« Aventure de la mémoire » : différence entre les versions

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C’est pourquoi Jupiter, représentant la nature, fut amoureux de Mnémosyne, déesse de la mémoire, dès le premier moment qu’il la vit; et, de ce mariage, naquirent les neuf Muses, qui furent les inventrices de tous les arts.
 
Ce dogme, sur lequel sont fondées toutes nos connaissances, fut reçu universellement, et même la Nonsobre<ref>Anagramme de Sorbonne</ref> l’embrassa dès qu’elle fut née, quoique ce fût une vérité.
 
Quelque temps après vint un argumenteur, moitié géomètre, moitié chimérique<ref>Descartes</ref>, lequel argumenta contre les cinq sens et contre la mémoire, et dit au petit nombre du genre humain pensant: « Vous vous êtes trompés jusqu’à présent; car vos sens sont inutiles; car les idées sont innées chez vous avant qu’aucun de vos sens pût agir, car vous aviez toutes les notions nécessaires, lorsque vous vîntes au monde. Vous saviez tout sans jamais avoir rien senti; toutes vos idées, nées avec vous, étaient présentes à votre intelligence, nommée âme, sans le secours de la mémoire cette mémoire n’est bonne à rien. »
 
La Nonsobre condamna cette proposition, non parce quelle était ridicule, mais parce qu’elle était nouvelle. Cependant, lorsque ensuite un Anglais<ref>Locke</ref> se fut mis à prouver, et même longuement, qu’il n’y avait point d’idées innées, que rien n’était plus nécessaire que les cinq sens, que la mémoire servait beaucoup à retenir les choses reçues par les cinq sens, elle condamna ses propres sentiments, parce qu’ils étaient devenus ceux d’un Anglais. En conséquence elle ordonna au genre humain de croire désormais aux idées innées et de ne plus croire aux cinq sens et à la mémoire. Le genre humain, au lieu d’obéir, se moqua de la Nonsobre, laquelle se mit en telle colère qu’elle voulut faire brûler un philosophe; car ce philosophe avait dit qu’il est impossible d’avoir une idée complète d’un fromage, à moins d’en avoir vu et d’en avoir mangé; et même le scélérat osa avancer que les hommes et les femmes n’auraient jamais pu travailler en tapisserie, s’ils n’avaient pas eu des aiguilles et des doigts pour les enfiler.
 
Les liolisteois<ref>Anagramme de loyolistes</ref> se joignirent à la Nonsobre pour la première fois de leur vie; et les séjanistes<ref>Anagramme de jansénistes</ref>, ennemis mortels des liolisteois, se réunirent pour un moment à eux; ils appelèrent à leur secours les anciens dicastériques, qui étaient de grands philosophes; et tous ensemble, avant de mourir, proscrivirent la mémoire et les cinq sens, et l’auteur qui avait dit du bien de ces six choses.
 
Un cheval se trouva présent au jugement que prononcèrent ces messieurs, quoiqu’il ne fût pas de la même espèce, et qu’il y eût entre lui et eux plusieurs différences, comme celles de la taille, de la voix, de l’égalité des crins et des oreilles; ce cheval, dis-je, qui avait du sens aussi bien que des sens, en parla un jour à Pégase, dans mon écurie et Pégase alla raconter aux Muses cette histoire, avec sa vivacité ordinaire.
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« Imbéciles, je vous pardonne; mais ressouvenez-vous que sans les sens il n’y a point de mémoire, et que sans la mémoire il n’y a point d’esprit. »
 
Les dicastériques la remercièrent assez sèchement et arrêtèrent qu’on lui ferait des remontrances. Les séjanistes mirent toute cette aventure dans leur gazette; on s’aperçut qu’ils n’étaient pas encore guéris. Les liolisteois en firent une intrigue de cour. Maître Cogé, tout ébahi de l’aventure, et n’y entendant rien, dit à ses écoliers de cinquième ce bel axiome. « Non magis Musis quam hominibus infensa est ista quæ vocatur memoria.<ref>Cette qu'on nomme aujourd'hui philosophie n'est pas plus ennemie de Dieu que des rois</ref>.»
 
'''Notes :'''<br> <references />