« Annales (Tacite)/Livre I » : différence entre les versions

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Rome fut d'abord soumise à des rois. L. Brutus fonda la liberté et le consulat. Les dictatures étaient passagères ; le pouvoir décemviral ne dura pas au-delà de deux années, et les tribuns militaires se maintinrent peu de temps à la place des consuls. La domination de Cinna, celle de Sylla, ne furent pas longues, et la puissance de Pompée et de Crassus passa bientôt dans les mains de César, les armes de Lépide et d'Antoine dans celles d'Auguste, qui reçut sous son obéissance le monde fatigué de discordes, et resta maître sons le nom de prince ({{refl|1)}}. Les prospérités et les revers de l'ancienne république ont eu d'illustres historiens ; et les temps même d'Auguste n'en ont pas manqué, jusqu'au moment où les progrès de l'adulation gâtèrent les plus beaux génies. L'histoire de Tibère, de Caius, de Claude et de Néron, falsifiée par la crainte aux jours de leur grandeur, fut écrite, après leur mort, sous l'influence de haines trop récentes. Je dirai donc peu de mots d'Auguste, et de sa fin seulement. Ensuite je raconterai le règne de Tibère et les trois suivants, sans colère comme sans faveur, sentiments dont les motifs sont loin de moi.
 
:{{refa|1.}} Le titre de prince ne conférait aucune autorité ni civile ni militaire. Du temps de la République, il se donnait au citoyen que les censeurs avaient inscrit le premier sur le tableau des sénateurs, et qui pour cela était appelé princeps senatus. Quand Auguste eut réuni dans ses mains les pouvoirs de toutes les magistratures, il préféra ce nom de prince à tout autre, comme moins propre à exciter l'envie.
 
==Auguste==
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Lorsque, après la défaite de Brutus et de Cassius, la cause publique fut désarmée, que Pompée (1){{refl|2}} eut succombé en Sicile, que l'abaissement de Lépide et la mort violente d'Antoine n'eurent laissé au parti même de César d'autre chef qu'Auguste, celui-ci abdiqua le nom de triumvir, s'annonçant comme simple consul, et content, disait-il, pour protéger le peuple, de la puissance tribunitienne. Quand il eut gagné les soldats par des largesses, la multitude par l'abondance des vivres, tous par les douceurs du repos, on le vit s'élever insensiblement et attirer à lui l'autorité du sénat, des magistrats, des lois. Nul ne lui résistait : les plus fiers républicains avaient péri par la guerre ou la proscription ; ce qui restait de nobles trouvaient, dans leur empressement à servir, honneurs et opulence, et, comme ils avaient gagné au changement des affaires, ils aimaient mieux le présent et sa sécurité que le passé avec ses périls. Le nouvel ordre des choses ne déplaisait pas non plus aux provinces, qui avaient en défiance le gouvernement du Sénat et du peuple, à cause des querelles des grands et de l'avarice des magistrats, et qui attendaient peu de secours des lois, impuissantes contre la force, la brigue et l'argent.
 
1.:{{refa|2}} Sextus Pompée
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===Problèmes avec ses héritiers===
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Auguste, pour donner des appuis à sa domination, éleva aux dignités d'édile curule et de pontife Claudius Marcellus (1){{refl|3}}, fils de sa sœur, à peine entré dans l'adolescence, et honora de deux consulats consécutifs M. Agrippa, d'une naissance obscure, mais grand homme de guerre et compagnon de sa victoire ; il le prit même pour gendre (2){{refl|4}}, après la mort de Marcellus, et il décora du titre d'Imperator les deux fils de sa femme, Tibérius Néro et Claudius Drusus (3){{refl|5}}, quoique sa propre maison fût encore florissante : car il avait fait entrer dans la famille des Césars Caius et Lucius (4){{refl|6}}, fils d'Agrippa, qui, même avant d'avoir quitté la robe de l'enfance, furent nommés princes de la jeunesse (5){{refl|7}} et désignés consuls ; ce qu'Auguste, tout en feignant de le refuser, avait ardemment désiré. Mais Agrippa cessa de vivre ; les deux Césars, Lucius en allant aux armées d'Espagne, Caius en revenant blessé d'Arménie, furent enlevés par une mort que hâtèrent les destins ou le crime de leur marâtre Livie ; depuis longtemps Drusus n'était plus, il ne restait à Auguste d'autre beau-fils que Tibère. Alors celui-ci fut le centre où tout vint aboutir : il est adopté, associé à l'autorité suprême et à la puissance tribunitienne, montré avec affectation à toutes les armées. Ce n'était plus par d'obscures intrigues, mais par de publiques sollicitations, que sa mère allait à son but. Elle avait tellement subjugué la vieillesse d'Auguste, qu'il jeta sans pitié dans l'île de Planasie (6){{refl|8}} son unique petit-fils, Agrippa Postumus, jeune homme, il est vrai, d'une ignorance grossière et stupidement orgueilleux de la force de son corps, mais qui n'était convaincu d'aucune action condamnable. Toutefois il mit Germanicus, fils de Drusus, à la tête de huit légions sur le Rhin, et obligea Tibère de l'adopter, quoique celui-ci eût un fils déjà sorti de l'adolescence ; mais Auguste voulait multiplier les soutiens de sa maison. Il ne restait alors aucune guerre, si ce n'est celle contre les Germains ; et l'on combattait plutôt pour effacer la honte du désastre de Varus que pour l'agrandissement de l'empire ou les fruits de la victoire. Au-dedans tout était calme ; rien de changé dans le nom des magistratures ; tout ce qu'il y avait de jeune était né depuis la bataille d'Actium, la plupart des vieillards au milieu des guerres civiles : combien restait-il de Romains qui eussent vu la République ?
 
1. :{{refa|3}} C'est ce jeune Marcellus, tant célébré dans les beaux vers de Virgile, Énéide, VI, 860 et suiv. Il était fils d'Octavie, et il avait épousé Julie, fille d'Auguste. Il mourut à vingt ans, l'an de Rome 731.
2. :{{refa|4}} Agrippa eut de la fille d'Auguste Agrippine, femme de Germanicus, la seconde Julie, les Césars Gaius et Lucius, et enfin Postumus, qui naquit après la mort de son père. D'une première femme, Attica, fille de Pomponius Atticus, il avait déjà eu Vipsania Agrippina, épouse de Tibère et mère du jeune Drusus, qui fut depuis empoisonné par Séjan.
3. :{{refa|5}} Tibérius Néro (l'empereur Tibère) et Claudius Drusus étaient fils de Tibérius Claudius et de Livia Drusilla, que Tibérius céda pour femme à Auguste, pendant qu'elle était enceinte de Drusus.
4.:{{refa|6}} Par adoption.
5. :{{refa|7}} Le chevalier romain que les censeurs avaient inscrit le premier sur le tableau de son ordre s'appelait princeps equestris ordinis. Le titre de princeps juventutis paraît analogue à celui-là.
6. :{{refa|8}} Voisine de l'île d'Elbe; on la nomme aujourd'hui Planosa.
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=== Quel successeur ? ===
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La révolution était donc achevée ; un nouvel esprit avait partout remplacé l'ancien ; et chacun, renonçant à l'égalité, les yeux fixés sur le prince, attendait ses ordres. Le présent n'inspira pas de craintes, tant que la force de l'âge permit à Auguste de maintenir son autorité, sa maison, et la paix. Quand sa vieillesse, outre le poids des ans, fut encore affaissée par les maladies, et que sa fin prochaine éveilla de nouvelles espérances, quelques-uns formèrent pour la liberté des vœux impuissants ; beaucoup redoutant la guerre, d'autre la désiraient, le plus grand nombre épuisaient, sur les maîtres dont Rome était menacée, tous les traits de la censure. "Agrippa, d'une humeur farouche, irrité par l'ignominie, n'était ni d'un âge ni d'une expérience à porter le fardeau de l'empire. Tibère, mûri par les années, habile capitaine, avait en revanche puisé dans le sang des Clodius l'orgueil héréditaire de cette famille impérieuse ; et, quoi qu'il fît pour cacher sa cruauté, plus d'un indice le trahissait. Élevé, dès le berceau, parmi les maîtres du monde, chargé, tout jeune encore, de triomphes et de consulats, les années même de sa retraite ou plutôt de son exil à Rhodes n'avaient été qu'un perpétuel exercice de vengeance, tous les caprices d'un sexe dominateur. Il faudra donc ramper sous une femme et sous deux enfants (1){{refl|9}}, qui pèseront sur la République, en attendant qu'ils la déchirent."
 
1. :{{refa|9}} Drusus, fils de Tibère, et Germanicus, son neveu.
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===Mort d'Auguste===
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Le coup d'essai du nouveau règne fut le meurtre de Postumus Agrippa : un centurion déterminé le surprit sans armes et cependant ne le tua qu'avec peine. Tibère ne parla point au sénat de cet événement. Il feignait qu'un ordre de son père avait enjoint au tribun qui veillait sur le jeune homme de lui donner la mort, aussitôt que lui-même aurait fini sa destinée ? Il est vrai qu'Auguste, après s'être plaint avec aigreur du caractère de Postumus, avait fait confirmer son exil par un sénatus-consulte. Mais sa rigueur n'alla jamais jusqu'à tuer aucun des siens ; et il n'est pas croyable qu'il ait immolé son petit-fils à la sécurité du fils de sa femme. Il est plus vraisemblable que Tibère et Livie, l'un par crainte, l'autre par haine de marâtre, se hâtèrent d'abattre une tête suspecte et odieuse. Quand le centurion, suivant l'usage militaire, vint annoncer que les ordres de César étaient exécutés, celui-ci répondit qu'il n'avait point donné d'ordres, et qu'on aurait à rendre compte au sénat de ce qui s'était fait. À cette nouvelle, Sallustius Crispus (1){{refl|10}}, confident du prince, et qui avait envoyé le billet au tribun, craignant de voir retomber sur lui-même une accusation également dangereuse, soit qu'il soutînt le mensonge ou déclarât la vérité, fit sentir à Livie "qu'il importait de ne point divulguer les mystères du palais, les conseils des amis de César, les services des gens de guerre ; que Tibère énerverait l'autorité, en renvoyant tout au sénat ; que la première condition du pouvoir, c'est qu'il n'y ait de comptes reconnus que ceux qui se rendent à un seul."
 
1.:{{refa|10}} Neveu et fils adoptif de l'historien Salluste.
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===Entrée en fonction de Tibère===
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Tibère voulut que la première séance fût consacrée tout entière à Auguste. Le testament de ce prince, apporté par les Vestales (1){{refl|11}}, nommait Tibère et Livie ses héritiers ; Livie était adoptée dans la famille des Jules, et recevait le nom d'Augusta. Après eux il appelait ses petits-fils et arrière-petits-fils, et à leur défaut les premiers personnages de l'état, la plupart objets de sa haine; mais il affectait la générosité au profit de sa mémoire. Ses legs n'excédaient pas ceux d'un particulier : seulement il donnait au peuple romain et aux tribus de la ville quarante-trois millions cinq cent mille sesterces (2){{refl|12}}, mille à chaque soldat prétorien et trois cents par tête aux légions et aux cohortes de citoyens romains. On délibéra ensuite sur les honneurs funèbres, dont les plus remarquables furent, "que le convoi passât par la porte triomphale"; cet avis fut ouvert par Asinius Gallus : "que les titres des lois dont Auguste était l'auteur, et les noms de peuples qu'il avait vaincus, fussent portés en tête du cortège"; ainsi opina L. Arruntius. Messala Valerius ajoutait à son vote celui de renouveler chaque année le serment de Tibère. Interrogé par le prince s'il l'avait chargé de faire cette proposition, il répondit "qu'il l'avait faite de son propre mouvement, et que, dans tout ce qui intéresserait le bien public, il ne prendrait conseil que de lui-même, dût-il déplaire." C'était le seul raffinement qui manquât à la flatterie. Les sénateurs proposèrent par acclamation de porter le corps au bûcher sur leurs épaules. Tibère se fit, avec une arrogante modestie, arracher son consentement. Il publia un édit pour avertir le peuple "de ne point troubler les funérailles d'Auguste, comme autrefois celles de César, par un excès de zèle, et de ne pas exiger que son corps fût brûlé dans le Forum plutôt que dans le Champ de Mars, où l'attendait son mausolée". Le jour de la cérémonie funèbre, les soldats furent sous les armes comme pour prêter main-forte : grand sujet de risée pour ceux qui avaient vu par eux-mêmes ou connu par les récits de leurs pères, cette journée d'une servitude encore toute récente et d'une délivrance vraiment essayée, où le meurtre de César paraissait à ceux-ci un crime détestable, à ceux-là une action héroïque. "Fallait-il donc maintenant tout l'appareil de la force militaire, pour protéger les obsèques d'un prince vieilli dans le pouvoir, et mort après avoir assuré contre la République la fortune de ses héritiers ?"
 
1. :{{refa|11}} C'était l'usage de déposer les testaments et les traités dans les temples, et particulièrement dans celui de Vesta.
2. :{{refa|12}} Ou 7 951 910 F. Le sesterce, à l'époque d'Auguste, valait 20 cent.
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=== Louanges et critiques post mortem===
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Auguste lui-même devint le sujet de mille entretiens. Le peuple, frappé des plus futiles circonstances, remarquait "que le prince avait cessé de vivre le jour même où jadis il avait reçu l'empire ; qu'il était mort à Nole dans la même maison, dans la même chambre que son père Octavius." On comptait ses consulats, "égaux en nombre à ceux de Marius et de Valerius Corvus réunis (1){{refl|13}}, ses trente-sept années consécutives de puissance tribunitienne, le nom d'Imperator reçu vingt et une fois, et tant d'autres honneurs ou souvent réitérés ou entièrement nouveaux." Les gens éclairés s'entretenaient de sa vie, dont ils faisaient l'éloge ou la censure. Suivant les uns, "la piété filiale et les malheurs de la République livrée à l'anarchie l'avaient seuls entraîné dans les guerres civiles, qu'on ne peut ni entreprendre, ni soutenir par des voies légitimes. Il avait, pour venger son père, accordé beaucoup à Antoine, beaucoup à Lépide. Quand celui-ci se fut perdu par sa lâche indolence, l'autre par ses folles amours, il ne restait de remède aux divisions de la patrie que le gouvernement d'un seul. Toutefois le pacificateur de l'état, content du nom de prince, ne s'était fait ni roi ni dictateur. Il avait donné pour barrières à l'empire l'Océan ou des fleuves lointains, réuni par un lien commun les légions, les flottes, les provinces, respecté les droits des citoyens, ménagé les alliés, embelli Rome elle-même d'une magnificence inconnue. Quelques rigueurs en petit nombre n'avaient fait qu'assurer le repos général."
 
1. :{{refa|13}} Valérius Corvus fut consul six fois, Marius sept.
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On disait, d'un autre côté, "que sa tendresse pour son père et les désordres de la République ne lui avaient servi que de prétextes ; que c'était par ambition qu'il avait rassemblé les vétérans à force de largesses, levé une armée au sortir de l'enfance et sans titre public, corrompu les légions d'un consul, affecté pour le parti de Pompée un zèle hypocrite ; c'était par ambition qu'ayant usurpé, à la faveur d'un sénatus-consulte, les faisceaux et l'autorité de préteur, il s'était emparé des troupes d'Hirtius et de Pansa, tués par l'ennemi peut-être, mais peut-être aussi par les artifices de César, s'il est vrai que du poison fut versé dans la blessure de Pansa (1){{refl|14}}, et qu'Hirtius périt de la main de ses propres soldats. Que dire du consulat envahi malgré les sénateurs ? Des armes reçues contre Antoine et tournées contre la République ? De cette proscription de citoyens, de ces distributions de terres, qui n'avaient même pas l'approbation de leurs auteurs ? Que la mort de Cassius et des deux Brutus eût été vraiment offerte aux mânes paternels, on pouvait le croire ; et encore eût-il pu, sans impiété, immoler à l'intérêt public ses ressentiments domestiques. Mais Sextus, mais Lépide, il les avait trompés, l'un par un simulacre de paix, l'autre par une feinte amitié ; mais Antoine, il l'avait entraîné dans le piège par les traités de Tarente et de Brindes et l'hymen de sa sœur, alliance perfide que le malheureux Antoine avait payée de sa vie. La paix sans doute était venue ensuite, mais une paix sanglante : au dehors, les désordres de Lollius et de Varus ; à Rome, le meurtre des Varron, des Egnatius, des Iule." On n'épargnait pas même sa vie privée : on lui reprochait "la femme de Tibérius enlevée au lit conjugal ; les pontifes interrogés par dérision si, enceinte d'un premier époux, il lui était permis de se marier à un autre ; et le luxe effréné de Q. Tedius et de Vedius Pollio ; et Livie, fatale, comme mère, à la République, plus fatale, comme marâtre, à la maison des Césars. Et les honneurs des dieux ravis par un homme qui avait voulu comme eux des temples, des images sacrées, des flamines, des prêtres. Même en appelant Tibère à lui succéder, il avait consulté ni son cœur ni le bien public ; mais il avait deviné cette âme hautaine et cruelle, et cherché de la gloire dans un odieux contraste." En effet, peu d'années avant sa mort, Auguste, demandant une seconde fois pour Tibère la puissance tribunitienne, avait, dans un discours, d'ailleurs à sa louange, jeté sur son maintien, son extérieur et ses mœurs, quelques traits d'une censure déguisée en apologie. La solennité des funérailles terminée, on décerne au prince mort un temple et les honneurs divins.
 
1. :{{refa|14}} Il se livra, près de Modène, deux batailles sanglantes, dont la première eut lieu le 15 avril 711, et qui coûtèrent la vie aux deux consuls.
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=== Tibère répond aux prières===
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Enfin lorsqu'il se fut associé de nouveaux artisans de sédition, prenant le ton d'un général qui harangue, il demandait aux soldats "pourquoi ils obéissaient en esclaves à un petit nombre de centurions, à un petit nombre de tribuns. Quand donc oseraient-ils réclamer du soulagement, s'ils n'essayaient, avec un prince nouveau et chancelant encore, les prières ou les armes ? C'était une assez longue et assez honteuse lâcheté, de courber, trente ou quarante ans, sous le poids du service, des corps usés par l'âge ou mutilés par les blessures. Encore si le congé finissait leurs misères ! Mais après le congé il fallait rester au drapeau (1){{refl|15}}, et, sous un autre nom, subir les mêmes fatigues. Quelqu'un échappait-il vivant à de si rudes épreuves ? On l'entraînait en des régions lointaines, où il recevait comme fonds de terre, la fange des marais et des roches incultes. Le service en lui-même était pénible, infructueux : dix as par jour, voilà le prix qu'on estimait l'âme et le corps du soldat ; là-dessus, il devait se fournir d'armes, d'habits, de tentes, se racheter de la cruauté des centurions, payer les moindres dispenses. Mais les verges, mais les blessures, de rigoureux hivers, des étés laborieux, des guerres sanglantes, des paix stériles, à cela jamais de fin. Le seul remède était qu'on ne devînt soldat qu'à des conditions fixes : un denier (2){{refl|16}} par jour ; le congé au bout de la seizième année ; passé ce terme, plus d'obligation de rester sous le drapeau, et, dans le camp même, la récompense argent comptant. Les cohortes prétoriennes, qui recevaient deux deniers par tête, qui après seize ans étaient rendues à leurs foyers, couraient-elles donc plus de hasards ? Il n'ôtait rien de leur mérite aux veilles qui se faisaient dans Rome ; mais lui, campé chez des peuples sauvages, de sa tente il voyait l'ennemi.
 
1. :{{refa|15}} Quand les années de service légionnaire étaient finies, les soldats n'étaient pas encore renvoyés chez eux. Il leur était dû une récompense en argent ou en fonds de terres ; et, en attendant qu'ils la reçussent, on les retenait sous un drapeau nommé vexillum, où ils servaient en qualité de vétérans.
2. :{{refa|16}} Le denier valait 16 as, et l'as environ 5 centimes.
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Cependant quelques manipules, envoyés à Nauport (1){{refl|17}}, avant la sédition, pour l'entretien des chemins et des ponts et les autres besoins de service, en apprenant que la révolte a éclaté dans le camp, partent avec les enseignes et pillent les villages voisins, sans excepter Nauport, qui était une espèce de ville. Les centurions qui les retiennent sont poursuivis de huées, d'outrages, à la fin même de coups. Le principal objet de leur colère était le préfet de camp (2){{refl|18}} Aufidénius Rufus. Arraché de son chariot et chargé de bagages, ils le faisaient marcher devant eux, lui demandant par dérision "s'il aimait à porter de si lourds fardeaux, à faire de si longues routes." C'est que Rufus, longtemps simple soldat, puis centurion, ensuite préfet de camp, remettait en vigueur l'ancienne et austère discipline ; homme vieilli dans la peine et le travail, et dur à proportion de ce qu'il avait souffert.
 
1. :{{refa|17}} Cellarius croit que c'est Oberlaybach, dans la Carniole, à quelques lieues de Laybach.
2. :{{refa|18}} Le préfet de camp était, dans les armées romaines, tout à la fois l'officier de génie et l'administrateur militaire. Il s'occupait de tout ce qui concernait les campements, les transports, les machines de guerre, les malades et les médecins, etc.
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À ces paroles incendiaires, il ajouta des pleurs, et se frappait la poitrine et le visage. Bientôt il écarte ceux qui le soutenaient, se jette à terre, et, se roulant aux pieds de ses camarades, il excite un transport si universel de pitié et de vengeance, qu'une partie des soldats met aux fers les gladiateurs de Blésus, tandis que les autres enchaînent ses esclaves ou se répandent de tous côtés pour chercher le cadavre. Si l'on n'eût promptement acquis la certitude que nulle part on ne trouvait de corps, que les esclaves mis à la torture, niaient l'assassinat, enfin que Vibulénus n'avait jamais eu de frère, la vie du général courait de grands dangers. Cependant ils chassent les tribuns et le préfet de camp, pillent leurs bagages, et tuent le centurion Lucillius, que, dans leurs plaisanteries militaires, ils avaient surnommé Encore une, parce qu'après avoir rompu sur le dos d'un soldat sa verge de sarment (1){{refl|19}}, il criait d'une voix retentissante qu'on lui en donnât encore une, et après celle-là une troisième. Les autres centurions échappèrent en se cachant ; un seul fut retenu, Julius Clémens, qui, par facilité de son esprit, sembla propre à porter la parole au nom des soldats. Enfin les légions elles-mêmes se divisèrent, et la huitième allait en venir aux mains avec la quinzième pour un centurion nommé Sirpicus (2){{refl|20}}, que celle-ci défendait tandis que l'autre demandait sa mort, si la neuvième n'eût interposé ses prières, appuyées de menaces contre ceux qui les repousseraient.
 
1. :{{refa|19}} Le cep de vigne était la marque distinctive des centurions. C'est avec cette verge qu'ils châtiaient les soldats coupables ou indociles.
2. :{{refa|20}} Sirpicus paraît venir de sirpus ou scirpus, jonc. Peut-être le centurion dont il s'agit se servait-il de jonc, au lieu de vigne, pour frapper le soldat.
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=== Tibère envoie son fils Drusus===
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La nuit était menaçante et aurait enfanté des crimes, si le hasard n'eût tout calmé. On vit, dans un ciel serein, la lune pâlir tout à coup. Frappé de ce phénomène, dont il ignorait la cause, le soldat crut y lire l'annonce de sa destinée. Cet astre qui s'éteignait lui parut l'image de sa propre misère ; il conçut l'espoir que ses vœux seraient accomplis, si la déesse reprenait son majestueux éclat. Ils font donc retentir l'air du bruit de l'airain, du son des clairons et des trompettes (1){{refl|21}} ; tour à tout joyeux ou affligés, suivant qu'elle apparaît plus brillante ou plus obscure. Enfin des nuées qui s'élèvent la dérobent à leurs regards, et ils la croient ensevelie pour jamais dans les ténèbres. C'est alors que, passant, par une pente naturelle, de la frayeur à la superstition, ils s'écrient en gémissant que le ciel leur annonce d'éternelles infortunes, et que les dieux ont horreur de leurs excès. Attentif à ce mouvement des esprits, et persuadé que la sagesse devait profiter de ce qu'offrait le hasard, Drusus ordonna qu'on parcourût les tentes. Il fait appeler le centurion Clemens, et avec lui tous ceux qui jouissaient d'une popularité honnêtement acquise. Ceux-ci se mêlent parmi les soldats chargés de veiller sur le camp ou de garder les portes ; ils invitent à l'espérance, ils font agir les craintes :"Jusques à quand assiégerons-nous le fils de notre empereur ? Quel sera le terme de nos dissensions ? Prêterons-nous serment à Percennius et à Vibulénus ? Sans doute Percennius et Vibulénus donneront au soldat sa paye, des terres aux vétérans ! Ils iront, à la place des Nérons et des Drusus, dicter des lois au peuple romain ! Ah ! Plutôt, si nous avons été les derniers à faillir, soyons les premiers à détester notre faute. Ce qu'on demande en commun se fait attendre ; une faveur personnelle est obtenue aussitôt que méritée." Après avoir ainsi ébranlé les esprits et semé de mutuelles défiances, ils détachent les jeunes soldats des vieux, une légion d'une autre. Alors l'amour du devoir rentre peu à peu dans les cœurs ; les veilles cessent aux portes ; les enseignes, réunies au commencement de la sédition, sont reportées chacune à sa place.
 
1. :{{refa|21}} Les éclipses de la lune étaient imputées à des maléfices, et les peuples s'efforçaient de la secourir par des bruits confus et tumultueux. Ils s'imaginaient que les cris des hommes, le son retentissant de l'airain et des trompettes, empêcheraient la déesse d'entendre les enchantements de la magicienne qui essayait de la faire descendre sur la terre.
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=== Fin de la révolte===
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Drusus, au lever du jour, convoque les soldats, et, avec une dignité naturelle qui lui tenait lieu d'éloquence, il condamne le passé, loue le présent ; déclare "qu'il est inaccessible à la terreur et aux menaces ; que, s'il les voit soumis, s'il entend de leur bouche des paroles suppliantes, il écrira à son père d'accueillir avec bonté les prières des légions." Sur leur demande, le fils de Blésus est envoyé une seconde fois vers Tibère avec L. Apronius, chevalier romain de la suite de Drusus, et Justus Catonius, centurion primipilaire (1){{refl|22}}. Les avis furent ensuite partagés : les uns voulaient qu'on attendît le retour de ces députés, et que dans l'intervalle on achevât de ramener le soldat par la douceur. D'autres penchaient pour les remèdes violents, soutenant "que la multitude était toujours extrême ; terrible, si elle ne tremble, et une fois qu'elle a peur, se laissant impunément braver ; qu'il fallait ajouter aux terreurs de la superstition la crainte du pouvoir, en faisant justice des chefs de la révolte." Drusus était naturellement enclin à la rigueur : il mande Vibulénus et Percennius, et ordonne qu'on les tue. La plupart disent que leurs corps furent enfouis dans la tente du général, plusieurs qu'on les jeta hors du camp, en spectacle aux autres.
 
1. :{{refa|22}} Le centurion primipilaire (le premier de tous) avait rang immédiatement après les tribuns.
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Presque dans le même temps et pour les mêmes raisons, les légions de Germanie s'agitèrent plus violemment encore, étant en plus grand nombre. Elles espéraient d'ailleurs que Germanicus ne pourrait souffrir un maître, et qu'il se donnerait à des légions assez fortes pour entraîner tout l'empire. Deux armées étaient sur le Rhin : l'une, appelée supérieure, avait pour chef C. Silius ; l'autre, inférieure, obéissait à A. Cécina. La direction suprême de toutes les deux appartenait à Germanicus, occupé alors à régler le cens des Gaules (1){{refl|23}}. Les légions de Silius, encore irrésolues, observaient quel serait pour autrui le succès de la révolte. Celles de l'armée inférieure s'y jetèrent avec rage. Le mal commença par la vingt et unième et la cinquième, qui entraînèrent la vingtième et la première. Toutes quatre étaient réunies dans un camp d'été, sur les frontières des Ubiens, oisives ou faisant peu de service. Quand on apprit la fin d'Auguste, une foule de gens du peuple, enrôlés depuis peu dans Rome, et qui en avaient apporté l'habitude de la licence et de la haine du travail, remplirent ces esprits grossiers de l'idée "que le temps était venu, pour les vieux soldats, d'obtenir un congé moins tardif, pour les jeunes d'exiger une plus forte paye, pour tous de demander du soulagement à leurs maux et de punir la cruauté des centurions." Et ces discours, ce n'est point un seul homme qui les débite, comme Percennius en Pannonie, à des oreilles craintives, au milieu d'une armée qui en voit derrière elle de plus puissantes. Ici la sédition a mille bouches, mille voix qui répètent "que les légions germaniques font le destin de l’empire ; que leurs victoires en reculent les bornes ; que les généraux empruntent d'elles leur surnom."
 
1. :{{refa|23}} Jules César avait imposé à la Gaule un tribut annuel ; mais il ne paraît pas qu'il eût soumis les habitants à une assiette régulière d'impôts : il laissait probablement aux cités le soin d'acquitter collectivement cette dette des vaincus. Ce fut seulement en 727 que le cens fut institué : c'était un dénombrement des personnes et des biens, d'après lequel on réglait la contribution de chacun.
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Le soldat comprit que c'était une ruse pour gagner du temps et voulut qu'on tînt parole sans délai. Les tribuns donnent aussitôt les congés ; pour les largesses, chaque légion devait les recevoir dans ses quartiers d'hiver. Mais la cinquième et la vingt et unième ne relâchèrent rien de leur obstination qu'on eût payé dans le camp même, avec l'argent que César et ses amis avaient apporté pour leurs besoins personnels. Cécina ramena dans la ville des Ubiens (1){{refl|24}} la première et la vingtième ; marche honteuse, où l'on voyait traîner entre les aigles et les enseignes un trésor conquis sur le général. Germanicus se rendit à l'armée supérieure pour recevoir son serment. La seconde, la treizième et la seizième légion le prêtèrent sans balancer. La quatorzième avait montré quelque hésitation : on y distribua, sans que personne l'eût demandé, les congés et l'argent.
 
1.:{{refa|24}} Qui depuis fut Cologne, Colonia Agrippensis.
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Il y eut chez les Chauques un essai de révolte, tenté par les vexillaires (1){{refl|25}} des légions rebelles, qui gardaient ce pays, et réprimé un moment par un prompt supplice de deux soldats. Cet exemple que fit, avec moins de droit que d'utilité, le préfet de camp Memmius. Bientôt l'orage devient plus terrible et Memmius fugitif est découvert : la sûreté que ne lui offrait point sa retraite, il la trouve dans son audace. "Ce n'est pas à un préfet, s'écrie-t-il, que vous faites la guerre ; c'est à Germanicus, votre général ; c'est à Tibère votre empereur." Il intimide tout ce qui résiste, saisit le drapeau, tourne droit vers le fleuve, et, menaçant de traiter comme déserteur quiconque s'écartera des rangs, il les ramène au camp d'hiver, agités mais contenus.
 
1. :{{refa|25}} Corps détachés d'un corps principal auquel ils appartiennent. L'enseigne de la cohorte s'appelait vexillum, celle de la légion était l'aigle.
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=== Germanicus en danger===
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Cependant les envoyés du sénat arrivent auprès de Germanicus, déjà revenu à l'Autel des Ubiens (1){{refa|26}}. Deux légions, la première et la vingtième, y étaient en quartier d'hiver, avec les corps des vétérans nouvellement formés. Ces esprits, égarés par le délire de la peur et du remords, se persuadent qu'on vient, au nom du sénat, révoquer les faveurs que la sédition avait extorquées, et, comme il faut à la multitude un coupable, n'y eût-il pas de crime, ils accusent le consulaire Munatius Plancus, chef de la députation, d'être l'auteur du sénatus-consulte. Au milieu de la nuit, ils commencent à demander l'étendard placé dans la maison de Germanicus, courent en foule à sa demeure et en brisent les portes. Le général est arraché de son lit, et contraint, pour échapper à la mort, de livrer l'étendard. Les mutins, errant ensuite par la ville, rencontrent des députés qui, au premier bruit de ce tumulte, se rendaient chez Germanicus. Ils les chargent d'injures et s'apprêtent à les massacrer. Plancus surtout, qui avait cru la fuite indigne de son rang. Il n'eut, en ce péril, d'autre refuge que le camp de la première légion. Là, tenant embrassés l'aigle et les enseignes, il se couvrait en vain de leur protection sacrée, et, si l'aquilifère Calpurnius n'avait empêché les dernières violences, on aurait vu, dans un camp romain, un envoyé du peuple romain, victime d'un attentat rare même chez les ennemis, souiller de son sang les autels des dieux. Lorsque enfin le jour éclaira de sa lumière général et soldats et permit de distinguer les hommes et leurs actions, Germanicus entra dans le camp, se fit amener Plancus, et le plaça auprès de lui sur son tribunal. Alors, condamnant ces nouveaux transports, dont il accuse moins les soldats que la fatalité et la colère des dieux, il explique le sujet de la députation, déplore éloquemment l'outrage fait au caractère d'ambassadeur, le malheur si cruel et si peu mérité de Plancus, l'opprobre dont la légion vient de se couvrir, et, après avoir étonné plutôt que calmé les esprits, il renvoie les députés avec une escorte de cavalerie auxiliaire ?
 
1. :{{refa|26}} Quelques-uns pensent que c'est Bonn, d'autres Cologne ou un lieu voisin.
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Ce tableau, qui annonçait plutôt une ville prise par l'ennemi que le camp et la fortune d'un César, ces pleurs, ces gémissements, attirèrent l'attention des soldats eux-mêmes. Ils sortirent de leurs tentes : "Quels sont ces cris lamentables? Qu'est-il donc arrivé de sinistre? Des femmes d'un si haut rang, et pas un centurion, pas un soldat pour les protéger ! L'épouse de César, sans suite, sans aucune des marques de sa grandeur ! Et c'est aux Trévires, c'est à une foi étrangère, qu'elle va confier sa tête !" Alors la honte et la pitié, le souvenir d'Agrippa son père, d'Auguste son aïeul, de son beau-père Drusus, l'heureuse fécondité d'Agrippine elle-même et sa vertu irréprochable, cet enfant né sous la tente, élevé au milieu des légions, qui lui donnaient le surnom militaire de Caligula, parce que, afin de le rendre agréable aux soldats, on lui faisait souvent porter leu chaussure (1){{refl|27}}, tout concourt à les émouvoir. Mais rien n'y contribua comme le dépit de se voir préférer les Trévires. Ils se jettent au-devant d'Agrippine, la supplient de revenir, de rester ; et, tandis qu'une partie essaye d'arrêter ses pas, le plus grand nombre retourne vers Germanicus. Lui, encore ému de douleur et de colère, s'adressant à la foule qui l'environne :
 
1. :{{refa|27}} La chaussure des soldats s'appelait caliga.
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===Discours de Germanicus aux mutins===
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"Ne croyez pas, dit-il, que mon épouse et mon fils me soient plus chers que mon père et la République. Mais mon père a pour sauvegarde sa propre majesté ; l'empire a ses autres armées. Ma femme et mes enfants, que j'immolerais volontiers à votre gloire, je les dérobe maintenant à votre fureur, afin que, si le crime ensanglante ces lieux, je sois la seule victime, et que le meurtre de l'arrière-petit-fils d'Auguste et de la belle-fille de Tibère n'en comble pas la mesure. En effet, qu'y a-t-il eu pendant ces derniers jours que n'ait violé votre audace ? Quel nom donnerai-je à cette foule qui m'entoure ? Vous appellerai-je soldats ? Vous avez assiégé comme un ennemi le fils de votre empereur ; citoyens ? Vous foulez aux pieds l'autorité du sénat : les lois même de la guerre, le caractère sacré d'ambassadeur, le droit des gens, vous avez tout méconnu. Jules César apaisa d'un mot une sédition de son armée, en appelant Quirites des hommes qui trahissaient leurs serments (1){{refl|28}}. Auguste, d'un seul de ses regards, fit trembler les légions d'Actium. Si nous n'égalons pas encore ces héros, nous sommes leurs rejetons ; et l'on verrait avec surprise et indignation le soldat d'Espagne ou de Syrie nous manquer de respect. Et c'est la première légion, tenant les enseignes de Tibère ; c'est vous, soldats de la vingtième, compagnons de ses victoires, riches de ses bienfaits, qui payez votre général d'une telle reconnaissance ! Voilà donc ce que j'annoncerai à mon père, qui de toutes les autres provinces ne reçoit que des nouvelles heureuses ! Je lui dirai que ses jeunes soldats, que ses vétérans, ne se rassasient ni de congés ni d'argent ; qu'ici seulement les centurions sont tués, les tribuns chassés, les députés prisonniers, qu'ici le sang inonde les camps, rougit les fleuves, qu'ici enfin ma vie est à la merci d'une multitude furieuse.
 
1. :{{refa|28}} Ces soldats mutinés, qui ne respectaient plus la discipline, respectaient encore leur nom de soldats. L'appellation de Quirites leur parut la même injure que si l'on apostrophait un de nos bataillons du nom de bourgeois.
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"Pourquoi, le premier jour où j'élevai la voix, m'arrachiez-vous le fer que j'allais me plonger dans le cœur, trop aveugles amis ? Il me rendait un bien plus généreux office, celui qui m'offrait son glaive : j'aurais péri du moins avant d'avoir vu la honte de mon armée. Vous auriez choisi un autre chef, qui sans doute eût laissé ma mort impunie, mais qui eût vengé le massacre de Varus et des trois légions. Car nous préservent les dieux de voir passer aux Belges, malgré l'empressement de leur zèle, l'éclatant honneur d'avoir soutenu la puissance romaine et abaissé l'orgueil de la Germanie ! Âme du divin Auguste, reçue au séjour des Immortels, image de mon père Drusus (1){{refl|29}}, mémoire sacrée d'un grand homme, venez, avec ces mêmes soldats, sur qui la gloire et la vertu reprennent leurs droits, venez effacer une tache humiliante, et tournez à la ruine de l'ennemi ces fureurs domestiques. Et vous, dont je vois les visages, dont je vois les cœurs heureusement changés, si vous rendez au sénat ses députés, à l'empereur votre obéissance, à moi ma femme et mon fils, rompez avec la sédition, séparez de vous les artisans de trouble. Ce sera la marque d'un repentir durable, et le gage de votre fidélité."
 
1. :{{refa|29}} L'image de Drusus était parmi les étendards.
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=== Fin de la révolte===
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Ce fut un spectacle tel que nulle autre guerre civile n'en offrit de pareil. Les combattants ne s'avancent point, de deux camps opposés, sur un champ de bataille : c'est au sortir des mêmes lits, après avoir mangé la veille aux mêmes tables, goûté ensemble le repos de la nuit, qu'ils se divisent et s'attaquent. Les traits volent, on entend les cris, on voit le sang et les blessures ; la cause, on l'ignore. Le hasard conduisit le reste ; et quelques soldats fidèles périront comme les autres, quand les coupables, comprenant à qui l'on faisait la guerre, eurent pris aussi les armes. Ni lieutenant, ni tribuns n'intervinrent pour modérer le carnage : la vengeance fut laissée à la discrétion du soldat, et n'eut de mesure que la satiété. Peu de temps après, Germanicus entre dans le camp, et, les larmes aux yeux, comparant un si cruel remède à une bataille perdue, il ordonne qu'on brûle les morts. Bientôt ces courages encore frémissants sont saisis du désir de marcher à l'ennemi pour expier de si tristes fureurs, et ne voient d'autre moyen d'apaiser les mânes de leurs compagnons que d'offrir à de glorieuses blessures des cœurs sacrilèges. Germanicus répondit à leur ardeur : il jette un pont sur le Rhin, passe le fleuve avec douze milles légionnaires, vingt-six cohortes alliées, et huit ailes (1){{refl|30}} de cavalerie, qui, pendant la sédition, étaient restées soumises et irréprochables.
 
1. :{{refa|30}} Les ailes de cavalerie étaient généralement composées de provinciaux et d'étrangers. Le nombre d'hommes variait de 500 à 1000. Elles étaient divisées en turmes de trente hommes, et chaque turme en trois décuries.
 
==Lutte contre les Germains==
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Joyeux et rapprochés de nos frontières, les Germains triomphaient de l'inaction où nous avait retenus d'abord le deuil d'Auguste, ensuite la discorde. L'armée romaine, après une marche rapide, perce la forêt de Caesia (1){{refl|31}}, ouvre le rempart construit par Tibère (2){{refl|32}}, et campe sur ce rempart même, couverte en avant et en arrière par des retranchements, sur les deux flancs par des abatis d'arbres. Ensuite elle traverse des bois épais. On délibéra si, de deux chemins, on prendrait le plus court et le plus fréquenté ou l'autre plus difficile, non frayé, et que pour cette raison l'ennemi ne surveillait point. On choisit la route la plus longue, mais on redoubla de vitesse ; car nos éclaireurs avaient rapporté que la nuit suivante était une fête chez les Germains, et qu'ils la célébraient par des festins solennels. Cécina eut l'ordre de s'avancer le premier avec les cohortes sans bagages, et d'écarter les obstacles qu'il trouverait dans la forêt ; les légions suivaient à quelque distance. Une nuit éclairée par les astres favorisa la marche. On arrive au village des Marses, et on les investit. Les barbares étaient encore étendus sur leurs lits ou près des tables, sans la moindre inquiétude, sans gardes qui veillassent pour eux : tant leur négligence laissait tout à l'abandon. Ils ne songeaient point à la guerre, et leur sécurité même était moins celle de la paix que le désordre et l'affaissement de l'ivresse.
 
1. :{{refa|31}} Celle qu'on appelle aujourd'hui Heserwald, dans le duché de Clèves.
2. :{{refa|32}} Dans les pays où l'empire n'était point défendu par des fleuves ou des montagnes, les Romains élevaient entre eux et les barbares une barrière factice : c'était un rempart immense, garni de palissades, qui s'étendait d'un poste militaire à l'autre et régnait tout le long de la frontière.
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=== Massacres===
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Cette même année mourut Julie, fille d'Auguste que son père avait confinée jadis, à cause de ses désordres, dans l'île de Pandatère (1){{refl|33}}, ensuite à Rhégium, sur le détroit de Sicile. Mariée à Tibère dans le temps où florissaient les Césars Caius et Lucius, elle avait trouvé cette alliance inégale ; et, au fond, nulle cause n'influa autant que ses mépris sur la retraite de Tibère à Rhodes. Bannie, déshonorée, privée, par le meurtre d'Agrippa Postumus, de sa dernière espérance, elle survécut peu à l'avènement de ce prince : il la fit périr lentement de faim et de misère, persuadé qu'à la suite d'un si long exil ( 2){{refl|34}} sa mort passerait inaperçue. De semblables motifs armèrent sa cruauté contre Sempronius Gracchus. Cet homme, d'une haute naissance, d'un esprit délié, doué d'une éloquence dont il usait pour le mal, avait séduit cette même Julie, quand elle était femme de M. Agrippa. Et l'adultère ne cessa pas avec cette union. Son amour obstiné la suivit dans la maison de Tibère, et il aigrissait contre ce nouvel époux son orgueil et sa haine. Une lettre injurieuse pour Tibère, qu'elle écrivit à Auguste, fut même regardée comme l'ouvrage de Gracchus. Relégué en conséquence dans l'île de Cercine, sur les côtes d'Afrique, il y endurait depuis quatorze ans les rigueurs de l'exil. Les soldats envoyés pour le tuer le trouvèrent sur une pointe du rivage, n'attendant rien moins qu'une bonne nouvelle. À leur arrivée, il demanda quelques instants pour écrire ses dernières volontés à sa femme Alliaria. Ensuite il présenta sa tête aux meurtriers et reçut la mort avec un courage digne du nom de Sempronius, qu'il avait démenti par sa vie. Quelques-uns rapportent que ces soldats ne vinrent point de Rome, mais que le proconsul Asprénas les envoya d'Afrique, par ordre de Tibère, qui s'était flatté vainement de faire retomber sur Asprénas l'odieux de ce meurtre.
 
1. :{{refa|33}} Voisine de la Campanie.
2. :{{refa|34}} Il y avait quinze ans que Julie était reléguée, et le peuple, qui d'abord s'était fort intéressé à elle, avait eu le temps de l'oublier.
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===Création du collège des prêtres d'Auguste===
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Germanicus donne à Cécina quatre légions, cinq mille auxiliaires et les milices levées à la hâte parmi les Germains qui habitent en deçà du Rhin. Il prend avec lui le même nombre de légions et le double de troupes alliées, relève sur le mont Taunus (1){{refl|35}} un fort que son père y avait jadis établi, et fond avec son armée sans bagages sur le pays des Chattes, laissant derrière lui L. Apronius, chargé d'entretenir les routes et les digues. Une sécheresse, rare dans ces climats, et le peu de hauteur des rivières, lui avaient permis d'avancer sans obstacles ; mais on craignait pour le retour les pluies et la crue des eaux. Son arrivée chez les Chattes fut si imprévue, que tout ce que l'âge et le sexe rendaient incapable de résistance fut pris ou tué dans un instant. Les guerriers avaient traversé l'Éder à la nage et voulaient empêcher les Romains d'y jeter un pont. Repoussés par nos machines et nos flèches, ayant essayé vainement d'entrer en négociation, quelques-uns passèrent du côté de Germanicus ; les autres, abandonnant leurs bourgades et leurs villages, se dispersèrent dans les forêts. César, après avoir brûlé Mattium, chef-lieu de cette nation, et ravagé le plat pays, tourna vers le Rhin. L'ennemi n'osa inquiéter la retraite, comme le font ces peuples lorsqu'ils ont cédé le terrain par ruse plutôt que par crainte. Les Chérusques avaient eu l'intention de secourir les Chattes ; mais Cécina leur fit peur en promenant ses armes par tout le pays. Les Marses eurent l'audace de combattre : une victoire les réprima.
 
1. :{{refa|35}} Selon Malte-Brun, le mont Taunus est situé au nord de Francfort, et se nomme aujourd'hui die Hoehe (la hauteur).
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=== Ségeste demande l'aide des Romains===
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"Cette journée n'est pas la première qui ait signalé ma fidélité et mon dévouement pour le peuple romain. Depuis que la faveur d'Auguste m'a mis au nombre de vos citoyens, j'ai toujours consulté dans le choix de mes amis et de mes ennemis le bien de votre empire : et je ne l'ai pas fait en haine de ma patrie (les traîtres sont odieux à ceux mêmes qu'ils servent) ; mais Rome et la Germanie me semblaient avoir les mêmes intérêts, et j'ai pensé que la paix valait mieux que la guerre. Aussi ai-je dénoncé à Varus, alors chef de vos légions, le ravisseur de ma fille, l'infracteur de vos traités, le perfide Arminius. Réduit, par les lenteurs de votre général, à ne plus rien espérer des lois, je le conjurai de nous saisir tous, Arminius, ses complices et moi-même : j'en atteste cette nuit fatale ; eh ! que n'a-t-elle été la dernière de mes nuits ! Déplorer les faits qui suivirent est plus facile que de les justifier. Du reste, Arminius a porté mes fers ; vaincu par sa faction, j'ai porté les siens. Enfin il nous est donné de vous voir, et aussitôt je renonce aux nouveautés pour l'ordre ancien, au trouble pour le repos. Puisse ce retour, entièrement désintéressé, m'absoudre du reproche de perfidie, et donner aux Germains un utile médiateur, s'ils aiment mieux se repentir que de se perdre ! Je demande grâce pour la jeunesse et l'erreur de mon fils. Je conviens que ma fille est conduite en ces lieux par la nécessité ; c'est à vous de juger si vous verrez en elle l'épouse d'Arminius ou la fille de Ségeste." Germanicus lui répondit avec douceur, promettant sûreté à ses enfants et à ses proches, et à lui-même un établissement dans une de nos anciennes provinces. Il ramena son armée et reçut, de l'aveu de Tibère, le titre d'Imperator. La femme d Arminius mit au monde un fils qui fut élevé à Ravenne. Je dirai plus tard quelles vicissitudes tourmentèrent la destinée de cet enfant (1){{refl|36}}.
 
1. :{{refa|36}} La partie des Annales où Tacite parle du fils d'Arminius est perdue.
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=== Réaction d'Arminius===
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Il souleva par ces discours non seulement les Chérusques, mais encore les nations voisines, et entraîna dans la ligue son oncle Inguiomère, nom depuis longtemps estimé des Romains : César vit ce nouveau péril. Pour empêcher que tout le poids de la guerre ne pesât sur un seul point, et afin de diviser les forces de l'ennemi, il envoya Cécina vers l'Ems, par le pays des Bructères, avec quarante cohortes romaines. Le préfet Pédo conduisit la cavalerie par les confins de la Frise ; Germanicus lui-même s'embarqua sur les lacs (1){{refl|37}} avec quatre légions ; et bientôt l'infanterie, la cavalerie et la flotte, se trouvèrent réunies sur le fleuve marqué pour rendez-vous. Les Chauques offrirent des secours et furent admis sous nos drapeaux. Les Bructères mettaient en cendres leur propre pays. L. Stertinius, envoyé par César avec une troupe légèrement équipée, les battit ; et, en continuant de tuer et de piller, il retrouva l'aigle de la dix-neuvième légion, perdue avec Varus. Ensuite l'armée s'avança jusqu'aux dernières limites des Bructères, et tout fut ravagé entre l'Ems et la Lippe, non loin de la forêt de Teutberg (2){{refl|38}}, où, disait-on, gisaient sans sépulture les restes de Varus et de ses légions.
 
1. :{{refa|37}} Les lacs de Batavie, dont la réunion, opérée par le temps et les invasions de la mer, a formé le Zuiderzee.
2. :{{refa|38}} Dans le voisinage de la petite ville de Horn, en Westphalie.
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=== Emotion===
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Le hasard voulut qu'un cheval, ayant rompu ses liens et fuyant épouvanté par le bruit, renversât quelques hommes sur son passage. L'effroi devint général : on crut que les Germains avaient pénétré dans le camp ; et chacun se précipita vers les portes, principalement vers la décumane (1){{refl|39}} qui étant du côté opposé à l'ennemi, paraissait la plus sûre pour la fuite. Cécina, qui avait reconnu que c'était une fausse alarme, essayait vainement d'arrêter les fuyards : ni ses ordres, ni ses prières, ni son bras, ne pouvaient les retenir. Enfin la pitié les retint : il se coucha en travers de la porte, et les soldats n'osèrent marcher sur le corps de leur général. En même temps les tribuns et les centurions les détrompèrent sur le sujet de leur frayeur.
 
1. :{{refa|39}} Les camps romains étaient carrés et avaient une porte au milieu de chaque face. Celle qui était à la tête du camp, vis-à-vis de la tente du général, s'appelait la porte prétorienne : c'est par là que l'armée sortait pour la marche ou pour le combat. La décumane était du côté opposé : on la nommait ainsi, comme la plus voisine de la dixième cohorte de chaque légion.
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Cependant le bruit s'était répandu que l'armée avait été surprise, et que les Germains victorieux s'avançaient vers les Gaules ; et, si Agrippine n'eût empêché qu'on rompît le pont établi sur le Rhin, il se trouvait des lâches qui n'eussent pas reculé devant cette infamie. Mais cette femme courageuse remplit, pendant ces jours d'alarmes, les fonctions de général ; elle distribua des vêtements aux soldats pauvres, des secours aux blessés. Pline (1){{refl|40}}, historien des guerres de Germanie, rapporte qu'elle se tint à la tête du pont, adressant aux légions, à mesure qu'elles passaient, des éloges et des remerciements. Ces actes furent profondément ressentis par Tibère. Selon lui, "tant de zèle n'était point désintéressé, et l'on enrôlait contre un autre ennemi que le barbare. Quel soin resterait donc aux empereurs, si une femme faisait la revue des cohortes, approchait des enseignes, essayait les largesses ? Comme si ce n'était pas assez se populariser que de promener en habit de soldat le fils d'un général, et de donner à un César le nom de Caligula ! Déjà le pouvoir d'Agrippine était plus grand sur les armées que celui des lieutenants, que celui des généraux : une femme avait étouffé une sédition contre laquelle le nom du prince avait été impuissant. " Séjan envenimait encore et aggravait ces reproches, semant, dans une âme qu'il connaissait à fond, des haines qui couveraient en silence, pour éclater quand l'orage serait assez grossi.
 
1. :{{refa|40}} Pline l'ancienAncien.
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===Tempête sur les rivages : deux légions en danger===
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Cependant Germanicus, afin que sa flotte voguât plus légère parmi les bas-fonds ou s'échouât plus doucement à l'instant du reflux, débarqua la seconde et la quatorzième légions, et chargea Vitellius de les ramener par terre. Vitellius marcha d'abord sans obstacle sur une grève sèche ou à peine atteinte par la vague expirante. Bientôt, poussée par le vent du nord, une de ces marées d'équinoxe, où l'Océan s'élève à sa plus grande hauteur, vint assaillir et rompre nos bataillons. La terre se couvre au loin : mer, rivages, campagnes, tout présente un aspect uniforme. On ne distingue plus les fonds solides des sables mouvants, les gués des abîmes. Le soldat est renversé par la lame, noyé dans les gouffres, heurté par les chevaux, les bagages, les corps morts, qui flottent entre les rangs. Les manipules se confondent ; les hommes sont dans l'eau tantôt jusqu'à la poitrine, tantôt jusqu'au cou ; quelquefois, le sol manquant sous leurs pieds, ils sont engloutis ou dispersés. C'est en vain qu'ils s'encouragent de la voix et luttent contre les vagues. Le brave n'a aucun avantage sur le lâche, le sage sur l'imprudent, le conseil sur le hasard : tout est enveloppé dans l'inévitable tourmente. Enfin Vitellius parvint à gagner une éminence, où il rallia son armée. Ils y passèrent la nuit, sans provisions, sans feu, la plupart nus ou le corps tout meurtri, non moins à plaindre que des malheureux entourés par l'ennemi : ceux-là du moins ont la ressource d'un trépas honorable ; ici la mort était sans gloire. La terre repartit avec le jour, et l'on atteignit les bords de l’Hunsing (1){{refl|41}}, où Germanicus avait conduit sa flotte. Il y fit rembarquer les deux légions. Le bruit courait qu'elles avaient été submergées, et l'on ne crut à leur conservation qu'en voyant César et l'armée de retour.
 
1. :{{refa|41}} Rivière qui passe à Groningue.
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=== Reddition de Ségimère===
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On décerna cette année les ornements du triomphe (1){{refl|42}} à Cécina, à L. Apronius et à C. Silius, pour la part qu'ils avaient eue aux succès de Germanicus. Tibère refusa le nom de Père de la patrie, dont le peuple s'obstinait à le saluer ; et, malgré l'avis du sénat, il ne permit pas qu'on jurât sur ses actes (2){{refl|43}}, affectant de répéter "que rien n'est stable dans la vie, et que, plus on l'aurait placé haut, plus le poste serait glissant." Et cependant cette fausse popularité n'en imposait à personne. Il avait remis en vigueur la loi de majesté ; loi qui chez les anciens, avec le même nom, embrassait des objets tout différents, trahisons à l'armée, séditions à Rome, atteinte portée par un magistrat prévaricateur à la majesté du peuple romain. On condamnait les actions, les paroles restaient impunies : Auguste le premier étendit cette loi aux libelles scandaleux, indigné de l'audace de Cassius Sévérus, dont les écrits insolents avaient diffamé des hommes et des femmes d'un rang illustre. Dans la suite Tibère, consulté, par le préteur Pompéius Macer, s'il fallait recevoir les accusations de lèse-majesté, répondit que les lois devaient être exécutées. Lui aussi avait été aigri par des vers anonymes qui coururent alors sur sa cruauté, son orgueil, et son aversion pour sa mère.
 
1. :{{refa|42}} Le général honoré de cette distinction avait le droit de porter la robe triomphale à certains jours et dans certaines cérémonies ; et on lui érigeait une statue qui le représentait avec ce costume et couronné de laurier.
2. :{{refa|43}} Les triumvirs imaginèrent les premiers de jurer eux-mêmes et de faire jurer par les autres qu'ils regarderaient comme inviolables et sacrés les actes de Jules César. Ce serment eut lieu le 1er janvier 712. Le même jour de l'an 730, le sénat ratifia, par un serment pareil, tout ce qu'avait fait Auguste ; et l'usage s'établit de jurer ainsi, au renouvellement de l'année sur les actes de l'empereur régnant et de ses prédécesseurs.
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Peu de temps après, Granius Marcellus, gouverneur de Bithynie, fut accusé de lèse-majesté par son propre questeur, Cépio Crispinus, auquel se joignit Romanus Hispo. Crispinus fut l'inventeur d'une industrie que le malheur des temps et l'effronterie des hommes mirent depuis fort en vogue. Pauvre, obscur, intrigant, il s'adressa d'abord, par des voies obliques et à l'aide de mémoires secrets, à la cruauté du prince. Bientôt il attaqua les plus grands noms ; et, puissant auprès d'un seul, abhorré de tous, il donna un exemple dont les imitateurs, devenus riches et redoutables d'indigents et méprisés qu’ils étaient, firent la perte d'autrui, et à la fin se perdirent eux-mêmes. Cépion reprochait à Marcellus d'avoir tenu sur Tibère des discours injurieux ; délation d'un succès infaillible : l'accusateur choisissait les traits les plus hideux de la vie du prince, et les mettait dans la bouche de l'accusé ; comme les faits étaient vrais, on croyait facilement aux paroles. Hispon ajouta "que la statue de Marcellus était placée plus haut que celles des Césars, et que, d'une autre statue, on avait ôté la tête d'Auguste pour y substituer celle de Tibère." À ces mots Tibère éclate, et, sortant brusquement de son silence, il s'écrie "que, lui aussi, il donnera sa voix dans cette cause, et qu'il la donnera tout haut et avec serment." C'était obliger les autres à en faire autant. Quelques accents restaient encore à la liberté mourante : "Apprends-nous, César, lui dit Cn. Piso, dans quel rang tu opineras. Si tu parles le premier, j'aurai sur qui me régler. Si tu ne parles qu'après nous, je crains d'être, sans le savoir, d'un autre avis que le tien." Déconcerté par cette question, Tibère comprit qu'il s'était emporté trop loin, et, patient par repentir, il souffrit que Marcellus fût absous du crime de lèse-majesté. Restait celui de concussion, pour lequel on alla devant des récupérateurs (1){{refl|44}}.
 
1. :{{refa|44}} Commissaires donnés aux parties par le préteur ou, comme ici, par le sénat, pour estimer en argent une réparation d'injure ou une restitution de deniers.
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Ce n'était pas assez pour Tibère des procédures sénatoriales : il assistait encore aux jugements ordinaires, assis dans un coin du tribunal, afin de ne pas déplacer le préteur de sa chaise curule ; et sa présence fit échouer, dans plus d'une affaire, les brigues et les sollicitations des grands ; mais, si cette influence profitait à la justice, c'était aux dépens de la liberté. Vers ce temps-là, le sénateur Pius Aurélius se plaignit que la construction d'un chemin et d'un aqueduc avait mis sa maison en danger de ruine, et recourut à la protection du sénat. Les préteurs de l'épargne (1){{refl|45}} combattant sa demande, Tibère y pourvut et lui paya le prix de ses bâtiments. Ce prince aimait à faire un noble usage de ses trésors ; c'est une vertu qu'il conserva longtemps après avoir abjuré toutes les autres. Propertius Celer, ancien préteur, qui demandait à se retirer du sénat à cause de son indigence, reçut de sa générosité un million de sesterces (2){{refl|46}} ; c'était un fait connu que son père l'avait laissé sans fortune. D'autres aspirèrent aux mêmes faveurs : il leur enjoignit de faire approuver leurs motifs par le sénat ; tant l'esprit de sévérité rendait amer jusqu'au bien qu'il faisait ! Tous préférèrent la pauvreté et le silence à des bienfaits achetés par un pénible aveu.
 
1. :{{refa|45}} Auguste, en 726, chargea deux préteurs de l'administration du trésor public.
2. :{{refa|46}} Cette somme, à la fin d'Auguste et au commencement de Tibère, équivalait à 198 798 F de notre monnaie.
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=== Inondations - Combats de gladiateurs===
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Le sénat examina ensuite, sur le rapport d'Arruntius et d'Atéius, si, afin de prévenir les débordements du Tibre, on donnerait un autre écoulement aux lacs et aux rivières qui le grossissent. On entendit les députations des municipes et des colonies. Les Florentins demandaient en grâce que le Clanis ne fût pas détourné de son lit pour être rejeté dans l'Arno, ce qui causerait leur ruine. Ceux d'Intéramne (1){{refl|47}} parlèrent dans le même sens : "On allait, disaient-ils, abîmer sous les eaux et changer en des marais stagnants les plus fertiles campagnes de l'Italie, si l'on ne renonçait pas au projet de diviser le Nar en petits ruisseaux." Réate (2){{refl|48}} ne se taisait pas sur le danger de fermer l'issue par où le lac Vélin se décharge dans le Nar : "Bientôt ce lac inonderait les plaines environnantes. La nature avait sagement pourvu aux intérêts des mortels, en marquant aux rivières leurs routes et leurs embouchures, le commencement et la fin de leur cours. Quelque respect aussi était dû à la religion des alliés, chez qui les fleuves de la patrie avaient un culte, des bois sacrés, des autels ; le Tibre lui-même, déshérité du tribut des ondes voisines, s'indignerait de couler moins glorieux." Les prières des villes ou la difficulté des travaux ou enfin la superstition, firent prévaloir l'avis de Pison, qui conseillait de ne rien changer.
 
1. :{{refa|47}} Terni, dans l'Ombrie, sur le Nar, aujourd'hui la Néra.
2. :{{refa|48}} Maintenant Riétin au pays des Sabins, près du lac Velinus.
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=== Nomination des gouverneurs de province===