in carcere, parce que saint Pierre y fut mis en prison.
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Plusieurs sénateurs furent d'avis que Sérénus fût puni à la manière de nos ancêtres ({{refl|1)}}. Tibère s'y opposa, pour diminuer l'odieux de cette affaire. Gallus Asinius voulait qu'on l'enfermât à Gyare ou à Donuse. Il s'y opposa encore, parce que ces deux îles manquaient d'eau, et qu'on devait laisser les moyens de vivre lorsque l'on accordait la vie. Sérénus fut reconduit à l’île d'Armogos. Comme Cornutus s'était donné la mort, on parla de supprimer les récompenses des accusateurs, lorsqu'un homme, poursuivi pour lèse-majesté, se serait lui-même privé de l'existence avant la fin du procès. On allait se ranger à cet avis, si Tibère, contre sa coutume, se déclarant ouvertement pour les accusateurs, ne se fût plaint avec dureté "que les lois perdaient leur sanction, que la république était au bord du précipice. Mieux valait renverser tous les droits que d'ôter les gardiens qui veillaient à leur maintien." Ainsi l'on faisait un appel aux délateurs, et cette race d'hommes, née pour la ruine publique, et que nul châtiment ne réprima jamais assez, était encouragée par des récompenses.
 
:{{refa|1.}} Peut-être par l'expression "punir à la manière des ancêtres, " faut-il entendre en général punir de mort.
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===Clémence et sévérité de Tibère===
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Cette triste succession d'événements douloureux fut interrompue par un moment de joie. Un chevalier romain, C. Cominius, convaincu d'avoir fait contre l'empereur des vers satiriques, obtint sa grâce ; César l'accorda aux prières de son frère, qui était sénateur. Étrange contradiction ! Tibère voyait le bien, il connaissait la gloire attachée à la clémence, et il préférait la rigueur ! Car ce n'était pas faute de lumières qu'il s'égarait ; il en faut peu, d'ailleurs, pour discerner si l'enthousiasme qu'excitent les actions des princes est feint ou véritable. Lui-même n'étudiait pas toujours son langage ; et ses paroles, ordinairement pénibles et embarrassées, coulaient plus faciles et plus abondantes quand il prêtait sa voix au malheur. Du reste, il fut inflexible pour Suilius, ancien questeur de Germanicus, convaincu d'avoir pris de l'argent dans un procès où il était juge. On le bannissait d'Italie : le prince voulut qu'il fût relégué dans une île ; et telle fut la chaleur avec laquelle il soutint son avis, qu'il affirma par serment que le bien public l'exigeait. Cette sévérité, mal reçue d'abord, devint un sujet d'éloges après le retour de Suilius, que la génération suivante vit, également puissant et vénal, jouir longtemps de l'amitié de Claude et toujours en abuser. La même peine fut proposée contre le sénateur Catus Firmius, pour avoir intenté faussement à sa sœur une accusation de lèse-majesté. C'est Catus qui avait, comme je l'ai dit ({{refl|1)}}, attiré Libon dans le piège, pour le dénoncer ensuite et le perdre. Tibère reconnut ce service en lui faisant remettre, sous d'autres prétextes, la peine de l'exil. Il le laissa cependant exclure du sénat.
 
:{{refa|1.}} Voy. livre II, chap. XXVII et suiv.
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===Digression de Tacite===
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Sous les consuls Cornélius Cossus et Asinius Agrippa, Crémutius Cordus fut l'objet d'une accusation nouvelle et jusqu'alors sans exemple : "Il avait publié des Annales, où il louait Brutus et appelait Cassius le dernier des Romains." Les accusateurs étaient Satrius Sécundus et Pinarius Natta, clients de Séjan. Ce fut la perte de l’accusé, prononcée d'ailleurs par la colère qui se peignait sur le visage du prince en écoutant sa défense. Résolu de quitter la vie, Crémutius parla en ces termes : "Pères conscrits, on accuse mes paroles, tant mes actions sont innocentes : mais ces paroles mêmes n'attaquent ni César ni sa mère, les seuls qu'embrasse la loi de majesté. J'ai loué, dit-on, Brutus et Cassius ! Beaucoup d'autres ont écrit leur histoire, et personne n'a parlé d'eux sans éloge. Tite-Live, signalé entre les auteurs par son éloquence et sa véracité, a donné tant de louanges à Pompée, qu'Auguste l'appelait le Pompéien ; et leur amitié n'en fut point affaiblie. Scipion, Afranius ({{refl|1)}}, Cassius lui-même et Brutus, n'ont jamais reçu de Tite Live les noms de brigands et de parricides qu'on leur prodigue aujourd'hui. Souvent même il en parle comme de personnages illustres. Les écrits d'Asinius Pollion ({{refl|2)}} ne retracent d'eux que de nobles souvenirs ; Messala Corvinus ({{refl|3)}} appelait hautement Cassius son général : et cependant Messala et Pollion vécurent au sein de l'opulence et des honneurs. Cicéron fit un livre où il élevait Caton jusqu'au ciel. Quelle vengeance en tira le dictateur César ? Il répondit par un autre livre, comme s'il eût plaidé devant des juges. Les lettres d'Antoine, les harangues de Brutus, contiennent des invectives, fausses, il est vrai, mais sanglantes, contre Auguste. Dans Bibaculus ({{refl|4)}}, dans Catulle, on lit une foule de vers où les Césars sont outragés. Et ces dieux de l'empire, les Jules, les Auguste, souffrirent ces offenses et les dédaignèrent. Gloire en soit rendue à leur sagesse, autant peut-être qu'à leur modération ! Car une satire méprisée tombe d'elle-même ; en témoigner de la colère, c'est accepter le reproche."
 
:{{refa|1.}} Scipion Métellus, qui, après la bataille de Pharsale, se rendit en Afrique, et y continua la guerre, de concert avec Caton, Varus, Afranius, Pétréius, Labiénus, et les autres chefs du parti pompéien, aidés des secours de Juba roi de Mauritanie.
:{{refa|2.}} C'est celui auquel Virgile adresse sa fameuse églogue Sicelides musae, etc., et Horace la première ode du second livre, Motum ex Metello consule, etc.
:{{refa|3.}} M. Valérius Messala Corvinus avait composé un ouvrage sur les familles romaines, cité par Pline, mais perdu.
:{{refa|4.}} M. Furius Bibaculus, poète satirique, dont il ne reste que deux fragments très courts, cités par Suétone.
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Au reste, de continuelles accusations remplirent tellement cette année, que, même pendant les féries latines ({{refl|1)}}, au moment où Drusus, préfet de Rome, était monté sur son tribunal pour prendre possession de sa charge, Calpurnius Salvianus vint lui dénoncer Sext. Marius : trait odieux qui, publiquement censuré par Tibère, valut l'exil à son auteur. La ville de Cyzique fut accusée d'avoir négligé le culte d'Auguste et usé de violence envers des citoyens romains, Elle perdit la liberté, qu'elle avait méritée dans la guerre de Mithridate, lorsque, assiégée par ce prince, elle dut sa délivrance à son courage autant qu'aux armes de Lucullus. Fontéius Capito, ancien proconsul d'Asie, fut absous. On reconnut fausses les imputations alléguées contre lui par Vibius Sérénus. Toutefois Sérénus ne porta pas la peine de sa calomnie : la haine publique lui servait de sauvegarde ; car tout accusateur un peu redoutable devenait en quelque sorte une personne sacrée : les délateurs sans nom et sans conséquence étaient seuls punis.
 
:{{refa|1.}} Quarante-sept peuples latins étaient liés par une confédération religieuse, et célébraient chaque année, sur le mont Albain, une fête en l'honneur de Jupiter latiaris, à laquelle présidaient les Romains. Tous les magistrats romains y assistaient. Pour que la ville ne restât point livrée à l'anarchie pendant leur absence, on créait un magistrat temporaire, sous le nom de préfet de Rome à cause des féries latines. C'est cette charge qui est ici confiée à Drusus, fils de Germanicus.
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===L'Espagne===
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Vers le même temps, l'Espagne ultérieure envoya des députés au sénat pour demander la permission d'élever, à l'exemple de l'Asie, un temple à César et à sa mère. L'âme de Tibère avait cette force qui fait mépriser les honneurs. Il crut d'ailleurs que c'était l'occasion de réfuter les bruits qui l'accusaient de s'être plié aux faiblesses de la vanité, et il tint à peu près ce discours : "Je sais, pères conscrits, que mon caractère a paru se démentir lorsque, les villes d'Asie ayant fait dernièrement la même demande, je ne l'ai pas combattue. Je vais exposer à la fois les raisons de mon silence passé, et ce que j'ai résolu pour l'avenir. Quand Pergame ({{refl|1)}} voulut consacrer un temple à Auguste et à Rome, ce prince immortel ne s'y opposa pas ; et, comme toutes ses actions et toutes ses paroles sont pour moi des lois inviolables, j'ai suivi d'autant plus volontiers un exemple déjà donné, que le sénat devait partager avec moi la vénération des peuples. Mais si c'est une chose excusable d'avoir accepté une fois, laisser dans toutes les provinces adorer nos images parmi celles des dieux, serait vanité, orgueil. Le culte d'Auguste s'avilira d'ailleurs, si l'adulation le prodigue sans mesure.
 
:{{refa|1.}} C’est sans doute un lieu peu considérable de l’Anatolie, nommé Bergamo.
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Tibère balançait. Le procès de Votiénus Montanus, qu'on instruisit alors, acheva de le décider à éviter les assemblées du sénat, où souvent des vérités dures retentissaient à son oreille. Montanus, homme célèbre par son esprit, était accusé d'avoir tenu contre l'empereur des discours injurieux. Le témoin Émilius, militaire, pour mieux appuyer sa déposition, répéta mot pour mot ces discours. En vain on cherchait à étouffer sa voix ; il en insistait avec plus de force, et Tibère entendit les malédictions dont on le chargeait secrètement. Il en fut si troublé, qu'il voulait, s'écriait-il, se justifier sur-le-champ ou par une instruction formelle, et que les prières de ses voisins, les adulations de tous, eurent peine à calmer son esprit. Montanus fut puni d'après la loi de majesté. Tibère, voyant qu'on lui reprochait sa rigueur envers les accusés, s'y attacha plus opiniâtrement. Aquilia était poursuivie comme coupable d'adultère avec Varius Ligur, et le consul désigné Lentulus la condamnait aux peines de la loi Julia ({{refl|1)}} : le prince la punit de l'exil. Apidius Mérula n'ayant pas juré sur les actes d'Auguste, il le raya du tableau des sénateurs.
 
:{{refa|1.}} Loi contre l'adultère, portée par Auguste, l'an de Rome 737.
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===Dispute entre Lacédémone et Messène pour un temple===
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On entendit ensuite les députés de Lacédémone et de Messène, au sujet du temple de Diane Limnatide ({{refl|1)}}, dont ces deux villes se disputaient la propriété. Les Lacédémoniens affirmaient, sur la foi des historiens et des poètes, qu'il avait été bâti par leurs ancêtres et sur leur territoire ; qu'à la vérité Philippe de Macédoine le leur avait enlevé, dans une guerre, par la force des armes ; mais qu'une décision de Jules César et d'Antoine les en avait remis en possession. Les Messéniens, de leur côté, faisaient valoir un ancien partage du Péloponnèse entre les descendants d'Hercule. Selon eux, "le champ de Denthélie, où est ce temple, était échu à leur roi ; et d'antiques inscriptions, gravées sur la pierre et sur l'airain, attestaient encore ce fait. S'il fallait invoquer le témoignage de l'histoire et de la poésie, des monuments plus nombreux et plus authentiques déposaient pour eux. La décision de Philippe était un acte de sa justice et non de son pouvoir : le roi Antigone, le général romain Mummius, avaient prononcé comme lui ; les Milésiens, pris pour arbitres, et en dernier lieu Atidius Géminus, préteur d'Achaïe, avaient confirmé cet arrêt." On jugea en faveur des Messéniens. Le temple de Vénus, sur le mont Éryx, était tombé de vétusté. Les Ségestains demandèrent qu'on le rebâtît, rappelant, sur son origine, ce que les traditions connues ont de flatteur pour le prince. Tibère se chargea volontiers de ce soin, comme d'un devoir de famille. On s'occupa ensuite d'une requête des Marseillais, et le précédent de P. Rutilius fut l'autorité qui décida la réponse. Banni par les lois, Rutilius avait reçu le droit de cité chez les Smyrnéens ; et c'est à son imitation que Vulcatius Moschus, exilé comme lui et devenu citoyen de Marseille, avait légué ses biens à sa nouvelle patrie.
 
:{{refa|1.}} Il y avait, sur les confins de la Laconie et de la Messénie, au bourg de Limnae (en grec = les marais), un temple de Diane, où les deux pays offraient en commun des sacrifices. Telle est l’origine du surnom de Limnatide donné à cette déesse.
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===Deux décès===
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Poppéus, pour avoir le temps de rassembler une armée, répondit par des paroles conciliantes. Lorsque Pomponius Labéo fut arrivé avec une des légions de Mésie, et le roi Rhémétalcès avec des secours que fournirent les Thraces restés fidèles, le général ajouta ce qu'il avait de forces, et marcha droit aux rebelles. Ils étaient déjà postés dans des gorges, au milieu des bois. D'autres, plus hardis, se montraient sur des collines découvertes. Poppéus y monte en bon ordre et les chasse sans peine. Les barbares perdirent peu de monde, ayant leur refuge tout près. Ensuite Poppéus se retranche dans ce lieu même, et occupe, avec un fort détachement, une montagne dont la croupe étroite, mais unie et continue, s'étendait jusqu'à une première forteresse gardée par de nombreux défenseurs, soldats ou multitude. Pendant que les plus ardents s'agitaient devant les remparts, avec leurs chants et leurs danses sauvages, il envoya contre eux l’élite de ses archers. Tant que ceux-ci combattirent de loin, ils firent beaucoup de mal sans en recevoir. S'étant avancés plus près, une brusque sortie les mit en désordre. Ils furent soutenus par une cohorte de Sicambres ({{refl|1)}}, que le général avait placée à quelque distance ; troupe intrépide, et non moins effrayante que les Thraces par ses chants guerriers et le fracas de ses armes.
 
:{{refa|1.}} Nation germanique que Tibère soumit l'an de Rome 746, et qu'il transporta sur la rive gauche du Rhin.
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Le prince, pour détourner ces rumeurs, allait au sénat plus assidûment que jamais. Il entendit pendant plusieurs jours les députés de l'Asie, qui disputaient entre eux où serait construit le temple de Tibère. Onze villes d'un rang inégal soutenaient leurs prétentions avec une égale ardeur. Toutes vantaient, à peu près dans les mêmes termes, l'ancienneté de leur origine, leur zèle pour le peuple romain pendant les guerres de Persée, d'Aristonicus et des autres rois. Tralles, Hypèpes, Laodicée et Magnésie ({{refl|1)}}, furent d'abord exclues, comme d'un rang trop inférieur. Ilion même allégua vainement que Troie était le berceau de Rome : elle n'avait d'autre titre que son antiquité. On pencha un moment en faveur d'Halicarnasse ({{refl|2)}}. Pendant douze siècles aucun tremblement de terre n'avait ébranlé les demeures de ses habitants, et ils promettaient d'asseoir sur le roc vif les fondements de l'édifice. Pergame faisait valoir son temple d'Auguste : on jugea qu'il suffisait à sa gloire. Vouées tout entières au culte, l'une de Diane et l'autre d'Apollon, Ephèse et Milet parurent ne plus avoir de place pour un culte nouveau. C'est donc entre Sardes et Smyrne qu'il restait à délibérer. Les Sardiens lurent un décret par lequel les Étrusques les reconnaissaient pour frères. On y voyait qu'autrefois Tyrrhénus et Lydus, fils du roi Atys, se partagèrent la nation, devenue trop nombreuse. Lydus resta dans son ancienne patrie ; Tyrrhénus alla en fonder une nouvelle ; et ces deux chefs donnèrent leur nom à deux peuples, l'un en Italie, l'autre en Asie. Dans la suite, les Lydiens, ayant encore augmenté leur puissance, envoyèrent des colonies dans cette partie de la Grèce qui doit son nom à Pélops. Sardes produisait en outre des lettres de nos généraux et des traités faits avec nous pendant les guerres de Macédoine ; enfin elle n'oubliait pas la beauté de ses fleuves, la douceur de son climat, la richesse de ses campagnes.
 
:{{refa|1.}} Hypèpe petite ville de Lydie, sur le penchant du Tmolus. Elle n'existe plus. - Tralles, ville considérable du même pays, dont on voit les ruines sur une hauteur, non loin du Méandre. - Laodicée, ville de Phrygie, dont les restes sont encore appelés Ladik.- Magnésie, au pied du mont Sipyle, à la gauche de l'Hermus, aujourd'hui Magnisa.
:{{refa|2.}} Capitale de la Carie. D'Anville croit qu'elle était au lieu où se trouve aujourd'hui un château nommé Bodroun.
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Smyrne, après avoir rappelé sa haute antiquité, soit qu'elle eût pour fondateur Tantale, fils de Jupiter, ou Thésée, également issu d'une race divine, ou l'une des Amazones, se hâta d'exposer des titres plus réels, les services qu'elle avait rendus au peuple romain en lui fournissant des vaisseaux, non seulement pour les guerres du dehors, mais même pour celles d'Italie. Elle ajouta "qu'elle avait, la première, érigé un temple à la ville de Rome, sous le consulat de Marcus Porcius ({{refl|1)}}, dans un temps où le peuple romain, quoique déjà très puissant, n'était pas encore maître de l'univers ; car alors Carthage subsistait, et de grands monarques régnaient en Asie." Elle prit à témoin le dictateur Sylla, "dont elle avait secouru l'armée, réduite à une affreuse détresse par la rigueur de l'hiver et le manque de vêtements. La nouvelle de nos besoins avait été apportée à Smyrne au moment où le peuple était assemblé, et aussitôt tous les citoyens s'étaient dépouillés de leurs habits pour les envoyer à nos légions." Les sénateurs allèrent aux voix, et Smyrne obtint la préférence. Vibius Marsus proposa de donner à M. Lépidus, nommé gouverneur d'Asie, un lieutenant extraordinaire pour veiller à la construction du temple. Lépidus refusant par modestie de le choisir lui-même, on eut recours au sort, qui désigna l'ancien préteur Valérius Naso.
 
:{{refa|1.}} Sous le consulat de Caton l'Ancien, l'an de Rome 569, avant J. C. 195.
 
==Tibère quitte Rome==
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Une suite peu nombreuse accompagna le prince : un seul sénateur, homme consulaire et profond jurisconsulte, Coccéius Nerva(1) ; Séjan, et un autre chevalier romain du premier rang, Curtius Atticus ; enfin quelques gens de lettres, la plupart Grecs, dont l'entretien amuserait ses loisirs. Les astrologues prétendirent que Tibère était sorti de Rome sous des astres qui ne lui promettaient pas de retour ; prédiction fatale à plusieurs, qui crurent sa fin prochaine et en semèrent le bruit. Ils étaient loin de prévoir la chance, incroyable en effet, que, de son plein gré, il se priverait onze ans de sa patrie. La suite fit voir combien dans cet art l'erreur est près de la science, et de quels nuages la vérité s'y montre enveloppée. L'annonce qu'il ne rentrerait plus dans la ville n'était pas vaine ; le reste trompa tous les calculs, puisque, habitant tour à tour quelque campagne ou quelque rivage près de Rome, souvent même établi au pied de ses murailles, il parvint à une extrême vieillesse.
 
:{{refa|1.}} L'aïeul de l'empereur Nerva.
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===Séjan sauve la vie de Tibère===
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Vers ce temps-là, un accident qui mit sa vie en danger accrédita ces frivoles conjectures et augmenta sa confiance dans l'amitié et l'intrépidité de Séjan. Ils soupaient dans une grotte naturelle, à Spélunca(1), entre la mer d'Amycle(2) et les montagnes de Fondi. L'entrée de la grotte, s'écroulant tout à coup, écrasa quelques esclaves. La peur saisit tous les autres, et les convives s'enfuient. Séjan, appuyé sur un genou, les bras tendus, les yeux attachés sur Tibère, oppose son corps aux masses qui tombaient. Les soldats accourus au secours le trouvèrent dans cette attitude. Il en devint plus puissant ; et, quelque pernicieux que fussent ses conseils, l'idée qu'il s'oubliait lui-même leur donnait de l'autorité. Il affectait à l'égard des enfants de Germanicus l'impartialité d'un juge, tandis que ses affidés les accusaient pour lui, et s'acharnaient surtout contre Néron, le plus proche héritier. Il est vrai que ce jeune homme, d'ailleurs sage et modeste, ne se souvenait pas toujours des ménagements qu'exigeait sa fortune. Ses clients et ses affranchis, impatients d'acquérir du pouvoir, l'excitaient à montrer une âme élevée et confiante : "C'était la volonté du peuple romain, le désir des armées ; alors tomberait l'audace de Séjan, qui maintenant bravait également la patience d'un vieillard et la faiblesse d'un jeune homme".
 
:{{refa|1.}} Aujourd'hui Sperlonga, au royaume de Naples, près de Fondi sur le bord de la mer.
:{{refa|2.}} Ville du Latium, entre Gaète et Terracine
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===Séjan met la brouille===
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Après la dédicace des temples de Campanie, Tibère, non content d'avoir défendu par un édit qu'on vînt troubler son repos, et de s'être entouré de soldats qui repoussaient loin de lui le concours des habitants, prit en haine les villes municipales, les colonies, tous les lieux situés sur le continent, et se cacha dans l'île de Caprée, que sépare du promontoire de Surrentum un canal de trois mille pas. Je suis porté à croire que cette solitude lui plut, parce que l'île, sans aucun port offre à peine quelques lieux de refuge aux bâtiments légers, et qu'on ne peut y aborder sans être aperçu par les gardes. Une montagne, qui l'abrite des vents froids, y entretient pendant l'hiver une douce température ; et l'aspect du couchant, la libre étendue de la mer, y rafraîchissent délicieusement les étés. L'oeil découvrait du côté de la terre le plus bel horizon, avant que l'éruption du Vésuve changeât la face des lieux. Les Grecs possédèrent, dit-on, ces rivages, et des Téléboens ({{refl|1)}} habitèrent Caprée. Tibère, maintenant, venait d'y bâtir douze maisons de plaisance, dont les noms et les constructions l'avaient envahie tout entière. C'est là que ce prince, si occupé jadis des affaires publiques, ensevelit ses dissolutions honteuses et son oisiveté malfaisante. Car il lui restait cette crédulité soupçonneuse, que Séjan avait nourrie dans Rome, et que chaque jour il inquiétait davantage. Déjà cet homme ne se bornait plus contre Néron et sa mère à d'obscures intrigues. Un soldat était sans cesse attaché à leurs pas. Messages, visites, démarches publiques ou secrètes, il inscrivait tout comme dans des annales. Des gens apostés leur conseillaient en même temps de se réfugier auprès des années de Germanie, ou de courir, au moment où la foule se presse dans le Forum, embrasser la statue d'Auguste, et implorer la protection du sénat et du peuple. Ils repoussaient en vain de tels projets ; on les accusait de les avoir formés.
 
:{{refa|1.}} Les Téléboens, suivant Strabon, étaient un peuple d'Acarnanie. Sous Auguste, l'île de Caprée appartenait à la cité de Naples. Auguste l'acquit de cette république, à laquelle il donna en échange d'autres petites îles. Caprée était donc une propriété particulière de l'empereur.
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===Accusations contre Titius Sabinus===
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Si mon plan ne m'obligeait à suivre l'ordre des années, je céderais à l'impatience d'anticiper sur les événements, et de raconter ici comment finirent Latiaris, Opsius, et les autres artisans de cette trame exécrable, non seulement quand l'empire fut aux mains de Caïus, mais déjà même du vivant de Tibère. Car s'il ne voulait pas voir briser par d'autres les instruments de ses crimes, il s'en lassa plus d'une fois ; et, quand des ministres nouveaux s'offrirent pour les mêmes services, il sacrifia ceux dont l'ancienneté lui pesait. Mais je raconterai ces châtiments et ceux des autres coupables, quand le temps sera venu. Asinius Gallus, dont les enfants avaient Agrippine pour tante maternelle, fut d'avis qu'on priât l'empereur d'avouer le sujet de ses craintes et de permettre au sénat de l'en délivrer. Parmi ce que Tibère croyait ses vertus, il n'estimait rien à l'égal de la dissimulation ; aussi fut-il offensé de voir qu'on révélât ce qu'il cachait. Séjan le calma, non par intérêt pour Gallus, mais pour laisser mûrir la vengeance du prince. Il savait que Tibère n'éclatait qu'après de longues réflexions, mais qu'alors des actes cruels suivaient de près les paroles menaçantes. Dans le même temps mourut Julie, petite-fille d'Auguste. Convaincue d'adultère et condamnée pour ce crime, son aïeul l'avait jetée dans l'île de Trimète ({{refl|1)}}, non loin des côtes d'Apulie. Elle y endura vingt ans les rigueurs de l'exil, subsistant des libéralités d'Augusta, qui, après avoir renversé par de sourdes intrigues la maison de son époux, étalait pour ses malheureux débris une fastueuse pitié.
 
:{{refa|1.}} Le nom actuel est Trémiti. C'est une des îles que les anciens appelaient Diomedeae insulae. Elles sont dans la mer Adriatique, non loin des côtes de la Capitanate, au royaume de Naples.
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===Révolte des Frisons===
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À cette nouvelle, L. Apronius, propréteur de la basse Germanie, fait venir de la province supérieure des détachements des légions et l'élite de l'infanterie et de la cavalerie auxiliaire. Avec ces troupes réunies aux siennes, il s'embarque sur le Rhin et descend chez les Frisons. Les rebelles avaient déjà levé le siège du château pour courir à la défense de leurs foyers. Des lagunes arrêtaient la marche d'Apronius ; il y construisit des chaussées et des ponts, pour assurer le passage du gros de l'armée. Pendant ce temps ayant trouvé un gué, il détache une aile de Canninéfates({{refl|1)}}, et ce qu'il avait sous ses drapeaux d'infanterie germaine, avec ordre de tourner l'ennemi. Celui-ci, déjà rangé en bataille, repousse les escadrons alliés et la cavalerie légionnaire envoyée pour les soutenir. Alors on fait partir trois cohortes légères, ensuite deux, et quelque temps après toute la cavalerie auxiliaire, forces suffisantes, si elles eussent donné toutes ensemble ; arrivant par intervalles, non seulement elles ne rendirent point le courage à ceux qui pliaient, mais la terreur et la fuite des autres les entraînèrent elles-mêmes. Le général donne à Céthégus Labéo, lieutenant de la cinquième légion, ce qui lui restait de troupes alliées. Ce nouveau renfort pliait aussi, et Céthégus, placé dans une position critique, dépêchait courrier sur courrier, pour implorer le secours des légions. Elles s'élancent, la cinquième en tête, et, après un combat opiniâtre, elles repoussent l'ennemi et ramènent les cohortes et la cavalerie chargées de blessures. Le général romain ne songea point à la vengeance et n'ensevelit pas les morts, quoiqu'on eût perdu beaucoup de tribuns, de préfets, et les premiers centurions. On sut bientôt par les transfuges que neuf cents Romains avaient péri auprès du bois de Baduhenne, après avoir prolongé le combat jusqu'au lendemain, et que quatre cents autres, voulant se défendre dans une maison dont le maître, nommé Cruptorix, avait servi dans nos armées, avaient craint d'être trahis, et s'étaient mutuellement donné la mort.
 
:{{refa|1.}} Les Canninéfates habitaient la partie occidentale de l'île des Bataves.
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===Tibère se montre en Campanie===