« Annales (Tacite)/Livre II » : différence entre les versions

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Ils appellent donc Artaban, autre prince Arsacide, élevé chez les Dahes ({{refl|1)}} qui, vaincu dans un premier combat, retrouve des forces et s'empare du trône. Vonon fugitif se retira en Arménie, pays alors sans maître, et dont la foi partagée flottait entre les Parthes et les Romains depuis le crime d'Antoine, qui, après avoir, sous le nom d'ami, attiré dans un piège Artavasde, roi des Arméniens, le chargea de fers et finit par le tuer. Artaxias, fils de ce prince, ennemi de Rome à cause du souvenir de son père, se maintint, lui et son royaume, avec le secours des Arsacides. Artaxias ayant péri par la trahison de ses proches, Tigrane fut donné par Auguste aux Arméniens, et conduit dans ses États par Tibérius Nero ({{refl|2)}}. Le trône ne resta pas longtemps à Tigrane, non plus qu'à ses enfants, quoique, selon l'usage des barbares, le frère et la sœur eussent associé leur lit et leur puissance. Un autre Artavasde fut imposé par Auguste, puis renversé, non sans perte pour nous.
 
:{{refa|1. }} Nation scythe, qui a donné son nom à la province appelée encore aujourd’hui Dahistan.
:{{refa|2. }} Depuis, l'empereur Tibère.
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C'est alors que Caïus César (1){{refl|3}} fut choisi pour pacifier l'Arménie. Il la donna au Mède Ariobarzane, dont les avantages extérieurs et le grand courage plaisaient aux Arméniens. Ariobarzane périt d'une mort fortuite, et sa race fut rejetée. Les Arméniens essayent alors du gouvernement d'une femme, nommée Érato, la chassent bientôt ; puis irrésolus, livrés à l'anarchie, moins libres que sans maître, ils placent enfin sur le trône le fugitif Vonon. Mais Artaban le menaçait, les Arméniens étaient peu capables de le défendre, et, si nous embrassions sa querelle, il fallait avoir la guerre avec les Parthes ; le gouverneur de Syrie, Créticus Silanus, l'attire dans sa province et le retient captif, en lui laissant le nom et l'appareil de roi. Nous dirons plus tard (2){{refl|4}} comment Vonon essaya d'échapper à cette à cette dérision.
 
1. :{{refa|3}} Fils d'Agrippa et de Julie, petit-fils d'Auguste.
2. :{{refa|4}} Voy. ci-dessous, chap. LXVIII.
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Il tourne donc ses vues de ce côté ; et, pendant que P. Vitellius et C. Antius vont régler le cens des Gaules, Silius, Antéius et Cécina sont chargés de construire une flotte. Mille vaisseaux parurent suffisants et furent bientôt achevés. Les uns étaient courts, étroits de poupe et de proue, larges de flancs, afin de mieux résister aux vagues ; les autres à carènes plates, pour pouvoir échouer sans péril ; la plupart à double gouvernail, afin qu'en changeant de manœuvre on les fît aborder à volonté par l'un ou l'autre bout ; un grand nombre pontés, pour recevoir les machines ou servir au transport des chevaux et des provisions ; tous bons voiliers, légers sous la rame, et montés par des soldats dont l'ardeur rendait cet appareil plus imposant et plus formidable. L'île des Bataves (1){{refl|5}} fut assignée pour rendez-vous, à cause de ses abords faciles et de la commodité qu'elle offre pour embarquer des troupes et envoyer la guerre sur un autre rivage. Car le Rhin, jusque-là contenu dans un seul lit ou n'embrassant que des îles de médiocre étendue, se partage, à l'entrée du territoire batave, comme en deux fleuves différents. Le bras qui coule le long de la Germanie conserve son nom et la violence de son cours jusqu'à ce qu'il se mêle à l'Océan. Plus large et plus tranquille, celui qui arrose la frontière gauloise reçoit des habitants le nom de Vahal, et le perd bientôt en se réunissant à la Meuse, avec laquelle il se décharge dans ce même océan par une vaste embouchure.
 
1. :{{refa|5}} Voy. Histoires, IV, XII.
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En attendant que sa flotte fût rassemblée, César envoya Silius avec un camp volant faire une incursion chez les Chattes. Lui-même, instruit qu'on assiégeait un fort établi sur la Lippe (1){{refl|6}}, y mena six légions. Silius, à cause des pluies qui survinrent, ne réussit qu'à enlever un peu de butin, avec la femme et la fille d'Arpus, chef des Chattes. Quant à César, les assiégeants ne lui fournirent pas l'occasion de combattre, s'étant dispersés à la nouvelle de son approche. Cependant ils avaient détruit le tombeau élevé dernièrement aux légions de Varus et un ancien autel consacré à Drusus. César releva l'autel, et rendit honneur à son père en défilant alentour à la tête des légions : il ne crut pas devoir rétablir le tombeau. Tout le pays situé entre le fort Aliso et le Rhin fut retranché et fermé par de nouvelles barrières.
 
1. :{{refa|6}} Ce fort avait été construit par Drusus, père de Germanicus, à l'endroit où la rivière d'Aliso se jette dans la Lippe.
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La flotte arrivée, Germanicus fait partir en avant les provisions, distribue les légionnaires et les alliés sur les navires, et entre dans le canal qui porte le nom de Drusus (1){{refl|7}}, en priant son père "d'être propice à un fils qui ose marcher sur ses traces, et de le soutenir par l'inspiration de ses conseils et l'exemple de ses travaux." Ensuite une heureuse navigation le porta par les lacs et l'Océan jusqu'à l'Ems. Il laissa la flotte à Amisia 2){{refl|8}}, sur la rive gauche, et ce fut une faute de n'avoir pas remonté le fleuve : il fallut faire passer l'armée sur la rive droite, où elle devait agir, et plusieurs jours furent perdus à construire des ponts. La cavalerie et les légions franchirent en bon ordre les premiers courants, la mer ne montant pas encore. Il y eut de la confusion à l'arrière-garde, formée des auxiliaires : les Bataves, qui en faisaient partie, voulurent braver le flot et se montrer habiles nageurs, et quelques-uns furent noyés. César traçait son camp lorsqu'on lui annonça que les Ampsivariens s'étaient soulevés derrière lui. Stertinius, détaché aussitôt avec de la cavalerie et des troupes légères, punit cette perfidie par le fer et la flamme.
 
1. :{{refa|7}} Tout le monde convient, dit d'Anville, que ce canal est celui qui sort du Rhin sur la droite, au-dessous de la séparation du Vahal (ou Whaal), et qui se joint à l'Yssel près de Doesbourg. Il est appelé communément Nouvel-Yssel.
2. :{{refa|8}} Amisia n'est pas Embden, puisque Embden est sur la rive droite de l'Ems. C'était quelque bourgade située sur la rive occidentale du fleuve, peut-être en face de la ville moderne.
 
2. Amisia n'est pas Embden, puisque Embden est sur la rive droite de l'Ems. C'était quelque bourgade située sur la rive occidentale du fleuve, peut-être en face de la ville moderne.
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Au commencement de la nuit, il sort de l'augural par une porte secrète, ignorée des sentinelles, et, suivi d'un seul homme, les épaules couvertes d'une peau de bête, il parcourt les rues du camp, s'arrête auprès des tentes, et là, confident de sa renommée, il entend l'un vanter la haute naissance du général, l'autre sa bonne mine, la plupart sa patience, son affabilité, son humeur toujours la même dans les affaires et dans les plaisirs. Tous se promettent de le payer de ses bienfaits sur le champ de bataille, et d'immoler à sa vengeance et à sa gloire un ennemi parjure et infracteur des traités. En cet instant, un Germain qui parlait notre langue pousse son cheval jusqu'aux palissades, et d'une voix forte promet au nom d'Arminius, à tout déserteur, une femme, des terres, et cent sesterces par jour jusqu'à la fin de la guerre. Cette injure alluma la colère des légions : "Que le jour vienne, et qu'on livre bataille ; le soldat saura prendre les terres des Germains et emmener leurs femmes ; ils en acceptent l'augure ; les femmes et les trésors de l'ennemi seront le butin de la victoire." Vers la troisième veille (1){{refl|9}} les barbares insultèrent le camp, et se retirèrent sans avoir lancé un trait, lorsqu'ils virent les retranchements garnis de nombreuses cohortes et tous les postes bien gardés.
 
1. :{{refa|9}} Minuit. Les Romains comptaient douze heures du coucher au lever du soleil, et partageaient la nuit en quatre veilles de trois heures chacune.
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Cette même nuit mêla d'une douce joie le repos de Germanicus. Il lui sembla qu'il faisait un sacrifice, et que, le sang de la victime ayant rejailli sur sa robe, il en recevait une plus belle d'Augusta, son aïeule. Encouragé par ce présage, que confirmaient les auspices, il convoque les soldats et leur donne, avec une sagesse prévoyante, ses instructions pour la bataille qui s'approche. "Il ne fallait pas croire, disait-il, que les plaines fussent seules favorables au soldat romain ; les bois et les défilés ne l'étaient pas moins, s'il profitait de ses avantages. Les immenses boucliers des barbares et leurs énormes piques n'étaient point, entre les arbres et au milieu des broussailles, d'un usage aussi commode que la javeline, l'épée et une armure serrée contre le corps. Il fallait presser les coups et chercher le visage avec la pointe des armes. Les Germains n'avaient ni cuirasses ni casques ; leurs boucliers mêmes, sans cuir ni fer qui les consolidât, n'étaient que de simples tissus d'osier ou des planches minces, recouvertes de peinture. Leur première ligne, après tout, était seule armée de piques ; le reste n'avait que des bâtons durcis au feu ou de très courts javelots. Et ces corps d'un aspect effroyable, vigoureux dans un choc de quelques instants, pouvaient-ils endurer une blessure ? Insensibles à la honte, sans nul souci de leurs chefs, ils lâchaient pied, ils fuyaient, tremblant dans les revers, bravant le ciel et la terre dans la prospérité. Si l'armée, lasse des marches et de la mer, désirait la fin de ses travaux, elle la trouverait sur ce champ de bataille. Déjà elle était plus près de l'Elbe que du Rhin ; et là cessait toute guerre, si, foulant avec lui les traces de son père et de son oncle (1){{refl|10}}, elle le rendait vainqueur sur ce théâtre de leur gloire." L'ardeur des soldats répondit aux paroles du général, et le signal du combat fut donné.
 
1. :{{refa|10}} Drusus et Tibère.
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Enflammés par ces discours et brûlant de combattre, ils descendent dans les champs qui portent le nom d'Idistavise (1){{refl|11}}. C'est une plaine située entre le Véser et des collines, dont l'inégale largeur s'étend ou se resserre en suivant les sinuosités du fleuve et les saillies des montagnes. À l'extrémité s'élevait un bois de haute futaie, dont les arbres laissaient entre eux la terre dégarnie. L'armée des barbares se rangea dans la plaine et à l'entrée de ce bois. Les Chérusques seuls occupèrent les hauteurs, d'où ils devaient tomber sur les Romains au plus fort du combat. Voici l'ordre dans lequel marcha notre armée : les auxiliaires gaulois et germains en tête ; ensuite les archers à pied ; puis quatre légions, et Germanicus avec deux cohortes prétoriennes (2){{refl|12}} et un corps de cavalerie d'élite ; enfin quatre autres légions, l'infanterie légère et les archers à cheval, avec le reste des alliés. Le soldat était attentif et prêt au signal, afin que l'ordre de marche se transformât tout à coup en ordre de bataille.
 
1. :{{refa|11}} Il fut chercher Iditavise sur la rive droite du Véser. Brotier la suppose près de Halemn, non loin du lieu où le maréchal d'Estrées remporta en 1757 la célèbre victoire d'Hastembeck.
2. :{{refa|12}} Cohortes d'élite qui, dès le temps de la République, servaient de garde particulière au général dans ses campagnes.
 
2. Cohortes d'élite qui, dès le temps de la République, servaient de garde particulière au général dans ses campagnes.
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Cette victoire fut grande et nous coûta peu de sang. Massacrés sans relâche depuis la cinquième heure (1){{refl|13}} jusqu'à la nuit, les ennemis couvrirent de leurs armes et de leurs cadavres un espace de dix milles. On trouva, parmi les dépouilles, des chaînes qu'ils avaient apportées pour nos soldats ; tant ils se croyaient sûrs de vaincre. L'armée proclama Tibère Imperator sur le champ de bataille. Elle éleva un tertre avec un trophée d'armes, où l'on inscrivit le nom des nations vaincues.
 
1. :{{refa|13}} Les Romains comptaient, du lever au coucher du soleil, douze heures, plus longues ou plus courtes suivant les saisons. Aux équinoxes, la cinquième heure serait, dans notre manière de mesurer le jour, onze heure du matin.
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Cependant l'été s'avançait, et quelques légions furent renvoyées par terre dans leurs quartiers d'hiver. Germanicus fit embarquer le reste sur l'Ems, et regagna l'Océan. D'abord la mer, tranquille sous ces mille vaisseaux, ne retentissait que du bruit de leurs rames, ne cédait qu'à l'impulsion de leurs voiles. Tout à coup, d'un sombre amas de nuages s'échappe une effroyable grêle. Au même instant les vagues tumultueuses, soulevées par tous les vents à la fois, ôtent la vue des objets, empêchent l'action du gouvernail. Le soldat, sans expérience de la mer, s'épouvante ; et, en troublant les matelots ou les aidant à contre-temps, il rend inutile l'art des pilotes. Bientôt tout le ciel et toute la mer n'obéissent plus qu'au souffle du midi, dont la violence, accrue par l'élévation des terres de la Germanie, la profondeur de ses fleuves, les nuées immenses qu'il chasse devant lui, enfin par le voisinage des régions glacées du nord, disperse les vaisseaux, les entraîne au large ou les pousse vers des îles bordées de rocs escarpés ou de bancs cachés sous les flots (1){{refl|14}}. On parvint à s'en éloigner un peu avec beaucoup d'efforts. Mais quand le reflux porta du même côté que le vent, il ne fut plus possible de demeurer sur les ancres, ni d'épuiser l'eau qui entrait de toutes parts. Chevaux, bêtes de somme, bagages, tout, jusqu'aux armes, est jeté à la mer pour soulager les navires, qui s'entrouvraient par les flancs ou s'enfonçaient sous le poids des vagues.
 
1. :{{refa|14}} Sans doute les petites îles qui bordent la côte entre l'embouchure de l'Ems et celle du Véser; car le vent du midi dut porter les vaisseaux vers le nord : peut-être échoua-t-on aussi entre l'Ems et le Rhin. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas, dans ces îles, ni rochers à pic, ni côtes escarpées : c'est un rivage plat et sablonneux, ce qui explique comment les navires furent recueillis et ramenés après leur naufrage.
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Autant l'Océan est plus violent que les autres mers, et le ciel de la Germanie plus affreux que les autres climats, autant ce désastre surpassa par sa grandeur et sa nouveauté tous les désastres semblables. On n'avait autour de soi que des rivages ennemis ou une mer si vaste et si profonde qu'on la regarde comme la limite de l'univers, et qu'on ne suppose pas de terres au-delà. Une partie des vaisseaux fut engloutie. Un plus grand nombre fut jeté sur des îles éloignées (1){{refl|15}}, où les soldats, ne trouvant aucune trace d'habitation humaine, périrent de faim ou se soutinrent avec la chair des chevaux échoués sur ces bords. La seule trirème de Germanicus prit terre chez les Chauques. Pendant tous les jours et toutes les nuits qu'il y passa, on le vit errer sur les rochers et sur les pointes les plus avancées, s'accusant d'être l'auteur de cette grande catastrophe ; et ses amis ne l'empêchèrent qu'avec peine de chercher la mort au sein des mêmes flots. Enfin la marée et un vent favorable ramenèrent le reste des navires, tout délabrés, presque sans rameurs, n'ayant pour voiles que des vêtements étendus, quelques-uns traînés par les moins endommagés. Germanicus les fit réparer à la hâte et les envoya visiter les îles. La plupart des naufragés furent ainsi recueillis. Les Ampsivariens, nouvellement soumis, en rachetèrent beaucoup dans l'intérieur des terres, et nous les rendirent. D'autres, emportés jusqu'en Bretagne, furent renvoyés par les petits princes du pays. Plus chacun revenait de loin, plus il racontait de merveilles, bourrasques furieuses, oiseaux inconnus, poissons prodigieux, monstres d'une forme indécise entre l'homme et la bête : phénomènes réels on fantômes de la peur.
 
1. :{{refa|15}} Walther indique les Orcades, les îles de Shetland, et celles qui bordent la Norvège.
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Vers le même temps, Libo Drusus, de la maison Scribonia, fut accusé de complots contre l'ordre établi. Je rapporterai en détail le commencement, la suite et la fin de cette affaire, parce qu'elle offre le premier exemple de ces intrigues qui furent tant d'années une des plaies de l'État. Firmius Catus, sénateur, intime ami de Libon, amena ce jeune homme imprévoyant et crédule à se fier aux promesses des Chaldéens (1){{refl|16}} et aux mystères de la magie ; il le poussa même chez des interprètes de songes. Sans cesse il montrait à ses yeux son bisaïeul Pompée, sa tante Scribonie, autrefois épouse d'Auguste, les Césars ses parents, et sa maison pleine d'illustres images l'engageant dans le luxe et les emprunts, s'associant à ses plaisirs, à ses liaisons, afin de multiplier les dépositions dont il enlacerait sa victime.
 
1. :{{refa|16}} Les peuples de la Chaldée furent, selon Cicéron, les inventeurs de l'asrologie judiciaire. De là l'usage de donner le nom de Chaldéens à tous ceux qui se mêlaient de cet art chimérique.
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Les biens de Libon furent partagés entre ses accusateurs, et des prétures extraordinaires données à ceux qui étaient de l'ordre du sénat (1){{refl|17}}. Cotta Messallinus (2){{refl|18}} vota pour que l'image de Libon ne pût être portée aux funérailles de ses descendants, Cn. Lentulus pour qu'aucun membre de la maison Scribonia ne prît désormais le surnom de Drusus. Plusieurs jours de supplications (3){{refl|19}} furent décrétés sur la proposition de Pomponius Flaccus ; et, sur celle de L. Publius, d'Asinius Gallus, de Papius Mutilus et de L. Apronius, on résolut de consacrer des offrandes à Jupiter, à Mars, à la Concorde, et de fêter à l'avenir les Ides de septembre, jour où Libon s'était tué. J'ai rapporté ces bassesses et les noms de leurs auteurs, afin qu'on sache que l'adulation est un mal ancien dans l'État. D'autres sénatus-consultes chassèrent d'Italie les astrologues et les magiciens. Un d'entre eux, L. Pituavius, fut précipité de la roche Tarpéienne. Un autre, P. Marcius, conduit par ordre des consuls hors de la porte Esquiline, après que son jugement eut été proclamé à son de trompe, fut exécuté à la manière ancienne.
 
1. C'est-à-dire qu'ils furent créés préteurs par une nomination spéciale, et en sus du nombre ordinaire, qui était de douze.
 
2. Cet homme, dont le nom reviendra plusieurs fois dans ces Annales, et qui fut un des opprobres de ce siècle, était fils de l'orateur M. Valérius Messala Corvinus.
 
1. :{{refa|17}} C'est-à-dire qu'ils furent créés préteurs par une nomination spéciale, et en sus du nombre ordinaire, qui était de douze.
3. Prières publiques adressées aux dieux pour les remercier d'une faveur éclatante.
2. :{{refa|18}} Cet homme, dont le nom reviendra plusieurs fois dans ces Annales, et qui fut un des opprobres de ce siècle, était fils de l'orateur M. Valérius Messala Corvinus.
3. :{{refa|19}} Prières publiques adressées aux dieux pour les remercier d'une faveur éclatante.
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Cependant L. Piso (1){{refl|20}} après s'être plaint des intrigues du Forum, de la corruption des juges, de la cruauté des orateurs, dont les accusations menaçaient toutes les têtes, protesta qu'il allait quitter Rome et ensevelir sa vie dans quelque retraite lointaine et ignorée ; et, en achevant ces mots, il sortait du sénat. Tibère, vivement ému, essaya de le calmer par de douces paroles ; il engagea même les parents de ce sénateur à employer, pour le retenir, leur crédit et leurs prières. Bientôt après, ce même Pison fit preuve d'une indignation non moins courageuse, en appelant en justice Urgulanie, que la faveur d'Augusta mettait au-dessus des lois. Urgulanie, au lieu de comparaître, se fit porter au palais de César, d'où elle bravait Pison, et celui-ci n'en continua pas moins ses poursuites, quoique Augusta se plaignît que c'était l'outrager elle-même et lui manquer de respect. Tibère, en prince citoyen, borna la condescendance pour sa mère à la promesse d'aller an tribunal du préteur et d'appuyer Urgulanie. Il sort du palais et ordonne aux soldats de le suivre de loin. On le voyait, au milieu d'un concours de peuple, s'avancer avec un visage composé, allongeant par différents entretiens le temps et le chemin ; lorsque enfin, Pison persistant malgré les représentations de ses proches, Augusta fit apporter la somme demandée. Ainsi finit un procès qui ne fut pas sans gloire pour Pison, et qui accrut la renommée de Tibère. Au reste le crédit d'Urgulanie était si scandaleux, qu'appelée en témoignage dans une cause qui s'instruisait devant le sénat, elle dédaigna de s'y rendre. Il fallut qu'un préteur allât chez elle recevoir sa déposition, quoique de tout temps celles des Vestales mêmes aient été entendues au Forum et devant le tribunal.
 
1. :{{refa|20}} Le même dont le procès et la mort sont racontés, au liv. IV, chap. XXI.
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Il augmenta le revenu de quelques sénateurs ; ce qui fit paraître plus étonnante la dureté avec laquelle il reçut la prière de M. Hortalus, jeune noble d'une pauvreté bien connue. Hortalus était petit-fils d'Hortensius l'orateur. Auguste, par le présent d'un million de sesterces (1){{refl|21}}, l'avait engagé à se marier, afin de donner des rejetons à une famille illustre, qui allait s'éteindre. Ses quatre fils étaient debout à la porte du sénat, assemblés dans le palais. Quand son tour d'opiner fut venu, il se leva, et, portant ses regards tantôt sur l'image d'Hortensius, placée entre les orateurs, tantôt sur celle d'Auguste : "Pères conscrits, dit-il, ces enfants, dont vous voyez le nombre et le jeune âge, si je leur ai donné le jour, c'est uniquement par le conseil du prince ; et mes ancêtres, après tout, méritaient d'avoir des descendants : car pour moi, à qui l'inconstance du sort n'a permis de recevoir ou d'acquérir ni les richesses, ni la faveur du peuple, ni l'éloquence, ce patrimoine de notre maison, il me suffisait que ma pauvreté ne fût ni honteuse à moi-même, ni à charge à personne. L'empereur m'ordonna de prendre une épouse ; j'obéis. Voilà les rejetons et la postérité de tant de consuls, de tant de dictateurs ! Et ce langage n'est point celui du reproche ; c'est à votre pitié seule que je l'adresse. Ils obtiendront, César, sous ton glorieux empire, les honneurs qu'il te plaira de leur donner : en attendant, défends de la misère les arrière-petits-fils de Q. Hortensius, les nourrissons du divin Auguste."
 
1. :{{refa|21}} Cette somme répondait, sous Tibère, à 194 835 F 61 cent.
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Cette même année l'audace d'un seul homme, si on ne l'eût promptement réprimée, allait plonger l'État dans les discordes et la guerre civile. Un esclave de Postumus Agrippa, nommé Clemens, en apprenant la mort d'Auguste, conçut un projet au-dessus de sa condition, celui de passer à l'île de Planasie, d'enlever son maître par force ou par ruse, et de le conduire aux armées de Germanie. Ce coup hardi manqua par la lenteur du vaisseau qui portait Clemens : on avait, dans l'intervalle, égorgé Postumus. L'esclave forme alors un dessein plus grand et plus périlleux : il dérobe les cendres du mort, se rend à Cosa (1){{refl|22}}, promontoire d'Etrurie et se tient caché dans des lieux inconnus, assez longtemps pour laisser croître sa barbe et ses cheveux : il avait à peu près l'âge et les traits de son maître. Des émissaires, qu'il avait mis dans sa confidence, semèrent adroitement le bruit qu'Agrippa était vivant. D'abord c'est un secret qui se dit à voix basse, comme tout ce qui est illicite : bientôt la nouvelle vole de bouche en bouche, accueillie par la foule ignorante et par ces esprits turbulents qui ne désirent que révolutions. Clemens lui-même allait dans les villes, mais le soir, et sans paraître en public, sans prolonger nulle part son séjour. Convaincu que, si la vérité s'accrédite par le temps et l'examen, la précipitation et le mystère conviennent au mensonge, il devançait sa renommée ou s'y dérobait à propos.
 
1:{{refa|22}} Aujourd'hui Monte-Argentaro, près d'Orbitello. Dans le voisinage de ce promontoire était une colonie romaine, qui portait aussi le nom de Cosa.
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À la fin de l'année on dédia un arc de triomphe, élevé près du temple de Saturne, en mémoire des aigles de Varus reconquises par les armes de Germanicus et sous les auspices de Tibère ; un temple de la déesse Fors Fortuna, bâti près du Tibre, dans les jardins légués par le dictateur César au peuple romain ; enfin, à Boville (1){{refl|23}}, un sanctuaire consacré à la famille des Jules, et une statue de l'empereur Auguste. Sous le consulat de C. Cécilius et de L. Pomponius, le sept avant les calendes de juin, Germanicus César triompha des Chérusques, des Chattes, des Ampsivariens et des autres nations qui habitent jusqu'à l'Elbe. Les dépouilles, les captifs, les représentations des montagnes, des fleuves, des batailles, précédaient le vainqueur. On lui comptait comme finie cette guerre qu'un pouvoir supérieur l'avait seul empêché de finir. Ce qui attachait surtout les regards, c'était son air majestueux, et son char couvert de ses cinq enfants. Mais de tristes pressentiments venaient à la pensée, quand on se rappelait l'affection publique placée, avec peu de bonheur, sur son père Drusus ; son oncle Marcellus enlevé si jeune aux adorations de l'empire ; les amours du peuple romain si courtes et si malheureuses.
 
1.:{{refa|23}} Petite ville à 11 milles de Rome. Les habitants des colonies et des municipes avaient apporté jusque-là le corps d'Auguste, mort à Nole. C'est à Boville que les chevaliers allèrent le prendre sur leurs épaules pour achever le voyage.
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Tibère donna au peuple trois cents sesterces par tête, au nom de Germanicus, et voulut être son collègue dans le consulat. Toutefois ces marques de tendresse n'en imposèrent à personne ; et bientôt il résolut de l'éloigner sous un prétexte honorable, dont il saisit l'occasion, s'il ne la fit pas naître. Archélaüs, qui depuis cinquante ans régnait en Cappadoce (1){{refl|24}}, était haï de Tibère, auquel il n'avait rendu aucun hommage lorsque ce prince vivait à Rhodes. Archélaüs ne s'en était point dispensé par orgueil, mais par le conseil des amis d'Auguste, qui, à l'époque de la faveur de Caïus César et de sa mission en Orient, ne croyaient pas sans péril l'amitié de Tibère. Quand la postérité des Césars fut détruite, et Tibère maître de l'empire, il chargea sa mère d'écrire au roi une lettre, où, sans dissimuler les ressentiments de son fils, elle lui offrait un pardon généreux s'il venait le demander. C'était un piège pour l'attirer dans Rome : Archélaüs ne le vit point ou, craignant la violence, il feignit de ne pas le voir et se hâta de venir. Reçu durement par Tibère, puis accusé devant le sénat, et accablé, non par les faits, qui étaient controuvés, mais par le chagrin, la vieillesse et l'abaissement, insupportable aux rois, pour qui l'égalité même est un état si nouveau, une mort, peut-être volontaire, mit bientôt fin à ses jours. Son royaume fut réduit en province romaine, et Tibère déclara qu'avec le revenu de ce pays on pouvait abaisser l'impôt du centième (2){{refl|25}}, qu'en effet il diminua de moitié. Vers le même temps la mort d'Antiochus, roi de Commagène (3){{refl|26}}, et celle de Philopator, roi de Cilicie, avaient mis le trouble parmi ces nations, où les uns voulaient pour maîtres les Romains, les autres de nouveaux rois. Enfin les provinces de Syrie et de Judée, écrasées sous le poids des tributs, imploraient un soulagement.
 
1.:{{refa|24}} La Cappadoce est une contrée de l'Asie-Mineure, située entre la Cilicie, l'Arménie et le Pont-Euxin. Lorsqu'elle devint province romaine, Mazaca, qui était la capitale, reçut le nom de Césarée, en l'honneur de Tibère. 2.
:{{refa|25}}Tacite a raconté ci-dessus, I, LXXVIII, que le peuple demandait l'abolition du centième sur les ventes publiques, et que Tibère n'avait pu l'accorder. Ici le prince, enrichi des revenus de la Cappadoce, diminue cet impôt de moitié. 3.
:{{refa|26}}Partie la plus septentrionale de la Syrie. La ville principale était Samosate, aujourd'hui Sémisat.
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Tibère rendit compte au sénat de toutes ces affaires et de celles d'Arménie, dont j'ai parlé plus haut. "L'Orient ne pouvait ; disait-il, être pacifié que par la sagesse de Germanicus. Son âge à lui-même penchait vers le déclin, et celui de Drusus n'était pas encore assez mûr." Alors un décret fut rendu, qui attribuait à Germanicus les provinces d'outre-mer, avec une autorité supérieure à celle des lieutenants du sénat et du prince, dans tous les lieux où il se trouverait. Cependant Tibère avait retiré de la Syrie Silanus Créticus, dont la fille, promise à Néron, fils aîné de Germanicus, unissait les deux pères par des liens de famille. Il avait mis à sa place Cnéius Piso, violent de caractère, incapable d'égards, héritier de toute la fierté de son père, cet autre Pison qui, dans la guerre civile, voyant le parti vaincu se relever en Afrique, s'y distingua parmi les ennemis les plus acharnés de César, combattit ensuite sous Brutus et Cassius, enfin, autorisé à revenir à Rome, s'abstint de demander les honneurs, jusqu'à ce qu'on allât le prier d'accepter un consulat que lui offrait Auguste. Cet orgueil héréditaire était accru par la naissance et les richesses de sa femme Plancine. À peine il cédait le pas à Tibère : il regardait les enfants de ce prince avec le dédain d'un homme beaucoup au-dessus d'eux, et il ne doutait pas qu'on ne l'eût donné pour gouverneur à la Syrie afin qu'il tînt en respect l'ambition de Germanicus. Quelques-uns même ont pensé qu'il avait reçu de Tibère de secrètes instructions ; et il est certain que Livie avait recommandé à Plancine d'humilier Agrippine par toutes les prétentions d'une rivale. Car la cour était divisée en deux partis, dont l'un penchait secrètement pour Drusus, l'autre pour Germanicus. Tibère préférait Drusus comme le fils né de son sang ; quant à Germanicus, l'aversion de son oncle lui donnait un titre de plus à l'amour des autres. D'ailleurs sa naissance était supérieure du côté maternel, où il avait Marc-Antoine pour aïeul et Auguste pour grand-oncle ; tandis que le bisaïeul de Drusus était un simple chevalier romain, Pomponius Atticus, dont l'image semblait déparer celle des Claudes. Enfin Agrippine, femme de Germanicus, effaçait par sa fécondité et sa bonne renommée Livie (1){{refl|27}}, femme de Drusus. Toutefois les deux frères vivaient dans une admirable union, que les querelles de leurs proches n'altérèrent jamais.
 
1.:{{refa|27}} Livia ou Livilla, sœur de Germanicus et de Claude.
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Peu de temps après, Drusus fut envoyé dans l'Illyricum, afin qu'il apprît la guerre et se conciliât l'affection des troupes. Tibère pensait qu'un jeune homme passionné pour les plaisirs de la ville serait mieux dans les camps, et il se croyait plus en sûreté lui-même, si ses deux fils avaient des légions sous leurs ordres. Du reste, les Suèves fournirent un prétexte en demandant des secours contre les Chérusques. En effet, délivrés, par la retraite des Romains (1){{refl|28}}, de toute crainte étrangère, les barbares, fidèles à leur coutume et animés alors pas une rivalité de gloire, avaient tourné leurs armes contre eux-mêmes. La puissance des deux peuples, la valeur des deux chefs, allaient de pair ; mais Maroboduus était roi, et, à ce titre, haï de sa nation ; Arminius, défenseur de la liberté, était chéri de la sienne.
 
1. :{{refa|28}} La retraite de Germanicus et de son armée.
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Aussi Arminius ne vit-il pas seulement ses vieux soldats, les Chérusques et leurs alliés, embrasser sa querelle : du sein même des États de Maroboduus, les Semnones et les Lombards, peuples suèves, accoururent sous ses drapeaux. Ce renfort lui donnait l'avantage, si Inguiomère, suivi de ses clients, n'eût passé à l'ennemi, défection causée par la seule honte d'obéir à son neveu, et de soumettre sa vieillesse aux ordres d'un jeune homme. Les deux armées se rangèrent en bataille avec une égale espérance. Et ce n'étaient plus ces Germains accoutumés à charger au hasard et par bandes éparses : de longues guerres contre nous leur avaient appris à suivre les enseignes, à se ménager des réserves, à écouter la voix des chefs. Arminius, à cheval, courait de rang en rang, montrant à ses guerriers "la liberté reconquise, les légions massacrées, et ces dépouilles, et ces armes romaines, que beaucoup d'entre eux avaient encore dans leurs mains. Qu'était-ce, au contraire, que Maroboduus ? un fuyard, qui s'était sauvé sans combat dans la forêt Hercynienne, et, du fond de cet asile, avait mendié la paix par des présents et des ambassades ; un traître à la patrie, un satellite de César (1){{refl|29}} qu'il fallait poursuivre avec cette même furie qui les animait quand ils tuèrent Varus. Qu'ils se souvinssent seulement de toutes ces batailles dont le succès, couronné enfin par l'expulsion des Romains montrait assez à qui était resté l'honneur de la guerre."
 
1. :{{refa|29}} Strabon, VII, 1, § 3, nous fournit l'explication de ce reproche : Maroboduus avait habité Rome pendant sa jeunesse, et avait reçu des bienfaits d'Auguste. C'est après son retour en Germanie que, de simple particulier, il se fit chef de sa nation, établie, suivant l'opinion la plus commune entre le Rhin, le Mein et le Danube, et la transplanta en Bohême.
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Maroboduus n'était pas moins prodigue d'éloges pour lui-même, d'injures contre l'ennemi. Tenant Inguiomère par la main, "Voilà, disait-il, le véritable héros des Chérusques ; voilà celui dont les conseils ont préparé tout ce qui a réussi." Puis il peignait Arminius comme "un furieux dénué d'expérience, qui se parait d'une gloire étrangère, pour avoir surpris, à force de perfidie, trois légions incomplètes et un chef trop confiant ; succès funeste à la Germanie et honteux à son auteur, dont la femme, dont le fils, subissaient encore l'esclavage (1){{refl|30}}. Lui, au contraire, menacé par douze légions ayant Tibère à leur tête, il avait conservé sans tache l'honneur des Germains et traité ensuite d'égal à égal : et certes il ne regrettait pas d'avoir mis son pays dans une position telle envers les Romains, qu'il pût choisir entre une guerre où ses forces seraient entières, et une paix qui n'avait point coûté de sang." Outre l'effet de ces discours, des motifs particuliers aiguillonnaient encore les deux armées : les Chérusques et les Lombands combattaient pour une ancienne gloire ou une liberté récente (2){{refl|31}}, les Suèves pour étendre leur domination. Jamais choc ne fut plus violent, ni bataille plus indécise. De chaque côté l'aile droite fut mise en déroute. On s'attendait à une nouvelle action, quand Maroboduus se replia sur les hauteurs : ce fut le signe et l'aveu de sa défaite. Affaibli peu à peu par la désertion, il se retira chez les Marcomans et députa vers Tibère pour implorer des secours. On lui répondit "qu'il n'avait aucun droit d'invoquer les armes romaines contre les Chérusques, puisqu'il n'avait rien fait pour les Romains dans leurs guerres avec ce peuple." Cependant Drusus, ainsi que nous l'avons dit, fut envoyé comme médiateur.
 
1.:{{refa|30}} Voy. livre I, ch. LVIII.
2. :{{refa|31}} Les Chérusques, vainqueurs de Varus. Les Lombards, qui s'étaient récemment soustraits à la domination de Marodobuus.
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Cette même année, douze villes considérables de l'Asie furent renversées par un tremblement de terre qui eut lieu pendant la nuit, ce qui rendit le désastre plus imprévu et plus terrible, et l'on n'eut pas la ressource ordinaire en ces catastrophes de fuir dans la campagne, les terres entrouvertes n'offrant que des abîmes. On rapporte que de hautes montagnes s'affaissèrent, que des plaines s'élevèrent en collines, que des feux jaillirent du milieu de ce bouleversement. Sardes, la plus cruellement frappée, fut la plus généreusement secourue : César lui promit dis millions de sesterces, et la déchargea pour cinq ans de tout ce qu'elle payait à l'état ou au prince. Magnésie de Sipyle (1){{refl|32}} reçut, après Sardes, le plus de dommage et de soulagement. Temnos, Philadelphie, Éges (2){{refl|33}}, Apollonide (3){{refl|34}}, Mostène (4){{refl|35}}, Hyrcanie la Macédonienne, Hiérocésarée (5){{refl|36}}, Myrine, Cymé, Tmolus (6){{refl|37}}, furent exemptées de tributs pour le même temps ; et l'on décida qu'un sénateur irait sur les lieux examiner le mal et le réparer. On choisit un simple ex-préteur M. Alétus, de peur que, l'Asie étant gouvernée par un consulaire, il ne survînt entre deux hommes de même rang des rivalités qui nuiraient à la province.
 
1. :{{refa|32}} Magnésie, située au pied du mont Sipyle, à la gauche de l'Hermus, aujourd'hui Magnia. Son surnom la distingue d'une autre Magnésie sur le Méandre.
2. :{{refa|33}} Strabon, XIII, III, § 5, compte parmi les cités éoliques de l'Asie Éges et Temnos, patrie du rhéteur Hermagoras. Philadelphie, à l'orient de Sardes, au pied du mont Tmolus, avait été fondée par Attale Philadelphe, frère d'Eumène, roi de Pergame.
3. :{{refa|34}} Apollonide, à moitié chemin entre Sardes et Pergame, à 300 stades de distance l'une de l'autre.
4. :{{refa|35}} La ville de Mostène en Lydie est mentionnée dans les monuments et les géographes. - La plaine d'Hyrcanie avait reçu ce nom des Perses, à cause d'une colonie d'Hyrcaniens qu'ils y avaient amenée. Le surnom de Macedones donné aux habitants semble indiquer que leur ville avait été fondée ou du moins agrandie par les Macédoniens.
5. :{{refa|36}} Ville de Lydie, célèbre par un temple de Diane persique.
6.:{{refa|37}} Myrine, ville maritime de l'Eolide, qui prenait le surnom de Sébastopolis. - Cymé, sur la même côte, à 9 milles de Myrine, était la plus puissante des colonies éoliques. D'Anville dit qu'on en a trouvé des vestiges dans un lieu appelé Nemourt. - Tmolus, près de la montagne du même nom, d'où sort le Pactole, ce fleuve autrefois si renommé, mais qui, dès le temps de Strabon, ne roulait plus de paillettes d'or.
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César couronna ces grandes libéralités publiques par des traits de générosité qui ne furent pas moins agréables. Les biens d'Émilia Musa, femme opulente, morte sans testament, étaient réclamés par le fisc : il les fit donner à Émilius Lépidus, parce qu'Émilie paraissait être de sa maison. Patuléius, riche chevalier romain, lui avait légué une partie de son héritage : il l'abandonna tout entier à M. Servilius, en faveur duquel un testament antérieur et non suspect en avait disposé. Il déclara que ces deux sénateurs avaient besoin de fortune pour soutenir leur naissance. Jamais il n'accepta de legs qu'il ne les eût mérités à titre d'ami : les inconnus, et ceux qui ne le nommaient dans un testament qu'en haine de leurs proches, furent toujours repoussés. Du reste, s'il soulagea la pauvreté honnête et vertueuse, il exclut du sénat ou laissa se retirer d'eux-mêmes, des hommes que la prodigalité et le vice avaient réduits à l'indigence, Vibidius Varro, Marius Népos, Appius Appianus, Cornélius Sylla et Q. Vitellius (1){{refl|38}}.
 
1. :{{refa|38}} Oncle de Vitellius, qui depuis fut empereur.
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Vers la même époque il dédia quelques temples que le feu ou les ans avaient ruinés, et qu'Auguste avait commencé à rebâtir : celui de Bacchus, Cérès et Proserpine, près du grand Cirque, voué anciennement par le dictateur A. Postumius (1){{refl|39}} ; celui de Flore, élevé au même endroit par les édiles Lucius et Marcus Publicius (2){{refl|40}} ; celui de Janus (3){{refl|41}}, bâti près du marché aux légumes par Duillius, qui le premier illustra sur mer les armes romaines et mérita, par la défaite des Carthaginois, le triomphe naval. Le temple de l'Espérance fut inauguré par Germanicus : Atilius (4){{refl|42}} l'avait voué dans la même guerre.
 
1. :{{refa|39}} L'an de Rome 257, avant la bataille du lac Régille.
2. :{{refa|40}} L'an de Rome 513.
3. :{{refa|41}} Ne pas confondre ce temple avec celui qui avait été bâti par Numa, et dont les portes, ouvertes ou fermées, étaient le signe de la guerre ou de la paix.
4. :{{refa|42}} Non pas le fameux Atilius Régulus, mais le consul Atilius Calatinus.
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Cependant la loi de majesté prenait vigueur : elle fut invoquée contre Apuléia Varilia, petite-nièce d'Auguste, qu'un délateur accusait d'avoir fait de ce prince, de Tibère et d'Augusta, le sujet d'un injurieux badinage, et de souiller par l'adultère le sang des Césars. On jugea que l'adultère était assez réprimé par la loi Julia (1){{refl|43}} : quant au crime de lèse-majesté, le prince demanda qu'on fît une distinction, et qu'en punissant les discours qui auraient outragé la divinité d'Auguste, on s'abstînt de rechercher ceux qui ne blessaient que lui. Prié par le consul de s'expliquer sur les propos contre sa mère imputés à Varilia il garda le silence ; mais à la séance suivante, il demanda aussi au nom d'Augusta que jamais, en quelques termes qu'on eût parlé d'elle, on ne fût accusé pour ce fait. Il déchargea Varilia du crime de lèse-majesté : il fit même, adoucir en sa faveur les peines de l'adultère, et fut d'avis que sa famille la reléguât, selon l'ancien usage, à deux cents milles de Rome. L'Italie et l'Afrique furent interdites à son complice Manlius.
 
1. :{{refa|43}} Voy. liv. IV., chap. XLII.
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L'année suivante, Tibère fut consul pour la troisième fois, Germanicus pour la seconde. Germanicus prit possession du consulat à Nicopolis (1){{refl|44}}, ville d'Achaïe, où il venait d'arriver après avoir côtoyé l'Illyrie, vu en Dalmatie son frère Drusus, et essuyé sur la mer Adriatique et sur la mer Ionienne les traverses d'une navigation difficile : aussi employa-t-il quelques jours à réparer sa flotte. Pendant ce temps, il visita le golfe fameux par la victoire d'Actium, les monuments consacrés par Auguste et le camp de Marc-Antoine, l'imagination toute pleine de ses aïeux. Il était, comme je l'ai dit, petit-neveu d'Auguste, petit-fils d'Antoine, et ces lieux réveillaient en lui de grands souvenirs de deuil et de triomphe. De là il se rendit à Athènes, et, par égard pour une cité ancienne et alliée, il y parut avec un seul licteur. Les Grecs lui prodiguèrent les honneurs les plus recherchés, ayant soin, pour ajouter du prix à l'adulation, de mettre en avant les actions et les paroles mémorables de leurs ancêtres.
 
1.:{{refa|44}} Colonie romaine fondée par Auguste en mémoire de la bataille d'Actium. On en trouve des ruines près de Prevezza-Vecchia.
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D'Athènes, Germanicus passa dans l'île d'Eubée, puis dans celle de Lesbos, où Agrippine mit au monde Julie, son dernier enfant. Ensuite il longea les extrémités de l'Asie, visita dans la Thrace Périnthe (1){{refl|45}} et Byzance, et pénétra, par la Propontide, jusqu'à l'embouchure de l'Euxin, curieux de connaître ses lieux antiques et renommés. En même temps il soulageait les maux des provinces déchirées par la discorde ou opprimées par leurs magistrats. Il voulait, à son retour, voir les mystères de Samothrace (2){{refl|46}} ; mais les vents du nord l'écartèrent de cette route. Après s'être donné à Ilion le spectacle des choses humaines, et avoir contemplé avec respect le berceau des Romains, il côtoie de nouveau l'Asie et aborde à Colophon, pour consulter l'oracle d'Apollon de Claros. L'interprète du dieu n'est point une femme, comme à Delphes : c'est un prêtre, choisi dans certaines familles et ordinairement à Milet. Il demande seulement le nombre et le nom des personnes qui se présentent : puis il descend dans une grotte, boit de l'eau d'une fontaine mystérieuse ; et cet homme, étranger le plus souvent aux lettres et à la poésie, répond en vers à la question que chacun lui fait par la pensée On a dit que celui-ci avait annoncé à Germanicus, dans le langage ambigu des oracles, une mort prématurée.
 
1. :{{refa|45}} Périnthe, ville de Thrace, sur les bords de la Propontide ou mer de Marmara. Elle fut plus tard appelée Héraclée, nom qui subsiste encore dans celui d'Erékli. 2.
:{{refa|46}}Les mystères de Samothrace, île de la mer Égée, à la hauteur de la Chersonèse de Thrace, étaient célèbres dans tout l'univers. Ils passaient pour les plus anciens de la Grèce, et pour avoir donné naissance à ceux d'Éleusis.
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La paix si heureusement rétablie parmi les alliés ne donnait à Germanicus qu'une joie imparfaite, à cause de l'orgueil de Pison, auquel il avait commandé de mener en Arménie une partie de l'armée, soit en personne, soit par son fils, et qui s'était dispensé de le faire. Ils eurent enfin à Cyrrhe (1){{refl|47}}, au camp de la dixième légion, une entrevue, où tous deux ce composèrent le visage, pour n'avoir pas l'apparence, Pison de la crainte, Germanicus de la menace. Celui-ci d'ailleurs était, comme je l'ai dit, naturellement doux ; mais ses amis, habiles à aigrir ses ressentiments, exagéraient les torts réels, en supposaient d'imaginaires, inculpaient de mille manières et Pison, et Plancine, et leurs enfants. L'entretien eut lieu en présence de quelques amis : Germanicus commença dans les termes que pouvaient suggérer la colère et la dissimulation ; Pison répondit par d'insolentes excuses, et ils se séparèrent la haine dans le cœur. Depuis ce temps, Pison parut rarement au tribunal de Germanicus ; et, s'il y siégeait quelquefois, c'était avec un air mécontent et un esprit d'opposition qu'il ne cachait pas. On l'entendit même, à un festin chez le roi des Nabatéens, où des couronnes d'or d'un grand poids furent offertes à César et à sa femme, de plus légères à Pison et aux autres, s'écrier que "c'était au fils du prince des Romains, et non à celui du roi des Parthes, que ce repas était donné." En même temps il jeta sa couronne et se déchaîna contre le luxe. Ces outrages, tout cruels qu'ils étaient, Germanicus les dévorait cependant.
 
1. :{{refa|47}} Ville de Syrie, dans la Cyrrhestique, à deux journées d'Antioche.
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Cependant Germanicus ignorait encore qu'on lui fit un crime de son voyage, et déjà il remontait le Nil, après s'être embarqué à Canope. Cette ville fut fondée par les Spartiates, en mémoire d'un de leurs pilotes, enseveli sur ces bords à l'époque où Ménélas, retournant en Grèce, fut écarté de sa route et poussé jusqu'aux rivages de Libye. De Canope, Germanicus était entré dans le fleuve par l'embouchure voisine, consacrée à Hercule, lequel, selon les Égyptiens, est né dans ce pays, et a précédé tous les autres héros émules de sa valeur et appelés de son nom. Bientôt il visita les grandes ruines de Thèbes. Des caractères égyptiens (1){{refl|48}}, tracés sur des monuments d'une structure colossale, attestaient encore l'opulence de cette antique cité. Un vieux prêtre, qu'il pria de lui expliquer ces inscriptions, exposait "que la ville avait contenu jadis sept cent mille hommes en âge de faire la guerre ; qu'à leur tête le roi Rhamsès (2){{refl|49}} y avait conquis la Libye, l'Éthiopie, la Médie, la Perse, la Bactriane, la Scythie ; que tout le pays qu'habitent les Syriens, les Arméniens, et, en continuant par la Cappadoce, tout ce qui s'étend de la mer de Bithynie à celle de Lycie, avait appartenu à son empire." On lisait, sur ces mêmes inscriptions, le détail des tributs imposés à tant de peuples, le poids d'or et d'argent, la quantité d'armes et de chevaux, les offrandes pour les temples, en parfums et en ivoire, le blé et les autres provisions que chaque nation devait fournir : tributs comparables par leur grandeur à ceux que lèvent de nos jours la monarchie des Parthes ou la puissance romaine.
 
1. :{{refa|48}} Les hiéroglyphes. 2.
:{{refl|49}} Le même que Sésostris.
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D'autres merveilles attirèrent encore les regards de Germanicus : il vit la statue en pierre de Memnon, qui, frappée des rayons du soleil, rend le son d'une voix humaine ; et ces pyramides, semblables à des montagnes, qu'élevèrent, au milieu de sables mouvants et presque inaccessibles, l'opulence et l'émulation des rois ; et ces lacs (1){{refl|50}} creusés pour recevoir les eaux surabondantes du Nil débordé, et ailleurs ce même fleuve pressé entre ses rives et coulant dans un lit dont nul homme n'a jamais pu sonder la profondeur. De là il se rendit à Éléphantine et à Syène, où furent jadis les barrières de l'empire romain, reculées maintenant jusqu'à la mer Rouge (2){{refl|51}}.
 
:{{refa|50}} Le lac Moeris.
1. Le lac Moeris. 2. :{{refa|51}} Allusion aux conquêtes de Trajan en Arabie, en Mésopotamie et en Assyrie. Les anciens étendaient la dénomination de mer Rouge jusqu'à l'Océan indien.
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Maroboduus, abandonné de toutes parts, n'eut de ressource que dans la pitié de Tibère. Il passa le Danube, à l'endroit où ce fleuve borde la Norique, et il écrivit au prince, non comme un fugitif, ou un suppliant, mais en homme qui se souvenait de sa première fortune. "Beaucoup de nations, disait-il, appelaient à elles un roi naguère si fameux ; mais il avait préféré l'amitié des Romains." César lui répondit "qu'un asile sûr et honorable lui était ouvert en Italie, tant qu'il y voudrait demeurer ; que, si son intérêt l'appelait ailleurs, il en sortirait aussi librement qu'il y serait venu." Au reste, il dit dans le sénat, "que ni Philippe n'avait été aussi redoutable pour les Athéniens, ni Pyrrhus et Antiochus pour le peuple romain." Son discours existe encore : il y relève la grandeur de Maroboduus, la force irrésistible des nations qui lui étaient soumises, le danger d'avoir si près de l'Italie un pareil ennemi, et les mesures qu'il avait prises pour amener sa chute. On plaça Maroboduus à Ravenne, d'où il servit à contenir l'insolence des Suèves, que l'on tenait perpétuellement sous la menace de son retour. Toutefois, il ne quitta pas l'Italie pendant les dix-huit ans qu'il vécut encore, et il vieillit dans cet exil, puni, par la perte de sa renommée, d'avoir trop aimé la vie. Catualda tomba comme lui, et, comme lui, eut recours à Tibère : chassé, peu de temps après son rival, par une armée d'Hermondures, sous les ordres de Vibillius, il fut accueilli dans l'empire et envoyé à Fréjus, colonie de la Gaule narbonnaise. De peur que les barbares venus à la suite des deux rois ne troublassent, par leur mélange avec les populations, la paix de nos provinces, ils furent établis au-delà du Danube, entre le Maros et le Cuse (1){{refl|52}}, et reçurent pour roi Vannius, de la nation des Quades.
 
1. :{{refa|52}} La Morava ou March, en Moravie, et le Waag, en Hongrie.
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Comme on apprit dans le même temps qu'Artaxias venait d'être mis par Germanicus sur le trône d'Arménie, un sénatus-consulte décerna l'ovation à Germanicus et à Drusus ; et, des deux côtés du temple de Mars vengeur (1){{refl|53}}, furent élevés des arcs de triomphes où l'on plaça leurs statues. Tibère était plus satisfait d'avoir assuré la paix par sa politique, que s'il eût terminé la guerre par des victoires. Aussi eut-il recours aux mêmes armes contre Rhescuporis, roi de Thrace. Rhémétalcès avait possédé seul tout ce royaume. À sa mort, Auguste le partagea entre Rhescuporis, son frère, et Cotys son fils. Cotys eut les terres cultivées, les villes, et ce qui touche à la Grèce ; les pays incultes, sauvages, voisins des nations ennemies, échurent à Rhescuporis : partage assorti au caractère des deux princes, l'un d'un esprit doux et agréable, l'autre farouche, ambitieux incapable de souffrir un égal. Ils vécurent d'abord dans une intelligence trompeuse : bientôt Rhescuporis franchit ses limites, entreprend sur les États de Cotys, et, si l'on résiste, il emploie la violence, avec hésitation sous Auguste, par qui tous deux régnaient, et qu'il n'osait braver dans la crainte de sa vengeance, mais plus hardiment depuis le changement de prince : alors il détachait des troupes de brigands, ruinait les forteresses, faisait tout pour amener la guerre.
 
1. :{{refa|53}} Bâti par Auguste, en conséquence d'un vœu qu'il avait fait pendant qu'il combattait contre Brutus et Cassius pour venger la mort de son père.
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Tibère n'appréhendait rien tant que de voir la paix troublée quelque part. Il envoie un centurion défendre aux deux rois de vider leur querelle par les armes. Cotys congédie à l'instant les troupes qu'il avait rassemblées. Rhescuporis, avec une feinte modération, demande une entrevue : "Une seule conférence, pouvait, disait-il, terminer leurs débats." On convint sans peine du temps, du lieu, et ensuite des conditions, la facilité d'une part et la perfidie de l'autre faisant tout accorder et tout accepter. Rhescuporis, sous prétexte de sceller la réconciliation, donna un festin, dont la joie, animée par le vin et la bonne chère, se prolongea bien avant dans la nuit. Cotys, sans défiance, s'aperçoit trop tard qu'il est trahi ; et, tout en invoquant le nom sacré de roi, les dieux de leur famille, les privilèges de la table hospitalière, il est chargé de fers. Son rival, en possession de toute la Thrace, écrivit à Tibère qu'un complot avait été formé contre sa personne, et qu'il en avait prévenu l'exécution. Et, alléguant une guerre contre les Bastarnes (1){{refl|54}} et les Scythes, il se renforçait de nouvelles troupes d'infanterie et de cavalerie.
 
1. :{{refa|54}} Les Bastarnes habitaient au nord du Danube et s'étendaient jusqu'à l'embouchure de ce fleuve
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Flaccus passe dans la Thrace, et, calmant à force de promesses les craintes que donnait à Rhescuporis une conscience criminelle, il l'attire au milieu des postes romains. Là on l'entoure, comme par honneur, d'une garde nombreuse ; puis, à la persuasion des tribuns et des centurions, il s'engage plus avant ; et, tenu dans une captivité chaque jour moins déguisée, comprenant enfin qu'il ne peut plus reculer, il est traîné jusqu'à Rome. Il fut accusé devant le sénat par la veuve de Cotys, et condamné à rester en surveillance loin de son royaume. La Thrace fut partagée entre son fils Rhémétalcès, qui s'était opposé à ses desseins, et les enfants de Cotys. Ceux-ci étant très jeunes encore, on donna la régence de leurs États à Trébelliénus Rufus, ancien préteur, de même qu'autrefois on avait envoyé en Égypte M. Lépidus pour servir de tuteur aux enfants de Ptolémée (1){{refl|55}}. Rhescuporis fut conduit à Alexandrie, où une tentative d'évasion, réelle ou supposée, le fit mettre à mort.
 
1. :{{refa|55}} Immédiatement après la fin de la seconde guerre punique et avant la guerre de Macédoine.
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À la même époque, Vonon, relégué en Cilicie, comme je l'ai rapporté, corrompit ses gardiens et entreprit de se sauver en Arménie, de là chez les Albaniens et les Hénioques (1){{refl|56}}, enfin chez le roi ses Scythes, son parent. Sous prétexte d'une partie de chasse, il s'éloigne de la mer et s'enfonce dans les forêts : bientôt, courant de toute la vitesse de son cheval, il atteint le fleuve Pyrame (2){{refl|57}}. Les habitants, avertis de sa fuite, avaient rompu les ponts, et le fleuve n'était pas guéable. Arrêté sur la rive par Vibius Fronton, préfet de cavalerie (3){{refl|58}}, Vonon est chargé de chaînes. Peu de temps après, un évocat (4){{refl|59}} nommé Remmius, qui gardait le roi avant son évasion, lui passa, comme par colère, son épée au travers du corps : on n'en fut que mieux persuadé qu'il était son complice, et qu'il l'avait tué pour prévenir ses révélations.
 
1. :{{refa|56}} Les Albaniens habitaient la partie orientale du Caucase, le long de la mer Caspienne. Les Hénioques étaient plus voisins du Pont-Euxin.
2. :{{refa|57}} Un des principaux fleuves de la Cilicia campestris. Il se nomme aujourd'hui Geihoun, ou plutôt Djihoun.
3.:{{refa|58}} Le praefectus equitum commandait une aile de cavalerie, et son grade répondait à celui de tribun dans une légion.
4.:{{refa|59}} Les évocats formaient un corps particulier et portaient un cep de vigne comme les centurions.
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Cependant Germanicus, à son retour d'Égypte, trouva l'ordre qu'il avait établi dans les légions et dans les villes ou aboli ou remplacé par des règlements contraires. De là des reproches sanglants contre Pison, qui de son côté n'épargnait pas les offenses à César. Enfin Pison résolut de quitter la Syrie. Retenu par une maladie de Germanicus, à la nouvelle de son rétablissement, et pendant qu'on acquittait à Antioche les vœux formés pour la conservation de ce général, il fit renverser par ses licteurs l'appareil du sacrifice, enlever les victimes et disperser la multitude que cette fête avait rassemblée. Bientôt Germanicus eut une rechute, et Pison se rendit à Séleucie (1){{refl|60}} pour en attendre les suites. Le mal, déjà violent, était aggravé par la persuasion où était César que Pison l'avait empoisonné. On trouvait aussi dans le palais, à terre et autour des murs, des lambeaux de cadavres arrachés aux tombeaux, des formules d'enchantements et d'imprécations, le nom de Germanicus gravé sur des lames de plomb, des cendres humaines à demi brûlées et trempées d'un sang noir, et d'autres symboles magiques, auxquels on attribue la vertu de dévouer les âmes aux divinités infernales. Enfin toutes les personnes envoyées par Pison étaient accusées de venir épier les progrès de la maladie.
 
1. :{{refa|60}} On trouve dans la géographie ancienne treize villes nommées Séleucie. Celle où Pison s'embarqua était à quelques milles d'Antioche, près de l'embouchure de l'Oronte, et portait le surnom de Piera, parce qu'elle était voisine d'une montagne à laquelle les Macédoniens avaient donné le nom de Pierus.
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Chaque sénateur, suivant la vivacité de son amour ou de son imagination, s'évertua pour lui trouver des honneurs. On décréta que son nom serait chanté dans les hymnes des Saliens (1){{refl|61}} ; qu'il aurait, à toutes les places destinées aux prêtres d'Auguste, des chaises curules (2){{refl|62}}, sur lesquelles on poserait des couronnes de chêne (3){{refl|63}} ; qu'aux jeux du Cirque son image en ivoire ferait partie de la pompe sacrée (4){{refl|64}} ; que nul ne lui succéderait comme augure ou comme flamine, s'il n'était de la maison des Jules. On ordonna qu'il lui fût élevé à Rome, sur le bord du Rhin, et sur le mont Amanus en Syrie, des arcs de triomphe qui porteraient inscrits ses exploits, avec la mention qu'il était mort pour la République ; un mausolée dans Antioche, où il avait été mis au bûcher ; un tribunal à Épidaphne (5){{refl|65}}, où il avait terminé sa vie. Il serait difficile de compter les statues qui lui furent érigées, les lieux où il fut honoré d'un culte. On proposait de le représenter, parmi les orateurs célèbres, sur un écusson en or (6){{refl|66}}, d'une grandeur plus qu'ordinaire : Tibère déclara "qu'il lui en consacrerait un pareil à ceux des autres ; que l'éloquence ne se jugeait point d'après les rangs ; que c'était assez de gloire pour Germanicus d'être égalé aux anciens écrivains." L'ordre équestre appela du nom de Germanicus l'escadron de la Jeunesse, et voulut que l'image de ce grand homme fût portée en tête de la cavalcade solennelle des ides de juillet (7){{refl|67}}. La plupart de ces règlements sont restés en vigueur ; quelques-uns ne furent jamais suivis ou le temps les a fait oublier.
 
1. :{{refa|61}} Les Saliens ne chantaient que les dieux : insérer dans leurs hymnes le nom de Germanicus, c'était donc une sorte d'apothéose.
2. :{{refa|62}} C'était un honneur insigne d'avoir une chaise curule au Cirque et dans les théâtres. Cette distinction fut accordée à César pendant sa vie, au jeune Marcellus après sa mort. Ce siège vide rappelait incessamment le souvenir des personnes regrettées, et semblait, par une touchante illusion, témoigner qu'elles n'étaient qu'absentes.
3. :{{refa|63}} Comme au sauveur des citoyens.
4. :{{refa|64}} Parmi les statues des dieux et des héros, que l'on portait en pompe dans le cortège solennel qui, partant du Capitole, traversait le Forum et se rendait au grand Cirque.
5. :{{refa|65}} Faubourg d'Antioche ou plutôt village célèbre à quelque distance de cette ville, avec un bois très vaste d'oliviers et de cyprès consacré à Apollon.
6. :{{refa|66}} Écussons sur lesquels étaient sculptés les bustes des hommes illustres et que l'on suspendait dans la salle du sénat.
7. :{{refa|67}} Il se faisait tous les ans, le 15 juillet, une cavalcade, dans laquelle les chevaliers romains se rendaient en pompe au Capitole, en partant du temple de Mars ou de celui de l'Honneur.
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La même année le sénat rendit, contre les dissolutions des femmes, plusieurs décrets sévères. La profession de courtisane fut interdite à celles qui auraient pour aïeul, pour père ou pour mari, un chevalier romain. Vistilia, née d'une famille prétorienne, venait en effet de déclarer sa prostitution chez les édiles, d'après un usage de nos ancêtres, qui croyaient la femme impudique assez punie par l'aveu public de sa honte. Titidius Labéo, mari de Vistilia, fut recherché pour n'avoir pas appelé, sur une épouse manifestement coupable, la vengeance de la loi. Il répondit que les soixante jours accordés pour se consulter n'étaient pas révolus ; et le sénat crut faire assez en envoyant Vistilia cacher son ignominie dans l'île de Sériphe (1){{refl|68}}. On s'occupa aussi de bannir les superstitions égyptiennes et judaïques. Un sénatus-consulte ordonna le transport en Sardaigne de quatre mille hommes, de la classe des affranchis, infectés de ces erreurs et en âge de porter les armes. Ils devaient y réprimer le brigandage ; et, s'ils succombaient à l'insalubrité du climat, la perte serait peu regrettable. II fut enjoint aux autres de quitter l'Italie, si, dans un temps fixé, ils n'avaient pas abjuré leur culte profane.
 
1. :{{refa|68}} Aujourd'hui Sefo ou Serfanto, petite île de l'Archipel, une des Cyclades.
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