« Les Cinq Filles de Mrs Bennet » : différence entre les versions

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<br/>
 
L’accueil qu’il reçut cependant fut des plus flatteurs.
D’une fenêtre du premier étage miss Lucas
l’aperçut qui se dirigeait vers la maison et elle se
hâta de sortir pour le rencontrer accidentellement
dans le jardin, mais jamais elle n’aurait pu imaginer
que tant d’amour et d’éloquence l’attendait au bout
de l’allée.
 
En aussi peu de temps que le permirent les longs
discours de Mr. Collins, tout était réglé entre les deux
jeunes gens à leur mutuelle satisfaction et, comme ils
entraient dans la maison, Mr. Collins suppliait déjà
Charlotte de fixer le jour qui mettrait le comble à sa
félicité. Si une telle demande ne pouvait être exaucée
sur-le-champ, l’objet de sa flamme ne manifestait
du moins aucune inclination à différer son bonheur.
L’inintelligence dont la nature avait gratifié Mr. Collins
n’était pas pour faire souhaiter des fiançailles
prolongées avec un tel soupirant, et miss Lucas, qui
l’avait accepté dans le seul désir de s’établir honorablement,
se souciait assez peu que la date du mariage
fût plus ou moins proche.
 
Le consentement de sir William et de lady Lucas
demandé aussitôt, fut accordé avec un empressement
joyeux. La situation de Mr. Collins faisait de lui un
parti avantageux pour leur fille dont la dot était
modeste tandis que les espérances de fortune du jeune
homme étaient fort belles.
 
Avec un intérêt qu’elle n’avait encore jamais
éprouvé, lady Lucas se mit tout de suite à calculer
combien d’années Mr. Bennet pouvait bien avoir encore
à vivre, et sir William déclara que lorsque son
gendre serait en possession du domaine de Longbourn,
il ferait bien de se faire présenter à la cour avec sa
femme. Bref, toute la famille était ravie ; les plus
jeunes filles voyaient dans ce mariage l’occasion de
faire un peu plus tôt leur entrée dans le monde, et
les garçons se sentaient délivrés de la crainte de voir
Charlotte mourir vieille fille.
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<br/>
 
Charlotte elle-même était assez calme. Parvenue à
ses fins, elle examinait maintenant le fruit de sa victoire,
et ses réflexions étaient, somme toute, satisfaisantes.
Mr. Collins n’avait évidemment ni intelligence
ni charme, sa conversation était ennuyeuse et
dans l’ardeur de ses sentiments il entrait sans doute
moins d’amour que d’imagination, mais, tel qu’il était,
c’était un mari ; or, sans se faire une très haute idée
des hommes, Charlotte Lucas avait toujours eu la
vocation et le désir de se marier. Elle voyait dans le
mariage la seule situation convenable pour une femme
d’éducation distinguée et de fortune modeste, car,
s’il ne donnait pas nécessairement le bonheur, il mettait
du moins à l’abri des difficultés matérielles.
Arrivée à l’âge de vingt-sept ans et n’ayant jamais été
jolie, elle appréciait à sa valeur la chance qui s’offrait
à elle.
 
Ce qui la gênait le plus, c’était la surprise qu’elle
allait causer à Elizabeth Bennet dont l’amitié lui était
particulièrement chère. Elizabeth s’étonnerait sûrement,
la blâmerait peut-être et, si sa résolution ne
devait pas en être ébranlée, elle pourrait du moins
se sentir blessée par la désapprobation de sa meilleure
amie. Elle résolut de lui faire part elle-même de
l’événement et quand Mr. Collins, à l’heure du dîner,
se mit en devoir de retourner à Longbourn, elle le
pria de ne faire aucune allusion à leurs fiançailles
devant la famille Bennet. La promesse d’être discret
fut naturellement donnée avec beaucoup de soumission,
mais elle ne fut pas tenue sans difficulté, la curiosité
éveillée par la longue absence de Mr. Collins se
manifestant à son retour par des questions tellement
directes qu’il lui fallut beaucoup d’ingéniosité pour
les éluder toutes, ainsi que beaucoup d’abnégation
pour dissimuler un triomphe qu’il brûlait de publier.
 
Comme il devait partir le lendemain matin de très
bonne heure, la cérémonie des adieux eut lieu le soir,
au moment où les dames allaient se retirer.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/119==
<br/>
 
Mrs. Bennet, toute politesse et cordialité, dit combien
ils seraient très heureux de le revoir lorsque les
circonstances le permettraient.
 
— Chère madame, répondit-il, cette invitation
m’est d’autant plus agréable que je la souhaitais
vivement et vous pouvez être sûre que j’en profiterai
aussitôt qu’il me sera possible.
 
Un étonnement général accueillit ces paroles, et
Mr. Bennet, à qui la perspective d’un retour aussi
rapide ne souriait nullement, se hâta de dire :
 
— Mais êtes-vous bien sûr, mon cher monsieur,
d’obtenir l’approbation de lady Catherine ? Mieux
vaudrait négliger un peu votre famille que courir le
risque de mécontenter votre protectrice.
 
— Cher monsieur, répliqua Mr. Collins, laissez-moi
vous remercier de ce conseil amical. Soyez certain
que je ne prendrais pas une décision aussi importante
sans l’assentiment de Sa Grâce.
 
— Certes, vous ne pouvez lui marquer trop de déférence.
Risquez tout plutôt que son mécontentement,
et si jamais votre visite ici devait le provoquer,
demeurez en paix chez vous et soyez persuadé que
nous n’en serons nullement froissés.
 
— Mon cher monsieur, tant d’attention excite ma
gratitude et vous pouvez compter recevoir bientôt
une lettre de remerciements pour toutes les marques
de sympathie dont vous m’avez comblé pendant mon
séjour ici. Quant à mes aimables cousines, bien que
mon absence doive être sans doute de courte durée,
je prends maintenant la liberté de leur souhaiter
santé et bonheur… sans faire d’exception pour ma
cousine Elizabeth.
 
Après quelques paroles aimables, Mrs. Bennet et
ses filles se retirèrent, surprises de voir qu’il méditait
un aussi prompt retour à Longbourn. Mrs. Bennet
aurait aimé en déduire qu’il songeait à l’une de ses
plus jeunes filles, et Mary se serait laissé persuader
de l’accepter : plus que ses sœurs elle appréciait ses
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qualités et goûtait ses réflexions judicieuses ; encouragé
par un exemple comme le sien à développer sa culture,
elle estimait qu’il pourrait faire un très agréable
compagnon. Le lendemain matin vit s’évanouir cet
espoir. Miss Lucas, arrivée peu après le breakfast,
prit Elizabeth à part et lui raconta ce qui s’était
passé la veille.
 
Que Mr. Collins se crût épris de son amie, l’idée en
était déjà venue à Elizabeth au cours des deux journées
précédentes, mais que Charlotte eût pu l’encourager,
la chose lui paraissait inconcevable. Elle fut tellement
abasourdie, qu’oubliant toute politesse elle s’écria :
 
— Fiancée à Mr. Collins ? Ma chère Charlotte, c’est
impossible !
 
Le calme avec lequel Charlotte avait pu parler
jusque-là fit place à une confusion momentanée
devant un blâme aussi peu déguisé. Mais elle reprit
bientôt son sang-froid et répliqua paisiblement :
 
— Pourquoi cette surprise, ma chère Eliza ? Trouvez-vous
si incroyable que Mr. Collins puisse obtenir
la faveur d’une femme parce qu’il n’a pas eu la chance
de gagner la vôtre ?
 
Mais Elizabeth s’était déjà reprise et, avec un peu
d’effort, put assurer son amie que la perspective de
leur prochaine parenté lui était très agréable, et qu’elle
lui souhaitait toutes les prospérités imaginables.
 
— Je devine votre sentiment, répondit Charlotte.
Mr. Collins ayant manifesté si récemment le désir de
vous épouser il est naturel que vous éprouviez un
étonnement très vif. Cependant, quand vous aurez
eu le temps d’y réfléchir, je crois que vous m’approuverez.
Vous savez que je ne suis pas romanesque, —
je ne l’ai jamais été, — un foyer confortable est tout
ce que je désire ; or, en considérant l’honorabilité
de Mr. Collins, ses relations, sa situation sociale, je
suis convaincue d’avoir en l’épousant des chances de
bonheur que tout le monde ne trouve pas dans le
mariage.
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<br/>
 
— Sans aucun doute, répondit Elizabeth, et après
une pause un peu gênée, toutes deux rejoignirent le
reste de la famille. Charlotte ne resta pas longtemps
et, après son départ, Elizabeth se mit à réfléchir sur
ce qu’elle venait d’apprendre. Que Mr. Collins pût
faire deux demandes en mariage en trois jours était
à ses yeux moins étrange que de le voir agréé par
son amie. Elizabeth avait toujours senti que les idées
de Charlotte sur le mariage différaient des siennes,
mais elle n’imaginait point que, le moment venu,
elle serait capable de sacrifier les sentiments les plus
respectables à une situation mondaine et à des avantages
matériels. Charlotte mariée à Mr. Collins ! Quelle
image humiliante ! Au regret de voir son amie se
diminuer ainsi dans son estime s’ajoutait la conviction
pénible qu’il lui serait impossible de trouver le
bonheur dans le lot qu’elle s’était choisi.
 
 
 
 
 
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Elizabeth qui travaillait en compagnie de sa mère
et de ses sœurs se demandait si elle était autorisée à
leur communiquer ce qu’elle venait d’apprendre,
lorsque sir William Lucas lui-même fit son entrée,
envoyé par sa fille pour annoncer officiellement ses
fiançailles à toute la famille. Avec force compliments,
et en se félicitant pour son compte personnel de la
perspective d’une alliance entre les deux maisons,
il leur fit part de la nouvelle qui provoqua autant
d’incrédulité que de surprise. Mrs. Bennet, avec une
insistance discourtoise, protesta qu’il devait faire
erreur, tandis que Lydia, toujours étourdie, s’exclamait
bruyamment :
 
— Grand Dieu ! sir William, que nous contez-vous
là ? Ne savez-vous donc pas que Mr. Collins veut
épouser Lizzy ?
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<br/>
 
Il fallait toute la politesse d’un homme de cour pour
supporter un pareil assaut. Sir William, néanmoins,
tout en priant ces dames de croire à sa véracité, sut
écouter leurs peu discrètes protestations de la meilleure
grâce du monde.
 
Elizabeth, sentant qu’elle devait lui venir en aide
dans une aussi fâcheuse situation, intervint pour dire
qu’elle connaissait déjà la nouvelle par Charlotte et
s’efforça de mettre un terme aux exclamations de sa
mère et de ses sœurs en offrant à sir William de cordiales
félicitations auxquelles se joignirent celles de
Jane ; puis elle s’étendit en diverses considérations
sur le bonheur futur de Charlotte, l’honorabilité de
Mr. Collins, et la courte distance qui séparait Hunsford
de Londres. Mrs. Bennet était tellement stupéfaite
qu’elle ne trouva plus rien à dire jusqu’au départ
de sir William ; mais, dès qu’il se fut retiré, elle donna
libre cours au flot tumultueux de ses sentiments.
Elle commença par s’obstiner dans son incrédulité,
puis elle affirma que Mr. Collins s’était laissé « entortiller »
par Charlotte, elle déclara ensuite que ce
ménage ne serait pas heureux et, pour finir, annonça
la rupture prochaine des fiançailles. Deux choses,
cependant, se dégageaient clairement de ces discours :
Elizabeth était la cause de tout le mal, et elle,
Mrs. Bennet, avait été indignement traitée. Elle médita
tout le jour ces deux points. Rien ne pouvait la consoler
et la journée ne suffit pas à calmer son ressentiment.
De toute la semaine elle ne put voir Elizabeth
sans lui renouveler ses reproches ; il lui fallut plus
d’un mois pour reprendre vis-à-vis de sir William
et de lady Lucas une attitude suffisamment correcte,
et il s’écoula beaucoup plus de temps encore avant
qu’elle parvînt à pardonner à leur fille.
 
Mr. Bennet accueillit la nouvelle avec plus de sérénité.
Il lui plaisait, dit-il, de constater que Charlotte
Lucas, qu’il avait toujours considérée comme une
fille raisonnable, n’avait pas plus de bon sens que sa
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femme et en avait certainement moins que sa fille.
 
Entre Elizabeth et Charlotte, une gêne subsistait
qui les empêchait toutes deux d’aborder ce chapitre.
Elizabeth sentait bien qu’il ne pouvait plus y avoir
entre elles la même confiance. Désappointée par Charlotte,
elle se tourna avec, plus d’affection vers sa sœur
sur la droiture et la délicatesse de laquelle elle savait
pouvoir toujours compter, mais elle devenait chaque
jour plus anxieuse au sujet de son bonheur, car Bingley
était parti depuis plus d’une semaine et il n’était
pas question de son retour. Jane avait répondu tout
de suite à Caroline et comptait dans combien de jours
elle pouvait raisonnablement espérer une nouvelle
lettre.
 
Les remerciements annoncés par Mr. Collins arrivèrent
le mardi. Adressée à Mr. Bennet, sa lettre
exprimait avec emphase sa gratitude aussi profonde
que s’il eût fait un séjour de toute une année dans la
famille Bennet. Ce devoir accompli, Mr. Collins annonçait
en termes dithyrambiques le bonheur qu’il
avait eu de conquérir le cœur de leur aimable voisine
et révélait que c’était avec le dessein de se rapprocher
d’elle qu’il avait accepté si volontiers leur aimable
invitation : il pensait donc faire sa réapparition à
Longbourn quinze jours plus tard. Lady Catherine,
ajoutait-il, approuvait si complètement son mariage
qu’elle désirait le voir célébrer le plus tôt possible
et il comptait sur cet argument péremptoire pour
décider l’aimable Charlotte à fixer rapidement le jour
qui ferait de lui le plus heureux des hommes. Le retour
de Mr. Collins ne pouvait plus causer aucun plaisir
à Mrs. Bennet. Au contraire, tout autant que son mari,
elle le trouvait le plus fâcheux du monde. N’était-il
pas étrange que Mr. Collins vînt à Longbourn au lieu
de descendre chez les Lucas ? C’était fort gênant et
tout à fait ennuyeux. Elle n’avait pas besoin de voir
des hôtes chez elle avec sa santé fragile et encore moins
des fiancés qui, de tous, sont les gens les plus {{tiret|désa|désagréables}}
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{{tiret2|gréables|désagréables}} à recevoir. Ainsi murmurait Mrs. Bennet,
et ces plaintes ne cessaient que pour faire place à
l’expression plus amère du chagrin que lui causait
l’absence prolongée de Mr. Bingley. Cette absence
inquiétait aussi Jane et Elizabeth. Les jours s’écoulaient
sans apporter de nouvelles, sinon celle qui
commençait à circuler à Meryton qu’on ne le reverrait
plus de tout l’hiver à Netberfield. Elizabeth elle-même
commençait à craindre que Mr. Bingley ne se fût
laissé retenir à Londres par ses sœurs. Malgré sa répugnance
à admettre une supposition qui ruinait le
bonheur de sa sœur et donnait une idée si médiocre
de la constance de Bingley, elle ne pouvait s’empêcher
de penser que les efforts réunis de deux sœurs insensibles
et d’un ami autoritaire, joints aux charmes de
miss Darcy et aux plaisirs de Londres, pourraient bien
avoir raison de son attachement pour Jane.
 
Quant à cette dernière, l’incertitude lui était, cela
va de soi, encore plus pénible qu’à Elizabeth. Mais
quels que fussent ses sentiments, elle évitait de les
laisser voir et c’était un sujet que les deux sœurs
n’abordaient jamais ensemble.
 
Mr. Collins revint ponctuellement quinze jours plus
tard comme il l’avait annoncé et s’il ne fut pas reçu à
Longbourn aussi chaudement que la première fois,
il était trop heureux pour s’en apercevoir. Du reste,
ses devoirs de fiancé le retenaient presque toute la
journée chez les Lucas et il ne rentrait souvent que
pour s’excuser de sa longue absence à l’heure où ses
hôtes regagnaient leurs chambres.
 
Mrs. Bennet était vraiment à plaindre. La moindre
allusion au mariage de Mr. Collins la mettait hors
d’elle et, partout où elle allait, elle était sûre d’en
entendre parler. La vue de miss Lucas lui était devenue
odieuse, elle ne pouvait, sans horreur, penser qu’elle
lui succéderait à Longbourn et, le cœur plein d’amertume,
elle fatiguait son mari de ses doléances.
 
— Oui, Mr. Bennet, il est trop dur de penser que
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Charlotte Lucas sera un jour maîtresse de cette maison
et qu’il me faudra m’en aller pour lui céder la place.
 
— Chère amie, écartez ces pensées funèbres. Flattons-nous
plutôt de l’espoir que je vous survivrai.
 
Mais cette consolation semblait un peu mince à
Mrs. Bennet qui, sans y répondre, continuait :
 
— Je ne puis supporter l’idée que tout ce domaine
lui appartiendra. Ah ! s’il n’y avait pas cet « entail »,
comme cela me serait égal !
 
— Qu’est-ce qui vous semblerait égal ?
 
— Tout le reste.
 
— Rendons grâce au ciel, alors, de vous avoir préservée
d’une telle insensibilité.
 
— Jamais, Mr. Bennet, je ne rendrai grâce pour ce
qui touche à ce maudit « entail». Qu’on puisse prendre
des dispositions pareilles pour frustrer ses filles de
leur bien, c’est une chose que je ne pourrai jamais
comprendre. Et tout cela pour les beaux yeux
de Mr. Collins, encore ! Pourquoi lui plutôt qu’un
autre ?
 
— Je vous laisse le soin de résoudre le problème,
dit Mr. Bennet.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">XXIV</div>
 
 
 
La lettre de miss Bingley arriva et mit fin à tous les
doutes. Dès la première phrase elle confirmait la nouvelle
de leur installation à Londres pour tout l’hiver
et transmettait les regrets de Mr. Bingley de n’avoir
pu aller présenter ses respects à ses voisins avant de
quitter la campagne. Il fallait donc renoncer à tout
espoir et quand Jane eut le courage d’achever sa lettre,
à part les protestations d’amitié de Caroline, elle n’y
trouva rien qui pût la réconforter. Les louanges de
miss Darcy en occupaient la plus grande partie : miss
Bingley se félicitait de leur intimité croissante et prévoyait
l’accomplissement des désirs secrets qu’elle
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avait révélés à son amie dans sa lettre précédente. Elle
racontait avec satisfaction que son frère fréquentait
beaucoup chez Mr. Darcy et décrivait avec transports les
plans de celui-ci pour le renouvellement de son mobilier.
 
Elizabeth à qui Jane communiqua le principal de sa
lettre écouta, silencieuse et pleine d’indignation, le
cœur partagé entre la pitié qu’elle éprouvait pour sa
sœur et le ressentiment que lui inspiraient les Bingley.
Elle n’attachait aucune valeur à ce que disait Caroline
sur l’admiration de son frère pour miss Darcy ; de la
tendresse de celui-ci pour Jane elle n’avait jamais
douté et n’en doutait pas encore, mais elle ne pouvait
sans colère, à peine sans mépris, songer à ce manque
de décision qui faisait de lui actuellement le jouet des
intrigues des siens et l’amenait à sacrifier son bonheur
à leurs préférences. Et s’il ne s’agissait que de son
bonheur !… libre à lui d’en disposer. Mais celui de Jane
aussi était en jeu et il ne pouvait l’ignorer.
 
Un jour ou deux se passèrent avant que Jane eût le
courage d’aborder ce sujet avec Elizabeth, mais une
après-midi où sa mère avait plus encore que d’habitude
épanché son irritation contre le maître de Netherfield,
elle ne put s’empêcher de dire :
 
— Comme je souhaiterais que notre mère eût un peu
plus d’empire sur elle-même ! Elle ne se doute pas de
la peine qu’elle me cause avec ses allusions continuelles
à Mr. Bingley. Mais je ne veux pas me plaindre. Tout
cela passera et nous nous retrouverons comme auparavant.
 
Elizabeth, sans répondre, regarda sa sœur avec une
tendresse incrédule.
 
— Vous ne me croyez pas ! s’écria Jane en rougissant ;
vous avez tort. Il restera dans ma mémoire
comme l’homme le plus aimable que j’aie connu. Mais
c’est tout. Je n’ai rien à lui reprocher ; — Dieu soit
loué de m’avoir, du moins, évité ce chagiin. — Aussi,
dans un peu de temps… je serai certainement capable
de me ressaisir.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/127==
<br/>
 
Elle ajouta bientôt d’une voix plus ferme :
 
— J’ai pour l’instant cette consolation : tout ceci
n’a été qu’une erreur de mon imagination et n’a pu
faire de mal qu’à moi-même.
 
— Jane, ma chérie, vous êtes trop généreuse, s’exclama
Elizabeth. Votre douceur, votre désintéressement
sont vraiment angéliques. Je ne sais que vous
dire. Il me semble que je ne vous ai jamais rendu justice
ni montré toute la tendresse que vous méritiez.
 
Jane repoussa ces éloges avec force et se mit en
retour à louer la chaude affection de sa sœur.
 
— Non, dit Elizabeth, ce n’est pas juste. Vous
voulez ne voir partout que du bien ; vous êtes contrariée
si je porte un jugement sévère, et quand je vous
déclare parfaite vous protestez. Oh ! ne craignez pas
que j’exagère ou que j’empiète sur votre privilège de
juger favorablement tout l’univers. Plus je vais et
moins le monde me satisfait. Chaque jour me montre
davantage l’instabilité des caractères et le peu de confiance
qu’on peut mettre dans les apparences de l’intelligence
et du mérite. Je viens d’en avoir deux
exemples. De l’un, je ne parlerai pas ; l’autre, c’est le
mariage de Charlotte. N’est-il pas inconcevable à tous
les points de vue ?
 
— Ma chère Lizzy, ne vous laissez pas aller à des
sentiments de ce genre. Vous ne tenez pas assez
compte des différences de situation et de caractère.
Considérez seulement l’honorabilité de Mr. Collins et
l’esprit sensé et prudent de Charlotte. Souvenez-vous
qu’elle appartient à une nombreuse famille, que ce
mariage, sous le rapport de la fortune, est très
avantageux, et, par égard pour tous deux, efforcez-vous
de croire que Charlotte peut vraiment éprouver
quelque chose comme de l’estime et de l’affection
pour notre cousin.
 
— Je croirai n’importe quoi pour vous faire plaisir,
mais je me demande qui, hormis vous, en bénéficiera.
Si je pouvais me persuader que Charlotte aime notre
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/128==
cousin, il me faudrait juger son esprit aussi sévèrement
que je juge son cœur. Vous ne pouvez nier, ma chère
Jane, que Mr. Collins ne soit un être prétentieux,
pompeux et ridicule, et vous sentez forcément comme
moi que la femme qui consent à l’épouser manque
de jugement. Vous ne pouvez donc la défendre, même
si elle s’appelle Charlotte Lucas.
 
— Je trouve seulement que vous exprimez votre
pensée en termes trop sévères, et vous en serez convaincue,
je l’espère, en les voyant heureux ensemble.
Mais laissons ce sujet. Vous avez parlé de « deux »
exemples et je vous ai bien comprise. Je vous en prie,
ma chère Lizzy, n’ajoutez pas à ma peine en jugeant
une certaine personne digne de blâme et en déclarant
qu’elle a perdu votre estime. Il ne faut pas se croire
si vite victime d’une offense volontaire ; nous ne devons
pas attendre d’un jeune homme gai et plein
d’entrain tant de prudence et de circonspection. Bien
souvent c’est votre propre vanité qui vous égare,
et les femmes croient trouver dans l’admiration
qu’elles excitent beaucoup de choses qui n’y sont pas.
 
— Et les hommes font bien ce qu’ils peuvent pour
le leur faire croire.
 
— S’ils le font sciemment, ils sont impardonnables.
Mais je ne puis voir partout d’aussi noirs calculs.
 
— Je suis loin de charger Mr. Bingley d’une telle
accusation. Mais sans avoir de mauvaise intention on
peut mal agir et être une cause de chagrin. Il suffit
pour cela d’être insouciant, de ne pas tenir assez
compte des sentiments des autres, ou de manquer de
volonté.
 
— Laquelle de ces trois choses reprochez-vous à
Mr. Bingley ?
 
— La dernière.
 
— Vous persistez alors à supposer que ses sœurs
ont essayé de l’influencer ?
 
— Oui, et son ami également.
 
— C’est une chose que je ne puis croire. Elles ne
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peuvent souhaiter que son bonheur, et, s’il m’aime,
aucune autre femme ne pourra le rendre heureux.
 
— Elles peuvent souhaiter bien d’autres choses
que son bonheur ! Elles peuvent souhaiter pour lui
plus de richesse et de considération ; elles peuvent
souhaiter lui voir épouser une jeune fille qui lui apporte
à la fois de la fortune et de hautes relations.
 
— Sans aucun doute elles souhaitent lui voir
épouser miss Darcy. Mais cela peut venir d’un meilleur
sentiment que vous ne pensez. La connaissant depuis
plus longtemps que moi, il est naturel qu’elles me
la préfèrent. Cependant si elles croyaient qu’il m’aime,
elles ne chercheraient pas à nous séparer, et, s’il
m’aimait, elles ne pourraient y réussir. Pour croire
qu’il m’aime, il faut supposer que tout le monde agit
mal et cette idée me rend malheureuse. Au contraire,
je n’éprouve nulle honte à reconnaître que je me suis
trompée. Laissez-moi donc voir l’affaire sous ce jour
qui me paraît être le véritable.
 
Elizabeth ne pouvait que se rendre au désir de sa
sœur et entre elles, à partir de ce jour, le nom de
Mr. Bingley ne fut plus que rarement prononcé.
 
La société de Mr. Wickham fut précieuse pour dissiper
le voile de tristesse que ces malencontreux événements
avaient jeté sur Longbourn. On le voyait
souvent et à ses autres qualités s’ajoutait maintenant
un abandon qui le rendait encore plus aimable.
Tout ce qu’Elizabeth avait appris de ses démêlés avec
Mr. Darcy était devenu public : on en parlait un peu
partout et l’on se plaisait à remarquer que Mr. Darcy
avait paru antipathique à tout le monde avant même
que personne fût au courant de cette affaire. Jane
était la seule à supposer qu’il pouvait exister des
faits ignorés de la société de Meryton. Dans sa candeur
charitable, elle plaidait toujours les circonstances atténuantes,
et alléguait la possibilité d’une erreur, mais
tous les autres s’accordaient pour condamner Mr. Darcy
et le déclarer le plus méprisable des hommes.
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<br/>
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXV</div>
 
 
 
Après une semaine passée à exprimer son amour
et à faire des rêves de bonheur, l’arrivée du samedi
arracha Mr. Collins à son aimable Charlotte. Le chagrin
de la séparation, toutefois, allait être allégé de
son côté par les préparatifs qu’il avait à faire pour la
réception de la jeune épouse car il avait tout lieu
d’espérer que le jour du mariage serait fixé à son prochain
retour en Hertfordshire. Il prit congé des habitants
de Longbourn avec autant de solennité que la
première fois, renouvela ses vœux de santé et de
bonheur à ses belles cousines et promit à leur père
une autre lettre de remerciements.
 
Le lundi suivant, Mrs. Bennet eut le plaisir de recevoir
son frère et sa belle-sœur qui venaient comme à
l’ordinaire passer la Noël à Longbourn. Mr. Gardiner
était un homme intelligent et de bonnes manières,
infiniment supérieur à sa sœur tant par les
qualités naturelles que par l’éducation. Les dames de
Netherneld auraient eu peine à croire qu’un homme
qui était dans le commerce pouvait être aussi agréable
et aussi distingué. Mrs. Gardiner, plus jeune que
Mrs. Bennet, était une femme aimable, élégante et
fine que ses nièces de Longbourn aimaient beaucoup.
Les deux aînées surtout lui étaient unies par une vive
affection, et elles faisaient de fréquents séjours à
Londres chez leur tante.
 
Le premier soin de Mrs. Gardiner fut de distribuer
les cadeaux qu’elle avait apportés et de décrire les
dernières modes de Londres. Ceci fait, son rôle devint
moins actif et ce fut alors son tour d’écouter. Mrs. Bennet
avait beaucoup de griefs à raconter, beaucoup de
plaintes à exhaler depuis leur dernière rencontre, sa
famille avait eu bien de la malchance. Deux de ses
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filles avaient été sur le point de se marier et, finalement,
les deux projets avaient échoué.
 
— Je ne blâme pas Jane, ajoutait-elle : ce n’est
pas sa faute si l’affaire a manqué. Mais Lizzy !… Oh !
ma sœur, il est tout de même dur de penser qu’elle
pourrait à l’heure qu’il est s’appeler « Mrs. Collins »,
n’eût été son déplorable entêtement. Il l’a demandée
en mariage dans cette pièce même, et elle l’a refusé !
Le résultat, c’est que lady Lucas aura une fille mariée
avant moi et que la propriété de Longbourn sortira
de la famille. Les Lucas sont des gens fort habiles, ma
sœur, et disposés à s’emparer de tout ce qui est à
leur portée : je regrette de le dire, mais c’est la pure
vérité. Quant à moi, cela me rend malade d’être contrecarrée
de la sorte par les miens et d’avoir des voisins
qui pensent toujours à eux-mêmes avant de
penser aux autres ; mais votre arrivée est un véritable
réconfort, et je suis charmée de ce que vous me dites
au sujet des manches longues.
 
Mrs. Gardiner, qui avait déjà été mise au courant
des faits par sa correspondance avec Jane et Elizabeth,
répondit brièvement à sa belle-sœur et, par
amitié pour ses nièces, détourna la conversation. Mais
elle reprit le sujet.un peu plus tard, quand elle se
trouva seule avec Elizabeth.
 
— Ce parti semblait vraiment souhaitable pour
Jane, dit-elle, et je suis bien fâchée que la chose en soit
restée là, mais il n’est pas rare de voir un jeune homme
tel que vous me dépeignez Mr. Bingley s’éprendre
soudain d’une jolie fille et, si le hasard vient à les
séparer, l’oublier aussi vite.
 
— Voilà certes une excellente consolation, dit Elizabeth,
mais, dans notre cas, le hasard n’est point
responsable, et il est assez rare qu’un jeune homme de
fortune indépendante se laisse persuader par les siens
d’oublier une jeune fille dont il était violemment épris
quelques jours auparavant.
 
— Cette expression de « violemment épris » est à
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/132==
la fois si vague et si rebattue qu’elle ne me représente
pas grand’chose. On l’emploie aussi bien pour un sentiment
passager, né d’une simple rencontre, que pour
un attachement réel et profond. S’il vous plaît, comment
se manifestait ce violent amour de Mr. Bingley ?
 
— Je n’ai jamais vu une inclination aussi pleine
de promesses. Il ne voyait que Jane et ne faisait plus
attention à personne. Au bal qu’il a donné chez lui,
il a froissé plusieurs jeunes filles en oubliant de les
inviter à danser, et moi-même ce jour-là je lui ai adressé
deux fois la parole sans qu’il eût l’air de m’entendre.
Est-il symptôme plus significatif ? Le fait d’être impoli
envers tout le monde n’est-il pas chez un homme la
marque même de l’amour !
 
— Oui… de cette sorte d’amour qu’éprouvait sans
doute Mr. Bingley. Pauvre Jane ! j’en suis fâchée pour
elle ; avec sa nature il lui faudra longtemps pour se
remettre. Si vous aviez été à sa place, Lizzy, votre
gaieté vous aurait aidée à réagir plus vite. Mais pensez-vous
que nous pourrions décider Jane à venir à Londres
avec nous ? Un changement lui ferait du bien, et
quitter un peu sa famille serait peut-être pour elle
le remède le plus salutaire.
 
Elizabeth applaudit à cette proposition, sûre que
Jane l’accepterait volontiers.
 
— J’espère, ajouta Mrs. Gardiner, qu’aucune
arrière-pensée au sujet de ce jeune homme ne l’arrêtera.
Nous habitons un quartier tout différent, nous
n’avons pas les mêmes relations, et nous sortons peu,
comme vous le savez. Il est donc fort peu probable
qu’ils se rencontrent, à moins que lui-même ne cherche
réellement à la voir.
 
— Oh ! cela, c’est impossible, car il est maintenant
sous la garde de son ami, et Mr. Darcy ne lui permettra
certainement pas d’aller rendre visite à Jane
dans un tel quartier. Ma chère tante, y pensez-vous ?
Mr. Darcy a peut-être entendu parler d’une certaine
rue qu’on appelle Gracechurch Street, mais un mois
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/133==
d’ablutions lui semblerait à peine suffisant pour s’en
purifier si jamais il y mettait les pieds et, soyez-en
sûre, Mr. Bingley ne sort jamais sans lui.
 
— Tant mieux. J’espère qu’ils ne se rencontreront
pas du tout. Mais Jane n’est-elle pas en correspondance
avec la sœur ? Elle ne pourra résister au désir
d’aller la voir.
 
— Elle laissera, je pense, tomber cette relation.
 
Tout en faisant cette déclaration avec la même assurance
qu’elle avait prédit que Mr. Bingley n’aurait
pas la permission d’aller voir Jane, Elizabeth ressentait
au fond d’elle-même une anxiété qui, à la réflexion,
lui prouva qu’elle ne jugeait pas l’affaire
absolument désespérée. Après tout il était possible,
— elle allait même jusqu’à se dire probable, — que
l’amour de Mr. Bingley se réveillât, et que l’influence
des siens se trouvât moins forte que le pouvoir plus
naturel des attraits qui l’avaient charmé.
 
Jane accepta l’invitation de sa tante avec plaisir
et, si elle pensa aux Bingley, ce fut simplement pour
se dire que, Caroline n’habitant pas avec son frère,
elle pourrait, sans risquer de le rencontrer, passer
quelquefois une matinée avec elle.
 
Les Gardiner restèrent une semaine à Longbourn,
et entre les Philips, les Lucas, et les officiers de la
milice, il n’y eut pas une journée sans invitation.
Mrs. Bennet avait si bien pourvu à la distraction de
son frère et de sa belle-sœur qu’ils ne dînèrent pas
une seule fois en famille. Si l’on passait la soirée à la
maison, il ne manquait jamais d’y avoir comme convives
quelques officiers et parmi eux Mr. Wickham.
Dans ces occasions, Mrs. Gardiner, mise en éveil par
la sympathie avec laquelle Elizabeth lui avait parlé
de ce dernier, les observait tous deux avec attention.
Sans les croire très sérieusement épris l’un de
l’autre, le plaisir évident qu’ils éprouvaient à se
voir suffit à l’inquiéter un peu, et elle résolut de
représenter avant son départ à Elizabeth {{tiret|l’impru|l’imprudence}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/134==
{{tiret2|dence|l’imprudence}} qu’il y aurait à encourager un tel sentiment.
 
Indépendamment de ses qualités personnelles, Wickham
avait un moyen de se rendre agréable à Mrs. Gardiner.
Celle-ci, avant son mariage, avait habité un
certain temps la région dont il était lui-même originaire,
dans le Derbyshire. Ils avaient donc beaucoup
de connaissances communes et, bien qu’il eût quitté
le pays depuis cinq ans, il pouvait lui donner de ses
relations d’autrefois des nouvelles plus fraîches que
celles qu’elle possédait elle-même.
 
Mrs. Gardiner avait vu Pemberley, jadis, et avait
beaucoup entendu parler du père de Mr. Darcy. C’était
là un inépuisable sujet de conversation. Elle prenait
plaisir à comparer ses souvenirs de Pemberley avec
la description minutieuse qu’en faisait Wickham et à
dire son estime pour l’ancien propriétaire. Son interlocuteur
ne se montrait pas moins charmé qu’elle
par cette évocation du passé. Lorsqu’il lui raconta la
façon dont l’avait traité le fils elle essaya de se rappeler
ce qu’on disait de celui-ci au temps où il n’était
encore qu’un jeune garçon et, en fouillant dans sa
mémoire, il lui sembla avoir entendu dire que le jeune
Fitzwilliam Darcy était un enfant extrêmement orgueilleux
et désagréable.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|26|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXVI</div>
 
 
 
Mrs. Gardiner saisit la première occasion favorable
pour donner doucement à Elizabeth l’avertissement
qu’elle jugeait nécessaire. Après lui avoir dit franchement
ce qu’elle pensait, elle ajouta :
 
— Vous êtes, Lizzy, une fille trop raisonnable pour
vous attacher à quelqu’un simplement parce que l’on
cherche à vous en détourner, c’est pourquoi je ne
crains pas de vous parler avec cette franchise. Très
sérieusement, je voudrais que vous vous teniez sur
vos gardes : ne vous laissez pas prendre, — et ne laissez
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/135==
pas Mr. Wickham se prendre, — aux douceurs d’une
affection que le manque absolu de fortune de part et
d’autre rendrait singulièrement imprudente. Je n’ai
rien à dire contre lui ; c’est un garçon fort sympathique,
et s’il possédait la position qu’il mérite, je
crois que vous ne pourriez mieux choisir, mais, la
situation étant ce qu’elle est, il vaut mieux ne pas
laisser votre imagination s’égarer. Vous avez beaucoup
de bon sens et nous comptons que vous saurez
en user. Votre père a toute confiance dans votre jugement
et votre fermeté de caractère ; n’allez pas lui
causer une déception.
 
— Ma chère tante, voilà des paroles bien sérieuses !
 
— Oui, et j’espère vous décider à être sérieuse,
vous aussi.
 
— Eh bien ! Rassurez-vous, je vous promets d’être
sur mes gardes, et Mr. Wickham ne s’éprendra pas de
moi si je puis l’en empêcher.
 
— Elizabeth, vous n’êtes pas sérieuse en ce moment.
 
— Je vous demande pardon ; je vais faire tous mes
efforts pour le devenir. Pour l’instant je ne suis pas
amoureuse de Mr. Wickham. Non, très sincèrement,
je ne le suis pas, mais c’est, sans comparaison, l’homme
le plus agréable que j’aie jamais rencontré, et, s’il
s’attachait à moi… Non, décidément, il vaut mieux
que cela n’arrive pas ; je vois quel en serait le danger.
— Oh ! cet horrible Mr. Darcy ! — L’estime de mon
père me fait grand honneur, et je serais très malheureuse
de la perdre. Mon père, cependant, a un faible
pour Mr. Wickham. En résumé, ma chère tante, je
serais désolée de vous faire de la peine, mais puisque
nous voyons tous les jours que les jeunes gens qui
s’aiment se laissent rarement arrêter par le manque
de fortune, comment pourrais-je m’engager à me montrer
plus forte que tant d’autres en cas de tentation ?
Comment, même, pourrais-je être sûre qu’il est plus
sage de résister ? Aussi, tout ce que je puis vous promettre,
c’est de ne rien précipiter, de ne pas me hâter
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/136==
de croire que je suis l’unique objet des pensées de
Mr. Wickham. En un mot, je ferai de mon mieux.
 
— Peut-être serait-il bon de ne pas l’encourager
à venir aussi souvent ; tout au moins pourriez-vous ne
pas suggérer à votre mère de l’inviter.
 
— Comme je l’ai fait l’autre jour, dit Elizabeth qui
sourit à l’allusion. C’est vrai, il serait sage de m’en
abstenir. Mais ne croyez pas que ses visites soient
habituellement aussi fréquentes ; c’est en votre honneur
qu’on l’a invité si souvent cette semaine. Vous
connaissez les idées de ma mère sur la nécessité d’avoir
continuellement du monde pour distraire ses visiteurs.
En toute sincérité, j’essaierai de faire ce qui me semblera
le plus raisonnable. Et maintenant, j’espère que
vous voilà satisfaite.
 
Sur la réponse affirmative de sa tante, Elizabeth
la remercia de son affectueux intérêt et ainsi se termina
l’entretien, — exemple bien rare d’un avis donné en
pareille matière sans blesser le personnage qui le reçoit.
 
Mr. Collins revint en Hertfordshire après le départ
des Gardiner et de Jane, mais comme il descendit cette
fois chez les Lucas, son retour ne gêna pas beaucoup
Mrs. Bennet. Le jour du mariage approchant, elle
s’était enfin résignée à considérer l’événement comme
inévitable, et allait jusqu’à dire d’un ton désagréable
qu’elle « souhaitait qu’ils fussent heureux ».
 
Le mariage devant avoir lieu le jeudi, miss Lucas
vint le mercredi à Longbourn pour faire sa visite
d’adieu. Lorsqu’elle se leva pour prendre congé, Elizabeth,
confuse de la mauvaise grâce de sa mère et de
ses souhaits dépourvus de cordialité, sortit de la pièce
en même temps que Charlotte pour la reconduire.
Comme elles descendaient ensemble, celle-ci lui dit :
 
— Je compte recevoir souvent de vos nouvelles,
Elizabeth.
 
— Je vous le promets.
 
— Et j’ai une autre faveur à vous demander, celle
de venir me voir.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/137==
<br/>
 
— Nous nous rencontrerons souvent ici, je l’espère.
 
— Il est peu probable que je quitte le Kent d’ici
quelque temps. Promettez-moi donc de venir à Hunsford.
 
Elizabeth ne pouvait refuser, bien que la perspective
de cette visite la séduisît peu au premier abord.
 
— Mon père et Maria doivent venir me faire visite
en mars. Vous consentirez, je l’espère, à les accompagner,
et vous serez accueillie aussi chaudement
qu’eux-mêmes.
 
Le mariage eut lieu. Les mariés partirent pour le
Kent au sortir de l’église, et dans le public on échangea
les propos habituels en de telles circonstances.
 
Les premières lettres de Charlotte furent accueillies
avec empressement. On se demandait naturellement
avec curiosité comment elle parlerait de sa nouvelle
demeure, de lady Catherine, ei surtout de son bonheur.
Les lettres lues, Elizabeth vit que Chailotte s’exprimait
sur chaque point exactement comme elle l’avait
prévu. Elle écrivait avec beaucoup de gaieté, semblait
jouir d’une existence pleine de confort et louait tout
ce dont elle parlait : la maison, le mobilier, les voisins,
les routes ne laissaient rien à désirer et lady Catherine
se montrait extrêmement aimable et obligeante. Dans
tout cela on reconnaissait les descriptions de Mr. Collins
sous une forme plus tempérée. Elizabeth comprit
qu’il lui faudrait attendre d’aller à Hunsford pour
connaître le reste.
 
Jane avait déjà écrit quelques lignes pour annoncer
qu’elle avait fait bon voyage, et Elizabeth espérait
que sa seconde lettre parlerait un peu des Bingley.
Cet espoir eut le sort de tous les espoirs en général. Au
bout d’une semaine passée à Londres, Jane n’avait ni
vu Caroline, ni rien reçu d’elle. Ce silence, elle l’expliquait
en supposant que sa dernière lettre écrite de
Longbourn s’était perdue. « Ma tante, continuait-elle,
va demain dans leur quartier, et j’en profiterai pour
passer à Grosvenor Street. »
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/138==
<br/>
 
La visite faite, elle écrivit de nouveau : elle avait
vu miss Bingley. « Je n’ai pas trouvé à Caroline beaucoup
d’entrain, disait-elle, mais elle a paru très contente
de me voir et m’a reproché de ne pas lui avoir
annoncé mon arrivée à Londres. Je ne m’étais donc
pas trompée ; elle n’avait pas reçu ma dernière lettre.
J’ai naturellement demandé des nouvelles de son
frère : il va bien, mais est tellement accaparé par
Mr. Darcy que ses sœurs le voient à peine. J’ai appris
au cours de la conversation qu’elles attendaient miss
Darcy à dîner ; j’aurais bien aimé la voir. Ma visite
n’a pas été longue parce que Caroline et Mrs. Hurst
allaient sortir. Je suis sûre qu’elles ne tarderont pas à
me la rendre. »
 
Elizabeth hocha la tête en lisant cette lettre. Il
était évident qu’un hasard seul pouvait révéler à
Mr. Bingley la présence de sa sœur à Londres.
 
Un mois s’écoula sans que Jane entendît parler de
lui. Elle tâchait de se convaincre que ce silence la laissait
indifférente mais il lui était difficile de se faire
encore illusion sur les sentiments de miss Bingley.
Après l’avoir attendue de jour en jour pendant une
quinzaine, en lui trouvant chaque soir une nouvelle
excuse, elle la vit enfin apparaître. Mais la brièveté
de sa visite, et surtout le changement de ses manières,
lui ouvrirent cette fois les yeux. Voici ce qu’elle
écrivit à ce propos à sa sœur :
 
« Vous êtes trop bonne, ma chère Lizzy, j’en suis
sûre, pour vous glorifier d’avoir été plus perspicace
que moi quand je vous confesserai que je m’étais complètement
abusée sur les sentiments de miss Bingley
à mon égard. Mais, ma chère sœur, bien que les faits
vous donnent raison, ne m’accusez pas d’obstination
si j’affirme qu’étant données ses démonstrations passées,
ma confiance était aussi naturelle que vos soupçons.
Je ne comprends pas du tout pourquoi Caroline
a désiré se lier avec moi ; et si les mêmes circonstances
se représentaient, il serait possible que je m’y laisse
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/139==
prendre de nouveau. C’est hier seulement qu’elle m’a
rendu ma visite, et jusque-là elle ne m’avait pas donné
le moindre signe de vie. Il était visible qu’elle faisait
cette démarche sans plaisir : elle s’est vaguement
excusée de n’être pas venue plus tôt, n’a pas dit une
parole qui témoignât du désir de me revoir et m’a
paru en tout point tellement changée que lorsqu’elle
est partie j’étais parfaitement résolue à laisser tomber
nos relations. Je ne puis m’empêcher de la blâmer et
de la plaindre à la fois. Elle a eu tort de me témoigner
tant d’amitié, — car je puis certifier que toutes
les avances sont venues d’elle. Mais je la plains,
cependant, parce qu’elle doit sentir qu’elle a mal agi
et que sa sollicitude pour son frère en est la cause. Je
n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Je suis
étonnée seulement que ses craintes subsistent encore
à l’heure qu’il est ; car si son frère avait pour moi la
moindre inclination, il y a longtemps qu’il aurait
tâché de me revoir. Il sait certainement que je suis
à Londres ; une phrase de Caroline me l’a laissé à entendre.
 
« Je n’y comprends rien. J’aurais presque envie de
dire qu’il y a dans tout cela quelque chose de louche,
si je ne craignais de faire un jugement téméraire.
Mais je vais essayer de chasser ces pensées pénibles
pour me souvenir seulement de ce qui peut me rendre
heureuse : votre affection, par exemple, et l’inépuisable
bonté de mon oncle et de ma tante. Écrivez-moi
bientôt. Miss Bingley m’a fait comprendre que son
frère ne retournerait pas à Netherfield et résilierait
son bail, mais sans rien dire de précis. N’en parlons
pas, cela vaut mieux.
 
« Je suis très heureuse que vous ayez de bonnes nouvelles
de vos amis de Hunsford. Il faut que vous alliez
les voir avec sir William et Maria. Vous ferez là-bas,
j’en suis sûre, un agréable séjour. À vous affectueusement. »
 
Cette lettre causa quelque peine à Elizabeth, mais
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/140==
elle se réconforta bientôt par la pensée que Jane avait
cessé d’être dupe de miss Bingley. Du frère, il n’y avait
plus rien à espérer ; un retour à ses premiers sentiments
ne semblait même plus souhaitable à Elizabeth, tant
il avait baissé dans son estime. Son châtiment serait
d’épouser bientôt miss Darcy qui, sans doute, si
Wickham avait dit la vérité, lui ferait regretter amèrement
ce qu’il avait dédaigné.
 
À peu près vers cette époque, Mrs. Gardiner rappela
à sa nièce ce qu’elle lui avait promis au sujet de
Wickham et réclama d’être tenue au courant. La
réponse que fit Elizabeth était de nature à satisfaire
sa tante plutôt qu’elle-même. La prédilection que semblait
lui témoigner Wickham avait disparu ; son empressement
avait cessé ; ses soins avaient changé
d’objet. Elizabeth s’en rendait compte mais pouvait
constater ce changement sans en éprouver un vrai
chagrin. Son cœur n’avait été que légèrement touché,
et la conviction que seule la question de fortune l’avait
empêchée d’être choisie suffisait à satisfaire son amour-propre.
Un héritage inattendu de dix mille livres était
le principal attrait de la jeune fille à qui, maintenant,
s’adressaient ses hommages, mais Elizabeth, moins
clairvoyante ici, semblait-il, que, dans le cas de Charlotte,
n’en voulait point à Wickham de la prudence de
ses calculs. Au contraire, elle ne trouvait rien de plus
naturel, et, tout en supposant qu’il avait dû lui en
coûter un peu de renoncer à son premier rêve, elle
était prête à approuver la sagesse de sa conduite et
souhaitait sincèrement qu’il fût heureux.
 
Elizabeth disait en terminant sa lettre à Mrs. Gardiner :
 
« Je suis convaincue maintenant, ma chère tante,
que mes sentiments pour lui n’ont jamais été bien profonds,
autrement son nom seul me ferait horreur et je
lui souhaiterais toutes sortes de maux ; or, non seulement
je me sens pour lui pleine de bienveillance, mais
encore je n’en veux pas le moins du monde à miss King
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/141==
et ne demande qu’à lui reconnaître beaucoup de qualités.
Tout ceci ne peut vraiment pas être de l’amour ;
ma vigilance a produit son effet. Certes, je serais plus
intéressante si j’étais folle de chagrin, mais je préfère,
somme toute, la médiocrité de mes sentiments. Kitty
et Lydia prennent plus à cœur que moi la défection
de Mr. Wickham. Elles sont jeunes, et l’expérience ne
leur a pas encore appris que les jeunes gens les plus
aimables ont besoin d’argent pour vivre, tout aussi bien
que les autres. »
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">XXVII</div>
 
 
 
Sans autre événement plus notable que des promenades
à Meryton, tantôt par la boue et tantôt par la
gelée, janvier et février s’écoulèrent.
 
Mars devait amener le départ d’Elizabeth pour
Hunsford. Tout d’abord, elle n’avait pas songé sérieusement
à s’y rendre, mais bientôt, s’étant rendu
compte que Charlotte comptait véritablement sur sa
visite, elle en vint à envisager elle-même ce voyage
avec un certain plaisir. L’absence avait excité chez
elle le désir de revoir son amie et atténué en même
temps son antipathie pour Mr. Collins. Ce séjour mettrait
un peu de variété dans son existence, et, comme
avec sa mère et ses sœurs d’humeur si différente, la
maison n’était pas toujours un paradis, un peu de
changement serait, après tout, le bienvenu. Elle aurait
de plus l’occasion de voir Jane au passage. Bref, à
mesure que le jour du départ approchait, elle eût été
bien fâchée que le voyage fût remis.
 
Tout s’arrangea le mieux du monde, et selon les premiers
plans de Charlotte. Elizabeth devait partir avec
sir William et sa seconde fille ; son plaisir fut complet
lorsqu’elle apprit qu’on s’arrêterait une nuit à Londres.
 
Les adieux qu’elle échangea avec Mr. Wickham
furent pleins de cordialité, du côté de Mr. Wickham
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/124==
tout particulièrement. Ses projets actuels ne pouvaient
lui faire oublier qu’Elizabeth avait été la première
à attirer son attention, la première à écouter
ses confidences avec sympathie, la première à mériter
son admiration. Aussi, dans la façon dont il lui souhaita
un heureux séjour, en lui rappelant quel genre de personne
elle allait trouver en lady Catherine de Bourgh,
et en exprimant l’espoir que là comme ailleurs leurs
opinions s’accorderaient toujours, il y avait un intérêt,
une sollicitude à laquelle Elizabeth fut extrêmement
sensible, et, en le quittant, elle garda la conviction que,
marié ou célibataire, il resterait toujours à ses yeux le
modèle de l’homme aimable.
 
La distance jusqu’à Londres n’était que de vingt-quatre
milles et, partis dès le matin, les voyageurs
purent être chez les Gardiner à Gracechurch street
vers midi. Jane qui les guettait à une fenêtre du
salon s’élança pour les accueillir dans le vetibule. Le
premier regard d’Elizabeth fut pour scruter anxieusement
le visage de sa sœur et elle fut heureuse
de constater qu’elle avait bonne mine et qu’elle était
aussi fraîche et jolie qu’à l’ordinaire. Sur l’escalier se
pressait toute une bande de petits garçons et de petites
filles impatientes de voir leur cousine ; l’atmosphère
était joyeuse et accueillante, et la journée se passa
très agréablement, l’après-midi dans les magasins et
la soirée au théâtre.
 
Elizabeth s’arrangea pour se placer à côté de sa
tante. Elles commencèrent naturellement par s’entretenir
de Jane, et Elizabeth apprit avec plus de peine
que de surprise que sa sœur, malgré ses efforts pour se
dominer, avait encore des moments d’abattement.
Mrs. Gardiner donna aussi quelques détails sur la
visite de miss Bingley et rapporta plusieurs conversations
qu’elle avait eues avec Jane, qui prouvaient que
la jeune fille avait renoncé à cette relation d’une façon
définitive.
 
Mrs. Gardiner plaisanta ensuite sa nièce sur {{tiret|l’infi|l’infidélité}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/124==
{{tiret2|délité|l’infidélité}} de Wickham et la félicita de prendre les choses
d’une âme si tranquille.
 
— Mais comment est donc cette miss King ? Il me
serait pénible de penser que notre ami ait l’âme vénale.
 
— Pourriez-vous me dire, ma chère tante, quelle est
la différence entre la vénalité et la prudence ? Où finit
l’une et où commence l’autre ? À Noël, vous aviez peur
qu’il ne m’épousât ; vous regardiez ce mariage comme
une imprudence, et maintenant qu’il cherche à épouser
une jeune fille pourvue d’une modeste dot de dix mille
livres, vous voilà prête à le taxer de vénalité !
 
— Dites-moi seulement comment est miss King, je
saurai ensuite ce que je dois penser.
 
— C’est, je crois, une très bonne fille. Je n’ai jamais
entendu rien dire contre elle.
 
— Mais Mr. Wickham ne s’était jamais occupé
d’elle jusqu’au jour où elle a hérité cette fortune de
son grand-père ?
 
— Non ; pourquoi l’aurait-il fait ? S’il ne lui était
point permis de penser à moi parce que je n’avais pas
d’argent, comment aurait-il pu être tenté de faire la
cour à une jeune fille qui n’en avait pas davantage
et qui par surcroît lui était indifférente ?
 
— Il semble peu délicat de s’empresser auprès
d’elle sitôt après son changement de fortune.
 
— Un homme pressé par le besoin d’argent n’a pas
le temps de s’arrêter à des convenances que d’autres
ont le loisir d’observer. Si miss King n’y trouve rien à
redire, pourquoi serions-nous choquées ?
 
— L’indulgence de miss King ne le justifie point.
Cela prouve seulement que quelque chose lui manque
aussi, bon sens ou délicatesse.
 
— Eh bien ! s’écria Elizabeth, qu’il en soit comme
vous le voulez, et admettons une fois pour toutes
qu’elle est sotte, et qu’il est, lui, un coureur de dot.
 
— Non, Lizzy, ce n’est pas du tout ce que je veux.
Il m’est pénible de porter ce jugement sévère sur un
jeune homme originaire du Derbyshire.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/144==
<br/>
 
— Oh ! quant à cela, j’ai une assez pauvre opinion
des jeunes gens du Derbyshire ; et leurs intimes amis
du Hertfordshire ne valent pas beaucoup mieux. Je
suis excédée des uns et des autres, Dieu merci ! Je
vais voir demain un homme totalement dépourvu de
sens, d’intelligence et d’éducation, et je finis par croire
que ces gens-là seuls sont agréables à fréquenter !
 
— Prenez garde, Lizzy, voilà un discours qui sent
fort le désappointement.
 
Avant la fin de la représentation, Elizabeth eut
le plaisir très inattendu de se voir inviter par son
oncle et sa tante à les accompagner dans le voyage
d’agrément qu’ils projetaient pour l’été suivant.
 
— Nous n’avons pas encore décidé où nous irons.
Peut-être dans la région des Lacs.
 
Nul projet ne pouvait être plus attrayant pour
Elizabeth et l’invitation fut acceptée avec empressement
et reconnaissance.
 
— Ô ma chère tante, s’écria-t-elle ravie, vous me
transportez de joie ! Quelles heures exquises nous passerons
ensemble ! Adieu, tristesses et déceptions ! Nous
oublierons les hommes en contemplant les montagnes !
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|28|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXVIII</div>
 
 
 
Dans le voyage du lendemain, tout parut nouveau
et intéressant à Elizabeth. Rassurée sur la santé de
Jane par sa belle mine et ravie par la perspective de
son voyage dans le Nord, elle se sentait pleine d’entrain
et de gaieté.
 
Quand on quitta la grand’route pour prendre le
chemin de Hunsford, tous cherchèrent des yeux le
presbytère, s’attendant à le voir surgir à chaque tournant.
Leur route longeait d’un côté la grille de Rosings
Park. Elizabeth sourit en se souvenant de tout
ce qu’elle avait entendu au sujet de sa propriétaire.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/145==
<br/>
 
Enfin, le presbytère apparut. Le jardin descendant
jusqu’à la route, les palissades vertes, la haie de lauriers,
tout annonçait qu’on était au terme du voyage.
Mr. Collins et Charlotte se montrèrent à la porte, et
la voiture s’arrêta devant la barrière, séparée de la
maison par une courte avenue de lauriers.
 
Mrs. Collins reçut son amie avec une joie si vive
qu’Elizabeth, devant cet accueil affectueux, se félicita
encore davantage d’être venue. Elle vit tout de
suite que le mariage n’avait pas changé son cousin
et que sa politesse était toujours aussi cérémonieuse.
Il la retint plusieurs minutes à la porte pour s’informer
de toute sa famille, puis après avoir, en passant, fait
remarquer le bel aspect de l’entrée, il introduisit ses
hôtes sans plus de délai dans la maison.
 
Au salon, il leur souhaita une seconde fois la bienvenue
dans son modeste presbytère et répéta, ponctuellement
les offres de rafraîchissements que sa
femme faisait aux voyageurs.
 
Elizabeth s’attendait à le voir briller de tout son
éclat, et, pendant qu’il faisait admirer les belles proportions
du salon, l’idée lui vint qu’il s’adressait particulièrement
à elle comme s’il souhaitait de lui faire
sentir tout ce qu’elle avait perdu en refusant de
l’épouser. Il lui eût été difficile pourtant d’éprouver
le moindre regret, et elle s’étonnait plutôt que son
amie, vivant avec un tel compagnon, pût avoir l’air
aussi joyeux. Toutes les fois que Mrs. Collins proférait
quelque sottise, — et la chose n’était pas rare, —
les yeux d’Elizabeth se tournaient involontairement
vers sa femme. Une ou deux fois, elle crut surprendre
sur son visage une faible rougeur, mais la plupart du
temps, Charlotte, très sagement, avait l’air de ne pas
entendre.
 
Après avoir tenu ses visiteurs assez longtemps pour
leur faire admirer en détail le mobilier, depuis le bahut
jusqu’au garde-feu, et entendre le récit de leur voyage,
Mr. Collins les emmena faire le tour du jardin qui
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/146==
était vaste, bien dessiné, et qu’il cultivait lui-même.
Travailler dans son jardin était un de ses plus grands
plaisirs. Elizabeth admira le sérieux avec lequel Charlotte
vantait la salubrité de cet exercice et reconnaissait
qu’elle encourageait son mari à s’y livrer le plus
possible. Mr. Collins les conduisit dans toutes les allées
et leur montra tous les points de vue avec, une minutie
qui en faisait oublier le pittoresque. Mais de toutes
les vues que son jardin, la contrée et même le royaume
pouvaient offrir, aucune n’était comparable à celle du
manoir de Rosings qu’une trouée dans les arbres du
parc permettait d’apercevoir presque en face du presbytère.
C’était un bel édifice de construction moderne,
fort bien situé sur une éminence.
 
Après le jardin, Mr. Collins voulut leur faire faire le
tour de ses deux prairies, mais les dames, qui n’étaient
point chaussées pour affronter les restes d’une gelée
blanche, se récusèrent, et tandis qu’il continuait sa
promenade avec sir William, Charlotte ramena sa
sœur et son amie à la maison, heureuse sans doute de
pouvoir la leur faire visiter sans l’aide de son mari.
Petite, mais bien construite, elle était commodément
agencée et tout y était organisé avec un ordre et une
intelligence dont Elizabeth attribua tout l’honneur à
Charlotte. Cette demeure, évidemment, était fort plaisante
à condition d’en oublier le maître, et en voyant
à quel point Charlotte se montrait satisfaite, Elizabeth
conclut qu’elle l’oubliait souvent.
 
On avait tout de suite prévenu les arrivants que
lady Catherine était encore à la campagne. On reparla
d’elle au dîner et Mr. Collins observa :
 
— Oui, miss Elizabeth, vous aurez l’honneur de
voir lady Catherine de Bourgh dimanche prochain,
et certainement elle vous charmera. C’est l’aménité
et la bienveillance en personne, et je ne doute pas
qu’elle n’ait la bonté de vous adresser la parole à
l’issue de l’office. Je ne crois pas m’avancer en vous
annonçant qu’elle vous comprendra ainsi que ma.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/147==
sœur Maria dans les invitations qu’elle nous fera pendant
votre séjour ici. Sa manière d’être à l’égard de
ma chère Charlotte est des plus aimables : nous dînons
à Rosings deux fois par semaine, et jamais Sa Grâce
ne nous laisse revenir à pied : sa voiture est toujours
prête pour nous ramener ; — je devrais dire une de
ses voitures, car Sa Grâce en a plusieurs.
 
— Lady Catherine est une femme intelligente et
respectable, appuya Charlotte, et c’est pour nous une
voisine remplie d’attentions.
 
— Très juste, ma chère amie ; je le disais à l’instant.
C’est une personne pour laquelle on ne peut
avoir trop de déférence.
 
La soirée se passa tout entière à parler du Hertfordshire.
Une fois retirée dans la solitude de sa
chambre, Elizabeth put méditer à loisir sur le bonheur
dont semblait jouir son amie. À voir avec quel
calme Charlotte supportait son mari, avec quelle
adresse elle le gouvernait, Elizabeth fut obligée de
reconnaître qu’elle s’en tirait à merveille.
 
Dans l’après-midi du jour suivant, pendant qu’elle
s’habillait pour une promenade, un bruit soudain parut
mettre toute la maison en rumeur ; elle entendit quelqu’un
monter précipitamment l’escalier en l’appelant à
grands cris. Elle ouvrit la porte et vit sur le palier
Maria hors d’haleine.
 
— Elizabeth, venez vite voir quelque chose d’intéressant !
Je ne veux pas vous dire ce que c’est. Dépêchez-vous
et descendez tout de suite à la salle à
manger !
 
Sans pouvoir obtenir un mot de plus de Maria, elle
descendit rapidement avec elle dans la salle à manger,
qui donnait sur la route, et, de là, vit deux dames dans
un petit phaéton arrêté à la barrière du jardin.
 
— C’est tout cela ! s’exclama Elizabeth. Je pensais
pour le moins que toute la basse-cour avait envahi
le jardin, et vous n’avez à me montrer que lady Catherine
et sa fille !
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/148==
<br/>
 
— Oh ! ma chère, dit Maria scandalisée de sa méprise,
ce n’est pas lady Catherine, c’est miss Jenkins,
la dame de compagnie, et miss de Bourgh. Regardez-la.
Quelle petite personne ! Qui aurait pu la croire si
mince et si chétive ?
 
— Quelle impolitesse de retenir Charlotte dehors
par un vent pareil ! Pourquoi n’entre-t-elle pas ?
 
— Charlotte dit que cela ne lui arrive presque jamais.
C’est une véritable faveur quand miss de Bourgh
consent à entrer.
 
— Son extérieur me plaît, murmura Elizabeth dont
la pensée était ailleurs. Elle a l’air maussade et maladive.
Elle lui conviendra très bien ; c’est juste la
femme qu’il lui faut.
 
Mr. Collins et Charlotte étaient toutes les deux à
la porte, en conversation avec ces dames, sir William
debout sur le perron ouvrait de grands yeux en contemplant
ce noble spectacle, et, au grand amusement
d’Elizabeth, saluait chaque fois que miss de
Bourgh regardait de son côté.
 
Enfin, ces dames repartirent, et tout le monde
rentra dans la maison. Mr. Collins, en apercevant les
jeunes filles, les félicita de leur bonne fortune et Charlotte
expliqua qu’ils étaient tous invités à dîner à
Rosings pour le lendemain.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">XXIX</div>
 
 
 
Mr. Collins exultait.
 
— J’avoue, dit-il, que je m’attendais un peu à ce
que Sa Grâce nous demandât d’aller dimanche prendre
le thé et passer la soirée avec elle. J’en étais presque
sûr, tant je connais sa grande amabilité. Mais qui
aurait pu imaginer que nous recevrions une invitation
à dîner, — une invitation pour tous les cinq, — si
tôt après votre arrivée ?
 
— C’est une chose qui me surprend moins, répliqua
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/149==
sir William, ma situation m’ayant permis de me familiariser
avec les usages de la haute société. À la
cour, les exemples d’une telle courtoisie ne sont pas
rares.
 
On ne parla guère d’autre chose ce jour-là et pendant
la matinée qui suivit. Mr. Collins s’appliqua à
préparer ses hôtes aux grandeurs qui les attendaient
afin qu’ils ne fussent pas trop éblouis par la vue des
salons, le nombre des domestiques et la magnificence
du dîner. Quand les dames montèrent pour s’apprêter,
il dit à Elizabeth :
 
— Ne vous faites pas de souci, ma chère cousine,
au sujet de votre toilette. Lady Catherine ne réclame
nullement de vous l’élégance qui sied à son rang et à
celui de sa fille. Je vous conseille simplement de mettre
ce que vous avez de mieux. Faire plus serait inutile.
Ce n’est pas votre simplicité qui donnera de vous une
moins bonne opinion à lady Catherine ; elle aime que
les différences sociales soient respectées.
 
Pendant qu’on s’habillait, il vint plusieurs fois aux
portes des différentes chambres pour recommander
de faire diligence, car lady Catherine n’aimait pas
qu’on retardât l’heure de son dîner.
 
Tous ces détails sur lady Catherine et ses habitudes
finissaient par effrayer Maria, et sir William n’avait
pas ressenti plus d’émotion lorsqu’il avait été présenté
à la cour que sa fille n’en éprouvait à l’idée de
passer le seuil du château de Rosings.
 
Comme le temps était doux, la traversée du parc
fut une agréable promenade. Chaque parc a sa beauté
propre ; ce qu’Elizabeth vit de celui de Rosings l’enchanta,
bien qu’elle ne pût manifester un enthousiasme
égal à celui qu’attendait Mr. Collins et qu’elle
accueillît avec une légère indifférence les renseignements
qu’il lui donnait sur le nombre des fenêtres du
château et la somme que sir Lewis de Bourgh avait
dépensée jadis pour les faire vitrer.
 
La timidité de Maria augmentait à chaque marche
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/150==
du perron et sir William lui-même paraissait un peu
troublé.
 
Après avoir passé le grand hall d’entrée, dont Mr. Collins
en termes lyriques fit remarquer les belles proportions
et la décoration élégante, ils traversèrent
une antichambre et le domestique les introduisit dans
la pièce où se trouvait lady Catherine en compagnie de
sa fille et de Mrs. Jenkinson. Avec une grande condescendance,
Sa Grâce se leva pour les accueillir et
comme Mrs. Çollins avait signifié à son mari qu’elle se
chargeait des présentations, tout se passa le mieux
du monde. Malgré son passage à la cour, sir William
était tellement impressionné par la splendeur qui l’entourait
qu’il eut juste assez de présence d’esprit pour
faire un profond salut et s’asseoir sans mot dire. Sa
fille, à moitié morte de peur, s’assit sur le bord d’une
chaise, ne sachant de quel côté partager ses regards.
Elizabeth, au contraire, avait tout son sang-froid et
put examiner avec calme les trois personnes qu’elle
avait devant elle.
 
Lady Catherine était grande, et ses traits fortement
accentués avaient dû être beaux. Son expression
n’avait rien d’aimable, pas plus que sa manière d’accueillir
ses visiteurs n’était de nature à leur faire oublier
l’infériorité de leur rang. Elle ne gardait pas un
silence hautain, mais elle disait tout d’une voix impérieuse
qui marquait bien le sentiment qu’elle avait
de son importance. Elizabeth se rappela ce que lui
avait dit Wickham et, de ce moment, fut persuadée
que lady Catherine répondait exactement au portrait
qu’il lui en avait fait.
 
Miss de Bourgh n’offrait aucune ressemblance avec
sa mère et Elizabeth fut presque aussi étonnée que
Maria de sa petite taille et de sa maigreur. Elle parlait
peu, si ce n’est à voix basse en s’adressant à Mrs. Jenkinson.
Celle-ci, personne d’apparence insignifiante,
était uniquement occupée à écouter miss de Bourgh
et à lui rendre de menus services.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/151==
<br/>
 
Au bout de quelques minutes lady Catherine invita
ses visiteurs à se rendre tous à la fenêtre pour admirer
la vue. Mr. Collins s’empressa de leur détailler les
beautés du paysage tandis que lady Catherine les
informait avec bienveillance que c’était beaucoup
plus joli en été.
 
Le repas fut magnifique. On y vit tous les domestiques,
toutes les pièces d’argenterie que Mr. Collins
avait annoncés. Comme il l’avait également prédit, sur
le désir exprimé par lady Catherine, il prit place en face
d’elle, marquant par l’expression de son visage qu’en
ce monde, aucun honneur plus grand ne pouvait lui
échoir. Il découpait, mangeait, et faisait des compliments
avec la même allégresse joyeuse. Chaque nouveau
plat était d’abord célébré par lui, puis par sir
William qui, maintenant remis de sa première émotion,
faisait écho à tout ce que disait son gendre. À
la grande surprise d’Elizabeth, une admiration aussi
excessive paraissait enchanter lady Catherine qui souriait
gracieusement. La conversation n’était pas très
animée. Elizabeth aurait parlé volontiers si elle en
avait eu l’occasion, mais elle était placée entre Charlotte
et miss de Bourgh : la première était absorbée par
l’attention qu’elle prêtait à lady Catherine et la seconde
n’ouvrait pas la bouche. Mrs. Jenkinson ne
parlait que pour remarquer que miss de Bourgh ne
mangeait pas, et pour exprimer la crainte qu’elle ne
fût indisposée. Maria n’aurait jamais osé dire un
mot, et les deux messieurs ne faisaient que manger et
s’extasier.
 
De retour au salon, les dames n’eurent qu’à écouter
lady Catherine qui parla sans interruption jusqu’au
moment où le café fut servi, donnant son avis sur
toutes choses d’un ton qui montrait qu’elle ignorait
la contradiction. Elle interrogea familièrement Charlotte
sur son intérieur et lui donna mille conseils pour
la conduite de son ménage et de sa basse-cour. Elizabeth
vit qu’aucun sujet n’était au-dessus de cette
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/152==
grande dame, pourvu qu’elle y trouvât une occasion
de diriger et de régenter ses semblables. Entre temps,
elle posa toutes sortes de questions aux deux jeunes
filles et plus particulièrement à Elizabeth sur le
compte de laquelle elle se trouvait moins renseignée et
qui, observa-t-elle à Mrs. Collins, « paraissait une petite
jeune fille gentille et bien élevée ».
 
Elle lui demanda combien de sœurs elle avait, si
aucune n’était sur le point de se marier, si elles étaient
jolies, où elles avaient été élevées, quel genre d’équipage
avait son père et quel était le nom de jeune fille
de sa mère. Elizabeth trouvait toutes ces questions
assez indiscrètes mais y répondit avec beaucoup de
calme. Enfin lady Catherine observa :
 
— Le domaine de votre père doit revenir à Mr. Collins,
n’est-ce pas ? — J’en suis heureuse pour vous, dit-elle
en se tournant vers Charlotte, — autrement je
n’approuve pas une disposition qui dépossède les
femmes héritières en ligne directe. On n’a rien fait
de pareil dans la famille de Bourgh. Jouez-vous du
piano et chantez-vous, miss Bennet ?
 
— Un peu.
 
— Alors, un jour ou l’autre nous serons heureuses
de vous entendre. Notre piano est excellent, probablement
supérieur à… Enfin, vous l’essaierez. Vos sœurs,
sont-elles aussi musiciennes ?
 
— L’une d’elles, oui, madame.
 
— Pourquoi pas toutes ? Vous auriez dû prendre
toutes des leçons. Les demoiselles Webb sont toutes
musiciennes et leur père n’a pas la situation du vôtre.
Faites-vous du dessin ?
 
— Pas du tout.
 
— Quoi, aucune d’entre vous ?
 
— Aucune.
 
— Comme c’est étrange ! Sans doute l’occasion
vous aura manqué. Votre mère aurait dû vous mener
à Londres, chaque printemps, pour vous faire prendre
des leçons.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/153==
<br/>
 
— Je crois que ma mère l’eût fait volontiers, mais
mon père a Londres en horreur.
 
— Avez-vous encore votre institutrice ?
 
— Nous n’en avons jamais eu.
 
— Bonté du ciel ! cinq filles élevées à la maison
sans institutrice ! Je n’ai jamais entendu chose pareille !
Quel esclavage pour votre mère !
 
Elizabeth ne put s’empêcher de sourire et affirma
qu’il n’en avait rien été.
 
— Alors, qui vous faisait travailler ? Qui vous surveillait ?
Sans institutrice ? Vous deviez être bien
négligées.
 
— Mon Pieu, madame, toutes celles d’entre nous
qui avaient le désir de s’instruire en ont eu les moyens.
On nous encourageait beaucoup à lire et nous avons eu
tous les maîtres nécessaires. Assurément, celles qui le
préféraient étaient libres de ne rien faire,
 
— Bien entendu, et c’est ce que la présence d’une
institutrice aurait empêché. Si j’avais connu votre
mère, j’aurais vivement insisté pour qu’elle en prît
une. On ne saurait croire le nombre de familles auxquelles
j’en ai procuré. Je suis toujours heureuse, quand
je le puis, de placer une jeune personne dans de bonnes
conditions, Grâce à moi quatre nièces de Mrs. Jenkinson
ont été pourvues de situations fort agréables.
Vous ai-je dit, mistress Collins, que lady Metcalfe est
venue me voir hier pour me remercier ? Il paraît que
miss Pape est une véritable perle. Parmi vos jeunes
sœurs, y en a-t-il qui sortent déjà, miss Bennet ?
 
— : Oui, madame, toutes.
 
— Toutes ? Quoi ? Alors toutes les cinq à la fois !
Et vous n’êtes que la seconde, et les plus jeunes sortent
avant que les aînées soient mariées ? Quel âge ont-elles
donc ?
 
— La dernière n’a pas encore seize ans. C’est peut-être
un peu tôt pour aller dans le monde, mais, madame,
ne serait-il pas un peu dur pour des jeunes filles
d’être privées de leur part légitime de plaisirs parce
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/154==
que les aînées n’ont pas l’occasion ou le désir de se
marier de bonne heure ?
 
— En vérité, dit lady Catherine, vous donnez votre
avis avec bien de l’assurance pour une si jeune personne.
Quel âge avez-vous donc ?
 
— Votre Grâce doit comprendre, répliqua Elizabeth
en souriant, qu’avec trois jeunes sœurs qui vont
dans lé monde, je ne me soucie plus d’avouer mon
âge.
 
Cette réponse parut interloquer lady Catherine.
Elizabeth était sans doute la première créature assez
téméraire pour s’amuser de sa majestueuse impertinence.
 
— Vous ne devez pas avoir plus de vingt ans. Vous
n’avez donc aucune raison de cacher votre âge.
 
— Je n’ai pas encore vingt et un ans.
 
Quand les messieurs revinrent et qu’on eut pris le
thé, les tables de jeu furent apportées. Lady Catherine,
sir William, Mr. et Mrs. Collins s’installèrent
pour une partie de « quadrille ». Miss de Bourgh préférait
le « casino » ; les deux jeunes filles et Mrs. Jenkinson
eurent donc l’honneur de jouer avec elle une
partie remarquablement ennuyeuse. On n’ouvrait la
bouche, à leur table, que pour parler du jeu, sauf
lorsque Mrs. Jenkinson exprimait la crainte que miss
de Bourgh eût trop chaud, trop froid, ou qu’elle fût
mal éclairée.
 
L’autre table était beaucoup plus animée. C’était
lady Catherine qui parlait surtout pour noter les
fautes de ses partenaires ou raconter des souvenirs
personnels. Mr. Collins approuvait tout ce que disait
Sa Grâce, la remerciant chaque fois qu’il gagnait une
fiche et s’excusant lorsqu’il avait l’impression d’en
gagner trop. Sir William parlait peu : il tâchait de
meubler sa mémoire d’anecdotes et de noms aristocratiques.
 
Lorsque lady Catherine et sa fille en eurent assez du
jeu, on laissa les cartes, et la voiture fut proposée à
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/155==
Mrs. Collins qui l’accepta avec gratitude. La société
se réunit alors autour du feu pour écouter lady Catherine
décider quel temps il ferait le lendemain, puis, la
voiture étant annoncée, Mr. Collins réitéra ses remerciements,
sir William multiplia les saluts, et l’on se
sépara.
 
À peine la voiture s’était-elle ébranlée qu’Elizabeth
fut invitée par son cousin à dire son opinion
sur ce qu’elle avait vu à Rosings. Par égard pour
Charlotte, elle s’appliqua à la donner aussi élogieuse
que possible ; mais ses louanges, malgré la peine qu’elle
prenait pour les formuler, ne pouvaient satisfaire
Mr. Collins qui ne tarda pas à se charger lui-même du
panégyrique de Sa Grâce.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">XXX</div>
 
 
 
Sir William ne demeura qu’une semaine à Hunsford,
mais ce fut assez pour le convaincre que sa fille
était très confortablement installée et qu’elle avait un
mari et une voisine comme on en rencontre peu souvent.
 
Tant que dura le séjour de sir William, Mr. Collins
consacra toutes ses matinées à le promener en cabriolet
pour lui montrer les environs. Après son
départ, chacun retourna à ses occupations habituelles
et Elizabeth fut heureuse de constater que ce changement
ne leur imposait pas davantage la compagnie de
son cousin. Il employait la plus grande partie de ses
journées à lire, à écrire, ou à regarder par la fenêtre
de son bureau qui donnait sur la route. La pièce où se
réunissaient les dames était située à l’arrière de la
maison. Elizabeth s’était souvent demandé pourquoi
Charlotte ne préférait pas se tenir dans la salle à
manger, pièce plus grande et plus agréable, mais elle
devina bientôt la raison de cet arrangement : Mr. Collins
aurait certainement passé moins de temps dans
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/156==
son bureau si l’appartement de sa femme avait présenté
les mêmes agréments que le sien. Du salon, on
n’apercevait pas la route. C’est donc par Mr. Collins
que ces dames apprenaient combien de voitures
étaient passées et surtout s’il avait aperçu miss de
Bourgh dans son phaéton, chose dont il ne manquait
jamais de venir les avertir, bien que cela arrivât
presque journellement.
 
Miss de Bourgh s’arrêtait assez souvent devant le
presbytère et causait quelques minutes avec Charlotte,
mais d’ordinaire sans descendre de voiture. De temps
en temps, lady Catherine elle-même venait honorer
le presbytère de sa visite. Alors son regard observateur
ne laissait rien échapper de ce qui se passait autour
d’elle. Elle s’intéressait aux occupations de chacun,
examinait le travail des jeunes filles, leur conseillait
de s’y prendre d’une façon différente, critiquait l’arrangement
du mobilier, relevait les négligences de la
domestique et ne semblait accepter la collation qui lui
était offerte qute pour pouvoir déclarer à Mrs. Collins
que sa table était trop abondamment servie pour le
nombre de ses convives.
 
Elizabeth s’aperçut vite que, sans faire partie de la
justice de paix du comté, cette grande dame jouait le
rôle d’un véritable magistrat dans la paroisse, dont les
moindres incidents lui étaient rapportés par Mr. Collins.
Chaque fois que des villageois se montraient querelleurs,
mécontents ou disposés à se plaindre de leur
pauvreté, vite elle accourait dans le pays, réglait les
différends, faisait taire les plaintes et ses admonestations
avaient bientôt rétabli l’harmonie, le contentement
et la prospérité.
 
Le plaisir de dîner à Rosings se renouvelait environ
deux fois par semaine. À part l’absence de sir William
et le fait qu’on n’installait plus qu’une table de jeu, ces
réceptions ressemblaient assez exactement à la première.
Les autres invitations étaient rares, la société
du voisinage, en général, menant un train qui n’était
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/148==
pas à la portée des Collins. Elizabeth ne le regrettait
pas et, somme toute, ses journées coulaient agréablement.
Elle avait avec Charlotte de bonnes heures de
causerie et, la température étant très belle pour la
saison, elle prenait grand plaisir à se promener. Son
but favori était un petit bois qui longeait un des côtés
du parc et elle s’y rendait souvent pendant que ses
cousins allaient faire visite à Rosings. Elle y avait
découvert un délicieux sentier ombragé que personne
ne paraissait rechercher, et où elle se sentait à l’abri
des curiosités indiscrètes de lady Catherine.
 
Ainsi s’écoula paisiblement la première quinzaine de
son séjour à Hunsford. Pâques approchait, et la
semaine sainte devait ajouter un appoint important
à la société de Rosings. Peu après son arrivée, Elizabeth
avait entendu dire que Mr. Darcy était attendu
dans quelques semaines et, bien que peu de personnes
dans ses relations lui fussent moins sympathiques, elle
pensait néanmoins que sa présence donnerait un peu
d’intérêt aux réceptions de Rosings. Sans doute aussi
aurait-elle l’amusement de constater l’inanité des espérances
de miss Bingley en observant la conduite de
Mr. Darcy à l’égard de sa cousine à qui lady Catherine
le destinait certainement. Elle avait annoncé son
arrivée avec une grande satisfaction, parlait de lui en
termes de la plus haute estime, et avait paru presque
désappointée de découvrir que son neveu n’était pas
un inconnu pour miss Lucas et pour Elizabeth.
 
Son arrivée fut tout de suite connue au presbytère,
car Mr. Collins passa toute la matinée à se promener
en vue de l’entrée du château afin d’en être le premier
témoin ; après avoir fait un profond salut du
côté de la voiture qui franchissait la grille, il se précipita
chez lui avec la grande nouvelle.
 
Le lendemain matin, il se hâta d’aller à Rosings
offrir ses hommages et trouva deux neveux de lady
Catherine pour les recevoir, car Darcy avait amené
avec lui le colonel Fitzwilliam, son cousin, fils cadet de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/158==
lord ***, et la surprise fut grande au presbytère quand
on vit revenir Mr. Collins en compagnie des deux jeunes
gens.
 
Du bureau de son mari Charlotte les vit traverser
la route et courut annoncer aux jeunes filles l’honneur
qui leur était fait :
 
— Eliza, c’est à vous que nous devons cet excès de
courtoisie. Si j’avais été seule, jamais Mr. Darcy n’aurait
été aussi pressé de venir me présenter ses hommages.
 
Elizabeth avait à peine eu le temps de protester
lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit et, un
instant après, ces messieurs faisaient leur entrée dans
le salon.
 
Le colonel Fitzwilliam, qui paraissait une trentaine
d’années, n’était pas un bel homme mais il avait une
grande distinction dans l’extérieur et dans les manières.
Mr. Darcy était tel qu’on l’avait vu en Hertfordshire.
Il présenta ses compliments à Mrs. Collins
avec sa réserve habituelle et, quels que fussent ses sentiments
à l’égard de son amie, s’inclina<ref>WS :sinclina -> s’inclina</ref> devant elle d’un
air parfaitement impassible. Elizabeth, sans mot dire,
répondit par une révérence.
 
Le colonel Fitzwilliâm avait engagé la conversation
avec toute la facilité et l’aisance d’un homme du
monde mais son cousin, après une brève remarque
adressée à Mrs. Collins sur l’agrément de sa maison,
resta quelque temps sans parler. À la fin il sortit de
son mutisme et s’enquit auprès d’Elizabeth de la santé
des siens. Elle répondit que tous allaient bien, puis,
après une courte pause, ajouta :
 
— Ma sœur aînée vient de passer trois mois à
Londres ; vous ne l’avez pas rencontrée ?
 
Elle était parfaitement sûre du contraire mais voulait
voir s’il laisserait deviner qu’il était au courant
de ce qui s’était passé entre les Bingley et Jane. Elle
crut surprendre un peu d’embarras dans la manière
dont il répondit qu’il n’avait pas eu le plaisir de rencontrer
miss Bennet.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/159==
<br/>
 
Le sujet fut abandonné aussitôt et, au bout de
quelques instants, les deux jeunes gens prirent congé.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">XXXI</div>
 
 
 
Les habitants du presbytère goûtèrent beaucoup
les manières du colonel Fitzwilliam et les dames, en
particulier, eurent l’impression que sa présence ajouterait
beaucoup à l’intérêt des réceptions de lady
Catherine. Plusieurs jours s’écoulèrent cependant sans
amener de nouvelle invitation, — la présence des visiteurs
au château rendait les Collins moins nécessaires,
— et ce fut seulement le jour de Pâques, à la sortie de
l’office, qu’ils furent priés d’aller passer la soirée à
Rosings. De toute la semaine précédente, ils avaient
très<ref>WS : trés -> très</ref> peu vu lady Catherine et sa fille ; le colonel Fitzwilliam
était entré plusieurs fois au presbytère, mais
on n’avait aperçu Mr. Darcy qu’à l’église.
 
L’invitation fut acceptée comme de juste et, à une
heure convenable, les Collins et leurs hôtes se joignaient
à la société réunie dans le salon de lady Catherine. Sa
Grâce les accueillit aimablement, mais il était visible
que leur compagnie comptait beaucoup moins pour
elle qu’en temps ordinaire. Ses neveux absorbaient la
plus grande part de son attention et c’est aux deux
jeunes gens, à Darcy surtout, qu’elle s’adressait de
préférence.
 
Le colonel Fitzwilliam marqua beaucoup de satisfaction
en voyant arriver les Collins. Tout, à Rosings,
lui semblait une heureuse diversion et la jolie amie de
Mrs. Collins lui avait beaucoup plu. Il s’assit auprès
d’elle et se mit à l’entretenir si agréablement du Kent
et du Hertfordshire, du plaisir de voyager et de celui de
rester chez soi, de musique et de lecture, qu’Elizabeth
fut divertie comme jamais encore elle ne l’avait été
dans ce salon. Ils causaient avec un tel entrain qu’ils
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/160==
attirèrent l’attention de lady Catherine ; les yeux de
Mr. Darcy se tournèrent aussi de leur côté avec une
expression de curiosité ; quant à Sa Grâce, elle manifesta
bientôt le même sentiment en interpellant son
neveu : »
 
— Eh ! Fitzwilliam ? de quoi parlez-vous ? Que
racontez-vous donc à miss Bennet ?
 
— Nous parlions musique, madame, dit-il enfin, ne
pouvant plus se dispenser de répondre.
 
— Musique ! Alors, parlez plus haut ; ce sujet m’intéresse.
Je crois vraiment qu’il y a peu de personnes en
Angleterre qui aiment la musique autant que moi, ou
l’apprécient avec plus de goût naturel. J’aurais eu
sans doute beaucoup de talent, si je l’avais apprise ;
Anne aussi aurait joué délicieusement, si sa santé lui
avait permis d’étudier le piano. Et Georgiana, fait-elle
beaucoup de progrès ?
 
Mr. Darcy répondit par un fraternel éloge du talent
de sa sœur.
 
— Ce que vous m’apprenez là me fait grand plaisir ;
mais dites-lui bien qu’il lui faut travailler sérieusement
si elle veut arriver à quelque chose.
 
— Je vous assure, madame, qu’elle n’a pas besoin
de ce conseil, car elle étudie avec beaucoup d’ardeur.
 
— Tant mieux, elle ne peut en faire trop et je le lui
redirai moi-même quand je lui écrirai. C’est un conseil
que je donne toujours aux jeunes filles et j’ai dit bien
des fois à miss Bennet qu’elle devrait faire plus d’exercices.
Puisqu’il n’y a pas de piano chez Mrs. Collins,
elle peut venir tous les jours ici pour étudier sur celui
qui est dans la chambre de Mrs. Jenkinson. Dans cette
partie de la maison, elle serait sûre de ne déranger
personne.
 
Mr. Darcy, un peu honteux d’entendre sa tante
parler avec si peu de tact, ne souffla mot.
 
Quant on eut pris le café, le colonel Fitzwilliam rappela
qu’Elizabeth lui avait promis un peu de musique.
Sans se faire prier elle s’installa devant le piano et il
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/161==
transporta son siège auprès d’elle. Lady Catherine
écouta la moitié du morceau et se remit à parler à son
antre neveu, mais celui-ci au bout d’un moment la
quitta et s’approchant délibérément du piano se plaça
de façon à bien voir la jolie exécutante. Elizabeth s’en
aperçut et, le morceau terminé, lui dit en plaisantant :
 
— Vous voudriez m’intimider, Mr. Darcy, en venant
m’écouter avec cet air sérieux, mais bien que
vous ayez une sœur qui joue avec tant de talent, je ne
me laisserai pas troubler. Il y a chez moi une obstination
dont on ne peut facilement avoir raison. Chaque
essai d’intimidation ne fait qu’affermir mon courage.
 
— Je ne vous dirai pas que vous vous méprenez,
dit-il, car vous ne croyez certainement pas que j’aie
l’intention de vous intimider. Mais j’ai le plaisir de
vous connaître depuis assez longtemps pour savoir
que vous vous amusez à professer des sentiments qui
ne sont pas les vôtres.
 
Elizabeth rit de bon cœur devant ce portrait d’elle-même,
et dit au colonel Fitzwilliam : ,
 
— Votre cousin vous donne une jolie opinion de
moi, en vous enseignant à ne pas croire un mot de ce
que je dis ! Je n’ai vraiment pas de chance de me retrouver
avec quelqu’un si à même de dévoiler mon
véritable caractère dans un pays reculé où je pouvais
espérer me faire passer pour une personne digne de
foi. Réellement, Mr. Darcy, il est peu généreux de
révéler ici les défauts que vous avez remarqués chez
moi en Hertfordshire, et n’est-ce pas aussi un peu
imprudent ? car vous me provoquez à la vengeance, et
il peut en résulter des révélations qui risqueraient fort
de choquer votre entourage.
 
— Oh ! je n’ai pas peur de vous, dit-il en souriant.
 
— Dites-moi ce que vous avez à reprendre chez
lui, je vous en prie, s’écria le colonel Fitzwilliam. J’aimerais
savoir comment il se comporte parmi les étrangers.
 
— En bien, voilà, mais attendez-vous à quelque
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/162==
chose d’affreux… La première fois que j’ai vu Mr. Darcy,
c’était à un bal. Or, que pensez-vous qu’il fit à ce bal ?
Il dansa tout juste quatre fois. Je suis désolée de
vous faire de la peine, mais c’est l’exacte vérité. Il
n’a dansé que quatre fois, bien que les danseurs fussent
peu nombreux et que plus d’une jeune fille, — je le
sais pertinemment, — dut rester sur sa chaise, faute
de cavalier. Pouvez-vous nier ce fait, Mr. Darcy ?
 
— Je n’avais pas l’honneur de connaître d’autres
dames que celles avec qui j’étais venu à cette soirée.
 
— C’est exact ; et on ne fait pas de présentations
dans une soirée… Alors, colonel, que vais-je vous jouer ?
Mes doigts attendent vos ordres.
 
— Peut-être, dit Darcy, aurait-il été mieux de chercher
à me faire présenter. Mais je n’ai pas les qualités
nécessaires pour me rendre agréable auprès des personnes
étrangères.
 
— En demanderons-nous la raison à votre cousine ?
dit Elizabeth en s’adressant au colonel Fitzwilliam.
Lui demanderons-nous pourquoi un homme intelligent
et qui a l’habitude du monde n’a pas les qualités nécessaires
pour plaire aux étrangers ?
 
— Inutile de l’interroger, je puis vous répondre moi-même,
dit le colonel ; c’est parce qu’il ne veut pas s’en
donner la peine.
 
— Certes, dit Darcy, je n’ai pas, comme d’autres, le
talent de converser avec des personnes que je n’ai
jamais vues. Je ne sais pas me mettre à leur diapason ni
m’intéresser à ce qui les concerne.
 
— Mes doigts, répliqua Elizabeth, ne se meuvent
pas sur cet instrument avec la maîtrise que l’on remarque
chez d’autres pianistes. Ils n’ont pas la même
force ni la même vélocité et ne traduisent pas les mêmes
nuances : mais j’ai toujours pensé que la faute en était
moins à eux qu’à moi qui n’ai pas pris la peine d’étudier
suffisamment pour les assouplir.
 
Darcy sourit :
 
— Vous avez parfaitement raison, dit-il ; vous avez
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/163==
mieux employé votre temps. Vous faites plaisir à tous
ceux qui ont le privilège de vous entendre. Mais, comme
moi, vous n’aimez pas à vous produire devant les
étrangers.
 
Ici, ils furent interrompus par lady Catherine qui
voulait être mise au courant de leur conversation.
Aussitôt, Elizabeth se remit à jouer. Lady Catherine
s’approcha, écouta un instant, et dit à Darcy :
 
— Miss Bennet ne jouerait pas mal si elle étudiait
davantage et si elle prenait des leçons avec un professeur
de Londres. Elle a un très bon doigté, bien que
pour le goût, Anne lui soit supérieure. Anne aurait eu
un très joli talent si sa santé lui avait permis d’étudier.
 
Elizabeth jeta un coup d’œil vers Darcy pour voir
de quelle façon il s’associait à l’éloge de sa cousine, mais
ni à ce moment, ni à un autre, elle ne put discerner
le moindre symptôme d’amour. De son attitude à
l’égard de miss de Bourg, elle recueillit cette consolation
pour miss Bingley : c’est que Mr. Darcy aurait
aussi bien pu l’épouser si elle avait été sa cousine.
 
Lady Catherine continua ses remarques entremêlées
de conseils ; Elizabeth les écouta avec déférence,
et, sur la prière des deux jeunes gens, demeura au
piano jusqu’au moment où la voiture de Sa Grâce fut
prête à les ramener au presbytère.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|32|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXII</div>
 
 
 
Le lendemain matin, tandis que Mrs. Collins et
Maria faisaient des courses dans le village, Elizabeth,
restée seule au salon, écrivait à Jane lorsqu’un coup
de sonnette la fit tressaillir. Dans la crainte que ce ne
fût lady Catherine, elle mettait de côté sa lettre inachevée
afin d’éviter des questions importunes, lorsque
la porte s’ouvrit, et, à sa grande surprise, livra passage
à Mr. Darcy.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/164==
<br/>
 
Il parut étonné de la trouver seule et s’excusa de
son indiscrétion en alléguant qu’il avait compris que
Mrs. Collins était chez elle. Puis ils s’assirent et quand
Elizabeth eut demandé des nouvelles de Rosings, il y
eut un silence qui menaçait de se prolonger. Il fallait
à tout prix trouver un sujet de conversation. Elizabeth
se rappelant leur dernière rencontre en Hertfordshire,
et curieuse de voir ce qu’il dirait sur le
départ précipité de ses hôtes, fit cette remarque :
 
— Vous avez tous quitté Netherfield bien rapidement
en novembre dernier, Mr. Darcy. Mr. Bingley a
dû être agréablement surpris de vous revoir si tôt,
car, si je m’en souviens bien, il n’était parti que de la
veille. Lui et ses sœurs allaient bien, je pense, quand
vous avez quitté Londres ?
 
— Fort bien, je vous remercie.
 
Voyant qu’elle n’obtiendrait pas d’autre réponse,
elle reprit au bout d’un moment :
 
— Il me semble avoir compris que Mr. Bingley
n’avait guère l’intention de revenir à Netherfield.
 
— Je ne le lui ai jamais entendu dire. Je ne serais
pas étonné, cependant, qu’il y passe peu de temps à
l’avenir. Il a beaucoup d’amis et se trouve à une
époque de l’existence où les obligations mondaines se
multiplient.
 
— S’il a l’intention de venir si rarement à Netherfield,
il vaudrait mieux pour ses voisins qu’il l’abandonne
tout à fait. Nous aurions peut-être des chances
de voir une famille s’y fixer d’une façon plus stable.
Mais peut-être Mr. Bingley, en prenant cette maison,
a-t-il pensé plus à son plaisir qu’à celui des autres et
il règle sans doute ses allées et venues d’après le même
principe.
 
— Je ne serais pas surpris, dit Darcy, de le voir
céder Netherfield si une offre sérieuse se présentait.
 
Elizabeth ne répondit pas ; elle craignait de trop
s’étendre sur ce chapitre, et ne trouvant rien autre à
dire, elle résolut de laisser à son interlocuteur la peine
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/165==
de chercher un autre sujet. Celui-ci le sentit et reprit
bientôt :
 
— Cette maison paraît fort agréable. Lady Catherine,
je crois, y a fait faire beaucoup d’aménagements
lorsque Mr. Collins est venu s’installer à Hunsford,
 
— Je le crois aussi, et ses faveurs ne pouvaient certainement
exciter plus de reconnaissance,
 
— Mr. Collins, en se mariant, paraît avoir fait un
heureux choix.
 
— Certes oui ; ses amis peuvent se réjouir qu’il soit
tombé sur une femme de valeur, capable à la fois de
l’épouser et de le rendre heureux, Mon amie a beaucoup
de jugement, bien qu’à mon sens son mariage ne
soit peut-être pas ce qu’elle a fait de plus sage, mais
elle paraît heureuse, et vue à la lumière de la froide
raison, cette union présente beaucoup d’avantages.
 
— Elle doit être satisfaite d’être installée à si peu
de distance de sa famille et de ses amis.
 
— À si peu de distance, dites-vous ? Mais il y a près
de cinquante milles entre Meryton et Hunsford.
 
— Qu’est-ce que cinquante milles, avec de bonnes
routes ? Guère plus d’une demi-journée de voyage.
J’appelle cela une courte distance,
 
— Pour moi, s’écria Elizabeth, jamais je n’aurais
compté cette « courte distance » parmi les avantages
présentés par le mariage de mon amie. Je ne trouve pas
qu’elle soit établie à proximité de sa famille.
 
— Ceci prouve votre attachement pour le Hertfordshire.
En dehors des environs immédiats de Longbourn,
tout pays vous semblerait éloigné, sans doute ?
 
En parlant ainsi, il eut un léger sourire qu’Elizabeth
crut comprendre. Il supposait sans doute qu’elle pensait
à Jane et à Netherfield ; aussi est-ce en rougissant
qu’elle répondit :
 
— Je ne veux pas dire qu’une jeune femme ne puisse
être trop près de sa famille. Les distances sont relatives,
et quand un jeune ménage a les moyens de
voyager, l’éloignement n’est pas un grand mal. Mr. et
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/166==
Mrs. Collins, bien qu’à leur aise, ne le sont pas au point
de se permettre de fréquents déplacements, et je suis
sûre qu’il faudrait que la distance fût réduite de moitié
pour que mon amie s’estimât à proximité de sa
famille.
 
Mr. Darcy rapprocha un peu son siège d’Elizabeth :
 
— Quant à vous, dit-il, il n’est pas possible que
vous soyez aussi attachée à votre pays. Sûrement, vous
n’avez pas toujours vécu à Longbourn.
 
Elizabeth eut un air surpris. Mr. Darcy parut se
raviser. Reculant sa chaise, il prit un journal sur la
table, y jeta les yeux, et poursuivit d’un ton détaché :
 
— Le Kent vous plaît-il ?
 
Suivit alors un court dialogue sur le pays, auquel
mit fin l’entrée de Charlotte et de sa sœur qui revenaient
de leurs courses. Ce tête-à-tête ne fut pas sans
les étonner. Darcy raconta comment il avait, par
erreur, dérangé miss Bennet, et après être resté
quelques minutes sans dire grand’chose, prit congé et
quitta le presbytère.
 
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Charlotte
aussitôt après son départ. Il doit être amoureux de
vous, Eliza, sans quoi jamais il ne viendrait vous rendre
visite si familièrement.
 
Mais lorsque Elizabeth eut raconté combien Darcy
s’était montré taciturne, cette supposition ne parut
pas très vraisemblable, et on en vint à cette conclusion :
Darcy était venu parce qu’il n’avait rien de mieux à
faire.
 
À cette époque, la chasse était fermée. Dans le château,
il y avait bien lady Catherine, une bibliothèque
et un billard ; mais des jeunes gens ne peuvent rester
enfermés du matin au soir. Que ce fût la proximité du
presbytère, l’agrément du chemin qui y conduisait ou
des personnes qui l’habitaient, toujours est-il que le
colonel Eitzwilliam et Mr. Darcy en firent dès lors
le but presque quotidien de leurs promenades. Ils arrivaient
à toute heure, tantôt ensemble et tantôt {{tiret|sépa|séparément,}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/148==
{{tiret2|rément,|séparément,}} parfois même accompagnés de leur tante.
Il était visible que le colonel Fitzwilliam était attiré
par la société des trois jeunes femmes. La satisfaction
qu’Elizabeth éprouvait à le voir, aussi bien que l’admiration
qu’il laissait paraître pour elle, lui rappelaient
son ancien favori, George Wickham, et si en les comparant
elle trouvait moins de séduction aux manières
du colonel Fitzwilliam, elle avait l’impression que, des
deux, c’était lui sans doute qui possédait l’esprit le
plus cultivé.
 
Mais Mr. Darcy ! Comment expliquer ses fréquentes
apparitions au presbytère ? Ce ne pouvait être par
amour de la société ? Il lui arrivait souvent de rester
dix minutes sans ouvrir la bouche, et, quand il parlait,
il semblait que ce fût par nécessité plutôt que par
plaisir. Rarement lui voyait-on de l’animation. La
façon dont Fitzwilliam le plaisantait sur son mutisme
prouvait que, d’habitude, il n’était point aussi taciturne.
Mrs. Collins ne savait qu’en penser. Elle eût
aimé se persuader que cette attitude était l’effet de
l’amour, et l’objet de cet amour son amie Elizabeth.
Pour résoudre ce problème, elle se mit à observer
Darcy, à Rosings et à Hunsford, mais sans grand
succès. Il regardait certainement beaucoup Elizabeth,
mais d’une manière difficile à interpréter. Charlotte se
demandait souvent si le regard attentif qu’il attachait
sur elle contenait beaucoup d’admiration, et par
moments il lui semblait simplement le regard d’un
homme dont l’esprit est ailleurs. Une ou deux fois,
Charlotte avait insinué devant son amie que Mr. Darcy
nourrissait peut-être une préféience pour elle, mais
Elizabeth s’était contentée de rire, et Mrs. Collins
avait jugé sage de ne pas insister de peur de faire naître
des espérances stériles. Pour elle il ne faisait pas de
doute que l’antipathie d’Elizabeth aurait vite fait de
s’évanouir si elle avait pu croire qu’elle eût quelque
pouvoir sur le cœur de Mr. Darcy. Parfois, dans les
projets d’avenir qu’elle faisait pour son amie, {{tiret|Char|Charlotte}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/168==
{{tiret2|lotte|Charlotte}} la voyait épousant le colonel Fitzwilliam. Des
deux cousins, c’était sans contredit le plus agréable ;
il admirait Elizabeth, et sa situation faisait de lui un
beau parti. Seulement, pour contrë-balancer tous ces
avantages, Mr. Darcy avait une influence considérable
dans le monde clérical, tandis que son cousin n’en possédait
aucune.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">XXXIII</div>
 
 
 
Plus d’une fois Elizabeth, en se promenant dans le
parc, rencontra Mr. Darcy à l’improviste. Elle trouvait
assez étrange la malchance qui l’amenait dans un
endroit ordinairement si solitaire, et elle eut soin de
l’informer que ce coin du parc était sa retraite favorite.
Une seconde rencontre après cet avertissement était
plutôt singulière ; elle eut lieu cependant, et une autre
encore. Était-ce pour l’ennuyer ou pour s’imposer à
lui-même une pénitence ? Car il ne se contentait point
dans ces occasions de lui dire quelques mots de politesse
et de poursuivre son chemin, mais paraissait
croire nécessaire de l’accompagner dans sa promenade.
Il ne se montrait jamais très bavard, et, de son côté,
Elizabeth ne faisait guère de frais. Au cours de la troisième
rencontre, cependant, elle fut frappée des questions
bizarres et sans lien qu’il lui posait sur l’agrément
de son séjour à Hunsford ; sur son goût pour les promenades
solitaires ; sur ce qu’elle pensait de la félicité du
ménage Collins ; enfin, comme il était question de
Rosings et de la disposition intérieure des appartements
qu’elle disait ne pas bien connaître, Darcy avait
eu l’air de penser que lorsqu’elle reviendrait dans le
Kent, elle séjournerait cette fois au château. Voilà du
moins ce qu’Elizabeth crut comprendre. Était-ce possible
qu’en parlant ainsi il pensât au colonel Fitzwilliam ?
Si ces paroles avaient un sens, il voulait sans
doute faire allusion à ce qui pourrait se produire de ce
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/169==
côté. Cette pensée troubla quelque peu Elizabeth qui
fut heureuse de se retrouver seule à l’entrée du presbytère.
 
Un jour qu’en promenade elle relisait une lettre de
Jane et méditait certains passages qui laissaient deviner
la mélancolie de sa sœur, Elizabeth, en levant
les yeux, se trouva face à face, non point cette fois
avec Mr. Darcy, mais avec le colonel Fitzwilliam.
 
— Je ne savais pas que vous vous promeniez jamais
de ce côté, dit-elle avec un sourire en repliant sa lettre.
 
— Je viens de faire le tour complet du parc comme
je le fais généralement à chacun de mes séjours, et je
pensais terminer par une visite à Mrs. Collins. Continuez-vous
votre promenade ?
 
— Non, j’étais sur le point de rentrer.
 
Ils reprirent ensemble le chemin du presbytère.
 
— Avez-vous toujours le projet de partir samedi
prochain ?
 
— Oui, si Darcy ne remet pas encore notre départ.
Je suis ici à sa disposition et il arrange tout à sa guise.
 
— Et si l’arrangement ne le satisfait point, il a toujours
eu le plaisir de la décision. Je ne connais personne
qui semble goûter plus que Mr. Darcy le pouvoir d’agir
à sa guise.
 
— Certes, il aime faire ce qui lui plaît ; mais nous
en sommes tous là. Il a seulement pour suivre son inclination
plus de facilité que bien d’autres, parce qu’il
est riche et que tout le monde ne l’est pas. J’en parle
en connaissance de cause. Les cadets de famille, vous
le savez, sont habitués à plus de dépendance et de
renoncements.
 
— Je ne me serais pas imaginé que le fils cadet
d’un comte avait de tels maux à supporter. Sérieusement,
que connaissez-vous de la dépendance et des
renoncements ? Quand le manque d’argent vous a-t-il
empêché d’aller<ref>WS :typo</ref> où vous vouliez ou de vous accorder
une fantaisie ?
 
— Voilà des questions bien directes. Non, il faut
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/170==
que je l’avoue, je n’ai pas eu à souffrir beaucoup d’ennuis
de ce genre. Mais le manque de fortune peut
m’exposer à des épreuves plus graves. Les cadets de
famille, vous le savez, ne peuvent guère se marier
selon leur choix.
 
— À moins que leur choix ne se porte sur des héritières,
ce qui arrive, je crois, assez fréquemment.
 
— Nos habitudes de vie nous rendent trop dépendants,
et peu d’hommes de mon rang peuvent se
marier sans tenir compte de la fortune.
 
« Ceci serait-il pour moi ? » se demanda Elizabeth
que cette idée fit rougir. Mais se reprenant, elle dit
avec enjouement :
 
— Et quel est, s’il vous plaît, le prix ordinaire du
fils cadet d’un comte ? À moins que le frère aîné ne
soit d’une santé spécialement délicate, vous ne demandez
pas, je pense, plus de cinquante mille livres ?
 
Il lui répondit sur le même ton, puis, pour rompre
un silence qui aurait pu laisser croire qu’elle était
affectée de ce qu’il avait dit, Elizabeth reprit bientôt :
 
— J’imagine que votre cousin vous a amené pour
le plaisir de sentir près de lui quelqu’un qui soit à son
entière disposition. Je m’étonne qu’il ne se marie pas,
car le mariage lui assurerait cette commodité d’une
façon permanente. Mais peut-être sa sœur lui suffit-elle
pour l’instant ; il doit faire d’elle ce que bon lui
semble puisqu’elle est sous sa seule direction.
 
— Non, répliqua le colonel Fitzwilliam, c’est un
avantage qu’il partage avec moi, car nous sommes tous
deux co-tuteurs de miss Darcy.
 
— Vraiment ? Et dites-moi donc quelle sorte de
tuteur vous faites ? Votre pupille vous donne-t-elle
beaucoup de peine ? Les jeunes filles de cet âge sont
parfois difficiles à mener, et si c’est une vraie Darcy
elle est sans doute assez indépendante.
 
Comme elle prononçait ces paroles, elle remarqua
que Fitzwilliam la regardait attentivement, et la façon
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/171==
dont il lui demanda pourquoi elle supposait que la
tutelle de miss Darcy pût lui donner quelque peine convainquit
Elizabeth qu’elle avait, d’une manière ou
d’une autre, touché la vérité.
 
— N’ayez aucune crainte, répliqua-t-elle aussitôt.
Je n’ai jamais entendu médire, si peu que ce soit, de
votre pupille, et je suis persuadée de sa docilité. Deux
dames de ma connaissance ne jurent que par elle,
Mrs. Hurst et miss Bingley ; — il me semble vous
avoir entendu dire que vous les connaissiez aussi.
 
— Je les connais un peu. Leur frère est un homme
aimable et bien élevé, et c’est le grand ami de Darcy.
 
— Oh ! je sais, dit Elizabeth un peu sèchement.
Mr. Darcy montre beaucoup de bonté pour Mr. Bingley
et veille sur lui avec une extraordinaire sollicitude.
 
— Oui, je crois en effet que Darcy veille sur son
ami qui, sous certains rapports, a besoin d’être guidé.
Une chose qu’il m’a dite en venant ici m’a même fait
supposer que Bingley lui doit à ce titre quelque reconnaissance.
Mais je parle peut-être un peu vite, car
rien ne m’assure que Bingley soit la personne dont il
était question. C’est pure conjecture de ma part.
 
— De quoi s’agissait-il ?
 
— D’une circonstance dont Darcy désire certainement
garder le secret, car, s’il devait en revenir quelque
chose à la famille intéressée, ce serait fort désobligeant.
 
— Vous pouvez compter sur ma discrétion.
 
— Et notez bien que je ne suis pas certain qu’il
s’agisse de Bingley. Darcy m’a simplement dit qu’il se
félicitait d’avoir sauvé dernièrement un ami du danger
d’un mariage imprudent. J’ai supposé que c’était
Bingley dont il s’agissait parce qu’il me semble appartenir
à la catégorie des jeunes gens capables d’une
étourderie de ce genre, et aussi parce que je savais
que Darcy et lui avaient passé l’été ensemble.
 
— Mr. Darcy vous a-t-il donné les raisons de son
intervention ?
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/172==
<br/>
 
— J’ai compris qu’il y avait contre la jeune fille
des objections très sérieuses.
 
— Et quels moyens habiles a-t-il employés pour
les séparer ?
 
— Il ne m’a pas conté ce qu’il avait fait, dit Fitzwilliam
en souriant ; il m’a dit seulement ce que je
viens de vous répéter.
 
Elizabeth ne répondit pas et continua d’avancer,
le cœur gonflé d’indignation. Après l’avoir observée un
moment, Fitzwilliam lui demanda pourquoi elle était
si songeuse.
 
— Je pense à ce que vous venez de me dire. La
conduite de votre cousin m’étonne. Pourquoi s’est-il
fait juge en cette affaire ?
 
— Vous trouvez son intervention indiscrète ?
 
— Je ne vois pas quel droit avait Mr. Darcy de
désapprouver l’inclination de son ami, ni de décider
comment celui-ci pouvait trouver le bonheur. Mais,
dit-elle en se ressaisissant, comme nous ignorons tous
les détails il n’est pas juste de le condamner. On peut
supposer aussi que le sentiment de son ami n’était
pas très profond.
 
— Cette supposition n’est pas invraisemblable, dit
Fitzwilliam, mais elle enlève singulièrement de sa
valeur à la victoire de mon cousin.
 
Ce n’était qu’une réflexion plaisante, mais qui parut
à Elizabeth peindre très justement Mr. Darcy. Craignant,
si elle poursuivait ce sujet, n’être plus maîtresse
d’elle-même, la jeune fille changea brusquement
la conversation, et il ne fut plus question que de
choses indifférentes jusqu’à l’arrivée au presbytère.
 
Dès que le visiteur fut parti, elle eut le loisir de
réfléchir longuement à ce qu’elle venait d’entendre.
Sur l’identité des personnages elle ne pouvait avoir de
doute : il n’y avait pas deux hommes sur qui Mr. Darcy
pût avoir une influence aussi considérable. Elizabeth
avait toujours supposé qu’il avait dû coopérer au
plan suivi pour séparer Bingley de Jane, mais elle en
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/173==
attribuait l’idée principale et la réalisation à miss Bingley.
Cependant, si Mr. Darcy ne se vantait pas,
c’était lui, c’étaient son orgueil et son caprice qui étaient
la cause de tout ce que Jane avait souffert et souffrait
encore. Il avait brisé pour un temps tout espoir de
bonheur dans le cœur le plus tendre, le plus généreux
qui fût ; et le mal qu’il avait causé, nul n’en pouvait
prévoir la durée.
 
« Il y avait des objections sérieuses contre la jeune
fille, » avait dit le colonel Fitzwilliam. Ces objections
étaient sans nul doute qu’elle avait un oncle avoué
dans une petite ville, et un autre dans le commerce
à Londres. « À Jane, que pourrait-on reprocher ? se
disait Elizabeth. Jane, le charme et la bonté personnifiés,
dont l’esprit est si raisonnable et les manières
si séduisantes ! Contre mon père non plus on ne peut
rien dire ; malgré son originalité, il a une intelligence
que Mr. Darcy peut ne point dédaigner, et une respectabilité
à laquelle lui-même ne parviendra peut-être
jamais. » À la pensée de sa mère, elle sentit sa confiance
s’ébranler. Mais non, ce genre d’objection ne
pouvait avoir de poids aux yeux de Mr. Darcy dont
l’orgueil, elle en était sûre, était plus sensible à l’infériorité
du rang qu’au manque de jugement de la
famille où voulait entrer son ami. Elizabeth finit par
conclure qu’il avait été poussé par une détestable
fierté, et sans doute aussi par le désir de conserver
Bingley pour sa sœur.
 
L’agitation et les larmes qui furent l’effet de ces
réflexions provoquèrent une migraine dont Elizabeth
souffrait tellement vers le soir que, sa répugnance
à revoir Mr. Darcy aidant, elle décida de ne pas accompagner
ses cousins à Rosings où ils étaient invités à
aller prendre le thé. Mrs. Collins, voyant qu’elle était
réellement souffrante, n’insista pas pour la faire changer
d’avis mais Mr. Collins ne lui cacha point qu’il craignait
fort que lady Catherine ne fût mécontente en
voyant qu’elle était restée au logis.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/174==
<br/>
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXIV</div>
 
 
 
Comme si elle avait pris à tâche de s’exaspérer
encore davantage contre Mr. Darcy, Elizabeth, une
fois seule, se mit à relire les lettres que Jane lui avait
écrites depuis son arrivée à Hunsford. Aucune ne
contenait de plaintes positives mais toutes trahissaient
l’absence de cet enjouement qui était le caractère
habituel de son style et qui, procédant de la sérénité
d’un esprit toujours en paix avec les autres et avec
lui-même, n’avait été que rarement troublé.
 
Elizabeth notait toutes les phrases empreintes de
tristesse avec une attention qu’elle n’avait pas mise
à la première lecture. La façon dont Mr. Darcy se
glorifiait de la souffrance par lui infligée augmentait
sa compassion pour le chagrin de sa sœur. C’était une
consolation de penser que le séjour de Mr. Darcy à
Rosings se terminait le surlendemain ; c’en était une
autre, et plus grande, de se dire que dans moins de
quinze jours elle serait auprès de Jane et pourrait contribuer
à la guérison de son cœur de tout le pouvoir
de son affection fraternelle.
 
En songeant au départ de Darcy elle se rappela
que son cousin partait avec lui, mais le colonel Fitzwilliam
avait montré clairement que ses amabilités
ne tiraient pas à conséquence et, tout charmant qu’il
était, elle n’avait nulle envie de se rendre malheureuse
à cause de lui.
 
Elle en était là de ses réflexions lorsque le son de la
cloche d’entrée la fit tressaillir. Était-ce, par hasard,
le colonel Fitzwilliam, dont les visites étaient quelquefois
assez tardives, qui venait prendre de ses nouvelles ?
Un peu troublée par cette idée, elle la repoussa
aussitôt et reprenait son calme quand elle vit, avec
une extrême surprise, Mr. Darcy entrer dans la pièce.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/175==
<br/>
 
Il se hâta tout d’abord de s’enquérir de sa santé,
expliquant sa visite par le désir qu’il avait d’apprendre
qu’elle se sentait mieux. Elle lui répondit avec une
politesse pleine de froideur. Il s’assit quelques instants,
puis, se relevant, se mit à arpenter la pièce.
Elizabeth saisie d’étonnement ne disait mot. Après
un silence de plusieurs minutes, il s’avança vers elle
et, d’un air agité, débuta ainsi :
 
— En vain ai-je lutté. Rien n’y fait. Je ne puis
réprimer mes sentiments. Laissez-moi vous dire l’ardeur
avec laquelle je vous admire et je vous aime.
 
Elizabeth stupéfaite le regarda, rougit, se demanda
si elle avait bien entendu et garda le silence. Mr. Darcy
crut y voir un encouragement et il s’engagea aussitôt
dans l’aveu de l’inclination passionnée que depuis
longtemps il ressentait pour elle.
 
Il parlait bien, mais il avait en dehors de son amour
d’autres sentiments à exprimer et, sur ce chapitre, il
ne se montra pas moins éloquent que sur celui de sa
passion. La conviction de commettre une mésalliance,
les obstacles de famille que son jugement avait toujours
opposés à son inclination, tout cela fut détaillé
avec une chaleur bien naturelle, si l’on songeait au
sacrifice que faisait sa fierté, mais certainement peu
propre à plaider sa cause.
 
En dépit de sa profonde antipathie, Elizabeth ne
pouvait rester insensible à l’hommage que représentait
l’amour d’un homme tel que Mr. Darcy. Sans que
sa résolution en fût ébranlée un instant, elle commença
par se sentir peinée du chagrin qu’elle allait lui causer,
mais, irritée par la suite de son discours, sa colère supprima
toute compassion, et elle essaya seulement de
se dominer pour pouvoir lui répondre avec calme
lorsqu’il aurait terminé. Il conclut en lui représentant
la force d’un sentiment que tous ses efforts n’avaient
pas réussi à vaincre et en exprimant l’espoir qu’elle
voudrait bien y répondre en lui accordant sa main.
Tandis qu’il prononçait ces paroles, il était facile de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/176==
voir qu’il ne doutait pas de recevoir une réponse favorable.
Il parlait bien de crainte, d’anxiété, mais sa
contenance exprimait la sécurité. Rien n’était plus
fait pour exaspérer Elizabeth, et, dès qu’il eut terminé,
elle lui répondit, les joues en feu :
 
— En des circonstances comme celle-ci, je crois
qu’il est d’usage d’exprimer de la reconnaissance pour
les sentiments dont on vient d’entendre l’aveu. C’est
chose naturelle, et si je pouvais éprouver de la gratitude,
je vous remercierais. Mais je ne le puis pas.
Je n’ai jamais recherché votre affection, et c’est certes
très à contre-cœur que vous me la donnez. Je regrette
d’avoir pu causer de la peine à quelqu’un, mais je
l’ai fait sans le vouloir, et cette peine, je l’espère, sera
de courte durée. Les sentiments qui, me dites-vous,
ont retardé jusqu’ici l’aveu de votre inclination, n’auront
pas de peine à en triompher après cette explication.
 
Mr. Darcy qui s’appuyait à la cheminée, les yeux
fixés sur le visage d’Elizabeth, accueillit ces paroles
avec autant d’irritation que de surprise. Il pâlit de
colère, et son visage refléta le trouble de son esprit.
Visiblement, il luttait pour reconquérir son sang-froid
et il n’ouvrit la bouche que lorsqu’il pensa y être parvenu.
Cette pause sembla terrible à Elizabeth. Enfin,
d’une voix qu’il réussit à maintenir calme, il reprit :
 
— Ainsi, c’est là toute la réponse que j’aurai l’honneur
de recevoir ! Puis-je savoir, du moins, pourquoi
vous me repoussez avec des formes que n’atténue
aucun effort de politesse ? Mais, au reste, peu importe !
 
— Je pourrais aussi bien vous demander, répliqua
Elizabeth, pourquoi, avec l’intention évidente de me
blesser, vous venez me dire que vous m’aimez contre
votre volonté, votre raison, et même le souci de votre
réputation. N’est-ce pas là une excuse pour mon impolitesse
— si impolitesse il y a ? — Mais j’ai d’autres
sujets d’offense et vous ne les ignorez pas. Quand vous
ne m’auriez pas été indifférent, quand même j’aurais
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/177==
eu de la sympathie pour vous, rien au monde n’aurait
pu me faire accepter l’homme responsable d’avoir
ruiné, peut-être pour toujours, le bonheur d’une sœur
très aimée.
 
À ces mots, Mr. Darcy changea de couleur mais son
émotion fut de courte durée, et il ne chercha même pas
à interrompre Elizabeth qui continuait :
 
— J’ai toutes les raisons du monde de vous mal
juger : aucun motif ne peut excuser le rôle injuste et
peu généreux que vous avez joué en cette circonstance.
Vous n’oserez pas, vous ne pourrez pas nier
que vous avez été le principal, sinon le seul artisan
de cette séparation, que vous avez exposé l’un à la
censure du monde pour sa légèreté et l’autre à sa dérision
pour ses espérances déçues, en infligeant à tous
deux la peine la plus vive.
 
Elle s’arrêta et vit non sans indignation que Darcy
l’écoutait avec un air parfaitement insensible. Il avait
même en la regardant un sourire d’incrédulité affectée.
 
— Nierez-vous l’avoir fait ? répéta-t-elle.
 
Avec un calme forcé, il répondit :
 
— Je ne cherche nullement à nier que j’ai fait tout
ce que j’ai pu pour séparer mon ami de votre sœur,
ni que je me suis réjoui d’y avoir réussi. J’ai été pour
Bingley plus raisonnable que pour moi-même.
 
Elizabeth parut dédaigner cette réflexion aimable
mais le sens ne lui en échappa point et, de plus en plus
animée, elle reprit :
 
— Ceci n’est pas la seule raison de mon antipathie.
Depuis longtemps, mon opinion sur vous était
faite. J’ai appris à vous connaître par les révélations
que m’a faites Mr. Wickham, voilà déjà plusieurs
mois. À ce sujet, qu’avez-vous à dire ? Quel acte
d’amitié imaginaire pouvez-vous invoquer pour vous
défendre ou de quelle façon pouvez-vous dénaturer
les faits pour en donner une version qui vous soit
avantageuse ?
 
— Vous prenez un intérêt bien vif aux affaires de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/178==
ce gentleman, dit Darcy d’un ton moins froid, tandis
que son visage s’enflammait.
 
— Qui pourrait n’en point éprouver, quand on
connaît son infortune ?
 
— Son infortune ? répéta Darcy d’un ton méprisant.
Son infortune est grande, en vérité !
 
— Et vous en êtes l’auteur. C’est vous qui l’avez
réduit à la pauvreté, — pauvreté relative, je le veux
bien. C’est vous qui l’avez frustré d’avantages que
vous lui saviez destinés ; vous avez privé toute sa
jeunesse de l’indépendance à laquelle il avait droit.
Vous avez fait tout cela, et la mention de son infortune
n’excite que votre ironie ?
 
— Alors, s’écria Darcy arpentant la pièce avec
agitation, voilà l’opinion que vous avez de moi ! Je
vous remercie de me l’avoir dite aussi clairement. Les
charges énumérées dans ce réquistoire, certes, sont
accablantes ; mais peut-être, dit-il en suspendant sa
marche et en se tournant vers elle, auriez-vous fermé
les yeux sur ces offenses si votre amour-propre n’avait
pas été froissé par la confession honnête des scrupules
qui m’ont longtemps empêché de prendre une décision.
Ces accusations amères n’auraient peut-être pas été
formulées si, avec plus de diplomatie, j’avais dissimulé
mes luttes et vous avais affirmé que j’étais poussé
par une inclination pure et sans mélange, par la raison,
par le bon sens, par tout enfin. Mais la dissimulation
sous n’importe quelle forme m’a toujours fait horreur.
Je ne rougis pas d’ailleurs des sentiments que je vous
ai exposés ; ils sont justes et naturels. Pouviez-vous
vous attendre à ce que je me réjouisse de l’infériorité de
votre entourage ou que je me félicite de nouer des liens
de parenté avec des personnes dont la condition sociale
est si manifestement au-dessous de la mienne ?
 
La colère d’Elizabeth grandissait de minute en
minute. Cependant, grâce à un violent effort sur elle-même,
elle parvint à se contenir et répondit :
 
— Vous vous trompez, Mr. Darcy, si vous
{{tiret|sup|supposez}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/1==
{{tiret2|posez|supposez}} que le mode de votre déclaration a pu me causer
un autre effet que celui-ci : il m’a épargné l’ennui
que j’aurais éprouvé à vous refuser si vous vous étiez
exprimé d’une manière plus digne d’un gentleman.
 
Il tressaillit, mais la laissa continuer :
 
— Sous quelque forme que se fût produite votre
demande, jamais je n’aurais eu la tentation de l’agréer.
 
De plus en plus étonné, Darcy la considérait avec
une expression mêlée d’incrédulité et de mortification
pendant qu’elle poursuivait :
 
— Depuis le commencement, je pourrais dire dès
le premier instant où je vous ai vu, j’ai été frappée
par votre fierté, votre orgueil et votre mépris égoïste
des sentiments d’autrui. Il n’y avait pas un mois que
je vous connaissais et déjà je sentais que vous étiez
le dernier homme du monde que je consentirais à
épouser.
 
— Vous en avez dit assez, mademoiselle. Je comprends
parfaitement vos sentiments et il ne me reste
plus qu’à regretter d’avoir éprouvé les miens. Pardonnez-moi
d’avoir abusé de votre temps et acceptez
mes meilleurs vœux pour votre santé et votre bonheur.
 
Il sortit rapidement sur ces mots et, un instant
après, Elizabeth entendait la porte de la maison se
refermer sur lui. Le tumulte de son esprit était extrême.
Tremblante d’émotion, elle se laissa tomber
sur un siège et pleura pendant un long moment.
Toute cette scène lui semblait incroyable. Était-il
possible que Mr. Darcy eût pu être épris d’elle depuis
des mois, épris au point de vouloir l’épouser en dépit
de toutes les objections qu’il avait opposées au mariage
de son ami avec Jane ? C’était assez flatteur
pour elle d’avoir inspire inconsciemment un sentiment
aussi profond, mais l’abominable fierté de
Mr. Darcy, la façon dont il avait parlé de Mr. Wickham
sans essayer de nier la cruauté de sa propre
conduite, eurent vite fait d’éteindre la pitié dans
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/180==
le cœur d’Elizabeth un instant ému par la pensée
d’un tel amour. Ces réflexions continuèrent à l’agiter
jusqu’au moment où le roulement de la voiture de
lady Catherine se fit entendre. Se sentant incapable
d’affronter le regard observateur de Charlotte, elle
s’enfuit dans sa chambre.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|35|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXV</div>
 
 
 
À son réveil, Elizabeth retrouva les pensées et les
réflexions sur lesquelles elle s’était endormie. Elle ne
pouvait revenir de la surprise qu’elle avait éprouvée
la veille ; il lui était impossible de penser à autre
chose. Incapable de se livrer à une occupation suivie,
elle résolut de prendre un peu d’exercice après le déjeuner.
Elle se dirigeait vers son endroit favori lorsque
l’idée que Mr. Darcy venait parfois de ce côté l’arrêta.
Au lieu d’entrer dans le parc, elle suivit le sentier qui
l’éloignait de la grand’route, tout en longeant la grille.
Saisie par le charme de cette matinée printanière, elle
s’arrêta à l’une des portes et jeta un coup d’œil dans
le parc. L’aspect de la campagne avait beaucoup
changé pendant les cinq semaines qu’elle avait passées
à Hunsford et les arbres les plus précoces verdissaient
à vue d’œil.
 
Elizabeth allait reprendre sa promenade lorsqu’elle
aperçut une silhouette masculine dans le bosquet qui
formait la lisière du parc. Craignant que ce ne fût
Mr. Darcy, elle se hâta de battre en retraite ; mais
celui qu’elle voulait éviter était déjà assez près pour
la voir et il fit rapidement quelques pas vers elle
en l’appelant par son nom. Elizabeth fit volte-face
et revint vers la porte. Mr. Darcy y arrivait en même
temps qu’elle, et, lui tendant une lettre qu’elle prit instinctivement,
il lui dit avec un calme hautain :
 
— Je me promenais par ici depuis quelque temps
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/181==
dans l’espoir de vous rencontrer. Voulez-vous me faire
l’honneur de lire cette lettre ? — Sur quoi, après un léger
salut, il rentra dans le parc et fut bientôt hors de vue.
 
Sans en attendre aucune satisfaction, mais avec une
vive curiosité, Elizabeth ouvrit l’enveloppe et fut
surprise d’y trouver deux grandes feuilles entièrement
couvertes d’une écriture fine et serrée. Elle se mit à
lire aussitôt tout en marchant. La lettre contenait
ce qui suit :
 
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">» Rosings, huit heures du matin.</div>
 
« Ne craignez pas, Mademoiselle, en ouvrant cette
lettre, que j’aie voulu y renouveler l’aveu de mes sentiments
et la demande qui vous ont si fort offusquée
hier soir. Je n’éprouve pas le moindre désir de vous
importuner, non plus que celui de m’abaisser en revenant
sur une démarche que nous ne saurions oublier
trop tôt l’un et l’autre. Je n’aurais pas eu la peine
d’écrire cette lettre ni de vous la lire, si le soin de ma
réputation ne l’avait exigé. Vous excuserez donc la
liberté que je prends de demander toute votre attention.
Ce que je ne saurais attendre de votre sympathie,
je crois pouvoir le réclamer de votre justice.
 
« Vous m’avez chargé hier de deux accusations
différentes de nature aussi bien que de gravité. La
première de ces accusations c’est que, sans égard pour
les sentiments de l’un et de l’autre, j’avais détaché
Mr. Bingley de votre sœur. La seconde c’est qu’au
mépris de revendications légitimes, au mépris des
sentiments d’honneur et d’humanité j’avais brisé la
carrière et ruiné les espérances d’avenir de Mr. Wickham.
Avoir ainsi volontairement et d’un cœur léger
rejeté le compagnon de ma jeunesse, le favori de mon
père, le jeune homme qui ne pouvait guère compter que
sur notre protection et avait été élevé dans l’assurance
qu’elle ne lui manquerait pas, témoignerait d’une
perversion à laquelle le tort de séparer deux jeunes
gens dont l’affection remontait à peine à quelques {{tiret|se|semaines}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/182==
{{tiret2|maines|semaines}} ne peut se comparer. Du blâme sévère que
vous m’avez si généreusement infligé hier soir, j’espère
cependant me faire absoudre lorsque la suite
de cette lettre vous aura mise au courant de ce que
j’ai fait et des motifs qui m’ont fait agir. Si, au cours
de cette explication que j’ai le droit de vous donner,
je me trouve obligé d’exprimer des sentiments qui
vous offensent, croyez bien que je le regrette, mais
je ne puis faire autrement, et m’en excuser de nouveau
serait superflu.
 
« Je n’étais pas depuis longtemps en Herfordshire
lorsque je m’aperçus avec d’autres que Bingley avait
distingué votre sœur entre toutes les jeunes filles du
voisinage, mais c’est seulement le soir du bal de Netherfield
que je commençai à craindre que cette inclination
ne fût vraiment sérieuse. Ce n’était pas la
première fois que je le voyais amoureux. Au bal,
pendant que je dansais avec vous, une réflexion de
sir William Lucas me fit comprendre pour la première
fois que l’empressement de Bingley auprès de
votre sœur avait convaincu tout le monde de leur
prochain mariage. Sir William en parlait comme d’un
événement dont la date seule était indéterminée. À
partir de ce moment, j’observai Bingley de plus près
et je m’aperçus que son inclination pour miss Bennet
dépassait ce que j’avais remarqué jusque-là. J’observai
aussi votre sœur : ses manières étaient ouvertes,
joyeuses et engageantes comme toujours mais sans
rien qui dénotât une préférence spéciale et je demeurai
convaincu, après un examen attentif, que si
elle accueillait les attentions de mon ami avec plaisir
elle ne les provoquait pas en lui laissant voir qu’elle
partageait ses sentiments. Si vous ne vous êtes pas
trompée vous-même sur ce point, c’est moi qui dois
être dans l’erreur. La connaissance plus intime que
vous avez de votre sœur rend cette supposition probable.
Dans ce cas, je me suis trouvé lui infliger une
souffrance qui légitime votre ressentiment ; mais je
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/183==
n’hésite pas à dire que la sérénité de votre sœur aurait
donné à l’observateur le plus vigilant l’impression que,
si aimable que fût son caractère, son cœur ne devait
pas être facile à toucher. J’étais, je ne le nie pas,
désireux de constater son indifférence, mais je puis
dire avec sincérité que je n’ai pas l’habitude de
laisser influencer mon jugement par mes désirs ou par
mes craintes. J’ai cru à l’indifférence de votre sœur
pour mon ami, non parce que je souhaitais y croire,
mais parce que j’en étais réellement persuadé.
 
« Les objections que je faisais à ce mariage n’étaient
pas seulement celles dont je vous ai dit hier soir qu’il
m’avait fallu pour les repousser toute la force d’une
passion profonde. Le rang social de la famille dans laquelle
il désirait entrer ne pouvait avoir pour mon
ami la même importance que pour moi, mais il y avait
d’autres motifs de répugnance, motifs qui se rencontrent
à un égal degré dans les deux cas, mais que
j’ai pour ma part essayé d’oublier parce que les inconvénients
que je redoutais n’étaient plus immédiatement
sous mes yeux. Ces motifs doivent être
exposés brièvement.
 
« La parenté du côté de votre mère bien qu’elle fût
pour moi un obstacle n’était rien en comparaison
du faible sentiment des convenances trop souvent trahi
par elle-même, par vos plus jeunes sœurs, parfois
aussi par votre père. Pardonnez-moi ; il m’est pénible
de vous blesser, mais, dans la contrariété que vous
éprouvez à entendre blâmer votre entourage, que ce
soit pour vous une consolation de penser que ni vous,
ni votre sœur, n’avez jamais donné lieu à la moindre
critique de ce genre, et cette louange que tous se
plaisent à vous décerner fait singulièrement honneur
au caractère et au bon sens de chacune. Je dois dire que
ce qui se passa le soir du bal confirma mon jugement
et augmenta mon désir de préserver mon ami de ce
que je considérais comme une alliance regrettable.
 
« Comme vous vous en souvenez, il quitta {{tiret|Nether|Netherfield}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/184==
{{tiret2|field|Netherfield}} le lendemain avec l’intention de revenir peu de
jours après. Le moment est venu maintenant d’expliquer
mon rôle en cette affaire. L’inquiétude de miss
Bingley avait été également éveillée ; la similitude de
nos impressions fut bientôt découverte, et, convaincus
tous deux qu’il n’y avait pas de temps à perdre si
nous voulions détacher son frère, nous résolûmes de
le rejoindre à Londres où, à peine arrivé, j’entrepris
de faire comprendre à mon ami les inconvénients
certains d’un tel choix. Je ne sais à quel point mes représentations
auraient ébranlé ou retardé sa détermination,
mais je ne crois pas qu’en fin de compte elles
eussent empêché le mariage sans l’assurance que je
n’hésitai pas à lui donner de l’indifférence de votre
sœur. Il avait cru jusque-là qu’elle lui rendait son
affection sincèrement sinon avec une ardeur comparable
à la sienne, mais Bingley a beaucoup de modestie
naturelle et se fie volontiers à mon jugement
plus qu’au sien. Le convaincre qu’il s’était trompé
ne fut pas chose difficile ; le persuader ensuite de ne
pas retourner à Netherfield fut l’affaire d’un instant.
 
« Je ne puis me reprocher d’avoir agi de la sorte ;
mais il y a autre chose dans ma conduite en cette
affaire, qui me cause moins de satisfaction. C’est d’avoir
consenti à des mesures ayant pour objet de laisser
ignorer à mon ami la présence de votre sœur à Londres.
J’en était instruit moi-même aussi bien que miss Bingley, <ref>WS :B'''r'''ingley -> Bingley</ref>
mais son frère n’en a jamais rien su. Ses sentiments
ne me semblaient pas encore assez calmés pour
qu’il pût risquer sans danger de la revoir. Peut-être
cette dissimulation n’était-elle pas digne de moi. En
tout cas, la chose est faite et j’ai agi avec les meilleures
intentions. Je n’ai rien de plus à ajouter sur ce sujet,
pas d’autres explications à offrir. Si j’ai causé de la
peine à votre sœur, je l’ai fait sans m’en douter, et
les motifs de ma conduite, qui doivent naturellement
vous sembler insuffisants, n’ont pas perdu à mes yeux
leur valeur.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/185==
<br/>
 
« Quant à l’accusation plus grave d’avoir fait tort
à Mr. Wickham, je ne puis la réfuter qu’en mettant
sous vos yeux le récit de ses relations avec ma famille.
J’ignore ce dont il m’a particulièrement accusé ; mais
de la vérité de ce qui va suivre, je puis citer plusieurs
témoins dont la bonne foi est incontestable.
 
« Mr. Wickham est le fils d’un homme extrêmement
respectable qui, pendant de longues années, eut à régir
tout le domaine de Pemberley. En reconnaissance
du dévouement qu’il apporta dans l’accomplissement
de cette tâche, mon père s’occupa avec une bienveillance
sans bornes de George Wickham qui était son
filleul. Il se chargea des frais de son éducation au
collège et à Cambridge ; — aide inappréciable pour
Mr. Wickham qui, toujours dans la gêne par suite
de l’extravagance de sa femme, se trouvait dans l’impossibilité
de faire donner à son fils l’éducation d’un
gentleman.
 
« Mon père, non seulement aimait la société de ce
 
jeune homme dont les manières ont toujours été séduisantes,
mais l’avait en haute estime ; il souhaitait
lui voir embrasser la carrière ecclésiastique et se promettait
d’aider à son avancement. Pour moi, il y avait
fort longtemps que j’avais commencé à le juger d’une
façon différente. Les dispositions vicieuses et le manque
de principes qu’il prenait soin de dissimuler à son bienfaiteur
ne pouvaient échapper à un jeune homme du
même âge ayant l’occasion, qui manquait à mon père,
de le voir dans des moments où il s’abandonnait à
sa nature.
 
« Me voilà de nouveau dans l’obligation de vous
faire de la peine, — en quelle mesure, je ne sais. —
Le soupçon qui m’est venu sur la nature des sentiments
que vous a inspirés George Wickham ne doit pas
m’empêcher de vous dévoiler son véritable caractère
et me donne même une raison de plus de vous en
instruire.
 
« Mon excellent père mourut il y a cinq ans, et,
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/186==
jusqu’à la fin, son affection pour George Wickham
ne se démentit point. Dans son testament il me recommandait
tout particulièrement de favoriser l’avancement
de son protégé dans la carrière de son choix et,
au cas où celui-ci entrerait dans les ordres, de le faire
bénéficier d’une cure importante qui est un bien de
famille aussitôt que les circonstances la rendraient
vacante. Il lui laissait de plus un legs de mille livres.
 
« Le père de Mr. Wickham ne survécut pas longtemps
au mien et, dans les six mois qui suivirent ces
événements, George Wickham m’écrivit pour me dire
qu’il avait finalement décidé de ne pas entrer dans les
ordres. En conséquence, il espérait que je trouverais
naturel son désir de voir transformer en un avantage
pécuniaire la promesse du bénéfice ecclésiastique faite
par mon père : « Je me propose, ajoutait-il, de faire
mes études de droit, et vous devez vous rendre
compte que la rente de mille livres sterling est insuffisante
pour me faire vivre. » J’aurais aimé à le
croire sincère ; en tout cas, j’était prêt à accueillir sa
demande car je savais pertinemment qu’il n’était pas
fait pour être clergyman. L’affaire fut donc rapidement
conclue : en échange d’une somme de trois
mille livres, Mr. Wickham abandonnait toute prétention
à se faire assister dans la carrière ecclésiastique,
dût-il jamais y entrer. Il semblait maintenant
que toutes relations dussent être rompues entre nous.
Je ne l’estimais pas assez pour l’inviter à Pemberley,
non plus que pour le fréquenter à Londres. C’est là,
je crois, qu’il vivait surtout, mais ses études de droit
n’étaient qu’un simple prétexte ; libre maintenant de
toute contrainte, il menait une existence de paresse
et de dissipation. Pendant trois ans c’est à peine si
j’entendis parler de lui. Mais au bout de ce temps,
la Cure qui, jadis, lui avait été destinée, se trouvant vacante
par suite de la mort de son titulaire, il m’écrivit
de nouveau pour me demander de la lui réserver. Sa
situation, me disait-il, — et je n’avais nulle peine à
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/187==
le croire, — était des plus gênées ; il avait reconnu
que le droit était une carrière sans avenir et, si je
consentais à lui accorder le bénéfice en question, il
était maintenant fermement résolu à se faire ordonner.
Mon assentiment lui semblait indubitable car il savait
que je n’avais pas d’autre candidat qui m’intéressât
spécialement, et je ne pouvais, certainement, avoir
oublié le vœu de mon père à ce sujet.
 
« J’opposai à cette demande un refus formel. Vous
ne m’en blâmerez pas, je pense, non plus que d’avoir
résisté à toutes les tentations du même genre qui suivirent.
Son ressentiment fut égal à la détresse de sa
situation, et je suis persuadé qu’il s’est montré aussi
violent dans les propos qu’il vous a tenus sur moi
que dans les reproches que je reçus de lui à cette
époque. Après quoi, tous rapports cessèrent entre nous.
Comment vécut-il, je l’ignore ; mais, l’été dernier, je
le retrouvai sur mon chemin dans une circonstance
extrêmement pénible, que je voudrais oublier, et que,
seule, cette explication me décide à vous dévoiler.
Ainsi prévenue, je ne doute pas de votre discrétion.
 
« Ma sœur, dont je suis l’aîné de plus de dix ans,
a été placée sous une double tutelle, la mienne et celle
du neveu de ma mère, le colonel Fitzwilliam. Il y a
un an environ, je la retirai de pension et l’installai
à Londres. Quand vint l’été elle partit pour Ramsgate
avec sa dame de compagnie. À Ramsgate se rendit
aussi Mr. Wickham, et certainement à dessein, car
on découvrit ensuite qu’il avait des relations antérieures
avec Mrs. Younge, la dame de compagnie, sur
l’honorabilité de laquelle nous avions été indignement
trompés. Grâce à sa connivence et à son aide, il arriva
si bien à toucher Georgiana, dont l’âme affectueuse
avait gardé un bon souvenir de son grand camarade
d’enfance, qu’elle finit par se croire éprise au point
d’accepter de s’enfuir avec lui. Son âge, quinze ans
à peine, est sa meilleure excuse et, maintenant que je
vous ai fait connaître son projet insensé, je me hâte
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/188==
d’ajouter que c’est à elle-même que je dus d’en être
averti. J’arrivai à l’improviste un jour ou deux avant
l’enlèvement projeté, et Georgiana, incapable de supporter
l’idée d’offenser un frère qu’elle respecte presque
à l’égal d’un père, me confessa tout. Vous pouvez imaginer
ce que je ressentis alors et quelle conduite j’adoptai.
Le souci de la réputation de ma sœur et la crainte
de heurter sa sensibilité interdisaient tout éclat, mais
j’écrivis à Mr. Wickham qui quitta les lieux immédiatement,
et Mrs. Younge, bien entendu, fut renvoyée sur-le-champ.
Le but principal de Mr. Wickham était sans
doute de capter la fortune de ma sœur, qui est de
trente mille livres, mais je ne puis m’empêcher de
croire que le désir de se venger de moi était aussi pour
lui un puissant mobile. En vérité, sa vengeance eût
été complète !
 
« Voilà, Mademoiselle, le fidèle récit des événements
auxquels nous nous sommes trouvés mêlés l’un et
l’autre. Si vous voulez bien le croire exactement conforme
à la vérité, je pense que vous m’absoudrez du
reproche de cruauté à l’égard de Mr. Wickham. J’ignore
de quelle manière, par quels mensonges il a pu vous
tromper. Ignorante comme vous l’étiez de tout ce qui<ref>WS : scanille</ref>
nous concernait, ce n’est pas très surprenant qu’il y ait
réussi. Vous n’aviez pas les éléments nécessaires pour
vous éclairer sur son compte, et rien ne vous disposait
à la défiance.
 
« Vous vous demanderez, sans doute, pourquoi je
ne vous ai pas dit tout cela hier soir. Je ne me sentais
pas assez maître de moi pour juger ce que je pouvais
ou devais vous révéler. Quant à l’exactitude des faits
qui précèdent, je puis en appeler plus spécialement au
témoignage du colonel Fitzwilliam qui, du fait de
notre parenté, de nos rapports intimes et, plus encore,
de sa qualité d’exécuteur du testament de mon père,
a été forcément mis au courant des moindres détails.
Si l’horreur que je vous inspire devait enlever à vos
yeux toute valeur à mes assertions, rien ne peut vous
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/189==
empêcher de vous renseigner auprès de mon cousin.<ref>WS :typo</ref>
C’est pour vous en donner la possibilité que j’essaierai
de mettre cette lettre entre vos mains dans le courant
de la matinée.
 
« Je n’ajoute qu’un mot : Dieu vous garde !
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">« Fitzwilliam {{sc|Darcy}}. »</div>
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|36|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXVI</div>
 
 
 
Si Elizabeth, lorsqu’elle avait pris la lettre de
Mr. Darcy, ne s’attendait pas à trouver le renouvellement
de sa demande, elle n’avait pas la moindre idée
de ce qu’elle pouvait contenir. On se figure l’empressement
qu’elle mit à en prendre connaissance et les sentiments
contradictoires qui l’agitèrent pendant cette
lecture. Tout d’abord, elle trouva stupéfiant qu’il crût
possible de se justifier à ses yeux. Elle était convaincue
qu’il ne pouvait donner aucune explication dont il
n’eût à rougir, et ce fut donc prévenue contre tout ce
qu’il pourrait dire qu’elle commença le récit de ce qui
s’était passé à Netherfield.
 
Elle lisait si avidement que, dans sa hâte de passer
d’une phrase à l’autre, elle était incapable de saisir
pleinement le sens de ce qu’elle avait sous les yeux.
La conviction affirmée par Darcy au sujet de l’indifférence
de Jane fut accueillie avec la plus grande incrédulité,
et l’énumération des justes objections qu’il faisait
au mariage de Bingley avec sa sœur l’irritèrent
trop pour qu’elle consentît à en reconnaître le bienfondé.
Il n’exprimait aucun regret qui pût atténuer
cette impression ; le ton de la lettre n’était pas contrit
mais hautain ; c’était toujours le même orgueil et la
même insolence.
 
Mais quand elle parvint au passage relatif à
Wickham, quand, avec une attention plus libre, elle
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/190==
lut un récit qui, s’il était vrai, devait ruiner l’opinion
qu’avec tant de complaisance elle s’était formée du
jeune officier, elle ressentit une impression plus pénible
en même temps que plus difficile à définir. La stupéfaction,
la crainte, l’horreur même l’oppressèrent. Elle
aurait voulu tout nier et ne cessait de s’exclamer en
lisant : « C’est faux ! c’est impossible ! Tout cela n’est
qu’un tissu de mensonges ! » et lorsqu’elle eut achevé
la lettre, elle se hâta de la mettre de côté en protestant
qu’elle n’en tiendrait aucun compte et n’y jetterait
plus les yeux.
 
Dans cet état d’extrême agitation, elle poursuivit
sa marche quelques minutes sans parvenir à mettre du
calme dans ses pensées. Mais bientôt, par l’effet d’une
force irrésistible, la lettre se trouva de nouveau dépliée,
et elle recommença la lecture mortifiante de tout ce
qui avait trait à Wickham, en concentrant son attention
sur le sens de chaque phrase.
 
Ce qui concernait les rapports de Wickham avec la
famille de Pemberley et la bienveillance de Mr. Darcy
père à son égard correspondait exactement à ce que
Wickham en avait dit lui-même. Sur ces points les
deux récits se confirmaient l’un l’autre ; mais ils cessaient
d’être d’accord sur le chapitre du testament.
Elizabeth avait encore présentes à la mémoire les
paroles dont Wickham s’était servi en parlant du bénéfice.
Il était indéniable que d’un côté ou de l’autre, elle
se trouvait en présence d’une grande duplicité. Un
instant, elle crut pouvoir se flatter que ses sympathies
ne l’abusaient point, mais après avoir lu et relu
avec attention les détails qui suivaient sur la renonciation
de Wickham au bénéfice moyennant une
somme aussi considérable que trois mille livres sterling,
elle sentit sa conviction s’ébranler.
 
Quittant sa lecture, elle se mit à réfléchir sur chaque
circonstance et à peser chaque témoignage en s’efforçant
d’être impartiale, mais elle ne s’en trouva pas
beaucoup plus avancée : d’un côté comme de l’autre,
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/191==
elle était en présence de simples assertions. Elle reprit
encore la lettre et, cette fois, chaque ligne lui prouva
clairement que cette affaire, qu’elle croyait impossible
de présenter de manière à justifier Mr. Darcy, était
susceptible de prendre un aspect sous lequel sa conduite
apparaissait absolument irréprochable.
 
L’accusation de prodigalité et de dévergondage
portée contre Wickham excitait cependant son indignation,
— l’excitait d’autant plus, peut-être, qu’elle
ne pouvait rien découvrir qui en prouvât l’injustice.
De la vie de Wickham avant son arrivée en Hertfordshire,
on ne connaissait que ce qu’il en avait raconté
lui-même. D’ailleurs, en eût-elle les moyens,
Elizabeth n’aurait jamais cherché à savoir ce qu’il
était véritablement : son aspect, sa voix, ses manières,
l’avaient établi d’emblée à ses yeux dans la possession
de toutes les vertus. Elle essaya de retrouver dans
son esprit quelque trait de délicatesse ou de générosité
qui pût le défendre contre les accusations de Mr. Darcy,
ou, tout au moins, en dénotant une réelle valeur morale,
racheter ce qu’elle voulait considérer comme des
erreurs passagères ; mais aucun souvenir de ce genre
ne lui revint à la mémoire. Elle revoyait Wickham
avec toute la séduction de sa personne et de ses manières,
mais, à son actif, elle ne pouvait se rappeler
rien de plus sérieux que la sympathie générale dont il
jouissait à Meryton, et la faveur que son aisance et
son entrain lui avaient conquise parmi ses camarades.
 
Après avoir longuement réfléchi, elle reprit encore
une fois sa lecture. Mais hélas ! le passage relatant les
desseins de Wickham sur miss Darcy se trouvait confirmé
par la conversation qu’elle avait eue la veille
avec le colonel Fitzwilliam, et, finalement, Darcy la
renvoyait au témoignage de Fitzwilliam lui-même,
qu’elle savait être, plus que personne, au courant des
affaires de son cousin et dont elle n’avait aucune raison
de suspecter la bonne foi. Un instant l’idée lui vint
d’aller le trouver ; mais la difficulté de cette démarche
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/192==
l’arrêta et aussi la conviction que Mr. Darcy n’aurait
pas hasardé une telle proposition s’il n’avait été certain
que son cousin dût corroborer toutes ses affirmations.
 
Elle se rappelait parfaitement sa première conversation
avec Wickham à la soirée de Mrs. Philips. Ce qu’il
y avait de malséant dans des confidences de ce genre
faites à une étrangère la frappait maintenant, et elle
s’étonna de ne l’avoir pas remarqué plus tôt. Elle
voyait l’indélicatesse qu’il y avait à se mettre ainsi en
avant. La conduite de Wickham ne concordait pas
non plus avec ses déclarations : ne s’était-il pas vanté
d’envisager sans crainte l’idée de rencontrer Mr. Darcy.
Cependant, pas plus tard que la semaine suivante, il
s’était abstenu de paraître au bal de Netherfield. Et
puis, tant que les Bingley étaient restés dans le pays,
Wickham ne s’était confié qu’à elle, mais, aussitôt
leur départ, son histoire avait défrayé partout les conversations
et il ne s’était pas fait scrupule de s’attaquer
à la réputation de Mr. Darcy, bien qu’il lui eût
assuré que son respect pour le père l’empêcherait toujours
de porter atteinte à l’honneur du fils.
 
Comme il lui apparaissait maintenant sous un jour
différent ! Ses assiduités auprès de miss King ne
venaient plus que de vils calculs, et la médiocre fortune
de la jeune fille, au lieu de prouver la modération de
ses ambitions, le montrait simplement poussé par le
besoin d’argent à mettre la main sur tout ce qui était
à sa portée. Son attitude envers elle-même ne pouvait
avoir de mobiles louables : ou bien il avait été trompé
sur sa fortune, ou bien il avait satisfait sa vanité en
encourageant une sympathie qu’elle avait eu l’imprudence
de lui laisser voir.
 
Dans ses derniers efforts pour le défendre, Elizabeth
mettait de moins en moins de conviction. D’autre part,
pour la justification de Mr. Darcy, elle était obligée de
reconnaître que Mr. Bingley, longtemps auparavant,
avait affirmé à Jane la correction de son ami dans cette
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/193==
affaire. En outre, si peu agréables que fussent ses manières,
jamais au cours de leurs rapports qui, plus fréquents
en dernier lieu, lui avaient permis de le mieux
connaître, elle n’avait rien vu chez lui qui accusât un
manque de principes ou qui trahît des habitudes
répréhensibles au point de vue moral ou religieux.
Parmi ses relations, il était estimé et apprécié. S’il avait
agi comme l’affirmait Wickham, une conduite si contraire
à l’honneur et au bon droit n’aurait pu être
tenue cachée, et l’amitié que lui témoignait un homme
comme Bingley devenait inexplicable.
 
Elizabeth se sentit envahir par la honte. Elle ne
pouvait penser à Darcy pas plus qu’à Wickham sans
reconnaître qu’elle avait été aveugle, absurde, pleine
de partialité et de préventions.
 
— Comment, s’exclamait-elle, ai-je pu agir de la
sorte ? Moi qui étais si hère de ma clairvoyance et qui
ai si souvent dédaigné la généreuse candeur de Jane !
Quelle découverte humiliante ! Humiliation trop méritée !
L’amour n’aurait pu m’aveugler davantage ; mais
c’est la vanité, non l’amour, qui m’a égarée. Flattée de
la préférence de l’un, froissée du manque d’égards de
l’autre, je me suis abandonnée dès le début à mes préventions
et j’ai jugé l’un et l’autre en dépit du bon sens.
 
D’elle à Bingley, de Bingley à Jane, ses pensées
l’amenèrent bientôt au point sur lequel l’explication
de Darcy lui avait paru insuffisante, et elle reprit la
lettre. Très différent fut l’effet produit par cette
seconde lecture. Comment pouvait-elle refuser à ses
assertions, dans un cas, le crédit qu’elle s’était trouvée
obligée de leur donner dans l’autre ? Mr. Darcy déclarait
qu’il n’avait pas cru à l’attachement de Jane pour
son ami. Elizabeth se rappela l’opinion que Charlotte
lui avait exprimée à ce sujet : elle-même se rendait
compte que Jane manifestait peu ses sentiments,
même les plus vifs, et qu’il y avait dans son air et dans
ses manières une sérénité qui ne donnait pas l’idée
d’une grande sensibilité.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/194==
<br/>
 
Arrivée à la partie de la lettre où Mr. Darcy parlait
de sa famille en termes mortifiants, et pourtant mérités,
elle éprouva un cruel sentiment de honte. La
justesse de cette critique était trop frappante pour
qu’elle pût la contester et les circonstances du bal de
Netherfield, qu’il rappelait comme ayant confirmé
son premier jugement, avaient produit une impression
non moins forte sur l’esprit d’Elizabeth.
 
L’hommage que Darcy lui rendait ainsi qu’à sa sœur
la calma un peu, mais sans la consoler de la censure
que le reste de sa famille s’était attirée. À la pensée
que la déception de Jane avait été en fait l’œuvre des
siens et que chacune des deux sœurs pouvait être
atteinte dans sa réputation par de pareilles maladresses,
elle ressentit un découragement tel qu’elle
n’en avait encore jamais connu de semblable jusque-là.
 
Il y avait deux heures qu’elle arpentait le sentier,
lorsque la fatigue et la pensée de son absence prolongée
la ramenèrent enfin vers le presbytère. Elle rentra
avec la volonté de montrer autant d’entrain que d’habitude
et d’écarter toutes les pensées qui pourraient
détourner son esprit de la conversation.
 
Elle apprit en arrivant que les gentlemen de Rosings
avaient fait visite tous les deux en son absence ;
Mr. Darcy était entré simplement quelques minutes
pour prendre congé, mais le colonel Fitzwilliam était
resté au presbytère plus d’une heure, dans l’attente de
son retour, et parlait de partir à sa recherche jusqu’à
ce qu’il l’eût découverte. Elizabeth put à grand’peine
feindre le regret de l’avoir manqué. Au fond, elle s’en
réjouissait. Le colonel Fitzwilliam ne l’intéressait plus
à cette heure. La lettre, seule, occupait toutes ses
pensées.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/195==
<br/>
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXVII</div>
 
 
 
Les deux cousins quittèrent Rosings le lendemain
et Mr. Collins qui avait été les attendre à la sortie du
parc pour leur adresser un dernier et respectueux
salut eut le plaisir de témoigner que ces messieurs
paraissaient en excellente santé et d’aussi bonne
humeur qu’il se pouvait après les adieux attristés
qu’ils venaient d’échanger à Rosings. Sur ce, il se hâta
de se rendre à Rosings pour consoler lady Catherine
et sa fille. À son retour au presbytère, il transmit avec
grande satisfaction un message de Sa Grâce impliquant
qu’elle s’ennuyait assez pour désirer les avoir tous à
dîner le soir même.
 
Elizabeth ne put revoir lady Catherine sans se rappeler
que, si elle l’avait voulu, elle lui serait maintenant
présentée comme sa future nièce, et elle sourit
en se représentant l’indignation de Sa Grâce.
 
La conversation s’engagea d’abord sur le vide produit
par le départ de ses neveux.
 
— Je vous assure que j’en suis très affectée, dit lady
Catherine. Certes, personne ne sent plus que moi le
chagrin d’être privé de ses amis, mais j’ai de plus pour
ces deux jeunes gens un attachement que je sais être
réciproque. Ils étaient tous deux désolés de s’en aller.
Notre cher colonel a réussi cependant à garder de
l’entrain jusqu’à la fin, mais Darcy paraissait très ému,
plus encore peut-être que l’an dernier. Il semble s’attacher
de plus en plus à Rosings.
 
Ici, Mr. Collins plaça un compliment et une allusion
que la mère et la fille accueillirent avec un sourire
bienveillant.
 
Après le dîner, lady Catherine observa que miss
Bennet paraissait songeuse et s’imaginant que la perspective
de rentrer bientôt chez elle en était la cause,
elle ajouta :
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/196==
<br/>
 
— Si c’est ainsi, écrivez à votre mère pour lui demander
de vous laisser un peu plus longtemps.
Mrs. Collins, j’en suis sûre, sera enchantée de vous
garder encore.
 
— Je remercie Votre Grâce de cette aimable invitation,
répondit Elizabeth, mais il m’est impossible de
l’accepter ; je dois être à Londres samedi prochain.
 
— Quoi ! vous n’aurez fait ici qu’un séjour de six
semaines ? Je m’attendais à vous voir rester deux mois.
Mrs. Bennet peut certainement se passer de vous une
autre quinzaine.
 
— Oui, mais mon père ne le peut pas. Il m’a écrit
dernièrement pour me demander de hâter mon retour.
 
— Oh ! votre père peut aussi bien se passer de vous
que votre mère. Si vous restiez un mois encore, je
pourrais ramener l’une de vous jusqu’à Londres où
j’irai passer quelques jours au début de juin. Ma
femme de chambre ne faisant pas de difficulté pour
voyager sur le siège, j’aurai largement de la place pour
l’une de vous, et même, comme vous êtes très minces
l’une et l’autre, je consentirais volontiers à vous
prendre toutes les deux, si le temps n’était pas trop
chaud.
 
— Je suis touchée de votre bonté, madame, mais
je crois que nous devons nous en tenir à nos premiers
projets.
 
Lady Catherine parut se résigner.
 
— Mrs. Collins, vous aurez soin de faire escorter
ces demoiselles par un domestique. Vous savez que je
dis toujours ce que je pense, or je ne puis supporter
l’idée que deux jeunes filles voyagent seules en poste,
ce n’est pas convenable. Les jeunes filles doivent toujours
être accompagnées et protégées, selon leur rang.
Quand ma nièce Georgiana est allée à Ramsgate l’été
dernier, j’ai tenu à ce qu’elle fût accompagnée de deux
domestiques. Miss Darcy, fille de Mr. Darcy de Pemberley
et de lady Anne ne pouvait avec bienséance
voyager d’une autre façon. Mrs. Collins, il faudra
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/197==
envoyer John avec ces demoiselles. Je suis heureuse
que cette idée me soit venue à l’esprit. Vous vous
feriez mal juger si vous les laissiez partir seules.
 
— Mon oncle doit nous envoyer son domestique.
 
— Votre oncle ! Ah ! votre oncle a un domestique ?
Je suis heureuse que quelqu’un des vôtres ait pensé à
ce détail. Où changez-vous de chevaux ? à Bromley,
naturellement. Recommandez-vous de moi à l’hôtel
de « la Cloche » et l’on sera pour vous pleins d’égards.
 
Lady Catherine posa encore nombre de questions
aux deux jeunes filles sur leur voyage et, comme elle
ne faisait pas toutes les réponses elle-même, Elizabeth
dut rester attentive à la conversation, ce qui
était fort heureux car avec un esprit aussi absorbé
que le sien, elle aurait risqué d’oublier où elle se trouvait.
Mieux valait réserver ses réflexions pour les
moments où elle s’appartiendrait.
 
Elle s’y replongeait dès qu’elle se retrouvait seule
et faisait chaque jour une promenade solitaire au cours
de laquelle elle pouvait se livrer en paix aux délices de
remuer des souvenirs désagréables. Elle connaissait
maintenant presque par cœur la lettre de Mr. Darcy ;
elle en avait étudié chaque phrase, et les sentiments
qu’elle éprouvait pour son auteur variaient d’un moment
à l’autre. Le souvenir de sa déclaration éveillait
encore chez elle une vive indignation, mais quand
elle considérait avec quelle injustice elle l’avait jugé
et condamné, sa colère se retournait contre elle-même,
et la déception de Darcy lui inspirait quelque compassion.
Toutefois, il continuait à ne point lui plaire ;
elle ne se repentait pas de l’avoir refusé et n’éprouvait
aucun désir de le revoir.
 
Elle trouvait une source constante de déplaisir dans
le souvenir de sa propre conduite et les fâcheux travers
de sa famille étaient un sujet de réflexion plus
pénible encore. De ce côté, il n’y avait malheureusement
rien à espérer. Son père s’était toujours contenté
de railler ses plus jeunes filles sans prendre la peine
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/198==
d’essayer de réprimer leur folle étourderie ; et sa mère
— dont les manières étaient si loin d’être parfaites —
ne trouvait rien à redire à celles de ses benjamines.
Elizabeth, ainsi que Jane, s’était bien efforcée de
modérer l’exubérance de Catherine et de Lydia, mais,
aussi longtemps que celles-ci se sentaient soutenues
par l’indulgence de leur mère, à quoi pouvait-on
aboutir ? D’un caractère faible, irritable, et subissant
complètement l’influence de Lydia, Catherine avait
toujours pris de travers les conseils de ses aînées ;
Lydia insouciante, volontaire et entêtée, ne se donnait
même pas la peine de les écouter. Toutes deux
étaient paresseuses, ignorantes et coquettes. Tant
qu’il resterait un officier à Meryton, elles réussiraient
à flirter avec lui et tant que Meryton serait à proximité
de Longbourn, elles continueraient à y passer
tout leur temps.
 
Mais c’était à sa sœur aînée que pensait le plus
Elizabeth. En disculpant Bingley, les explications de
Darcy avaient fait mieux sentir tout ce que Jane
avait perdu. Maintenant qu’elle avait la preuve de la
sincérité de son amour et de la loyauté de sa conduite,
quelle tristesse pour Elizabeth de penser que le manque
de bon sens et de correction des siens avait privé Jane
d’un parti qui présentait de telles garanties de
bonheur !
 
Toutes ces réflexions auxquelles venait s’ajouter le
désappointement causé par la révélation du véritable
caractère de Mr. Wickham ne laissaient pas d’assombrir
son esprit ordinairement si enjoué, et il lui fallait
faire effort pour conserver en public son air de
gaieté.
 
Les invitations de lady Catherine furent pendant la
dernière semaine de leur séjour aussi fréquentes qu’au
début. C’est au château que se passa la dernière soirée.
Sa Grâce s’enquit minutieusement des moindres détails
du voyage, donna des conseils sur la meilleure méthode
pour faire les bagages et insista tellement sur la
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/199==
manière dont on devait plier les robes que Maria, au
retour, se crut obligée de défaire sa malle et de la
recommencer de fond en comble. Quand on prit congé,
lady Catherine, pleine de bienveillance, souhaita bon
voyage aux jeunes filles et les invita à revenir l’année
suivante à Hunsford, pendant que miss de Bourgh
condescendait à faire une révérence et à leur tendre
la main à toutes deux.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|38|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXVIII</div>
 
 
 
Le samedi matin, Elizabeth et Mr. Collins arrivèrent
à la salle à manger quelques minutes avant les
autres. Mr. Collins en profita pour faire à sa cousine
les compliments d’adieu qu’il jugeait indispensables.
 
— Je ne sais, miss Elizabeth, si Mrs. Collins vous
a déjà dit combien votre visite l’avait touchée, mais
je suis certain que vous ne quitterez pas cette maison
sans recevoir ses remerciements. Nous savons que
notre humble demeure n’a rien de très attirant. Nos
habitudes simples, notre domesticité restreinte, la vie
calme que nous menons, font de Hunsford une résidence
un peu morne pour une jeune fille. Aussi, croyez
bien que nous avons su apprécier la faveur de votre
présence et que nous avons fait tout ce qui était en
notre pouvoir pour que le temps ne vous semble pas
trop long.
 
Elizabeth s’empressa d’exprimer sa gratitude et
d’assurer qu’elle était enchantée de son séjour à
Hunsford. Le plaisir de se retrouver avec Charlotte,
les aimables attentions dont elle avait été l’objet
avaient rendu ces six semaines fort agréables pour elle.
 
Mr. Collins, satisfait, reprit avec une solennité plus
souriante :
 
— Je suis heureux que vous ne vous soyez pas
ennuyée. Nous avons certainement fait de notre mieux,
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/200==
et comme nous avions la bonne fortune de vous présenter
dans la société la plus choisie, j’ose dire que
votre séjour à Hunsford n’a pas été entièrement
dénué d’intérêt. Nos rapports avec la famille de lady
Catherine sont véritablement un avantage dont peu
de personnes peuvent se prévaloir. À dire vrai, si
modeste que soit cette demeure, je dois reconnaître
que tous ceux qui y séjournent ne sont pas à plaindre,
aussi longtemps qu’ils partagent l’intimité de nos relations
avec Rosings.
 
Ici, les mots manquèrent à Mr. Collins pour exprimer
la chaleur de ses sentiments, et il dut faire le tour
de la salle à manger pendant qu’Elizabeth essayait
en quelques phrases brèves de concilier la franchise
avec la politesse.
 
— Vous pourrez en somme faire autour de vous un
rapport favorable de ce que vous avez vu ici, ma chère
cousine. Vous avez été le témoin journalier des attentions
de lady Catherine pour Mrs. Collins. Il ne semble
pas, je pense, que votre amie ait à regretter… mais
autant vaut sur ce point garder le silence. Laissez-moi
seulement, ma chère cousine, vous souhaiter du fond
du cœur autant de félicité dans le mariage. Ma chère
Charlotte et moi n’avons qu’un même esprit, qu’une
même pensée : il y a entre nous une similitude de
caractère et de goûts vraiment extraordinaire. Il
semble que nous ayons été créés l’un pour l’autre.
 
Elizabeth put affirmer avec sincérité que c’était
là certes une précieuse garantie de bonheur, et ajouter
avec une égale sincérité qu’elle se réjouissait des agréments
de sa vie domestique ; mais elle ne fut pas fâchée
de voir interrompre le tableau de cette félicité par
l’entrée de celle qui en était l’auteur. Pauvre Charlotte !
C’était vraiment triste de l’abandonner à une
telle société. Cependant, elle avait fait son choix en
connaissance de cause, et, tout en regrettant le départ
de ses visiteuses, elle ne semblait pas réclamer qu’on
la plaignît. Sa maison, son ménage, sa paroisse, sa
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/201==
basse-cour et tous les intérêts qui en dépendaient
n’avaient point encore perdu leurs charmes à ses yeux.
 
Enfin, la chaise de poste arriva. On hissa les malles,
on casa les paquets, et l’on vint annoncer que tout était
prêt pour le départ ; des adieux affectueux furent
échangés avec Charlotte, après quoi Mr. Collins accompagna
Elizabeth jusqu’à la voiture, en la chargeant
de ses respects pour tous les siens, à quoi il ajouta des
remerciements pour la bonté qu’on lui avait témoignée
à Longbourn l’hiver précédent et des compliments
pour Mr. et Mrs. Gardiner qu’il n’avait jamais
vus. Il avait prêté son aide à Elizabeth, puis à Maria
pour monter en voiture et la portière allait se refermer
lorsqu’il leur rappela soudain d’un air consterné
qu’elles avaient oublié de laisser un message pour les
châtelaines de Rosings.
 
— Mais, bien entendu, ajouta-t-il, vous souhaitez
que je leur présente vos humbles respects avec l’expression
de votre gratitude pour la bienveillance qu’elles
vous ont témoignée pendant votre séjour ici.
 
Elizabeth ne fit aucune objection ; on put enfin
fermer la portière et la voiture s’ébranla.
 
— Seigneur ! s’écria Maria après quelques minutes
de silence, il semble que nous ne soyons arrivées que
d’hier ! Pourtant, que de choses se sont passées depuis…
 
— Oui, que de choses ! dit sa compagne avec un
soupir.
 
— Nous avons dîné neuf fois à Rosings, sans compter
les deux fois où nous sommes allés y prendre le thé.
Que n’aurai-je pas à raconter à la maison !
 
« Et moi, que n’aurai-je pas à taire ! » songea Elizabeth.
 
Le voyage s’effectua sans encombre, et quatre
heures après avoir quitté Hunsford, elles débarquèrent
chez les Gardiner où elles devaient rester quelques
jours.
 
Jane semblait être en bonne santé ; quant à son état
d’esprit, Elizabeth n’eut guère le temps de s’en rendre
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/202==
compte au milieu des distractions de tout genre que
l’amabilité de leur tante leur avait ménagées. Mais
puisque Jane devait retourner avec elle à Longbourn,
elle pourrait l’y observer à loisir.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|39|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XXXIX</div>
 
 
 
Ce fut dans la seconde semaine de mai que les trois
jeunes filles partirent de Gracechurch street à destination
de la ville de ***, en Hertfordshire. Comme elles
approchaient de l’auberge, où la voiture de Mr. Bennet
devait les attendre, elles eurent la preuve de l’exactitude
du cocher en voyant paraître Kitty et Lydia à
la fenêtre d’une salle à manger du premier étage. Ces
demoiselles, qui étaient arrivées depuis une heure,
avaient agréablement employé leur temps à visiter
le magasin d’une modiste, à contempler la sentinelle
du poste d’en face et à préparer une salade de concombres.
 
Après les premières effusions, elles désignèrent une
table garnie de viande froide telle que peut en fournir
un garde-manger d’auberge.
 
— Qu’en dites-vous ? s’exclamèrent-elles d’un air
triomphant. N’est-ce pas une bonne surprise ?
 
— Et c’est nous qui vous offrons ce lunch, ajouta
Lydia. Seulement, vous nous prêterez de quoi le
payer car nous avons vidé notre bourse dans le magasin
d’en face. — Et montrant ses achats : — Tenez,
j’ai acheté ce chapeau. Il n’a rien de très remarquable,
mais je le démolirai en rentrant pour voir si je puis
en tirer quelque chose.
 
Ses sœurs l’ayant déclaré affreux, Lydia poursuivit
sans se troubler :
 
— Oh ! les autres étaient encore bien plus laids,
dans cette boutique. Quand j’aurai acheté du satin
d’une plus jolie nuance pour le regarnir, je crois qu’il
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/203==
ne fera pas mal. Du reste, qu’importe ce que nous mettrons
cet été, une fois que le régiment sera parti ? car
il s’en va dans une quinzaine.
 
— Vraiment, il s’en va ? s’écria Elizabeth avec
satisfaction.
 
— Oui, il quitte Meryton pour aller camper près
de Brighton. Oh ! je voudrais tant que papa nous
emmène toutes là-bas pour y passer l’été ! Ce serait
délicieux, et ne coûterait pas très cher. Maman, aussi,
ne demande qu’à y aller avec nous. Autrement, imaginez
ce que nous allons nous ennuyer tout l’été à
Longbourn !
 
— En effet, pensa Elizabeth, voilà bien ce qu’il
nous faut. Bonté divine ! Brighton et tout un camp de
militaires alors qu’un malheureux régiment de la
milice et quelques soirées à Meryton ont suffi pour
nous tourner la tête !
 
— Maintenant, j’ai une nouvelle à vous annoncer,
dit Lydia, comme elles se mettaient à table. Devinez
un peu ! Une nouvelle excellente, sensationnelle, et
concernant quelqu’un que nous aimons toutes.
 
Jane et Elizabeth se regardèrent et l’une d’elles
avertit le domestique qu’on n’avait plus besoin de ses
services. Lydia se mit à rire.
 
— Je reconnais bien là votre discrétion et votre
amour des convenances. Comme si le serveur se souciait
de ce que nous racontons ! Il en entend bien
d’autres ! Mais peu importe ; il est si laid, je suis
contente qu’il soit parti, et maintenant voici ma nouvelle ;
c’est au sujet de ce cher Wickham ; il n’y a
plus à craindre qu’il épouse Mary King : elle est partie
habiter chez son oncle à Liverpool, partie pour de
bon ; Wickham est sauvé !
 
— Mary King aussi, ajouta Elizabeth, elle évite
un mariage imprudent quant à la fortune.
 
— Elle est bien sotte d’être partie, si elle l’aimait.
 
— Mais j’espère, dit Jane, que le cœur n’était
sérieusement pris ni d’un côté ni de l’autre.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/204==
<br/>
 
— Pas du côté de Wickham, en tout cas, je m’en
porte garante. Qui pourrait aimer un laideron pareil,
avec toutes ses taches de rousseur ?
 
Elizabeth fut confuse de penser que, la vulgarité
d’expression mise à part, ce jugement différait peu de
celui qu’elle avait porté elle-même en le qualifiant
de désintéressé.
 
Le lunch terminé, la note réglée par les aînées, on
demanda la voiture et, grâce à d’ingénieux arrangements,
les cinq jeunes filles parvinrent à s’y caser
avec leurs malles, leurs valises, leurs paquets, et le
supplément peu désiré que formaient les emplettes
de Lydia.
 
— Eh bien, nous voilà gentiment entassées !
s’exclama celle-ci. Je ne regrette pas d’avoir acheté
cette capote, quand ce ne serait que pour le plaisir
d’avoir un carton de plus. Et maintenant que nous
sommes confortablement installées, nous pouvons
causer et rire jusqu’à la maison. Racontez-nous pour
commencer ce que vous avez fait depuis votre départ.
Avez-vous rencontré de beaux jeunes gens ? Avez-vous
beaucoup flirté ? J’avais un peu l’espoir que l’une
de vous ramènerait un mari. Ma parole, Jane sera
bientôt une vieille fille, elle qui a presque vingt-trois
ans ! Dieu du ciel ! que je serais mortifiée si je n’étais
pas mariée à cet âge-là ! Vous n’avez pas idée du désir
qu’a ma tante Philips de vous voir mariées toutes
les deux. Elle trouve que Lizzy aurait mieux fait
d’accepter Mr. Collins ; mais je ne vois pas, pour ma
part, ce que cela aurait eu de particulièrement divertissant.
Mon Dieu ! que je voudrais donc me marier
avant vous toutes ! Je pourrais ensuite vous chaperonner
dans les bals. Oh ! dites, ce que nous nous
sommes amusées l’autre jour chez le colonel Forster
où nous étions allées, Kitty et moi, passer la journée…
Mrs. Forster avait promis que l’on danserait le soir
(à propos, nous sommes au mieux, Mrs. Forster et
moi). Elle avait invité aussi les deux Harrington, mais
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/205==
Harriet était malade et Pen a dû venir seule. Alors,
devinez ce que nous avons fait ? Pour avoir une danseuse
de plus, nous avons habillé Chamberlayne en
femme. Vous pensez si c’était drôle ! Personne n’était
au courant, sauf les Forster, Kitty et moi, et aussi ma
tante, à qui nous avions dû emprunter une robe. Vous
ne pouvez vous figurer comme Chamberlayne était
réussi ! Quand Denny, Wickham, Pratt et deux ou
trois autres sont entrés, ils ne l’ont pas reconnu. Dieu !
ce que j’ai ri, et Mrs. Forster aussi ! J’ai cru que j’en
mourrais ! C’est ce qui a donné l’éveil aux autres et
ils ont eu vite fait d’éventer la plaisanterie.
 
Avec des histoires de ce genre, Lydia, secondée à
l’occasion par Kitty, s’efforça tout le long de la route
de distraire ses compagnes. Elizabeth écoutait le
moins possible, mais force lui était d’entendre le nom
de Wickham qui revenait fréquemment.
 
La réception qu’on leur fit à Longbourn fut très
chaude. Mrs. Bennet se réjouissait de voir que Jane
n’avait rien perdu de sa beauté, et, pendant le repas,
Mr. Bennet redit plusieurs fois à Elizabeth :
 
— Je suis heureux de vous voir de retour, Lizzy.
 
La salle à manger était pleine, presque tous les
Lucas étant venus chercher Maria, et les sujets de
conversation étaient nombreux et variés. Lady Lucas
demandait à sa fille à travers la table des nouvelles
de l’installation de Charlotte et de son poulailler.
Mrs. Bennet était occupée d’un côté à se faire donner
par Jane des renseignements sur la mode actuelle
et de l’autre à les transmettre aux plus jeunes misses
Lucas, et Lydia, d’une voix sonore qui couvrait toutes
les autres, énumérait à qui voulait l’entendre les distractions
de leur matinée.
 
— Oh ! Mary, vous auriez dû venir avec nous. Nous
avons tant ri ! Au départ, nous avions baissé les stores
pour faire croire que la voiture était vide et nous les
aurions gardés ainsi jusqu’au bout si Kitty n’avait pas
eu mal au cœur. Au « George », nous avons vraiment
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/206==
bien fait les choses, car nous avons offert aux voyageuses
un délicieux lunch froid. Vous en auriez profité.
En repartant, nous avons cru que nous ne pourrions
jamais nous caser dans la voiture ; c’était drôle
comme tout ! J’ai failli en mourir de rire ; et, tout le
retour, nous avons été d’une gaieté !… Nous faisions
tant de bruit qu’on devait nous entendre à trois lieues
à la ronde !
 
— Je ne voudrais pas, ma chère sœur, répliqua gravement
Mary, décrier de tels plaisirs. Ils conviennent,
je le sais, à la généralité des femmes ; mais ils n’ont
pour moi aucune espèce de charme et une heure de
lecture me semble infiniment préférable.
 
Mais Lydia n’entendit pas un mot de cette réponse.
Elle écoutait rarement plus d’une demi-minute et ne
prêtait jamais la moindre attention à ce que disait
Mary.
 
L’après-midi, elle pressa vivement ses sœurs ainsi
que les autres jeunes filles de venir faire un tour à
Meryton, mais Elizabeth s’y opposa avec fermeté.
Il ne serait pas dit que les demoiselles Bennet ne pouvaient
passer une demi-journée chez elles sans partir
à la poursuite des officiers. Pour refuser, elle avait
encore un autre motif : c’était d’éviter le plus longtemps
possible le risque d’une rencontre avec Wickham.
Le prochain départ du régiment lui causait un
soulagement inexprimable. Dans une quinzaine, il
serait loin, et elle pourrait l’oublier complètement.
 
Elle n’était pas depuis longtemps à Longbourn
quand elle s’aperçut que le projet de séjour à Brighton,
auquel Lydia avait fait allusion, était un sujet de
fréquentes discussions entre ses parents. Elle vit tout
de suite que Mr. Bennet n’avait pas la moindre intention
de céder aux instances de sa femme ; mais en
même temps, les réponses qu’il lui faisait étaient si
vagues et si équivoques que Mrs. Bennet, bien que
souvent découragée, ne perdait pas l’espoir d’arriver
à ses fins.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/207==
<br/>
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XL</div>
 
 
 
Elizabeth ne pouvait contenir plus longtemps l’impatience
qu’elle éprouvait de mettre Jane au courant
de ce qui s’était passé à Hunsford, en supprimant
naturellement tous les détails qui se rapportaient à sa
sœur. Elle lui annonça donc le lendemain qu’elle allait
lui causer une grande surprise et commença le récit
de la scène qui avait eu lieu entre elle et Mr. Darcy.
 
L’affection fraternelle de Jane lui faisait trouver
tout naturel qu’on éprouvât de l’admiration pour Elizabeth,
aussi sa surprise fut-elle modérée et fit bientôt
place à d’autres sentiments. Elle était fâchée que
Mr. Darcy eût plaidé sa cause en termes si peu faits
pour le servir, mais elle était encore plus désolée de
la peine que le refus de sa sœur lui avait causé.
 
— Il n’aurait certainement pas dû se montrer si
sûr de réussir, mais songez combien cette confiance a
augmenté sa déception.
 
— Je le regrette infiniment, dit Elizabeth ; mais
il a d’autres sentiments qui l’aideront, j’en suis sûre,
à se consoler vite. Vous ne me désapprouvez pas de
l’avoir refusé ?
 
— Vous désapprouver ? oh non !
 
— Mais vous me blâmez d’avoir pris le parti de
Wickham avec autant de chaleur ?
 
— Non plus. Je ne vois pas que vous ayez eu tort
de dire ce que vous m’avez répété.
 
— Vous ne penserez plus de même lorsque vous
saurez la suite.
 
Elizabeth alors parla de la lettre et dit tout ce qu’elle
contenait concernant Wickham. Quel coup pour la
pauvre Jane qui aurait parcouru le monde entier
sans s’imaginer qu’il existât dans toute l’humanité
autant de noirceur qu’elle en découvrait en ce moment
dans un seul homme !
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/208==
<br/>
 
Même la justification de Darcy, qui lui causait une
vraie joie, ne put suffire à la consoler de cette triste
découverte. Et elle s’opiniâtrait à croire que tout ceci
n’était qu’une erreur, et à vouloir innocenter l’un sans
accuser l’autre.
 
— C’est inutile ! dit Elizabeth ; vous ne parviendrez
jamais à les transformer en saints tous les deux ! Il
faut choisir. Leurs vertus et leurs mérites ne sont pas
assez abondants pour pouvoir en faire deux parts convenables.
Quant à moi, je suis disposée à donner la
palme à Mr. Darcy : mais libre à vous de ne pas
m’imiter !
 
Il fallut encore un peu de temps pour que le sourire
reparût sur les lèvres de Jane.
 
— Jamais je n’ai été aussi bouleversée, dit-elle.
Wickham perverti à ce point ! C’est à n’y pas croire !
Et ce pauvre Mr. Darcy ! Pensez à ce qu’il a dû souffrir :
en même temps qu’il éprouvait une si grande déception,
apprendre la mauvaise opinion que vous aviez
de lui, et se voir obligé de vous raconter l’aventure de
sa sœur ! C’est vraiment trop pénible. Je suis sûre que
vous le sentez comme moi.
 
— Oh non ! mes regrets et ma compassion s’évanouissent
quand je vois l’ardeur des vôtres. La sympathie
que vous prodiguez à Mr. Darcy me dispense
de le plaindre et, si vous continuez à vous apitoyer
sur lui, je me sentirai le cœur aussi léger qu’une
plume.
 
— Pauvre Wickham ! Il y a dans sa personne un tel
air de droiture, et dans ses manières, tant de franchise
et de distinction !
 
— Il est certain que, de ces deux hommes, l’un
possède les qualités et l’autre en a l’apparence.
 
— Je n’ai jamais trouvé que Mr. Darcy n’en eût
pas aussi l’apparence.
 
— Il y a un point sur lequel je voudrais votre avis.
Faut-il ouvrir les yeux de nos amis sur la véritable
personnalité de Wickham ?
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/209==
<br/>
 
Après avoir réfléchi un instant :
 
— Je ne vois pas, répondit Jane, la nécessité de
le livrer ainsi au mépris général. Vous-même, qu’en
pensez-vous ?
 
— Je crois qu’il vaut mieux se taire. Mr. Darcy
ne m’a pas autorisée à publier ses confidences. D’ailleurs,
tout ce qui a trait à sa sœur doit être gardé
secret. Si j’entreprends d’éclairer l’opinion sur les
autres points, on ne me croira pas. Les préventions
contre Mr. Darcy sont telles que si j’essayais de le
faire voir sous un meilleur jour, la moitié des bonnes
gens de Meryton en feraient une maladie. Cette idée
me paralyse… Du reste, Wickham va s’en aller. Une
fois parti, peu importe que l’on sache ou non ce qu’il
est en réalité.
 
— Vous avez tout à fait raison : en publiant ses
fautes, on pourrait le perdre sans retour. Peut-être se
repent-il maintenant de sa conduite et s’efforce-t-il
de s’amender. Il ne faut pas l’en décourager.
 
Cette conversation calma l’agitation d’Elizabeth.
Déchargée enfin de deux des secrets dont elle avait
porté le poids durant cette quinzaine, elle avait le
réconfort de sentir maintenant près d’elle une sœur
toujours prête à accueillir ses confidences. Toutefois,
il y avait encore, une chose que la prudence lui interdisait
de découvrir : elle n’osait faire connaître à Jane
le reste de la lettre de Mr. Darcy, ni lui révéler la sincérité
du sentiment que Mr. Bingley avait eu pour
elle.
 
Maintenant qu’elle était au calme, Elizabeth pouvait
se rendre compte du véritable état d’esprit de sa
sœur. Jane, elle s’en aperçut vite, n’était pas consolée.
Elle conservait pour Bingley une tendre affection et
comme son cœur auparavant n’avait jamais été touché,
cette inclination avait la force d’un premier
amour auquel son âge et son caractère donnaient une
constance qu’on ne voit pas d’ordinaire dans les attachements
de première jeunesse ; et telle était la {{tiret|fer|ferveur}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/210==
{{tiret2|fer|ferveur}} de ses souvenirs et de sa fidélité à l’objet de
son choix, qu’il lui fallait toute sa raison et un vif
désir de ne chagriner personne pour ne pas s’abandonner
à des regrets capables d’altérer sa santé et
de troubler la tranquillité des siens.
 
— Eh bien, Lizzy, dit un jour Mrs. Bennet, que pensez-vous
de cette malheureuse histoire de Jane ? Quant à
moi, je suis bien décidée à n’en plus parler à personne ;
je le disais encore à votre tante Philips l’autre jour.
À ce que j’ai compris, Jane n’a pas vu Mr. Bingley
à Londres. Ce jeune homme est vraiment un triste
personnage et je crois qu’il n’y a plus de ce côté aucun
espoir pour votre sœur. Il n’est pas question de son
retour à Netherfield, cet été, m’ont dit les gens qualifiés
pour le savoir à qui je l’ai demandé.
 
— Je ne crois pas qu’il revienne jamais.
 
— Oh ! qu’il fasse ce qu’il voudra. Personne ne lui
demande de revenir. Mais je n’eu affirme pas moins
qu’il s’est fort mal conduit envers ma fille et qu’à la
place de Jane, je ne l’aurais pas supporté. Lorsqu’elle
sera morte de chagrin, je suis sûre qu’il regrettera
ce qu’il a fait.
 
Mais Elizabeth, à qui cette perspective ne donnait
aucun réconfort, garda le silence.
 
— Alors, Lizzy, reprit bientôt sa mère, les Collins
mènent une existence confortable. C’est bien, c’est
très bien ; j’espère seulement que cela durera… Et
comment mange-t-on chez eux ? Je suis sûre que Charlotte
est une excellente ménagère ; si elle est seulement
moitié aussi serrée que sa mère, elle fera d’assez
sérieuses économies. Il n’y a rien d’extravagant, je
présume, dans leur manière de vivre.
 
— Non, rien du tout.
 
— On doit regarder de près à la dépense, croyez-moi.
Certes, en voilà qui auront soin de ne pas dépasser
leur revenu ! Ils ne connaîtront jamais les embarras
d’argent. Tant mieux pour eux ! Je pense qu’ils
parlent souvent du jour où, votre père disparu, ils
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/211==
seront maîtres de cette propriété. Ils considèrent sans
doute Longbourn comme leur appartenant déjà.
 
— Ce sujet, ma mère, ne pouvait être abordé devant
moi.
 
— Non, c’eût été plutôt étrange de leur part ; mais
je ne doute pas qu’ils n’en causent souvent entre eux.
Tant mieux, si leur conscience leur permet de prendre
un domaine qui ne devrait pas leur revenir. Pour ma
part, j’aurais honte d’un héritage qui m’arriverait
dans de telles conditions !
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|41|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLI</div>
 
 
 
La semaine du retour fut vite écoulée. Celle qui
suivit devait être la dernière que le régiment passait
à Meryton. Toute la jeunesse féminine du voisinage
donnait les signes d’un profond abattement. La tristesse
semblait universelle. Seules, les aînées des demoiselles
Bennet étaient encore en état de manger,
dormir, et vaquer à leurs occupations ordinaires.
Cette insensibilité leur était du reste souvent reprochée
par Kitty et Lydia dont la détresse était infinie et
qui ne pouvaient comprendre une telle dureté de
cœur chez des membres de leur famille.
 
— Mon Dieu, qu’allons-nous faire ? qu’allons-nous
devenir ? s’exclamaient-elles sans cesse dans l’amertume
de leur désespoir. Comment avez-vous le cœur
de sourire ainsi, Lizzy ?
 
Leur mère compatissait à leur chagrin, en se rappelant
ce qu’elle avait souffert elle-même vingt-cinq
ans auparavant, dans de semblables circonstances.
 
— Moi aussi, j’ai pleuré deux jours entiers, lorsque
le régiment du colonel Millar est parti. Je croyais bien
que mon cœur allait se briser.
 
— Le mien n’y résistera pas, j’en suis sûre, déclara
Lydia.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/212==
<br/>
 
— Si seulement on pouvait aller à Brighton ! fit
Mrs. Bennet.
 
— Oui, si on le pouvait ! mais papa ne fait rien pour
nous être agréable.
 
— Quelques bains de mer me rendraient la santé
pour longtemps.
 
— Et ma tante Philips est convaincue que cela me
ferait aussi le plus grand bien, ajoutait Kitty.
 
Telles étaient les lamentations qui ne cessaient de
résonner à Longbourn. Elizabeth aurait voulu en rire,
mais cette idée céda bientôt à un sentiment de honte.
Elle sentit de nouveau la justesse des appréciations
de Darcy et comprit comme elle ne l’avait point fait
encore son intervention dans les projets de son ami.
 
Mais toutes les sombres idées de Lydia s’envolèrent
comme par enchantement lorsqu’elle reçut de
Mrs. Forster, la femme du colonel du régiment, une
invitation à l’accompagner à Brighton. Cette amie
incomparable était une femme toute jeune et tout
récemment mariée ; la bonne humeur et l’entrain qui
les caractérisaient toutes deux l’avaient vite rapprochée
de Lydia. Leurs relations ne dataient que de trois
mois et, depuis deux mois déjà, elles étaient sur un
pied de grande intimité.
 
Les transports de Lydia, à cette nouvelle, la joie
de sa mère, la jalousie de Kitty ne peuvent se décrire.
Lydia, ravie, parcourait la maison en réclamant
bruyamment les félicitations de tout le monde, tandis
qu’au salon, Kitty exhalait son dépit en termes aussi
aigres qu’excessifs.
 
— Je ne vois pas pourquoi Mrs. Forster ne m’a pas
invitée aussi bien que Lydia. J’ai autant de droits
qu’elle à être invitée, plus même, puisque je suis son
aînée de deux ans.
 
En vain Elizabeth essayait-elle de la raisonner, et
Jane de lui prêcher la résignation.
 
Elizabeth était si loin de partager la satisfaction
de Mrs. Bennet qu’elle considérait cette invitation
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/213==
comme le plus sûr moyen de faire perdre à Lydia tout
ce qui lui restait de bon sens ; aussi, malgré sa répugnance
pour cette démarche, elle ne put s’empêcher
d’aller trouver son père pour lui demander de ne point
la laisser partir. Elle lui représenta le manque de
tenue de sa sœur, le peu de profit qu’elle tirerait de
la société d’une personne comme Mrs. Forster, et les
dangers qu’elle courrait à Brighton où les tentations
étaient certainement plus nombreuses que dans leur
petit cercle de Meryton.
 
Mr. Bennet, après l’avoir écoutée attentivement,
lui répondit ;
 
— Lydia ne se calmera pas tant qu’elle ne sera pas
exhibée dans un endroit à la mode. Or, nous ne pouvons
espérer qu’elle trouvera une meilleure occasion
de le faire avec aussi peu de dépense et d’inconvénient
pour le reste de sa famille.
 
— Si vous saviez le tort que Lydia peut nous
causer, — ou plutôt nous a causé déjà, — par la
liberté et la hardiesse de ses manières, je suis sûre que
vous en jugeriez autrement.
 
— Le tort que Lydia nous a causé ! répéta Mr. Bennet.
Quoi ? aurait-elle mis en fuite un de vos soupirants ?
Pauvre petite Lizzy ! Mais remettez-vous ; les
esprits assez délicats pour s’affecter d’aussi peu de
chose ne méritent pas d’être regrettés. Allons, faites-moi
la liste de ces pitoyables candidats que cette
écervelée de Lydia a effarouchés.
 
— Vous vous méprenez. Je n’ai point de tels griefs
et c’est à un point de vue général et non particulier
que je parle en ce moment. C’est notre réputation,
notre respectabilité qui peut être atteinte par la folle
légèreté, l’assurance et le mépris de toute contrainte
qui forment le fond du caractère de Lydia. Excusez-moi,
mon père, de vous parler avec cette franchise,
mais si vous ne prenez pas la peine de réprimer vous-même
son exubérance et de lui apprendre que la vie
est faite de choses plus sérieuses que celles qui {{tiret|l’oc|l’occupent}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/212==
{{tiret2|cupent|l’occupent}} en ce moment, il sera bientôt impossible de la
corriger et Lydia se trouvera être à seize ans la plus
enragée coquette qui se puisse imaginer ; coquette aussi
dans le sens le plus vulgaire du mot, sans autre attrait
que sa jeunesse et un physique agréable, et que son
ignorance et son manque de jugement rendront incapable
de se préserver du ridicule que lui attirera sa
fureur à se faire admirer. Kitty court les mêmes dangers,
puisqu’elle suit en tout l’exemple de Lydia.
Vaniteuses, ignorantes, frivoles, pouvez-vous croire,
mon cher père, qu’elles ne seront pas critiquées et
méprisées partout où elles iront, et que, souvent, leurs
sœurs ne se trouveront pas comprises dans le même
jugement ?
 
Mr. Bennet, voyant la chaleur avec laquelle parlait
sa fille lui prit affectueusement la main et répondit :
 
— Ne vous tourmentez pas, ma chérie, partout où
l’on vous verra ainsi que Jane, vous serez appréciées
et respectées. Nous n’aurons pas la paix à Longbourn
si Lydia ne va pas à Brighton. Laissons-la y aller. Le
colonel Forster est un homme sérieux qui ne la laissera
courir aucun danger, et le manque de fortune de
Lydia l’empêche heureusement d’être un objet de
convoitise. À Brighton, d’ailleurs, elle perdra de son
importance, même au point de vue du flirt. Les officiers
y trouveront des femmes plus dignes de leurs
hommages. Espérons plutôt que ce séjour la persuadera
de son insignifiance.
 
Elizabeth dut se contenter de cette réponse et elle
quitta son père déçue et peinée. Cependant, il n’était
pas dans sa nature de s’appesantir sur les contrariétés.
Elle avait fait son devoir ; se mettre en peine maintenant
pour des maux qu’elle ne pouvait empêcher,
ou les augmenter par son inquiétude, ne servirait à
rien.
 
L’indignation de Lydia et de sa mère eût été sans
bornes si elles avaient pu entendre cette {{tiret|conversa|conversation.}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
{{tiret2|tion.|conversation.}} Pour Lydia, ce séjour à Brighton représentait
toutes les possibilités de bonheur terrestre. Avec les
yeux de l’imagination, elle voyait la ville aux rues
encombrées de militaires, elle voyait les splendeurs
du camp, avec les tentes alignées dans une imposante
uniformité, tout rutilant d’uniformes, frémissant de
jeunesse et de gaieté, elle se voyait enfin l’objet des
hommages d’un nombre impressionnant d’officiers.
Qu’eût-elle pensé, si elle avait su que sa sœur tentait
de l’arracher à d’aussi merveilleuses perspectives ?
Elizabeth allait revoir Wickham pour la dernière fois.
Comme elle l’avait rencontré à plusieurs reprises depuis
son retour, cette pensée ne lui causait plus d’agitation.
Aucun reste de son ancienne sympathie ne
venait non plus la troubler. Elle avait même découvert
dans ces manières aimables qui l’avaient tant charmée
naguère, une affectation, une monotonie qu’elle jugeait
maintenant fastidieuses. Le désir qu’il témoigna bientôt
de lui renouveler les marques de sympathie particulière
qu’il lui avait données au début de leurs relations,
après ce qu’elle savait ne pouvait que l’irriter.
Tout en se dérobant aux manifestations d’une galanterie
frivole et vaine, la pensée qu’il pût la croire
flattée de ses nouvelles avances et disposée à y répondre
lui causait une profonde mortification.
 
Le jour qui précéda le départ du régiment, Wickham
et d’autres officiers dînèrent à Longbourn. Elizabeth
était si peu disposée à se séparer de lui en termes
aimables qu’elle profita d’une question qu’il lui posait
sur son voyage à Hunsford pour mentionner le séjour
de trois semaines que Mr. Darcy et le colonel Fitzwilliam<ref>WS : Fitzviliam -> Fitzwilliam</ref>
avaient fait à Rosings et demanda à Wickham
s’il connaissait ce dernier. Un regard surpris, ennuyé,
inquiet même, accueillit cette question. Toutefois,
après un instant de réflexion il reprit son air souriant
pour dire qu’il avait vu le colonel Fitzwilliam jadis
et après avoir observé que c’était un gentleman, demanda
à Elizabeth s’il lui avait plu. Elle lui {{tiret|répon|répondit}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
{{tiret2|dit|répondit}} par l’affirmative. D’un air indifférent il ajouta :
 
— Combien de temps, dites-vous, qu’il a passé à
Rosings ?
 
— Trois semaines environ.
 
— Et vous l’avez vu souvent ?
 
— Presque journellement.
 
— Il ressemble assez peu à son cousin.
 
— En effet, mais je trouve que Mr. Darcy gagne
à être connu.
 
— Vraiment ? s’écria Wickham avec un regard qui
n’échappa point à Elizabeth ; et pourrais-je vous demander…
— mais se ressaisissant, il ajouta d’un ton
plus enjoué : — Est-ce dans ses manières qu’il a
gagné ? A-t-il daigné ajouter un peu de civilité à ses
façons ordinaires ? Car je n’ose espérer, dit-il d’un
ton plus grave, que le fonds de sa nature ait changé.
 
— Oh ! non, répliqua Elizabeth ; sur ce point, je
crois qu’il est exactement le même qu’autrefois.
 
Wickham parut se demander ce qu’il fallait penser
de ce langage énigmatique et il prêta une attention
anxieuse à Elizabeth pendant qu’elle continuait :
 
— Quand je dis qu’il gagne à être connu, je ne
veux pas dire que ses manières ou sa tournure d’esprit
s’améliorent, mais qu’en le connaissant plus intimement,
on est à même de mieux l’apprécier.
 
La rougeur qui se répandit sur le visage de Wickham
et l’inquiétude de son regard dénoncèrent le trouble
de son esprit. Pendant quelques minutes, il garda
le silence, puis, dominant son embarras, il se tourna
de nouveau vers Elizabeth et, de sa voix la plus persuasive,
lui dit :
 
— Vous qui connaissez mes sentiments à l’égard
de Mr. Darcy, vous pouvez comprendre facilement ce
que j’éprouve. Je me réjouis de ce qu’il ait la sagesse
de prendre ne serait-ce que les apparences de la droiture.
Son orgueil, dirigé dans ce sens, peut avoir
d’heureux effets, sinon pour lui, du moins pour les
autres, en le détournant d’agir avec la déloyauté dont
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/217==
j’ai tant souffert pour ma part. J’ai peur seulement
qu’il n’adopte cette nouvelle attitude que lorsqu’il se
trouve devant sa tante dont l’opinion et le jugement
lui inspirent une crainte respectueuse. Cette crainte
a toujours opéré sur lui. Sans doute faut-il en voir la
cause dans le désir qu’il a d’épouser miss de Bourgh,
car je suis certain que ce désir lui tient fort au cœur.
Elizabeth, à ces derniers mots, ne put réprimer un
sourire ; mais elle répondit seulement par un léger
signe de tête. Pendant le reste de la soirée Wickham
montra le même entrain que d’habitude, mais sans
plus rechercher sa compagnie, et lorsqu’ils se séparèrent
à la fin, ce fut avec la même civilité de part et d’autre,
et peut-être bien aussi le même désir de ne jamais se
revoir.
 
Lydia accompagnait les Forster à Meryton d’où
le départ devait avoir lieu le lendemain matin de fort
bonne heure. La séparation fut plus tapageuse
qu’émouvante. Kitty fut la seule à verser des larmes,
mais des larmes d’envie. Mrs. Bennet, prolixe en
vœux de joyeux séjour, enjoignit avec force à sa fille
de ne pas perdre une occasion de s’amuser, — conseil
qui, selon toute apparence, ne manquerait pas d’être
suivi ; et, dans les transports de joie de Lydia, se
perdirent les adieux plus discrets de ses sœurs.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|42|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLII</div>
 
 
 
Si Elizabeth n’avait eu sous les yeux que le spectacle
de sa propre famille, elle n’aurait pu se former
une idée très avantageuse de la félicité conjugale.
Son père, séduit par la jeunesse, la beauté et les apparences
d’une heureuse nature, avait épousé une femme
dont l’esprit étroit et le manque de jugement avaient
eu vite fait d’éteindre en lui toute véritable affection.
Avec le respect, l’estime et la confiance, tous ses rêves
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/218==
de bonheur domestique s’étaient trouvés détruits.
 
Mr. Bennet n’était pas homme à chercher un réconfort
dans ces plaisirs auxquels tant d’autres ont
recours pour se consoler de déceptions causées par leur
imprudence. Il aimait la campagne, les livres, et ces
goûts furent la source de ses principales jouissances. La
seule chose dont il fût redevable à sa femme était
l’amusement que lui procuraient son ignorance et sa
sottise. Ce n’est évidemment pas le genre de bonheur
qu’un homme souhaite devoir à sa femme, mais, à
défaut du reste, un philosophe se contente des distractions
qui sont à sa portée.
 
Ce qu’il y avait d’incorrect à cet égard dans les
manières de Mr. Bennet n’échappait point à Elizabeth
et l’avait toujours peinée. Cependant, appréciant les
qualités de son père et touchée de l’affectueuse prédilection
qu’il lui témoignait, elle essayait de fermer
les yeux sur ce qu’elle ne pouvait approuver et tâchait
d’oublier ces atteintes continuelles au respect conjugal
qui, en exposant une mère à la critique de ses propres
enfants, étaient si profondément regrettables. Mais
elle n’avait jamais compris comme elle le faisait maintenant
les désavantages réservés aux enfants nés d’une
union si mal assortie, ni le bonheur qu’auraient pu
ajouter à leur existence les qualités très réelles de
leur père, s’il avait seulement pris la peine de les cultiver
davantage. Hors la joie qu’elle eut de voir
s’éloigner Wickham, Elizabeth n’eut guère à se féliciter
du départ du régiment. Les réunions au dehors
avaient perdu de leur animation tandis qu’à la maison
les gémissements de sa mère et de ses sœurs sur le
manque de distractions ôtaient tout agrément au
cercle familial. Somme toute, il lui fallait reconnaître
— après tant d’autres, — qu’un événement auquel
elle avait aspiré avec tant d’ardeur ne lui apportait
pas toute la satisfaction qu’elle en attendait.
 
Lydia en partant avait fait la promesse d’écrire
souvent et avec grands détails à sa mère et à Kitty.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/219==
Mais ses lettres étaient toujours très courtes et se
faisaient attendre longtemps. Celles qu’elle adressait
à sa mère contenaient peu de chose : elle revenait avec
son amie de la bibliothèque où elle avait rencontré
tel ou tel officier ; elle avait vu des toilettes qui l’avaient
transportée d’admiration ; elle-même avait acheté une
robe et une ombrelle dont elle aurait voulu envoyer
la description mais elle devait terminer sa lettre en
toute hâte parce qu’elle entendait Mrs. Forster qui
l’appelait pour se rendre avec elle au camp. Les lettres
à Kitty, plus copieuses, n’en apprenaient guère plus,
car elles étaient trop remplies de passages soulignés
pour pouvoir être communiquées au reste de la famille.
 
Au bout de deux ou trois semaines après le départ
de Lydia, la bonne humeur et l’entrain reparurent à
Longbourn. Tout reprenait aux environs un aspect
plus joyeux ; les familles qui avaient passé l’hiver à
la ville revenaient et, avec elles, les élégances et les
distractions de la belle saison. Mrs. Bennet retrouvait
sa sérénité agressive, et Kitty, vers le milieu de juin,
se trouva assez remise pour pouvoir entrer dans Meryton
sans verser de larmes.
 
Le temps fixé pour l’excursion dans le Nord approchait
quand, à peine une quinzaine de jours auparavant,
arriva une lettre de Mrs. Gardiner qui, tout
ensemble, en retardait la date et en abrégeait la durée :
Mr. Gardiner était retenu par ses affaires jusqu’en
juillet et devait être de retour à Londres à la fin du
même mois. Ceci laissait trop peu de temps pour aller
si loin et visiter tout ce qu’ils se proposaient de voir.
Mieux valait renoncer aux Lacs et se contenter d’un
programme plus modeste. Le nouveau plan de Mr. et
Mrs. Gardiner était de ne pas dépasser le Derbyshire :
il y avait assez à voir dans cette région pour
occuper la plus grande partie de leurs trois semaines
de voyage et Mrs. Gardiner trouvait à ce projet un
attrait particulier : la petite ville où elle avait vécu
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/220==
plusieurs années et où ils pensaient s’arrêter quelques
jours, l’attirait autant que les beautés fameuses de
Matlock, Chatsworth et Dovedale.
 
Elizabeth éprouva un vif désappointement : c’était
son rêve de visiter la région des Lacs, mais, disposée
par nature à s’accommoder de toutes les circonstances,
elle ne fut pas longue à se consoler.
 
Le Derbyshire lui rappelait bien des choses. Il lui
était impossible de voir ce nom sans penser à Pemberley
et à son propriétaire. « Tout de même, pensa-t-elle,
je puis bien pénétrer dans le comté qu’il habite,
et y dérober quelques cristaux de spath sans qu’il
m’aperçoive. » Les quatre semaines d’attente finirent
par s’écouler, et Mr. et Mrs. Gardiner arrivèrent à
Longbourn avec leurs quatre enfants. Ceux-ci, —
deux petites filles de six et huit ans et deux garçons
plus jeunes, — devaient être confiés aux soins de leur
cousine Jane qui jouissait auprès d’eux d’un grand
prestige et que son bon sens et sa douceur adaptaient
exactement à la tâche de veiller sur eux, de les instruire,
de les distraire et de les gâter.
 
Les Gardiner ne restèrent qu’une nuit à Longbourn ;
dès le lendemain matin, ils repartaient avec Elizabeth
en quête d’impressions et de distractions nouvelles.
 
Il y avait au moins un plaisir dont ils se sentaient
assurés : celui de vivre ensemble dans une entente
parfaite. Tous trois étaient également capables de
supporter gaiement les ennuis inévitables du voyage,
d’en augmenter les agréments par leur belle humeur,
et de se distraire mutuellement en cas de désappointement.
 
Ce n’est point notre intention de donner ici une
description du Derbyshire ni des endroits renommés
que traversait la route : Oxford, Warwick, Kenilworth.
Le lieu qui nous intéresse se limite à une petite portion
du Derbyshire. Après avoir vu les principales beautés
de la région, nos voyageurs se dirigèrent vers la petite
ville de Lambton, ancienne résidence de Mrs. {{tiret|Gar|Gardiner,}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/221==
{{tiret2|diner,|Gardiner,}} où elle avait appris qu’elle retrouverait quelques
connaissances. À moins de cinq milles avant Lambton,
dit Mrs. Gardiner à Elizabeth, se trouvait situé Pemberley,
non pas directement sur leur route, mais à
une distance d’un ou deux milles seulement. En
arrêtant leur itinéraire, la veille de leur arrivée,
Mrs. Gardiner exprima le désir de revoir le château, et
son mari ayant déclaré qu’il ne demandait pas mieux,
elle dit à Elizabeth :
 
— N’aimeriez-vous pas, ma chérie, à faire la connaissance
d’un endroit dont vous avez entendu parler
si souvent ? C’est là que Wickham a passé toute sa
jeunesse.
 
Elizabeth était horriblement embarrassée. Sa place,
elle le sentait bien, n’était pas à Pemberley, et elle
laissa voir qu’elle était peu tentée par cette visite.
« En vérité, elle était fatiguée de voir des châteaux.
Après en avoir tant parcouru, elle n’éprouvait plus
aucun plaisir à contempler des rideaux de satin et
des tapis somptueux.
 
Mrs. Gardiner se moqua d’elle.
 
— S’il n’était question que de voir une maison
richement meublée, dit-elle, je ne serais pas tentée
non plus ; mais le parc est magnifique, et renferme<ref>WS : scanille</ref>
quelques-uns des plus beaux arbres de la contrée.
 
Elizabeth ne dit plus rien, mais le projet ne pouvait
lui convenir. L’éventualité d’une rencontre avec
Mr. Darcy s’était présentée immédiatement à son
esprit, et cette seule pensée la faisait rougir. Mieux
vaudrait, pensa-t-elle, parler ouvertement à sa tante
que de courir un tel risque. Ce parti, cependant, présentait
lui aussi des inconvénients, et en fin de compte
elle résolut de n’y avoir recours que si l’enquête qu’elle
allait faire elle-même lui révélait la présence de Darcy
à Pemberley.
 
Le soir, en se retirant, elle demanda à la femme de
chambre des renseignements sur Pemberley. N’était-ce
pas un endroit intéressant ? Comment se nommaient
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/222==
les propriétaires ? enfin, — cette question fut posée
avec un peu d’angoisse, — y résidaient-ils en ce moment ?
À sa grande satisfaction, la réponse à sa dernière
demande fut négative et le lendemain matin,
lorsque le sujet fut remis en question, Elizabeth put
répondre d’un air naturel et indifférent que le projet
de sa tante ne lui causait aucun déplaisir.
 
Il fut donc décidé qu’on passerait par Pemberley.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|43|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLIII</div>
 
 
 
Dans la voiture qui l’emportait avec son oncle et
sa tante, Elizabeth guettait l’apparition des bois de
Pemberley avec une certaine émotion, et lorsqu’ils
franchirent la grille du parc, elle se sentit un peu
troublée.
 
Le parc était très vaste et d’aspect extrêmement
varié. Ils y avaient pénétré par la partie la plus
basse ; après une montée d’un demi-mille environ à
travers une belle étendue boisée, ils se trouvèrent
au sommet d’une colline d’où le regard était tout de
suite frappé par la vue de Pemberley House situé
de l’autre côté de la vallée vers laquelle la route descendait
en lacets assez brusques. Le château, grande
et belle construction en pierre, se dressait avantageusement
sur une petite éminence derrière laquelle
s’étendait une chaîne de hautes collines boisées.
Devant le château coulait une rivière assez importante
que d’habiles travaux avaient encore élargie, mais sans
donner à ses rives une apparence artificielle. Elizabeth
était émerveillée ; jamais encore elle n’avait vu un
domaine dont le pittoresque naturel eût été aussi
bien respecté.
 
La voiture descendit la colline, traversa le pont
et vint s’arrêter devant la porte. Tandis qu’elle examinait
de près l’aspect de la maison, la crainte de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/223==
rencontrer son propriétaire vint de nouveau saisir
Elizabeth. Si jamais la femme de chambre de l’hôtel
s’était trompée ! Son oncle ayant demandé si l’on
pouvait visiter le château, on les fit entrer dans le
hall, et, pendant qu’ils attendaient l’arrivée de la
femme de charge, Elizabeth put à loisir s’étonner de
se voir en cet endroit.
 
La femme de charge était une personne âgée, d’allure
respectable, moins importante et beaucoup plus
empressée qu’Elizabeth ne s’y attendait. Tous trois
la suivirent dans la salle à manger. Après avoir jeté
un coup d’œil à cette vaste pièce de proportions harmonieuses
et somptueusement meublée, Elizabeth se
dirigea vers la fenêtre pour jouir de la vue. La colline
boisée qu’ils venaient de descendre et qui, à distance,
paraissait encore plus abrupte, formait un admirable
vis-à-vis. Le parc, sous tous ses aspects, était charmant,
et c’était avec ravissement qu’elle contemplait
la rivière bordée de bouquets d’arbres et la vallée sinueuse
aussi loin que l’œil pouvait en suivre les détours.
Dans chaque salle où l’on passait, le point de
vue changeait, et de chaque fenêtre il y avait de
nouvelles beautés à voir. Les pièces étaient de vastes
proportions et le mobilier en rapport avec la fortune
du propriétaire. Elizabeth nota avec une certaine admiration
qu’il n’y avait rien de voyant ou d’inutilement
somptueux comme à Rosings.
 
« Et dire que de cette demeure je pourrais être la
châtelaine ! songeait-elle. Ces pièces seraient pour moi
un décor familier ; au lieu de les visiter comme une
étrangère, je pourrais y recevoir mon oncle et ma
tante… Mais non, pensa-t-elle en se ressaisissant,
ceci n’aurait pas été possible ! mon oncle et ma tante
auraient été perdus pour moi ; jamais je n’aurais été
autorisée à les recevoir ici ! »
 
Cette réflexion arrivait à point pour la délivrer de
quelque chose qui ressemblait à un regret.
 
Il lui tardait de demander à la femme de charge si
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/224==
son maître était réellement absent, mais elle ne pouvait
se résoudre à le faire. Enfin, la question fut posée
par son oncle, auquel Mrs. Reynolds répondit affirmativement,
en ajoutant : — Mais nous l’attendons demain,
avec plusieurs amis.
 
« Quelle chance, songea Elizabeth, que notre excursion
n’ait point été retardée d’une journée ! »
 
Sa tante l’appelait à cet instant pour lui montrer,
parmi d’autres miniatures suspendues au-dessus d’une
cheminée, le portrait de Wickham, et, comme elle lui
demandait en souriant ce qu’elle en pensait, la femme
de charge s’avança : ce portrait, leur dit-elle, était
celui d’un jeune gentleman, fils d’un régisseur de son
défunt maître que celui-ci avait fait élever à ses frais.
Il est maintenant dans l’armée, ajouta-t-elle, mais je
crains qu’il n’ait pas fort bien tourné.
 
Mrs. Gardiner regarda sa nièce avec un sourire
qu’Elizabeth ne put lui retourner.
 
— Voici maintenant le portrait de mon maître,
dit Mrs. Reynolds, en désignant une autre miniature ;
il est fort ressemblant. Les deux portraits ont été faits
à la même époque, il y a environ huit ans.
 
— J’ai entendu dire que votre maître était très bien
de sa personne, dit Mrs. Gardiner en examinant la
miniature. Voilà certainement une belle physionomie.
Mais vous, Lizzy, vous pouvez nous dire si ce portrait
est ressemblant.
 
— Cette jeune demoiselle connaîtrait-elle Mr. Darcy ?
demanda la femme de charge en regardant Elizabeth
avec une nuance de respect plus marquée.
 
— Un peu, répondit la jeune fille en rougissant.
 
— N’est-ce pas, mademoiselle, qu’il est très bel
homme ?
 
— Certainement.
 
— Pour ma part, je n’en connais point d’aussi bien.
Dans la galerie, au premier, vous verrez de lui un portrait
plus grand et plus beau. Cette chambre était la
pièce favorite de mon défunt maître. Il tenait {{tiret|beau|beaucoup}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
{{tiret2|coup|beaucoup}} à ces miniatures et on les a laissées disposées
exactement comme elles l’étaient de son temps.
 
Elizabeth comprit alors pourquoi la miniature de
Wickham se trouvait là parmi les autres.
 
Mrs. Reynold appela leur attention sur un portrait
de miss Darcy à l’âge de huit ans.
 
— Miss Darcy est-elle aussi bien que son frère ?
demanda Mrs. Gardiner.
 
— Oui, madame, c’est une fort belle jeune fille, et
si bien douée ! Elle fait de la musique et chante toute
la journée. Dans la pièce voisine il y a un nouvel instrument
qui vient d’être apporté pour elle, un cadeau
de mon maître. Elle arrive demain avec lui.
 
Mr. Gardiner toujours aimable et plein d’aisance
encourageait ce bavardage par ses questions et ses
remarques. Soit fierté, soit attachement, Mrs. Reynolds
avait évidemment grand plaisir à parler de ses
maîtres.
 
— Mr. Darcy réside-t-il souvent à Pemberley ?
 
— Pas autant que nous le souhaiterions, monsieur ;
mais il est bien ici la moitié de l’année et miss Darcy
y passe toujours les mois d’été.
 
« Excepté quand elle va à Ramsgate, » pensa Elizabeth.
 
— Si votre maître se mariait, il passerait sans doute
plus de temps à Pemberley.
 
— Probablement, monsieur. Mais quand cela arrivera-t-il ?
Je ne connais pas de demoiselle qui soit
assez bien pour lui.
 
Mr. et Mrs. Gardiner sourirent. Elizabeth ne put
s’empêcher de dire :
 
— Assurément, ce que vous dites est tout à son
honneur.
 
— Je ne dis que la vérité, et ce que peuvent vous
répéter tous ceux qui le connaissent, insista Mrs. Reynolds.
 
Elizabeth trouva qu’elle allait un peu loin, et sa surprise
redoubla quand elle l’entendit ajouter :
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/226==
<br/>
 
— Je n’ai jamais eu de lui une parole désagréable
et, quand je suis entrée au service de son père, il n’avait
pas plus de quatre ans.
 
Cette louange, plus encore que la précédente, dérouta
Elizabeth : que Darcy eût un caractère difficile,
c’est de quoi, jusque-là, elle avait eu la ferme conviction.
Elle souhaitait vivement en entendre davantage,
et fut très reconnaissante à son oncle de faire cette
réflexion :
 
— Il y a peu de gens dont on puisse en dire autant.
Vous avez de la chance d’avoir un tel maître !
 
— Oui, monsieur, je sais bien que je pourrais faire
le tour du monde sans en rencontrer un meilleur. Mais
il n’a fait que tenir ce qu’il promettait dès son enfance.
C’était le caractère le plus aimable et le cœur le plus
généreux qu’on pût imaginer.
 
— Son père était un homme excellent, dit Mrs. Gardiner.
 
— Oui, madame, c’est la vérité, et son fils lui ressemble.
Il est aussi bon pour les malheureux.
 
Elizabeth s’étonnait, doutait, et désirait toujours
en entendre plus. Ce que Mrs. Reynolds pouvait raconter
au sujet des tableaux, des dimensions des
pièces ou de la valeur du mobilier n’avait plus pour elle
aucun intérêt. Mr. Gardiner, extrêmement amusé par
l’espèce d’orgueil familial auquel il attribuait l’éloge
démesuré que la femme de charge faisait de son maître,
ramena bientôt la conversation sur le même sujet, et
tout en montant le grand escalier, Mrs. Reynolds
énuméra chaleureusement les nombreuses qualités de
Mr. Darcy.
 
— C’est le meilleur propriétaire et le meilleur maître
qu’on puisse voir, non pas un de ces jeunes écervelés
d’aujourd’hui qui ne songent qu’à s’amuser. Vous ne
trouverez pas un de ses tenanciers ou de ses domestiques
pour dire de lui autre chose que du bien. Certaines
gens, je le sais, le trouvent fier ; pour moi, je ne
m’en suis jamais aperçue. C’est, j’imagine, parce qu’il
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/227==
est plus réservé que les autres jeunes gens de son âge.
 
« Sous quel jour avantageux tout ceci le fait voir ! »
pensa Elizabeth.
 
— La façon dont il s’est conduit avec notre pauvre
ami ne correspond guère à ce beau portrait, chuchota
Mrs. Gardiner à l’oreille de sa nièce.
 
— Peut-être avons-nous été trompées.
 
— C’est peu probable. Nos renseignements viennent
de trop bonne source.
 
Lorsqu’ils eurent atteint le vaste palier de l’étage
supérieur, Mrs. Reynolds les fit entrer dans un très
joli boudoir, clair et élégant, et leur expliqua qu’il
venait d’être installé pour faire plaisir à miss Darcy,
qui s’était enthousiasmée de cette pièce durant son
dernier séjour.
 
— Mr. Darcy est véritablement très bon frère, dit
Elizabeth en s’avançant vers l’une des fenêtres.
 
Mrs. Reynolds riait d’avance à l’idée du ravissement
de sa jeune maîtresse, quand elle pénétrerait
dans ce boudoir.
 
— Et c’est toujours ainsi qu’il agit, ajouta-t-elle. Il
suffit que sa sœur exprime un désir pour le voir aussitôt
réalisé. Il n’y a pas de chose au monde qu’il ne ferait
pour elle !
 
Il ne restait plus à voir que deux ou trois des
chambres principales et la galerie de tableaux. Dans
celle-ci, il y avait beaucoup d’œuvres de valeur, mais
Elizabeth qui ne s’y connaissait point préféra se diriger
vers quelques fusains de miss Darcy, dont les
sujets étaient plus à sa portée. Puis elle se mit à passer
rapidement en revue les portraits de famille, cherchant
la seule figure qu’elle pût y reconnaître. À la fin, elle
s’arrêta devant une toile dont la ressemblance était
frappante. Elizabeth y retrouvait le sourire même
qu’elle avait vu quelquefois à Darcy lorsqu’il la regardait.
Elle resta quelques instants en contemplation
et ne quitta point la galerie sans être revenue donner
un dernier coup d’œil au tableau. En cet instant il y
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/228==
avait certainement dans ses sentiments à l’égard de
l’original plus de mansuétude qu’elle n’en avait jamais
ressenti. Les éloges prodigués par Mrs. Reynolds
n’étaient pas de qualité ordinaire et quelle louange a
plus de valeur que celle d’un serviteur intelligent ?
Comme frère, maître, propriétaire, songeait Elizabeth,
de combien de personnes Mr. Darcy ne tenait-il pas
le bonheur entre ses mains ! Que de bien, ou que de mal
il était en état de faire ! Tout ce que la femme de charge
avait raconté était entièrement en son honneur.
 
Arrêtée devant ce portrait dont le regard semblait
la fixer, Elizabeth pensait au sentiment que Darcy
avait eu pour elle avec une gratitude qu’elle n’avait
jamais encore éprouvée ; elle se rappelait la chaleur
avec laquelle ce sentiment lui avait été déclaré, et
oubliait un peu ce qui l’avait blessée dans son expression.
 
Quand la visite fut terminée, ils redescendirent au
rez-de-chaussée et, prenant congé de la femme de
charge, trouvèrent le jardinier qui les attendait à la
porte d’entrée. En traversant la pelouse pour descendre
vers la rivière Elizabeth se retourna pour jeter encore
un coup d’œil à la maison ; ses compagnons l’imitèrent,
et, pendant que son oncle faisait des conjectures
sur la date de la construction, le propriétaire en
personne apparut soudain sur la route qui venait des
communs situés en arrière du château.
 
Vingt mètres à peine les séparaient et son apparition
avait été si subite qu’il était impossible à Elizabeth
d’échapper à sa vue. Leurs yeux se rencontrèrent, et
tous deux rougirent violemment. Mr. Darcy tressaillit
et resta comme figé par la surprise, mais, se ressaisissant
aussitôt, il s’avança vers le petit groupe et adressa
la parole à Elizabeth, sinon avec un parfait sang-froid,
du moins avec la plus grande politesse. Celle-ci, en
l’apercevant, avait esquissé instinctivement un mouvement
de retraite, mais s’arrêta en le voyant approcher
et reçut ses hommages avec un indicible embarras.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/229==
<br/>
 
Mr. et Mrs. Gardiner devinèrent fatalement qu’ils
avaient sous les yeux Mr. Darcy lui-même, grâce à sa
ressemblance avec le portrait, grâce aussi à l’expression
de surprise qui se peignit sur le visage du jardinier à
la vue de son maître. Ils restèrent tous deux un peu
à l’écart pendant qu’il s’entretenait avec leur nièce
Celle-ci, étonnée et confondue, osait à peine lever les
yeux sur lui et répondait au hasard aux questions
courtoises qu’il lui posait sur sa famille. Tout étonnée
du changement survenu dans ses manières depuis
qu’elle ne l’avait vu, elle sentait à mesure qu’il parlait
croître son embarras. L’idée qu’il devait juger déplacée
sa présence en ces lieux lui faisait de cet entretien un
véritable supplice. Mr. Darcy lui-même ne semblait
guère plus à l’aise. Sa voix n’avait pas sa fermeté
habituelle et la façon dont, à plusieurs reprises, il la
questionna sur l’époque où elle avait quitté Longbourn
et sur son séjour en Derbyshire, marquait clairement
le trouble de son esprit. À la fin, toute idée
sembla lui manquer et il resta quelques instants sans
dire un mot. Enfin, il retrouva son sang-froid et prit
congé.
 
Mr. et Mrs, Gardiner, rejoignant leur nièce, se
mirent à louer la belle prestance de Mr. Darcy, mais
Elizabeth ne les entendait pas, et, tout absorbée par
ses pensées, elle les suivait en silence. Elle était accablée
de honte et de dépit. Cette visite à Pemberley
était un acte des plus inconsidérés et des plus regrettables.
Comme elle avait dû paraître étrange à
Mr. Darcy ! Il allait croire qu’elle s’était mise tout
exprès sur son chemin. Quelle fâcheuse interprétation
pouvait en concevoir un homme aussi orgueilleux !
Pourquoi, oh ! pourquoi était-elle venue ?… Et lui-même,
comment se trouvait-il là un jour plus tôt
qu’on ne l’attendait ?… Elizabeth ne cessait de rougir
en déplorant la mauvaise chance de cette rencontre.
Quant au changement si frappant des manières de
Mr. Darcy, que pouvait-il signifier ? Cette grande {{tiret|poli|politesse,}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
{{tiret2|tesse,|politesse,}} l’amabilité qu’il avait mise à s’enquérir de sa
famille !… Jamais elle ne l’avait vu aussi simple,
jamais elle ne l’avait entendu s’exprimer avec autant
de douceur. Quel contraste avec leur dernière rencontre
dans le parc de Rosings, lorsqu’il lui avait
remis sa lettre !… Elle ne savait qu’en penser.
 
Ils suivaient maintenant une belle allée longeant la
rivière et à chaque pas surgissaient de nouveaux et
pittoresques points de vue. Mais tout ce charme était
perdu pour Elizabeth. Elle répondait sans entendre,
et regardait sans voir ; sa pensée était à Pemberley
House avec Mr. Darcy. Elle brûlait de savoir ce qui
s’agitait dans son esprit en ce moment ; avec quels
sentiments il pensait à elle et si, contre toute vraisemblance,
son amour durait encore. Peut-être n’avait-il
montré tant de courtoisie que parce qu’il se sentait
indifférent. Pourtant le ton de sa voix n’était pas celui
de l’indifférence. Elle ne pouvait dire si c’était avec
plaisir ou avec peine qu’il l’avait revue, mais, certainement,
ce n’était pas sans émotion.
 
À la longue les remarques de ses compagnons sur
son air distrait la tirèrent de ses pensées et elle sentit
la nécessité de retrouver sa présence d’esprit.
 
Bientôt, les promeneurs s’enfoncèrent dans les bois
et, disant adieu pour un moment au bord de l’eau,
gravirent quelques-uns des points les plus élevés d’où
des éclaircies leur donnaient des échappées ravissantes
sur la vallée, sur les collines d’en face recouvertes
en partie par des bois et, par endroits, sur la rivière.
Mr. Gardiner ayant exprimé le désir de faire tout le
tour du parc, il lui fut répondu avec un sourire triomphant
que c’était une affaire de dix milles. Un tel
chiffre tranchait la question, et l’on poursuivit le circuit
ordinaire qui, après une descente à travers bois,
les ramena sur le bord de l’eau. La vallée, à cet endroit,
se resserrait en une gorge qui ne laissait de place
que pour la rivière et l’étroit sentier qui la longeait à
travers le taillis. Elizabeth aurait bien désiré en suivre
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/231==
les détours mais quand ils eurent traversé le pont et se
furent rendu compte de la distance qui les séparait
encore du château, Mrs. Gardiner, qui était médiocre
marcheuse, ne se soucia pas d’aller plus loin et sa nièce
dut se résigner à reprendre sur l’autre rive le chemin
le plus direct.
 
Le retour s’accomplit lentement. Mr. Gardiner,
grand amateur de pêche, s’attardait à interroger le
jardinier sur les truites et à guetter leur apparition
dans la rivière. Pendant qu’ils avançaient ainsi à
petits pas, ils eurent une nouvelle surprise et, non moins
étonnée qu’à la précédente rencontre, Elizabeth vit
paraître à peu de distance Mr. Darcy qui se dirigeait
de leur côté. L’allée qu’ils suivaient, moins ombragée
que celle de l’autre rive, leur permettait de le voir
s’approcher. Elizabeth, mieux préparée cette fois à une
entrevue, se promit de montrer plus de sang-froid
s’il avait vraiment l’intention de les aborder. Peut-être,
après tout, allait-il prendre un autre chemin ?
Un tournant qui le déroba à leur vue le lui fit croire
un instant ; mais le tournant dépassé, elle le trouva
immédiatement devant elle.
 
Un coup d’œil lui suffit pour voir qu’il n’avait rien
perdu de son extrême courtoisie. Ne voulant pas être
en reste de politesse, elle se mit, dès qu’il l’eut abordée,
à vanter les beautés du parc, mais, à peine eut-elle
prononcé les mots « délicieux, charmant », que des
souvenirs fâcheux lui revinrent ; elle s’imagina que,
dans sa bouche, l’éloge de Pemberley pouvait être mal
interprété, rougit et s’arrêta.
 
Mrs. Gardiner était restée en arrière. Lorsque Elizabeth
se tut, Mr. Darcy lui demanda si elle voulait
bien lui faire l’honneur de le présenter à ses amis.
Nullement préparée à une telle requête, elle put à peine
réprimer un sourire, car il demandait à être présenté
aux personnes mêmes dont il considérait la parenté
humiliante pour son orgueil quand il lui avait fait la
déclaration de ses sentiments.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/232==
<br/>
 
« Quelle va être sa surprise ? pensait-elle. Il les prend
sans doute pour des gens de qualité. » La présentation
fut faite aussitôt, et en mentionnant le lien de parenté
qui l’unissait à ses compagnons, elle regarda furtivement
Mr. Darcy pour voir comment il supporterait le
choc… Il le supporta vaillamment, bien que sa surprise
fût évidente et, loin de fuir, il rebroussa chemin pour
les accompagner et se mit à causer avec Mr. Gardiner.
Elizabeth exultait : à sa grande satisfaction, Mr. Darcy
pouvait voir qu’elle avait des parents dont elle n’avait
pas à rougir !… Attentive à leur conversation, elle
notait avec joie toutes les phrases, toutes les expressions
qui attestaient l’intelligence, le goût et la bonne
éducation de son oncle.
 
La conversation tomba bientôt sur la pêche, et elle
entendit Mr. Darcy, avec la plus parfaite amabilité,
inviter Mr. Gardiner à venir pêcher aussi souvent
qu’il le voudrait durant son séjour dans le voisinage,
offrant même de lui prêter des lignes, et lui indiquant
les endroits les plus poissonneux. Mrs. Gardiner, qui
donnait le bras à sa nièce, lui jeta un coup d’œil surpris ;
Elizabeth ne dit mot, mais ressentit une vive
satisfaction : c’était à elle que s’adressaient toutes
ces marques de courtoisie. Son étonnement cependant
était extrême, et elle se répétait sans cesse : « Quel
changement extraordinaire ! comment l’expliquer ? ce
n’est pourtant pas moi qui en suis cause ! ce ne sont
pas les reproches que je lui ai faits à Hunsford qui
ont opéré une telle transformation !… C’est impossible
qu’il m’aime encore. »
 
Ils marchèrent ainsi pendant quelque temps,
Mrs. Gardiner et sa nièce en avant, et les deux messieurs
à l’arrière-garde. Mais après être descendus sur
la rive pour voir de plus près une curieuse plante
aquatique, il se produisit un petit changement ;
Mrs. Gardiner, fatiguée par l’exercice de la matinée
et trouvant le bras d’Elizabeth insuffisant pour la
soutenir, préféra s’appuyer sur celui de son mari ;
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/233==
Mr. Darcy prit place auprès de sa nièce et ils continuèrent
à marcher côte à côte. Après une courte pause,
ce fut la jeune fille qui rompit le silence ; elle tenait à
ce qu’il apprît qu’en venant à Pemberley elle se croyait
sûre de son absence ; aussi commença-t-elle par une
remarque sur la soudaineté de son arrivée.
 
— Car votre femme de charge, ajouta-t-elle, nous
avait informés que vous ne seriez pas ici avant demain,
et, d’après ce qu’on nous avait dit à Bakervell,
nous avions compris que vous n’étiez pas attendu
si tôt.
 
Mr. Darcy reconnut que c’était exact ; une question
à régler avec son régisseur l’avait obligé à devancer
de quelques heures ses compagnons de voyage.
 
— Ils me rejoindront demain matin de bonne heure,
continua-t-il, et vous trouverez parmi eux plusieurs
personnes qui seront heureuses de renouer connaissance
avec vous : Mr. Bingley et ses sœurs.
 
Elizabeth s’inclina légèrement sans répondre : d’un
saut, sa pensée se reportait brusquement au soir où,
pour la dernière fois, le nom de Mr. Bingley avait été
prononcé par eux. Si elle en jugeait par la rougeur de
son compagnon, la même idée avait dû lui venir aussi
à l’esprit.
 
— Il y a une autre personne, reprit-il après un
court silence, qui désire particulièrement vous connaître.
Me permettrez-vous, si ce n’est pas indiscret,
de vous présenter ma sœur pendant votre séjour à
Lambton ?
 
Interdite par cette demande, Elizabeth y répondit
sans savoir au juste dans quels termes. Elle sentait
que le désir de la sœur avait dû être inspiré par le
frère et sans aller plus loin cette pensée la remplissait
de satisfaction. Il lui était agréable de voir que
Mr. Darcy n’avait pas été amené par la rancune à
concevoir d’elle une mauvaise opinion.
 
Ils avançaient maintenant en silence, chacun plongé
dans ses pensées. Bientôt ils distancèrent les Gardiner
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/234==
et, quand ils arrivèrent à la voiture, ils avaient une
avance d’au moins cent cinquante mètres.
 
Mr. Darcy offrit à Elizabeth d’entrer au château,
mais elle déclara qu’elle n’était pas fatiguée et ils
demeurèrent sur la pelouse.
 
Le silence à un moment où ils auraient pu se dire
tant de choses devenait embarrassant. Elizabeth se
rappela qu’elle venait de voyager et ils parlèrent de
Matlock et de Dovedale avec beaucoup de persévérance.
Mais Elizabeth trouvait que le temps et sa tante
avançaient bien lentement et sa patience, ainsi que
ses idées, étaient presque épuisées lorsque ce tête-à-tête
prit fin.
 
Mr. et Mrs. Gardiner les ayant rejoints, Mr. Darcy
les pressa d’entrer au château et d’accepter quelques
rafraîchissements ; mais cette proposition fut déclinée
et l’on se sépara de part et d’autre avec la plus grande
courtoisie. Mr. Darcy aida les dames à remonter dans
leur voiture et, quand elle fut en marche, Elizabeth
le vit retourner à pas lents vers la maison.
 
Son oncle et sa tante se mirent aussitôt à parler de
Mr. Darcy : l’un et l’autre le déclarèrent infiniment
mieux qu’ils ne s’y seraient attendus.
 
— C’est un parfait gentleman, aimable et simple,
dit Mr. Gardiner.
 
— Il y a bien un peu de hauteur dans sa physionomie,
reprit sa femme, mais elle n’est que dans
l’expression, et ne lui sied pas mal. Je puis dire maintenant
comme la femme de charge que la fierté dont
certaines gens l’accusent ne m’a nullement frappée.
 
— J’ai été extrêmement surpris de son accueil
c’était plus que de la simple politesse, c’était un empressement
aimable à quoi rien ne l’obligeait. Ses
relations avec Elizabeth étaient sans importance, en
somme !
 
— Bien sûr, Lizzy, il n’a pas le charme de Wickham
mais comment avez-vous pu nous le représenter
comme un homme si désagréable ?
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/235==
<br/>
 
Elizabeth s’excusa comme elle put, dit qu’elle
l’avait mieux apprécié quand ils s’étaient rencontrés
dans le Kent et qu’elle ne l’avait jamais vu aussi
aimable qu’en ce jour.
 
— Tel qu’il s’est montré à nous, continua Mrs. Gardiner,
je n’aurais jamais pensé qu’il eût pu se conduire
aussi cruellement à l’égard de ce pauvre Wickham.
Il n’a pas l’air dur, au contraire. Dans toute sa personne
il a une dignité qui ne donne pas une idée
défavorable de son cœur. La bonne personne qui nous a
fait visiter le château lui fait vraiment une réputation
extraordinaire ! J’avais peine, par moments, à m’empêcher
de rire…
 
Ici, Elizabeth sentit qu’elle devait dire quelque
chose pour justifier Mr. Darcy dans ses rapports avec
Wickham. En termes aussi réservés que possible elle
laissa entendre que, pendant son séjour dans le Kent,
elle avait appris que sa conduite pouvait être interprétée
d’une façon toute différente, et que son caractère
n’était nullement aussi odieux, ni celui de Wickham
aussi sympathique qu’on l’avait cru en Hertfordshire.
Comme preuve, elle donna les détails de toutes les
négociations d’intérêt qui s’étaient poursuivies entre
eux, sans dire qui l’avait renseignée, mais en indiquant
qu’elle tenait l’histoire de bonne source.
 
Sa tante l’écoutait avec une vive curiosité. Mais on
approchait maintenant des lieux qui lui rappelaient
ses jeunes années, et toute autre idée s’effaça devant
le charme des souvenirs. Elle fut bientôt trop occupée à
désigner à son mari les endroits intéressants qu’ils
traversaient pour prêter son attention à autre chose.
Bien que fatiguée par l’excursion du matin, sitôt
qu’elle fut sortie de table elle partit à la recherche
d’anciens amis, et la soirée fut remplie par le plaisir
de renouer des relations depuis longtemps interrompues.
 
Quant à Elizabeth, les événements de la journée
étaient trop passionnants pour qu’elle pût s’intéresser
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/236==
beaucoup aux amis de sa tante. Elle ne cessait de songer,
avec un étonnement dont elle ne pouvait revenir, à
l’amabilité de Mr. Darcy et, par-dessus tout, au désir
qu’il avait exprimé de lui présenter sa sœur.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|44|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLIV</div>
 
 
 
Elizabeth s’attendait à ce que Mr. Darcy lui amenât
sa sœur le lendemain de son arrivée à Pemberley,
et déjà elle avait résolu de ne pas s’éloigner de l’hôtel
ce matin-là, mais elle s’était trompée dans ses prévisions
car ses visiteurs se présentèrent un jour plus
tôt qu’elle ne l’avait prévu.
 
Après une promenade dans la ville avec son oncle
et sa tante, tous trois étaient revenus à l’hôtel et se
préparaient à aller dîner chez des amis retrouvés par
Mrs. Gardiner, lorsque le roulement d’une voiture
les attira à la fenêtre. Elizabeth, reconnaissant la
livrée du coupé qui s’arrêtait devant la porte, devina
tout de suite ce dont il s’agissait et annonça à ses
compagnons l’honneur qui allait leur être fait. Mr. et
Mrs. Gardiner étaient stupéfaits, mais l’embarras de
leur nièce, qu’ils rapprochaient de cet incident et de
celui de la veille, leur ouvrit soudain les yeux sur des
perspectives nouvelles.
 
Elizabeth se sentait de plus en plus troublée, tout
en s’étonnant elle-même de son agitation : entre autres
sujets d’inquiétude, elle se demandait si Mr. Darcy
n’aurait pas trop fait son éloge à sa sœur et, dans le
désir de gagner la sympathie de la jeune fille, elle
craignait que tous ses moyens ne vinssent à lui manquer
à la fois.
 
Craignant d’être vue, elle s’écarta de la fenêtre et se
mit à arpenter la pièce pour se remettre, mais les
regards de surprise qu’échangeaient son oncle et sa
tante n’étaient pas faits pour lui rendre son sang-froid.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/237==
<br/>
 
Quelques instants plus tard miss Darcy entrait
avec son frère et la redoutable présentation avait lieu.
À son grand étonnement, Elizabeth put constater que
sa visiteuse était au moins aussi embarrassée qu’elle-même.
Depuis son arrivée à Lambton elle avait entendu
dire que miss Darcy était extrêmement hautaine ; un
coup d’œil lui suffit pour voir qu’elle était surtout prodigieusement
timide. Elle était grande et plus forte
qu’Elizabeth ; bien qu’elle eût à peine dépassé seize
ans elle avait déjà l’allure et la grâce d’une femme.
Ses traits étaient moins beaux que ceux de son frère,
mais l’intelligence et la bonne humeur se lisaient sur
son visage. Ses manières étaient aimables et sans aucune
recherche. Elizabeth, qui s’attendait à retrouver
chez elle l’esprit froidement observateur de son frère,
se sentit soulagée.
 
Au bout de peu d’instants Mr. Darcy l’informa que
Mr. Bingley se proposait également de venir lui présenter
ses hommages, et Elizabeth avait à peine eu
le temps de répondre à cette annonce par une phrase
de politesse qu’on entendait dans l’escalier le pas
alerte de Mr. Bingley qui fit aussitôt son entrée dans
la pièce.
 
Il y avait longtemps que le ressentiment d’Elizabeth
à son égard s’était apaisé ; mais s’il n’en avait pas
été ainsi, elle n’aurait pu résister à la franche cordialité
avec laquelle Bingley lui exprima son plaisir de
la revoir. Il s’enquit de sa famille avec empressement,
bien que sans nommer personne, et dans sa manière
d’être comme dans son langage il montra l’aisance
aimable qui lui était habituelle.
 
Mr. et Mrs. Gardiner le considéraient avec presque
autant d’intérêt qu’Elizabeth ; depuis longtemps ils
désiraient le connaître. D’ailleurs, toutes les personnes
présentes excitaient leur attention ; les soupçons qui
leur étaient nouvellement venus les portaient à observer
surtout Mr. Darcy et leur nièce avec une curiosité
aussi vive que discrète. Le résultat de leurs {{tiret|obser|observations}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/238==
{{tiret2|vations|observations}} fut la pleine conviction que l’un des deux au
moins savait ce que c’était qu’aimer ; des sentiments
de leur nièce ils doutaient encore un peu ; mais il était
clair pour eux que Mr. Darcy débordait d’admiration.
 
Elisabeth, de son côté, avait beaucoup à faire.
Elle aurait voulu deviner les sentiments de chacun
de ses visiteurs, calmer les siens, et se rendre agréable
à tous. Ce dernier point sur lequel elle craignait le plus
d’échouer était au contraire celui où elle avait le plus
de chances de réussir, ses visiteurs étant tous prévenus
en sa faveur.
 
À la vue de Bingley sa pensée s’était aussitôt élancée
vers Jane. Combien elle aurait souhaité savoir si la
pensée de Bingley avait pris la même direction ! Elle
crut remarquer qu’il parlait moins qu’autrefois, et, à
une ou deux reprises pendant qu’il la regardait, elle se
plut à imaginer qu’il cherchait à découvrir une ressemblance
entre elle et sa sœur. Si tout ceci n’était
qu’imagination, il y avait du moins un fait sur lequel
elle ne pouvait s’abuser, c’était l’attitude de Bingley
vis-à-vis de miss Darcy, la prétendue rivale de Jane.
Rien dans leurs manières ne semblait marquer un
attrait spécial des deux jeunes gens l’un pour l’autre ;
rien ne se passa entre eux qui fût de nature à justifier
les espérances de miss Bingley. Elizabeth saisit,
au contraire, deux ou trois petits faits qui lui semblèrent
attester chez Mr. Bingley un sentiment persistant
de tendresse pour Jane, le désir de parler de
choses se rattachant à elle et, s’il l’eût osé, de prononcer
son nom. À un moment où les autres causaient ensemble,
il lui fit observer d’un ton où perçait un réel
regret « qu’il était resté bien longtemps sans la voir »,
puis ajouta avant qu’elle eût eu le temps de répondre :
 
— Oui, il y a plus de huit mois. Nous ne nous
sommes pas rencontrés depuis le 26 novembre, date à
laquelle nous dansions tous à Netherfield.
 
Elizabeth fut heureuse de constater que sa mémoire
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/239==
était si fidèle. Plus tard, pendant qu’on ne les écoutait
pas, il saisit l’occasion de lui demander si ''toutes''
ses sœurs étaient à Longbourn. En elles-mêmes, cette
question et l’observation qui l’avait précédée étaient
peu de chose, mais l’accent de Bingley leur donnait
une signification.
 
C’était seulement de temps à autre qu’Elizabeth
pouvait tourner les yeux vers Mr. Darcy ; mais chaque
coup d’œil le lui montrait avec une expression aimable,
et quand il parlait, elle ne pouvait découvrir dans sa
voix la moindre nuance de hauteur. En le voyant ainsi
plein de civilité non seulement à son égard mais à
l’égard de membres de sa famille qu’il avait ouvertement
dédaignés, et en se rappelant leur orageux entretien
au presbytère de Hunsford, le changement lui
semblait si grand et si frappant qu’Elizabeth avait
peine à dissimuler son profond étonnement. Jamais
encore dans la société de ses amis de Netherfield ou
dans celle de ses nobles parentes de Rosings elle ne
l’avait vu si désireux de plaire et si parfaitement
exempt de fierté et de raideur.
 
La visite se prolongea plus d’une demi-heure et,
en se levant pour prendre congé, Mr. Darcy pria sa
sœur de joindre ses instances aux siennes pour demander
à leurs hôtes de venir dîner à Pemberley
avant de quitter la région. Avec une nervosité qui
montrait le peu d’habitude qu’elle avait encore de
faire des invitations, miss Darcy s’empressa d’obéir.
Mrs. Gardiner regarda sa nièce : n’était-ce pas elle
que cette invitation concernait surtout ? Mais Elizabeth
avait détourné la tête. Interprétant cette attitude
comme un signe d’embarras et non de répugnance
pour cette invitation, voyant en outre que son mari
paraissait tout prêt à l’accepter, Mrs. Gardiner répondit
affirmativement et la réunion fut fixée au surlendemain.
Dès que les visiteurs se furent retirés, Elizabeth,
désireuse d’échapper aux questions de son oncle
et de sa tante, ne resta que le temps de leur entendre
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/240==
exprimer leur bonne impression sur Bingley et elle
courut s’habiller pour le dîner.
 
Elle avait tort de craindre la curiosité de Mr. et
Mrs. Gardiner car ils n’avaient aucun désir de forcer
ses confidences. Ils se rendaient compte maintenant
qu’Elizabeth connaissait Mr. Darcy beaucoup plus
qu’ils ne se l’étaient imaginé, et ils ne doutaient pas
que Mr. Darcy fût sérieusement épris de leur nièce ;
tout cela était à leurs yeux plein d’intérêt, mais ne
justifiait pas une enquête.
 
En ce qui concernait Wickham les voyageurs découvrirent
bientôt qu’il n’était pas tenu en grande estime
à Lambton : si ses démêlés avec le fils de son protecteur
étaient imparfaitement connus, c’était un fait
notoire qu’en quittant le Derbyshire il avait laissé
derrière lui un certain nombre de dettes qui avaient
été payées ensuite par Mr. Darcy.
 
Quant à Elizabeth, ses pensées étaient à Pemberley
ce soir-là plus encore que la veille. La fin de la journée
lui parut longue mais ne le fut pas encore assez pour
lui permettre de déterminer la nature exacte des sentiments
qu’elle éprouvait à l’égard d’un des habitants
du château, et elle resta éveillée deux bonnes heures,
cherchant à voir clair dans son esprit. Elle ne détestait
plus Mr. Darcy, non certes. Il y avait longtemps
que son aversion s’était dissipée et elle avait honte
maintenant de s’être laissée aller à un pareil sentiment.
Depuis quelque temps déjà elle avait cessé de
lutter contre le respect que lui inspiraient ses indéniables
qualités, et sous l’influence du témoignage qui
lui avait été rendu la veille et qui montrait son caractère
sous un jour si favorable, ce respect se transformait
en quelque chose d’une nature plus amicale.
Mais au-dessus de l’estime, au-dessus du respect, il y
avait en elle un motif nouveau de sympathie qui ne
doit pas être perdu de vue : c’était la gratitude. Elle
était reconnaissante à Darcy non seulement de l’avoir
aimée, mais de l’aimer encore assez pour lui pardonner
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/241==
l’impétuosité et l’amertume avec lesquelles elle avait
accueilli sa demande, ainsi que les accusations injustes
qu’elle avait jointes à son refus. Elle eût trouvé
naturel qu’il l’évitât comme une ennemie, et voici
que dans une rencontre inopinée il montrait au contraire
un vif désir de voir se renouer leurs relations.
De l’air le plus naturel, sans aucune assiduité indiscrète,
il essayait de gagner la sympathie des siens et
cherchait à la mettre elle-même en rapport avec sa
sœur. L’amour seul — et un amour ardent — pouvait
chez un homme aussi orgueilleux expliquer un
tel changement, et l’impression qu’Elizabeth en ressentait
était très douce, mais difficile à définir. Elle
éprouvait du respect, de l’estime et de la reconnaissance :
elle souhaitait son bonheur. Elle aurait voulu
seulement savoir dans quelle mesure elle désirait que
ce bonheur dépendît d’elle, et si elle aurait raison d’user
du pouvoir qu’elle avait conscience de posséder encore
pour l’amener à se déclarer de nouveau.
 
Il avait été convenu le soir entre la tante et la nièce
que l’amabilité vraiment extraordinaire de miss Darcy
venant les voir le jour même de son arrivée réclamait
d’elles une démarche de politesse, et elles avaient
décidé d’aller lui faire visite à Pemberley le lendemain.
 
Mr. Gardiner partit lui-même ce matin-là peu après
le « breakfast » ; on avait reparlé la veille des projets de
pêche, et il devait retrouver vers midi quelques-uns
des hôtes du château au bord de la rivière.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|36|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLV</div>
 
 
 
Convaincue maintenant que l’antipathie de miss
Bingley était uniquement l’effet de la jalousie, Elizabeth
songeait que son arrivée à Pemberley ne causerait
à celle-ci aucun plaisir et elle se demandait avec
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/242==
curiosité en quels termes elles allaient renouer connaissance.
 
À leur arrivée, on leur fit traverser le hall pour
gagner le salon. Cette pièce, exposée au nord, était
d’une fraîcheur délicieuse ; par les fenêtres ouvertes
on voyait les hautes collines boisées qui s’élevaient
derrière le château et, plus près, des chênes et des châtaigniers magnifiques se dressant çà et là sur une pelouse.
Les visiteuses y furent reçues par miss Darcy
qui s’y trouvait en compagnie de Mrs. Hurst, de miss
Bingley, et de la personne qui lui servait de chaperon
à Londres. L’accueil de Georgiana fut plein de politesse,
mais empreint de cette gêne causée par la timidité
qui pouvait donner à ses inférieurs une impression
de hautaine réserve. Mrs. Gardiner et sa nièce, cependant,
lui rendirent justice tout en compatissant à son
embarras.
 
Mrs. Hurst et miss Bingley les honorèrent simplement
d’une révérence et, lorsqu’elles se furent assises,
il y eut un silence, — embarrassant comme tous les
silences, — qui dura quelques instants. Ce fut Mrs. Annesley,
personne d’aspect sympathique et distingué,
qui le rompit et ses efforts pour trouver quelque chose
d’intéressant à dire montrèrent la supériorité de son
éducation sur celle de ses compagnes. La conversation
parvint à s’établir entre elle et Mrs. Gardiner avec un
peu d’aide du côté d’Elizabeth. Miss Darcy paraissait
désireuse d’y prendre part et risquait de temps à autre
une courte phrase quand elle avait le moins de chances
d’être entendue.
 
Elizabeth s’aperçut bientôt qu’elle était étroitement
observée par miss Bingley et qu’elle ne pouvait dire un
mot à miss Darcy sans attirer immédiatement son
attention. Cette surveillance ne l’aurait pas empêchée
d’essayer de causer avec Georgiana sans la distance
incommode qui les séparait l’une de l’autre. Mais Elizabeth
ne regrettait pas d’être dispensée de parler
beaucoup ; ses pensées suffisaient à l’occuper. À tout
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/243==
moment elle s’attendait à voir apparaître le maître
de la maison et ne savait si elle le souhaitait ou si elle
le redoutait davantage.
 
Après être restée un quart d’heure sans ouvrir la
bouche, miss Bingley surprit Elizabeth en la questionnant
d’un ton froid sur la santé de sa famille. Ayant
reçu une réponse aussi brève et aussi froide elle retomba
dans son mutisme.
 
L’arrivée de domestiques apportant une collation
composée de viande froide, de gâteaux et des plus
beaux fruits de la saison, amena une diversion. Il y
avait là de quoi occuper agréablement tout le monde,
et de belles pyramides de raisin, de pêches et de brugnons
rassemblèrent toutes les dames autour de la
table.
 
À cet instant, Elizabeth put être fixée sur ses sentiments
par l’entrée de Mr. Darcy dans le salon. Il revenait
de la rivière où il avait passé quelque temps avec
Mr. Gardiner et deux ou trois hôtes du château, et
les avait quittés seulement quand il avait appris que
Mrs. Gardiner et sa nièce se proposaient de faire visite
à Georgiana. Dès qu’il apparut, Elizabeth prit la résolution
de se montrer parfaitement calme et naturelle,
— résolution d’autant plus sage, sinon plus facile à
tenir, — qu’elle sentait éveillés les soupçons de toutes
les personnes présentes et que tous les yeux étaient
tournés vers Mr. Darcy dès son entrée pour observer
son attitude. Aucune physionomie ne reflétait une
curiosité plus vive que celle de miss Bingley, en dépit
des sourires qu’elle prodiguait à l’un de ceux qui en
étaient l’objet car la jalousie ne lui avait pas enlevé
tout espoir et son empressement auprès de Mr. Darcy
restait le même. Miss Darcy s’efforça de parler davantage
en présence de son frère. Lui-même laissa voir à
Elizabeth combien il désirait qu’elle fît plus ample
connaissance avec sa sœur, et tâcha d’animer leurs
essais de conversation. Miss Bingley le remarquait
aussi et, dans l’imprudence de sa colère saisit la {{tiret|pre|première}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/244==
{{tiret2|mière|première}} occasion pour demander avec une politesse moqueuse :
 
— Eh bien, miss Eliza, est-ce que le régiment de la
milice n’a pas quitté Meryton ? Ce doit être une grande
perte pour ''votre'' famille.
 
En présence de Mr. Darcy, elle n’osa pas prononcer
le nom de Wickham ; mais Elisabeth comprit tout de
suite que c’était à lui que miss Bingley faisait allusion
et les souvenirs que ce nom éveillait la troublèrent un
moment. Un effort énergique lui permit de répondre
à cette attaque d’un ton suffisamment détaché. Tout
en parlant, d’un coup d’œil involontaire elle vit Darcy,
le visage plus coloré, lui jeter un regard ardent, tandis
que sa sœur, saisie de confusion, n’osait même pas
lever les yeux. Si miss Bingley avait su la peine qu’elle
infligeait à sa très chère amie, elle se serait sans doute
abstenue de cette insinuation, mais elle voulait simplement
embarrasser Elizabeth par cette allusion à
un homme pour lequel elle lui croyait une préférence,
espérant qu’elle trahirait une émotion qui pourrait la
desservir aux yeux de Darcy ; voulant aussi, peut-être,
rappeler à ce dernier les sottises et les absurdités commises
par une partie de la famille Bennet à propos du
régiment. Du projet d’enlèvement de miss Darcy elle
ne savait pas un mot. L’air tranquille d’Elizabeth
calma vite l’émotion de Mr. Darcy et, comme miss Bingley,
désappointée, n’osa faire une allusion plus précise
à Wickham, Georgiana se remit aussi peu à peu,
mais pas assez pour retrouver le courage d’ouvrir la
bouche avant la fin de la visite. Son frère, dont elle
n’osait rencontrer le regard, avait presque oublié ce
qui la concernait en cette affaire et l’incident calculé
pour le détourner d’Elizabeth semblait au contraire
avoir fixé sa pensée sur elle avec plus de confiance
qu’auparavant.
 
La visite prit fin peu après. Pendant que Mr. Darcy
accompagnait Mrs. Gardiner et sa nièce jusqu’à leur
voiture, miss Bingley, pour se soulager, se répandit
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/245==
en critiques sur Elizabeth, sur ses manières et sa toilette,
mais Georgiana se garda bien de lui faire écho ;
pour accorder ses bonnes grâces, elle ne consultait
que le jugement de son frère qui était infaillible à ses
yeux ; or, il avait parlé d’Elizabeth en des termes tels
que Georgiana ne pouvait que la trouver aimable et
charmante.
 
Quand Darcy rentra au salon, miss Bingley ne put
s’empêcher de lui répéter une partie de ce qu’elle
venait de dire à sa sœur :
 
— Comme Eliza Bennet a changé depuis l’hiver
dernier ! Elle a bruni et perdu toute finesse. Nous
disions à l’instant, Louisa et moi, que nous ne l’aurions
pas reconnue.
 
Quel que fût le déplaisir causé à Mr. Darcy par ces
paroles, il se contenta de répondre qu’il ne remarquait
chez Elizabeth d’autre changement que le hâle de son
teint, conséquence assez naturelle d’un voyage fait
au cœur de l’été.
 
— Pour ma part, répliqua miss Bingley, j’avoue que
je n’ai jamais pu découvrir chez elle le moindre attrait ;
elle a le visage trop mince, le teint sans éclat, ses traits
n’ont aucune beauté, son nez manque de caractère,
et quant à ses yeux que j’ai entendu parfois tellement
vanter, je ne leur trouve rien d’extraordinaire ; ils
ont un regard perçant et désagréable que je n’aime
pas du tout, et toute sa personne respire une suffisance
intolérable.
 
Convaincue comme elle l’était de l’admiration de
Darcy pour Elizabeth, miss Bingley s’y prenait vraiment
bien mal pour lui plaire ; mais la colère est souvent
mauvaise conseillère, et tout le succès qu’elle
obtint — et qu’elle méritait — fut d’avoir blessé
Darcy. Il gardait toutefois un silence obstiné et,
comme si elle avait résolu à toutes fins de le faire
parler, elle poursuivit :
 
— Quand nous l’avons vue pour la première fois en
Hertfordshire, je me rappelle à quel point nous avions
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/246==
été surprises d’apprendre qu’elle était considérée là-bas
comme une beauté. Je vous entends encore nous
dire, un jour où elle était venue à Netherfield : « Jolie,
miss Elizabeth Bennet ? Autant dire que sa mère est
une femme d’esprit ! » Cependant, elle a paru faire
ensuite quelque progrès dans votre estime, et il fut
même un temps, je crois, où vous la trouviez assez
bien.
 
— En effet, répliqua Darcy incapable de se contenir
plus longtemps. Mais c’était au commencement,
car voilà bien des mois que je la considère comme une
des plus jolies femmes de ma connaissance.
 
Là-dessus il sortit, laissant miss Bingley savourer
la satisfaction de lui avoir fait dire ce qu’elle désirait
le moins entendre.
 
Mrs. Gardiner et Elizabeth, pendant leur retour,
parlèrent de tout ce qui s’était passé pendant la visite,
excepté de ce qui les intéressait davantage l’une et
l’autre. Elles échangèrent leurs impressions sur tout
le monde, sauf sur celui qui les occupait le plus. Elles
parlèrent de sa sœur, de ses amis, de sa maison, de ses
fruits, de tout, excepté de lui-même. Cependant Elizabeth
brûlait de savoir ce que sa tante pensait de
Mr. Darcy, et Mrs. Gardiner aurait été infiniment
reconnaissante à sa nièce si elle avait entamé ce sujet
la première.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|46|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLVI</div>
 
 
 
Elizabeth avait été fort désappointée en arrivant à
Lambton de ne pas y trouver une lettre de Jane, et
chaque courrier avait renouvelé cette déception. Le
matin du troisième jour cependant, l’arrivée de deux
lettres à la fois mit fin à son attente ; l’une des deux
lettres, dont l’adresse était fort mal écrite, avait pris
une mauvaise direction, ce qui expliquait le retard.
 
Son oncle et sa tante, qui s’apprêtaient à l’emmener
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/247==
faire une promenade, sortirent seuls pour lui permettre
de prendre tranquillement connaissance de son courrier.
Elizabeth ouvrit en premier la lettre égarée qui
datait déjà de cinq jours. Jane lui racontait d’abord
leurs dernières réunions et les menues nouvelles
locales. Mais la seconde partie, qui avait été écrite un
jour plus tard et témoignait chez Jane d’un état de
grande agitation, donnait des nouvelles d’une autre
importance :
 
« Depuis hier, très chère Lizzy, s’est produit un
événement des plus inattendus et des plus graves ; —
mais j’ai peur de vous alarmer ; ne craignez rien, nous
sommes tous en bonne santé. — Ce que j’ai à vous dire
concerne la pauvre Lydia. Hier soir à minuit, tout le
monde ici étant couché, est arrivé un exprès envoyé
par le colonel Forster pour nous informer qu’elle était
partie pour l’Écosse avec un de ses officiers, pour tout
dire, avec Wickham. Vous pensez quelle fut notre
stupéfaction ! Kitty cependant paraissait beaucoup
moins étonnée que nous. Quant à moi je suis on ne peut
plus bouleversée. Quel mariage imprudent pour l’un
comme pour l’autre ! Mais j’essaye de ne pas voir les
choses trop en noir, et je veux croire que Wickham
vaut mieux que sa réputation. Je le crois léger et
imprudent, mais ce qu’il a fait ne décèle pas une nature
foncièrement mauvaise et son choix prouve au moins
son désintéressement, car il n’ignore pas que mon père
ne peut rien donner à Lydia. Notre pauvre mère est
extrêmement affligée ; mon père supporte mieux ce
choc. Comme je suis heureuse que nous ne leur ayons
pas communiqué ce que nous savions sur Wickham !
Il faut maintenant l’oublier nous-mêmes.
 
« Ils ont dû partir tous deux, samedi soir, vers minuit,
mais on ne s’est aperçu de leur fuite que le lendemain
matin vers huit heures. L’exprès nous a été
envoyé immédiatement. Ma chère Lizzy, ils ont dû
passer à dix milles seulement de Longbourn ! Le
colonel nous fait prévoir qu’il arrivera lui-même sous
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/248==
peu. Lydia avait laissé un mot à sa femme pour lui
annoncer sa détermination. Je suis obligée de m’arrêter,
car on ne peut laisser notre pauvre mère seule
très longtemps. Je sais à peine ce que j’écris ; j’espère
que vous pourrez tout de même me comprendre. »
 
Sans s’arrêter une seconde pour réfléchir et se rendant
à peine compte de ce qu’elle éprouvait, Elizabeth
saisit la seconde lettre et l’ouvrit fébrilement.
Elle contenait ce qui suit :
 
« En ce moment, ma chère Lizzy, vous avez sans
doute déjà la lettre que je vous ai griffonnée hier à
la hâte. J’espère que celle-ci sera plus intelligible ;
toutefois ma pauvre tête est dans un tel état que je ne
puis répondre de mettre beaucoup de suite dans ce
que j’écris. Ma chère Lizzy, j’ai de mauvaises nouvelles
à vous apprendre ; il vaut mieux vous les dire tout de
suite. Tout imprudent que nous jugions un mariage
entre notre pauvre Lydia et Mr. Wickham, nous ne
demandons maintenant qu’à recevoir l’assurance qu’il
a bien eu lieu, car trop de raisons nous font craindre
qu’ils ne soient pas partis pour l’Écosse.
 
« Le colonel Forster est arrivé hier ici, ayant quitté
Brighton peu d’heures après son exprès. Bien que la
courte lettre de Lydia à sa femme leur eût donné à
croire que le couple se rendait à Gretna Green <ref>Gretna Green : village à la frontière de l’Écosse où se célébraient
les mariages clandestins.</ref>,
quelques mots qui échappèrent à Denny exprimant la
conviction que Wickham n’avait jamais eu la moindre
intention d’aller en Ecosse, pas plus que celle d’épouser
Lydia, avaient été rapportés au colonel Forster qui,
prenant alarme, était parti sur l’heure de Brighton
pour essayer de relever leurs traces. Il avait pu les
suivre facilement jusqu’à Clapham, mais pas plus
loin, car, en arrivant dans cette ville, ils avaient abandonné
la chaise de poste qui les avait amenés d’Epsom,
pour prendre une voiture de louage. Tout ce
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/249==
qu’on sait à partir de ce moment, c’est qu’on les a vus
poursuivre leur voyage vers Londres. Je me perds en
conjectures. Après avoir fait toutes les enquêtes possibles
de ce côté, le colonel Forster a pris la route de
Longbourn en les renouvelant à toutes les barrières
et toutes les auberges de Barnet et de Hatfield : personne
répondant à leur signalement n’avait été remarqué.
Il est arrivé à Longbourn en nous témoignant
la plus grande sympathie et nous a communiqué ses
appréhensions en des termes qui font honneur à ses
sentiments. Ni lui, ni sa femme, vraiment, ne méritent
aucun reproche.
 
« Notre désolation est grande, ma chère Lizzy. Mon
père et ma mère craignent le pire mais je ne puis croire
à tant de perversité de la part de Wickham. Bien des
circonstances ont pu leur faire préférer se marier
secrètement à Londres plutôt que de suivre leur premier
plan ; et même si Wickham avait pu concevoir
de tels desseins sur une jeune fille du milieu de Lydia,
pouvons-nous supposer qu’elle aurait perdu à ce point
le sentiment de son honneur et de sa dignité ? C’est
impossible ! J’ai le regret de dire, néanmoins, que le
colonel Forster ne semble pas disposé à partager l’optimisme
de mes suppositions. Il a secoué la tête
lorsque je les ai exprimées devant lui et m’a répondu
qu’il craignait qu’on ne pût avoir aucune confiance en
Wickham.
 
« Ma pauvre maman est réellement malade et garde
la chambre. Si elle pouvait prendre un peu d’empire
sur elle-même ! Mais il n’y faut pas compter. Quant à
notre père, de ma vie je ne l’ai vu aussi affecté. La
pauvre Kitty s’en veut d’avoir dissimulé cette intrigue,
mais peut-on lui reprocher d’avoir gardé pour elle une
confidence faite sous le sceau du secret ? Je suis heureuse,
ma chère Lizzy, que vous ayez échappé à ces
scènes pénibles mais maintenant que le premier choc
est reçu, j’avoue qu’il me tarde de vous voir de retour.
Je ne suis pas assez égoïste cependant pour vous presser
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/250==
de revenir plus tôt que vous ne le souhaitez. Adieu !
 
« Je reprends la plume pour vous prier de faire ce
qn’à l’instant je n’osais vous demander. Les circonstances
sont telles que je ne puis m’empêcher de vous
supplier de revenir tous aussitôt que possible. Je connais
assez mon oncle et ma tante pour ne pas craindre
de leur adresser cette prière. J’ai encore une autre
demande à faire à mon oncle. Mon père part à l’instant
avec le colonel Forster pour Londres où il veut essayer
de découvrir Lydia. Par quels moyens, je l’ignore ;
mais son extrême désarroi l’empêchera, je le crains, de
prendre les mesures les plus judicieuses, et le colonel
Forster est obligé d’être de retour à Brighton demain
soir. Dans une telle conjoncture, les conseils et l’aide
de mon oncle lui seraient infiniment utiles. Il comprendra
mon sentiment et je m’en remets à sa grande
bonté. »
 
— Mon oncle ! où est mon oncle ! s’écria Elizabeth
après avoir achevé sa lecture, s’élançant pour courir
à sa recherche sans perdre une minute. Elle arrivait
à la porte lorsque celle-ci fut ouverte par un domestique
et livra passage à Mr. Darcy. La pâleur de la
jeune fille et son air agité le firent tressaillir mais avant
qu’il eût pu se remettre de sa surprise et lui adresser
la parole, Elizabeth, qui n’avait plus d’autre pensée
que celle de Lydia, s’écria :
 
— Pardonnez-moi, je vous en prie, si je suis obligée
de vous quitter, mais il faut que je trouve à l’instant
Mr. Gardiner pour une affaire extrêmement urgente.
Je n’ai pas un instant à perdre…
 
— Grand Dieu ! Qu’avez-vous donc ? s’écria Darcy
avec plus de sympathie que de discrétion ; puis, se
reprenant : — Je ne vous retiendrai pas un instant,
mais permettez que ce soit moi, ou bien votre domestique,
qui aille chercher Mr. et Mrs. Gardiner. Vous
êtes incapable d’y aller vous-même.
 
Elizabeth hésita, mais ses jambes se dérobaient
sous elle et, comprenant qu’il n’y avait aucun {{tiret|avan|avantage}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/251==
{{tiret2|tage|avantage}} à faire elle-même cette recherche, elle rappela
le domestique et, d’une voix haletante, à peine intelligible,
elle lui donna l’ordre de ramener ses maîtres
au plus vite. Dès qu’il fut parti, elle se laissa tomber
sur un siège, l’air si défait que Darcy ne put se résoudre
à la quitter ni s’empêcher de lui dire d’un ton
plein de douceur et de commisération :
 
— Laissez-moi appeler votre femme de chambre.
N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous procurer
quelque soulagement ? Un peu de vin, peut-être ? Je
vais aller vous en chercher. Vous êtes toute pâle.
 
— Non, je vous remercie, répondit Elizabeth en
tâchant de se remettre. Je vous assure que je n’ai rien.
Je suis seulement bouleversée par des nouvelles désolantes
que je viens de recevoir de Longbourn.
 
En parlant ainsi elle fondit en larmes, et, pendant
quelques minutes, se trouva dans l’impossibilité de
continuer. Darcy, anxieux et désolé, ne put que murmurer
quelques mots indistincts sur sa sympathie et
la considérer avec une muette compassion.
 
À la fin, elle put reprendre :
 
— Je viens de recevoir une lettre de Jane avec des
nouvelles lamentables. Ma jeune sœur a quitté ses
amis… elle s’est enfuie… avec… elle s’est livrée au pouvoir
de… Mr. Wickham… Vous le connaissez assez
pour soupçonner le reste. Elle n’a ni dot, ni situation,
ni rien qui puisse le tenter. Elle est perdue à jamais !
 
Darcy restait immobile et muet d’étonnement.
 
— Quand je pense, ajouta-t-elle d’une voix encore
plus agitée, que j’aurais pu empêcher un pareil malheur !
moi qui savais ce qu’il valait ! Si j’avais seulement
répété chez moi une partie de ce que je savais !
Si on l’avait connu pour ce qu’il était, cela ne serait
pas arrivé. Et maintenant, il est trop tard !
 
— Je suis désolé, s’écria Darcy, désolé et indigné.
Mais tout cela est-il certain, absolument certain ?
 
— Hélas oui ! Ils ont quitté Brighton dans la nuit
de dimanche, et on a pu relever leurs traces presque
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/252==
jusqu’à Londres, mais pas plus loin. Ils ne sont certainement
pas allés en Écosse.
 
— Et qu’a-t-on fait jusqu’ici ? Qu’a-t-on tenté pour
la retrouver ?
 
— Mon père est parti pour Londres, et Jane écrit
pour demander l’aide immédiate de mon oncle. Nous
allons partir, je pense, d’ici une demi-heure. Mais que
pourra-t-on faire ? Quel recours y a-t-il contre un tel
homme ? Arrivera-t-on même à les découvrir ? Je n’ai
pas le plus léger espoir. La situation est horrible sous
tous ses aspects !
 
Darcy acquiesça de la tête, silencieusement.
 
— Ah ! quand on m’a ouvert les yeux sur la véritable
nature de cet homme, si j’avais su alors quel était
mon devoir ! Mais je n’ai pas su, j’ai eu peur d’aller
trop loin… Quelle funeste erreur !
 
Darcy ne répondit pas. Il semblait à peine l’entendre :
plongé dans une profonde méditation, il arpentait
la pièce d’un air sombre et le front contracté.
Elizabeth le remarqua et comprit aussitôt : le pouvoir
qu’elle avait eu sur lui s’évanouissait, sans doute ;
tout devait céder devant la preuve d’une telle faiblesse
dans sa famille, devant l’assurance d’une si profonde
disgrâce. Elle ne pouvait pas plus s’en étonner que
condamner Darcy, mais la conviction qu’il faisait
effort pour se ressaisir n’apportait aucun adoucissement
à sa détresse. D’autre part, c’était pour elle le
moyen de connaître la véritable nature des sentiments
qu’elle éprouvait à son égard. Jamais encore elle n’avait
senti qu’elle aurait pu l’aimer comme en cet instant
où l’aimer devenait désormais chose vaine.
 
Mais elle ne pouvait songer longtemps à elle-même.
Lydia, l’humiliation et le chagrin qu’elle leur infligeait
à tous eurent tôt fait d’écarter toute autre préoccupation ;
et, plongeant sa figure dans son mouchoir,
Elizabeth perdit de vue tout le reste.
 
Après quelques minutes, elle fut rappelée à la réalité
par la voix de son compagnon. D’un accent qui
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/253==
exprimait la compassion, mais aussi une certaine gêne,
il lui disait :
 
— J’ai peur, en restant près de vous, de m’être
montré indiscret. Je n’ai aucune excuse à invoquer,
sinon celle d’une très réelle, mais bien vaine sympathie.
Plût à Dieu qu’il fût en mon pouvoir de vous
apporter quelque soulagement dans une telle détresse !
mais je ne veux pas vous importuner de souhaits inutiles
et qui sembleraient réclamer votre reconnaissance.
Ce malheureux événement, je le crains, va priver
ma sœur du plaisir de vous voir à Pemberley aujourd’hui.
 
— Hélas oui ! Soyez assez bon pour exprimer nos
regrets à miss Darcy. Dites que des affaires urgentes
nous rappellent immédiatement. Dissimulez la triste
vérité tant qu’elle ne se sera pas ébruitée. Je sais que
ce ne sera pas pour bien longtemps.
 
Il l’assura de sa discrétion, exprima encore une fois
la part qu’il prenait à son chagrin, souhaita une conclusion
plus heureuse que les circonstances présentes
ne le faisaient espérer et, l’enveloppant d’un dernier
regard, prit congé d’elle. Au moment où il disparaissait,
Elizabeth se dit qu’ils avaient bien peu de chances
de se rencontrer de nouveau dans cette atmosphère
de cordialité qui avait fait le charme de leurs entrevues
en Derbyshire. Au souvenir de leurs rapports si
divers et si pleins de revirements, elle songea en soupirant
à ces étranges vicissitudes de sentiments qui
lui faisaient souhaiter maintenant la continuation de
ces rapports après l’avoir amenée jadis à se réjouir de
leur rupture. Elle voyait partir Darcy avec regret et
cet exemple immédiat des conséquences que devait
avoir la conduite de Lydia lui fut, au milieu de ses
réflexions, une nouvelle cause d’angoisse.
 
Depuis qu’elle avait lu la seconde lettre, elle n’avait
plus le moindre espoir quant à l’honnêteté des intentions
de Wickham et à son dessein d’épouser Lydia.
Il fallait être Jane pour se flatter d’une telle illusion.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
Tant qu’elle n’avait connu que le contenu de la première
lettre elle s’était demandé avec une surprise
indicible comment Wickham pouvait avoir l’idée
d’épouser une jeune fille qu’il savait sans fortune.
Que Lydia eût pu se l’attacher lui semblait également
incompréhensible. Mais tout s’expliquait maintenant :
pour ce genre d’attachement, Lydia avait suffisamment
de charmes. Certes, Elizabeth ne pensait pas
que celle-ci eût pu consentir à un enlèvement où il
n’aurait pas été question de mariage, mais elle se rendait
compte aisément que ni la vertu, ni le bon sens ne
pouvaient empêcher sa sœur de devenir une proie facile.
 
Il lui tardait maintenant d’être de retour. Elle brûlait
d’être sur les lieux, de pouvoir se renseigner, et
de partager avec sa sœur les soucis qui dans une maison
aussi bouleversée, et en l’absence du père, devaient
retomber uniquement sur Jane. Malgré sa crainte de
voir rester vains les efforts tentés pour sauver Lydia,
elle estimait l’intervention de son oncle de la plus
haute importance et attendait son retour dans la plus
douloureuse agitation.
 
Mr. et Mrs. Gardiner arrivèrent tout effrayés, le
rapport du domestique leur ayant fait croire que leur
nièce se trouvait subitement malade. Elle les rassura
sur ce point, et leur communiqua immédiatement les
deux lettres de Jane. D’une voix tremblante d’émotion,
elle souligna le ''post-scriptum'' de la seconde.
 
L’affliction de Mr. et de Mrs. Gardiner fut profonde,
bien que Lydia n’eût jamais été leur favorite, mais il
ne s’agissait pas d’elle seule ; sa disgrâce atteignait
toute sa famille. Après les premières exclamations de
surprise et d’horreur, Mr. Gardiner promit sans hésiter
tout son concours ; sa nièce, bien qu’elle n’attendît
pas moins de lui, le remercia avec des larmes de reconnaissance.
Tous trois se trouvant animés du même
esprit, leurs dispositions en vue du départ furent prises
rapidement ; il fallait se mettre en route aussi vite
que possible.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/255==
<br/>
 
— Et notre invitation à Pemberley ? qu’allons-nous
faire à ce sujet ? s’écria Mrs. Gardiner. John nous a
dit que Mr. Darcy était présent quand vous l’avez
envoyé nous chercher. Est-ce bien exact ?
 
— Parfaitement, et je lui ai dit que nous ne pourrions
tenir notre engagement. Tout est réglé de ce
côté.
 
« Qu’est-ce qui est réglé ? se demandait la tante en
courant à sa chambre pour se préparer au départ.
Sont-ils dans des termes tels qu’elle ait pu lui découvrir
la vérité ? Je donnerais beaucoup pour savoir ce
qui s’est passé entre eux. »
 
Si Elizabeth avait eu le loisir de rester inactive, elle
se serait sûrement crue incapable de faire quoi que ce
fût dans le désarroi où elle se trouvait, mais elle dut
aider sa tante dans ses préparatifs qui comprenaient
l’obligation d’écrire à tous leurs amis de Lambton
afin de leur donner une explication plausible de leur
départ subit. En une heure, cependant, tout fut terminé
et Mr. Gardiner ayant, pendant ce temps, réglé
ses comptes à l’hôtel, il n’y eut plus qu’à partir.
Après cette dure matinée Elizabeth se trouva, en
moins de temps qu’elle ne l’aurait supposé, installée
en voiture, et sur la route de Longbourn.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|47|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLVII</div>
 
 
 
— Plus je réfléchis à cette affaire, Elizabeth, lui
dit son oncle comme ils quittaient la ville, plus j’incline
à penser comme votre sœur aînée : il me semble
si étrange qu’un jeune homme ait pu former un tel
dessein sur une jeune fille qui n’est pas, certes, sans
protecteurs et sans amis et qui, par contre, résidait
dans la famille de son colonel, que je suis très enclin
à adopter la supposition la plus favorable. Wickham
pouvait-il s’attendre à ce que la famille de Lydia
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/256==
n’intervînt pas, ou pouvait-il ignorer qu’il serait mis
au ban de son régiment après un tel affront fait au
colonel Forster ? Le risque serait hors de proportion
avec le but.
 
— Le croyez-vous vraiment ? s’écria Elizabeth dont
le visage s’éclaira un instant.
 
— Pour ma part, s’écria Mrs. Gardiner, je commence
à être de l’avis de votre oncle. Il y aurait là un
trop grand oubli de la bienséance, de l’honneur et de
ses propres intérêts pour que Wickham puisse en être
accusé. Vous-même, Lizzy, avez-vous perdu toute
estime pour lui au point de l’en croire capable ?
 
— Capable de négliger ses intérêts, non, je ne le
crois pas, mais de négliger tout le reste, oui, certes !
Si cependant tout était pour le mieux !… Mais je n’ose
l’espérer. Pourquoi, dans ce cas, ne seraient-ils pas
partis pour l’Ecosse ?
 
— En premier lieu, répliqua Mr. Gardiner, il n’y a
pas de preuve absolue qu’ils ne soient pas partis pour
l’Écosse.
 
— Le fait qu’ils ont quitté la voiture de poste pour
prendre une voiture de louage est une bien forte présomption.
En outre, on n’a pu relever d’eux aucune
trace sur la route de Barnet.
 
— Eh bien, supposons qu’ils soient à Londres. Ils
peuvent y être pour se cacher, mais sans autre motif
plus blâmable. N’ayant sans doute ni l’un ni l’autre
beaucoup d’argent, ils ont pu trouver plus économique,
sinon aussi expéditif, de se faire marier à
Londres plutôt qu’en Ecosse.
 
— Mais pourquoi tout ce mystère ? Pourquoi ce
mariage clandestin ? Non, non, cela n’est pas vraisemblable.
Son ami le plus intime, — vous l’avez vu
dans le récit de Jane, — est persuadé qu’il n’a jamais
eu l’intention d’épouser Lydia. Jamais Wickham
n’épousera une femme sans fortune ; ses moyens ne
le lui permettent pas. Et quels attraits possède donc
Lydia, à part sa jeunesse et sa gaieté, pour le faire
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/257==
renoncer en sa faveur à un mariage plus avantageux ?
Quant à la disgrâce qu’il encourrait à son régiment,
je ne puis en juger, mais j’ai bien peur que votre
dernière raison ne puisse se soutenir : Lydia n’a pas
de frère pour prendre en main ses intérêts, et Wickham
pouvait imaginer d’après ce qu’il connaît de mon
père, de son indolence et du peu d’attention qu’il
semble donner à ce qui se passe chez lui, qu’il ne
prendrait pas cette affaire aussi tragiquement que bien
des pères de famille.
 
— Mais croyez-vous Lydia assez fermée à tout sentiment
autre que sa folle passion pour consentir de
vivre avec Wickham sans qu’ils soient mariés ?
 
— Il est vraiment affreux, répondit Eiizabeth, les
yeux pleins de larmes, d’être forcée de douter de sa
sœur, et cependant, je ne sais que répondre. Peut-être
suis-je injuste à son égard, mais Lydia est très jeune,
elle n’a pas été habituée à penser aux choses sérieuses
et voilà six mois que le plaisir et la vanité sont toutes
ses préoccupations. On l’a laissée libre de disposer de
son temps de la façon la plus frivole et de se gouverner
à sa fantaisie. Depuis que le régiment a pris ses quartiers
à Meryton, elle n’avait plus en tête que le flirt
et les militaires. Bref elle a fait tout ce qu’elle pouvait
— comment dirai-je, — pour donner encore plus
de force à des penchants déjà si accusés. Et vous savez
comme moi que Wickham, par la séduction de ses
manières et de sa personne, a tout ce qu’il faut pour
tourner une tête de jeune fille.
 
— Mais vous voyez, dit sa tante, que Jane ne juge
pas Wickham assez mal pour le croire capable d’un
tel scandale.
 
— Qui Jane a-t-elle jamais jugé sévèrement ? Cependant,
elle connaît Wickham aussi bien que moi.
Nous savons toutes deux qu’il est dépravé au véritable
sens du mot, qu’il n’a ni loyauté, ni honneur,
et qu’il est aussi trompeur qu’insinuant.
 
— Vous savez vraiment tout cela ! s’écria Mrs. {{tiret|Gar|Gardiner,}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
{{tiret2|diner,|Gardiner,}} brûlant de connaître la source de toutes ces
révélations.
 
— Oui, certes, répliqua Elizabeth en rougissant.
Je vous ai parlé l’autre jour de l’infamie de sa conduite
envers Mr. Darcy ; vous-même, pendant votre
séjour à Longbourn, avez pu entendre de quelle manière
il parlait de l’homme qui a montré à son égard
tant de patience et de générosité. Il y a d’autres
circonstances que je ne suis pas libre de raconter :
ses mensonges sur la famille de Pemberley ne comptent
plus. Par ce qu’il m’avait dit de miss Darcy, je m’attendais
à trouver une jeune fille fière, distante et
désagréable. Il savait pourtant qu’elle était aussi aimable
et aussi simple que nous l’avons trouvée.
 
— Mais Lydia ne sait-elle rien de tout cela ? Peut-elle
ignorer ce dont vous et Jane paraissez si bien
informées ?
 
— Hélas ! C’est bien là le pire ! Jusqu’à mon séjour
dans le Kent pendant lequel j’ai beaucoup vu M. Darcy
et son cousin, le colonel Fitzwilliam, j’ignorais moi-même
la vérité. Quand je suis revenue à la maison,
le régiment allait bientôt quitter Meryton ; ni Jane,
ni moi n’avons jugé nécessaire de dévoiler ce que nous
savions. Quand il fut décidé que Lydia irait avec les
Forster à Brighton, la nécessité de lui ouvrir les yeux
sur le véritable caractère de Wickham ne m’est pas
venue à l’esprit. Vous devinez combien j’étais loin de
penser que mon silence pût causer une telle catastrophe !
 
— Ainsi, au moment du départ pour Brighton, vous
n’aviez aucune raison de les croire épris l’un de l’autre ?
 
— Aucune, ni d’un côté, ni de l’autre, je ne puis me
rappeler le moindre indice d’affection. Pourtant, si
quelque chose de ce genre avait été visible, vous pensez
que dans une famille comme la nôtre, on n’aurait pas
manqué de s’en apercevoir. Lors de l’arrivée de
Wickham à Meryton, Lydia était certes pleine d’admiration
pour lui, mais elle n’était pas la seule, puisqu’il
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/259==
avait fait perdre la tête à toutes les jeunes filles de
Meryton et des environs. Lui-même, de son côté,
n’avait paru distinguer Lydia par aucune attention
particulière. Aussi, après une courte période d’admiration
effrénée, le caprice de Lydia s’était éteint et elle
avait rendu sa préférence aux officiers qui se montraient
plus assidus auprès d’elle.
 
On s’imagine facilement que tel fut l’unique sujet
de conversation durant tout le temps du voyage, bien
qu’il n’y eût dans tout ce qu’ils disaient rien qui fût
de nature à donner plus de force à leurs craintes et à
leurs espoirs.
 
Le trajet se fit avec toute la rapidité possible. En
voyageant toute la nuit, ils réussirent à atteindre
Longbourn le jour suivant, à l’heure du dîner. C’était
un soulagement pour Elizabeth de penser que l’épreuve
d’une longue attente serait épargnée à Jane.
 
Attirés par la vue de la chaise de poste, les petits
Gardiner se pressaient sur les marches du perron lorsqu’elle
franchit le portail et, au moment où elle s’arrêta,
leur joyeuse surprise se traduisit par des gambades
et des culbutes. Elizabeth avait déjà sauté de la voiture
et, leur donnant à chacun un baiser hâtif, s’était
élancée dans le vestibule où elle rencontra Jane qui
descendait en courant de l’appartement de sa mère.
Elizabeth en la serrant affectueusement dans ses bras,
pendant que leurs yeux s’emplissaient de larmes, se
hâta de lui demander si l’on avait des nouvelles des
fugitifs.
 
— Pas encore, dit Jane, mais maintenant que mon
cher oncle est là, j’ai l’espoir que tout va s’arranger.
 
— Mon père est-il à Londres ?
 
— Oui, depuis mardi, comme je vous l’ai écrit.
 
— Et vous avez reçu de ses nouvelles ?
 
— Une fois seulement. Il m’a écrit mercredi quelques
lignes pour me donner les instructions que je lui avais
demandées. Il ajoutait qu’il n’écrirait plus tant qu’il
n’aurait rien d’important à nous annoncer.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/2==
<br/>
 
— Et notre mère, comment va-t-elle ? Comment
allez-vous tous ?
 
— Elle ne va pas mal, je crois, bien que très secouée,
mais ne quitte pas sa chambre. Elle sera satisfaite de
vous voir tous les trois. Mary et Kitty, Dieu merci,
vont bien.
 
— Mais vous ? s’écria Elizabeth. Je vous trouve
très pâle. Vous avez dû passer des heures bien cruelles !
 
Jane assura qu’elle allait parfaitement et leur conversation
fut coupée par l’arrivée de Mr. et Mrs. Gardiner
que leurs enfants avaient retenus jusque-là.
Jane courut à eux et les remercia en souriant à travers
ses larmes.
 
Mrs. Bennet les reçut comme ils pouvaient s’y
attendre, pleurant, gémissant, accablant d’invectives
l’infâme conduite de Wickham, plaignant ses propres
souffrances et accusant l’injustice du sort, blâmant
tout le monde, excepté la personne dont l’indulgence
malavisée était surtout responsable de l’erreur de sa
fille.
 
— Si j’avais pu aller avec toute ma famille à
Brighton comme je le désirais, cela ne serait pas
arrivé. Mais Lydia, la pauvre enfant, n’avait personne
pour veiller sur elle. Comment se peut-il que les Forster
ne l’aient pas mieux gardée ? Il y a eu certainement de
leur part une négligence coupable, car Lydia n’était
pas fille à agir ainsi, si elle avait été suffisamment surveillée.
J’ai toujours pensé qu’on n’aurait pas dû la
leur confier. Mais, comme c’est la règle, on ne m’a pas
écoutée ! Pauvre chère enfant ! Et maintenant, voilà
Mr. Bennet parti. Il va sûrement se battre en duel avec
Wickham, s’il le retrouve, et il se fera tuer… Et alors,
qu’adviendra-t-il de nous toutes ? À peine aura-t-il
rendu le dernier soupir que les Collins nous mettront
hors d’ici et si vous n’avez pas pitié de nous, mon
frère, je ne sais vraiment pas ce que nous deviendrons.
 
Tous protestèrent en chœur contre ces sombres
suppositions, et Mr. Gardiner, après avoir assuré sa
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/260==
sœur de son dévouement pour elle et sa famille, dit
qu’il retournerait à Londres le lendemain pour aider
Mr. Bennet de tout son pouvoir à retrouver Lydia.
 
— Ne vous laissez pas aller à d’inutiles alarmes,
ajouta-t-il. S’il vaut mieux s’attendre au pire, nous
n’avons pas de raisons de le considérer comme certain.
Il n’y a pas tout à fait une semaine qu’ils ont
quitté Brighton. Dans quelques jours nous pouvons
avoir de leurs nouvelles, et, jusqu’à ce que nous apprenions
qu’ils ne sont pas mariés, ni sur le point de
l’être, rien ne prouve que tout soit perdu. Dès que je
serai à Londres, j’irai trouver votre mari ; je l’installerai
chez moi et nous pourrons alors décider ensemble
ce qu’il convient de faire.
 
— Oh ! mon cher frère, s’exclama Mrs. Bennet. Je
ne pouvais rien souhaiter de mieux. Et maintenant, je
vous en supplie, où qu’ils soient, trouvez-les, et s’ils ne
sont pas mariés, mariez-les ! Que la question des habits
de noce ne les retarde pas. Dites seulement à Lydia
qu’aussitôt mariée elle aura tout l’argent nécessaire
pour les acheter. Mais, par-dessus tout, empêchez
Mr. Bennet de se battre ! Dites-lui dans quel état
affreux vous m’avez vue, à moitié morte de peur, avec
de telles crises de frissons, de spasmes dans le côté,
de douleurs dans la tête et de palpitations, que je ne
puis reposer ni jour, ni nuit. Dites encore à cette chère
Lydia de ne pas prendre de décision pour ses achats
de toilettes avant de m’avoir vue, parce qu’elle ne
connaît pas les meilleures maisons. Ô mon frère !
que vous êtes bon ! Je sais qu’on peut compter sur
vous pour tout arranger.
 
Mr. Gardiner l’assura de nouveau de son vif désir
de l’aider et lui recommanda la modération dans ses
espoirs aussi bien que dans ses craintes. La conversation
continua ainsi jusqu’à l’annonce du dîner. Alors
ils descendirent tous, laissant Mrs. Bennet s’épancher
dans le sein de la femme de charge qui la soignait en
l’absence de ses filles. Bien que la santé de Mrs. Bennet
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/262==
ne parût pas réclamer de telles précautions, son frère
et sa belle-sœur ne cherchèrent pas à la persuader de
quitter sa chambre, car ils savaient qu’elle était incapable
de se taire à table devant les domestiques et ils
jugeaient préférable qu’une seule personne, — la servante
en qui l’on pouvait avoir le plus de confiance,
— reçût la confidence de ses craintes et de ses angoisses.
 
Dans la salle à manger, ils furent bientôt rejoints
par Mary et Kitty que leurs occupations avaient empêchées
de paraître plus tôt. L’une avait été retenue par
ses livres, l’autre par sa toilette. Toutes deux avaient
le visage suffisamment calme ; néanmoins, l’absence
de sa sœur favorite, ou le mécontentement qu’elle
avait encouru elle-même en cette affaire, donnait à
la voix de Kitty un accent plus désagréable que d’habitude.
Quant à Mary, elle était assez maîtresse d’elle-même
pour murmurer à Elizabeth dès qu’elles furent
assises à table :
 
— C’est une bien regrettable histoire, et qui va faire
beaucoup parler mais, de ce triste événement, il y a
une leçon utile à tirer, c’est que chez la femme, la perte
de la vertu est irréparable, que sa réputation est aussi
fragile qu’elle est précieuse, et que nous ne saurions
être trop en garde contre les représentants indignes de
l’autre sexe.
 
Elizabeth lui jeta un regard stupéfait et se sentit
incapable de lui répondre.
 
Dans l’après-midi, les deux aînées purent avoir une
demi-heure de tranquillité. Elizabeth en profita pour
poser à Jane maintes questions.
 
— Donnez-moi tous les détails que je ne connais
pas encore. Qu’a dit le colonel Forster ? N’avaient-ils,
lui et sa femme, conçu aucun soupçon avant le jour
de l’enlèvement ? On devait voir Lydia et Wickham
souvent ensemble.
 
— Le colonel Forster a avoué qu’il avait à plusieurs
reprises soupçonné une certaine inclination, du côté de
Lydia surtout, mais rien dont on eût lieu de s’alarmer…
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/263==
Je suis si fâchée pour ce pauvre colonel. Il est impossible
d’agir avec plus de cœur qu’il ne l’a fait. Il se proposait
de venir nous exprimer sa contrariété avant
même de savoir qu’ils n’étaient pas partis pour
l’Écosse. Dès qu’il a été renseigné, il a hâté son
voyage.
 
— Et Denny, est-il vraiment convaincu que
Wickham ne voulait pas épouser Lydia ? Le colonel
Forster a-t-i] vu Denny lui-même ?
 
— Oui, mais questionné par lui, Denny a nié avoir
eu connaissance des plans de son camarade et n’a pas
voulu dire ce qu’il en pensait. Ceci me laisse espérer
qu’on a pu mal interpréter ce qu’il m’avait dit en premier
lieu.
 
— Jusqu’à l’arrivée du colonel, personne de vous,
naturellement, n’éprouvait le moindre doute sur le
but de leur fuite ?
 
— Comment un tel doute aurait-il pu nous venir à
l’esprit ? J’éprouvais bien quelque inquiétude au sujet
de l’avenir de Lydia, la conduite de Wickham n’ayant
pas toujours été sans reproche ; mais mon père et ma
mère ignoraient tout cela et sentaient seulement l’imprudence
d’une telle union. C’est alors que Kitty,
avec un air de se prévaloir de ce qu’elle en savait plus
que nous, nous a avoué que Lydia, dans sa dernière
lettre, l’avait préparée à cet événement. Elle savait
qu’ils s’aimaient, semble-t-il, depuis plusieurs semaines.
 
— Mais pas avant le départ pour Brighton ?
 
— Non, je ne le crois pas.
 
— Et le colonel Forster, semblait-il juger lui-même
Wickham défavorablement ? Le connaît-il sous son
vrai jour ?
 
— Je dois reconnaître qu’il n’en a pas dit autant
de bien qu’autrefois. Il le trouve imprudent et dépensier,
et, depuis cette triste affaire, on dit dans Meryton
qu’il y a laissé beaucoup de dettes ; mais je veux
espérer que c’est faux.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/264==
<br/>
 
— Oh ! Jane, si seulement nous avions été moins
discrètes ! Si nous avions dit ce que nous savions !
Rien ne serait arrivé.
 
— Peut-être cela eût-il mieux valu, mais nous avons
agi avec les meilleures intentions.
 
— Le colonel Forster a-t-il pu vous répéter ce que
Lydia avait écrit à sa femme ?
 
— Il a apporté la lettre elle-même pour nous la
montrer. La voici.
 
Et Jane la prenant dans son portefeuille la tendit
à Elizabeth.
 
La lettre était ainsi conçue :
 
::« Ma chère Harriet,
 
« Vous allez sûrement bien rire en apprenant où je
suis partie. Je ne puis m’empêcher de rire moi-même
en pensant à la surprise que vous aurez demain matin,
lorsque vous vous apercevrez que je ne suis plus là.
 
« Je pars pour Gretna Green, et si vous ne devinez
pas avec qui, c’est que vous serez bien sotte, car il n’y
a que lui qui existe à mes yeux ; c’est un ange, et je
l’adore ! Aussi ne vois-je aucun mal à partir avec lui.
Ne vous donnez pas la peine d’écrire à Longbourn si
cela vous ennuie. La surprise n’en sera que plus grande
lorsqu’on recevra là-bas une lettre de moi signée :
Lydia Wickham. La bonne plaisanterie ! J’en ris tellement
que je puis à peine écrire !
 
« Dites à Pratt mon regret de ne pouvoir danser
avec lui ce soir. Il ne m’en voudra pas de ne point tenir
ma promesse, quand il saura la raison qui m’en empêche.
 
« J’enverrai chercher mes vêtements dès que je
serai à Longbourn, mais je vous serai reconnaissante
de dire à Sally de réparer un grand accroc à ma robe
de mousseline brodée avant de l’emballer.
 
« Mes amitiés au colonel Forster ; j’espère que vous
boirez tous deux à notre santé et à notre heureux voyage.
 
« Votre amie affectionnée,
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">« {{sc|Lydia}}. »</div>
 
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/265==
<br/>
 
— Écervelée, insouciante Lydia ! s’écria Elizabeth.
Écrire une telle lettre dans un moment pareil ! Toutefois,
ceci nous montre que de son côté il n’y avait pas
de honteuses intentions. Mon pauvre père ! Quel coup
pour lui !
 
— Il a été positivement atterré. Pendant quelques
minutes, il est resté sans pouvoir articuler une syllabe.
Ma mère s’est trouvée mal, et la maison a été dans un
état de confusion indescriptible.
 
— Oh ! Jane, s’écria Elizabeth, y a-t-il un seul de
nos domestiques qui n’ait tout connu avant la fin de
la journée ?
 
— Je ne sais. Il est bien difficile d’être sur ses gardes
en de tels moments. Notre mère avait des attaques de
nerfs et je faisais tout mon possible pour la soulager.
Mais je crains de n’avoir pas fait tout ce que j’aurais
pu. L’horreur et le chagrin m’ôtaient presque l’usage
de mes facultés.
 
— Toutes ces fatigues ont excédé vos forces. Vous
avez l’air épuisée. Oh ! que n’étais-je avec vous ! Tous
les soins et toutes les angoisses sont retombés sur vous
seule.
 
— Mary et Kitty ont été très gentilles. Ma tante
Philips, venue à Longbourn mardi, après le départ de
notre père, a eu l’obligeance de rester avec nous jusqu’à
jeudi. Lady Lucas, elle aussi, nous a montré beaucoup
de bonté. Elle est venue mercredi nous apporter ses
condoléances et nous offrir ses services ou ceux de ses
filles au cas où nous en aurions besoin.
 
— Lady Lucas aurait mieux fait de rester chez
elle ! s’écria Elizabeth. Peut-être ses intentions étaient
bonnes ; mais dans une infortune comme la nôtre,
moins on voit ses voisins et mieux cela vaut. Leur
assistance ne peut être d’aucun secours et leurs condoléances
sont importunes. Qu’ils triomphent de loin
et nous laissent en paix !
 
Elle s’enquit alors des mesures que Mr. Bennet, une
fois à Londres, comptait prendre pour retrouver sa fille.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/266==
<br/>
 
— Il voulait, je crois, aller à Epsom, — car c’est
là que Wickham et Lydia ont changé de chevaux pour
la dernière fois, — et voir s’il pouvait obtenir des
postillons quelques renseignements. Son but principal
était de découvrir la voiture de louage qu’ils avaient
prise à Clapham. Cette voiture avait amené de Londres
un voyageur : s’il pouvait connaître la maison où le
fiacre avait déposé son voyageur, il aurait à faire là
aussi une enquête qui pouvait, pensait-il, lui faire
découvrir le numéro et la station du fiacre. J’ignore
ses autres projets. Il avait si grande hâte de partir et il
était tellement troublé que j’ai déjà eu beaucoup de
mal à lui arracher ces quelques renseignements.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|48|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLVIII</div>
 
 
 
Le lendemain matin, on s’attendait à Longbourn
à recevoir une lettre de Mr. Bennet, mais le courrier
passa sans rien apporter de lui. Mr. Bennet était
connu pour être en temps ordinaire un correspondant
plein de négligence. Tout de même, en des circonstances
pareilles, les siens attendaient de lui un
effort. Ils furent obligés de conclure qu’il n’avait à
leur envoyer aucune nouvelle rassurante. Mais de cela
même ils auraient aimé être certains. Mr. Gardiner
se mit en route pour Londres aussitôt après le passage
de la poste.
 
Par lui, du moins, on serait assuré d’être tenu au
courant. Il devait insister auprès de Mr. Bennet pour
qu’il revînt chez lui le plus tôt possible ; il l’avait
promis en partant, au grand soulagement de sa sœur
qui voyait dans ce retour la seule chance pour son mari
de n’être pas tué en duel. Mrs. Gardiner s’était décidée
à rester quelques jours de plus en Hertfordshire avec
ses enfants, dans la pensée qu’elle pourrait être utile
à ses nièces. Elle les aidait à s’occuper de leur mère
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/267==
et sa présence leur était un réconfort dans leurs moments
de liberté. Leur tante Philips aussi les visitait
fréquemment, et toujours, comme, elle le disait,
dans l’unique but de les distraire et de les remonter ;
mais comme elle n’arrivait jamais sans leur apporter
un nouveau témoignage des désordres de Wickham,
elle laissait généralement ses nièces plus découragées
qu’elle ne les avait trouvées.
 
Tout Meryton semblait s’acharner à noircir l’homme
qui, trois mois auparavant, avait été son idole. On
racontait qu’il avait laissé des dettes chez tous les
commerçants de la ville, et qu’il avait eu des intrigues
qu’on décorait du nom de séductions dans les familles
de tous ces commerçants. On le proclamait d’une voix
unanime l’homme le plus dépravé de l’univers, et
chacun commençait à découvrir que ses dehors vertueux
ne lui avaient jamais inspiré confiance. Elizabeth,
tout en n’ajoutant pas foi à la moitié de ces
racontars, en retenait assez pour être de plus en plus
convaincue de la perte irrémédiable de sa sœur. Jane
elle-même abandonnait tout espoir à mesure que le
temps s’écoulait, car, si les fugitifs étaient partis pour
l’Écosse, ce qu’elle avait toujours voulu espérer, on
aurait, selon toute probabilité, déjà reçu de leurs nouvelles.
 
Mr. Gardiner avait quitté Longbourn le dimanche :
le mardi, sa femme reçut une lettre où il disait qu’il
avait vu son beau-frère à son arrivée, et l’avait décidé
à s’installer à Gracechurch street. Mr. Bennet revenait
d’Epsom et de Clapham où il n’avait pu recueillir
la moindre information ; il se disposait maintenant à
demander des renseignements dans tous les hôtels
de Londres, pensant que Wickham et Lydia avaient
pu séjourner dans l’un d’eux avant de trouver un
logement. Mr. Gardiner n’attendait pas grand’chose
de ces recherches mais comme son beau-frère y tenait,
il s’apprêtait à le seconder. Il ajoutait que Mr. Bennet
n’était pas disposé pour l’instant à quitter Londres
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/268==
et qu’il allait écrire à sa famille. Un ''post-scriptum''
suivait ainsi conçu : « Je viens d’écrire au colonel
Forster pour lui demander d’essayer de savoir par les
camarades de Wickham si ce dernier a des parents ou
des amis en passe de connaître l’endroit où il se dissimule.
Ce serait un point capital pour nous que de
savoir où nous adresser avec des chances de trouver
un fil conducteur. Actuellement, nous n’avons rien
pour nous guider. Le colonel Forster, j’en suis sûr,
fera tout son possible pour nous obtenir ce renseignement ;
mais, en y réfléchissant, je me demande si
Lizzy ne saurait pas nous dire mieux que personne
quels peuvent être les proches parents de Wickham. »
 
Elizabeth se demanda pourquoi l’on faisait appel
à son concours. Il lui était impossible de fournir aucune
indication. Elle n’avait jamais entendu parler à Wickham
de parents autres que son père et sa mère, décédés
depuis longtemps. Il était possible en effet qu’un
de ses camarades du régiment fût capable d’apporter
plus de lumière. Même sans chances sérieuses de réussir,
il y avait à faire de ce côté une tentative qui entretiendrait
l’espérance dans les esprits.
 
L’une après l’autre, les journées s’écoulaient à Longbourn
dans une anxiété que redoublait l’heure de
chaque courrier. Car toute nouvelle, bonne ou mauvaise,
ne pouvait venir que par la poste. Mais avant
que Mr. Gardiner écrivît de nouveau, une lettre venant
d’une tout autre direction, — une lettre de Mr. Collins, —
arriva à l’adresse de Mr. Bennet. Jane, chargée
de dépouiller le courrier de son père, l’ouvrit, et Elizabeth,
qui connaissait le curieux style des lettres de son
cousin, lut par-dessus l’épaule de sa sœur :
 
::« Mon cher Monsieur,
 
« Nos relations de parenté et ma situation de
membre du clergé me font un devoir de prendre part
à la douloureuse affliction qui vous frappe, et dont
nous avons été informés hier par une lettre du {{tiret|Hert|Hertfordshire.}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/269==
{{tiret2|fordshire.|Hertfordshire.}} Croyez bien, cher Monsieur, que Mrs. Collins
et moi sympathisons sincèrement avec vous et
toute votre respectable famille, dans votre présente
infortune, d’autant plus amère qu’elle est irréparable.
Je ne veux oublier aucun argument capable de vous
réconforter dans cette circonstance affligeante entre
toutes pour le cœur d’un père. La mort de votre fille
eût été en comparaison une grâce du ciel. L’affaire
est d’autant plus triste qu’il y a fort à supposer, ainsi
que me le dit ma chère Charlotte, que la conduite
licencieuse de votre fille provient de la manière déplorable
dont elle a été gâtée. Cependant, pour votre
consolation et celle de Mrs. Bennet, j’incline à penser
que sa nature était foncièrement mauvaise, sans quoi
elle n’aurait pas commis une telle énormité à un âge
aussi tendre. Quoi qu’il en soit, vous êtes fort à
plaindre, et je partage cette opinion non seulement
avec Mrs. Collins, mais encore avec lady Catherine et
miss de Bourgh. Elles craignent comme moi que l’erreur
d’une des sœurs ne porte préjudice à l’avenir de
toutes les autres ; car, ainsi que daignait tout à l’heure
me faire remarquer lady Catherine, « qui voudrait maintenant
s’allier à votre famille » ? Et cette considération
me porte à réfléchir sur le passé avec encore plus
de satisfaction, car si les événements avaient pris un
autre tour, en novembre dernier, il me faudrait participer
maintenant à votre chagrin et à votre déshonneur.
 
« Laissez-moi vous conseiller, cher Monsieur, de
reprendre courage, de rejeter loin de votre affection
une fille indigne et de la laisser recueillir les fruits de
son coupable égarement.
 
« Croyez, cher Monsieur, » etc.
 
Mr. Gardiner ne récrivit qu’après avoir reçu la
réponse du colonel Forster, mais il n’avait rien de satisfaisant
à communiquer. On ne connaissait à Wickham
aucun parent avec qui il entretînt des rapports, et
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/270==
très certainement il n’avait plus de famille proche.
Il ne manquait pas de relations banales, mais depuis
son arrivée au régiment on ne l’avait vu se lier intimement
avec personne. L’état pitoyable de ses finances
était pour lui un puissant motif de se cacher, qui
s’ajoutait à la crainte d’être découvert par la famille
de Lydia. Le bruit se répandait qu’il avait laissé derrière
lui des dettes de jeu considérables. Le colonel
Forster estimait qu’il faudrait plus de mille livres
pour régler ses dépenses à Brighton. Il devait beaucoup
en ville, mais ses dettes d’honneur étaient plus
formidables encore.
 
Mr. Gardiner n’essayait pas de dissimuler ces faits.
Jane les apprit avec horreur :
 
— Quoi ! Wickham un joueur ! C’est inouï ! s’écriait-elle.
Je ne m’en serais jamais doutée !
 
La lettre de Mr. Gardiner annonçait aux jeunes
filles le retour probable de leur père le lendemain
même qui était un samedi. Découragé par l’insuccès
de ses tentatives, il avait cédé aux instances de son
beau-frère qui l’engageait à retourner auprès des siens
en lui laissant le soin de poursuivre ses recherches à
Londres. Cette détermination ne causa pas à Mrs. Bennet
la joie à laquelle on s’attendait, après les craintes
qu’elle avait manifestées pour l’existence de son mari.
 
— Comment, il revient sans cette pauvre Lydia !
Il quitte Londres avant de les avoir retrouvés ! Qui
donc, s’il s’en va, se battra avec Wickham pour l’obliger
à épouser Lydia ?
 
Comme Mrs. Gardiner désirait retourner chez elle,
il fut convenu qu’elle partirait avec ses enfants le
jour du retour de Mr. Bennet. La voiture les transporta
donc jusqu’au premier relais et revint à Longbourn
avec son maître.
 
Mrs. Gardiner repartait non moins intriguée au
sujet d’Elizabeth et de son ami de Pemberley qu’elle
l’avait été en quittant le Derbyshire. Le nom de Darcy
n’était plus jamais venu spontanément aux lèvres de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/271==
sa nièce, et le demi-espoir qu’elle-même avait formé
de voir arriver une lettre de lui s’était évanoui. Depuis
son retour, Elizabeth n’avait rien reçu qui parût venir
de Pemberley. En vérité, on ne pouvait faire aucune
conjecture d’après l’humeur d’Elizabeth, son abattement
s’expliquant assez par les tristesses de la situation
présente. Cependant, celle-ci voyait assez clair
en elle-même pour sentir que si elle n’avait pas connu
Darcy, elle aurait supporté la crainte du déshonneur
de Lydia avec un peu moins d’amertume et qu’une
nuit d’insomnie sur deux lui aurait été épargnée.
 
Lorsque Mr. Bennet arriva chez lui, il paraissait
avoir repris son flegme et sa philosophie habituels.
Aussi peu communicatif que de coutume, il ne fit
aucune allusion à l’événement qui avait motivé son
départ et ses filles n’eurent pas le courage de lui en
parler elles-mêmes.
 
C’est seulement l’après-midi lorsqu’il les rejoignit
pour le thé qu’Elizabeth osa aborder le sujet ; mais
lorsqu’elle lui eut exprimé brièvement son regret de
tout ce qu’il avait dû supporter, il répliqua :
 
— Ne parlez pas de cela. Comme je suis responsable
de ce qui s’est passé, il est bien juste que j’en
souffre.
 
— Ne soyez pas trop sévère pour vous-même, protesta
Elizabeth.
 
— C’est charitable à vous de me prémunir contre
un tel danger. Non, Lizzy, laissez-moi sentir au moins
une fois dans mon existence combien j’ai été répréhensible.
Ne craignez point de me voir accablé par ce
sentiment qui passera toujours assez tôt.
 
— Croyez-vous qu’ils soient à Londres ?
 
— Je le crois. Où pourraient-ils être mieux cachés ?
 
— Et Lydia souhaitait beaucoup aller à Londres,
remarqua Kitty.
 
— Elle peut être satisfaite alors, dit son père froidement,
car elle y demeurera sans doute quelque temps.
 
Après un court silence, il reprit :
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/272==
<br/>
 
— Lizzy, je ne vous en veux pas d’avoir eu raison
contre moi. L’avis que vous m’avez donné au mois
de mai, et qui se trouve justifié par les événements,
dénote un esprit clairvoyant.
 
Ils furent interrompus par Jane qui venait chercher
le thé de sa mère.
 
— Quelle aimable mise en scène, et que cela donne
d’élégance au malheur ! s’écria Mr. Bennet. J’ai bonne
envie, moi aussi, de m’enfermer dans ma bibliothèque
en bonnet de nuit et en robe de chambre, et de donner
tout l’embarras possible à mon entourage. Mais peut-être
puis-je attendre pour cela que Kitty se fasse
enlever à son tour.
 
— Mais je n’ai pas l’intention de me faire enlever,
papa ! répliqua Kitty d’un ton vexé. Et si jamais je vais
à Brighton, je m’y conduirai beaucoup mieux que Lydia.
 
— Vous, aller à Brighton ! mais je ne voudrais pas
vous voir aller même à Eastbourn pour un empire !
Non, Kitty. J’ai appris enfin la prudence, et vous en
sentirez les effets. Aucun officier désormais ne sera
admis à franchir le seuil de ma maison, ni même à
passer par le village. Les bals seront absolument interdits,
à moins que vous n’y dansiez qu’avec vos sœurs
et vous ne sortirez des limites du parc que lorsque
vous aurez prouvé que vous pouvez consacrer dix
minutes par jour à une occupation raisonnable.
 
Kitty, qui prenait toutes ces menaces à la lettre,
fondit en larmes.
 
— Allons, allons ! ne pleurez pas, lui dit son père.
Si vous êtes sage, d’ici une dizaine d’années je vous
promets de vous mener à une revue.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|36|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">XLIX</div>
 
 
 
Deux jours après le retour de Mr. Bennet, Jane et
Elizabeth se promenaient ensemble dans le bosquet
derrière la maison, lorsqu’elles virent venir la femme
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/273==
de charge. La croyant envoyée par leur mère pour les
appeler, les deux jeunes filles allèrent à sa rencontre,
mais Mrs. Hill dit en s’adressant à Jane :
 
— Excusez-moi de vous déranger, mademoiselle,
mais je pensais qu’on avait reçu de bonnes nouvelles
de Londres, et je me suis permis de venir m’en enquérir
auprès de vous.
 
— Que voulez-vous dire, Hill ? nous n’avons rien
reçu de Londres.
 
— Comment, mademoiselle ! s’écria Mrs. Hill stupéfaite.
Vous ne saviez donc pas qu’il est arrivé pour
Monsieur un exprès envoyé par Mr. Gardiner ? Il est
là depuis une demi-heure et il a remis une lettre à
mon maître.
 
Les jeunes filles couraient déjà vers la maison ; elles
traversèrent le hall et se précipitèrent dans la salle à
manger, et de là, dans la bibliothèque : leur père ne
se trouvait nulle part. Elles allaient monter chez leur
mère quand elles rencontrèrent le valet de chambre.
 
— Si vous cherchez Monsieur, Mesdemoiselles, il
est parti Vers le petit bois.
 
Sur cette indication, elles s’élancèrent hors de la
maison et traversèrent la pelouse en courant pour
rejoindre leur père qui d’un pas délibéré se dirigeait
vers un petit bois qui bordait la prairie.
 
Jane, moins légère et moins habituée à courir
qu’Elizabeth, fut bientôt distancée, tandis que sa
sœur tout essoufflée rattrapait son père et lui demandait
avidement :
 
— Oh ! papa, quelles nouvelles ? quelles nouvelles ?
Vous avez bien reçu quelque chose de mon oncle ?
 
— Oui, un exprès vient de m’apporter une lettre
de lui.
 
— Eh bien ! quelles nouvelles contient-elle ?…
bonnes ou mauvaises ?
 
— Que peut-on attendre de bon ? dit-il, tirant la
lettre de sa poche. Mais peut-être préférez-vous lire
vous-même ce qu’il m’écrit.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/274==
<br/>
 
Elizabeth lui prit vivement la lettre des mains. À ce
moment, Jane les rejoignit.
 
— Lisez-la tout haut, dit Mr. Bennet, car c’est à
peine si je sais moi-même ce qu’elle contient.
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%"><small>« Gracechurch street, mardi 2 août.</small></div>
 
::« Mon cher frère,
 
« Enfin il m’est possible de vous envoyer des nouvelles
de ma nièce, et j’espère que, somme toute, elles
vous donneront quelque satisfaction. Samedi, peu
après votre départ, j’ai été assez heureux pour découvrir
dans quelle partie de Londres ils se cachaient ; —
je passe sur les détails que je vous donnerai de vive
voix ; il suffit que vous sachiez qu’ils sont retrouvés. —
Je les ai vus tous les deux. »
 
— Alors, c’est bien comme je l’espérais, s’écria
Jane, ils sont mariés !
 
« …Je les ai vus tous les deux. Ils ne sont pas mariés,
et je n’ai pas découvert que le mariage entrât dans
leurs projets, mais si vous êtes prêt à remplir les engagements
que je me suis risqué à prendre pour vous,
je crois qu’il ne tardera pas à avoir lieu. Tout ce qu’on
vous demande est d’assurer par contrat à votre fille
sa part des cinq mille livres qui doivent revenir à vos
enfants après vous, et promettre en outre de lui servir
annuellement une rente de cent livres, votre vie
durant. Étant donné les circonstances, j’ai cru pouvoir
souscrire sans hésiter à ces conditions dans la
mesure où je pouvais m’engager pour vous. Je vous
envoie cette lettre par exprès afin que votre réponse
m’arrive sans aucun retard. Vous comprenez facilement
par ces détails que la situation pécuniaire de
Wickham n’est pas aussi mauvaise qu’on le croit généralement.
Le public a été trompé sur ce point, et je
suis heureux de dire que les dettes une fois réglées,
il restera un petit capital qui sera porté au nom de ma
nièce. Si, comme je le suppose, vous m’envoyez pleins
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/275==
pouvoirs pour agir en votre nom, je donnerai mes
instructions à Haggerston pour qu’il dresse le contrat.
Je ne vois pas la moindre utilité à ce que vous
reveniez à Londres ; aussi demeurez donc tranquillement
à Longbourn et reposez-vous sur moi. Envoyez
votre réponse aussitôt que possible en ayant soin de
m’écrire en termes très explicites. Nous avons jugé
préférable que notre nièce résidât chez nous jusqu’à
son mariage et je pense que vous serez de cet avis.
Elle nous arrive aujourd’hui. Je vous récrirai aussitôt
que de nouvelles décisions auront été prises.
 
« Bien à vous,
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">« Edward {{sc|Gardiner}}. »</div>
 
— Est-ce possible ! s’écria Elizabeth en terminant
sa lecture. Va-t-il vraiment l’épouser ?
 
— Wickham n’est donc pas aussi indigne que nous
l’avions pensé, dit sa sœur. Mon cher père, je m’en
réjouis pour vous.
 
— Avez-vous répondu à cette lettre ? demanda Elizabeth.
 
— Non, mais il faut que je le fasse sans tarder.
 
— Oh ! père, revenez vite écrire cette lettre ; pensez
à l’importance que peut avoir le moindre délai !
 
— Voulez-vous que j’écrive pour vous, si cela vous
ennuie de le faire ? proposa Jane.
 
— Cela m’ennuie énormément, mais il faut que
cela soit fait.
 
Là-dessus il fit volte-face et revint vers la maison
avec ses filles.
 
— Puis-je vous poser une question ? dit Elizabeth.
Ces conditions, il n’y a sans doute qu’à s’y soumettre ?
 
— S’y soumettre ! Je suis seulement honteux qu’il
demande si peu…
 
— Et il faut absolument qu’ils se marient ? Tout de
même, épouser un homme pareil !
 
— Oui, oui ; il faut qu’ils se marient. C’est une
nécessité qui s’impose. Mais il y a deux choses que je
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/276==
désire vivement savoir : d’abord, quelle somme votre
oncle a dû débourser pour obtenir ce résultat ; ensuite,
comment je pourrai jamais m’acquitter envers lui.
 
— Quelle somme ? Mon oncle ? Que voulez-vous
dire ? s’écria Jane.
 
— Je veux dire que pas un homme de sens n’épouserait
Lydia pour un appât aussi mince que cent livres
par an pendant ma vie, et cinquante après ma mort.
 
— C’est très juste, dit Elizabeth ; cette idée ne
m’était pas venue encore. Ses dettes payées, et en
outre un petit capital ! Sûrement, c’est mon oncle qui
a tout fait. Quelle bonté ! Quelle générosité ! J’ai peur
qu’il n’ait fait là un lourd sacrifice. Ce n’est pas avec
une petite somme qu’il aurait pu obtenir ce résultat.
 
— Non, dit son père, Wickham est fou s’il prend
Lydia à moins de dix mille livres sterling. Je serais
fâché d’avoir à le juger si mal dès le début de nos relations
de famille.
 
— Dix mille livres, juste ciel ! Comment pourrait-on
rembourser seulement la moitié d’une pareille somme ?
 
Mr, Bennet ne répondit point et tous trois gardèrent
le silence jusqu’à la maison. Mr. Bennet se rendit dans
la bibliothèque pour écrire, tandis que ses filles entraient
dans la salle à manger.
 
— Ainsi, ils vont se marier ! s’écria Elizabeth dès
qu’elles furent seules. Et dire qu’il faut en remercier
la Providence… Qu’ils s’épousent avec des chances
de bonheur si minces et la réputation de Wickham si
mauvaise, voilà ce dont nous sommes forcées de nous
réjouir ! Ô Lydia !…
 
— Je me console, dit Jane, en pensant qu’il n’épouserait
pas Lydia, s’il n’avait pour elle une réelle affection.
Que notre oncle ait fait quelque chose pour le
libérer de ses dettes, c’est probable ; mais je ne puis
croire qu’il ait avancé dix mille livres ou une somme
qui en approche ! Il est père de famille : comment
pourrait-il disposer de dix mille livres ?
 
— Si nous arrivons jamais à connaître d’un côté le
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/277==
montant des dettes, et de l’autre le chiffre du capital
ajouté à la dot de Lydia, nous saurons exactement ce
qu’a fait pour eux Mr. Gardiner, car Wickham n’a
pas six pence lui appartenant en propre. Jamais nous
ne pourrons assez reconnaître la bonté de mon oncle
et de ma tante. Avoir pris Lydia chez eux, et lui
accorder pour son plus grand bien leur protection et
leur appui est un acte de dévouement que des années
de reconnaissance ne suffiront pas à acquitter. Pour
le moment, la voilà près d’eux, et si un tel bienfait
n’excite pas ses remords, elle ne mérite pas d’être
heureuse. Quel a dû être son embarras devant ma tante,
à leur première rencontre !
 
— Efforçons-nous d’oublier ce qui s’est passé de
part et d’autre, dit Jane. J’ai espoir et confiance qu’ils
seront heureux. Pour moi, du moment qu’il l’épouse,
c’est qu’il veut enfin rentrer dans la bonne voie. Leur
affection mutuelle les soutiendra, et je me dis qu’ils
mèneront une vie assez rangée et raisonnable pour que
le souvenir de leur imprudence finisse par s’effacer.
 
— Leur conduite a été telle, répliqua Elizabeth,
que ni vous, ni moi, ni personne ne pourrons jamais
l’oublier. Il est inutile de se leurrer sur ce point.
 
Il vint alors à l’esprit des jeunes filles que leur mère,
selon toute vraisemblance, ignorait encore les nouvelles
reçues. Elles allèrent donc trouver leur père
dans la bibliothèque, et lui demandèrent si elles
devaient mettre elles-mêmes Mrs. Bennet au courant.
Il était en train d’écrire et, sans lever la tête, répondit
froidement :
 
— Faites comme il vous plaira.
 
— Pouvons-nous emporter la lettre de mon oncle
pour la lui lire ?
 
— Emportez tout ce que vous voulez, et laissez-moi
tranquille.
 
Elizabeth prit la lettre sur le bureau, et les deux
sœurs montèrent chez Mrs. Bennet. Kitty et Mary se
trouvaient auprès d’elle, si bien que la même {{tiret|commu|communication}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/278==
{{tiret2|nication|communication}} servit pour tout le monde. Après un court
préambule pour les préparer à de bonnes nouvelles,
Jane lut la lettre tout haut. Mrs. Bennet avait peine
à se contenir. Quand vint le passage où Mr. Gardiner
exprimait l’espoir que Lydia serait bientôt mariée, sa
joie éclata, et la suite ne fit qu’ajouter à son exaltation.
Le bonheur la bouleversait aussi violemment que
l’inquiétude et le chagrin l’avaient tourmentée.
 
— Ma Lydia ! Ma chère petite Lydia ! s’exclama-t-elle.
Quelle joie, elle va se marier ! Je la reverrai.
Elle va se marier à seize ans. Oh ! mon bon frère ! Je
savais bien qu’il arrangerait tout ! Comme il me tarde
de la revoir, et de revoir aussi ce cher Wickham… Mais
les toilettes ? les toilettes de noce ? Je vais écrire tout
de suite à ma sœur Gardiner pour qu’elle s’en occupe.
Lizzy, mon enfant, courez demander à votre père
combien il lui donnera. Non, restez ! restez ! J’y vais
moi-même. Sonnez Hill, Kitty ; je m’habille à l’instant.
Lydia, ma chère Lydia ! Comme nous serons
contentes de nous retrouver !
 
Jane tenta de calmer ces transports en représentant
à sa mère les obligations que leur créait le dévouement
de Mr. Gardiner.
 
— Car, dit-elle, nous devons pour une bonne part
attribuer cet heureux dénouement à la générosité de
mon oncle. Nous sommes persuadés qu’il s’est engagé
à aider pécuniairement Mr. Wickham.
 
— Eh bien ! s’écria sa mère, c’est très juste. Qui
pouvait mieux le faire que l’oncle de Lydia ? S’il
n’avait pas de famille, toute sa fortune devrait revenir
à moi et à mes enfants. C’est bien la première fois
que nous recevrons quelque chose de lui, à part de
menus cadeaux de temps à autre. Vraiment, je suis
trop heureuse : j’aurai bientôt une fille mariée.
Mrs. Wickham… comme cela sonne bien ! Et elle n’a
ses seize ans que depuis le mois de juin ! Ma chère
Jane, je suis trop émue pour être capable d’écrire moi-même ;
aussi je vais dicter et vous écrirez. Plus tard, nous
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/279==
déciderons avec votre père la somme à envoyer, mais
occupons-nous d’abord de commander le nécessaire.
 
Elle commençait à entrer dans toutes sortes de
détails de calicot, de mousseline, de batiste, et elle
aurait bientôt dicté d’abondantes commandes si Jane
ne l’avait, non sans peine, persuadée d’attendre que
Mr. Bennet fût libre pour le consulter. Un jour de
retard, observa-t-elle, ne tirait pas à conséquence.
L’heureuse mère céda, oubliant son habituelle obstination.
D’autres projets, d’ailleurs, lui venaient en tête.
 
— Dès que je serai prête, déclara-t-elle, j’irai à
Meryton pour annoncer la bonne nouvelle à ma sœur
Philips. En revenant, je pourrai m’arrêter chez lady
Lucas et chez Mrs. Long. Kitty, descendez vite commander
la voiture. Cela me fera grand bien de prendre
l’air. Enfants, puis-je faire quelque chose pour vous à
Meryton ? Ah ! voilà Hill. Ma brave Hill, avez-vous
appris la bonne nouvelle ? Miss Lydia va se marier, et
le jour de la noce vous aurez tous un bol de punch pour
vous mettre le cœur en fête.
 
Mrs. Hill aussitôt d’exprimer sa joie. Elizabeth
reçut ses compliments comme les autres, puis, lasse
de tant d’extravagances, elle chercha un refuge dans
sa chambre pour s’abandonner librement à ses pensées.
La situation de la pauvre Lydia, en mettant les
choses au mieux, était encore suffisamment triste ;
mais il fallait se féliciter qu’elle ne fût pas pire. Tel
était le sentiment d’Elizabeth, et bien qu’elle ne pût
compter pour sa sœur sur un avenir de bonheur et de
prospérité, en pensant à leurs angoisses passées, elle
apprécia les avantages du résultat obtenu.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|50|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">L</div>
 
 
 
Durant les années écoulées, Mr. Bennet avait souvent
regretté qu’au lieu de dépenser tout son revenu
il n’eût pas mis de côté chaque année une petite
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/280==
somme pour assurer après lui la possession d’un
capital à ses filles et à sa femme, si celle-ci lui survivait.
Il le regrettait aujourd’hui plus que jamais. S’il avait
rempli ce devoir, Lydia, à cette heure, ne devrait pas
à son oncle l’honneur et la dignité qu’on était en train
d’acheter pour elle, et c’est lui-même qui aurait la
satisfaction d’avoir décidé un des jeunes hommes les
moins estimables de la Grande-Bretagne à devenir le
mari de sa fille. Il était profondément contrarié de
penser qu’une affaire si désavantageuse pour tout le
monde se réglait aux seuls frais de son beau-frère, et
résolu à découvrir, s’il le pouvait, le montant des
sommes qu’il avait déboursées pour lui, il se proposait
de les lui rendre aussitôt qu’il en aurait les
moyens.
 
Quand Mr. Bennet s’était marié, il n’avait pas considéré
l’utilité des économies. Naturellement, il escomptait
la naissance d’un fils, par quoi serait annulée la
clause de l’ « entail », et assuré le sort de Mrs. Bennet
et de ses autres enfants. Cinq filles firent l’une après
l’autre leur entrée en ce monde, mais le fils ne vint
pas. Mrs. Bennet l’avait espéré encore bien des années
après la naissance de Lydia. Ce rêve avait dû être
enfin abandonné, mais il était trop tard pour songer
aux économies. Mrs. Bennet n’avait aucun goût pour
l’épargne, et seule l’aversion de Mr. Bennet pour
toute dépendance les avait empêchés de dépasser
leur revenu.
 
D’après le contrat de mariage, cinq mille livres
devaient revenir à Mrs. Bennet et à ses filles ; mais la
façon dont cette somme serait partagée entre les
enfants était laissée à la volonté des parents. C’était
là un point que, pour Lydia tout au moins, il fallait
décider dès à présent, et Mr. Bennet ne pouvait avoir
aucune hésitation à accepter la proposition qui lui
était faite. En des termes qui, bien que concis, exprimaient
sa profonde reconnaissance, il écrivit à son
beau-frère qu’il approuvait pleinement tout ce qu’il
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/281==
avait fait, et ratifiait tous les engagements qu’il avait
pris en son nom.
 
C’était pour Mr. Bennet une heureuse surprise de
voir que tout s’arrangeait sans plus d’effort de sa
part. Son plus grand désir actuellement était d’avoir
à s’occuper le moins possible de cette affaire. Maintenant
que les premiers transports de colère qui avaient
animé ses recherches étaient passés, il retournait
naturellement à son indolence coutumière.
 
Sa lettre fut bientôt écrite, car s’il était lent à
prendre une décision, il la mettait rapidement à exécution.
Il priait son beau-frère de lui donner le compte
détaillé de tout ce qu’il leur devait. Mais il était
encore trop irrité pour le charger de transmettre à
Lydia le moindre message.
 
Les bonnes nouvelles, bientôt connues dans toute
la maison, se répandirent rapidement aux alentours.
Elles furent accueillies par les voisins avec une
décente philosophie. Évidemment les conversations
auraient pu trouver un plus riche aliment si miss
Lydia Bennet était revenue brusquement au logis
paternel, où mieux encore, si elle avait été mise en
pénitence dans une ferme éloignée. Mais son mariage
fournissait encore une ample matière à la médisance,
et les vœux exprimés par les vieilles dames acrimonieuses
de Meryton ne perdirent pas beaucoup de leur
fiel par suite du changement de circonstances car,
avec un pareil mari, le malheur de Lydia pouvait être
considéré comme certain.
 
Il y avait quinze jours que Mrs. Bennet gardait la
chambre. Mais en cet heureux jour, elle reprit sa place
à la table de famille dans des dispositions singulièrement
joyeuses. Aucun sentiment de honte ne venait
diminuer son triomphe : le mariage d’une de ses filles,
— son vœu le plus cher depuis que Jane avait seize
ans, — allait s’accomplir ! Elle ne parlait que de tout
ce qui figure dans des noces somptueuses : fines mousselines,
équipages et serviteurs. Elle passait en revue
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/282==
toutes les maisons du voisinage pouvant convenir à sa
fille et, sans qu’elle sût ni considérât quel pourrait
être le budget du jeune ménage, rien ne pouvait la
satisfaire.
 
— Haye Park ferait l’affaire si les Gouldinez s’en
allaient, ou la grande maison à Stoke, si le salon était
un peu plus vaste. Mais Ashworth est trop loin ; je ne
pourrais supporter l’idée d’avoir Lydia à dix milles de
chez nous. Quant à Purvis Lodge, le toit de la maison
est trop laid.
 
Son mari la laissa parler sans l’interrompre tant
que les domestiques restèrent pour le service ; mais
quand ils se furent retirés, il lui dit :
 
— Mrs. Bennet, avant de retenir pour votre fille et
votre gendre une ou plusieurs de ces maisons, tâchons
d’abord de nous entendre. Il y a une maison, en tout
cas, où ils ne mettront jamais les pieds. Je ne veux
pas avoir l’air d’approuver leur coupable folie en les
recevant à Longbourn.
 
Cette déclaration provoqua une longue querelle,
mais Mr. Bennet tint bon, et ne tarda pas à en faire
une autre qui frappa Mrs. Bennet de stupéfaction et
d’horreur : il dit qu’il n’avancerait pas une guinée
pour le trousseau de sa fille et affirma que Lydia ne
recevrait pas de lui la moindre marque d’affection en
cette circonstance. Mrs. Bennet n’en revenait pas ; elle
ne pouvait concevoir que la colère de son mari contre
sa fille pût être poussée au point de refuser à celle-ci
un privilège sans lequel, lui semblait-il, le mariage
serait à peine valide. Elle était plus sensible pour Lydia
au déshonneur qu’il y aurait à se marier sans toilette
neuve qu’à la honte de s’être enfuie et d’avoir vécu
quinze jours avec Wickham avant d’être sa femme.
 
Elizabeth regrettait maintenant d’avoir confié à
Mr. Darcy, dans un moment de détresse, les craintes
qu’elle éprouvait pour sa sœur. Puisqu’un prompt
mariage allait mettre fin à son aventure, on pouvait
espérer en cacher les malheureux préliminaires à ceux
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/283==
qui n’habitaient pas les environs immédiats. Elle savait
que rien ne serait ébruité par lui, — il y avait peu
d’hommes dont la discrétion lui inspirât autant de
confiance, — mais, en même temps, il y en avait bien
peu à qui elle aurait tenu davantage à cacher la fragilité
de sa sœur ; non cependant à cause du préjudice
qui en pourrait résulter pour elle-même, car entre elle
et Darcy, il y avait désormais, semblait-il, un abîme
infranchissable. Le mariage de Lydia eût-il été conclu
le plus honorablement du monde, il n’était guère
vraisemblable que Mr. Darcy voulût entrer dans une
famille contre laquelle, à tant d’autres objections,
venait s’ajouter celle d’une parenté étroite avec
l’homme qu’il méprisait si justement.
 
Elizabeth ne pouvait s’étonner qu’il reculât devant
une telle alliance. Il était invraisemblable que le sentiment
qu’il lui avait laissé voir en Derbyshire dût survivre
à une telle épreuve. Elle était humiliée, attristée,
et ressentait un vague repentir sans savoir au juste de
quoi. Elle désirait jalousement l’estime de Mr. Darcy,
maintenant qu’elle n’avait plus rien à en espérer ; elle
souhaitait entendre parler de lui, quand il semblait
qu’elle n’eût aucune chance de recevoir de ses nouvelles,
et elle avait la conviction qu’avec lui elle aurait
été heureuse alors que, selon toute probabilité, jamais
plus ils ne se rencontreraient.
 
« Quel triomphe pour lui, pensait-elle souvent, s’il
savait que les offres qu’elle avait si fièrement dédaignées
quatre mois auparavant, seraient maintenant
accueillies avec joie et reconnaissance ! Oui, bien qu’à
son jugement il dépassât en générosité tous ceux de
son sexe, il était humain qu’il triomphât. »
 
Elle se rendait compte à présent que Darcy, par la
nature de ses qualités, était exactement l’homme qui
lui convenait. Son intelligence, son caractère quoique
si différent du sien aurait correspondu à ses vœux.
Leur union eût été à l’avantage de l’un et de l’autre.
La vivacité et le naturel d’Elisabeth auraient adouci
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/284==
l’humeur de Darcy et donné plus de charmes à ses
manières ; et lui-même, par son jugement, par la
culture de son esprit, par sa connaissance du monde,
aurait pu exercer sut elle une influence plus heureuse
encore. Mais on ne devait pas voir une telle union
offrir au public l’image fidèle de la félicité conjugale.
Une autre d’un caractère tout différent allait se former
dans sa famille qui excluait pour la première toute
chance de se réaliser.
 
Elizabeth se demandait comment pourrait être
assurée à Wickham et à Lydia une indépendance suffisante.
Mais il lui était aisé de se représenter le bonheur
instable dont pourraient jouir deux êtres qu’avait seule
rapprochés la violence de leurs passions.
 
Une nouvelle lettre de Mr. Gardiner arriva bientôt.
Aux remerciements de Mr. Bennet il répondait brièvement
par l’assurance de l’intérêt qu’il portait à tous les
membres de sa famille, et demandait pour conclure de
ne pas revenir sur ce sujet. Le but principal de sa lettre
était d’annoncer que Mr. Wickham était déterminé à
quitter la milice.
 
« …Depuis que le mariage a été décidé, c’était mon
vif désir de lui voir prendre ce parti. Vous penserez
sans doute comme moi que ce changement de milieu
est aussi opportun pour ma nièce, que pour lui. Mr. Wickham
à l’intention d’entrer dans l’armée régulière, et il
a d’anciens amis qui sont prêts à appuyer sa demande.
On lui a promis un brevet d’enseigne dans un régiment
du Nord. La distance entre ce poste et notre région
n’est pas un désavantage. Il paraît bien disposé, et je
veux croire que, dans un autre milieu, le souci de sauvegarder
leur réputation les rendra tous deux plus
circonspects. J’ai écrit au colonel Forster pour l’informer
de nos présents arrangements, et le prier de
satisfaire les créanciers de Wickham à Brighton et aux
environs, par la promesse d’un règlement rapide pour
lequel je me suis engagé. Voulez-vous prendre la peine
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/285==
de donner la même assurance à ses créanciers de Meryton
dans<ref>WS : dont ??</ref> vous trouverez ci-jointe la liste remise par
lui-même. Il nous a déclaré toutes ses dettes ; — j’aime
à croire du moins qu’il ne nous a pas trompés. —
Haggerston à nos ordres, et tout sera prêt d’ici une
huitaine de jours. Wickham et sa femme partiront
alors pour rejoindre le régiment, à moins qu’ils ne
soient d’abord invités à Longbourn, et ma femme
me dit que Lydia désire ardemment vous revoir tous
avant son départ pour le Nord. Elle va bien et me
charge de ses respects pour vous et pour sa mère.
 
« Vôtre,
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">« E. {{sc|Gardiner}}. »
 
Mr. Bennet et ses filles voyaient aussi clairement
que Mr. Gardiner combien il était heureux que Wickham
quittât le régiment de la milice. Mais Mrs. Bennet était
beaucoup moins satisfaite. Voir Lydia s’établir dans
le Nord de l’Angleterre juste au moment où elle était
si joyeuse et si fière à la pensée de l’avoir près d’elle,
quelle cruelle déception ! Et puis, quel dommage pour
Lydia de s’éloigner d’un régiment où elle connaissait
tout le monde !
 
— Elle aimait tant Mrs. Forster, soupirait-elle, qu’il
lui sera très dur d’en être séparée. Il y avait aussi plusieurs
jeunes gens qui lui plaisaient beaucoup. Dans
ce régiment du Nord, les officiers seront peut-être
moins aimables !
 
La demande que faisait Lydia d’être admise à revoir
sa famille avant son départ fut d’abord accueillie de
la part de son père par un refus péremptoire, mais
Jane et Elizabeth désiraient vivement pour le bien,
ainsi que pour la réputation de leur sœur, qu’elle fût
traitée moins durement, et elles pressèrent leur père
avec tant d’insistance, de douceur et de raison de
recevoir les jeunes époux à Longbourn qu’il finit par
se laisser persuader. Leur mère eut donc la satisfaction
d’apprendre qu’elle pourrait exhiber la jeune
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/286==
mariée à tout le voisinage avant son lointain exil. En
répondant à son beau-frère, Mr. Bennet envoya la
permission demandée et il fut décidé qu’au sortir de
l’église, le jeune couple prendrait la route de Longbourn.
Elizabeth fut surprise cependant que Wickham
consentît à cet arrangement. En ce qui la concernait,
à ne consulter que son inclination, une rencontre avec
lui était bien la dernière chose qu’elle eût souhaitée.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|51|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LI</div>
 
 
 
Le jour du mariage de Lydia, Jane et Elizabeth se
sentirent certainement plus émues que la mariée elle-même.
La voiture fut envoyée à *** à la rencontre
du jeune couple qui devait arriver pour l’heure du
dîner. Les sœurs aînées appréhendaient le moment du
revoir, Jane en particulier qui prêtait à la coupable
les sentiments qu’elle aurait éprouvés à sa place et
souffrait elle-même de ce qu’elle devait endurer.
 
Ils arrivèrent. Toute la famille était réunie dans le
petit salon pour les accueillir. Le visage de Mrs. Bennet
n’était que sourires. Celui de son mari restait grave et
impénétrable. Les jeunes filles se sentaient inquiètes,
anxieuses et mal à l’aise.
 
La voix de Lydia se fit entendre dans l’antichambre,
la porte s’ouvrit brusquement et elle se précipita dans
le salon. Sa mère s’avança pour la recevoir dans ses
bras et l’embrassa avec transports, puis tendit la main
avec un affectueux sourire à Wickham qui suivait sa
femme, et leur exprima ses vœux avec un empressement
qui montrait bien qu’elle ne doutait nullement
de leur bonheur.
 
L’accueil qu’ils reçurent ensuite de Mr. Bennet ne
fut pas tout à fait aussi cordial. Sa raideur s’accentua
et c’est à peine s’il ouvrit la bouche. La désinvolture
du jeune couple lui déplaisait extrêmement ; elle {{tiret|indi|indignait}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/287==
{{tiret2|gnait|indignait}} Elizabeth et choquait Jane elle-même. Lydia
était toujours Lydia ; aussi intrépide, aussi exubérante,
aussi bruyante, aussi indomptable que jamais.
Elle allait d’une sœur à l’autre en réclamant leurs félicitations
et quand, à la fin, tout le monde fut assis, elle
se mit à regarder le salon, et prenant note de quelques
changements qu’on y avait apportés, observa en riant
qu’il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était pas
trouvée dans cette pièce.
 
Wickham ne montrait pas plus d’embarras, mais il
avait des manières si charmantes que si sa réputation
et son mariage n’avaient donné lieu à aucun blâme,
l’aisance souriante avec laquelle il se réclamait de leur
nouvelle parenté aurait ravi tout le monde.
 
Elizabeth ne revenait pas d’une telle assurance et se
disait qu’il était vain d’imaginer une limite à l’audace
d’un homme impudent. Elle et Jane se sentaient
rougir, mais sur le visage de ceux qui étaient cause de
leur confusion, elles ne voyaient aucun changement
de couleur.
 
La conversation ne languissait pas. La mariée et sa
mère ne pouvaient chacune parler avec assez de volubilité
et Wickham, qui se trouvait assis à côté d’Elizabeth,
se mit à lui demander des nouvelles de toutes
les personnes qu’il connaissait dans le voisinage avec
un air naturel et souriant qu’elle fut incapable de
prendre elle-même pour lui répondre. Sa femme et lui
ne paraissaient avoir que de joyeux souvenirs, et
Lydia abordait volontairement des sujets auxquels ses
sœurs n’auraient voulu pour rien au monde faire
allusion.
 
— Songez qu’il y a déjà trois mois que je suis partie !
s’écria-t-elle. Il me semble qu’il y a seulement quinze
jours, et pourtant les événements n’ont pas manqué
pendant ces quelques semaines. Dieu du ciel ! me doutais-je,
quand je suis partie, que je reviendrais mariée !
bien que je me sois dit quelquefois que ce serait joliment
amusant si cela arrivait…
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/288==
<br/>
 
Ici, son père fronça les sourcils ; Jane paraissait
au supplice, tandis qu’Elizabeth fixait sur Lydia des
regards significatifs. Mais celle-ci, qui ne voyait ni
n’entendait que ce qu’elle voulait voir ou entendre,
continua gaiement :
 
— Oh ! maman, sait-on seulement par ici que je me
suis mariée aujourd’hui ? J’avais peur que non ; aussi
quand nous avons dépassé sur la route le cabriolet de
William Goulding, j’ai baissé la glace, ôté mon gant
et posé la main sur le rebord de la portière afin qu’il
pût voir mon alliance, et j’ai fait des saluts et des sourires
à n’en plus finir.
 
Elizabeth n’en put supporter davantage. Elle s’enfuit
du salon et ne revint que lorsqu’elle entendit tout
le monde traverser le hall pour gagner la salle à manger.
Elle y arriva à temps pour voir Lydia se placer avec
empressement à la droite de sa mère en disant à sa
sœur aînée :
 
— Maintenant, Jane, vous devez me céder votre
place, puisque je suis une femme mariée.
 
Il n’y avait pas lieu de croire que le temps donnerait
à Lydia la réserve dont elle se montrait si dépourvue
dès le commencement. Son assurance et son
impétuosité ne faisaient qu’augmenter. Il lui tardait
de voir Mrs. Philips, les Lucas, tous les voisins, et de
s’entendre appeler « Mrs. Wickham ». En attendant,
elle s’en fut après le repas exhiber son alliance et faire
parade de sa nouvelle dignité devant Mrs. Hill et les
deux servantes.
 
— Eh bien, maman, dit-elle quand tous furent
revenus dans le petit salon, que dites-vous de mon
mari ? N’est-ce pas un homme charmant ? Je suis sûre
que mes sœurs m’envient, et je leur souhaite d’avoir
seulement moitié autant de chance que moi. Il faudra
qu’elles aillent toutes à Brighton ; c’est le meilleur
endroit pour trouver des maris. Quel dommage que
nous n’y soyons pas allées toutes les cinq !
 
— C’est bien vrai ; et si cela n’avait dépendu que de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/289==
moi… Mais, ma chère Lydia, cela me déplaît beaucoup
de vous voir partir si loin ! Est-ce absolument nécessaire ?
 
— Je crois que oui. Mais j’en suis très contente. Vous
et papa viendrez nous voir ainsi que mes sœurs. Nous
serons à Newscastle tout l’hiver. Il y aura sûrement
des bals et je m’engage à fournir mes sœurs de danseurs
agréables. Quand vous partirez, vous pourrez
nous en laisser une ou deux et je me fais forte de leur
trouver des maris avant la fin de l’hiver.
 
— Je vous remercie pour ma part, dit Elizabeth ;
mais je n’apprécie pas spécialement votre façon de
trouver des maris.
 
Le jeune couple ne devait pas rester plus de dix
jours ; Mr. Wickham avait reçu son brevet avant son
départ de Londres, et devait avoir rejoint son régiment
avant la fin de la quinzaine. Personne, à part Mrs. Bennet,
ne regrettait la brièveté de leur séjour. Elle employa
tout ce temps à faire des visites avec sa fille, et
à organiser chez elle de nombreuses réceptions qui
firent plaisir à tout le monde, certains membres de la
famille ne demandant qu’à éviter l’intimité.
 
Elizabeth eut vite observé que les sentiments de
Wickham pour Lydia n’avaient pas la chaleur de ceux
que Lydia éprouvait pour lui ; et elle n’eut pas de
peine à se persuader que c’était la passion de Lydia
et non celle de Wickham qui avait provoqué l’enlèvement.
Elle aurait pu se demander pourquoi, n’étant
pas plus vivement épris, il avait accepté de fuir avec
Lydia, si elle n’avait tenu pour certain que cette fuite
était commandée par ses embarras pécuniaires, et,
dans ce cas, Wickham n’était pas homme à se refuser
l’agrément de partir accompagné.
 
Lydia était follement éprise. Elle n’ouvrait la bouche
que pour parler de son cher Wickham : c’était la perfection
en tout, et personne ne pouvait lui être comparé.
 
Un matin qu’elle se trouvait avec ses deux aînées,
elle dit à Elizabeth :
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/290==
<br/>
 
— Lizzy, je ne vous ai jamais raconté mon mariage,
je crois ; vous n’étiez pas là quand j’en ai parlé à
maman et aux autres. N’êtes-vous pas curieuse de
savoir comment les choses se sont passées ?
 
— Non, en vérité, répliqua Elizabeth ; je suis d’avis
que moins on en parlera, mieux cela vaudra.
 
— Mon Dieu ! que vous êtes étrange ! Tout de même,
il faut que je vous mette au courant. Vous savez que
nous nous sommes mariés à Saint-Clément parce que
Wickham habitait sur cette paroisse. Il avait été convenu
que nous y serions tous à onze heures ; mon
oncle, ma tante et moi devions nous y rendre ensemble,
et les autres nous rejoindre à l’église. Le lundi matin,
j’étais dans un état ! J’avais si peur qu’une difficulté
quelconque ne vînt tout remettre ! Je crois que j’en
serais devenue folle… Pendant que je m’habillais, ma
tante ne cessait de parler et de discourir, comme si elle
débitait un sermon ; mais je n’entendais pas un mot
sur dix, car vous supposez bien que je ne pensais qu’à
mon cher Wickham. J’avais tellement envie de savoir
s’il se marierait avec son habit bleu !
 
« Nous avons déjeuné à dix heures, comme d’habitude.
Il me semblait que l’aiguille de la pendule
n’avançait pas ; car il faut vous dire que l’oncle et la
tante ont été aussi désagréables que possible, tout le
temps que je suis restée avec eux. Vous me croirez si
vous voulez, mais on ne m’a pas laissée sortir une seule
fois pendant toute cette quinzaine ! Pas une petite
réunion, rien, rien ! Assurément Londres était à ce
moment assez vide ; mais enfin, le Petit Théâtre était
encore ouvert !… Pour en revenir à mon mariage, la
voiture arrivait devant la porte lorsque mon oncle fut
demandé par cet affreux homme, Mr. Stone, — et vous
savez qu’une fois ensemble, ils n’en finissent plus. —
J’avais une peur terrible de les voir oublier l’heure,
ce qui aurait fait remettre mon mariage au lendemain ;
et nous ne pouvions nous passer de mon oncle qui
devait me conduire à l’autel. Heureusement, il est
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/291==
revenu au bout de dix minutes et l’on s’est mis en
route. Depuis, j’ai réfléchi que si mon oncle avait été
retenu, le mariage aurait pu quand même avoir lieu,
car Mr. Darcy aurait pu très bien le remplacer.
 
— Mr. Darcy !… répéta Elizabeth abasourdie.
 
— Mais oui ! Vous savez qu’il devait venir avec
Wickham… Oh ! mon Dieu ! J’ai oublié que je ne devais
pas souffler mot de cela ! Je l’avais si bien promis ! Que
va dire Wickham ? C’était un tel secret…
 
— S’il en est ainsi, dit Jane, ne nous dites pas un
mot de plus et soyez assurée que je ne chercherai pas
à en savoir davantage.
 
— Certainement, appuya Elizabeth qui pourtant
était dévorée de curiosité, nous ne vous poserons pas
de questions.
 
— Merci, dit Lydia ; car si vous m’en posiez, je
vous dirais tout, et Wickham serait très fâché.
 
Devant cet encouragement, Elizabeth, pour pouvoir
tenir sa promesse, fut obligée de se sauver dans
sa chambre.
 
Mais demeurer dans l’ignorance de ce qui s’était
passé était chose impossible, ou du moins il était
impossible de ne pas chercher à se renseigner. Ainsi,
Mr. Darcy avait assisté au mariage de sa sœur !
 
Les suppositions les plus extravagantes traversèrent
l’esprit d’Elizabeth sans qu’aucune pût la satisfaire.
Celles qui lui plaisaient davantage parce qu’elles donnaient
une grande noblesse à la conduite de Mr. Darcy,
lui semblaient les plus invraisemblables. Incapable de
supporter plus longtemps cette incertitude, elle saisit
une feuille de papier et écrivit à sa tante une courte
lettre où elle la priait de lui expliquer les paroles
échappées à Lydia.
 
« Vous comprendrez facilement combien je suis
curieuse de savoir comment un homme qui ne nous est
nullement apparenté, qui n’est même pas un ami de
notre famille, pouvait se trouver parmi vous dans une
telle circonstance. Je vous en prie, écrivez-moi tout
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/292==
de suite pour me donner cette explication, à moins
que vous ayez de très sérieuses raisons pour garder le
secret, comme Lydia semblait le croire nécessaire.
Dans ce cas, je tâcherai de m’accommoder de mon ignorance… »
 
« Pour cela, certainement non, » se dit Elizabeth
à elle-même ; et elle termina sa lettre ainsi : « …Mais
je dois vous prévenir, ma chère tante, que si vous ne
me renseignez pas d’une manière honorable, j’en serai
réduite à employer des ruses et des stratagèmes pour
découvrir la vérité… »
 
Jane avait une délicatesse trop scrupuleuse pour
reparler avec Elizabeth de ce que Lydia avait laissé
échapper. Elizabeth n’en était pas fâchée. Jusqu’au
moment où elle aurait appris quelque chose, elle préférait
se passer de confidente.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|52|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LII</div>
 
 
 
Elizabeth eut la satisfaction de recevoir une réponse
dans les plus courts délais. Dès qu’elle l’eut en mains,
elle se hâta de gagner le petit bois où elle courait le
moins de risques d’être dérangée, et s’asseyant sur un
banc, se prépara à contenter sa curiosité. Le volume
de la lettre l’assurait en effet par avance que sa tante
ne répondait pas à sa demande par un refus.
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%"><small>« Gracechurch Street, 6 septembre.</small></div>
 
::« Ma chère nièce,
 
« Je viens de recevoir votre lettre, et vais consacrer
toute ma matinée à y répondre, car je prévois que
quelques lignes ne suffiraient pas pour tout ce que j’ai
à vous dire. Je dois vous avouer que votre question
me surprend. N’allez pas me croire fâchée ; je veux
seulement dire que je n’aurais pas cru que vous eussiez
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/293==
besoin, « vous », de faire cette enquête. Si vous préférez
ne pas me comprendre, excusez mon indiscrétion.
Votre oncle est aussi surpris que moi-même, et
la seule conviction qu’en cette affaire, vous étiez une
des parties intéressées, l’a décidé à agir comme il l’a
fait. Mais si réellement votre innocence et votre ignorance
sont complètes, je dois me montrer plus explicite.
 
« Le jour même où je rentrais de Longbourn, votre
oncle recevait une visite des plus inattendues ; celle
de Mr. Daîcy qui vint le voir et resta enfermé plusieurs
heures avec lui. Il venait lui annoncer qu’il avait
découvert où se trouvaient votre sœur et Wickham,
qu’il les avait vus et s’était entretenu avec eux, — plusieurs
fois avec Wickham, et une fois avec Lydia. —
D’après ce que j’ai compris, il avait quitté le Derbyshire
le lendemain même de notre départ et était
venu à Londres avec la résolution de se mettre à leur
recherche. Le motif qu’il en a donné c’est qu’il était
convaincu que c’était sa faute si l’indignité de Wickham
n’avait pas été suffisamment publiée pour empêcher
toute jeune fille de bonne famille de lui donner son
amour et sa confiance. Il accusait généreusement son
orgueil, confessant qu’il lui avait semblé au-dessus de
lui de mettre le monde au courant de ses affaires privées ;
sa réputation devait répondre pour lui. Il estimait
donc de son devoir d’essayer de réparer le mal
qu’il avait involontairement causé. J’ajoute que s’il
avait un autre motif, je suis persuadée qu’il est tout à
son honneur.
 
« Quelques jours s’étaient passés avant qu’il pût
découvrir les fugitifs, mais il possédait sur nous un
grand avantage, celui d’avoir un indice pour le guider
dans ses recherches et le sentiment de cet avantage
avait été une raison de plus pour le déterminer à nous
suivre. Il connaissait à Londres une dame, une certaine
Mrs. Younge, qui avait été quelque temps gouvernante
de miss Darcy et qui avait été remerciée
pour un motif qu’il ne nous a pas donné. À la suite de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/294==
ce renvoi, elle avait pris une grande maison dans
Edward Street et gagnait sa vie en recevant des pensionnaires.
Mr. Darcy savait que cette Mrs. Younge
connaissait intimement Wickham, et, en arrivant à
Londres, il était allé la voir pour lui demander des
renseignements sur lui, mais il s’était passé deux ou
trois jours avant qu’il pût obtenir d’elle ce qu’il désirait.
Cette femme voulait évidemment se faire payer
la petite trahison qu’on lui demandait, car elle savait
où était son ami : Wickham, en effet, était allé la
trouver dès son arrivée à Londres, et, si elle avait eu
de la place, elle les aurait reçus tous deux dans sa
maison. À la fin cependant, notre ami si dévoué obtint
le renseignement désiré et se rendit à l’adresse qu’elle
lui avait indiquée. Il vit d’abord Wickham, et ensuite
insista pour voir Lydia. Sa première idée était de la
persuader de quitter au plus tôt cette situation déshonorante
et de retourner dans sa famille dès qu’elle
consentirait à la recevoir, lui offrant toute l’aide qui
pourrait lui être utile. Mais il trouva Lydia irrévocablement
décidée à rester où elle était : la pensée de
sa famille ne la touchait aucunement ; elle ne se souciait
pas de l’aide qui lui était offerte et ne voulait
pas entendre parler de quitter Wickham. Elle était
sûre qu’ils se marieraient un jour ou l’autre, et peu
importait quand. Ce que voyant, Mr. Darcy pensa
qu’il n’y avait plus qu’à décider et hâter un mariage
que Wickham, il l’avait fort bien vu dès sa première
conversation avec lui, n’avait jamais mis dans ses
projets. Wickham reconnut qu’il avait été forcé de
quitter le régiment à cause de pressantes dettes d’honneur
et ne fit aucun scrupule de rejeter sur la seule
folie de Lydia toutes les déplorables conséquences de
sa fuite. Il pensait démissionner immédiatement et
n’avait pour l’avenir aucun plan défini. Il devait
prendre un parti, il ne savait lequel ; la seule chose
certaine, c’est qu’il n’avait aucune ressource. Mr. Darcy
lui demanda pourquoi il n’épousait pas tout de suite
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/295==
votre sœur ; bien que Mr. Bennet ne dût pas être très
riche, il serait capable de faire quelque chose pour
lui, et sa situation s’améliorerait du fait de ce mariage.
En réponse à cette question, Wickham laissa entendre
qu’il n’avait nullement renoncé à refaire sa fortune
dans des conditions plus satisfaisantes, par un mariage
riche dans une autre région. Toutefois, étant donnée
la situation présente, il y avait des chances qu’il se
laissât tenter par l’appât d’un secours immédiat.
 
« Plusieurs rencontres eurent lieu, car il y avait beaucoup
de points à traiter. Les prétentions de Wickham
étaient naturellement exagérées, mais en fin de compte,
il fut obligé de se montrer plus raisonnable.
 
« Toutes choses étant arrangées entre eux, le premier
soin de Mr. Darcy fut de mettre votre oncle au
courant. Il vint pour le voir à Gracechurch street,
la veille de mon retour, mais on lui répondit que
Mr. Gardiner n’était pas visible, qu’il était occupé
avec votre père, et que celui-ci quittait Londres le
lendemain matin. Mr. Darcy, jugeant préférable de se
concerter avec votre oncle plutôt qu’avec votre père,
remit sa visite au lendemain et partit sans avoir donné
son nom. Le samedi soir, il revint, et c’est alors qu’il
eut avec, votre oncle le long entretien dont je vous ai
parlé. Ils se rencontrèrent encore le dimanche, et,
cette fois, je le vis aussi. Mais ce ne fut pas avant le
lundi que tout se trouva réglé, et aussitôt le message
vous fut envoyé à Longbourn. Seulement notre visiteur
s’est montré terriblement têtu. Je crois, Lizzy,
que l’obstination est son grand défaut ; on lui en a
reproché bien d’autres à différentes reprises, mais celui-là
doit être le principal. Tout ce qui a été fait, il a voulu
le faire lui-même, et Dieu sait (je ne le dis pas pour
provoquer vos remerciements) que votre oncle s’en
serait chargé de grand cœur. Tous deux ont discuté à
ce sujet interminablement, — ce qui était plus que ne
méritait le jeune couple en question. Enfin, votre
oncle a dû céder, et au lieu d’aider effectivement sa
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/296==
nièce, il lui a fallu se contenter d’en avoir seulement
l’apparence, ce qui n’était pas du tout de son goût.
Aussi votre lettre de ce matin, en lui permettant de
dépouiller son plumage d’emprunt et de retourner
les louanges à qui les mérite, lui a-t-elle causé grand
plaisir.
 
« Mais, Lizzy, il faut, il faut absolument que tout
ceci reste entre vous et moi, et Jane à la grande
rigueur. Vous savez sans doute ce qui a été fait pour
le jeune ménage. Les dettes de Wickham qui se
montent, je crois, à beaucoup plus de mille livres
sterling, doivent être payées ainsi que son brevet
d’officier, et mille livres ajoutées à la dot de Lydia
et placées en son nom. La raison pour laquelle
Mr. Darcy a voulu faire seul tout ce qui était nécessaire
est celle que je vous ai dite plus haut. C’est à
lui, à sa réserve et à son manque de discernement,
affirme-t-il, qu’on doit d’avoir été trompé sur la véritable
personnalité de Wickham, et que celui-ci a pu
être partout accueilli et fêté. Peut-être y a-t-il là
quelque chose de vrai. Pourtant je me demande si
ce n’est pas la réserve d’une autre personne plutôt
que la sienne qui doit surtout être mise en cause. Mais,
en dépit de tous ces beaux discours, vous pouvez être
assurée, ma chère Lizzy, que votre oncle n’aurait
jamais cédé, si nous n’avions pas cru que Mr. Darcy
avait un autre intérêt dans l’affaire. Quand tout fut
entendu, il repartit pour Pemberley, mais après avoir
promis de revenir à Londres pour assister au mariage
et pour achever de régler les questions pécuniaires.
 
« Vous savez tout maintenant, et si j’en crois votre
lettre, ce récit va vous surprendre extrêmement ; j’espère
tout au moins que vous n’en éprouverez aucun
déplaisir. Lydia vint aussitôt s’installer ici et Wickham
y fut reçu journellement. Il s’est montré tel que je
l’avais connu en Hertfordshire ; quant à Lydia, je ne
vous dirai pas combien j’ai été peu satisfaite de son
attitude pendant son séjour auprès de nous, si la
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/297==
dernière lettre de Jane ne m’avait appris que sa conduite
est aussi déraisonnable chez son père que chez
moi. Je lui ai parlé très sérieusement à plusieurs reprises,
lui montrant la gravité de sa faute et le chagrin
qu’elle avait causé à sa famille. Si elle m’a entendue,
c’est une chance, car je suis certaine qu’elle ne m’a
jamais écoutée. J’ai failli bien souvent perdre patience
et c’est seulement par affection pour vous et pour Jane
que je me suis contenue.
 
« Mr. Darcy a tenu sa promesse, et comme vous
l’a dit Lydia, il assistait au mariage. Il a dîné chez
nous le jour suivant, et devait quitter Londres mercredi
ou jeudi. M’en voudrez-vous beaucoup, ma chère
Lizzy, si je saisis cette occasion de vous dire (ce que
je n’ai jamais osé jusqu’ici), quelle sympathie il m’inspire ?
Sa conduite à notre égard a été aussi aimable
qu’en Derbyshire. Son intelligence, ses goûts, ses idées,
tout en lui me plaît. Pour être parfait, il ne lui manque
qu’un peu de gaieté ; mais sa femme, s’il fait un choix
judicieux, pourra lui en donner. Je l’ai trouvé un peu
mystérieux : c’est à peine s’il vous a nommée ; le
mystère paraît être à la mode… Pardonnez-moi, ma
chérie, si j’ai trop d’audace ; ou tout au moins, ne me
punissez pas au point de me fermer la porte de P… :
je ne serai tout à fait heureuse que quand j’aurai fait
le tour du parc ! Un petit phaéton avec une jolie paire
de poneys, voilà ce qu’il faudrait. Mais je m’arrête :
depuis une demi-heure, les enfants me réclament.
 
« À vous de tout cœur,
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">« M. {{sc|Gardiner}}. »</div>
 
La lecture de cette lettre jeta Elizabeth dans une
agitation où l’on n’aurait su dire si c’était la joie ou la
peine qui dominait. Ainsi donc, tous les soupçons
vagues et indéterminés qui lui étaient venus au sujet
du rôle de Mr. Darcy dans le mariage de sa sœur, et
auxquels elle n’avait pas voulu s’arrêter parce qu’ils
supposaient chez lui une bonté trop extraordinaire
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/298==
pour être vraisemblable, et faisaient d’elle et des siens
ses obligés, tous ces soupçons se trouvaient justifiés
et au delà ! Il avait couru à Londres. Il avait accepté
tous les ennuis et toutes les mortifications d’une recherche
où il lui avait fallu solliciter les services d’une
femme qu’il devait mépriser et abominer entre toutes,
et rencontrer à plusieurs reprises, raisonner, persuader
et finalement acheter un homme qu’il aurait voulu
éviter à jamais, et dont il ne prononçait le nom qu’avec
répugnance. Et il avait fait tout cela en faveur d’une
jeune fille pour qui il ne pouvait avoir ni sympathie,
ni estime. Le cœur d’Elizabeth lui murmurait que
c’était pour elle-même qu’il avait tout fait, mais
convenait-il de s’abandonner à une si douce pensée ?
La vanité même n’arrivait point à lui faire croire que
l’affection de Darcy pour elle, pour celle qui l’avait
jadis repoussé, pouvait avoir raison de l’horreur qu’une
alliance avec Wickharn devait lui inspirer. Beau-frère
de Wickham ! Quel orgueil, à l’idée d’un tel lien, ne se
serait révolté ? Avait-il donc donné le vrai motif de sa
conduite ? Après tout, il n’était pas invraisemblable
qu’il se reconnût un tort et qu’il voulût réparer les
effets de sa hautaine réserve. Il était généreux, il avait
les moyens de l’être ; et puis, sans croire qu’il eût pensé
surtout à elle, Elizabeth pouvait supposer que l’affection
qu’il lui gardait encore avait pu animer ses
efforts dans une entreprise dont le résultat était pour
elle si important. Mais combien il était pénible de
penser qu’elle et les siens avaient contracté envers lui
une dette qu’ils ne pourraient jamais acquitter ! C’est
à lui qu’ils devaient le sauvetage de Lydia et de sa réputation.
Comme Elizabeth se reprochait maintenant
les sentiments d’antipathie et les paroles blessantes
qu’elle avait eues pour lui ! Elle avait honte d’elle-même
mais elle était fière de lui, fière que pour accomplir
une tâche de pitié et d’honneur, il eût pu se vaincre
lui-même. Elle relut plusieurs fois l’éloge qu’en faisait
sa tante : il était à peine suffisant, mais il la {{tiret|tou|touchait}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/299==
{{tiret2|chait|touchait}} et lui causait un plaisir mêlé de regret en lui
montrant à quel point son oncle et sa tante étaient
convaincus qu’il subsistait toujours entre elle et
Mr. Darcy un lien d’affection et de confiance.
 
Un bruit de pas la tira de ses réflexions, et avant
qu’elle eût pu prendre une autre allée, Wickham était
près d’elle.
 
— J’ai peur d’interrompre votre promenade solitaire,
ma chère sœur, dit-il en l’abordant.
 
— Assurément, répondit-elle avec un sourire, mais il
ne s’ensuit pas que cette interruption me soit déplaisante.
 
— Je serais navré qu’elle le fût. Nous avons toujours
été bons amis, nous le serons encore davantage
maintenant.
 
— Oui, certes, mais où sont donc les autres ?
 
— Je n’en sais rien. Mrs. Bennet et Lydia vont en
voiture à Meryton. Alors, ma chère sœur, j’ai appris
par votre oncle et votre tante que vous aviez visité
Pemberley ?
 
Elle répondit affirmativement.
 
— Je vous envie presque ce plaisir ; je crois cependant
que ce serait un peu pénible pour moi, sans quoi
je m’y arrêterais en allant à Newcastle. Vous avez
vu la vieille femme de charge ? Pauvre Reynolds !
elle m’aimait beaucoup. Mais, naturellement, elle ne
vous a pas parlé de moi.
 
— Si, pardon.
 
— Et que vous a-t-elle dit ?
 
— Que vous étiez entré dans l’armée, et qu’elle
craignait fort… que vous n’eussiez pas très bien
tourné ! À de telles distances, vous le savez, les nouvelles
arrivent parfois fâcheusement défigurées.
 
— C’est certain, fit-il en se mordant les lèvres.
 
Elizabeth espérait l’avoir réduit au silence, mais il
reprit bientôt :
 
— J’ai été surpris de voir Darcy à Londres le
mois dernier. Nous nous sommes croisés plusieurs
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/300==
fois. Je me demande ce qu’il pouvait bien y faire.
 
— Peut-être les préparatifs de son mariage avec
miss de Bourgh, dit Elizabeth. Il lui fallait en effet
une raison toute particulière pour être à Londres en
cette saison.
 
— Assurément. L’avez-vous vu à Lambton ? J’ai
cru le comprendre d’après ce que m’ont dit les Gardiner.
 
— Oui ; il nous a même présentés à sa sœur.
 
— Et elle vous a plu ?
 
— Beaucoup.
 
— On m’a dit en effet qu’elle avait beaucoup gagné
depuis un an ou deux. La dernière fois que je l’ai vue,
elle ne promettait guère. Je suis heureux qu’elle vous
ait plu. J’espère qu’elle achèvera de se transformer.
 
— J’en suis persuadée ; elle a dépassé l’âge le plus
difficile.
 
— Avez-vous traversé le village de Kympton ?
 
— Je ne puis me rappeler.
 
— Je vous en parle parce que c’est là que se trouve
la cure que j’aurais dû obtenir. Un endroit ravissant,
un presbytère superbe. Cela m’aurait convenu à tous
les points de vue.
 
— Même avec l’obligation de faire des sermons ?
 
— Mais parfaitement. En m’exerçant un peu, j’en
aurais eu bientôt pris l’habitude. Les regrets ne servent
à rien, mais certainement, c’était la vie qu’il me fallait ;
cette retraite, cette tranquillité aurait répondu
à tous mes désirs. Le sort en a décidé autrement.
Darcy vous a-t-il jamais parlé de cette affaire, quand
vous étiez dans le Kent ?
 
— J’ai appris d’une façon aussi sûre, que ce bénéfice
vous avait été laissé conditionnellement et à la
volonté du patron actuel.
 
— Ah ! vraiment ? on vous l’a dit ?… Oui, en effet,
il y a quelque chose de cela. Vous vous souvenez que
je vous l’avais raconté moi-même, à notre première
rencontre.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/301==
<br/>
 
— J’ai appris aussi qu’à une certaine époque, l’obligation
de faire des sermons ne vous tentait pas autant
qu’aujourd’hui, que vous aviez affirmé votre volonté
bien arrêtée de ne jamais entrer dans les ordres et que,
par suite, la question du bénéfice avait été réglée.
 
— Ah ! on vous a dit cela aussi ? C’est également
assez exact, et je vous en avais de même touché un
mot.
 
Ils étaient maintenant presque à la porte de la
maison, car Elizabeth avait marché, vite dans sa hâte
de se débarrasser de lui. Ne voulant pas le vexer, par
égard pour sa sœur, elle se contenta de lui dire avec un
sourire de bonne humeur :
 
— Allons, Mr. Wickham ! nous voilà frère et sœur,
Laissons dormir le passé. J’espère qu’à l’avenir nous
penserons toujours de même…
 
Et elle lui tendit la main ; il la baisa avec une affectueuse
galanterie, malgré l’embarras qu’il éprouvait
dans son for intérieur et tous deux rentrèrent dans
la maison.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|36|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LIII</div>
 
 
 
Mr. Wickham fut si satisfait de cette conversation
que jamais plus il ne prit la peine de revenir sur ce
sujet, au grand contentement d’Elizabeth qui se félicita
d’en avoir assez dit pour le réduire au silence.
 
Le jour du départ du jeune ménage arriva bientôt,
et Mrs. Bennet fut forcée de se résigner à une séparation
qui, sans doute, allait être de longue durée,
Mr. Bennet ne se souciant nullement d’emmener sa
famille à Newcastle, comme sa femme le lui proposait.
 
— Ah ! ma chère Lydia ! gémissait-elle ; quand
nous retrouverons-nous ?
 
— Ma foi, je n’en sais rien ! Pas avant deux ou trois
ans peut-être.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/302==
<br/>
 
— Écrivez-moi souvent, ma chérie.
 
— Aussi souvent que je le pourrai. Mais vous savez
qu’une femme mariée n’a guère de temps pour écrire.
Mes sœurs qui n’ont rien à faire m’écriront.
 
Les adieux de Mr. Wickham furent beaucoup plus
affectueux que ceux de sa femme ; il prodiguait les
sourires et les paroles aimables.
 
— Ce garçon est merveilleux, déclara Mr. Bennet
dès que les voyageurs furent partis. Il sourit, fait des
grâces, et conte fleurette à chacun de nous. Je suis
prodigieusement fier de lui, et je défie sir Lucas lui-même
de produire un gendre supérieur à celui-là.
 
Le départ de Lydia assombrit Mrs. Bennet pendant
plusieurs jours.
 
— Voilà ce que c’est que de marier ses enfants, ma
mère, lui dit Elizabeth. Réjouissez-vous donc d’avoir
encore quatre filles célibataires.
 
Mais la mélancolie où l’avait plongée cet événement
ne résista pas à la nouvelle qui commença bientôt
à circuler dans le pays : la femme de charge de Netherfield
avait, disait-on, reçu l’ordre de préparer la maison
pour l’arrivée prochaine de son maître, qui, à l’occasion
de la chasse, venait y passer quelques semaines.
Mrs. Bennet ne pouvait plus tenir en place,
 
— Alors, Mr. Bingley est donc sur le point de revenir,
ma sœur ? disait-elle à Mrs. Philips qui avait
apporté la nouvelle. Eh bien ! tant mieux. Ce n’est
pas que les faits et gestes de ce monsieur nous intéressent,
ni que j’aie aucun désir de le revoir. Toutefois,
il est libre de revenir à Netherfield si cela lui plaît.
Et qui sait ce qui peut arriver ?… Mais cela nous
importe peu. Vous vous rappelez que nous avons convenu,
il y a longtemps, de ne plus aborder ce sujet.
Alors, c’est bien certain qu’il va venir ?
 
— Très certain ; car Mrs. Michols est venue à Meryton
hier soir, et l’ayant vue passer, je suis sortie moi-même
pour savoir par elle si la nouvelle était exacte.
Elle m’a dit que son maître arrivait mercredi ou jeudi,
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/303==
mais plutôt mercredi. Elle allait chez le boucher commander
de la viande pour ce jour-là, et elle a heureusement
trois couples de canards bons à tuer.
 
Jane n’avait pu entendre parler du retour de Bingley
sans changer de couleur. Depuis longtemps elle
n’avait pas prononcé son nom devant Elizabeth, mais
ce jour-là, dès qu’elles furent seules, elle lui dit :
 
— J’ai bien vu que votre regard se tournait vers
moi, Lizzy, quand ma tante nous a dit la nouvelle, et
j’ai senti que je me troublais ; mais n’allez pas attribuer
mon émotion à une cause puérile. J’ai rougi simplement
parce que je savais qu’on allait me regarder.
Je vous assure que cette nouvelle ne me cause ni joie,
ni peine. Je me réjouis seulement de ce qu’il vienne
seul. Nous le verrons ainsi fort peu. Ce ne sont pas
mes sentiments que je redoute, mais les remarques des
indifférents.
 
Elizabeth ne savait que penser. Si elle n’avait pas
vu Bingley en Derbyshire, elle aurait pu supposer
qu’il venait sans autre motif que celui qu’on annonçait ;
mais elle était persuadée qu’il aimait toujours
Jane et se demandait si son ami l’avait autorisé à
venir, ou s’il était assez audacieux pour se passer de
sa permission.
 
En dépit des affirmations formelles de sa sœur, elle
n’était pas sans voir que Jane était troublée : son
humeur était moins sereine et moins égale que de coutume.
 
Le sujet qui avait mis aux prises Mr. et Mrs. Bennet
un an auparavant se trouva remis en question.
 
— Naturellement, dès que Mr. Bingley arrivera,
vous irez le voir, mon ami.
 
— Certes non. Vous m’avez obligé à lui rendre visite
l’an passé, en me promettant que si j’allais le voir il
épouserait une de mes filles. Comme rien de tel n’est
arrivé, on ne me fera pas commettre une seconde fois
la même sottise.
 
Sa femme lui représenta que c’était une politesse
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/304==
que tous les messieurs du voisinage ne pouvaient se
dispenser de faire à Mr. Bingley, à l’occasion de son
retour.
 
— C’est un usage que je trouve ridicule, répliqua
Mr. Bennet. S’il a besoin de notre société, qu’il vienne
lui-même ; il sait où nous habitons et je ne vais pas
perdre mon temps à visiter mes voisins à chacun de
leurs déplacements.
 
— Tout ce que je puis dire, c’est que votre abstention
sera une véritable impolitesse. En tout cas,
cela ne m’empêchera pas de l’inviter à dîner. Nous
devons recevoir bientôt Mrs. Lang et les Goulding.
Cela fera treize en nous comptant. Il arrive à point
pour faire le quatorzième.
 
— Je commence décidément à regretter son retour,
confia Jane à Elizabeth. Ce ne serait rien, je pourrais
le revoir avec une parfaite indifférence s’il ne fallait
pas entendre parler de lui sans cesse. Ma mère est
remplie de bonnes intentions mais elle ne sait pas —
personne ne peut savoir — combien toutes ses réflexions
me font souffrir. Je serai vraiment soulagée
quand il repartira de Netherfield.
 
Enfin, Mr. Bingley arriva. Mrs. Bennet s’arrangea
pour en avoir la première annonce par les domestiques
afin que la période d’agitation et d’émoi fût aussi
longue que possible. Elle comptait les jours qui devaient
s’écouler avant qu’elle pût envoyer son invitation,
n’espérant pas le voir auparavant. Mais le
troisième jour au matin, de la fenêtre de son boudoir,
elle l’aperçut à cheval qui franchissait le portail et
s’avançait vers la maison.
 
Ses filles furent appelées aussitôt pour partager son
allégresse.
 
— Quelqu’un l’accompagne, observa Kitty. Qui
est-ce donc ? Eh ! mais on dirait que c’est cet ami qui
était toujours avec lui l’an passé, Mr… ; — comment
s’appelle-t-il donc ? — vous savez, cet homme si grand
et si hautain ?…
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/305==
<br/>
 
— Grand Dieu ! Mr. Darcy !… Vous ne vous trompez
pas. Tous les amis de Mr. Bingley sont les bienvenus
ici, naturellement, mais j’avoue que la vue seule de
celui-ci m’est odieuse.
 
Jane regarda Elizabeth avec une surprise consternée.
Elle n’avait pas su grand’chose de ce qui s’était passé
en Derbyshire, et se figurait l’embarras qu’allait
éprouver sa sœur dans cette première rencontre avec
Darcy après sa lettre d’explication. Elizabeth avait
pour être troublée plus de raisons que ne le pensait
Jane à qui elle n’avait pas encore eu le courage de
montrer la lettre de Mrs. Gardiner. Pour Jane,
Mr. Darcy n’était qu’un prétendant qu’Elizabeth avait
repoussé et dont elle n’avait pas su apprécier le mérite.
Pour Elizabeth, c’était l’homme qui venait de rendre
à sa famille un service inestimable et pour qui elle
éprouvait un sentiment sinon aussi tendre que celui
de Jane pour Bingley, du moins aussi profond et aussi
raisonnable. Son étonnement en le voyant venir spontanément
à Longbourn égalait celui qu’elle avait ressenti
en le retrouvant si changé lors de leur rencontre
en Derbyshire. La couleur qui avait quitté son visage
y reparut plus ardente, et ses yeux brillèrent de joie
à la pensée que les sentiments et les vœux de Darcy
n’avaient peut-être pas changé. Mais elle ne voulut
point s’y arrêter.
 
« Voyons d’abord son attitude, se dit-elle. Après,
je pourrai en tirer une conclusion. »
 
Une affectueuse sollicitude la poussa à regarder sa
sœur. Jane était un peu pâle, mais beaucoup plus
paisible qu’elle ne s’y attendait ; elle rougit légèrement
à l’entrée des deux jeunes gens ; cependant, elle les
accueillit d’un air assez naturel et avec une attitude
correcte où il n’y avait ni trace de ressentiment, ni
excès d’amabilité.
 
Elizabeth ne prononça que les paroles exigées par
la stricte politesse et se remit à son ouvrage avec une
activité inaccoutumée. Elle n’avait osé jeter qu’un
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/306==
coup d’œil rapide à Mr. Darcy : il avait l’air aussi
grave qu’à son habitude, plus semblable, pensa-t-elle,
à ce qu’il était jadis qu’à ce qu’il s’était montré à
Pemberley. Peut-être était-il moins ouvert devant sa
mère que devant son oncle et sa tante. Cette supposition,
bien que désagréable, n’était pas sans vraisemblance.
 
Pour Bingley aussi, elle n’avait eu qu’un regard
d’un instant, et pendant cet instant, il lui avait paru
à la fois heureux et gêné. Mrs. Bennet le recevait
avec des démonstrations qui faisaient d’autant plus
rougir ses filles qu’elles s’opposaient à la froideur cérémonieuse
qu’elle montrait à Darcy.
 
Celui-ci, après avoir demandé à Elizabeth des nouvelles
de Mr. et de Mrs. Gardiner, — question à laquelle
elle ne put répondre sans confusion, — n’ouvrit
presque plus la bouche. Il n’était pas assis à côté
d’elle ; peut-être était-ce la raison de son silence.
Quelques minutes se passèrent sans qu’on entendît
le son de sa voix. Quand Elizabeth, incapable de
résister à la curiosité qui la poussait, levait les yeux
sur lui, elle voyait son regard posé sur Jane aussi
souvent que sur elle-même, et fréquemment aussi
fixé sur le sol. Il paraissait très absorbé et moins soucieux
de plaire qu’à leurs dernières rencontres. Elle
se sentit désappointée et en éprouva de l’irritation
contre elle-même.
 
« À quoi d’autre pouvais-je m’attendre ? se dit elle.
Mais alors, pourquoi est il venu ? »
 
— Voilà bien longtemps que vous étiez absent,
Mr. Bingley, observa Mrs. Bennet. Je commençais à
craindre un départ définitif. On disait que vous alliez
donner congé pour la Saint-Michel ; j’espère que ce
n’est pas vrai. Bien des changements se sont produits
depuis votre départ. Miss Lucas s’est mariée ainsi
qu’une de mes filles. Peut-être l’avez-vous appris ?
L’annonce en a paru dans le ''Times'' et dans le ''Courrier'',
mais rédigée d’une façon bien singulière : « Récemment
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/307==
a eu lieu le mariage de G. Wickhaw esq. et de miss
Lydia Bennet, » un point, c’est tout ! rien sur mon mari
ou sur le lieu de notre résidence. C’est mon frère Gardiner
qui l’avait fait insérer ; je me demande à quoi
il a pensé ! L’avez-vous vue ?
 
Bingley répondit affirmativement et présenta ses
félicitations. Elizabeth n’osait lever les yeux, et ne
put lire sur le visage de Mr. Darcy.
 
— Assurément, avoir une fille bien mariée est une
grande satisfaction, continua Mrs. Bennet, mais en
même temps, Mr. Bingley, la séparation est une
chose bien dure. Ils sont partis pour Newcastle, tout
à fait dans le Nord, et ils vont y rester je ne sais combien
de temps. C’est là que se trouve le régiment de
mon gendre. Vous savez sans doute qu’il a quitté la
milice et réussi à passer dans l’armée régulière ? Dieu
merci, il a quelques bons amis, peut-être pas autant
qu’il le mérite !
 
Cette flèche à l’adresse de Mr. Darcy mit Elizabeth
dans une telle confusion qu’elle eut envie de
s’enfuir, mais, se ressaisissant, elle sentit au contraire
la nécessité de dire quelque chose, et demanda à Bingley
s’il pensait faire à la campagne un séjour de
quelque durée. « De plusieurs semaines, » répondit-il.
 
— Quand vous aurez tué tout votre gibier, Mr. Bingley,
lui dit Mrs. Bennet, il faudra venir ici et
chasser autant qu’il vous plaira sur les terres de
Mr. Bennet. Mon mari en sera enchanté et vous réservera
ses plus belles compagnies de perdreaux.
 
La souffrance d’Elizabeth s’accrut encore devant
des avances aussi déplacées. « Alors même, pensait-elle,
qu’on pourrait reprendre le rêve de l’année dernière,
tout conspirerait à le détruire encore une fois. »
Et il lui sembla que des années de bonheur ne suffiraient
pas pour les dédommager, elle et Jane, de ces
instants de pénible mortification.
 
Cette fâcheuse impression se dissipa pourtant quand
elle remarqua combien la beauté de Jane semblait
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/308==
raviver les sentiments de son ancien admirateur. Pour
commencer, il ne lui avait pas beaucoup parlé, mais
à mesure que l’heure s’avançait, il se tournait davantage
de son côté et s’adressait à elle de plus en plus.
Il la retrouvait aussi charmante, aussi naturelle, aussi
aimable que l’an passé, bien que peut-être un peu plus
silencieuse.
 
Quand les jeunes gens se levèrent pour partir,
Mrs. Bennet n’eut garde d’oublier l’invitation projetée,
et ils acceptèrent de venir dîner à Longbourn
quelques jours plus tard.
 
— Vous êtes en dette avec moi, Mr. Bingley,
ajouta-t-elle. Avant votre départ pour Londres, vous
m’aviez promis de venir dîner en famille dès votre
retour. Cette promesse, que je n’ai pas oubliée, n’a
pas été tenue, ce qui m’a causé une grande déception,
je vous assure.
 
Bingley parut un peu interloqué par ce discours et
dit quelque chose sur son regret d’en avoir été empêché
par ses affaires, puis ils se retirèrent tous les
deux.
 
Mrs. Bennet avait eu grande envie de les retenir à
dîner le soir même ; mais bien que sa table fût toujours
soignée, elle s’était dit que deux services ne
seraient pas trop pour recevoir un jeune homme sur
qui elle fondait de si grandes espérances, et satisfaire
l’appétit d’un gentleman qui avait dix mille livres de
rentes.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">LIV</div>
 
 
 
Aussitôt qu’ils furent partis, Elizabeth sortit pour
tâcher de se remettre, ou, plus exactement, pour se
plonger dans les réflexions les mieux faites pour lui
ôter tout courage.
 
L’attitude de Mr. Darcy était pour elle un sujet
d’étonnement et de mortification. « Puisqu’il a pu se
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/309==
montrer si aimable avec mon oncle et ma tante, quand
il était à Londres, pensait-elle, pourquoi ne l’est-il
pas avec moi ? S’il me redoute, pourquoi est-il venu ?
S’il a cessé de m’aimer, pourquoi ce silence ? Quel
homme déconcertant ! Je ne veux plus penser à lui. »
 
L’approche de sa sœur vint l’aider à donner à cette
résolution un commencement d’exécution. L’air joyeux
de Jane témoignait qu’elle était satisfaite de leurs
visiteurs beaucoup plus qu’Elizabeth.
 
— Maintenant qu’a eu lieu cette première rencontre,
dit-elle, je me sens tout à fait soulagée. Mes forces
ont été mises à l’épreuve et je puis le voir désormais
sans aucun trouble. Je suis contente qu’il vienne dîner
ici mardi : ainsi, tout le monde pourra se rendre compte
que nous nous rencontrons, lui et moi, sur un pied de
parfaite indiftérence.
 
— De parfaite indifférence, je n’en doute pas ! dit
Elizabeth en riant. Ô Jane, prenez garde !
 
— Ma petite Lizzy, vous ne me croyez pas assez
faible pour courir encore le moindre danger.
 
— Je crois que vous courez surtout le danger de
le rendre encore plus amoureux qu’auparavant…
 
On ne revit pas les jeunes gens jusqu’au mardi.
Ce soir-là, il y avait nombreuse compagnie à Longbourn,
et les deux invités de marque se montrèrent
exacts. Quand on passa dans la salle à manger, Elizabeth
regarda si Bingley allait reprendre la place
qui, dans les réunions d’autrefois, était la sienne auprès
de sa sœur. Mrs. Bennet, en mère avisée, omit de l’inviter
à prendre place à côté d’elle. Il parut hésiter tout
d’abord ; mais Jane, par hasard, regardait de son côté
en souriant. Le sort en était jeté ; il alla s’asseoir auprès
d’elle. Elizabeth, avec un sentiment de triomphe,
lança un coup d’œil dans la direction de Mr. Darcy : il
paraissait parfaitement indifférent, et, pour un peu,
elle aurait cru qu’il avait donné à son ami toute
licence d’être heureux ; si elle n’avait vu les yeux de
Bingley se tourner vers lui avec un sourire un peu
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/310==
confus. Pendant tout le temps du dîner, il témoigna
à sa sœur une admiration qui, pour être plus réservée
qu’auparavant, n’en prouva pas moins à Elizabeth
que s’il avait toute la liberté d’agir, son bonheur et
celui de Jane seraient bientôt assurés.
 
Mr. Darcy, séparé d’elle par toute la longeur de la
table, était assis à côté de la maîtresse de maison. Elizabeth
savait que ce voisinage ne pouvait leur causer
aucun plaisir, et qu’il n’était pas fait pour les mettre
en valeur ni l’un ni l’autre. Trop éloignée pour suivre
leur conversation, elle remarquait qu’ils se parlaient
rarement et toujours avec une froide politesse. La mauvaise
grâce de sa mère lui rendait plus pénible le sentiment
de tout ce que sa famille devait à Mr. Darcy,
et, à certains moments, elle eût tout donné pour pouvoir
lui dire qu’une personne au moins de cette famille
savait tout, et lui était profondément reconnaissante.
Elle espérait que la soirée leur fournirait l’occasion
de se rapprocher et d’avoir une conversation moins
banale que les quelques propos cérémonieux qu’ils
avaient échangés à son entrée. Dans cette attente, le
moment qu’elle passa au salon avant le retour des
messieurs lui parut interminable. Il lui semblait que
tout le plaisir de la soirée dépendait de l’instant qui
allait suivre : « S’il ne vient pas alors me rejoindre,
pensa-t-elle, j’abandonnerai toute espérance. »
 
Les messieurs revinrent au salon, et Mr. Darcy eut
l’air, un instant, de vouloir répondre aux vœux d’Elizabeth.
Mais, hélas, autour de la table où elle servait
le café avec Jane, les dames s’étaient rassemblées en
un groupe si compact qu’il n’y avait pas moyen de
glisser une chaise parmi elles.
 
Mr. Darcy se dirigea vers une autre partie du salon
où Elizabeth le suivit du regard, enviant tous ceux à
qui il adressait la parole. Un peu d’espoir lui revint
en le voyant rapporter lui-même sa tasse ; elle saisit
cette occasion pour lui demander :
 
— Votre sœur est-elle encore à Pemberley ?
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/311==
<br/>
 
— Oui, elle y restera jusqu’à Noël.
 
— Tous ses amis l’ont-ils quittée ?
 
— Mrs. Annesley est toujours avec elle ; les autres
sont partis pour Scarborough il y a trois semaines.
 
Elizabeth chercha en vain autre chose à dire. Après
tout, il ne tenait qu’à lui de poursuivre la conversation
s’il le désirait. Mais il restait silencieux à ses côtés,
et comme une jeune fille s’approchait et chuchotait
à l’oreille d’Elizabeth, il s’éloigna.
 
Les plateaux enlevés, on ouvrit les tables à jeu, et
toutes les dames se levèrent. Mr. Darcy fut aussitôt
accaparé par Mrs. Bennet qui cherchait des joueurs de
whist ; ce que voyant, Elizabeth perdit tout son
espoir de le voir la rejoindre et n’attendit plus de cette
réunion aucun plaisir. Ils passèrent le reste de la
soirée à des tables différentes et tout ce qu’Elizabeth
put faire fut de souhaiter qu’il tournât ses regards de
son côté assez souvent pour le rendre autant qu’elle-même
distrait et maladroit au jeu.
 
— Eh bien ! enfants, dit Mrs. Bennet dès qu’elle se
retrouva avec ses filles, que pensez-vous de cette soirée ?
J’ose dire que tout a marché à souhait. J’ai rarement
vu un dîner aussi réussi. Le chevreuil était rôti à point
et tout le monde a déclaré n’avoir jamais mangé un
cuissot pareil. Le potage était incomparablement supérieur
à celui qu’on nous a servi chez les Lucas la semaine
dernière. Mr. Darcy lui-même a reconnu que
les perdreaux étaient parfaits ; or, il doit bien avoir
chez lui deux ou trois cuisiniers français !… Et puis,
ma chère Jane, je ne vous ai jamais vue plus en beauté.
Mrs. Long, à qui je l’ai fait remarquer, était de mon
avis. Et savez-vous ce qu’elle a ajouté ? « Ah ! Mrs. Bennet,
je crois bien que nous la verrons tout de même à
Netherfield !… » Oui, elle a dit cela textuellement.
Cette Mrs. Long est la meilleure personne qui soit, et
ses nièces sont des jeunes filles fort bien élevées, et
pas du tout jolies ; elles me plaisent énormément.
 
— Cette journée a été fort agréable, dit Jane à
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/312==
Elizabeth. Les invités étaient bien choisis, tout le
monde se convenait. J’espère que de telles réunions se
renouvelleront.
 
Elizabeth sourit.
 
— Lizzy, ne souriez pas. Vous me mortifiez en prenant
cet air sceptique. Je vous assure que je puis jouir
maintenant de la conversation de Mr. Bingley comme
de celle d’un homme agréable et bien élevé, sans la
plus petite arrière-pensée. Je suis absolument persuadée,
d’après sa façon d’être actuelle, qu’il n’a
jamais pensé à moi. Il a seulement plus de charme
dans les manières et plus de désir de plaire que n’en
montrent la plupart des hommes.
 
— Vous êtes vraiment cruelle, repartit Elizabeth.
Vous me défendez de sourire, et vous m’y forcez sans
cesse… Excusez-moi donc, mais si vous persistez dans
votre indifférence, vous ferez bien de chercher une
autre confidente.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">LV</div>
 
 
 
Peu de jours après, Mr. Bingley se présenta de nouveau,
et cette fois seul. Son ami l’avait quitté le matin
pour retourner à Londres, et il devait revenir une
dizaine de jours plus tard. Mr. Bingley resta environ
une heure et montra un entrain remarquable. Mrs. Bennet
lui demanda de rester à dîner, mais il répondit
qu’à son grand regret il était déjà retenu.
 
— Pouvez-vous venir demain ?
 
Oui ; il n’avait point d’engagement pour le lendemain,
et il accepta l’invitation avec un air de vif
contentement.
 
Le lendemain, il arriva de si bonne heure qu’aucune
de ces dames n’était encore prête. En peignoir
et à demi coiffée, Mrs. Bennet se précipita dans la
chambre de sa fille.
 
— Vite, ma chère Jane, dépêchez-vous de {{tiret|des|descendre.}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/3==
{{tiret2|cendre.|descendre.}} Il est arrivé ! Mr. Bingley est là ! Oui, il est là.
Dépêchez-vous, dépêchez-vous, Sarah ! Laissez la coiffure
de miss Lizzy et venez vite aider miss Jane à
passer sa robe.
 
— Nous descendrons dès que nous le pourrons, dit
Jane ; mais Kitty doit être déjà prête car il y a une
demi-heure qu’elle est montée.
 
— Que Kitty aille au diable !… Il s’agit bien d’elle !
Vite, votre ceinture, ma chérie.
 
Mais rien ne put décider Jane à descendre sans une
de ses sœurs.
 
La préoccupation de ménager un tête-à-tête aux
deux jeunes gens fut de nouveau visible chez Mrs. Bennet
dans la soirée. Après le thé, son mari se retira dans
la bibliothèque selon son habitude et Mary alla retrouver
son piano. Deux obstacles sur cinq ayant’ainsi
disparu, Mrs. Bennet se mit à faire des signes à Elizabeth
et à Kitty, mais sans succès ; Elizabeth ne voulait
rien voir. Elle finit par attirer l’attention de Kitty
qui lui demanda innocemment :
 
— Qu’y a-t-il, maman ? Que veulent dire tous ces
froncements de sourcils ? Que faut-il que je fasse ?
 
— Rien du tout, mon enfant. Je ne vous ai même
pas regardée.
 
Mrs. Bennet se tint tranquille cinq minutes ; mais
elle ne pouvait se résoudre à perdre un temps aussi
précieux. À la fin, elle se leva et dit soudain à Kitty :
 
— Venez, ma chérie ; j’ai à vous parler. Et elle
l’emmena hors du salon. Jane jeta vers Elizabeth un
regard de détresse où se lisait l’instante prière de ne
pas se prêter à un tel complot. Quelques instants après,
Mrs Bennet entre-bâilla la porte et appela :
 
— Lizzy, mon enfant, j’ai un mot à vous dire.
 
Elizabeth fut bien obligée de sortir.
 
— Nous ferons mieux de les laisser seuls, lui dit sa
mère. Kitty et moi allons nous installer dans ma
chambre.
 
Elizabeth n’essaya pas de discuter avec sa mère ;
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/314==
elle attendit tranquillement dans le hall que Mrs. Bennet
et Kitty eussent disparu pour retourner dans le
salon.
 
Les savantes combinaisons de Mrs. Bennet ne réussirent
pas ce soir-là. Mr. Bingley se montra des plus
charmants, mais ne se déclara pas. Il ne se fit pas prier
pour rester à souper ; et avant qu’il prît congé,
Mrs. Bennet convint avec lui qu’il reviendrait le lendemain
matin pour chasser avec son mari.
 
À partir de ce moment, Jane n’essaya plus de parler
de son « indifférence ». Pas un mot au sujet de Bingley
ne fut échangé entre les deux sœurs, mais Elizabeth
s’en fut coucher avec l’heureuse certitude que tout
serait bientôt décidé, hors le cas d’un retour inopiné
de Mr. Darcy.
 
Bingley fut exact au rendez-vous et passa toute la
matinée au dehors avec Mr. Bennet comme il avait été
entendu. Ce dernier se montra beaucoup plus agréable
que son compagnon ne s’y attendait. Il n’y avait chez
Bingley ni vanité, ni sottise qui pût provoquer l’ironie
ou le mutisme de Mr. Bennet, qui se montra moins
original et plus communicatif que Bingley ne l’avait
encore vu. Ils revinrent ensemble pour le dîner.
 
Après le thé, Elizabeth s’en fut dans le petit salon
écrire une lettre ; les autres se préparant à faire une
partie de cartes, sa présence n’était plus nécessaire,
pensa-t-elle, pour déjouer les combinaisons de sa mère.
 
Sa lettre terminée, elle revint au salon et vit alors
que Mrs. Bennet avait été plus avisée qu’elle. En
ouvrant la porte, elle aperçut sa sœur et Bingley debout
devant la cheminée qui parlaient avec animation. Si
cette vue ne lui avait donné aucun soupçon, l’expression
de leur physionomie et la hâte avec laquelle ils
s’éloignèrent l’un de l’autre auraient suffi pour l’éclairer.
Trouvant la situation un peu gênante, Elizabeth
allait se retirer, quand Bingley qui s’était assis se leva
soudain, murmura quelques mots à Jane, et se précipita
hors du salon.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/315==
<br/>
 
Jane ne pouvait rien cacher à Elizabeth, et, la prenant
dans ses bras, reconnut avec émotion qu’elle
était la plus heureuse des femmes.
 
— C’est trop, ajouta-t-elle, beaucoup trop. Je ne
le méritais pas. Oh ! que je voudrais voir tout le monde
aussi heureux que moi !
 
Elizabeth félicita sa sœur avec une sincérité, une
joie et une chaleur difficiles à rendre. Chaque phrase
affectueuse ajoutait au bonheur de Jane. Mais elle ne
voulut pas prolonger davantage cet entretien.
 
— Il faut que j’aille tout de suite trouver ma mère,
dit-elle. Je ne voudrais sous aucun prétexte avoir l’air
de méconnaître son affectueuse sollicitude ou permettre
qu’elle apprît la nouvelle par un autre que moi-même.
Il est allé de son côté trouver mon père. Ô
Lizzy, quel plaisir de songer que cette nouvelle va
causer tant de joie aux miens ! Comment supporterai-je
tant de bonheur !
 
Et elle courut rejoindre sa mère qui avait interrompu
exprès la partie de cartes et s’était retirée au
premier étage avec Kitty.
 
Elizabeth restée seule sourit devant l’aisance et la
rapidité avec laquelle se réglait une affaire qui leur
avait donné tant de mois d’incertitude et d’anxiété.
Elle fut rejointe au bout de quelques minutes par Bingley
dont l’entrevue avec Mr. Bennet avait été courte
et satisfaisante.
 
— Où est votre sœur ? demanda-t-il en ouvrant la
porte.
 
— Avec ma mère, au premier ; mais je suis sûre
qu’elle va redescendre bientôt.
 
Fermant la porte, il s’approcha d’elle et réclama des
félicitations et une part de son affection fraternelle.
Elizabeth exprima avec effusion toute sa joie de voir
se former entre eux un tel lien. Ils se serrèrent la main
avec une grande cordialité et, jusqu’au retour de Jane,
elle dut écouter tout ce qu’il avait à dire de son bonheur
et des perfections de sa fiancée. Tout en faisant la
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/316==
part de l’exagération naturelle aux amoureux, Elizabeth
se disait que tout ce bonheur entrevu n’était
pas impossible car il aurait pour base l’excellent jugement
et le caractère idéal de Jane, sans compter une
parfaite similitude de goûts et de sentiments entre elle
et Bingley.
 
Ce fut pour tous une soirée exceptionnellement
heureuse. Le bonheur de Jane donnait à son visage un
éclat et une animation qui la rendaient plus charmante
que jamais. Kitty minaudait, souriait, espérait que
son tour viendrait bientôt. Mrs. Bennet ne trouvait
pas de termes assez chauds, assez éloquents pour
donner son consentement et exprimer son approbation,
bien qu’elle ne parlât point d’autre chose à Bingley
pendant plus d’une demi-heure. Quant à Mr. Bennet,
lorsqu’il vint les rejoindre au souper, sa voix et
ses manières disaient clairement combien il était heureux.
Pas un mot, pas une allusion, cependant, ne
passa ses lèvres jusqu’au moment où leur visiteur eut
pris congé, mais alors il s’avança vers sa fille en
disant :
 
— Jane, je vous félicite. Vous serez une femme
heureuse.
 
Jane aussitôt l’embrassa et le remercia de sa bonté.
 
— Vous êtes une bonne fille, répondit-il, et j’ai
grand plaisir à penser que vous allez être si heureusement
établie. Je ne doute pas que vous ne viviez tous
deux dans un parfait accord. Vos caractères ne sont
en rien dissemblables. Vous êtes l’un et l’autre si
accommodants que vous ne pourrez jamais prendre
une décision, si débonnaires que vous serez trompés
par tous vos domestiques, et si généreux que vous
dépenserez plus que votre revenu.
 
— J’espère qu’il n’en sera rien. Si j’étais imprudente
ou insouciante en matière de dépense, je serais impardonnable.
 
— Plus que leur revenu !… À quoi pensez-vous, mon
cher Mr. Bennet ! s’écria sa femme. Il a au moins
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/317==
quatre ou cinq mille livres de rentes ! Ô ma chère Jane,
je suis si contente ! Je n’en dormirai pas de la nuit…
 
À partir de ce moment, Bingley fit à Longbourn des
visites quotidiennes. Il arrivait fréquemment avant
le breakfast et restait toujours jusqu’après le souper,
à moins que quelque voisin barbare et qu’on ne pouvait
assez maudire, ne lui eût fait une invitation à
dîner qu’il ne crût pas pouvoir refuser.
 
Elizabeth n’avait plus beaucoup de temps pour s’entretenir
avec sa sœur, car Jane, en la présence de Bingley,
n’accordait son attention à personne autre ; mais
elle rendait grand service à tous deux dans les inévitables
moments de séparation : en l’absence de Jane,
Bingley venait chanter ses louanges à Elizabeth et,
Bingley parti, Jane en faisait autant de son côté.
 
— Il m’a rendue heureuse, dit-elle un soir, en m’apprenant
qu’il avait toujours ignoré mon séjour à
Londres au printemps dernier. Je ne le croyais pas
possible !
 
— J’en avais bien le soupçon, répondit Elizabeth.
Quelle explication vous a-t-il donnée ?
 
— Ce devait être la faute de ses sœurs. Assurément
elles ne tenaient pas à encourager les relations entre leur
frère et moi, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il aurait
pu faire un mariage tellement plus avantageux sous
bien des rapports. Mais quand elles verront, comme
j’en ai la confiance, que leur frère est heureux avec
moi, elles en prendront leur parti. Croyez-vous, Lizzy,
que lors de son départ en novembre, il m’aimait vraiment,
et que la seule conviction de mon indifférence
l’a empêché de revenir !
 
— Il a commis une petite erreur, assurément ; mais
elle est tout à l’honneur de sa modestie.
 
Elizabeth était contente de voir que Bingley n’avait
pas dit un mot de l’intervention de son ami ; car bien
que Jane eût le cœur le plus généreux et le plus indulgent,
cette circonstance n’aurait pu manquer de la
prévenir contre Mr. Darcy.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/318==
<br/>
 
— Je suis certainement la créature la plus heureuse
du monde, s’écria Jane. Ô Lizzy ! pourquoi suis-je la
privilégiée de la famille ? Si je pouvais seulement vous
voir aussi heureuse ! S’il y avait seulement pour vous
un homme comparable à Charles !
 
— Quand vous me donneriez à choisir parmi vingt
autres exemplaires de votre fiancé, je ne pourrais
jamais être aussi heureuse que vous. Il me manquerait
pour cela votre aimable caractère. Non, non ;
laissez-moi me débrouiller comme je pourrai. Peut-être,
avec un peu de chance, pourrai-je trouver un
jour un second Mr. Collins !
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|56|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LVI</div>
 
 
 
Une semaine environ après les fiançailles de Jane,
comme les dames étaient réunies un matin dans la
salle à manger en compagnie de Bingley, leur attention
fut éveillée soudain par le bruit d’une voiture, et
elles aperçurent une chaise de poste à quatre chevaux
qui contournait la pelouse. L’heure était vraiment
matinale pour une visite d’amis, et d’ailleurs ni l’équipage,
ni la livrée du cocher ne leur étaient connus.
Cependant, comme il était certain que quelqu’un allait
se présenter, Bingley eut tôt fait de décider Jane à
l’accompagner dans le petit bois pour fuir l’intrus.
Mrs. Bennet et ses autres filles se perdaient en conjectures
lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à lady
Catherine.
 
Elle entra dans la pièce avec un air encore moins
gracieux que d’habitude, ne répondit à la révérence
d’Elizabeth qu’en inclinant légèrement la tête et
s’assit sans mot dire. Elizabeth l’avait nommée à sa
mère après son entrée, bien que Sa Grâce n’eût pas
demandé à être présentée. Mrs. Bennet stupéfaite,
mais flattée de voir chez elle une personne de si haute
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/319==
importance, déploya pour la recevoir toutes les ressources
de sa politesse. Après un moment de silence,
lady Catherine dit assez sèchement à Elizabeth :
 
— J’espère que vous allez bien, miss Bennet. Cette
dame est votre mère, je suppose ?
 
Elizabeth fit une brève réponse affirmative.
 
— Et voilà sans doute une de vos sœurs ?
 
— Oui, madame, intervint Mrs. Bennet, ravie de
parler à une aussi grande dame. C’est mon avant-dernière
fille. La plus jeune s’est mariée dernièrement,
et l’aînée est au jardin avec un jeune homme qui ne
tardera pas, je crois, à faire partie de notre famille.
 
— Votre parc n’est pas bien grand, reprit lady
Catherine après une courte pause.
 
— Ce n’est rien en comparaison de Rosings, assurément,
my lady ; mais je vous assure qu’il est beaucoup
plus vaste que celui de sir William Lucas.
 
— Cette pièce doit être bien incommode pour les
soirs d’été ; elle est en plein couchant.
 
Mrs. Bennet assura que l’on ne s’y tenait jamais
après dîner ; puis elle ajouta :
 
— Puis-je prendre la liberté de demander à Votre
Grâce si elle a laissé Mr. et Mrs. Collins en bonne santé ?
 
— Oui, ils vont très bien. Je les ai vus avant-hier
au soir.
 
Elizabeth s’attendait maintenant à ce qu’elle lui
remît une lettre de Charlotte, seule raison, semblait-il,
qui pût expliquer cette visite. Mais ne voyant aucune
lettre venir, elle se sentit de plus en plus intriguée.
 
Mrs. Bennet pria Sa Grâce d’accepter quelques
rafraîchissements, mais lady Catherine déclara nettement,
et sans beaucoup de formes, qu’elle n’avait
besoin de rien ; puis, se levant, elle dit à Elizabeth :
 
— Miss Bennet, il m’a semblé qu’il y avait un assez
joli petit bois, de l’autre côté de votre pelouse. J’y
ferais volontiers un tour, si vous me faites la faveur de
m’accompagner.
 
— Allez-y, ma chérie, s’écria Mrs. Bennet, et {{tiret|mon|mon}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/320==
{{tiret2|trez|montrez}} à Sa Grâce les plus jolies allées. Je suis sûre que
l’ermitage lui plaira.
 
Elizabeth obéit et, courant chercher son ombrelle
dans sa chambre, elle redescendit se mettre à la disposition
de la noble visiteuse. Comme elles traversaient
le hall, lady Catherine ouvrit les portes de la
salle à manger et du salon, y jeta un coup d’œil et
après avoir daigné les déclarer convenables, sortit
dans le jardin.
 
Toutes deux suivirent en silence l’allée sablée qui
conduisait au petit bois. Elizabeth était décidée à ne
point se mettre en frais pour une femme qui se montrait,
plus encore que d’habitude, insolente et désagréable.
 
« Comment ai-je jamais pu trouver que son neveu
lui ressemblait ? » se demandait-elle en la regardant.
 
À peine furent-elles entrées dans le bois que lady
Catherine entama ainsi la conversation :
 
— Vous ne devez point être surprise, miss Bennet,
de me voir ici. Votre cœur, votre conscience vous ont
déjà dit la raison de ma visite.
 
Elizabeth la regarda avec un étonnement sincère.
 
— En vérité, madame, vous vous trompez ; il m’est
absolument impossible de deviner ce qui nous vaut
l’honneur de vous voir ici.
 
— Miss Bennet, répliqua Sa Grâce d’un ton irrité,
vous devez savoir qu’on ne se moque pas de moi. Mais
s’il vous plaît de ne pas être franche, je ne vous imiterai
pas. J’ai toujours été réputée pour ma sincérité
et ma franchise, et dans une circonstance aussi grave,
je ne m’en départirai certainement pas. Une nouvelle
inquiétante m’est parvenue il y a deux jours. On m’a
dit que, non seulement votre sœur était sur le point
de se marier très avantageusement, mais que vous,
miss Elizabeth Bennet, vous alliez très probablement,
peu après, devenir la femme de mon neveu, de mon
propre neveu, Mr. Darcy. Bien qu’il s’agisse là, j’en
suis sûre, d’un scandaleux mensonge, et que je ne
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/321==
veuille pas faire à mon neveu l’injure d’y ajouter foi,
j’ai résolu immédiatement de me transporter ici pour
vous faire connaître mes sentiments.
 
— Puisque vous ne pouvez croire que ce soit vrai,
dit Elizabeth, le visage animé par l’étonnement et le
dédain, je me demande pourquoi vous vous êtes imposé
la fatigue d’un pareil voyage. Quelle peut être
l’intention de Votre Grâce ?
 
— C’est d’exiger qu’un démenti formel soit opposé
tout de suite à de tels bruits.
 
— Votre visite à Longbourn, répliqua froidement
Elizabeth, paraîtra plutôt les confirmer, si en effet
ils existent réellement.
 
— S’ils existent ! Prétendriez-vous les ignorer ?
N’est-ce pas vous et les vôtres qui les avez adroitement
mis en circulation ? Ne savez-vous pas qu’ils se
répandent partout ?
 
— C’est la première nouvelle que j’en aie.
 
— Et pouvez-vous m’affirmer de même que ces
bruits n’ont aucun fondement ?
 
— Je ne prétends pas à la même franchise que Votre
Grâce. Il peut lui arriver de poser des questions auxquelles
je n’aie point envie de répondre.
 
— Ceci ne peut se supporter. J’insiste, miss Bennet,
pour avoir une réponse. Mon neveu vous a-t-il demandée
en mariage ?
 
— Votre Grâce a déclaré tout à l’heure que la
chose était impossible.
 
— Assurément, tant qu’il gardera l’usage de sa
raison. Mais vos charmes et votre habileté peuvent
lui avoir fait oublier, dans un instant de vertige, ce
qu’il doit à sa famille et à lui-même. Vous êtes capable
de lui avoir fait perdre la tête.
 
— Si j’ai fait cela, je serai la dernière personne à
l’avouer.
 
— Miss Bennet, savez-vous bien qui je suis ? Je
n’ai point l’habitude de m’entendre parler sur ce ton.
Je suis la plus proche parente que mon neveu ait au
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/322==
monde, et j’ai le droit de connaître ses affaires les plus
intimes.
 
— Mais non pas les miennes. Et ce n’est pas votre
façon d’agir, madame, qui me décidera à en dire
davantage.
 
— Comprenez-moi bien. Cette union, à laquelle
vous avez la présomption d’aspirer, ne peut se réaliser,
non, jamais. Mr. Darcy est fiancé ''à ma fille''. Et
maintenant, qu’avez-vous à dire ?
 
— Que s’il en est ainsi, vous n’avez aucune raison
de craindre qu’il me demande de l’épouser.
 
Lady Catherine hésita une seconde, puis reprit :
 
— L’engagement qui les lie est d’une espèce particulière.
Depuis leur tendre enfance, ils ont été destinés
l’un à l’autre. Ce mariage était notre vœu le plus cher,
à sa mère et à moi. Nous projetions de les unir alors
qu’ils étaient encore au berceau. Et maintenant que
ce rêve pourrait s’accomplir, il y serait mis obstacle
par une jeune fille de naissance obscure, sans fortune,
et complètement étrangère à notre famille ?… N’avez-vous
donc aucun égard pour les désirs des siens, pour
son engagement tacite avec miss de Bourgh ? Avez-vous
perdu tout sentiment de délicatesse, tout respect
des convenances ? Ne m’avez-vous jamais entendu
dire que, dès ses premières années, il était destiné
à sa cousine ?
 
— Si ; on me l’avait même dit avant vous. Mais en
quoi cela me regarde-t-il ? Si la seule objection à mon
mariage avec votre neveu est le désir qu’avaient sa
mère et sa tante de lui voir épouser miss de Bourgh,
elle n’existe pas pour moi. Vous avez fait ce qui était
en votre pouvoir en formant ce projet ; son accomplissement
ne dépendait pas de vous. Si Mr. Darcy ne
se sent lié à sa cousine ni par l’honneur, ni par l’inclination,
pourquoi ne pourrait-il faire une<ref>??</ref> autre
choix ? Et si c’est moi qui suis l’objet de ce choix, pourquoi
refuserais-je ?
 
— Parce que l’honneur, les convenances, la {{tiret|pru|pru}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/323==
{{tiret2|dence,|prudence,}} et votre intérêt même vous l’interdisent. Oui,
miss Bennet, votre intérêt ! car n’allez pas vous imaginer
que vous serez accueillie par sa famille ou ses
amis, si vous agissez volontairement contre leur désir
à tous. Vous serez blâmée, dédaignée et méprisée par
tous les gens de sa connaissance ; cette alliance sera
considérée comme un déshonneur, et votre nom ne
sera même jamais prononcé parmi nous.
 
— Voilà en effet de terribles perspectives ! répliqua
Elizabeth ; mais la femme qui épousera Mr. Darcy
trouvera dans ce mariage de telles compensations
que, tout compte fait, elle n’aura rien à regretter.
 
— Fille volontaire et obstinée ! Vous me faites
honte ! Est-ce donc ainsi que vous reconnaissez les
bontés que j’ai eues pour vous au printemps dernier ?
N’avez-vous point, de ce fait, quelque obligation
envers moi ? Voyons, asseyons-nous. Il faut que vous
compreniez, miss Bennet, que je suis venue ici absolument
déterminée à voir ma volonté s’accomplir. Rien ne
ne peut m’en détourner ; je n’ai pas coutume de céder
aux caprices d’autrui.
 
— Tout ceci rend la situation de Votre Grâce plus
digne de compassion, mais ne peut avoir aucun effet
sur moi.
 
— Ne m’interrompez pas, je vous prie. Ma fille et
mon neveu sont faits l’un pour l’autre ; ils descendent
du côté maternel de la même noble souche, et du côté
paternel de familles anciennes et honorables quoique
non titrées. Leur fortune à tous deux est énorme.
Tout le monde dans les deux familles est d’accord
pour désirer ce mariage. Et qu’est-ce qui les séparerait ?
Les prétentions extravagantes d’une jeune<ref>typo</ref> personne
sans parenté, relations, ni fortune… Peut-on
supporter chose pareille ? Non, cela ne doit pas être,
et cela ne sera pas. Si vous aviez le moindre bon sens,
vous ne souhaiteriez pas quitter le milieu dans lequel
vous avez été élevée.
 
— Je ne considère pas que je le quitterais en
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/324==
épousant votre neveu. Mr. Darcy est un gentleman,
je suis la fille d’un gentleman : sur ce point, nous
sommes égaux.
 
— Parfaitement, vous êtes la fille d’un gentleman.
Mais votre mère, qui est-elle ? Et vos oncles, et vos
tantes ?… Ne croyez pas que j’ignore leur situation
sociale.
 
— Quelle que soit ma famille, si votre neveu n’y
trouve rien à redire, vous n’avez pas à vous occuper
d’elle.
 
— Répondez-moi une fois pour toutes ; lui êtes-vous
fiancée ?
 
Bien qu’Elizabeth n’eût pas voulu, dans le seul
dessein d’obliger lady Catherine, répondre à cette question,
elle ne put que répondre après un instant de
réflexion :
 
— Non, je ne le suis pas.
 
Lady Catherine parut soulagée.
 
— Alors, faites-moi la promesse de ne jamais l’être ?
 
— Je me refuse absolument à faire une promesse
de ce genre.
 
— Miss Bennet, je suis stupéfaite et indignée. Je
pensais vous trouver plus raisonnable. Mais n’allez
pas vous imaginer que je céderai. Je ne partirai pas
d’ici avant d’avoir obtenu la promesse que je désire.
 
— Et moi, je ne la donnerai certainement jamais.
Ce n’est pas par intimidation que l’on parviendra à me
faire faire une chose aussi déraisonnable. Votre Grâce
désire marier sa fille avec Mr. Darcy : la promesse
que vous exigez rendra-t-elle plus probable leur mariage ?
En supposant que Mr. Darcy m’aime, mon refus
le poussera-t-il à reporter sa tendresse sur sa cousine ?
Permettez-moi de vous dire, lady Catherine,
que les arguments par lesquels vous appuyez une démarche
si extraordinaire sont aussi vains que la démarche
est malavisée. Vous me connaissez bien mal
si vous pensez qu’ils peuvent m’influencer le moins du
monde. Jusqu’à quel point Mr. Darcy peut approuver
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/325==
votre ingérence dans ses affaires, je ne saurais le dire ;
mais vous n’avez certainement pas le droit de vous
occuper des miennes. C’est pourquoi je demande à ne
pas être importunée davantage sur ce sujet.
 
— Pas si vite, je vous prie ! Je n’ai pas fini. À
toutes les raisons que j’ai déjà données, j’en ajouterai
une autre. Je n’ignore rien de la honteuse aventure
de votre plus jeune sœur. Je sais que son mariage
avec le jeune homme n’a été qu’un replâtrage qui
s’est fait aux frais de votre père et de votre oncle.
Et une fille pareille deviendrait la sœur de mon neveu ?
Il aurait comme beau-frère le fils du régisseur de feu
son père ? À quoi pensez-vous, grand Dieu ! Les ombres
des anciens maîtres de Pemberley doivent-elles être
à ce point déshonorées ?
 
— Après cela, vous n’avez certainement rien à
ajouter, répliqua Elizabeth amèrement. Il n’est pas
une seule insulte que vous m’ayez épargnée. Je vous
prie de bien vouloir me laisser retourner chez moi.
 
Tout en parlant, elle se leva. Lady Catherine se
leva aussi et elles se dirigèrent vers la maison. Sa
Grâce était en grand courroux.
 
— C’est bien. Vous refusez de m’obliger. Vous refusez
d’obéir à la voix du devoir, de l’honneur, de la
reconnaissance. Vous avez juré de perdre mon neveu
dans l’estime de tous ses amis, et de faire de lui la
risée du monde. Je sais maintenant ce qu’il me reste
à faire. Ne croyez pas, miss Bennet, que votre ambition
puisse triompher. Je suis venue pour essayer de
m’entendre avec vous ; j’espérais vous trouver plus
raisonnable. Mais, ne vous trompez pas, ce que je
veux, je saurai l’obtenir.
 
Lady Catherine continua son discours jusqu’à la
portière de sa voiture ; alors, se retournant vivement,
elle ajouta :
 
— Je ne prends pas congé de vous, miss Bennet ;
je ne vous charge d’aucun compliment pour votre
mère. Vous ne méritez pas cette faveur. Je suis outrée !
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/326==
<br/>
 
Elizabeth ne répondit pas, et rentra tranquillement
dans la maison. Elle entendit la voiture s’éloigner
tandis qu’elle montait l’escalier. Sa mère l’attendait,
impatiente, à la porte du petit salon, et demanda
pourquoi lady Catherine n’était pas revenue pour se
reposer.
 
— Elle n’a pas voulu, répondit la jeune fille ; elle
était pressée de repartir.
 
— Quelle personne distinguée ! et comme c’est aimable
à elle de venir nous faire visite ! car je suppose
que c’est uniquement pour nous apporter des nouvelles
des Collins qu’elle est venue. Elle est sans doute
en voyage, et, passant par Meryton, elle aura eu
l’idée de s’arrêter pour nous voir. Je suppose qu’elle
n’avait rien de particulier à vous dire, Lizzy ?
 
Elizabeth fut forcée de répondre par un léger mensonge,
car il était vraiment impossible de faire connaître
le véritable sujet de leur conversation.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|57|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LVII</div>
 
 
 
Ce ne fut pas sans peine qu’Elizabeth parvint à
surmonter le trouble où l’avait plongée cette visite
extraordinaire, et son esprit en demeura obsédé durant
de longues heures.
 
Lady Catherine avait donc pris, selon toute apparence,
la peine de venir de Rosings à seule fin de rompre
l’accord qu’elle supposait arrêté entre son neveu et
Elizabeth. Il n’y avait là rien qui pût étonner de sa
part ; mais d’où cette nouvelle lui était-elle venue,
c’est ce qu’Elizabeth n’arrivait pas à s’expliquer.
Enfin, l’idée lui vint que le fait qu’elle était la sœur
de Jane, et Darcy l’ami intime de Bingley, avait pu
suffire à faire naître cette supposition, un projet de
mariage ne manquant jamais d’en suggérer un autre
à l’imagination du public. Leurs voisins de Lucas
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/327==
Lodge (car c’était certainement par eux et les Collins
que le bruit avait atteint lady Catherine) avaient
seulement prédit comme un fait assuré et prochain
ce qu’elle-même entrevoyait comme possible dans un
avenir plus ou moins éloigné.
 
Le souvenir des déclarations de lady Catherine
n’était pas sans lui causer quelque malaise, car il
fallait s’attendre, après ce qu’elle avait dit de sa résolution
d’empêcher le mariage, à ce qu’elle exerçât une
pression sur son neveu. Comment celui-ci prendrait-il
le tableau qu’elle lui ferait des fâcheuses conséquences
d’une alliance avec la famille Bennet ? Elizabeth n’osait
le prévoir. Elle ne savait pas au juste le degré d’affection
que lui inspirait sa tante, ni l’influence que ses
jugements pouvaient avoir sur lui ; mais il était naturel
de supposer qu’il avait pour lady Catherine beaucoup
plus de considération que n’en avait Elizabeth.
Il était certain qu’en énumérant les inconvénients
d’épouser une jeune fille dont la parenté immédiate
était si inférieure à la sienne, sa tante l’attaquerait sur
son point vulnérable. Avec ses idées sur les inégalités
sociales, il estimerait sans doute raisonnables et judicieux
les arguments qu’Elizabeth avait jugés faibles
et ridicules. S’il était encore hésitant, les conseils et
les exhortations d’une proche parente pouvaient avoir
raison de ses derniers doutes, et le décider à chercher
le bonheur dans la satisfaction de garder sa dignité
intacte. Dans ce cas, il ne reviendrait point. Lady
Catherine le verrait sans doute en traversant Londres
et il n’aurait plus qu’à révoquer la promesse faite à
Bingley de revenir à Netherfield.
 
« Par conséquent, se dit-elle, si son ami reçoit ces
jours-ci une lettre où il s’excuse de ne pouvoir tenir
sa promesse, je saurai à quoi m’en tenir, et qu’entre
lui et moi tout est fini. »
 
Le lendemain matin, comme elle descendait de sa
chambre, elle rencontra son père qui sortait de la
bibliothèque, une lettre à la main.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/328==
<br/>
 
— Je vous cherchais justement, Lizzy, lui dit-il,
entrez ici avec moi.
 
Elle le suivit, curieuse de ce qu’il allait lui dire,
intriguée par cette lettre qui devait avoir une certaine
importance. L’idée la frappa brusquement qu’elle
venait peut-être de lady Catherine, ce qui lui fit entrevoir
non sans effroi toute une série d’explications où
il lui faudrait s’engager. Elle suivit son père jusque
devant la cheminée, et tous deux s’assirent. Mr. Bennet
prit la parole :
 
— Je viens de recevoir une lettre qui m’a causé une
surprise extrême ; comme elle vous concerne tout particulièrement,
il faut que je vous en dise le contenu.
J’ignorais jusqu’alors que j’avais « deux » filles sur le
point de se lier par les nœuds sacrés du mariage. Permettez-moi
de vous adresser mes félicitations pour
une conquête aussi brillante.
 
La couleur monta aux joues d’Elizabeth, subitement
convaincue que la lettre venait, non pas de la
tante, mais du neveu. À la fois satisfaite qu’il en vînt
à se déclarer et mécontente que la lettre ne lui fût
pas adressée, elle entendit son père poursuivre :
 
— Vous avez l’air de comprendre de quoi il s’agit,
— les jeunes filles, en ces matières, sont douées d’une
grande pénétration, — mais je crois pouvoir défier
votre sagacité elle-même de deviner le nom de votre
admirateur. Cette lettre vient de Mr. Collins.
 
— De Mr. Collins ? Que peut-il bien avoir à raconter ?
 
— Des choses très à propos, bien entendu. Sa lettre
commence par des félicitations sur le « prochain
hyménée » de ma fille Jane, dont il a été averti,
semble-t-il, par le bavardage de ces braves Lucas. Je
ne me jouerai pas de votre impatience en vous lisant
ce qu’il écrit là-dessus. Voici le passage qui vous
concerne :
 
« Après vous avoir offert mes sincères congratulations
et celles de Mrs. Collins, laissez-moi faire une
discrète allusion à un événement analogue que nous
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/329==
apprenons de même source. Votre fille Elizabeth,
annonce-t-on, ne garderait pas longtemps le nom de
Bennet après que sa sœur aînée l’aura quitté, et celui
qu’elle a choisi pour partager son destin est considéré
comme l’un des personnages les plus importants de
ce pays. » — Pouvez-vous vraiment deviner de qui
il est question, Lizzy ? « …Ce jeune homme est favorisé
d’une façon particulière en tout ce que peut souhaiter
le cœur d’une mortelle ; beau domaine, noble parenté,
relations influentes. Cependant, en dépit de tous
ces avantages, laissez-moi vous avertir, ainsi que ma
cousine Elizabeth, des maux que vous risquez de
déchaîner en accueillant précipitamment les propositions
de ce gentleman, — propositions que vous êtes
probablement tentés d’accepter sans retard. »
 
— À votre idée, Lizzy, quel peut être ce gentleman ?…
Mais ici, tout se dévoile : « …Voici le motif
pour lequel je vous conseille la prudence : nous avons
toute raison de croire que sa tante, lady Catherine de
Bourgh, ne considère pas cette union d’un œil favorable… » :
— C’est donc Mr. Darcy ! J’imagine, Lizzy,
que c’est une vraie surprise pour vous. Pouvait-on,
parmi toutes nos connaissances, tomber sur quelqu’un
dont le nom pût mieux faire, ressortir la fausseté de
toute cette histoire ? Mr. Darcy, qui ne regarde jamais
une femme que pour lui découvrir une imperfection,
Mr. Darcy qui, probablement, ne vous a même jamais
regardée ! C’est ineffable !
 
Elizabeth tenta de s’associer à la gaieté de son père,
mais ne réussit qu’à ébaucher un sourire hésitant.
 
— Cela ne vous amuse pas ?
 
— Oh si ! Mais continuez donc à lire.
 
— «…Hier soir, lorsque j’ai entretenu Sa Grâce de
la possibilité de ce mariage, avec sa bienveillance coutumière,
elle m’a confié ses sentiments. Par suite de
certaines raisons de famille qu’elle fait valoir contre
ma cousine, il me paraît évident qu’elle ne donnerait
jamais son consentement à ce qu’elle appelle une
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/330==
mésalliance inacceptable. Je crois de mon devoir
d’avertir avec toute la diligence possible ma cousine
et son noble admirateur, afin qu’ils sachent à quoi ils
s’exposent, et ne précipitent pas une union qui ne
serait pas dûment approuvée… » — Mr. Collins ajoute
encore : « Je me réjouis véritablement de ce que la
triste histoire de ma cousine Lydia ait été si bien
étouffée. Une seule chose me peine, c’est que l’on sache
dans le public qu’ils ont vécu ensemble quinze jours
avant la bénédiction nuptiale. Je ne puis me dérober
au devoir de ma charge et m’abstenir d’exprimer mon
étonnement que vous ayez reçu le jeune couple chez
vous, aussitôt après le mariage : c’est un encouragement
au vice, et si j’étais le recteur de Longbourn, je
m’y serais opposé de tout mon pouvoir. Assurément
vous devez leur pardonner en chrétien, mais non les
admettre en votre présence, ni supporter que l’on prononce
leurs noms devant vous… »
 
— Voilà quelle est sa conception du pardon chrétien !
La fin de la lettre roule sur l’intéressante situation
de sa chère Charlotte, et leur espérance de voir
bientôt chez eux « un jeune plant d’olivier ». Mais,
Lizzy, cela n’a pas l’air de vous amuser ? Vous n’allez
pas faire la délicate, je pense, et vous montrer affectée
par un racontar stupide. Pourquoi sommes-nous sur
terre, sinon pour fournir quelque distraction à nos
voisins, et en retour, nous égayer à leurs dépens ?
 
— Oh ! s’écria Elizabeth, je trouve cela très drôle,
mais tellement étrange !
 
— Et justement ! c’est ce qui en fait le piquant !
Si ces braves gens avaient choisi un autre personnage,
il n’y aurait eu là rien de divertissant ; mais l’extrême
froideur de Mr. Darcy et votre aversion pour lui
témoignent à quel point cette fable est délicieusement
absurde. Bien que j’aie horreur d’écrire, je ne voudrais
pour rien au monde mettre un terme à ma correspondance
avec Mr. Collins. Bien mieux, quand je lis une
de ses lettres, je ne puis m’empêcher de le placer {{tiret|au|au-dessus}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/330==
{{tiret2|dessus|au-dessus}} de Wickham, quoique j’apprécie fort l’impudence
et l’hypocrisie de mon gendre. Et dites-moi,
Lizzy, qu’a raconté là-dessus lady Catherine ? Était-elle
venue pour refuser son consentement ?
 
Pour toute réponse, Elizabeth se mit à rire ; la question
avait été posée le plus légèrement du monde et
Mr. Bennet n’insista pas.
 
Elizabeth était plus malheureuse que jamais d’avoir
à dissimuler ses sentiments ; elle se forçait à rire alors
qu’elle aurait eu plutôt envie de pleurer. Son père
l’avait cruellement mortifiée par ce qu’il avait dit de
l’indifférence de Mr. Darcy. Elle s’étonnait d’un tel
manque de clairvoyance et en arrivait à craindre que
là où son père n’avait rien vu, elle-même n’eût vu plus
que la réalité.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|58|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LVIII</div>
 
 
 
Au lieu de recevoir de son ami une lettre d’excuse,
ainsi qu’Elizabeth s’y attendait à demi, Mr. Bingley
put amener Mr. Darcy en personne à Longbourn, peu
de jours après la visite de lady Catherine.
 
Tous deux arrivèrent de bonne heure, et avant que
Mrs. Bennet eût eu le temps de dire à Mr. Darcy qu’elle
avait vu sa tante, — ce qu’Elizabeth redouta un instant,
— Bingley, qui cherchait l’occasion d’un tête-à-tête
avec Jane, proposa à tout le monde une promenade.
Mrs. Bennet n’aimait pas la marche, et Mary
n’avait jamais un moment à perdre ; mais les autres
acceptèrent et ensemble se mirent en route. Bingley
et Jane, toutefois, se laissèrent bientôt distancer et
restèrent à marcher doucement en arrière. Le groupe
formé par les trois autres était plutôt taciturne ;
Kitty, intimidée par Mr. Darcy, n’osait ouvrir la
bouche, Elizabeth se préparait secrètement à brûler
ses vaisseaux, et peut-être Darcy en faisait-il autant
de son côté.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/332==
<br/>
 
Ils s’étaient dirigés vers Lucas Lodge où Kitty avait
l’intention de faire visite à Maria. Elizabeth, ne voyant
pas la nécessité de l’accompagner, la laissa entrer seule,
et poursuivit délibérément sa route avec Mr. Darcy.
 
C’était maintenant le moment, ou jamais, d’exécuter
sa résolution. Profitant du courage qu’elle se
sentait en cet instant, elle commença sans plus
attendre :
 
— Je suis très égoïste, Mr. Darcy. Pour me soulager
d’un poids, je vais donner libre cours à mes sentiments,
au risque de heurter les vôtres ; mais je ne
puis rester plus longtemps sans vous remercier de la
bonté vraiment extraordinaire dont vous avez fait
preuve pour ma pauvre sœur. Croyez bien que si le
reste de ma famille en était instruit, je n’aurais pas
ma seule reconnaissance à vous exprimer.
 
— Je regrette, je regrette infiniment, répliqua
Darcy avec un accent plein de surprise et d’émotion,
qu’on vous ait informée de choses qui, mal interprétées,
ont pu vous causer quelque malaise. J’aurais cru
qu’on pouvait se fier davantage à la discrétion de
Mrs. Gardiner.
 
— Ne blâmez pas ma tante. L’étourderie de Lydia
seule m’a révélé que vous aviez été mêlé à cette affaire,
et, bien entendu, je n’ai pas eu de repos tant que je
n’en ai pas connu tous les détails. Laissez-moi vous
remercier mille et mille fois au nom de toute ma famille
de la généreuse pitié qui vous a poussé à prendre tant
de peine et à supporter tant de mortifications pour
arriver à découvrir ma sœur.
 
— Si vous tenez à me remercier, répliqua Darcy,
remerciez-moi pour vous seule. Que le désir de vous
rendre la tranquillité ait ajouté aux autres motifs
que j’avais d’agir ainsi, je n’essaierai pas de le nier,
mais votre famille ne me doit rien. Avec tout le respect
que j’ai pour elle, je crois avoir songé uniquement
à vous.
 
L’embarras d’Elizabeth était tel qu’elle ne put {{tiret|pro|pro}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/333==
{{tiret2|noncer|prononcer}} une parole. Après une courte pause, son compagnon
poursuivit :
 
— Vous êtes trop généreuse pour vous jouer de mes
sentiments. Si les vôtres sont les mêmes qu’au printemps
dernier, dites-le-moi tout de suite. Les miens
n’ont pas varié, non plus que le rêve que j’avais formé
alors. Mais un mot de vous suffira pour m’imposer
silence à jamais.
 
Désireuse de mettre un terme à son anxiété, Elizabeth
retrouva enfin assez d’empire sur elle-même
pour lui répondre, et sans tarder, bien qu’en phrases
entrecoupées, elle lui fit entendre que depuis l’époque
à laquelle il faisait allusion, ses sentiments avaient
subi un changement assez profond pour qu’elle pût
accueillir maintenant avec joie le nouvel aveu des
siens.
 
Cette réponse causa à Darcy un bonheur tel que
sans doute il n’en avait point encore éprouvé un semblable,
et il l’exprima dans des termes où l’on sentait
toute l’ardeur et la tendresse d’un cœur passionnément
épris. Si Elizabeth avait osé lever les yeux, elle
aurait vu combien l’expression de joie profonde qui
illuminait sa physionomie embellissait son visage.
Mais si son trouble l’empêchait de regarder, elle pouvait
l’entendre : et tout ce qu’il disait, montrant à
quel point elle lui était chère, lui faisait sentir davantage,
de minute en minute, le prix de son affection.
 
Ils marchaient au hasard, sans but, absorbés par
ce qu’ils avaient à se confier, et le reste du monde
n’existait plus pour eux. Elizabeth apprit bientôt que
l’heureuse entente qui venait de s’établir entre eux
était due aux efforts de lady Catherine pour les séparer.
En traversant Londres au retour, elle était
allée trouver son neveu et lui avait conté son voyage
à Longbourn sans lui en taire le motif ; elle avait rapporté
en substance sa conversation avec Elizabeth,
appuyant avec emphase sur toutes les paroles qui, à
son sens, prouvaient la perversité ou l’impudence de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/334==
la jeune fille, persuadée qu’avec un tel récit elle obtiendrait
de son neveu la promesse qu’Elizabeth avait
refusé de lui faire. Mais, malheureusement pour Sa
Grâce, l’effet produit avait été exactement le contraire
de celui qu’elle attendait.
 
— Elle m’a donné, dit-il, des raisons d’espérer que
je n’avais pas encore. Je connaissais assez votre caractère
pour être sûr que si vous aviez été décidée à me
refuser d’une façon absolue et irrévocable, vous l’auriez
dit à lady Catherine franchement et sans détour.
 
Elizabeth rougit et répondit en riant :
 
— Vous ne connaissez que trop, en effet, ma franchise.
Si j’ai pu vous faire en face tant de reproches
abominables, je n’aurais eu aucun scrupule à les redire
devant n’importe quel membre de votre famille.
 
— Et qu’avez-vous donc dit qui ne fût mérité ? Car
si vos accusations étaient mal fondées, mon attitude
envers vous dans cette circonstance était digne des
reproches les plus sévères ; elle était impardonnable,
et je ne puis y songer sans honte.
 
— Ne nous disputons pas pour savoir qui de nous
fut, ce soir-là, le plus à blâmer. D’aucun des deux la
conduite, en toute impartialité, ne peut être jugée
irréprochable. Mais depuis lors nous avons fait, je
crois, l’un et l’autre des progrès en politesse.
 
— Je ne puis m’absoudre aussi facilement. Le souvenir
de ce que j’ai dit alors, de mes manières, de mes
expressions, m’est encore, après de longs mois, infiniment
pénible. Il y a un de vos reproches que je n’oublierai
jamais : « Si votre conduite avait été celle d’un
gentleman… », m’avez-vous dit. Vous ne pouvez
savoir, vous pouvez à peine imaginer combien ces
paroles m’ont torturé, bien qu’il m’ait fallu quelque
temps, je l’avoue, pour arriver à en reconnaître la
justesse.
 
— J’étais certes bien éloignée de penser qu’elles
produiraient sur vous une si forte impression.
 
— Je le crois aisément ; vous me jugiez alors {{tiret|inca|incapable}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/335==
{{tiret2|pable|incapable}} de tout bon sentiment. Oui, ne protestez pas. Je
ne pourrai jamais oublier l’expression de votre visage
lorsque vous m’avez déclaré que, « faite sous n’importe
quelle forme, ma demande n’aurait jamais pu
vous donner la moindre tentation de l’agréer. »
 
— Oh ! ne répétez pas tout ce que j’ai dit ! Ces souvenirs
n’ont rien d’agréable, et voilà longtemps, je
vous assure, qu’ils me remplissent de confusion.
 
Darcy rappela sa lettre :
 
— Vous a-t-elle donné meilleure opinion de moi ?
Avez-vous, en la lisant, fait crédit à ce qu’elle contenait ?
 
Elizabeth expliqua les impressions qu’elle avait ressenties
et comment, l’une après l’autre, toutes ses préventions
étaient tombées.
 
— En écrivant cette lettre, reprit Darcy, je m’imaginais
être calme et froid ; mais je me rends compte
maintenant que je l’ai écrite le cœur plein d’une
affreuse amertume.
 
— Peut-être commençait-elle dans l’amertume,
mais elle se terminait par un adieu plein de charité.
Allons, ne pensez plus à cette lettre : les sentiments
de celui qui l’a écrite, comme de celle qui l’a reçue,
ont si profondément changé depuis lors que tous les
souvenirs désagréables qui s’y rapportent doivent
être oubliés. Mettez-vous à l’école de ma philosophie,
et ne retenez du passé que ce qui peut vous donner
quelque plaisir.
 
— Je n’appelle pas cela de la philosophie : les souvenirs
que vous évoquez sont si exempts de reproches
que la satisfaction qu’ils font naître ne peut prendre
le nom de philosophie. Mais il n’en va pas de même
pour moi, et des souvenirs pénibles s’imposent à mon
esprit qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas être
repoussés. J’ai vécu jusqu’ici en égoïste : enfant, on
m’a enseigné à faire le bien, mais on ne m’a pas appris
à corriger mon caractère. J’étais malheureusement
fils unique, — même, durant de longues années,
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/336==
unique enfant, — et j’ai été gâté par mes parents qui,
bien que pleins de bonté (mon père en particulier
était la bienveillance même), ont laissé croître et
même encouragé la tendance que j’avais à me montrer
personnel et hautain, à enfermer mes sympathies
dans le cadre familial et à faire fi du reste du monde.
Tel ai-je été depuis mon enfance jusqu’à l’âge de
vingt-huit ans. Tel serais-je encore si je ne vous avais
pas rencontrée, aimable et charmante Elizabeth. Que
ne vous dois-je pas ? Vous m’avez donné une leçon,
dure sans doute, mais précieuse. Par vous j’ai été justement
humilié. Je venais à vous, n’éprouvant aucun
doute au sujet de l’accueil qui m’attendait. Vous
m’avez montré combien mes prétentions étaient insuffisantes
pour plaire à une femme qui avait le droit
d’être difficile.
 
— Comme vous avez dû me détester après ce soir-là !
 
— Vous détester ! J’ai été en colère, peut-être, pour
commencer, mais ma colère a pris bientôt une meilleure
direction.
 
— J’ose à peine vous demander ce que vous avez
pensé de moi lorsque nous nous sommes rencontrés à
Pemberley. Ma présence en ce lieu ne vous a-t-elle pas
paru déplacée ?
 
— Non, en vérité. Je n’ai ressenti que de la surprise.
 
— Votre surprise n’a sûrement pas été plus grande
que la mienne en me voyant traitée par vous avec
tant d’égards. Ma conscience me disait que je ne
méritais pas d’être l’objet d’une politesse exagérée,
et j’avoue que je ne comptais pas recevoir plus qu’il
ne m’était dû.
 
— Mon but, répliqua Darcy, était de vous montrer,
par toute la courtoisie dont j’étais capable, que je
n’avais pas l’âme assez basse pour vous garder rancune
du passé. J’espérais obtenir votre pardon et adoucir
la mauvaise opinion que vous aviez de moi, en vous
faisant voir que vos reproches avaient été pris en
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/337==
considération. À quel moment d’autres souhaits se
sont-ils mêlés à cet espoir, je puis à peine le dire ;
mais je crois bien que ce fut moins d’une heure après
vous avoir revue.
 
Il lui dit alors combien Georgiana avait été charmée
de faire sa connaissance, et sa déception en voyant
leurs relations si brusquement interrompues. Ici, leur
pensée se portant naturellement sur la cause de cette
interruption, Elizabeth apprit bientôt que c’était à
l’hôtel même de Lambton que Darcy avait pris la
décision de quitter le Derbyshire à sa suite et de se
mettre à la recherche de Lydia. Son air grave et préoccupé
venait uniquement du débat intérieur d’où était
sortie cette détermination.
 
Après avoir fait ainsi plusieurs milles sans y songer,
un coup d’œil jeté à leurs montres leur fit voir qu’il
était grand temps de rentrer. Et Bingley, et Jane ?
Qu’étaient-ils devenus ? Cette question tourna sur eux
la conversation. Darcy était enchanté de leurs fiançailles ;
son ami lui en avait donné la première nouvelle.
 
— Je voudrais savoir si elle vous a surpris, dit Elizabeth.
 
— Du tout. Lorsque j’étais parti, je savais que ce
dénouement était proche.
 
— C’est-à-dire que vous aviez donné votre autorisation.
Je m’en doutais.
 
Et, bien qu’il protestât contre le terme, Elizabeth
découvrit que c’était à peu près ainsi que les choses
s’étaient passées.
 
— Le soir qui a précédé mon départ pour Londres,
dit-il, j’ai fait à Bingley une confession à laquelle
j’aurais dû me décider depuis longtemps. Je lui ai dit
tout ce qui était arrivé pour rendre ma première
intervention dans ses affaires absurde et déplacée. Sa
surprise a été grande. Il n’avait jamais eu le moindre
soupçon. Je lui ai dit de plus que je m’étais trompé
en supposant votre sœur indifférente à son égard et
que, ne pouvant douter de la constance de son amour
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/338==
pour elle, j’étais convaincu qu’ils seraient heureux
ensemble.
 
— Et votre conviction, je le suppose, a entraîné
immédiatement la sienne ?
 
— Parfaitement. Bingley est très sincèrement modeste ;
sa défiance naturelle l’avait empêché de s’en
remettre à son propre jugement, dans une question
aussi importante. Sa confiance dans le mien a tout
décidé. Mais je lui devais un autre aveu qui, pendant
un moment, et non sans raison, l’a blessé. Je ne pouvais
me permettre de lui cacher que votre sœur avait
passé trois mois à Londres l’hiver dernier, que je
l’avais su, et le lui avais laissé volontairement ignorer.
Ceci l’a fâché ; mais sa colère, je crois bien, s’est évanouie
en même temps que son doute sur les sentiments
de votre sœur.
 
Elisabeth avait grande envie d’observer que Mr. Bingley
avait été un ami tout à fait charmant et que sa
docilité à se laisser guider rendait inappréciable ; mais
elle se contint. Elle se rappela que Mr. Datcy n’était
pas encore habitué à ce qu’on le plaisantât, et il était
encore un peu tôt pour commencer.
 
Tout en continuant à parler du bonheur de Bingley,
qui, naturellement, ne pouvait être inférieur qu’au
sien, il poursuivit la conversation jusqu’à leur arrivée
à Longbourn. Dans le hall, ils se séparèrent.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|59|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LIX</div>
 
 
 
— Ma chère Lizzy, où avez-vous bien pu aller vous
promener ?
 
Telle fut la question que Jane fit à Elizabeth, à
son retour, et que répétèrent les autres membres de
la famille au moment où l’on se mettait à table. Elle
répondit qu’ils avaient marché au hasard des routes
jusqu’à ne plus savoir exactement où ils se trouvaient,
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/339==
et elle rougit en faisant cette réponse ; mais ni par là,
ni par autre chose, elle n’excita aucun soupçon.
 
La soirée se passa paisiblement, sans incident notable.
Les fiancés déclarés causaient et riaient ; ceux
qui l’étaient secrètement restaient silencieux. Darcy
n’était pas d’un caractère à laisser son bonheur se
révéler par des dehors joyeux, et Elizabeth, émue et
perplexe, se demandait ce que diraient les siens lorsqu’ils
sauraient tout, Jane étant la seule qui n’eût
pas d’antipathie pour Mr. Darcy.
 
Le soir, elle s’ouvrit à sa sœur. Bien que la défiance
ne fût pas dans ses habitudes, Jane reçut la nouvelle
avec une parfaite incrédulité :
 
— Vous plaisantez, Lizzy. C’est inimaginable ! Vous,
fiancée à Mr. Darcy ?… Non, non, je ne puis vous
croire ; je sais que c’est impossible…
 
— Je n’ai pas de chance pour commencer ! Moi qui
mettais toute ma confiance en vous, je suis sûre à
présent que personne ne me croira, si vous vous y
refusez vous-même. Pourtant, je parle très sérieusement ;
je ne dis que la vérité : il m’aime toujours, et
nous nous sommes fiancés tout à l’heure.
 
Jane la regarda d’un air de doute.
 
— Oh ! Lizzy, ce n’est pas possible… Je sais combien
il vous déplaît.
 
— Vous n’en savez rien du tout. Oubliez tout ce
que vous croyez savoir. Peut-être fut-il un temps où
je ne l’aimais pas comme aujourd’hui, mais je vous
dispense d’avoir une mémoire trop fidèle. Dorénavant,
je ne veux plus m’en souvenir moi-même.
 
— Mon Dieu, est-ce possible ? s’écria Jane. Pourtant,
il faut bien que je vous croie. Lizzy chérie,
je voudrais… je veux vous féliciter. Mais êtes-vous
certaine, — excusez ma question, — êtes-vous
bien certaine que vous puissiez être heureuse avec
lui ?
 
— Il n’y a aucun doute à cet égard. Nous avons
déjà décidé que nous serions le couple le plus heureux
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/340==
du monde. Mais êtes-vous contente, Jane ? Serez-vous
heureuse de l’avoir pour frère ?
 
— Très heureuse ! Mr. Bingley et moi ne pouvions
souhaiter mieux ! Nous en parlions quelquefois, mais
en considérant la chose comme impossible. En toute
sincérité, l’aimez-vous assez ? Oh ! Lizzy ! tout plutôt
qu’un mariage sans amour !… Êtes-vous bien sûre
de vos sentiments ?
 
— Tellement sûre que j’ai peur de vous entendre
dire qu’ils sont exagérés !
 
— Pourquoi donc ?
 
— Parce que je l’aime plus que Mr. Bingley !…
N’allez pas vous fâcher ?
 
— Ma chère petite sœur, ne plaisantez pas. Je parle
fort sérieusement. Dites-moi vite tout ce que je dois
savoir. Depuis quand l’aimez-vous ?
 
— Tout cela est venu si insensiblement qu’il me
serait difficile de vous répondre. Mais, cependant, je
pourrais peut-être dire : depuis que j’ai visité son beau
domaine de Pemberley !
 
Une nouvelle invitation à parler sérieusement produisit
son effet et Elizabcth eut vite rassuré sa sœur
sur la réalité de son attachement pour Mr. Darcy. Miss
Bennet déclara alors qu’elle n’avait plus rien à désirer.
 
— Désormais, je suis pleinement heureuse, affirma-t-elle,
car votre part de bonheur sera aussi belle que la
mienne. J’ai toujours estimé Mr. Darcy. N’y eût-il eu
en lui que son amour pour vous, cela m’aurait suffi.
Maintenant qu’il sera l’ami de mon mari et le mari de
ma sœur, il aura le troisième rang dans mes affections.
Mais Lizzy, comme vous avez été dissimulée avec
moi !… J’ignore presque tout ce qui s’est passé à Pemberley
et à Lambton, et le peu que j’en sais m’a été
raconté par d’autres que par vous !
 
Elizabeth lui expliqua les motifs de son silence.
L’incertitude où elle était au sujet de ses propres sentiments
lui avait fait éviter jusqu’alors de nommer
Mr. Darcy : mais maintenant il fallait que Jane sût la
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/341==
part qu’il avait prise au mariage de Lydia. Tout fut
éclairci et la moitié de la nuit se passa en conversation.
 
— Dieu du ciel ! s’écria Mrs. Bennet, le lendemain
mâtin, en regardant par la fenêtre, ne voilà-t-il pas
ce fâcheux Mr. Darcy qui arrive encore avec notre
cher Bingley ? Quelle raison peut-il avoir pour nous
fatiguer de ses visites ? Je m’imaginais qu’il venait
pour chasser, pêcher, tout Ce qu’il voudrait, mais non
pour être toujours fourré ici. Qu’allons-nous en faire ?
Lizzy, vous devriez encore l’emmener promener pour
éviter que Bingley le trouve sans cesse sur son chemin.
 
Elizabeth garda difficilement son sérieux à une proposition
si opportune.
 
Bingley, en entrant, la regarda d’un air expressif
et lui serra la main avec une chaleur qui montrait
bien qu’il savait tout ; puis, presque aussitôt :
 
— Mistress Bennet, dit-il, n’avez-vous pas d’autres
chemins dans lesquels Lizzy pourrait recommencer à
se perdre aujourd’hui ?
 
— Je conseillerai à Mr. Darcy, à Lizzy et à Kitty,
dit Mrs. Bennet, d’aller à pied ce matin jusqu’à Oaklam
Mount ; c’est une jolie promenade, et Mr. Darcy ne
doit pas connaître ce point de vue.
 
Kitty avoua qu’elle préférait ne pas sortir. Darcy
professa une grande curiosité pour la vue de Oaklam
Mount, et Elizabeth donna son assentiment sans rien
dire. Comme elle allait se préparer, Mrs. Bennet la
suivit pour lui dire :
 
— Je regrette, Lizzy, de vous imposer cet ennuyeux
personnage ; mais vous ferez bien cela pour Jane.
Inutile, du reste, de vous fatiguer à tenir conversation
tout le long du chemin ; un mot de temps à autre suffira.
 
Pendant cette promenade, ils décidèrent qu’il fallait,
le soir même, demander le consentement de
Mr. Bennet. Elizabeth se réserva la démarche auprès
de sa mère. Elle ne pouvait prévoir comment celle-ci
accueillerait la nouvelle, si elle manifesterait une {{tiret|oppo|oppo}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/342==
{{tiret2|sition|opposition}} violente ou une joie impétueuse : de toute
manière, l’expression de ses sentiments ne ferait pas
honneur à sa pondération, et Elizabeth n’aurait pas
pu supporter que Mr. Darcy fût témoin ni des premiers
transports de sa joie, ni des mouvements véhéments
de sa désapprobation.
 
Dans la soirée, quand Mr. Bennet se retira,
Mr. Darcy se leva et le suivit dans la bibliothèque.
Elizabeth fut très agitée jusqu’au moment où il reparut.
Un sourire la rassura tout d’abord : puis,
s’étant approché d’elle sous prétexte d’admirer sa
broderie, il lui glissa :
 
— Allez trouver votre père ; il vous attend dans la
bibliothèque.
 
Elle s’y rendit aussitôt. Mr. Bennet arpentait la
pièce, l’air grave et anxieux.
 
— Lizzy, dit-il, qu’êtes-vous en train de faire ?
Avez-vous perdu le sens, d’accepter cet homme ? Ne
l’avez-vous pas toujours détesté ?
 
Comme Elizabeth eût souhaité alors n’avoir jamais
formulé de ces jugements excessifs ! Il lui fallait à
présent en passer par des explications difficiles, et ce
fut avec quelque embarras qu’elle affirma son attachement
pour Darcy.
 
— En d’autres termes, vous êtes décidée à l’épouser.
Il est riche, c’est certain, et vous aurez de plus belles
toilettes et de plus beaux équipages que Jane. Mais
cela vous donnera-t-il le bonheur ?
 
— N’avez-vous pas d’objection autre que la conviction
de mon indifférence ?
 
— Aucune. Nous savons tous qu’il est orgueilleux,
peu avenant, mais ceci ne serait rien s’il vous plaisait
réellement.
 
— Mais il me plaît i protesta-t-elle, les larmes aux
yeux. Je l’aime ! Il n’y a point chez lui d’excès d’orgueil ;
il est parfaitement digne d’affection. Vous ne le
connaissez pas vraiment ; aussi, ne m’affligez pas en
me parlant de lui en de tels termes.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/343==
<br/>
 
— Lizzy, lui dit son père, je lui ai donné mon consentement.
Il est de ces gens auxquels on n’ose refuser
ce qu’ils vous font l’honneur de vous demander. Je
vous le donne également, si vous êtes résolue à
l’épouser, mais je vous conseille de réfléchir encore.
Je connais votre caractère, Lizzy. Je sais que vous
ne serez heureuse que si vous estimez sincèrement votre
mari et si vous reconnaissez qu’il vous est supérieur.
La vivacité de votre esprit rendrait plus périlleux
pour vous un mariage mal assorti. Mon enfant, ne
me donnez pas le chagrin de vous voir dans l’impossibilité
de respecter le compagnon de votre existence.
Vous ne savez pas ce que c’est.
 
Elizabeth, encore plus émue, donna dans sa réponse
les assurances les plus solennelles : elle répéta que
Mr. Darcy était réellement l’objet de son choix, elle
expliqua comment l’opinion qu’elle avait eue de lui
s’était peu à peu transformée tandis que le sentiment
de Darcy, loin d’être l’œuvre d’un jour, avait supporté
l’épreuve de plusieurs mois d’incertitude ; elle fit avec
chaleur l’énumération de toutes ses qualités, et finit
par triompher de l’incrédulité de son père.
 
— Eh bien, ma chérie, dit-il, lorsqu’elle eut fini
de parler, je n’ai plus rien à dire. S’il en est ainsi il est
digne de vous.
 
Pour compléter cette impression favorable, Elizabeth
l’instruisit de ce que Darcy avait fait spontanément
pour Lydia. Il l’écouta avec stupéfaction.
 
— Que de surprises dans une seule soirée ! Ainsi
donc, c’est Darcy qui a tout fait, — arrangé le mariage,
donné l’argent, payé les dettes, obtenu le brevet
d’officier de Wickham ! — Eh bien, tant mieux ! Cela
m’épargne bien du tourment et me dispense d’une foule
d’économies. Si j’étais redevable de tout à votre
oncle, je devrais, je voudrais m’acquitter entièrement
envers lui. Mais ces jeunes amoureux n’en font qu’à
leur tête. J’offrirai demain à Mr. Darcy de le rembourser :
il s’emportera, tempêtera en protestant de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/344==
son amour pour vous, et ce sera le dernier mot de
l’histoire.
 
Il se souvint alors de l’embarras qu’elle avait laissé
voir en écoutant la lecture de la lettre de Mr. Collins.
Il l’en plaisanta quelques instants ; enfin, il la laissa
partir, ajoutant comme elle le quittait :
 
— S’il venait des prétendants pour Mary ou Kitty,
vous pouvez me les envoyer. J’ai tout le temps de
leur répondre.
 
La soirée se passa paisiblement. Lorsque Mrs. Bennet
regagna sa chambre, Elizabeth la suivit pour lui
faire l’importante communication. L’effet en fut des
plus déconcertants. Aux premiers mots, Mrs. Bennet
se laissa tomber sur une chaise, immobile, incapable
d’articuler une syllabe. Ce ne fut qu’au bout d’un long
moment qu’elle put comprendre le sens de ce qu’elle
entendait, bien qu’en général elle eût l’esprit assez
prompt dès qu’il était question d’un avantage pour
sa famille, ou d’un amoureux pour ses filles. Enfin, elle
reprit possession d’elle-même, s’agita sur sa chaise,
se leva, se rassit, et prit le ciel à témoin de sa stupéfaction.
 
— Miséricorde ! Bonté divine ! Peut-on s’imaginer
chose pareille ? Mr. Darcy ! qui aurait pu le supposer ?
Est-ce bien vrai ? Ô ma petite Lizzy, comme vous
allez être riche et considérée ! Argent de poche, bijoux,
équipages, rien ne vous manquera ! Jane n’aura rien
de comparable. Je suis tellement contente, tellement
heureuse… Cm homme si charmant ! si beau ! si grand !
Oh ! ma chère Lizzy, je n’ai qu’un regret, c’est d’avoir
eu pour lui jusqu’à ce jour tant d’antipathie : j’espère
qu’il ne s’en sera pas aperçu. Lizzy chérie ! Une maison
à Londres ! Tout ce qui fait le charme de la vie !
Trois filles mariées ! dix mille livres de rentes ! Ô mon
Dieu, que vais-je devenir ? C’est à en perdre la tête…
 
Il n’en fallait pas plus pour faire voir que son approbation
ne faisait pas de doute. Heureuse d’avoir été
le seul témoin de ces effusions, Elizabeth se retira
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/345==
bientôt. Mais elle n’était pas dans sa chambre depuis
trois minutes que sa mère l’y rejoignit.
 
— Mon enfant bien-aimée, s’écria-t-elle, je ne puis
penser à autre chose. Dix mille livres de rentes, et
plus encore très probablement. Cela vaut un titre.
Et la licence spéciale <ref>Licence spéciale : dispense accordée par l’archevêque de
Cantorbéry, permettant la célébration d’un mariage, sans publication
de bans, à des jours et dans des lieux autres que ceux généralement
autorisés.</ref> ! Il faut que vous soyez mariés
par licence spéciale… Mais dites-moi, mon cher amour,
quel est donc le plat préféré de Mr. Darcy, que je
puisse le lui servir demain !
 
Voilà qui ne présageait rien de bon à Elizabeth
pour l’attitude que prendrait sa mère avec le gentleman
lui-même. Mais la journée du lendemain se passa
beaucoup mieux qu’elle ne s’y attendait, car Mrs. Bennet
était tellement intimidée par son futur gendre
qu’elle ne se hasarda guère à lui parler, sauf pour approuver
tout ce qu’il disait.
 
Quant à Mr. Bennet, Elizabeth eut la satisfaction
de le voir chercher à faire plus intimement connaissance
avec Darcy ; il assura même bientôt à sa fille
que son estime pour lui croissait d’heure en heure.
 
— J’admire hautement mes trois gendres, déclara-t-il.
Wickham, peut-être, est mon préféré ; mais je
crois que j’aimerai votre mari tout autant que celui de
Jane.
 
 
 
 
 
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<div style="text-align:center">LX</div>
 
 
 
Elizabeth, qui avait retrouvé tout son joyeux entrain,
pria Mr. Darcy de lui conter comment il était
devenu amoureux d’elle.
 
— Je m’imagine bien comment, une fois lancé,
vous avez continué, mais c’est le point de départ qui
m’intrigue.
 
— Je ne puis vous fixer ni le jour, ni le lieu, pas
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/346==
plus que vous dire le regard ou les paroles qui ont tout
déterminé. Il y a vraiment trop longtemps. J’étais
déjà loin sur la route avant de m’apercevoir que je
m’étais mis en marche.
 
— Vous ne vous faisiez pourtant point d’illusion
sur ma beauté. Quant à mes manières, elles frisaient
l’impolitesse à votre égard, et je ne vous adressais
jamais la parole sans avoir l’intention de vous être
désagréable. Dites-moi, est-ce pour mon impertinence
que vous m’admiriez ?
 
— Votre vivacité d’esprit, oui certes.
 
— Appelez-la tout de suite de l’impertinence, car
ce n’était guère autre chose. La vérité, c’est que vous
étiez dégoûté de cette amabilité, de cette déférence,
de ces soins empressés dont vous étiez l’objet. Vous
étiez fatigué de ces femmes qui ne faisaient rien que
pour obtenir votre approbation. C’est parce que
je leur ressemblais si peu que j’ai éveillé votre
intérêt. Voilà ; je vous ai épargné la peine de me le
dire. Certainement, vous ne voyez rien à louer en moi,
mais pense-t-on à cela, lorsqu’on tombe amoureux ?
 
— N’y avait-il rien à louer dans le dévouement
affectueux que vous avez eu pour Jane lorsqu’elle
était malade à Netherfield ?
 
— Cette chère Jane ! Qui donc n’en aurait fait
autant pour elle ? Vous voulez de cela me faire un
mérite à tout prix ; soit. Mes bonnes qualités sont sous
votre protection ; grossissez-les autant que vous
voudrez. En retour, il m’appartiendra de vous taquiner
et de vous quereller le plus souvent possible.
Je vais commencer tout de suite en vous demandant
pourquoi vous étiez si peu disposé en dernier lieu à
aborder la question ? Qu’est-ce qui vous rendait si
réservé quand vous êtes venu nous faire visite et le
soir où vous avez dîné à Longbourn ? Vous aviez l’air
de ne pas faire attention à moi.
 
— Vous étiez grave et silencieuse, et ne me donniez
aucun encouragement.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/347==
<br/>
 
— C’est que j’étais embarrassée.
 
— Et moi de même.
 
— Vous auriez pu causer un peu plus quand vous
êtes venu dîner.
 
— Un homme moins épiis en eût été capable sans
doute.
 
— Quel malheur que vous ayez toujours une réponse
raisonnable à faire, et que je sois moi-même assez
raisonnable pour l’accepter ! Mais je me demande combien
de temps vous auriez continué ainsi, et quand
vous vous seriez décidé à parler, si je ne vous y
avais provoqué ? Mon désir de vous remercier de tout
ce que vous avez fait pour Lydia y a certainement
beaucoup contribué, trop peut-être : que devient
la morale si notre bonheur naît d’une promesse violée ?
En conscience, je n’aurais jamais dû aborder ce sujet.
 
— Ne vous tourmentez pas : la morale n’est pas
compromise. Les tentatives injustifiables de lady
Catherine pour nous séparer ont eu pour effet de dissiper
tous mes doutes. Je ne dois point mon bonheur
actuel au désir que vous avez eu de m’exprimer votre
gratitude, car le rapport fait par ma tante m’avait
donné de l’espoir, et j’étais décidé à tout éclaircir sans
plus tarder.
 
— Lady Catherine nous a été infiniment utile, et
c’est de quoi elle devrait être heureuse, elle qui aime
tant à rendre service. Aurez-vous jamais le courage de
lui annoncer ce qui l’attend ?
 
— C’est le temps qui me manquerait plutôt que le
courage, Elizabeth ; cependant, c’est une chose qu’il
faut faire, et si vous voulez bien me donner une feuille
de papier, je vais écrire immédiatement.
 
— Si je n’avais moi-même une lettre à écrire, je
pourrais m’asseoir près de vous, et admirer la régularité
de votre écriture, comme une autre jeune demoiselle
le fit un soir. Mais, moi aussi, j’ai une tante que je ne
dois pas négliger plus longtemps.
 
La longue lettre de Mrs. Gardiner n’avait pas encore
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/348==
reçu de réponse, Elizabeth se sentant peu disposée à
rectifier les exagérations de sa tante sur son intimité
avec Darcy. Mais à présent qu’elle avait à faire part
d’une nouvelle qu’elle savait devoir être accueillie
avec satisfaction, elle avait honte d’avoir déjà retardé
de trois jours la joie de son oncle et de sa tante, et
elle écrivit sur-le-champ :
 
« J’aurais déjà dû vous remercier, ma chère tante,
de votre bonne lettre, pleine de longs et satisfaisants
détails. À vous parler franchement, j’étais de trop
méchante humeur pour écrire. Vos suppositions, alors,
dépassaient la réalité. Mais maintenant, supposez
tout ce que vous voudrez, lâchez la bride à votre imagination,
et, à moins de vous figurer que je suis déjà
mariée, vous ne pouvez vous tromper de beaucoup.
Vite, écrivez-moi, et dites de ''lui'' beaucoup plus de
bien que vous n’avez fait dans votre dernière lettre.
Je vous remercie mille et mille fois de ne pas m’avoir
emmenée visiter la région des Lacs. Que j’étais donc
sotte de le souhaiter ! Votre idée de poneys est charmante ;
tous les jours nous ferons le tour du parc. Je
suis la créature la plus heureuse du monde. Beaucoup,
sans doute, ont dit la même chose avant moi, mais
jamais aussi justement. Je suis plus heureuse que Jane
elle-même, car elle sourit, et moi je ris ! Mr. Darcy
vous envoie toute l’affection qu’il peut distraire de la
part qui me revient. Il faut que vous veniez tous passer
Noël à Pemberley.
 
« Affectueusement… »
 
 
 
La lettre de Mr. Darcy à lady Catherine était d’un
autre style, et bien différente de l’une et de l’autre fut
celle que Mr. Bennet adressa à Mr. Collins en réponse
à sa dernière épître.
 
::« Cher monsieur,
 
« Je vais vous obliger encore une fois à m’envoyer
des félicitations. Elizabeth sera bientôt la femme de
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/349==
Mr. Darcy. Consolez de votre mieux lady Catherine ;
mais, à votre place, je prendrais le parti du neveu :
des deux, c’est le plus riche.
 
« Tout à vous.
 
<div style="text-align:right;padding-right:10%">« {{sc|Bennet}}. »</div>
 
 
 
Les félicitations adressées par miss Bingley à son
frère furent aussi chaleureuses que peu sincères. Elle
écrivit même à Jane pour lui exprimer sa joie et lui
renouveler l’assurance de sa très vive affection. Jane
ne s’y laissa pas tromper, mais cependant elle ne put
s’empêcher de répondre à miss Bingley beaucoup plus
amicalement que celle-ci ne le méritait.
 
Miss Darcy eut autant de plaisir à répondre à son
frère qu’il en avait eu à lui annoncer la grande nouvelle,
et c’est à peine si quatre pages suffirent à exprimer
son ravissement et tout le désir qu’elle avait de plaire
à sa future belle-sœur.
 
Avant qu’on n’eût rien pu recevoir des Collins, les
habitants de Longbourn apprirent l’arrivée de ceux-ci
chez les Lucas. La raison de ce déplacement fut
bientôt connue : lady Catherine était entrée dans une
telle colère au reçu de la lettre de son neveu que Charlotte,
qui se réjouissait sincèrement du mariage d’Elizabeth,
avait préféré s’éloigner et donner à la tempête
le temps de se calmer. La présence de son amie fut une
vraie joie pour Elizabeth, mais elle trouvait parfois
cette joie chèrement achetée lorsqu’elle voyait
Mr. Darcy victime de l’empressement obséquieux de
Mr. Collins. Darcy supporta cette épreuve avec un
calme admirable : il put même écouter avec la plus
parfaite sérénité sir William Lucas le féliciter « d’avoir
conquis le plus beau joyau de la contrée », et lui
exprimer l’espoir « qu’ils se retrouveraient tous fréquemment
à la cour ». S’il lui arriva de hausser
les épaules, ce ne fut qu’après le départ de sir William.
 
La vulgarité de Mrs. Philips mit sans doute sa {{tiret|pa|pa}}
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/350==
{{tiret2|tience|patience}} à plus rude épreuve ; et quoique Mrs. Philips
se sentît en sa présence trop intimidée pour parler avec
la familiarité que la bonhomie de Bingley encourageait,
elle ne pouvait pas ouvrir la bouche sans être
commune, et tout le respect qu’elle éprouvait pour
Darcy ne parvenait pas à lui donner même un semblant
de distinction. Elizabeth fit ce qu’elle put pour épargner
à son fiancé de trop fréquentes rencontres avec
les uns et les autres ; et si tout cela diminuait parfois
un peu la joie de cette période des fiançailles, elle n’en
avait que plus de bonheur à penser au temps où ils
quitteraient enfin cette société si peu de leur goût
pour aller jouir du confort et de l’élégance de Pemberley
dans l’intimité de leur vie familiale.
 
 
 
 
 
{{NouveauChapitre|61|from={{{from}}}|to={{{to}}}}}
 
 
 
 
<div style="text-align:center">LXI</div>
 
 
 
Heureux entre tous, pour les sentiments maternels
de Mrs. Bennet, fut le jour où elle se sépara de ses deux
plus charmantes filles. Avec quelle satisfaction orgueilleuse
elle put dans la suite visiter Mrs. Bingley et
parler de Mrs. Darcy s’imagine aisément. Je voudrais
pouvoir affirmer pour le bonheur des siens que cette
réalisation inespérée de ses vœux les plus chers la
transforma en une femme aimable, discrète et judicieuse
pour le reste de son existence ; mais il n’est pas
sûr que son mari aurait apprécié cette forme si nouvelle
pour lui du bonheur conjugal, et peut-être valait-il
mieux qu’elle gardât sa sottise et ses troubles
nerveux.
 
Mr. Bennet eut beaucoup de peine à s’accoutumer
au départ de sa seconde fille et l’ardent désir qu’il
avait de la revoir parvint à l’arracher fréquemment
à ses habitudes. Il prenait grand plaisir à aller à
Pemberley, spécialement lorsqu’on ne l’y attendait
pas.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/351==
<br/>
 
Jane et son mari ne restèrent qu’un an à Netherfield.
Le voisinage trop proche de Mrs. Bennet et des commérages
de Meryton vinrent à bout même du caractère
conciliant de Bingley et du cœur affectueux
de la jeune femme. Le vœu de miss Bingley et de
Mrs. Hurst fut alors accompli : leur frère acheta une
propriété toute proche du Derbyshire, et Jane et
Elizabeth, outre tant d’autres satisfactions, eurent
celle de se trouver seulement à trente milles l’une de
l’autre.
 
Kitty, pour son plus grand avantage, passa désormais
la majeure partie de son temps auprès de ses
sœurs aînées. En si bonne société, elle fit de rapides
progrès, et, soustraite à l’influence de Lydia, devint
moins ombrageuse, moins frivole et plus cultivée. Ses
sœurs veillèrent à ce qu’elle fréquentât Mrs. Wickham
le moins possible ; et bien que celle-ci l’engagea souvent
à venir la voir en lui promettant force bals et
prétendants, Mr. Bennet ne permit jamais à Kitty de
se rendre à ses invitations.
 
Mary fut donc la seule des cinq demoiselles Bennet
qui demeura au foyer, mais elle dut négliger ses chères
études à cause de l’impossibilité où était sa mère de
rester en tête-en-tête avec elle-même. Mary se trouva
donc forcée de se mêler un peu plus au monde ; comme
cela ne l’empêchait pas de philosopher à tort et à
travers, et que le voisinage de ses jolies sœurs ne
l’obligeait plus à des comparaisons mortifiantes pour
elle-même, son père la soupçonna d’accepter sans
regret cette nouvelle existence.
 
Le mariage de Jane et d’Elizabeth n’amena aucun
changement chez les Wickham. Le mari de Lydia
supporta avec philosophie la pensée qu’Elizabeth
devait maintenant connaître toute l’ingratitude de
sa conduite et la fausseté de son caractère qu’elle
avait ignorées jusque-là, mais il garda malgré tout le
secret espoir que Darcy pourrait être amené à l’aider
dans sa carrière. C’était tout au moins ce que laissait
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/352==
entendre la lettre que Lydia envoya à sa sœur à l’occasion
de ses fiançailles :
 
::« Ma chère Lizzy,
 
« Je vous souhaite beaucoup de bonheur. Si vous
aimez Mr. Darcy moitié autant que j’aime mon cher
Wickham, vous serez très heureuse. C’est une grande
satisfaction que de vous voir devenir si riche ! Et
quand vous n’aurez rien de mieux à faire, j’espère que
vous penserez à nous. Je suis sûre que mon mari apprécierait
beaucoup une charge à la cour ; et vous savez
que nos moyens ne nous permettent guère de vivre
sans un petit appoint. N’importe quelle situation de
trois ou quatre cents livres serait la bienvenue. Mais,
je vous en prie, ne vous croyez pas obligée d’en parler
à Mr. Darcy si cela vous ennuie.
 
« À vous bien affectueusement… »
 
 
 
Comme il se trouvait justement que cela ennuyait
beaucoup Elizabeth, elle s’efforça en répondant à
Lydia de mettre un terme définitif à toute sollicitation
de ce genre. Mais par la suite elle ne laissa pas
d’envoyer à sa jeune sœur les petites sommes qu’elle
pouvait prélever sur ses dépenses personnelles. Elle
avait toujours été persuadée que les modestes ressources
du ménage Wickham seraient insuffisantes
entre les mains de deux êtres aussi prodigues et aussi
insouciants de l’avenir. À chacun de leurs changements
de garnison, elle ou Jane se voyait mise à contribution
pour payer leurs créanciers. Même lorsque,
la paix ayant été conclue, ils purent avoir une résidence
fixe, ils continuèrent leur vie désordonnée, toujours
à la recherche d’une situation, et toujours dépensant
plus que leur revenu. L’affection de Wickham
pour sa femme se mua bientôt en indifférence. Lydia,
elle, lui demeura attachée un peu plus longtemps, et,
en dépit de sa jeunesse et de la liberté de ses manières,
sa réputation ne donna plus sujet à la critique.
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/353==
<br/>
 
Quoique Darcy ne pût consentir à recevoir Wickham
à Pemberley, à cause d’Elisabeth, il s’occupa de son
avancement. Lydia venait parfois les voir, lorsque
son mari allait se distraire à Londres ou à Bath. Mais,
chez les Bingley, tous deux firent de si fréquents et si
longs séjours que Bingley finit par se lasser et alla
même jusqu’à envisager la possibilité de leur suggérer
qu’ils feraient bien de s’en aller.
 
Miss Bingley fut très mortifiée par le mariage de
Darcy ; mais pour ne pas se fermer la porte de Pemberley,
elle dissimula sa déception, se montra plus
affectueuse que jamais pour Georgiana, presque aussi
empressée près de Darcy, et liquida tout son arriéré
de politesse vis-à-vis d’Elizabeth.
 
Georgiana vécut dès lors à Pemberley, et son intimité
avec Elizabeth fut aussi complète que Darcy
l’avait rêvée. Georgiana avait la plus grande admiration
pour sa belle-sœur, quoique au début elle fût
presque choquée de la manière enjouée et familière
dont celle-ci parlait à son mari. Ce frère aîné qui lui
avait toujours inspiré un respect touchant à la crainte,
elle le voyait maintenant taquiné sans façon ! Elle
comprit peu à peu qu’une jeune femme peut prendre
avec son mari des libertés qu’un frère ne permettrait
pas toujours à une sœur de dix ans plus jeune que lui.
 
Lady Catherine fut indignée du mariage de son
neveu ; comme elle donna libre cours à sa franchise
dans sa réponse à la lettre qui le lui annonçait, elle
s’exprima en termes si blessants, spécialement à
l’égard d’Elizabeth, que tout rapport cessa pour un
temps entre Rosings et Pemberley. Mais à la longue,
sous l’influence d’Elizabeth, Darcy consentit à oublier
son déplaisir et à chercher un rapprochement ; après
quelque résistance de la part de lady Catherine, le
ressentiment de celle-ci finit par céder, et, que ce fût
par affection pour son neveu ou par curiosité de voir
comment sa femme se comportait, elle condescendit
à venir à Pemberley, bien que ces lieux eussent été
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/354==
profanés, non seulement par la présence d’une telle
châtelaine, mais encore par les visites de ses oncle et
tante de ]a cité.
 
Les habitants de Pemberley restèrent avec les Gardiner
dans les termes les plus intimes. Darcy, aussi
bien que sa femme, éprouvait pour eux une affection
réelle ; et tous deux conservèrent toujours la plus vive
reconnaissance pour ceux qui, en amenant Elizabeth
en Derbyshire, avaient joué entre eux le rôle providentiel
de trait d’union.
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center">FIN</div>
 
 
==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/356==
<br/>
 
 
 
 
 
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==Page:Austen - Les Cinq filles de Mrs Bennet.djvu/357==
 
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