« Charlotte Corday (Michel Corday) » : différence entre les versions

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= PRÉAMBULE =
 
 
Pendant mon enfance, mon grand-père paternel, le grand-père Pollet, m’a bien souvent répété que nous étions alliés à Charlotte Corday et par conséquent à Corneille. Il me rappelait que sa propre mère, née Morand de la Genevraye, était cousine de Charlotte Corday.
 
 
Je m'inspirai de cette tradition de famille lorsque je dus prendre un nom de lettres. (J'étais encore officier quand je publiai mes premiers livres et il était alors interdit dans l’armée d’écrire sous son nom.) J’ajoute que, selon le vœu de mes enfants, j’ai suivi la procédure nécessaire et obtenu que le nom de Michel Corday devint mon nom légal.
 
 
C’est encore cette tradition qui m'incite à écrire une vie de Charlotte Corday. Il me plaît de laisser à mes quatre petits-enfants, Pierre
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et Lise, Yvette et Claude, une histoire de leur « cousine ». Je dois dire aussi que les circonstances m’ont conduit récemment à écrire deux essais biographiques et que la pensée rie séduit de compléter le triptyque : j'avais été l’ami d’Anatole France pendant ses douze dernières années et je crus devoir fixer après sa mort, sous la forme durable du livre, l’essentiel de ce que je savais de lui, par lui ; peu après, on m'offrit d’écrire pour une collection la vie sentimentale d’un personnage célèbre et je choisis Diderot, que j’aimais et que j’admirais entre tous.
 
 
Mais, cette fois-ci, l’entreprise était particulièrement délicate. Je m’aperçus vite qu’elle m’amenait à mûrir, à affirmer mon opinion sur des sujets importants, comme la violence révolutionnaire, l'influence cornélienne, le droit de tuer. Et je dus aussi refeuilleter toute la documentation de mes romans physiologiques, afin d'examiner, aux faibles clartés de la science, cette incroyable aventure : comment une jeune fille, douce et bonne, discrète et cultivée, qui n’avait jamais quitté sa province, avait-elle pu se laisser envahir, subjuguer et pousser droit au but, par l’idée fixe d’aller tuer à Paris l’Ami du peuple ?
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J'ai préparé ma tâche pendant près d’un an : pèlerinages au pays natal de Charlotte Corday, visites de musées, séances de bibliothèques, chasse aux livres nécessaires, devenus introuvables, découverte de trésors presque inexplorés. Sur combien de vitrines et de dossiers me suis-je penché… Que de personnages disparates ai-je sollicités… Des conservateurs, les uns expansifs et chaleureux, les autres timides et secrets ; des archivistes précis ; des journalistes débordés ; de vénérables bibliophiles, et ces libraires anciens, si curieusement devenus étrangers au siècle, à la vie.
 
 
Parfois, j’ai pensé qu’en racontant ces recherches si passionnément variées, je composerais un livre bien plus animé, bien plus pittoresque que celui dont je rassemblais les éléments.
 
 
Je n’ai rencontré que du zèle, de la complaisance, de la bonne volonté. Je ne nomme personne, de peur d’oublier quelqu'un. Mais chacun de mes collaborateurs éphémères saura prendre la part qui lui revient, des actions de grâces que j’adresse à tous.
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'''Charlotte Corday'''
<br />
 
= CHAPITRE PREMIER =
 
= L’ABBAYE-AUX-DAMES =
 
 
En cet été 1789, qui devait marquer si profondément dans sa vie, Charlotte Corday venait juste d'atteindre ses vingt et un ans. Sa jeunesse achevait d’éclore. C’est l’instant de la peindre. On pourrait l’évoquer en deux mots : la Normande. Grande, le buste généreux, de teint éblouissant, les traits solides et fins, elle apparaissait comme l’allégorie même de cette terre qui, depuis huit siècles, avait nourri ses ancêtres.
 
 
Tout son pays se reflétait en elle. Son visage avait le frais éclat de la fleur du pommier, qui unit par d’insensibles nuances la blancheur du lait à la rougeur du sang. Sous le voile des
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grands cils et des longues paupières, ses yeux, spirituels et doux, passaient du gris au bleu, comme la mer normande. Ses cheveux, couleur de blé mûr, étaient changeants aussi : selon la lumière, elle semblait blonde ou brune. Leurs torsades ondées, presque crêpées, caressaient l’ovale classique, le cou de colombe, et se répandaient sur ses épaules. Elle avait les sourcils très fournis et bien arqués, le nez tombant mais d’un ferme dessin, la lèvre fraîche et pleine, le menton accentué, curieusement fendu en deux lobes par un sillon vertical, comme une pêche.
 
 
À cette époque, elle était encore pensionnaire à l’Abbaye de la Sainte-Trinité, qu’on appelait aussi l’Abbaye-aux-Damez:, à Caen. Elle ne portait pas le costume des religieuses de la communauté, le vêtement noir relevé de la guimpe et du bandeau blancs. Bien que sa robe bleue d’uniforme fût d’une simplicité quasi monastique, elle dégageait ses grâces naturelles : un air de modestie grave et douce, une ligne fière, une démarche harmonieuse, de belles mains effilées.
 
 
Mesurée, claire, élégante et précise, sa voix lui ressemblait. Et cependant elle surprenait, tellement elle était musicale, d’une pureté
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presque enfantine. C’était un délice inoubliable de l’entendre.
 
 
Bien qu’on s’efforçât, dans son entourage, de la corriger de ce travers, elle baissait volontiers la tête, dans une attitude de rêve et de mélancolie.
 
 
<nowiki>***</nowiki>
 
 
La mélancolie… Comment n’en eût-elle pas senti le poids, sous les lourdes voûtes de l’Abbaye-aux-Dames ? Depuis l’âge dont on commence à garder la mémoire, c’est-à-dire environ la cinquième année, elle avait connu deux vies tout opposées. D’abord une enfance de grand air, de cueillette et de verger, de verdure et de lumière, une enfance qui sentait le cidre doux et l’herbe foulée, une enfance en robe de toile claire, le col libre et les bras nus. Et soudain, la pénombre, l’uniforme rigide et montant, les murailles orgueilleuses de l’Abbaye.
 
 
Dans sa libre existence de fillette, elle changeait souvent de toit. Mais toutes les maisons de son enfance sont groupées. Elles dessinent sur la carte une petite constellation. Elles s’assemblent entre Argentan et Vimoutiers, au seuil de la Vallée d’Auge, ce vaste estuaire
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d'herbage qui déferle jusqu’à la mer, où Les dos gras des bêtes à la pâture émergent comme des rochers luisants.
 
 
Le Ronceray, où elle était née en 1768, à Saint-Saturnin-des-Ligneries, puis un logis analogue et voisin qu’on appelle aujourd’hui la Ferme des Sois, appartenaient tous deux à son père, M. de Corday d’Armont : la classique ferme normande, colombage et pans de briques, élevée d’un étage au milieu d’un verger. Charlotte habitait plus volontiers le château de Mesnil-Imbert, demeure presque aussi modeste que les deux premières, chez ses grands-parents paternels, les Corday de Cauvigny. Elle avait encore sa chambre au château de Glatigny, qui a plus grande allure derrière ses douves et sous ses boiseries fines, «et qui appartenait à son oncle Cerday de Glatigny.
 
 
Elle ne s’éloignait un peu de ces quatre maisons, étroitement groupées, que lorsqu’elle allait habiter chez un autre de ses oncles, l’abbé de Corday, curé de Vicques. C’est au presbytère de Vicques qu’elle apprit à lire dans un exemplaire de Corneille, tout patiné par le temps et l’usage, et pieusement conservé par l’abbé. Il lui répétait souvent qu’elle était l’arrière-petite fille du grand tragique. Il lui
 
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enseignait à l’admirer en même temps qu’à le déchiffrer. Tous les Corday étaient extrêmement fiers de leur illustre ancêtre.
 
 
La famille entière ne recueillait ainsi la fillette que pour aider ses parents, pour alléger d'autant leur fardeau. Car M. de Corday d’Armont n’était pas riche. Il avait trois filles et deux fils. Sa femme était de petite santé. Le droit d’aînesse, dont il était victime. ne lui avait laissé qu’un étroit domaine, qu'il cultivait lui-même avec plus de zèle que de connaissance pratique.
 
 
Il souffrait d’autant plus de la gêne qu'il avait au plus haut point l’instinct charitable. Il cherchait toutes les occasions de secourir quiconque était plus déshérité que lui. Au village, de maison en maison, il traquait l’infortune cachée. On a longtemps répété dans le pays ce touchant dicton : « Les Corday étaient pauvres. Mais les pauvres ne s’en sont jamais aperçus. »
 
 
Mais, pour Charlotte, cette enfance errante était une enfance heureuse. C’est au château de Mesnil-Imbert, chez ses grands-parents, qu’elle habitait le plus souvent. Elle y était particulièrement choyée, par les deux vieillards et par leur fille, Mlle de Cauvigny. Il y
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avait là encore une servante, Fanchon Marjot, surnommée la Marjote, qui l’adorait, qui s’était toute consacrée à elle.. Cette femme, devenue vieille, avait voué un tel culte à la mémoire de Charlotte Corday, qu’elle vivait dans une petite pièce dont l’enfant avait fait sa retraite préférée.
 
 
Cette chambre du Mesnil-Imbert était située au-dessus du fournil. La fillette y passait de pleins après-midi de lecture. C'était sa passion. Elle avait pris aussi l’habitude, qu’elle garda pendant ses vacances de pensionnaire, d'y réunir de petites villageoises. Elle leur apprenait à lire, à coudre, à chanter. Comme on était au pays des dentellières, elle leur enseignait le Point de France. Et puis elle les comblait de friandises. Elle avait hérité de son père le goût d’aider, de donner.
 
 
Dès cette époque s’accusait un double trait de sa nature : dévouée aux autres, elle était détachée d’elle-même. Cette indifférence semblait aller jusqu’à une sorte d’insensibilité physique. Un jour, vers douze ans, elle avait fait une chute assez grave. Pâle, ensanglantée, elle rassurait les siens en souriant et refusait d’avouer sa souffrance. Et sa mère de se lamenter : « Ah! cette petite fille est dure à
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elle-même. Elle ne se plaint jamais… Je suis obligée de deviner quand elle est malade. Car elle ne le dirait pas. »
 
 
La vie était moins animée, moins joyeuse au Mesnil-Imbert qu’à Glatigny. Chez son oncle, Charlotte rencontrait une folle troupe de cousins et de cousines. C’était d’ailleurs un continuel va-et-vient entre les deux châteaux, très voisins. L’hiver, dès que la neige tombait, on avait pour premier soin de déblayer la grande allée d’ormes qui les unissait, afin que les relations ne fussent pas interrompues. Et, à toute époque, on s'appelait de l’une à l’autre demeure par de gaies sonneries de trompes.
 
 
Toute cette jeunesse raffolait des petits jeux de société. Et Charlotte était la première à les organiser. Sérieuse la plupart du temps, elle avait de soudaines poussées d’enjouement, comme elle avait de subites rougeurs. Ainsi, elle restait muette tout le temps d’un repas et, dès la table quittée, elle se montrait la plus ardente à ces naïfs amusements.
 
 
Si les choses se souviennent, les boiseries de Glatigny doivent se rappeler ces fougueuses parties de colin-maillard où le joueur aux yeux bandés, lorsqu'il s’était emparé de la cousine Charlotte, ne manquait jamais de la reconnaître,
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grâce à ses cheveux ondés, presque crêpés, et qui semblaient vivre sous la main…
 
 
<nowiki>***</nowiki>
 
 
Soudain le sort tourna.
 
 
En 1782, M. de Corday d’Armont partit pour Caen, afin de suivre un procès qu’il avait engagé contre les frères de sa femme, les Gautier. Il emmena sa famille et se logea sur la Butte Saint-Gilles. Là, en peu de temps, Charlotte perdit sa sœur aînée, puis sa mère, morte en mettant au monde un sixième enfant, qui lui-même ne vécut pas.
 
 
M. de Corday aimait tendrement sa femme. Dans leur entourage, on les appelait, bien qu’ils fussent jeunes encore, Philémon et Baucis. Le malheur l’atterra. Il restait veuf, dans un gîte de hasard, avec quatre enfants, dans un état voisin de la gène. Il est vrai que Charlotte et sa jeune sœur Éléonore tenaient de leur mieux le ménage. Leur père laissait dans un tiroir ouvert le peu d’argent dont il disposait. Et cette marque de confiance même les incitait à l’économie. Mais leur frère aîné se destinait à l’École militaire, et ses études étaient coûteuses.
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C’est alors qu’intervint Mme de Belzunce. Elle dirigeait depuis de longues années l’Abbaye-aux-Dames, toute proche du logis de la Butte Saint-Gilles. Elle apprit vite la situation embarrassée du père, le dévouement de ses filles. Elle s’intéressa aux deux sœurs, aussi touchée par la beauté de l’une que par la disgrâce de l’autre. Car Éléonore était bossue.
 
 
En principe, l’Abbaye ne recevait pas de pensionnaires. Seul le roi avait le privilège d’en désigner quelques-unes. Mais Mme de Belzunce avait appelé près d’elle sa nièce, Alexandrine de Forbin d’Oppède. Elle offrit à M. de Corday de prendre ses deux filles à l’ Abbaye où elles partageraient l’éducation de Mlle de Forbin. Il accepta. Tandis qu’il abandonnait la ville pour vivre à nouveau sur ses terres, Charlotte et sa sœur entraient à l’Abbaye-aux-dames. Elles devaient y rester près de dix ans.
 
 
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Sur une colline qui domine la capitale normande, l'Abbaye-aux-Dames s'étend comme une véritable petite ville forte. Elle est entourée d’un rempart que des tourelles soutiennent à des intervalles réguliers. Cette muraille
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abrite le logis de l’abbesse, les bâtiments de la communauté, ordonnés autour d’un cloître, des jardins d'agrément, des vergers, un parterre, un parc coupé d’allées d’ormes. Au seuil, veille église, grise et rude, dont la base est romane et la flèche ogivale.
 
 
Une des tantes de Charlotte, Mme de Louvagny, était religieuse à l’Abbaye. Selon la légende de la famille, une déception d’amour Pavait conduite à prononcer ses vœux : elle aimait un jeune homme ; on avait voulu lui imposer comme époux un vieillard. Et puis le temps avait usé son chagrin.
 
 
Mme de Louvagny fut spécialement chargée de l’éducation religieuse de ses nièces. Mais, avec Charlotte, elle rencontra d’abord de grandes difficultés. L’adolescente n’entendait-elle pas examiner les dogmes ? Chez elle, cette prétention n’était pas neuve. Son oncle, l’abbé de Corday, s’en plaignait déjà, lorsqu'il lui enseignait les rudiments de la religion au presbytère de Vicques. « Elle discutait pied à pied, disait-il. Elle ne se rendait jamais. »
 
 
Elle continuait. Et, dans la chaleur de la discussion, une petite ride verticale se creusait entre ses sourcils, comme une réplique du sillon léger qui fendait son menton.
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En réalité, elle se cherchait. Le plus souvent, elle s’armait en effet de la logique e1 de la raison. Mais, à certaines heures, elle se rejetait en pleine foi. À ces heures-là, elle se réfugiait dans la crypte creusée sous l’église, pour s’abîmer dans la retraite la plus obscure, la plus silencieuse, la plus lointaine, pour appeler Dieu par la prière et la contemplation. Mais elle remontait vers Le jour. vers la lumière et, sa petite ride têtue entre les sourcils, elle reprenait ses discussions théologiques avec Mme de Louvagny.
 
 
Et puis, peu à peu, elle subit le patient pouvoir des pratiques monotones et répétées, la secrète douceur de l’habitude. Toute cette houle s’apaisa sous le poids de la règle et des jours.
 
 
Sa vie s’écoulait désormais tout unie. Elle apprenait le dessin, la musique. Elle continuait de beaucoup lire, surtout l’histoire ancienne. Vers le soir, elle se promenait souvent dans les jardins de l’abbesse. D’une petite éminence, elle dominait les toits d’où s’élevaient la fumée des foyers et les bruits de la vie, et tout un horizon de clochers aigus, les uns massifs, les autre aériens. D'ailleurs, elle n’était pas isolée de cette ville si proche. Elle
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n’en ignorait pas les rumeurs. Car l’abbesse restait mondaine et ses protégées l’aidaient à recevoir. Puis Charlotte accompagnait les religieuses dans leurs visites aux pauvres. Et son besoin de se dévouer restait si vif que, dans le quartier Saint-Gilles, on a gardé longtemps le souvenir de cette jeune fille dont le zèle dépassait celui de ses pieuses compagnes, pourtant charitables par état.
 
 
Vers sa vingtième année, l’abbesse. se déchargea sur elle de quelques travaux d’intendance. Charlotte correspondait avec des marchands, des fournisseurs. L’emploi ne lui déplaisait pas. Il lui permettait d’être utile à la communauté qui l’avait accueillie. Elle y déployait ce sens pratique qu’elle conservait, en vraie normande, parmi toutes les sautes, tous les contrastes de sa nature exaltée. Ainsi, quand viendront les temps instables des assignats, elle gérera finement les intérêts de l’Abbaye, elle se procurera de ces dentelles qu’elle connaît si bien et les utilisera comme monnaie d'échange.
 
 
Quelques arts d'agrément, des lectures, des promenades aux jardins de l’abbesse, des visites charitables ou mondaines, tels étaient donc les seuls incidents de sa simple vie, une
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vie de Fête-Dieu, tendue de blanc, ornée d'humbles fleurs.
 
 
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Elle menait depuis sept ans cette lente existence quand retentirent les premiers grondements de la Révolution. Ils ne s’arrêtèrent pas au seuil de l’Abbaye. Au contraire, ils roulèrent sous ses voûtes en échos sonores, comme dans ces cathédrales où s’amplifie le moindre bruit.
 
 
Les États Généraux. La Bastille… Charlotte salua ces grandes nouvelles comme de grandes espérances. Tout la préparait à les accueillir dans la ferveur et l’enthousiasme.
 
 
Elle avait appris nom seulement à lire dans Corneille, mais encore à penser selon Corneille. L’ancêtre lai avait légué le culte farouche de la liberté.
 
 
Puis M. de Corday appartenait à cette noblesse libérale que les vues des Encyclopédistes et des Philosophes avaient séduite. L’injustice du droit d’aînesse, qu’il avait dénoncée dans un Mémoire, lui avait fait vivement sentir les abus du régime. Enfin le père et la fille avaient le même esprit de compassion, cette faculté de
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souffrir de la misère d'autrui, ce besoin de l’alléger.
 
 
A l’Abbaye même, un jeune homme annonçait comme autant de victoires tous les progrès de la Révolution. C’était Gustave Doulcet de Pontécoulant, le neveu de la nouvelle abbesse, Mme de Pontécoulant. Mme de Belzunce, dont elle avait été la coadjutrice, était morte le 31 janvier 1787. Âgé de vingt-cinq ans, Gustave Doulcet était violemment acquis aux idées nouvelles. C’était surtout devant Charlotte qu'il célébrait leur triomphe. D’abord une vague parenté l’unissait à la jeune pensionnaire. Surtout, elle était la seule à penser comme lui dans tout le couvent.
 
 
Dès le début de la Révolution, il avait donné des gages rigoureux de sa foi. Le premier peut-être en France, il avait renoncé à ses titres. Lorsque les trois Ordres envoyèrent des députés aux États Généraux, au lieu d’assister aux réunions de la noblesse où il était convoqué, il s’était mêlé aux assemblées bailliagères où le Tiers nommait ses délégués. Il avait travaillé à la rédaction des Cahiers de revendications que le Tiers État normand, comme celui de chaque province, adressait aux États Généraux. Tâche admirable. Car ces Cahiers
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du Tiers tiennent enclose la fleur même de la Révolution. Leurs vœux si sages, si larges, si clairvoyants, si complets, ne sont point encore tous exaucés aujourd’hui. Ils restent, après cent quarante ans, la Charte populaire par excellence.
 
 
De loin, Gustave Doulcet suivait avec une attention fervente les solennels débats qui se déroulaient à Versailles. En juin, les députés du Tiers avaient juré de ne pas se séparer avant d’avoir donné une Constitution à la France. Les États Généraux étaient devenus l’Assemblée Nationale, qui s’appela plus tard l’Assemblée Nationale Constituante. Elle entendait substituer, à la volonté royale, le règne de la Loi. Patiemment, brisant les résistances de la cour et de la noblesse, elle se frayait, dans la forêt des préjugés, une longue clairière. Tandis que La Fayette et Sieyès préparaient la Déclaration des Droits de l’Homme, préface nécessaire de la Constitution, le peuple de Paris ouvrait la Bastille.
 
 
Ces progrès enflammaient le neveu de l’abbesse. Il s’exalta plus encore lorsque parvint à Caen, le 7 août au matin, une lettre de Gabriel de Cussy, l’un des députés normands. Dans la nuit du 4 au 5 août, l’Assemblée Nationale
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avait aboli les droits féodaux et les privilèges seigneuriaux, consacré les droits du citoyen, proclamé l’égalité devant l'impôt, la gratuité de la justice, dans un immense élan de générosité, une ivresse d’émulation, dont la noblesse avait donné l’exemple.
 
 
Une lecture publique de cette lettre à l’hôtel de ville de Caen, portes et fenêtres ouvertes, provoqua les transports de la foule. C’étaient des embrassements, des larmes de joie. Des députés apportaient de Paris de nouveaux détails. L’inégalité, partout traquée, n’était plus! Un Te Deum, une revue, des illuminations, fêtèrent le lendemain l’événement sans pareil.
 
 
Charlotte partageait l’enthousiasme de Gustave Doulcet. Oh! elle n’ignorait pas que la noblesse, cette nuit-là, avait obéi à la prudence autant qu’à la justice. Un peu partout, les paysans recherchaient dans les châteaux les recueils d’archives, de vieux titres féodaux, et brûlaient ces chartriers. Parfois même, ils allaient plus loin. Chez le gouverneur de Normandie, dans le vestibule du château d’Harcourt, n’avaient-ils pas abattu une lourde statue de Louis XIV ? Les privilégiés craignaient une nouvelle Jacquerie.
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Mais Charlotte, sous ses dehors tour à tour enjoués et graves, était doucement ironique. C’était encore un des traits profonds de son caractère. Elle discernait le comique qui se mêle toujours au tragique de la vie. Évidemment, tous ces députés de la noblesse n’étaient que des hommes : la crainte les avait guidés vers la justice. Mais leur entreprise n’en apparaissait que plus émouvante, parce qu’on la sentait humaine. S’ils avaient obéi d’abord à d’étroits intérêts, ils s’étaient peu à peu élevés au-dessus d’eux-mêmes, ils avaient été emportés, dans une sorte d'ivresse contagieuse, jusqu’au sublime.
 
 
En six heures, un régime millénaire avait vécu. Une révolution sociale, unique dans le monde, s’était accomplie parmi des pleurs de joie. Elle n’avait pas coûté une goutte de sang. Pour Charlotte, la nuit prodigieuse réalisait le plus pur de ses rêves. L’aube allait se lever sur l’âge d’or.
 
 
<nowiki>***</nowiki>
 
 
Trois jours plus tard, une scène atroce souillait la ville de Caen. Le vicomte Henri de Belzunce était major
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en second du régiment de Bourbon. On disait qu’il était le neveu de Mme de Belzunce, bien qu’il fût seulement son parent éloigné. D’ailleurs, lorsqu'il avait pris garnison à Caen, en avril 1789, l’abbesse était morte depuis deux ans. C’était un jeune homme de vingt-quatre ans, mince et joli, pâle et brun, élégant, hautain. S'il aimait passionnément son métier et son roi, il méprisait le peuple et la Révolution.
 
 
En toute occasion, il affichait ses sentiments avec tant d'éclat, de morgue, d’arrogance téméraire, que ses chefs se proposaient de l’éloigner. Il parcourait toujours la ville à cheval, suivi de soldats montés, et le pistolet vite au poing.
 
 
Dès la fin de juin, il provoqua le mécontentement populaire. On apprit à Caen, le 29, que la Noblesse et le Clergé consentaient à rejoindre le Tiers État à l’Assemblée Nationale. En signe d’allégresse, une pyramide de bois, peinte en marbre bleu, fut élevée dans le faubourg de Vauxcelles. Elle portait sur ses trois faces : « Vive le Roi! Vive Necker ! Vive les Trois Ordres! » Elle était ornée de fleurs et de guirlandes. On l’illuminait le soir. Ces réjouissances déplurent au jeune Henri de
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Belzunce. Il molesta un petit garçon qui tirait des pétards et menaça de son pistolet un bourgeois qui prenait le parti de l’enfant. Les murmures ne cessèrent que lorsqu'une patrouille à cheval, aussitôt appelée par lui, eut cerné la pyramide.
 
 
Puis, comme il fournissait des escortes aux convois de blé qui sortaient de Caen, on l’accusait d’affamer la ville. Le bruit courut aussi qu’il voulait l’incendier, la « fusiller ». Ses soldats auraient averti des filles, autour des casernes, de son intention de tirer sur le peuple. Son attitude dédaigneuse, ses insolentes plaisanteries contre le gouvernement de la nation, contre la milice bourgeoise, exaspéraient encore ces soupçons.
 
 
Enfin, le 11 août, le conflit décisif éclata. Henri de Belzunce avait excité ses soldats à arracher la médaille de Necker que portaient leurs camarades du régiment d’Artois. Il frappa lui-même brutalement certains de ces médaillés qui résistaient. Ces hommes répandirent par les rues leurs plaintes et leur colère. Dans la soirée, vers onze heures, des coups de feu échangés entre une sentinelle bourgeoise et un officier, achevèrent de jeter l’alarme. Le tocsin sonna. Le bruit se répandit
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que le régiment de Bourbon prenait les armes contre la ville.
 
 
Est-ce vrai? La municipalité invite M. de Belzunce à s’expliquer. Il accepte. Il quitte les casernes où il couche. Mais comme la foule le serre de près, le menace du geste, les notables lui proposent, pour sa sûreté, de passer la nuit au Château, c’est-à-dire à la citadelle,
 
 
Le 12 au matin, on l’en extrait pour le conduire à l’hôtel de ville. Le tocsin, qui a repris depuis l’aube, a attiré, des environs même, une populace armée de fusils, de fourches et de faux. Henri de Belzunce, surpris la veille au soir par l’alerte, est encore en robe de chambre blanche et en sandales vertes. Il avance péniblement parmi cette multitude en délire qui hurle à la mort.
 
 
Il se sait perdu. Déjà, pendant la nuit, au Château, il a écrit à ses camarades une lettre d’adieux et ses dernières volontés. Afin d’échapper à d’odieuses tortures, il décide de se tuer. Il tente d’arracher le pistolet d’un de ses gardiens qui, se méprenant sur le geste, l’abat d’un coup de crosse. Une folle fusillade l’achève. Et c’est une curée sans nom.
 
 
La meute se jette sur son corps. On le dépèce.
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On lui ouvre la poitrine avec des ciseaux, on en arrache le cœur. Un garçon plâtrier, roux et blême, du sang jusqu'aux coudes, jongle avec cette balle chaude. Une femme s’en empare, tient cette chair encore palpitante sur des chardons ardents, et la mange.
 
 
D’autres coupent la tête et les mains, arrachent les entrailles, les hissent sur des fourches et les promènent par la ville au son du tambour. Le cortège s’arrête chez un perruquier de Vauxcelles pour faire friser cette tête coupée. Plus loin, lorsqu’elle est couverte d’immondices et de crachats, ces furieux l’imposent au baiser des passantes trop bien vêtues. Enfin, croyant que Mme de Belzunce vit toujours, ils promènent ces hideux débris, parmi des cris, des chants, des roulements de tambour, sous les fenêtres de l’Abbaye-aux-dames.
 
 
<nowiki>*</nowiki>
 
 
Ainsi, à trois jours d'intervalle, la face radieuse et la face ignoble de la Révolution étaient apparues à Charlotte Corday.
 
 
Elle avait vu des hommes s’élever au-dessus d'eux-mêmes, atteindre au sublime dans l’ivresse la plus généreuse et, s’égalant aux
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dieux, tenter de rebâtir un monde. Et elle voyait aussi la créature, déchaînée dans un délire contraire, assouvir dans le sang les pires instincts, lâche, envieuse, obscène, et cent fois plus cruelle que la bête la plus féroce.
 
 
Ainsi la Révolution, après avoir plané si haut, pouvait tomber si bas… Charlotte en souffrit démesurément. Et cette souffrance explique sa vie, son geste.
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= CHAPITRE II : =
 
= CHEZ MADAME DE BRETTEVILLE =
 
 
Charlotte et sa sœur quittèrent l'Abbaye-aux-Dames en avril 1791. Bien que les ordres monastiques fussent supprimés depuis près d’un an, les religieuses restaient libres de vivre dans leur couvent. Mais elles ne s’y sentaient plus en sûreté. À Caen même, on accrochait parfois, à la porte de leur église, en manière de menace, des poignées de verges. C’était l’arme populaire. En maints endroits, la multitude avait flagellé des femmes qui assistaient à la messe des prêtres non assermentés.
 
 
Les deux jeunes filles rejoignirent leur père à la Ferme des Bois. Leur frère aîné avait émigré. Le second se disposait à le rejoindre. Mais la Révolution avait aggravé la gêne au
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logis. Charlotte s’en aperçut vite. Elle s’affecta d’être à charge à son père et résolut de fuir une situation également pénible pour l’un et l’autre.
 
 
Un moment, elle envisagea de rentrer dans une communauté, Elle choisit même son couvent : celui des Sœurs de Sainte-Claire, à Argentan. M. de Corday, certain que sa fille se sacrifiait uniquement pour alléger son fardeau, s’y opposa de toutes ses forces.
 
 
Charlotte s’inclina. Mais bientôt de fréquentes discussions politiques éclatèrent entre elle et son père. Elle l’avait, en effet, distancé. L'influence des philosophes, l’injustice même dont il était victime, avaient éclairé M. de Corday sur les abus du régime. Toutefois, il était loin de montrer autant d’enthousiasme que sa fille pour les progrès révolutionnaires.
 
 
Charlotte, en effet, continuait d’en suivre passionnément l’essor. Depuis la mort affreuse d'Henri de Belzunce, nul autre excès n’était venu ébranler sa foi. Depuis bientôt deux ans, aucune nouvelle tache de sang n’avait souillé la Révolution. La Constituante poursuivait dans la paix son gigantesque travail de reconstruction. La foule avait ramené la famille royale de Versailles à Paris dans un cortège
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d’allégresse. Et dans une apothéose, émouvante de simple grandeur, le 14 juillet 1790, à la fête de la Fédération, toutes les provinces avaient scellé au Champ-de-Mars l'Unité Nationale.
 
 
Chez la jeune fille, le désir de suivre de plus près ces grands événements s’ajoutait au souci de ménager son père, de lui épargner à la fois un surcroît de dépenses et d’irritantes querelles. C’est alors qu’elle décida de retourner à Caen, d’y demander asile à sa tante, Mme de Bretteville. Laissant sa sœur Éléonore près de leur père, elle les quitta tous deux en juin 1791.
 
 
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En réalité, Mme de Bretteville était, non pas la tante de Charlotte Corday, mais sa cousine. L’une et l’autre étaient des arrière-petites-filles de Corneille. Et elles s’en montraient également fières. Cette communauté de sentiments aurait suffi à les rapprocher, tant était vif dans leur famille l’orgueil de cette descendance.
 
 
Mais Mme de Bretteville s’était surtout attachée à sa jeune parente depuis la mort de sa fille unique, en 1788. Deux ans plus tard, elle
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avait perdu à court intervalle son père et son mari. Ce double deuil avait encore accru sa solitude et son besoin d’affection.
 
 
Souvent, Charlotte avait passé une partie de ses vacances de pensionnaire à Verson, dans la banlieue de Caen, où Mme de Bretteville possédait une propriété. Le jour où elle avait quitté l’Abbaye-aux-Dames, sa vieille parente était venue la chercher elle-même en voiture au seuil du couvent. Aussi lorsque, trois mois plus tard, Charlotte lui demanda l'hospitalité, elle l’accueillit comme sa propre fille.
 
 
A la mort de son père, un vieil original qui avait thésaurisé jusqu’à son dernier souffle, Mme de Bretteville avait hérité une fortune très importante pour l’époque. Et lorsque son mari, trésorier de France au Bureau des Finances de Caen, disparut à son tour, quelques mois plus tard, elle resta seule maîtresse de biens considérables. |
 
 
Elle avait soixante-sept ans lorsque Charlotte vint lui demander asile. Elle était toute menue, au surplus voûtée par l’âge, et marquée de la petite vérole. Pieuse, attachée aux traditions, toujours coiffée d’un haut bonnet blanc, elle passait pour un peu naïve. Mais sa
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simplicité n’allait pas sans finesse. Car elle était avant tout très bonne, et son cœur lui donnait de l’esprit.
 
 
En veut-on un exemple ? A la fin de 1791, une de ses amies, Mme Levaillant, décida à fuir Caen, où renaissaient des troubles, afin de gagner Rouen, qu’on disait plus tranquille. Elle pressait Mme de Bretteville de l’imiter. La bonne dame, qui gardait sous l’orage une sérénité souriante, était bien résolue à ne point abandonner sa maison. Mais il lui déplaisait de donner à son amie une leçon de courage. Alors elle feignit une peur ridicule : pour rien au monde, elle ne consentirait à franchir, disait-elle, le pont de bateaux qui traversait la Seine à Rouen et qui pouvait fort bien être entraîné jusqu’à la mer.
 
 
Sa bonté, qui lui donnait de la malice, lui donnait aussi une indulgence charmante aux faiblesses d’autrui : devenue veuve, ne continuait-elle pas d’héberger souvent un fils naturel de son mari, que M. de Bretteville avait rapporté de quelque lointaine aventure ?
 
 
Elle habitait 148, rue Saint-Jean, en face de la rue des Carmes, une maison en pierre apparente et de style gothique. En façade, le rez-de-chaussée, surmonté de deux étages
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trois fenêtres, était occupé par l’atelier d’un tourneur en bois, nommé Lunel. A droite, une porte basse et cintrée s’ouvrait sur un couloir où donnait l’escalier particulier de Mme de Bretteville. Cette allée débouchait sur une cour intérieure, pavée, étroite et longue, fermée à droite par un mur, entourée par la maison sur les trois autres côtés. Un enfoncement abritait une pompe.
 
 
La chambre de Charlotte Corday occupait le premier étage au fond de cette cour. On pouvait y accéder directement par un petit escalier tournant, à rampe et degrés de pierre. Elle communiquait avec l’appartement de Mme de Bretteville par un long couloir intérieur. Cette vaste chambre était éclairée par deux fenêtres à meneaux, garnies de petits vitraux sertis de plomb. Une cheminée, dont le manteau faisait saillie, s’élevait du sol de briques jusqu’au plafond aux solives apparentes.
 
 
Depuis la mort de son mari, la bonne dame avait transformé en salon la chambre de M. de Bretteville. Elle y avait placé son secrétaire d’acajou, une commode à dessus de marbre, rehaussée de cuivres ciselés. La tenture était d’indienne camaïeu, peinte à la main. Le meuble et les bergères étaient de soie. Des tableaux
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de chasse surmontaient les portes et la glace de la cheminée. De-ci, de-là, des écrans de tapisserie, de bonnes gravures : Abraham répudiant Agar, le Calme, l’Incendie.
 
 
Charlotte et sa tante se tenaient volontiers dans cette pièce, dont les fenêtres regardaient la rue Saint-Jean. Elles y recevaient une assez nombreuse compagnie. La veuve du Trésorier de France avait gardé des relations étendues. Ses familiers étaient Mme Levaillant, Mme Achard, M. Delarue, magistrat municipal, M. Lévêque, président du Directoire départemental, M. Duvivier de Jumilly, curé constitutionnel de la paroisse Saint-Jean.
 
 
Mme de Bretteville fréquentait l’hôtel de Faudoas, qui touchait presque sa maison. Le comte de Faudoas était commandant de la garde nationale. Là, les deux femmes rencontraient les plus anciennes familles de la ville. Et Charlotte s’était vite liée d’amitié, malgré la divergence de leurs opinions, avec Éléonore de Faudoas, alors âgée de seize ans.
 
 
Cependant, Charlotte n’était pas mondaine. Elle n’avait, en particulier, aucun souci de la parure. Elle s’habillait, non pas sans goût, mais sans recherche. Dans la rue, elle laissait
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sa robe balayer le sol. Mais quand elle revêtait une tenue d’apparat, elle se transformait soudain, elle retrouvait une grâce fière, une allure souveraine.
 
 
Elle avait des sursauts de coquetterie comme elle avait des sursauts d’enjouement. Ainsi, dès son arrivée, sa tante avait ajouté à son maigre trousseau tout un lot de robes choisies. Dès qu’elle les portait, elle se métamorphosait. Elle perdait alors jusqu’à sa fâcheuse habitude de baisser la tête. Et les vieux amis de sa tante n’avaient plus besoin de la gronder en lui disant : « Allons, allons, montrez vos yeux. Ne les cachez pas. Ils sont trop beaux pour cela. »
 
 
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En particulier, Charlotte avait quitté les siens pour suivre les événements. Elle chercha donc tout de suite des informateurs. Elle en trouva aisément parmi ses relations. Mais elle découvrit tout près d’elle et presque sous son toit, de plus diligent, le plus enthousiaste d’entre eux.
 
 
À soixante-six ans, Mme de Bretteville, qui avait longtemps vécu en tutelle sous le règne
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de son père et de son mari, s’était trouvée brusquement à la tête d’une grosse fortune. Se jugeant incapable de la gérer, elle eut la sagesse de prendre un intendant, un homme de confiance.
 
 
Il s’appelait Augustin Leclerc. Il avait tout juste vingt-cinq ans lorsque Charlotte le rencontra chez sa tante. Fils d’un arpenteur de la région, il possédait lui-même quelque bien. Il n’habitait pas la maison de la rue Saint-Jean, mais on l’y voyait chaque jour. Petit, vif, la figure ronde, le nez retroussé, il respirait l’intelligence. Aussi discret qu’ingénieux, il était partout. Il gérait tous les intérêts de Mme de Bretteville, surveillait ses valeurs et ses domaines, entretenait la maison, stimulait le zèle des deux vieux domestiques.
 
 
Il s’était instruit lui-même. Il avait suivi des cours de droit, de médecine, d’astronomie. Nourri des Encyclopédistes et des Philosophes, dont il possédait toutes les œuvres, il avait salué d’enthousiasme l’aurore de la Révolution.
 
 
À l’unisson sur ce point avec Charlotte, il avait tout de suite fait alliance avec la jeune fille. Ils avaient même entre eux de petits secrets. Comme il tenait les cordons de la
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bourse, il était chargé de lui remettre une somme mensuelle pour ses bonnes œuvres. Mais le zèle charitable de Charlotte grandissait avec ses ressources. Avant la fin du mois il ne lui restait rien. Alors, Augustin Leclerc, tout en risquant de discrets reproches, lui consentait des avances à l’insu de la bonne dame.
 
 
Entre eux, ils s’entretenaient surtout de la Révolution, de ses progrès, de ses promesses. Ils rivalisaient de flamme et s’exaltaient mutuellement. Il lui prêtait les œuvres de ses chers philosophes. C’était une révélation pour elle. À l’Abbaye-aux-Dames, elle avait lu, relu l’histoire grecque et romaine, la Vie des Hommes illustres de Plutarque et les tragédies de son grand aïeul Corneille. Elle découvrait Voltaire et Jean-Jacques Rousseau… Du soleil sur des ruines.
 
 
Augustin Leclerc lui vantait aussi les livres de l’abbé Raynal, qu’il admirait tout particulièrement. C’était le dernier des Encyclopédistes. Les autres avaient disparu. Lui seul leur survivait. Il avait été l’ami de Diderot qui, disait-on, avait revu le plus fameux ouvrage de l’abbé, ''l’Histoire Philosophique des Deux Indes.''
 
 
 
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Charlotte avait d’autres informateurs. D’abord, à son retour à Caen, elle avait retrouvé Gustave Doulcet. Fidèle à ses doctrines, il avançait droit et vite. Depuis l’année précédente, où la Constituante avait partagé la France en départements, il présidait l’administration du Calvados.
 
 
Mais elle rencontrait plus assidûment un autre jeune homme du même âge que Gustave Doulcet, dévoué comme lui aux idées nouvelles, Hippolyte Bougon-Longrais. Cultivé, spirituel, actif, ambitieux, conscient de son mérite, il était secrétaire général du Calvados. De taille moyenne, il avait les cheveux très blonds, les yeux bleus, le nez aquilin, les manières fines. Il corrigeait par un maintien grave son aspect juvénile. Son éloquence était sa grande séduction. Il s’exprimait avec une extrême facilité, d’une voix chaude et sonore.
 
 
Il communiquait à la jeune fille des journaux et de ces innombrables brochures dont usaient les partis pour répandre leurs opinions et combattre leurs adversaires. Tous deux discutaient, s’écrivaient même, sur des sujets
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d’histoire, de politique, de littérature. Charlotte se plaisait à ce commerce. Et lui s’y plaisait plus encore. Certainement, s’il lui avait fallut prendre un mari, elle aurait choisi Bougon-Longrais.
 
 
Mais elle ne voulait vas se marier. Déjà, elle avait écarté plusieurs prétendants, comme M. de Boisjugan de Mingré. Elle avait même découragé M. de Tournélis, malgré le vœu de Mme de Bretteville, dont il était le parent éloigné. Sur cette question de mariage, comme sur bien d’autres, elle se montrait décisive, absolue. Elle répétait à ses amies : « Jamais vous n’aurez à me donner sur vos lettres le titre de Madame… Jamais je ne renoncerai à ma chère liberté… Jamais un homme ne sera mon maître. »
 
 
Son besoin d’indépendance n’expliquait qu’en partie son éloignement du mariage. Elle obéissait encore à une ombrageuse, à une incroyable pudeur. Tout l’effarouchait de l’amour inconnu. Confuse d’être si généreusement belle, elle semblait ne baisser la tête que pour masquer ses attraits. Physiquement, elle se repliait sur elle-même.
 
 
Et surtout, elle ne s’appartenait plus : elle s’était déjà donnée. Elle s’était consacrée à ses
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espérances. Elle n’attendait que le bonheur d'autrui. Les vrais événements de sa vie, c’étaient ceux de la vie publique. Les mots de Liberté, de Paix, de Justice, représentaient vraiment pour elle des êtres vivants, des êtres aimés ; ils étaient pour elle ce que sont pour une mère les noms de ses enfants. Sa plus pure tendresse n’allait point à ses proches ; jaillie du plus profond d’elle-même, elle s’élançait en jet d’eau, retombait loin d'elle, sur le monde.
 
 
À la regarder vivre, on pouvait s’apercevoir qu'elle était insensible à elle-même, qu’elle ne s’intéressait pas à son propre sort, qu’elle s’intéressait seulement au sort des autres. Elle me sortait vraiment de sa réserve et de rêverie, elle ne s’échauffait que dans la controverse politique. Alors, citant Rome et Sparte, au risque de passer pour pédante, sourde aux taquineries de son entourage, exaltée, logique, elle continuait de défendre, de sa voix délicieuse, sa croyance aux temps meilleurs.
 
 
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Hélas ! Sa foi subit très vite de durs assauts. La longue trêve qui, depuis près de deux ans,
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permettait à la Constituante d’organiser en paix la liberté, avait cessé au moment même où Charlotte s’installait rue Saint-Jean. La fuite du roi, son arrestation à Varennes, en marquèrent la fin.
 
 
Ces deux nouvelles parvinrent à Caen le 23 et le 25 juin 1791. Elles y retentirent profondément. Elles réveillèrent les excès, les fièvres du début de la Révolution. De nouveau, les hommes et les femmes furent contraints d’arborer dans la rue la cocarde tricolore. Dans les campagnes, les paysans pillaient les châteaux, dont les habitants durent se réfugier à la ville.
 
 
À Caen même, on vivait dans une atmosphère agitée : tambours battant la générale, cloches sonnant en fête ou jetant le tocsin, salves d’artillerie, canon d’alarme. Le soir, la ville s’embrasait de feux de joie, d’illuminations plus ou moins imposées aux citadins. Les troubles étaient surtout provoqués par l’application de la nouvelle loi sur le clergé. Les prêtres constitutionnels, qui avaient accepté le serment, et les prêtres réfractaires, qui l’avaient refusé, gardaient les uns et les autres leurs fidèles. Et ces deux partis se heurtaient sans cesse.
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Parfois ils en venaient aux mains, comme dans cette échauffourée que l’on continua d'appeler à Caen l’affaire du 5 novembre. Ce jour-là, le curé réfractaire de Saint-Jean avait annoncé qu'il dirait la messe à neuf heures du matin. Les deux clans, réunis devant l’église, échangèrent des injures, puis des coups de feu. On releva un mort, des blessés. Les tambours battirent la générale, la panique gagna la ville, le bruit se répandit d’un complot contre-révolutionnaire et la garde nationale arrêta plus de quatre-vingts partisans du prêtre réfractaire, qui furent enfermés au Château.
 
 
Cette affaire du 5 novembre frappa d’autant plus Charlotte que plusieurs des prisonniers étaient alliés à ses amis. On y trouvait des Achard, des Levaillant.
 
 
Elle s’affecta aussi vivement de l’affaire de Verson, quelques mois plus tard. Ce village, où sa tante possédait une maison, lui était familier. Elle écrivait à Mme Levaillant qu’on avait commis à Verson « toutes les abominations qu’on peut commettre ». Là encore, il s’agissait d’arrêter des prêtres non assermentés, coupables d’avoir dit la messe. Des gardes nationaux, entraînant avec eux des canons du Château, s'étaient chargés de l’expédition. Ils
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arrivèrent trop tard : les réfractaires avaient fui.
 
 
Mais la troupe pilla le presbytère, dévasta des maisons. Elle outragea des femmes, comme la sœur du curé, la mère d’un chanoine, leur coupa les cheveux à coups de sabre, parfois leur entaillant le front. Couvertes de sang, pieds nus, ces malheureuses furent attachées aux canons et ramenées à Caen dans la nuit, parmi d’autres prisonniers. On les contraignit à porter des torches et parfois leurs gardiens s’en emparaient pour brûler les cheveux qu’ils jugeaient encore trop longs. Trois de ces femmes moururent quelques jours plus tard.
 
 
L'expédition était dirigée par Gabriel de Cussy, le nouveau commandant de la Garde Nationale. C’était lui qui, député à la Constituante, avait annoncé à ses compatriotes, dans un délire d’enthousiasme, la nuit divine du 4 août. Pris au jeu terrible de la surenchère, il se dépassait pour n'être pas dépassé. Il avait marché à l’allure de la Révolution.
 
 
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Charlotte s’inquiétait, s’alarmait. De telles scènes ébranlaient sa foi. Le grand effort de
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libération devait-il nécessairement entraîner ces excès abominables ? Étaient-ils la rançon de la félicité promise ? Ses craintes étaient encore confuses, flottantes dans son esprit. Pour la première fois, elles se précisèrent le jour où elle les reconnut, explicites, formelles, dans une page qu’Augustin Leclerc lui mit sous les yeux.
 
 
C’était une lettre ouverte que son cher abbé Raynal avait adressée à la Constituante. Un secrétaire l’avait lue à la tribune, parmi les cris de fureur et d’indignation des partis avancés.
 
 
Les scrupules de ce vieillard de quatre vingts ans étaient pourtant pathétiques et dignes de respect. Il avait travaillé avec les grands précurseurs. La Révolution était un peu son œuvre. En la voyant glisser dans le sang, il se demandait s’il n’en était pas en partie responsable. « J’ai médité toute ma vie les idées que vous venez d’appliquer à la régénération du royaume, dans un temps où elles ne présentaient que la séduction d’un vœu consolant.. Suis-je de ceux qui, en éprouvant une indignation généreuse contre le pouvoir arbitraire, ont peut-être donné des armes à la licence ? »
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Sentant le péril plus vivement que tout autre, il revendiquait le droit de jeter l’alarme: « Prêt à descendre dans la nuit du tombeau, prêt à quitter cette famille immense dont j'ai ardemment désiré le bonheur, que vois-je autour de moi? Des troubles religieux, des dissensions civiles, un gouvernement esclave de la tyrannie populaire… »
 
 
Il dénonçait la domination des clubs, ces écrivains « qui profanent le nom de patriotes ». Il évoquait les empires « qui ont péri par l’anarchie ». Et il achevait sur ce suprême conseil : « Il est temps de nous rendre la confiance et la paix ».
 
 
Que de fois la jeune fille devait méditer sur cette adjuration solennelle. Ainsi, le dernier des Encyclopédistes, l’un de ceux qui avaient préparé, enfanté la Révolution, tremblait pour elle. Il la voyait menacée, compromise par ses excès mêmes. Il donnait l’alerte. Il réclamait la Paix.
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= CHAPITRE III : =
 
= MARAT =
 
 
Deux drames, déchaînés à la même date par les mêmes ferments, allaient bientôt redoubler le trouble et l’angoisse de Charlotte : à Caen, l’assassinat du procureur-général-syndic Bayeux, qui rappela celui d'Henri de Belzunce, mais le dépassa peut-être en cruauté ; à Paris, les inexpiables massacres de septembre.
 
 
Le 16 août 1792, on venait d’apprendre à Caen que les Tuileries étaient prises et que la famille royale était enfermée au Temple, lorsque la nouvelle se répandit par la ville de l’arrestation du procureur-général-syndic du département, M. Bayeux. Ancien secrétaire de Necker, avocat réputé, c’était un homme doux
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et fin, honnête et lettré ; il avait publié plusieurs Essais et traduit Ovide.
 
 
On ignorait l’accusation qui pesait sur lui. Les révolutionnaires prétendaient qu’il correspondait avec les émigrés. Dans le camp adverse, on assurait que des administrateurs du département, dont il avait dénoncé les malversations, avaient juré sa perte. Mais sa femme décida de le sauver. Dans un état de grossesse avancée, elle part pour Paris, sollicite les gens en place, prouve l’innocence de son mari et rapporte un ordre d’élargissement. La poste mettait deux jours, de Paris à Caen. Mme Bayeux mit quinze heures. Elle arrive dans la nuit du 5 au 6 septembre, obtient que le prisonnier soit libéré le 6 au matin.
 
 
Mais les circonstances servaient ses ennemis. La Révolution était menacée dans son existence : les souverains d'Autriche et de Prusse, unis aux émigrés, poussaient leurs troupes vers ses frontières. La Législative, qui succédait à la Constituante, avait « déclaré la guerre aux rois et la paix aux nations. » Partout, au Bruit du canon d’alarme, parmi les roulements de la générale, ce n’étaient que levées, appels, enrôlements, an nom de « la patrie en danger ».
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Mais à la fin d’août, on apprit que les armées ennemies avaient pris Longwy et menaçaient Verdun. Aussitôt retentit le cri de la panique : « Nous sommes trahis! » Affolée de haine, hallucinée de complots, la foule aveugle était désormais prête à toutes les violences.
 
 
Paris donna l’exemple. C’est le 5 septembre que l’on connut à Caen les massacres des prisons. Des furieux s’étaient rués d’abord sur la prison de l’Abbaye. À coups de sabre et de fusil, ils avaient tué des prêtres réfractaires par centaines, des officiers et des conspirateurs royalistes, des suspects. Puis la tache de sang s’était étendue, de prison en prison. On avait massacré des voleurs, des tire-laine, des vagabonds, des vieillards, des femmes de la noblesse, des filles publiques, même des enfants simplement détenus en correction. On avait porté sous les fenêtres de la Reine, à la prison du Temple, les restes dépecés de son amie, la douce et timide princesse de Lamballe. Des scènes de pillage, de viol, de cannibalisme, avaient accompagné cette saoulerie de sang.
 
 
En même temps que ces atroces nouvelles, parvenait à Caen une circulaire du Comité de surveillance de la Commune. Elle invitait la
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province à imiter Paris : « La Commune de Paris se hâte d’informer ses frères des départements qu’une partie des conspirateurs féroces détenus dans les prisons a été mise à mort par le peuple ; actes de justice indispensables pour contenir les traîtres par la terreur. Sans doute la nation entière s’empressera d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public. »
 
 
Tous ceux qui voulaient perdre le procureur-syndic répandirent par la ville cet incroyable appel au crime, afin de désigner Bayeux aux coups des assassins. Et, le 6 septembre au matin, une multitude ivre à point de fureur et de vengeance hurlait à la mort quand Bayeux, libéré, sortit du Château. N’était-il point de ces traîtres qui avaient provoqué la défaite et qui devaient l’expier ?
 
 
Bayeux comprit. Il resta très ferme. Son petit garçon, âgé de douze ans, vint se jeter dans ses bras. Il lui remit les bijoux qu’il portait et le pressa de s'éloigner. Déjà, la horde déferlait sur lui. Blessé d’un coup de baïonnette dans les reins, d’un coup de feu à la tête, Il s’écroula au seuil d’une maison. La porte était entr’ouverte. C’était peut-être le salut. Mais une servante la ferma. Il acheva
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de mourir. Un tambour-major, nommé Briant, lui taillada le visage à coups de sabre. D’autres lui coupèrent la tête et la promenèrent dans la ville au bout d’un bâton.
 
 
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Les massacres de septembre, dont l’assassinat de Bayeux n’était qu’un sanglant reflet, avaient inspiré à Charlotte une horreur désespérée.
 
 
Certes, plusieurs de ses amis, enfermés au Château le 5 novembre puis transférés dans des prisons de Paris, avaient dû périr dans l’ignoble boucherie. Mais elle ne s’arrêtait pas à ces alarmes personnelles. Elle souffrait de voir sur la Révolution cette énorme tache de sang. Charlotte en éprouvait autant de dégoût que si elle avait été elle-même éclaboussée de cette souillure.
 
 
Or, un homme, à ses yeux, avait communiqué ce délire, déchaîné cette bestiale fureur. Un homme avait conseillé l’égorgement, fanatisé les masses ignorantes. Un homme avait lâché la meute et désigné les victimes. Il s’appelait Marat.
 
 
Elle le savait. Quelques jours avant les massacres,
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ce Marat les avait réclamés dans son journal l’ Ami du Peuple. Il avait écrit « que le parti le plus sage serait de se porter en armes à l’Abbaye, d’en arracher les traîtres… et de les passer au fil de l’épée. »
 
 
Elle le savait. Cette circulaire de la Commune, qui pressait la province d’imiter Paris et d’étendre ainsi le massacre à toute la France, elle était inspirée par Marat, signée par Marat.
 
 
Comment eût-elle ignoré ces textes ? Ne lisait-elle pas une demi-douzaine de journaux politiques, la Gazette de Perlet et celle de l’abbé Poncelin, le Courrier de Husson et celui de Gorsas, le Patriote de Brissot ? N’avait-elle pas toujours ses informateurs ?
 
 
Il est vrai qu’en ce mois de septembre 1792, Gustave Doulcet, nommé député à la Convention, s’apprêtait à partir pour Paris ; mais elle gardait son ami Bougon-Longrais, qui succédait à l’infortuné Bayeux comme procureur-général-syndic et qui, de ce poste, suivrait de plus près que jamais les événements. Enfin, près d'elle, dans l’ombre, veillait le fidèle Augustin Leclerc, actif, agile, aux aguets. Tous deux nourrissaient les mêmes espoirs et déploraient les mêmes violences. ils exécraient les
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mêmes monstres et vénéraient les mêmes dieux. Leurs haines comme leurs enthousiasmes, à l’unisson, se renforçaient mutuellement.
 
 
Ainsi, pour elle, aucun doute : Marat était bien l’homme des massacres de septembre. Il en sortait trempé de sang. À vrai dire, il n’avait guère encore attiré son attention. Elle savait que, depuis trois ans, son journal l’ Ami du Peuple n’était qu’une longue et criarde dénonciation : la grande trahison, le grand complot, la grande conspiration. Elle se rappelait un pamphlet de panique : « C’en est fait de nous ! » lancé dans l’immense allégresse des Fêtes de la Fédération de 1790, où Marat réclamait cinq cents têtes pour assurer le bonheur, le repos et la liberté du peuple. Un an plus tard, il proposait d’égorger La Fayette et Bailly, d’empaler les Constituants vendus à la Cour, d’attacher « leurs membres sanglants aux créneaux de la salle, afin d’épouvanter leurs successeurs ».
 
 
Elle l’imaginait difforme, hideux, vivant dans une cave comme un hibou dans son trou, n’en sortant que pour hurler à la mort dans les clubs des Jacobins, des Cordeliers. Bref, elle ne voyait confusément en lui qu’un agité,
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un énergumène, un grotesque. Après les massacres des prisons, il lui apparaissait pour la première fois tragique.
 
 
Désormais, elle est tombée en arrêt. Son attention se concentre sur lui. Elle va le guetter, le suivre sur la scène politique, tandis que continue de se dérouler le grand drame révolutionnaire.
 
 
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Très vite, l’événement lui apporte une preuve nouvelle de la responsabilité de Marat. Le publiciste, l’orateur de club, le commissaire à la Commune, vient d’être élu député à la Convention. Le 21 septembre 92, la nouvelle Assemblée a proclamé la République. Et, dès le 25, elle se tourne tout entière, poings brandis, contre « l’ami du peuple ». Un député l’accuse d’avoir provoqué les massacres, d’aspirer à la dictature. Robespierre et Danton eux-mêmes le désavouent. Il monte à la tribune : « J’ai dans cette assemblée un grand nombre d’ennemis personnels. » Un cri jaillit, unanime : «  Tous ! Tous ! » Imperturbable, il veut poursuivre. Debout, les députés l’accablent d’invectives : « À bas de la
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tribune ! — À l’Abbaye ! — À la guillotine ! » Mais l’homme s’obstine et tient tête. « Oui, dit-il, parfois la dictature s’impose. » Il justifie les massacres : « Le peuple, obéissant à ma voix, a sauvé la patrie, en se faisant dictateur lui-même pour se débarrasser des traîtres. » Et comme le tumulte continue, il brandit un pistolet, le porte à sa tempe. Il se tuera au pied de la tribune si on le décrète d’accusation. Écœurée, l’Assemblée passe outre. Par son mépris, elle marque sa réprobation. Charlotte n’oubliera plus cette muette sentence.
 
 
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Elle guette Marat pendant le procès de Louis XVI devant la Convention, en janvier 93. Certes, Charlotte n’est pas tendre pour le roi, ni pour le pouvoir royal. Elle les juge en maximes rigoureuses, d’une frappe cornélienne, dans ces controverses politiques où elle se jette par sursauts. « Un roi faible ne peut pas être bon… Les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois. » Mais l’exécution de Louis XVI lui apparaît comme une inutile cruauté, le symbole même
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de ces excès qui défigurent à ses yeux la Révolution, celle dont elle a vu briller la figure radieuse dans la nuit du 4 août.
 
 
Nombre de députés, tout en votant le principe de la peine de mort, voudraient éviter l’exécution du roi, les uns par crainte d’en faire un martyr, les autres par simple humanité. Beaucoup de modérés, de Girondins, proposent l’appel au peuple, qui seul pourrait accorder la grâce. Marat, après d’autres Montagnards, le combat âprement. Il lui faut la tête du roi. Avant le procès, il a écrit dans son journal : « Je ne croirai à la République que lorsque la tête de Louis XVI ne sera plus sur ses épaules. » Au cours même des débats, il insiste : « Point de sûreté, point de repos tant que la tête du tyran ne sera pas abattue. » À une faible majorité, 387 voix contre 334, l’exécution est votée.
 
 
Charlotte s’en afflige. Elle tremble pour l’avenir, pour la paix de son pays. Elle écrit à son amie Rose Fougeron : « Je frémis d’horreur et d’indignation. Tout ce qu’on peut rêver d’affreux se trouve dans l’avenir que nous préparent de tels événements… Tous ces hommes qui devaient nous donner la liberté l’ont assassinée. Ce ne sont que des bourreaux. »
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Et, pour elle, Marat est le chef de ces bourreaux.
 
 
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Elle est toujours aux aguets lorsque, le 12 avril 93, la Convention se tourne de nouveau contre Marat. N’a-t-il pas déchaîné ces émeutes, ces scènes de pillage qui ont troublé Paris à la fin de février ? N’a-t-il pas excité même à l’insurrection contre l’Assemblée ?
 
 
En effet. Comme au moment des massacres de septembre, Marat soutient que le peuple, « désespérant d’une Assemblée qui encourage le crime par l’impunité », doit se sauver lui-même. Le matin même de ces émeutes, il a écrit dans son journal, qui s’appelle maintenant le Journal de la République : « On ne doit pas trouver étrange que le peuple, poussé au désespoir, se fasse lui-même justice. Dans tous les pays où les droits du peuple ne sont pas de vains titres, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait fin aux malversations. »
 
 
Et, d’autre part, comme président des Jacobins, il a bien signé un appel à l’insurrection contre l’Assemblée : « Oui, la contre-révolution
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est dans le gouvernement, dans la Convention nationale. C’est là qu’il faut frapper ! Allons, républicains, armons-nous !… »
 
 
Cette fois encore, imperturbable, obstiné, Marat tient tête. Il approuve, il contresigne, lorsque le girondin Guadet lit à la tribune l’appel à l’insurrection lancé par les Jacobins : « Oui. C’est vrai. C’est mon opinion. »
 
 
Mais son sang-froid même exaspère l’indignation de l’assemblée. Pétion, si pondéré d’ordinaire, s’emporte contre « le vil scélérat qui a prêché le despotisme », contre ces sortes d’hommes qui crient sans cesse au peuple de se lever. Et quand le peuple sera debout, qu’aura-t-il donc à renverser, qu’aura-t-il donc encore à égorger ?
 
 
Boyer-Fonfrède demande à la Convention de bannir de son sein « ce génie malfaisant, cet artisan de crimes, de calomnies, de troubles, de discordes, de haines ». Buzot est plus véhément encore : « Les départements béniront le jour où vous aurez délivré l’espèce humaine d’un homme qui la déshonore, qui a dégradé la morale publique, dont l’âme est toute calomnie et la vie entière un tissu de crimes. »
 
 
Cette fois, Marat renonce à toute mise en
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scène. Il ne braque point de pistolet vers sa tempe. Et l’Assemblée vote le décret d’accusation. Mais aussitôt, le public exalté des tribunes proteste et vocifère. De plus en plus, il tend à se mêler aux débats. Tour à tour, il acclame, il injurie. A plusieurs reprises, des députés ont voulu sévir contre ses fureurs. Marat est l’idole de ces fanatiques. Aujourd’hui, ils descendent dans la salle, entourent « l’ami du peuple », s’opposent à son arrestation, le prennent sous leur sauvegarde.
 
 
Au surplus, lorsqu'il se constitue prisonnier pour comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, le président Montané, l’accusateur public Fouquier-Tinville, les juges, les jurés, lui sont acquis. Il dirige lui-même une audience de pure forme. Il est acquitté.
 
 
La foule qui bat les murs du Palais de Justice l’accueille à sa sortie d’une clameur unanime, le couronne de chêne et de laurier, puis chantant, dansant, le porte en triomphe à la Convention. Le cortège aux bras nus, hérissé de piques et coiffé de bonnets phrygiens, défile devant l’Assemblée silencieuse. Un sapeur, nommé Rocher, brandissant sa hache, déclare à la barre qu’on devra faire tomber sa tête avant d’avoir celle de « l’ami
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du peuple ». Marat, à la tribune, exalte son innocence et savoure l’apothéose.
 
 
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Du jour où il est rentré triomphalement à la Convention sur les épaules populaires, il ne cesse plus de s’élever. Dans l’Assemblée, il a ses partisans, les maratistes. Pour ses adversaires, l’épithète est injurieuse. Lui s’en enorgueillit : « Elle deviendra, dit-il, un titre d'honneur ; car il est impossible, sans être maratiste, d’être patriote à l'épreuve, vrai défenseur du peuple, martyr de la liberté. » Désormais il s’érige en grand accusateur près de la Commune, des Cordeliers, de la Convention même. Il culmine.
 
 
Charlotte, qui suit l’étonnante ascension, s’en indigne et s’en inquiète. Plus Marat grandit, plus elle le hait. Maintenant, littéralement, il la hante. Elle vit face à face avec l’image détestée.
 
 
Elle croit le bien connaître, depuis sept mois qu’elle instruit sourdement son procès. Une phrase lancée par Vergniaud, le plus éloquent des Girondins, la poursuit : « Marat, tout dégouttant de calomnie, de fiel et de sang,
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élevat sa tête audacieuse au-dessus des lois. » C’est ainsi qu'elle le voit.
 
 
D’aspect, c'est un monstre : petit, large, la tête énorme, la démarche rapide et sautillante, la mise malpropre et recherchée, le front plissé sous le bonnet rouge ou le mouchoir noué, le nez courbe écrasé sur la bouche longue et mince, la mine insolente ou sardonique, le teint de plomb, les yeux ronds, clairs, inquiets, d’un gris jaune.
 
 
D'esprit, c’est un monstre. La vanité, l’ambition, le dévorent. Oh! surtout la vanité. Méconnu comme savant et comme médecin, méconnu comme philosophe et comme écrivain, malgré tant de livres et de mémoires publiés dans le vide, il connaît enfin, grâce à la Révolution, cette popularité qu’il convoite depuis vingt ans. Il la lui faut désormais. Il en a besoin comme de l’air qu’il respire. Exaltant les plus sales instincts de la foule ignorante, lui soufflant chaque jour la haine et le soupçon, versant sur elle sou humeur âcre et féroce, il lui communique sa fièvre et son délire. Mais du moins, elle continue de l’acclamer.
 
 
De lui, tout irrite la jeune fille : ce titre de « médecin des incurables » qu’il se vante
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d’avoir reçu quand il donnait des consultations ; ce nom qu’il s’est décerné lui-même, ce nom dont il signe, « Marat, l’ami du peuple », comme s'’il était l’ami par excellence, le seul ami du peuple, comme s’il exerçait un privilège !
 
 
Ne s’est-il pas emparé d’un autre monopole, ne donne-t-il point à tous les Français des leçons de patriotisme, lui qui est né, en territoire prussien, d’une mère genevoise et d’un père sarde, d’origine espagnole ? Le cas est de tous les temps. Et Charlotte sourit amèrement de l’intolérable prétention. Car elle a le sens de l'ironie.
 
 
Mais, dira-t-on, il voit juste, de temps en temps ? Parbleu! Il dénonce tous les jours. Il est pendu au tocsin. Son journal, ses pamphlets, ne sont qu’un cri d’alarme : « On nous endort. Prenons-y garde. C’est un beau rêve. L’affreux réveil! » Quand un homme commet une faute, comment Marat ne l’aurait-il pas prévue, puisqu'il accuse tous les hommes de toutes les fautes ?
 
 
Mais, dira-t-on encore, disgracié par la nature, ne doit-il pas compatir mieux qu’un autre aux souffrances des humbles, à l’éternelle injustice dont ils sont victimes ? Il est
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sincère. De plus, il est désintéressé. Qu’importe ? Il est néfaste.
 
 
Et puis, l’impardonnable, pour la jeune fille, c’est l’incessant appel à la tuerie. Oh! évidemment, il s’efforce de le justifier. Plus la Révolution s’achèvera vite, plus vite reviendront la sécurité, le bonheur. « Le fer et la torche à la main, il faut hâter les événements… Nous versons du sang pour qu’on n’en verse plus. » Éternel refrain dont on berce les hommes pour les tenir en guerre !
 
 
Le temps est loin déjà où, dans l’allégresse des Fêtes de la Fédération, Marat jetait son cri discordant et réclamait cinq cents têtes. En septembre 92, au Conseil de la Commune, il déclare qu’il faut en abattre quarante mille pour assurer la tranquillité publique. Six semaines plus tard, il écrit dans son journal : « Jamais la machine ne marchera que le peuple n’ait fait justice de deux cent mille scélérats. »
 
 
Ainsi, ses démentes exigences grandissent avec le temps. Où s’arrêtera-t-il? Décidément, c’est lui qui entretient, qui prolonge le trouble. Il est le mal. Il est la haine. Il est la guerre, Lui disparu, la Paix refleurirait.
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= CHAPITRE IV : =
 
= L’AFFAIRE DU 31 MAI =
 
 
Ainsi, Charlotte ne cessait pas de tourner ses regards vers Paris. Cependant, au cours de ce mois d’avril 93 où s'était affirmé le triomphe de Marat, un événement local, le procès de l’abbé Gombault, appela et retint son attention. C’était encore un de ces drames où apparaissait à ses yeux l’excès de la Révolution et qui, défigurant son idéal, la soulevaient de honte indignée.
 
 
Le 2 avril, le Directoire du département avait enregistré un décret de la Convention relatif aux prêtres réfractaires : tous ceux qui seraient trouvés sur le territoire français huit jours après la publication de la loi seraient punis de mort.
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L’abbé Gombault, ancien curé de Saint-Gilles, fut arrêté le 3, près de la Délivrance. Un tribunal, composé d'officiers de la garde nationale, le jugea sur-le-champ. Plusieurs d’entre eux prirent la défense de l’accusé : la loi, applicable huit jours après sa publication, n’était enregistrée que de la veille et n’était même pas encore affichée. Néanmoins, après de pénibles pourparlers, l’ancien curé de Saint-Gilles fut condamné à mort. Le 5, sur la place Saint-Gilles, la guillotine fut dressée.
 
 
La machine nouvelle inspirait encore une ignoble curiosité. Adoptée par la Législative en mars 92, elle avait fonctionné pour la première fois à Caen en novembre de la même année, dans des circonstances particulièrement atroces. Dans le faubourg de Vauxcelles, les époux Delorme, au cours d’une rixe, avaient tué leur voisin ivre. La populace réclama leur jugement sans délai. Et dès qu'ils furent condamnés à mort, elle exigea l’exécution immédiate. Dans son impatience de voir fonctionner la guillotine, elle contraignit le bourreau, malgré sa résistance, à monter sa machine. Elle força un coutelier à en aiguiser le tranchant. En vain, le tribunal objectait que les époux Delorme s'étaient pourvus en
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cassation. La foule, menaçante, n'écoutait rien. Les juges, pour se couvrir, durent persuader les deux condamnés de renoncer à leur pourvoi. Revêtus d’une chemise rouge, ils furent exécutés tous deux, bien que la femme se fût offerte à mourir la première dans l’espoir que son mari serait gracié.
 
 
Par un ironique destin, l’abbé Gombault, depuis cette première exécution, avait souvent assisté les condamnés jusqu’à la guillotine. II parut moins ému, en marchant lui-même à la mort, que lorsqu'il soutenait le courage des autres. Recueilli dans la prière, il gravit lentement les degrés de l’échafaud, comme il montait ceux de l’autel.
 
 
Mais la foule avait vu du sang ; elle en voulait voir plus encore. Sous prétexte qu’on ne pouvait pas mettre à mort un brave homme de curé et laisser en vie d’immondes coquins, elle courut aux prisons. Là, elle réclama cinq détenus, assassins et voleurs, dont l’exécution était prochaine. À la vérité, quatre d’entre eux seulement étaient condamnés à mort. Encore avaient-ils fait appel du jugement. Le cinquième n’était condamné qu’à vingt ans de galère. Mais la foule ne s’arrêta pas à ces chicaneries et se régala de cinq exécutions.
 
 
 
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Charlotte avait passionnément suivi le rapide procès de l’abbé Gombault. Elle s’y était d’autant plus intéressée qu’elle connaissait l’un des juges, le brasseur Lacouture, chef de bataillon de la Garde nationale, l’un de ceux qui avaient pris le plus courageusement le parti de l’accusé. Il était son proche voisin. La maison Lacouture, située derrière celle de Mme de Bretteville, n’en était séparée que par une cour étroite. L’une des deux fenêtres de la chambre de Charlotte donnait sur cette courette. Et la jeune fille avait même pris l’habitude d’écouter de là, vers le soir, les fils Lacouture jouer du violon…
 
 
Elle accusait la « faction Marat », d’inspirer ces lois cruelles, de prolonger le trouble, de déchaîner sur le pays cette atmosphère de terreur, de carnage et de contagieuse folie. Et son entourage partageait son opinion. La faction Marat… C’est ainsi que toute la province désignait maintenant le parti le plus violent de la Convention. Pour ces spectateurs lointains, il en était le chef.
 
 
L’affreuse disgrâce de sa personne, le désordre voulu de sa tenue, la fureur délatrice
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de son langage et de son journal, tout le désignait d’abord à l’attention. Il était le plus voyant. De loin, il masquait de sa silhouette inhumaine deux hommes qui pourtant le dominaient, l’un tumultueux, l’autre glacé Danton, Robespierre.
 
 
Oh ! non, Charlotte n’était pas seule à maudire Marat et sa séquelle. Ceux même de ses amis qui exerçaient l’autorité, comme Bougon Longrais, dénonçaient publiquement les factieux. Depuis le début de l’année, les corps constitués du département avaient, à trois reprises, envoyé de solennelles Adresses à la Convention.
 
 
Elles incriminaient « une poignée de scélérats, d’agitateurs orgueilleux, de monstres sanguinaires, qui tendaient à opprimer l’Assemblée, à perpétuer le désordre et l’anarchie ». Elles déploraient la tyrannie des tribunes. Surtout elles adjuraient la Convention de mettre fin à ces dissensions qui la déchiraient, l’affaiblissaient et qui entraînaient le malheur public. Toutes nommaient Marat.
 
 
Ces pathétiques Adresses étaient semées d’allusions empruntées à l’histoire ancienne. En effet, la Révolution s’était donné pour modèle la République romaine, son culte farouche
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de la liberté. Et ce prestige influençait l’expression même de la pensée. Les auteurs de ces proclamations célébraient l’héroïque fermeté d’un Mucius Scævola, réprouvaient la félonie d’un Catilina. Et ils déclaraient aux députés : « Soyez des Catons : sinon, nous serons des Brutus. »
 
 
Ainsi, par une curieuse rencontre, ces hommes parlaient le langage que l’arrière petite-fille de Corneille avait appris, au presbytère de Vicques, dans l’œuvre de son grand aïeul. Elle le comprenait d’autant mieux. Leur haine de Marat exaltait la sienne. Toutes ces vindictes s’accumulaient dans son cœur.
 
 
Ces luttes, que déploraient dans leurs Adresses les magistrats du Calvados, mettaient aux prises, au sein de la Convention, les Montagnards et les Girondins. On avait d’abord donné plaisamment, dans la nouvelle Assemblée, le nom de Montagnards aux fougueux députés qui siégeaient sur les plus hauts gradins à la gauche du président. Ils l’avaient accepté et pris pour enseigne. Ils entendaient pousser à fond la Révolution, la débarrasser de tous ses ennemis, au dedans comme au dehors, et ils soutenaient la nécessité de la violence.
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Un groupe de députés du Sud-Ouest, la Gironde, existait déjà dans la Législative. Leur parti était revenu plus nombreux à la Convention. Et, bien qu’ils fussent désormais recrutés dans toutes les régions, on continuait de les appeler les Girondins. Ils tenaient le pouvoir. Ils auraient voulu fixer la Révolution, l’organiser dans la paix.
 
 
Entre les Montagnards et les Girondins, s’étendait la Plaine ou le Marais, masse inerte, incertaine, ballottée, comme un lest mal arrimé, d’un bord à l’autre, au gré des tempêtes.
 
 
Moins séparés par les doctrines que par les moyens d’en assurer le triomphe, les Girondins et les Montagnards s’entre-déchiraient. Éternel conflit entre les partisans de la réforme et ceux de la violence. Les Girondins accusaient les Montagnards de pousser le pays vers la dictature ou l’anarchie. La Montagne incriminait la Gironde de fédéralisme. Par une perversion fréquente, le mot avait changé de sens. On était loin des fêtes grandioses de 1790, qui célébraient la touchante union des provinces, la Fédération. D’après les Montagnards, les Girondins voulaient créer de petites républiques provinciales, dissocier la patrie.
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En apparence, les Girondins n'avaient pas de plus furieux adversaire que Marat. Il n’était pas seulement, selon l’expression de Charlotte, « à la cime de la Montagne », il était aussi l’orateur adoré des hurlantes, des frénétiques tribunes. Il était le porte-parole de forces extérieures, plus exaltées, dont il devait prendre le ton, pour rester leur chef : les Sections armées, les Clubs des Jacobins et des Cordeliers, et surtout la Commune de Paris.
 
 
Marat appelait avec mépris les Girondins les hommes d’État, comme s’il avait voulu, opposant État à l’action, leur reprocher par là de n’être pas des hommes d’action. Il les accusait d’être les fourriers de la contre-révolution. Il feignait de les croire les complices du général Dumouriez, le récent vainqueur de Jemappes et de Valmy, et qui venait de passer à l'étranger. Ouvertement, il les dénonçait comme traîtres. Ils voulaient non seulement démembrer la patrie, mais encore la perdre.
 
 
Charlotte admirait pleinement les Girondins. Elle aimait leur courage et leur générosité, leur esprit et leur éloquence. On leur reprochait d’être un peu des poètes. Mais ces poètes-là avaient vraiment fondé la République.
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Leur idéal était le sien. Et puis elle sentait qu’une femme fine et forte, Mme Roland, les conseillait, les soutenait, les animait, et qu’elle leur avait communiqué son ardente douceur, son humaine raison. Charlotte épousait leur cause. Ils étaient ses héros véritables. Tous les outrages que leur jetait Marat l’atteignaient elle-même. Chacun de ces coups forgeait et reforgeait sa haine.
 
 
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Charlotte tremblait donc pour les Girondins, dans cette lutte qu’elle devinait impitoyable et sans merci. Mais certes elle ne soupçonnait pas à quel impudent coup de force ils allaient succomber.
 
 
Cet assaut décisif, c’est Marat qui le livre, le règle et le conduit. Le drame se déroulera en deux journées : le 31 mai, Le 2 juin. Mais on a continué de l’appeler l’Affaire du 31 mai. Le premier jour, l’action est indécise. Mais des le début du second, elle se précipite.
 
 
Ce 2 juin, c’est bien la journée de Marat. Tantôt caché dans la coulisse, tantôt en scène au premier rang, il est partout. C’est lui qui a fait investir les Tuileries, où siège la Convention,
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par la Garde nationale sous le commandement d’Hanriot.
 
 
C’est lui qui a inspiré, c’est lui qui dirige la députation de la Commune qui vient réclamer, à la barre de l’Assemblée, l’arrestation d’une trentaine de Girondins. « Sauvez le peuple, dit la pétition, ou nous vous déclarons qu'il va se sauver lui-même. » C’est la formule favorite de Marat.
 
 
Au cours de la séance, c’est lui qui exige la mise en accusation des Girondins, tandis qu'ils hésitent, se partagent, les uns prêts à se démettre pour « ramener la paix dans la République », les autres résolus à rester à leur poste.
 
 
Soudain des députés rentrent dans la salle, défaits et furieux, les vêtements lacérés. Chariot leur a interdit de sortir. L’Assemblée n’est plus libre. Elle est encerclée de troupes. Une voix propose alors que la Convention délibère dehors, sous la protection même de la force armée. Malgré les huées, les cris : « Aux armes ! » qui partent des tribunes, les députés sortent sous la conduite de leur président, Hérault de Séchelles.
 
 
Mais, dans la cour du Carrousel, Hanriot, à cheval, se rue sur le cortège. Il y a derrière
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lui des milliers d'hommes en armes, cent cinquante canons, mèche allumée. Le président lui ordonne de livrer passage. La voix tonnante, Hanriot tire son sabre, enfonce son chapeau : « Vous n’avez pas d’ordre à donner. Nous ne sommes pas ici pour entendre des phrases, mais pour nous faire livrer les traîtres. Canonniers, à vos pièces! »
 
 
Toutes les issues du jardin sont gardées. A l’une d’elles, surgit Marat, escorté d’une bande de gamins : « Je vous somme, au nom du peuple, de retourner à votre poste que vous avez lâchement abandonné. » Le groupe de la Montagne regagne le Château. La Plaine et la Gironde suivent silencieusement.
 
 
Derrière le troupeau qu’il a rabattu, Marat rentre en maître. Il dicte ses volontés. Ajoutant ici, retranchant là, il dresse lui-même la liste des trente-deux députés à décréter d’arrestation. Il emporte le vote dans le tumulte, la foule des pétitionnaires et des tribunes mêlée dans la salle aux rangs de la Montagne.
 
 
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Charlotte connut le 4 juin ce coup de force sans précédent. L’Assemblée avait délibéré
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sous le canon. C’en était fait de la Représentation nationale, de la Loi, de la Liberté, de la Paix. Marat précipitait bien le pays vers l’anarchie, vers d'innombrables massacres. Et, ce jour-là, elle sentit prendre corps et tressaillir de vie l’idée qui sourdement, depuis des mois, depuis septembre, germait et se développait en elle : immoler Marat.
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= CHAPITRE V =
 
= LES GIRONDINS A CAEN =
 
 
L'affaire du 2 juin avait violemment indigné les administrateurs du Calvados, presque tous ralliés aux Girondins. Ils l’avaient prévue de loin. Leurs Adresses à la Convention l’attestaient.
 
 
Jusqu'au dernier moment, ils avaient essayé d’empêcher l'attentat. Dans la nuit du 30 au 31 mai, ils décrétaient le principe d’une force armée, capable de faire respecter au besoin la représentation nationale. Et ils expédiaient aussitôt à Paris dix commissaires, chargés d’informer la Convention de leur décret. Leur nouvelle Adresse s’achevait par ces mots : « Nous déclarons une guerre à mort aux anarchistes, aux proscripteurs et aux factieux, et
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nous ne mettrons bas les armes qu'après les avoir fait rentrer dans le néant. » Ces dix commissaires arrivèrent trop tard. Le drame était joué.
 
 
Aux yeux des notables normands, la Convention, après le 2 juin, était investie, bloquée par les énergumènes de la Commune, obéissant eux-mêmes à l’inspiration de Marat. Il s'agissait de la dégager, d’assurer la sécurité de ses membres et la liberté de ses séances.
 
 
Dès le 7 juin, le jour même où les dix commissaires rendaient compte de leur inutile voyage, tous les corps constitués, toutes les sociétés civiques du Calvados, jetaient les bases d’une Assemblée de résistance à l’oppression.
 
 
Souffrant, le procureur-général-syndic Bougon-Longrais dut se faire porter dans un fauteuil à la première séance. Le général de Wimpffen fut chargé du recrutement des volontaires. De l’avis unanime, ces hommes fraterniseraient avec la population parisienne, qui restait étrangère aux menées de la Commune et de Marat. Ils apparaîtraient en sauveurs. Ils délivreraient la Convention par leur seule présence. Le sang ne coulerait pas.
 
 
Charlotte partageait l’indignation de Bougon-Longrais
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et de ses collègues, mais non pas leur confiance. Pour elle, l'expédition ne serait pas si facile, ne prendrait pas l’allure d’une marche triomphale. Elle prévoyait des hécatombes nouvelles. Toujours la guerre civile. Elle n’en voulait plus.
 
 
Et chaque fois qu'elle entendait battre la générale pour le recrutement des volontaires, elle sentait se fortifier la résolution qui, désormais, vivait en elle : hâter la Paix, sauver des milliers et des milliers d’hommes, en immolant Marat.
 
 
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Soudain, le bruit se répandit par la ville qu’un grand nombre de Girondins proscrits se dirigeaient vers Caen. Ils savaient, par les commissaires envoyés à Paris et par les députés du Calvados, que la capitale normande était devenue, depuis le 31 mai, le centre de la résistance armée contre les maratistes. Ils venaient se placer au milieu des troupes qui les ramèneraient victorieusement à Paris.
 
 
Les Girondins à Caen… On imagine à grand peine combien Charlotte fut bouleversée par cette nouvelle. Elle allait voir ces hommes
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pour qui elle tremblait depuis des mois, et dont la défaite avait fixé sa résolution.
 
 
Tous avaient l’auréole du talent, du courage et, certains, de la gloire. Ils étaient ses héros, ses demi-dieux. Ils incarnaient son idéal républicain, qu’ils avaient défendu sans fléchir, au risque de leur vie. N’étaient-ils pas les plus touchantes victimes de Marat ? Ne les avait-il pas dénoncés comme traîtres? Et n’allaient-ils pas être plus exposés encore, maintenant qu'ils entraient en rébellion ouverte contre lui ? Mais elle les sauverait, eux et des milliers d’autres. Elle leur rendrait la paix. Et, à cette pensée, son secret palpitait en elle d’une vie plus rapide, comme son cœur.
 
 
Elle allait les voir… Ils seraient ses voisins. L'Assemblée de résistance mettait à leur disposition l’ancien hôtel de l’Intendance, rue des Carmes. Cette rue se jetait dans la rue Saint-Jean, devant la maison de Mme de Bretteville. De la fenêtre d’une petite pièce contigüe au salon, on apercevait à cent pas le logis des Girondins. Bien des fois la jeune fille devait suivre, de cet observatoire, les allées et venues des nouveaux hôtes de l’Intendance.
 
 
Ils arrivèrent à partir du 9 juin, soit par
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petits groupes, soit isolément. Quelques-uns n'avaient pu s'échapper de Paris qu’à la faveur d’un déguisement. Tous se présentaient le premier jour à l’Assemblée de résistance, où ils se contentaient de commenter brièvement la situation politique. Un certain nombre d’entre eux continuèrent d'assister aux séances, mais ils y prirent rarement la parole. Jamais aucun d’eux ne prononça de discours public. Par une sorte de discrétion qui était bien dans leur manière, ils se gardaient d’intervenir dans un mouvement qui existait à leur arrivée. Ils entendaient en laisser la conduite à ceux qui l’avait créé.
 
 
Charlotte était tellement impatiente de les connaître qu’elle provoqua des occasions de rencontre. Elle sortit plus que de coutume. On la vit chez M. Lévèque, président du Directoire départemental, qui réunissait chez lui des républicains ardents et sincères, ennemis des violences maratistes, et chez qui fréquentaient quelques-uns des proscrits. Elle assista à ces revues où, dans les rangs de la Garde nationale, le général de Wimpffen recrutait des volontaires. Elle parut à la réunion de l’Assemblée de résistance où les délégués de sept départements normands et bretons s’unirent
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solennellement pour délivrer la Convention.
 
 
Elle traversait, ces jours-là, une de ces crises de coquetterie qui la redressaient chaque fois qu’elle devait paraître dans une robe de gala. Plus de laisser-aller, plus de tête basse, plus « de menton qui touche la poitrine », plus de jupe qui balaie de trottoir. Elle retrouvait son art si sûr de porter la toilette, son autorité charmante et souveraine, sans rien perdre de sa douce réserve.
 
 
Dans ces réunions, où elle entrevoyait les Girondins sans toutefois leur parler, elle était attentive à leurs propos, à leur personne, à toutes les particularités qu’elle pouvait recueillir sur leur existence.
 
 
Elle vit Gorsas, journaliste mordant, aux traits tourmentés, dont elle lisait le Courrier des Départements ; Buzot, encore tout accablé par la récente arrestation de Mme Roland, à qui l’unissait une amitié tendre et passionnée ; Gundet, maigre et brun, énergique et candide ; Salle qui, par trois fois, en pleine Convention, avait courageusement dénoncé Marat ; Louvet, pâle et mince, spirituel et fringant, à qui le succès de son roman Fantlus avait peut-être valu la haine de Marat, cet auteur jaloux et manqué ;
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Pétion, galant sous ses cheveux gris, Pétion qui avait connu une telle popularité comme maire de Paris qu'après sa suspension, en 92, le peuple le réclamait au cri de : « Pétion ou la mort » ; Barbaroux, étourdissant de verve et de jeunesse, paré de la beauté d’un dieu et des dons de toutes les fées, et qui avait déjà connu, à vingt-six ans, la gloire et ses revers.
 
 
Tous tenaient une telle place dans sa pensée que ses lettres à son père étaient remplies de leurs portraits. Et parfois, malgré sa ferveur, elle y glissait même un trait malicieux, tant l’indulgente ironie lui était naturelle.
 
 
 
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À chacune de ces rencontres, elle s’exaltait davantage. L'idée qui vivait en elle avait pris forme et ses grands traits se dessinaient : elle était résolue à tuer Marat en pleine Convention ; la foule des tribunes, dont il était l’idole, envahirait sûrement les gradins et la massacrerait sur place ; nul ne saurait son nom.
 
 
Elle était prête. D'ailleurs la mort n’effrayait plus. On l’invoquait sans cesse. Tous les orateurs, sous le moindre prétexte, juraient
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de mourir à leur poste, se déclaraient prêts au sacrifice de leur vie. L’image même de la mort devenait familière. Dans les rues de Caen, Charlotte voyait souvent passer l’étendard d’une société populaire, assez rude et turbulente, mais dévouée à la cause girondine, les Carabots. Au-dessous de leur devise, « L’exécution de la Loi ou la Mort », une tête de squelette, posée sur deux fémurs en croix, se détachait en noir sur l’étoffe blanche. Les Carabots portaient même en brassard cette lugubre image. Or, elle n’étonnait plus. Les Carabots avaient raison : l’exécution de la Loi ou la Mort.
 
 
Certes, Charlotte admirait tout particulièrement les dures mœurs de Rome et de Sparte, telles qu’elles lui apparaissaient à travers l’histoire et la tragédie. Ses amies ne la raillaient-elles pas de les citer trop souvent en exemple ? Mais elle n’était pas seule à s’en inspirer. Tout le monde, autour d'elle, célébrait les héros antiques, si prompts à mourir ou à tuer pour une grande cause. Ainsi elle admirait Brutus, immolant à la liberté César, pourtant son bienfaiteur et peut-être son père. Elle savait par cœur des passages entiers du Brutus de Voltaire. Mais tout le monde prenait
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Brutus pour modèle. Que de discours, que d’articles, où apparaissait le poignard de Brutus..… Il était pour ainsi dire levé sur l’époque.
 
 
Plus pénétrée cependant que quiconque de ces classiques souvenirs, Charlotte se sentait donc également prête à donner et à recevoir la mort. Elle appartenait désormais tout entière au projet qu'elle avait nourri. Elle vivait pour lui, s’il vivait en elle. Il l’envahissait, il l’occupait tout entière. Il devenait sa raison d’être, et sa pense. Inspirée par lui, elle avançait droit vers son but.
 
 
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Un instant, toutefois, elle s’arrêta, hésitante. Depuis que le mouvement de résistance se dessinait en Normandie, la Convention y détachait des émissaires chargés de retourner les esprits. Mais ceux qu’elle avait d’abord envoyés ouvertement, les conventionnels Romme et Prieur, furent arrêtés le 12 juin, puis retenus comme otages au Château. Dès lors des envoyés secrets, hommes et femmes, furent chargés de cette propagande. Ils se mêlaient à la foule, pénétraient dans les foyers, s’insinuaient
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dans la confiance de leurs hôtes. Leurs propos parvinrent jusqu’à Charlotte.
 
 
On montrait aux Normands le risque d’être traité en rebelles, de s’exposer pour un parti désormais ruiné. On dénigrait les Girondins, héroïques mais superficiels, brillants mais irrésolus. Ils avaient le don de la parole et manquaient de sens politique. Ils avaient fait la Révolution sans la vouloir et sans la comprendre.
 
 
À ces artistes égarés, les émissaires de la Montagne opposaient des hommes comme Marat. Car ils sentaient bien que toute la vindicte provinciale se concentrait sur lui. Ils le défendaient: Ils se portaient au-devant des calomnies que répandaient sur lui ses adversaires. Parce qu’il avait pris, en dix ans de séjour en Angleterre, l’habitude d’un sobre confort, ne l’accusait-on pas de cacher, sous un désordre voulu, des mœurs raffinées, le goût du luxe ? Sa violence même était salutaire : chaque fois que la Nation était tentée de se reposer à mi-côte, lui seul savait la fouetter, la cingler pour l’entraîner jusqu’au sommet. Ses ennemis lui reprochaient son âcre humeur. Mais le fiel est un stimulant nécessaire dans un corps vivant. Il y a des crises
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où il sauve l’organisme tout entier. Au fond, Marat était bon. Médecin, n’avait-il pas prodigué des soins gratuits à d’innombrables malheureux ? Il avait sincèrement l’amour du peuple. Une mère tendrement chérie le lui avait inspiré. Il l’avait mûri dans la souffrance, l’étude et la méditation. Il y puisait son inflexible énergie. Il était le peuple même. Il était l’âme de la Révolution.
 
 
Charlotte secouait la tête. Non, non, Marat n’aimait pas le peuple. Ce n’était pas aimer le peuple ignorant que d’exciter ses pires instincts pour rester son idole, et de le jeter à la tuerie sous couleur de le sauver. Aimer le peuple, c’est lui rendre la Paix.
 
 
Elle n’avait que trop écouté ces louanges serviles. Plus pressée que jamais d’agir après cette vaine alerte, elle reprit en hâte son chemin.
 
 
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Le projet qu’elle nourrissait dans le secret d’elle-même avait pris désormais sa figure définitive. On peut dire qu’il lui ressemblait. On y retrouvait ses traits : le sens pratique, un peu de fine malice, et toute la générosité.
 
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Il allait lui permettre à la fois d'approcher ses héros, d’obliger une amie et de servir sa grande cause.
 
 
Eu réalité, elle voulait connaître, grâce à l’un des Girondins, réfugiés à Caen, un député siégeant encore et qui l’aiderait à parvenir jusqu’à Marat au sein mème de la Convention. Mais, parmi les dix-huit proscrits, lequel choisir et sous quel prétexte l’aborder ?
 
 
Et hasard la servit. Elle souhaitait d’intervenir au Ministère de l'Intérieur pour son amie Mme de Forbin, retirée en Suisse. Or elle apprit fortuitement que la famille d’Alexandrine de Forbin et celle de Barbaroux, toutes deux méridionales, étaient liées d'amitié. Barbaroux était donc tout désigné pour l’aider dans cette affaire.
 
 
Mme de Forhin, chanoinesse à l’Abbaye de Troarn, près de Caen, avait droit à une pension depuis la suppression des ordres monastiques. Le Ministère la lui refusait sous prétexte qu’elle résidait actuellement à l’étranger. On la considérait comme émigrée. Charlotte, qui avait pris en main les intérêts de son amie, jugea qu’elle aurait plus de chance de réussir près des Administrateurs du Calvados. Mais elle avait besoin du dossier qui
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dormait depuis des mois au Ministère. Et elle ne parvenait pas à l’obtenir. Elle profiterait donc d’un voyage à Paris pour le reprendre elle-même. Elle demanderait à Barbaroux de l’adresser à l’un de ses collègues, qui faciliterait ses démarches et la guiderait dans les bureaux.
 
 
Il y avait derrière elle, dans l'ombre, un homme qui partageait sa ferveur enthousiaste pour les Girondins, qui la poussait fortement à leur rendre visite et qui s’offrait à l’accompagner comme garde du corps. C'était Augustin Leclerc. Il était marié depuis peu de mois et Charlotte avait tenu à signer au mariage, Mais sa situation nouvelle ne l’éloignait pas de Mme de Bretteville ni de sa nièce. Tout au contraire. Car il restait l’intendant de la bonne dame et la jeune Mlle Leclerc était attachée à son service.
 
 
Charlotte ne voulut pas le priver de la joie d’approcher les Girondins, tout en lui faisant, naturellement, ignorer sa pensée secrète. On touchait à la fin de juin quand ils franchirent tous deux le porche de l’Intendance, entre ses deux chassé-roues cerclés de fer.
 
 
L’Assemblée de résistance avait donné aux Girondins une garde d’honneur. L’un des
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hommes du poste courut prévenir Barbaroux, après avoir introduit la jeune fille dans le grand salon du rez-le-chaussée. Cette pièce, démeublée depuis quatre ans, mais encore toute revêtue de ses boiseries finement brodées, avait été en hâte garnie de quelques sièges. Deux députés, assis dans un coin, quittèrent discrètement le salon. C’était Meillan et Guadet. Barbaroux parut bientôt. L’entrevue fut brève. Charlotte cita leurs relations communes et, de sa voix musicale, exposa posément sa requête, la démarche qu'elle comptait faire pour obtenir le dossier de Mme de Forbin, l’aide qu’elle attendait de lui. Le Girondin lui proposa aussitôt de la recommander à son ami Lauze de Perret, qu’il allait d’ailleurs avertir par lettre le jour même. Puis il la reconduisit jusqu’au seuil. Augustin Leclerc les contemplait, en extase. Il avait coutume de dire : « belle comme Charlotte Corday ». Il pouvait désormais ajouter : « Beau comme Barbaroux ». Ils formaient vraiment le couple idéal. Elle, blonde dans la lumière, le teint éblouissant, la taille généreuse, d’une grâce discrète et souveraine. Lui, robuste et brun, le front léonin, les yeux larges et profonds, les dents lumineuses, tous
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les traits d’une pureté qu’un embonpoint naissant adoucissait sans l’amollir encore.
 
 
Une semaine plus tard, le fidèle Augustin Leclerc accompagnait de nouveau la jeune fille à l’intendance. Barbaroux n'avait point reçu de réponse de son ami Lauze de Perret. Il ne s’en étonnait pas, car les correspondances étaient très surveillées. Charlotte ne s’en émut pas davantage. Car, annonça-t-elle, son voyage à Paris était maintenant tout à fait décidé. Elle apporterait donc elle-même à Lauze de Perret la recommandation de Barbaroux. De son côté, elle offrait d’apporter les lettres et les imprimés que les Girondins de Caen voudraient faire parvenir en sécurité à leurs amis de Paris. Elle ajouta toutefois que la date de son départ était encore incertaine.
 
 
Ainsi, dès les tout premiers jours de juillet, Charlotte était bien décidée à partir pour Paris, L'offre d’emporter la correspondance des Girondins l’attestait. Elle s’était donné à elle-mème une autre preuve de sa résolution. La coquetterie, qui se réveillait chez elle aux grands moments, avait dit son mot. À cette date, elle avait déjà commandé, pour son voyage à Paris, une paire de mules à hauts talons.
 
 
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Cependant, l’Assemblée de résistance s’efforçait d’étendre son action. Elle envoyait en tous sens des proclamations enflammées, en bouquet d’artifice. Elle en adressait aux habitants du Calvados, aux départements voisins, à la France entière. Tous ces manifestes promettaient de délivrer la Convention dans un grand élan fraternel vers les Parisiens, et jetaient inlassablement l’anathème aux maratistes et à Marat.
 
 
De leur côté, les proscrits travaillaient. En moins d’un mois, ils lancèrent de Caen neuf brochures, S'ils ne prononçaient pas de discours en plein vent, ils secondaient discrètement l’Assemblée de résistance. Dés le 18 juin, Barbaroux avait adressé à ses concitoyens marseillais un ardent manifeste : « Français, marchez sur Paris non pour battre les Parisiens, mais pour les délivrer, pour protéger l'unité de la République indivisible ! Marchez sur Paris non pour dissoudre la Convention nationale, mais pour assurer sa liberté !… Marchez sur Paris pour que les assassins soient
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punis et les dictateurs précipités de la roche Tarpéienne… »
 
 
Le 30 juin, le jour où sept départements »e constituaient en Assemblée centrale de résistance, un autre manifeste partit de Caen. On l’appela le manifeste de Wimpffen. En réalité, il avait été rédigé par le girondin Louvet. Il dénonçait longuement les méfaits des factieux et réclamait leur châtiment. « Ils seront punis de la révolte du 31 mai et du forfait du 2 juin. Ils le seront pour avoir, dans ces journées, au bruit du tocsin séditieux, avec cent canons parricides, ordonné que trente-deux députés, dénoncés sans preuves, fussent arrachés de leur poste et tenus en réserve sous les poignards ; enfin pour avoir, dans ce moment qu'ils croyaient favorable, hasardé, par l’organe du plus vil des hommes, une première tentative pour que la nation prit un chef. »
 
 
Malgré tant d’appels, les volontaires ne se présentaient pas aussi nombreux que l’eût souhaité l’Assemblée de résistance. La solde promise, deux francs par jour, était cependant importante pour l’époque. Et les notables donnaient l’exemple. Beaucoup d’administrateurs du département se déclaraient prêts à partir. Bougon-Longrais s'était fait inscrire
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dès le 12 juin sur les listes d’enrôlement. Il est vrai qu’il fut appelé peu après à présider l’Assemblée de résistance de l’Eure. D’autres amis de Charlotte, comme l’abbé de Jumilly, curé constitutionnel de Saint-Jean, figuraient parmi les engagés.
 
 
Un dernier effort d’enrôlement fut tenté le dimanche 7 juillet. Ce jour-là, une grande revue, annoncée par voie d’affiches, réunit la Garde nationale sur le Cours-la-Reine. La foule afflua. Des discours succédèrent à la parade, au défilé en musique. Puis le général de Wimpffen, suivi de plusieurs membres de l’Assemblée centrale, parcourut les rangs afin d'inscrire les volontaires, Il ne recueillit que dix-sept noms.
 
 
Charlotte assistait à cette revue, près d’un groupe de Girondins qui d’ailleurs ne prirent pas la parole. Elle les connaissait maintenant pour la plupart. Pétion, qu’un beau visage émouvait toujours, remarqua la mélancolie de la jeune fille. Croyant qu’elle s’intéressait particulièrement à l’un des rares volontaires recrutés ce jour-là, il lui demanda : « Seriez-vous fâchée s’ils ne partaient pas ? »
 
 
Elle ne lui répondit que par un geste vague. Son secret lui scellait les lèvres. Elle ne pouvait
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pas lui montrer l’étendue de sa méprise : au le moment même où il l’interrogeait, elle venait de fixer le seul point encore incertain de son projet, la date de son départ !
 
 
Déçue par le petit nombre des volontaires, elle n’était que plus touchée par leur courage. Elle leur épargnerait les combats. À quoi bon exposer ces jeunes existences ? Il suffirait de la main d’une femme pour mettre fin à la guerre civile, pour rétablir la Paix. Elle les devancerait donc à Paris. Elle ne différerait pas davantage son départ. La prochaine diligence pour Paris quittait Caen le surlendemain mardi. Elle la prendrait.
 
 
Ce dimanche même, après la revue, elle se présenta à l’Intendance et pria Barbaroux de préparer la lettre de recommandation pour Lauze de Perret et les correspondances dont elle se chargeait. Il promit de les lui faire porter le lendemain. Beaucoup des proscrits étaient réunis dans le grand salon et commentaient la journée. Ils affectaient une confiance qui n’était certes pas dans leur cœur. Charlotte les écoutait ardemment et se mêlait même à leurs entretiens. C'était la dernière fois qu’elle les voyait, avant de les sauver.
 
 
Au moment où elle prenait congé, Pétion
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survint. Continuant de se méprendre sur elle, il complimenta « la belle aristocrate qui venait voir les républicains ». Cette fois, elle ne se contint pas tout à fait. Elle répliqua : « Vous me jugez aujourd'hui sans me connaître, citoyen Pétion. Un jour, vous saurez qui je suis. »
 
 
Ce sera son plus vif écart de parole. Pendant ses dernières heures à Caen, elle ne parviendra pas toujours à dissimuler, sous son calme enjouement, la pensée qui la hante. Mais elle ne se trahira jamais davantage.
 
 
Le dimanche soir, en rentrant chez Mme de Bretteville. elle s’arrête chez le menuisier Lunel, qui occupe le rez-de-chaussée. C’est assez sa coutume. Mais ce jour-là, elle est agitée, fébrile. Elle décrit la revue du Cours-la-Reine. Puis, frappant de la main la table où les deux époux jouent aux cartes : « Non, il ne sera pas dit qu’un Marat a régné sur la France. »
 
 
Ce sont de semblables paroles qui lui échappent lorsque la bonne dame la surprend en larmes et la presse de questions : « Je
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pleure sur les malheurs de ma patrie, sur mes parents, sur vous. Tant que Marat vit, qui donc est sûr de vivre ? »
 
 
Chez son amie, Mme Gautier de Villiers, à Verson, elle ne parvient non plus à cacher son trouble. Elle se montre tour à tour expansive et distraite à l’excès. Son geste et sa voix ont perdu leur douce harmonie. Ah ! C’est que les liens qui l’attachent à la vie commencent à se rompre. Dans cette promenade à Verson, elle parcourt pour la dernière fois sa campagne normande, tout embaumée de fenaison sous le ciel de juillet ; pour la dernière fois elle respire cette brise qui vient du large, chargée du sel de la mer et de toute la fleur de la terre.
 
 
Par contre, rien ne trahit son agitation lorsqu'elle va visiter les jardins du chevalier de Longueville, aux Fossés Saint-Julien. Ou encore lorsqu'elle rapporte des livres à Mme de Pontécoulant, son ancienne abbesse qui, depuis la fermeture des couvents, vit retirée place Saint-Sauveur avec quelques-unes de ses religieuses.
 
 
À la plupart de ses amis, elle annonce un prochain voyage à Argentan, où son père habite depuis le mois de janvier. Car il lui
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faut bien expliquer ses apprêts. D'ailleurs, elle a tout prévu, tout calculé minutieusement. Elle suit pas à pas le projet qu’elle à conçu, qu'elle a si longtemps porté en secret. C’est tout à fait maintenant comme un être vivant, complet, né d'elle-même, qui se tient invisible à ses cotés, qui l’a prise par la main, et qui la guide, irrésistiblement, Elle lui obéit, comme une mère qui se laisse entraîner par son enfant.
 
 
Le lundi 8, au matin, elle reçoit le paquet promis par Barbaroux, une enveloppe cachetée qui contient sans doute la lettre de recommandation et les imprimés à l’adresse de Lauze de Perret. L'envoi est accompagné d’un billet où Barbaroux la prie de le tenir au courant de ses démarches. À son tour, elle lui écrit pour le remercier et lui promettre un récit de son voyage.
 
 
Dans l’après-midi, entre ses visites, elle règle de petites dettes et retient sous son vrai nom sa place au bureau des diligences pour le lendemain. Elle est prête. Elle a même un passeport. Elle avait dû se munir de cette pièce au début d’avril, pour aller à Argentan. Et, à la fin du mème mois, un jour qu’elle accompagnait une de ses amies à la Municipalité,
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au bureau des passeports, elle avait fait viser le sien pour Paris, à tout hasard.
 
 
Dans sa chambre, elle commence à brûler ses journaux, ses brochures, sa correspondance, jusqu’au dernier billet de Barbaroux. Pendant qu’elle jette les papiers au feu, un chant de violon s’envole de la fenêtre ouverte devant la sienne, dans la petite cour. Le violon des frères Lacouture, qu’elle a écouté tant de soirs, depuis deux ans. Elle ne l’entendra plus.
 
 
Le mardi 9, au matin, elle écrit à son père. Pour tous ses amis elle va précisément le voir. Pour lui, elle imagine un départ pour l’Angleterre, où d’ailleurs s’est déjà réfugié son oncle, l'abbé de Corday:
 
 
« Je vous dois obéissance, mon cher Papa, cependant je pars sans votre permission, je pars sans vous voir parce que j'en aurais trop de douleur. Je vais en Angleterre parce que je ne crois pas qu’on puisse vivre en France heureux et tranquille de bien longtemps. En partant, je mets une lettre à la poste pour vous et quand vous la recevrez, je ne serai plus en ce Pays… »
 
 
Elle prend congé de Mme de Bretteville, qui croit aussi au voyage à Argentan. Dur moment. Tous les liens de l’habitude et de la
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reconnaissance l’attachent à la bonne dame. Charlotte ne sait-elle pas par Augustin Leclerc que sa tante a testé en sa faveur, lui lègue tous ses biens ? Elle aurais pu, dans la ville, faire figure de riche héritière.
 
 
Mais c’est peut-être à Augustin Leclerc qu'il lui coûte le plus de dissimuler la vérité. Ne l’a-t-il pas éclairée ? Ne se sont-ils pas mutuellement exaltés dans l’amour de la pure Révolution, la ferveur pour les Girondins, surtout dans la ruine de Marat? Mais elle s’est promis de ne révéler son secret à personne au monde. Elle se tiendra parole.
 
 
De sa chambre, elle aperçoit dans la cour intérieure le jeune Louis Lunel, le fils du menuisier. Elle l’appelle, descend pour la dernière fois le petit escalier tournant aux degrés de pierre, donne à l’enfant quelques-uns de ses dessins, un porte-crayon : « Sois bien sage. Embrasse-moi. »
 
 
Mais le petit chien de la maison, Azor, veut la suivre. Dans d’allée qui débouche rue Saint Jean, rôde la chatte, Ninette. Elle les aime. Elle les caresse doucement. Ce sont les seuls êtres à qui elle ne soit point obligée de mentir, au moment de les quitter à jamais.
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= CHAPITRE VI : =
 
= LE MEURTRE =
 
 
Charlotte avait promis à Barbaroux le détail de son voyage. Elle le lui a envoyé. Nous le tenons d’elle-même. En fait, le récit de ses aventures de route est fort succinct. Car elle a beaucoup sommeillé dans cette voiture où s’entassaient, sous l’accablante chaleur, une dizaine de personnes. « Elle ne s’est réveillée pour ainsi dire qu’à Paris. »
 
 
Dès le départ, ses compagnons de diligence ont parlé politique. Et comme ils étaient Montagnards, leurs propos, « aussi sots que leur personne », l’ont aidée à s'endormir. Cependant un des voyageurs, « qui aimait sans doute les femmes dormantes », la prit ou feignit de la prendre pour la fille d’un de ses anciens
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amis, lui donna un nom qu’elle n’avait jamais entendu et enfin lui offrit sa fortune et sa main.
 
 
À l’un des relais, comme il l’importunait décidément par son insistance, elle lui dit : « Nous jouons parfaitement la comédie. il est malheureux, avec autant de talent, de n’avoir pas de spectateurs. Je vais chercher nos compagnons de voyage pour qu’ils prennent leur part du divertissement. »
 
 
Il comprit la leçon, cessa le jeu, se bornant à soupirer pendant la nuit des chansons plaintives, « également propres à exciter le sommeil ». Pourtant, aux approches de Paris, elle subit encore un assaut du fâcheux. Elle dut lui refuser son adresse et celle de son père. Car il tenait décidément à la demander en mariage.
 
 
<nowiki>**</nowiki>
 
 
Charlotte n’était jamais venue à Paris. Elle y connaissait bien quelques personnes qui auraient pu lui servir de guides. Mais elle était résolue à garder toute son indépendance, à agir seule. Aussi, nul n’était prévenu de son arrivée. Nul ne l’attendait au saut de la voiture
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lorsque, le jeudi 11, vers midi, la diligence s’arrêta dans la cour des Messageries nationales, rue Notre-Dame-des-Victoires.
 
 
Suivant son plan, elle s’enquit, au bureau même, d’un hôtel voisin. Un employé lui remit une carte-adresse : « Mme Grollier, tient l’Hôtel de la Providence, rue des Vieux-Augustins, 19, près la place de la Victoire-Nationale. On y trouve des appartements meublés à tous prix. À Paris. »
 
 
Sans chercher plus, elle suivit un commissionnaire qui portait son léger bagage. La patronne,
 
Mme Grollier, l’interrogea d’assez près, pour se mettre en règle avec une police exigeante et soupçonneuse, et pour satisfaire aussi sa curiosité.
 
 
Apprenant que la jeune fille arrivait de Caen, elle lui demanda si vraiment une force armée marchait sur Paris. Charlotte, qui voulait à tout prix éviter de passer pour suspecte, lui donna le change. Elle ne fit allusion qu’aux enrôlements du 7 juillet. Elle affirma « qu'il n’y avait pas trente personnes sur la place de Caen lorsqu’on battit la générale pour venir à Paris. »
 
 
On la conduisit à la chambre numéro 7, au premier étage, en façade. Cette pièce assez
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vaste, à rideaux blancs et rouges, était meublée, en dehors du lit et des chaises, d’une commode et d’un petit secrétaire. Charlotte était lasse et souhaitait de s’étendre. Elle pria toutefois le garçon d’hôtel de lui acheter du papier, des plumes, de l’encre. Puis, tandis qu'il préparait le lit, elle lui demanda ce qu’on pensait de Marat à Paris. Il lui répondit que les aristocrates le détestaient, mais qu’il passait aux yeux des patriotes pour un bon citoyen. Elle eut un ironique sourire.
 
 
Mais, tout en continuant sa besogne, cet homme déplora que Marat fût éloigné de la Convention et retenu chez lui par la maladie depuis de longues semaines.
 
 
Il ne se doutait guerre de la portée de ses paroles. Quelle révélation… Charlotte s’apercevait que, depuis le 31 mai, elle avait cessé de suivre Marat, d’épier ses gestes et ses paroles. Pour elle, à partir de cette date, il était jugé. L’arrivée des Girondins à Caen, la préparation de son projet, l’avaient absorbée tout entière. Elle ignorait la maladie de Marat, son éloignement de l’Assemblée. Désormais, elle ne pouvait plus suivre le chemin qu’elle s'était tracé : frapper Marat en pleine Convention ; y périr à son tour, massacrée par la foule des
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tribunes, sans laisser de nom, de trace même, tandis que les siens la croiraient en Angleterre.
 
 
Pourtant, il faut immoler Marat, rendre la Paix au pays. Il le faut. Alors, sur-le-champ, malgré sa fatigue, Charlotte dresse un nouveau plan. Elle frappera Marat chez lui, puisqu'il n’en sort plus. Elle n’a plus besoin de Lauze de Perret, du moins pour l’introduire à la Convention. Mais elle doit cependant le voir pour lui remettre les papiers de Barbaroux et régler l’affaire d’Alexandrine de Forbin. Elle s’en acquittera sans tarder.
 
 
Elle se ravise donc, déclare au garçon que décidément elle ne se couchera pas tout de suite. Elle va sortir un peu, voir le Palais Royal. Puis, négligemment, elle lui demande de lui indiquer la rue Saint-Thomas-du-Louvre. C’est là que demeure Lauze de Perret.
 
 
Le logis du député se trouvait tout proche de l’hôtel. Mais ses deux filles apprirent à Charlotte que leur père, retenu toute la matinée à la Convention, n’était pas encore rentré. Elle leur laissa donc le paquet de Barbaroux. Elle reviendrait prendre la réponse dans une heure.
 
 
Elle erra. On était à l'heure la plus chaude
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du jour. La ville semblait assoupie. Charlotte ne s’étonna pas d’un si grand calme en temps de troubles : à Caen mème, elle avait vu souvent la vie continuer à deux pas de l’émeute. D'ailleurs, elle ne parvenait pas à s'intéresser aux spectacles de la rue, aux monuments même : elle ne suivait que sa pensée,
 
 
Lorsqu'elle se présenta de nouveau chez Laure de Perret, le député achevait son repas. Néanmoins, il reçût aussitôt l’envoyée de Barbaroux, dans la salle à manger même. Une demi-douzaine de convives entouraient la table. « Je voudrais, lui dit-elle, vous parler en particulier. » Ils passèrent dans le salon. Lauze de Perret s’excusa. Il était rentré en retard et ses convives l’avaient aussitôt réclamé. Il avait donc juste ouvert le paquet, qu’il avait posé sur la cheminée, sans prendre le temps de lire la lettre de Barbaroux.
 
 
Lorsqu'il en eut pris connaissance, il demanda à Charlotte des nouvelles des proscrits et se mit à sa disposition. Elle le pria de l’accompagner au Ministère de l’Intérieur, afin d'obtenir le dossier de M” de Forbin. Malgré sa hâte, elle n’osa pas lui demander de s’y rendre sur-le-champ. Car il était attendu par ses amis. Demain, lui dit-elle, si vous voulez
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vous donner la peine de passer chez moi dans la matinée, nous irons ensemble voir le Ministre. »
 
 
Il accepta, mais il fit remarquer en souriant à la jeune femme qu'il ignorait son nom et son adresse. Elle lui remit la carte de l’hôtel qu’on lui avait donnée aux Messageries et elle y inscrivit son nom au crayon : Corday. Comme elle se retirait, il lui offrit de se rafraîchir. Elle refusa. Rentrée dans sa chambre vers cinq heures, elle s’y endormit presque aussitôt.
 
 
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Le lendemain, vendredi, Lauze de Perret vint la chercher vers dix heures. Chemin faisant, il lui demanda quelques détails sur l’affaire de Forbin, sur les proscrits de Caen. Mais lorsqu’il voulut l’entraîner sur le terrain politique, elle se tint sur une prudente réserve, tant elle craignait d’éveiller les soupçons. Le nom de Marat ne fut même pas prononcé.
 
 
Au Ministère de l’Intérieur, un huissier leur apprit que le Ministre ne recevait les députés que dans la soirée, entre huit et dix heures.
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Ils se quittèrent donc, après avoir pris rendez-vous pour le soir.
 
 
À sa grande surprise, elle le vit revenir dans l’après-midi même. Dans l'intervalle, on avait posé les scellés chez lui, et saisi sa correspondance. La suspicion à l’égard des Girondins s’étendait. On l’accusait d’être mêlé au complot de Dillon. « Je crains, dit-il, que ma présence chez le Ministre à vos côtés ne vous soit désormais plus nuisible qu’utile. D'’ailleurs, j’ai réfléchi : vous n'avez pas de procuration de Mlle de Forbin et les bureaux refuseraient de vous remettre ses papiers. »
 
 
Charlotte dut se rendre à ses raisons, sans renoncer toutefois à servir son amie. Elle devait, quelques jours plus tard, en donner une preuve touchante.
 
 
Comme Lauze de Perret se disposait à prendre congé, elle le retint. Elle était tellement sûre de ramener la paix sur la terre en la débarrassant d’un monstre, qu’elle ne craignait rien pour ses alliés, ses complices involontaires. Loin d’être inquiétés sérieusement, ils seraient eux-mêmes applaudis comme des libérateurs. Mais Lauze de Perret était déjà compromis. La découverte de leurs relations pouvait nuire, au moins quelque temps, à cet
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homme obligeant et courageux. Elle voulut réparer ce tort possible, le mettre à l’abri du risque même.
 
 
« Citoyen du Perret, lui dit-elle, j’ai un conseil à vous donner. Défaites-vous de l’Assemblée. Retirez-vous. Vous pouvez faire le bien. Allez à Caen, où vous pourrez, avec vos collègues, servir la chose publique. »
 
 
Il lui répondit vivement que son poste était à Paris et que rien ne le lui ferait quitter. Inquiète pour lui, empêchée de s’expliquer davantage, elle s’irritait. Elle murmura, d'un ton de dépit : « Vous faites une sottise. »
 
 
La voyant déçue, agitée, il lui promit avec bonté de la prévenir s’il se décidait à partir. Ils voyageraient ensemble. Sinon, il la chargerait d’une lettre pour Barbaroux. Mais il avait besoin de savoir quand elle quitterait Paris.
 
 
Résolue à ne pas le compromettre davantage, elle répondit précipitamment qu’elle ignorait encore la date de son retour. Comme il s’offrait à venir aux nouvelles le lendemain, elle l’en détourna vivement, lui promit de lui écrire. Oh ! non, surtout, elle ne veut pas qu'il revienne le lendemain. Car ce lendemain, c’est le dernier jour de Marat.
 
 
 
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Dès sept heures, ce samedi-là, elle est prête à sortir. Elle est sobrement habillée de brun. Dans l’entrebâillement de son corsage, elle glisse un papier, l’Adresse aux Français amis des Lois et de la Paix, qu’elle a écrite la veille après le départ de Lauze de Perret. Ardente confession, où elle crie sa foi, son sacrifice, son amour de la Paix, sa haine de la haine. On la retrouvera sur elle, toute tiède de sa vie, comme une partie d’elle-même où se serait imprimée sa pensée.
 
 
Elle a bien marqué son dessein d’apaiser la lutte fratricide : « Déjà, les départements indignés marchent sur Paris, déjà le feu de la guerre civile embrase la moitié de ce vaste empire. Il est encore un moyen de l’éteindre, mais ce moyen doit être prompt… »
 
 
D'avance, elle absout son geste, pareil à celui d’Hercule qui délivrait la terre de ses monstres : « Ô France, ton repos dépend de l'exécution de la Loi. Je n’y porte pas atteinte en tuant Marat, condamné par l’univers. Il est hors la Loi. Si je suis coupable, Alcide l'était donc lorsqu'il détruisait les
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monstres ? Mais en rencontra-t-il de si odieux ?.. »
 
 
De quel élan elle immole ses jours à son humaine tendresse : « Ô ma Patrie, tes infortunes déchirent mon cœur. Je ne puis t’offrir que ma vie et je rends grâce au ciel de la liberté que j'ai d’en disposer. Personne ne perdra par ma mort… Je veux que mon dernier soupir soit utile à mes concitoyens, que ma tête, portée dans Paris, soit un signe de ralliement pour tous les amis des lois, que la Montagne chancelante voie sa perte écrite avec mon sang, et que l’univers vengé déclare que j'ai bien mérité de l’humanité.. »
 
 
À cette Adresse, elle a épinglé son acte de baptême. Car elle ne sera pas, comme elle le croyait d’abord, massacrée par la foule des tribunes. Elle ne pourra pas, comme elle le voulait, rester ignorée dans la mort. Obligée de se présenter chez Marat, elle devra sans doute se nommer. Elle sera arrêtée, jugée. Bref, on la connaîtra. Mieux vaut donc qu’on apprenne par elle-même et tout de suite ce qu’elle pense, et qui elle est.
 
 
Elle arrive au Palais-Royal avant huit heures. Les boutiques ne sont point encore ouvertes, ni dans les galeries de bois, ni sous
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les arcades nouvelles. Cependant, elle a besoin d’acheter une arme.
 
 
Dix fois, elle fait le tour du jardin. Un vendeur de journaux crie le jugement de l’affaire Léonard Bourdon. Elle achète la feuille, car elle a suivi ce procès. Le député montagnard Léonard Bourdon, passant ivre un soir devant un corps de garde d'Orléans, n’avait répondu au « Qui vive ? » de la sentinelle que par un coup de pistolet. La foule s’était ameutée. Dans la bagarre, le député avait été légèrement blessé au bras. Pour tirer vengeance de ce qu'il appelait « son assassinat », il mit la ville en état de siège, fit arrêter et juger vingt six personnes. Neuf d’entre elles viennent d’être condamnées à mort. Elles seront exécutées le jour même… Charlotte s’indigne. Une infamie de plus. Mais ce sera la dernière.
 
 
Une coutellerie s’est enfin ouverte. Un homme, seul dans la boutique, lui vend pour deux francs un couteau de cuisine frais émoulu, manche noir. gaine de carton chagriné. Elle le glisse dans son corsage.
 
 
Il est encore bien tôt pour se présenter chez Marat. Charlotte s’assied dans le jardin qui peu à peu s’anime. Malgré la fraîcheur du
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matin, elle respire mal. Elle est oppressée. Un petit enfant, en jouant, vient se jeter contre ses genoux et lève vers elle ses beaux yeux innocents. Elle l’effleure d’une caresse et d’un sourire. Que de menus cadeaux elle a distribués, tout le long de sa vie, pour voir s’éclairer de plaisir un visage enfantin, depuis ces friandises dont elle comblait les petites villageoises dans le fournil du Mesnil-Imbert, jusqu’à ces dessins qu'elle a laissés au gentil Lunel en le quittant à jamais. Elle n’a rien à lui donner, à ce petit Parisien… Si. Il lui devra une vie plus heureuse. Elle va lui apporter la Paix.
 
 
Place des Victoires, Charlotte a remarqué une station de fiacres. Elle monte dans une voiture et dit au cocher de la conduire chez Marat. Il ignore l’adresse. Elle aussi. Elle ne s’en est point enquise, tellement elle était sûre de le frapper en pleine Convention. Le cocher se renseigne près de ses camarades et Charlotte écrit l’adresse au crayon sur un morceau de papier : « Faubourg Saint-Germain, rue des Cordeliers, à l’entrée. »
 
 
Il est onze heures environ quand la voiture s’arrête, au 30, rue des Cordeliers, devant une haute maison grise. Charlotte s’engage sous le
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porche et s’arrête à la loge où bavardent deux commères d’une trentaine d’années. Elle demande l’appartement du citoyen Marat. La portière lui répond distraitement : « Au premier, sur le devant. »
 
 
Dans la cour, à droite, Charlotte découvre, sous une arcade, l’escalier à rampe de fer forgé. Elle le monte rapidement et sonne en tirant la poignée d’une tringle. Dans la baie ouverte, apparaissent deux jeunes femmes qui se ressemblent. Charlotte saura bientôt qu’elle a devant elle la compagne de Marat, Simonne Evrard et sa jeune sœur Catherine Evrard. Elle demande à parler au citoyen Marat. Elle vient de Caen. Elle a des choses très intéressantes et très pressées à lui communiquer. Mais les deux femmes refusent de prévenir Marat : il est malade, il ne peut recevoir personne.
 
 
Charlotte insiste sur les secrets importants qu’elle doit révéler. À la vérité, sous son calme apparent, elle étouffe d’impatience. Il faut qu’elle s’obéisse. Il faut qu'elle tue le monstre. Songer qu'il est là, tout prés, peut-être derrière cette cloison. Mais les deux gardiennes sont intraitables. L’aînée, surtout, ne veut rien entendre. Elle lui refuse même l’entrée
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sans retour. En effet, lorsque Charlotte lui demande au moins à quelle date elle devra revenir, cette femme lui déclare tout net qu’une nouvelle démarche est inutile, puisqu’on ne peut pas savoir quand Marat sera rétabli.
 
 
Cette fois, elle est obligée d’abandonner la place. Mais elle est bien décidée à y rentrer. Elle la forcera par d’autres moyens, voilà tout. Elle rusera, puisqu'il le faut. Son « oracle » Raynal n’a-t-il pas écrit : « On ne doit pas la vérité à ses tyrans » ? Pour tenter Marat, elle lui proposera par lettre des renseignements sur l'insurrection normande. L'offre ne pourra que le séduire, lui qui, depuis des années, dénonce un grand complot par jour. Elle ira jusqu’à flatter les prétentions patriotiques de « bon français » qui n’est même pas Français.
 
 
Rentrée dans sa chambre, elle écrit :
 
 
« Je viens de Caen. Votre amour pour la Patrie doit vous faire désirer de connaître les complots qu’on y médite. J'attends votre réponse. »
 
 
Au bureau de l'hôtel, où elle se renseigne, elle apprend l’usage de la petite poste, qui distribue promptement les lettres. Marat devrait
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recevoir la sienne vers sept heures. Elle se présentera donc chez lui à sept heures et demie.
 
 
Elle prévoit même le cas où cette première lettre ne lui parviendrait pas. Elle en écrit une seconde, qu’elle emportera elle-même rue des Cordeliers et qu’elle lui fera remettre au besoin. Là encore, elle ruse avec Marat, elle flatte ses prétentions. Cette fois, elle feint de le croire sensible et bon.
 
 
« Je vous ai écrit ce matin, Marat. Avez-vous reçu ma lettre ? Puis-je espérer un moment d’audience ? Si vous l’avez reçue, j’espère que vous ne me refuserez pas, voyant combien la chose est intéressante. Suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre protection. »
 
 
L’attente est longue, dans cette fade chambre d’hôtel. Elle y étouffe. Cependant, elle n’en veut pas sortir. Rien ne l’appelle dehors. Seul, son but l’attire. À quoi bon amasser des souvenirs ? Dans trois jours, sans doute, ils auront disparu avec elle.
 
 
Détachée de tout, elle apporte cependant à sa toilette un soin minutieux. Une fois encore sa coquetterie s’éveille aux grandes heures. Le matin, décidément, elle était trop sobrement
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habillée. Ne faut-il pas imposer à ces femmes qui veillent sur Marat ? Elle revêt une robe de bazin moucheté sur fond gris clair. Elle jette sur ses épaules une écharpe rose pâle afin de voiler son léger décolletage. Elle est coiffée d’un chapeau de haute forme à cocarde noire et rubans verts. De sa main soigneusement gantée, elle tient un éventail. Et les souliers à hauts talons, commandés exprès pour son voyage, la grandissent encore.
 
 
Sept heures. De nouveau, un fiacre l’emporte rue des Cordeliers. Elle le garde. Elle veut le retrouver si on l’évince encore ou si, par miracle, elle peut s'enfuir après avoir immolé Marat.
 
 
Elle passe devant la loge vide, gravit l’escalier à rampe de fer forgé. Elle sonne. C’est la portière, sans doute employée chez Marat, qui lui ouvre la porte. Mais cette femme aussi lui barre le chemin. Le citoyen Marat ne reçoit personne. D'ailleurs, il est dans son bain. Et pour montrer que l’audience est terminée, elle reprend son travail : aidée d’un commissionnaire, elle plie des journaux dans l’antichambre.
 
 
Charlotte, poussée par une force invincible, s’exaspère contre l’obstacle. Elle crie presque.
 
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Elle est déjà venue le matin. Elle a fait tout exprès un long voyage. D'ailleurs, elle a écrit au citoyen Marat, par la petite poste. Elle veut savoir au moins s’il a reçu sa lettre, La plieuse, tout en continuant sa besogne, réplique non moins haut que le citoyen Marat reçoit beaucoup de lettres et qu’on ne peut pas la renseigner.
 
 
Mais Simonne Evrard apparaît. Marat a entendu la discussion, Il vient de recevoir la lettre de la petite poste. Il a donné l’ordre de faire entrer la citoyenne, Enfin !.…
 
 
La jeune femme la précède, traverse deux petites pièces et la laisse dans la salle de bain. C’est un cabinet étroit, presque obscur. Le jour à son déclin n’y pénètre que par une croisée à carreaux verdâtres. L’air humide et chaud sent le marécage. Or a l’impression d’être au fond de l’eau. À gauche, Charlotte discerne enfin Marat dans son « sabot » de cuivre.
 
 
Il est vêtu d’un peignoir. Une serviette mouillée lui entoure la tête. Des journaux, des papiers couvrent une planchette posée en travers de la baignoire. Près de lui, un billot de bois supporte l’encrier.
 
 
Il lui indique d’un geste l’unique chaise,
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qui tourne le dos à la fenêtre. Sans préambule, il se renseigne sur l’insurrection normande. Il lui demande les noms des Girondins réfugiés à Caen, les écrit sous sa dictée.
 
 
Elle retrouve le masque qui la hante depuis dix mois, bien que l’âge et la maladie en aient encore aggravé l’horreur : le teint de plomb, les yeux jaunes et ronds, le nez écrasé sur la bouche de crapaud. Chacun de ses gestes découvre, sur le col et les épaules, la lèpre qui le dévore. C’est bien un monstre. C’est le monstre.
 
 
Mais Simonne Evrard se glisse dans la pièce. Est-elle poussée par un pressentiment ? A-t-elle pris un prétexte pour entrer ? Elle consulte Marat à propos d’un mélange de terre glaise et d’eau d’amande qu’il doit boire comme remède.
 
 
Pour la première fois, Charlotte regarde autour d'elle. Instinctivement, elle retient des détails : sur le papier pâle où sont peintes des colonnes torses, la carte de la France départementale, deux pistolets accrochés sous une inscription en grosses lettres : LA MORT. Quelle ironie.
 
 
Simonne Evrard quitte la pièce. Elle emporte, peut-être encore par crainte du poison,
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deux plats posés sur le rebord de la fenêtre pour le repas du soir.
 
 
Marat reprend son interrogatoire. Il inscrit maintenant les noms des administrateurs du Calvados délégués à Évreux. Elle cite Bougon Longrais, les autres. Qu’importe qu’elle paraisse les perdre ? Elle va les sauver.
 
 
Il s'arrête d'écrire et ricane : « Je les ferai tous guillotiner dans peu de jours à Paris. »
 
 
Ces mots décident de son heure. D’un même jet, elle se dresse, tire la lame de son sein, puis l’abat, d’une force terrible qu’elle ne se savait pas… Et c’est, en elle, une ineffable sensation de délivrance.
 
 
Marat n’a jeté qu’un appel confus et rauque. Charlotte traverse les deux pièces qui la séparent de l’antichambre. Elle va s’enfuir. Non. Le commissionnaire qui pliait les journaux a entendu le cri de Marat. À la vue de la jeune fille, il comprend. Il hurle : « A l’assassin ! A la garde! » Brandissant une chaise, il en frappe Charlotte. Les femmes accourent, se jettent sur elle, l’abattent sur le sol. Comme elle tente de se relever, l’homme la saisit brutalement à la poitrine, de nouveau la terrasse en l’accablant de coups et d’injures : « Coquine ! Scélérate! »
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Un chirurgien, qui habite la maison se précipite, enjambe la mêlée, disparaît vers la salle de bains. Des hommes armés s'emparent de Charlotte, la redressent, lui lient étroitement les mains dans le dos et la gardent dans un coin de l’antichambre. Mais, parmi les appels, les ordres, les cris de fureur, les gémissements qui emplissent le logis, soudain une phrase vole : « Il est mort. »
 
 
Ainsi Charlotte apprend qu’elle a porté un coup mortel, que Marat a vécu… Désormais, peu lui importent les meurtrissures qui lui brûlent la face, ses vêtements lacérés, les cordes qui lui cisaillent les poignets et le sort qui l'attend : la Paix est rétablie.
 
 
Un commissaire de police, suivi de ses acolytes, procède aux constatations. Bientôt il fait amener Charlotte dans le salon. Des lampes l’éclairent. Des fleurs l’égaient. Sous les fenêtres, qui regardent la rue, la foule gronde. L’interrogatoire commence, serré, minutieux. Charlotte doit raconter sa vie, son voyage, l’emploi de son temps à Paris, le meurtre, les raisons qui l’ont poussée. Cet homme veut à tout prix lui trouver des complices. Mais elle a recouvré tout son calme. Elle se défend d'avoir été conseillée, guidée. Elle pense
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même, dans ce premier assaut, à passer sous silence ses entrevues avec Lauze de Perret.
 
 
Quatre hommes pénètrent dans le salon. Ce sont des conventionnels, délégués du Comité de Sûreté générale. Ils se nomment au commissaire, D’après des estampes et des caricatures, Charlotte reconnaît Legendre, Chabot, Drouet…
 
 
C’est devant ces nouveaux venus que le commissaire ordonne de la fouiller. Épreuve imprévue, pour elle qui croyait avoir tout calculé. Qui sait ? Si elle l’avait envisagée, peut-être aurait-elle renoncé à son projet, tant elle souffre, dans son ombrageuse pudeur, de sentir sur elle les mains des policiers, les regards des autres.
 
 
On tire de sa poche son argent, son dé, son peloton de fil. Son portefeuille contient son passeport et la seconde lettre préparée pour Marat. Dans son corsage même, on retrouve la gaine du couteau, l’acte de baptême épinglé à l’Adresse aux Français.
 
 
Chabot prétend encore apercevoir quelque papier dans l’entre-bâillement… Il avance la main. Assise, les bras liés derrière le dos, Charlotte ne peut pas se défendre. D’instinct, elle se rejette en arrière. Mais, dans ce mouvement
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même, le corsage achève de s’ouvrir. Alors, désespérée de confusion, elle supplie qu’on lui permette de réparer ce désordre et, pour le cacher sans attendre, elle se penche toute en avant, le menton aux genoux. Ces hommes ont pitié. On la délie. Elle se lève et, tournée vers le mur, rajuste vite son vêtement.
 
 
L’alerte passée, elle recouvre encore son sang-froid. Lorsqu'on lui relit son interrogatoire avant de le lui donner à signer, elle fait en sept endroits rectifier ses réponses, inexactement reproduites. Quand on veut lui renouer les mains derrière le dos, elle demande posément aux policiers l’autorisation de rabattre ses manches et de remettre ses gants, « s’il leur est indifférent de la faire moins souffrir avant de la faire mourir ».
 
 
Elle tient tête aux conventionnels qui, l’interrogatoire signé, continuent de la harceler de questions. Legendre prétend qu’elle est venue chez lui le matin. Elle le raille : « Vous vous trompez, citoyen. Je n’ai jamais songé à vous. Je ne vous crois pas d’assez grands moyens pour être le tyran de votre pays. Je ne prétendais pas punir tant de monde. »
 
 
Chabot lui demande : « Qu’est-ce qui vous
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a guidée, pour frapper ainsi du premier coup Marat droit au cœur ? » Elle réplique : « L’indignation qui soulevait le mien. »
 
 
Et lorsque ce même Chabot marque l’intention de garder pour lui sa montre d’or, elle se souvient qu'il fut d'église et le cingle : « Oubliez-vous que les capucins ont fait vœu de pauvreté ? »
 
 
Cependant, une épreuve l’attend encore : la confrontation. On la conduit dans la chambre, vivement éclairée, où déjà l’on doit faire brûler des aromates. On la met en face de ce masque, affreusement contracté par la mort et plus hideux encore que dans la vie. On découvre la plaie qui s'ouvre à droite dans la poitrine rongée de lèpre. Mais Charlotte est surtout bouleversée par les sanglots de cette femme affaissée au pied du lit, Simonne Evrard, la compagne de Marat, dont elle ignorait l’existence le matin même. Elle n’a point de remords, mais cette souffrance lui est intolérable. Elle s’irrite, impatiente de fuir : « Oui, oui, c’est moi qui l’ai tué. »
 
 
Il est minuit quand Drouet et Chabot la conduisent à la prison de l’Abbaye. On ouvre devant elle la porte cochère. De la rue, noire de nuit et de foule, s’élève une énorme clameur
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de mort. Ses gardes, écartant les furieux, la jettent vivement dans le fiacre, qui attend toujours. Mais la multitude hurlante entoure la voiture, l’empêche d’avancer. Charlotte va périr à son tour. Qu'importe ? Elle a accompli sa tâche. Cependant, Drouet, d’une voix forte, somme le peuple, au nom de la Loi, de se taire et de s’éloigner sans trouble. Il obéit. Alors, dans la détente, Charlotte s’évanouit.
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= CHAPITRE VII : =
 
= LES JUGES =
 
 
A la prison de l’Abbaye, qui dépendait de l’ancien monastère de Saint-Germain-des Prés, Charlotte succédait dans sa cellule au girondin Brissot. Elle l’apprit du concierge Lavacquerie, qui lui
 
 
témoigna tout de suite de la bonté.
 
 
Elle ignorait que Brissot lui-même avait remplacé Mme Roland, qui a décrit dans ses Mémoires cet étroit et maussade logis, ses murailles grises et sales, ses grilles épaisses. Cette cellule était, de plus, toute proche d’un bûcher que tous les animaux de la prison avaient pris pour sentine. Cependant, elle était fort recherchée, car elle était trop petite pour contenir deux lits et le prisonnier avait chance de l’occuper seul.
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Charlotte ne jouit pas de cet avantage. Deux gendarmes la gardaient à vue. Pendant la nuit, ce voisinage lui était extrêmement pénible. Elle s’en plaignit au Comité de Sûreté générale, par une lettre qui resta sans effet.
 
 
Pendant sa première journée, celle du dimanche 14 juillet, elle dut d’abord réparer sa robe, lacérée au moment de son arrestation. Elle n’avait pas d’effets de rechange. Tous ses vêtements avaient été saisis, puis envoyés au département de police, à la suite d’une perquisition opérée la veille au soir à l’Hôtel de la Providence.
 
 
Malgré son dénûment, une fois encore sa coquetterie s’éveilla. Elle voulut comparaître devant le Tribunal révolutionnaire en bonnet normand. Elle le jugeait plus seyant que son chapeau à cocarde, d’ailleurs fort éprouvé dans la mêlée. Elle résolut donc de se confectionner elle-même une coiffure. Elle était experte à cette besogne et les époux Lavacquerie lui fournirent les moyens de la mener à bien.
 
 
<nowiki>***</nowiki>
 
 
Le lundi 15, elle tint sa promesse d’écrire à Barbaroux le détail de son voyage. Sa lettre
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s’adressait bien au Girondin, mais elle la destinait dans sa pensée à ses parents, à ses amis, à tous ceux qui s’intéressaient à elle. Ces sept pages sans rature, écrites entre le meurtre et l’échafaud, où brillent tour à tour son ardente générosité et sa grâce malicieuse, témoignent bien de sa stupéfiante liberté d’esprit. Elles reflètent et concentrent tout le drame.
 
 
Charlotte débute par ce bref et charmant récit de voyage où elle raille le soupirant « qui aimait sans doute les femmes dormantes ». Ayant expliqué comment la revue du 7 juillet fixa son départ, elle étale son plan primitif : « Alors mon projet était de garder l’incognito, de tuer Marat publiquement et, mourant aussitôt, laisser les Parisiens chercher inutilement mon nom. »
 
 
Arrivée à Paris, elle dit sa crainte de compromettre Lauze de Perret, son désir de le sauver en l’envoyant à Caen. Elle avoue qu’elle a dû employer un « artifice perfide » pour pénétrer jusqu’à Marat. Mais elle invoque « son oracle Raynal », qui dit qu’on ne doit pas la vérité à ses tyrans.
 
 
Sur le meurtre même, elle s’étend peu. « Les journaux, dit-elle, vous en parleront. » Cependant elle cite les dernières paroles de
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Marat, qui décidèrent de lui. Elle ajoute ironiquement : « Il faudra les graver en lettres d’or sur sa statue. » Car sa haine de Marat n’abdique pas. Elle éclate à chaque page : « Je n’ai jamais haï qu’un seul être et j’ai fait voir avec quelle violence… C’était une bête féroce qui allait dévorer le reste de la France… Grâce au ciel, il n’était pas né Français. »
 
 
Puis vient l’interrogatoire dans le salon de Marat : Chabot cynique, « l’air d’un fou », Legendre prétentieux, le commissaire acharné à lui trouver des complices : « On n’est guère content de n’avoir qu’une femme sans conséquence à offrir aux mânes de ce grand homme. »
 
 
Au départ pour l’Abbaye, elle a cru périr. Elle y était prête : « Je m'attendais bien à mourir dans l’instant. » Des hommes courageux l’ont préservée de la fureur « bien excusable » de la foule.
 
 
À la prison même, elle déclare qu’elle est « on ne peut mieux et que les concierges sont les meilleures gens possible. » Elle avoue ingénument : « Je passe mon temps à écrire des chansons. » C'est-à-dire qu’elle recopie pour les autres prisonniers ces couplets lancés par les Girondins à Caen et qui étaient alors
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un des grands moyens de propagande. Elle se plaint cependant de la présence continuelle des deux gendarmes. « On me les a donnés pour me préserver de l’ennui : j’ai trouvé cela fort bien pour le jour et fort mal pour la nuit… Je crois que c’est de l’invention de Chabot ; il n’y a qu’un capucin qui puisse avoir de telles idées. »
 
 
Enfin, après avoir prié Barbaroux de l’excuser si l’on trouve quelques plaisanteries sur lui dans ses lettres à son père, elle place ses parents et ses amis sous la protection des Girondins.
 
 
Car elle est sûre de leur retour à Paris, au pouvoir. N’a-t-elle pas rendu la Paix à son pays ? La Paix… C’est sa grande certitude. Toute sa lettre en témoigne, depuis l’en-tête : « Aux prisons de l’Abbaye, dans la ci-devant chambre de Brissot, le second jour de la préparation à la Paix. » Pour elle, la Paix commence à la mort de Marat : « Voilà un grand préliminaire et sans cela nous ne l’aurions jamais eue. » En dix endroits, : « Je célèbre la Paix retrouvée : Puisse la Paix s’établir aussitôt que je le désire… Il faut fonder la Paix. » Et elle communie avec sa patrie dans l’allégresse de la délivrance : « Je jouis délicieusement
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de la Paix depuis deux jours… Le bonheur de mon pays fait le mien. »
 
 
<nowiki>***</nowiki>
 
 
Dans la soirée de ce même lundi, elle adressa une nouvelle supplique au Comité de Sûreté générale. Elle voudrait qu’un peintre en miniature fît son portrait, afin de le laisser à sa famille et à ses amis politiques. Et, toujours offensée dans sa pudeur, elle insiste « pour qu’on la laisse dormir seule. » Voici cette lettre :
 
 
« Citoyens composant le Comité de Sûreté générale,
 
 
« Puisque j’ai encore quelques instants à vivre, pourrais-je espérer, Citoyens, que vous me permettrez de me faire peindre ? Je voudrais laisser cette marque de mon souvenir à mes amis ; d’ailleurs comme on chérit l’image des bons citoyens, la curiosité fait quelquefois rechercher celle des grands criminels, ce que sert à perpétuer l’horreur de leurs crimes. Si vous daignez faire attention à ma demande, je vous prie de m’envoyer demain un peintre en miniature. Je vous renouvelle celle de me
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laisser dormir seule. Croyez, je vous prie, à toute ma reconnaissance.
 
 
MARIE CORDAY. »
 
 
« J’entends sans cesse crier dans la rue l’arrestation de Fauchet, mon complice. Je ne l’ai jamais vu que par la fenêtre, et il y a plus de deux ans. Je ne l’aime ni ne l’estime. Je lui ai toujours cru une imagination exaltée et nulle fermeté de caractère ; c’est l’homme à qui j'aurais le moins volontiers confié un projet. Si cette déclaration peut lui servir, j’en certifie la vérité. »
 
 
Même dans cette courte lettre, apparaissent encore ses traits d’ironie, de générosité. C’est par ironie qu’elle se compare aux grands criminels dont l’image et les forfaits doivent inspirer une perpétuelle horreur. Car elle est certaine d’avoir débarrassé sa patrie d’un monstre. Et c’est par générosité qu’elle tente de sauver, au nom de la justice, ce Fauchet qu’elle méprise.
 
 
<nowiki>****</nowiki>
 
 
Le 16, au matin, elle comparut devant le
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Président du Tribunal révolutionnaire, Montané. Cet interrogatoire, bien qu’il fût plus long et plus minutieux, ressembla fort à celui du commissaire, le premier soir. Ces deux hommes étaient également dominés par le souci de lui découvrir des complices.
 
 
Avant de la congédier, Montané lui demanda si elle avait un défenseur. Elle choisit son ami Gustave Doulcet, alors député à la Convention. L’accusateur public, Fouquier Tinville, présent à l’interrogatoire, se chargea de l’en avertir aussitôt.
 
 
À la fin de la journée, elle fut transférée à la Conciergerie, qui était l’antichambre du Tribunal révolutionnaire et qui était située, comme lui, dans le Palais de Justice. Là lui furent signifiés l’acte d’accusation de Fouquier-Tinville, une liste de témoins, celle des jurés.
 
 
Elle apprit qu’on la jugeait à huit heures du matin, le lendemain. « À midi, j'aurai vécu, pour parler le langage romain », écrivit-elle à Barbaroux. Car elle voulut achever, le soir même, la lettre commencée à la prison de l’Abbaye.
 
 
Son ironie ne désarme pas à la veille de la mort. Lorsqu'elle annonce qu’elle a pris Gustave Doulcet comme défenseur, elle ajoute :
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« J’ai pensé demander Robespierre ou Chabot. »
 
 
Cependant le ton est plus grave que dans la lettre de l’Abbaye. C’est souvent celui d’un testament. Elle explique pour quelles raisons elle n’a pas adressé cette suprême lettre à son ami Bougon-Longrais. Elle n’est pas sûre qu’il soit à Évreux. Elle craint qu’étant naturellement sensible il ne se soit affligé de sa mort. « Je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler par l’espoir de la Paix. Je sais combien il la désire et j'espère qu’en la facilitant j’ai rempli ses vœux. »
 
 
Sa certitude d’avoir rétabli la Paix s’affermit encore dans cette lettre. Ainsi, elle pense que Lauze de Perret et Fauchet, arrêtés la veille, seront remis incessamment en liberté. Cette conviction d’avoir bien servi la Paix ne cesse pas de la soutenir : « Je n’ai jamais estimé la vie que pour l'utilité dont elle devait être. » Aussi ne craint-elle pas la mort, si proche. Mais elle ignore comment se passeront les derniers moments : « C’est la fin qui couronne l’œuvre. »
 
 
A la veille de sa mort, parmi ses suprêmes volontés, elle recommande à Barbaroux Mlle de Forbin, lui donne son adresse en Suisse.
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« J'espère que vous n’abandonnerez pas son affaire. Je vous prie de lui dire que je l’aime de tout mon cœur. »
 
 
Et ses adieux s’achèvent ainsi : « Je me recommande au souvenir des vrais amis de la Paix. »
 
 
Enfin, ce soir-là, elle écrivit encore à son père cette lettre où passe toute son âme, comme dans un dernier souffle.
 
 
« Pardonnez-moi, mon cher Papa, d’avoir disposé de mon existence sans votre permission. J’ai vengé bien d’innocentes victimes, j'ai prévenu bien d’autres désastres. Le peuple, un jour désabusé, se réjouira d’être délivré d’un tyran. Si j’ai cherché à vous persuader que je passais en Angleterre, c’est que j'espérais garder l’incognito ; mais j’en ai reconnu l’impossibilité, J'espère que vous ne serez point tourmenté. En tout cas, je crois que vous aurez des amis à Caen. J'ai pris pour défenseur Gustave Doulcet ; un tel attentat ne permet nulle défense ; c’est pour la forme. Adieu, mon cher Papa ; je vous prie de m’oublier, ou plutôt de vous réjouir de mon sort. La cause en est belle. J’embrasse ma sœur que j'aime de tout mon cœur, ainsi que tous
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mes parents. N'oubliez pas ce vers de Corneille :
 
 
Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
 
 
« C’est demain à huit heures qu’on me juge. Ce 16 juillet. »
 
 
<nowiki>****</nowiki>
 
 
Le lendemain, mercredi 17, vers huit heures du matin, ses gardes la conduisirent, à travers le Palais de Justice, de sa cellule au Tribunal. Elle était vêtue, comme le soir où elle avait pénétré chez Marat, de sa robe claire et mouchetée. Mais elle portait son bonnet de linon plissé, d’où sa vivante chevelure s’échappait en torsades répandues sur ses épaules.
 
 
Elle s’arrêta devant la loge des concierges, les époux Richard, qui la traitaient avec humanité, comme ceux de l’Abbaye. Elle les pria de tenir prêt son petit déjeuner. Elle pensait revenir très vite : « Ces messieurs, dit elle, doivent être pressés d’en finir. »
 
 
La salle d’audience regorgeait. Elle était profonde, crûment éclairée par deux vitrages haut placés. Malgré l’heure matinale, il y régnait
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une chaleur pénible. Lorsque Charlotte entra, un murmure de surprise monte de la foule avide et pressée. Point de cri. Son air de douceur et de jeunesse, de modestie tranquille et fière, imposait même aux énergumènes, habitués de l’audience, qui d’ordinaire huaient les accusés.
 
 
Elle s’assit. A sa droite, sur une estrade, siégeaient le président et les trois juges. Ils portaient l’habit et le manteau noirs, la cravate blanche, le chapeau à plumes, dont le bord était relevé par une cocarde tricolore. Derrière eux, les jurés étaient rangés en demi-cercle. Juste devant elle, un homme isolé à une table, le masque fourbe et cruel, la dévisageait. Elle reconnut l’accusateur public, l’homme qui allait requérir sa mort, Fouquier Tinville.
 
 
Aussitôt après les questions d'identité, le président Montané lui demanda si elle avait un défenseur. Gustave Doulcet ne lui avait pas répondu. Elle s’offensait de son silence et le soupçonnait de se dérober. De sa voix musicale et presque enfantine, elle répliqua : « J'avais choisi un ami. Mais je n’en ai pas entendu parler depuis hier. Apparemment, il n’a pas eu le courage d’accepter ma défense. »
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Le président, voyant dans la salle l’avocat Chauveau-Lagarde, le désigna d'office.
 
 
Charlotte écouta distraitement l’acte d’accusation. À quoi bon toute cette procédure ? Elle avouait tout. Elle connaissait son sort. Plus que les juges, elle avait hâte d’en finir.
 
 
Les témoins défilaient. Elle apprenait le nom de la plupart d’entre eux. Feuillard, le garçon de l’Hôtel de la Providence. Laurent Bas, le commissionnaire qui l’avait terrassée et si durement saisie à la poitrine. La femme Pain, la portière qui, dans l’antichambre, avait voulu lui refuser l’entrée, le soir, Jeannette Maréchal, la cuisinière, qui bavardait le matin dans la loge avec la femme Pain. Lafondée, le chirurgien-dentiste qui, le premier, avait constaté la mort de Marat…
 
 
Après chacune de ces dépositions, elle confirmait simplement : « Le fait est vrai. » Une fois elle ajouta : « Je n’ai rien à dire, sinon que j'ai réussi, » Elle aurait voulu hâter ces témoignages, en terminer.
 
 
Elle interrompit même le récit de Simonne Evrard, dont les sanglots la bouleversaient, comme le soir de la confrontation. Elle dit précipitamment : « Oui, oui, c’est moi qui l’ai tué, » Elle ne devait plus se troubler que lorsqu’
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on lui présenta le couteau. À ce moment-là, elle détourna les yeux, le repoussa d’un geste et dit avec la même hâte impatiente : « Oui, je le reconnais, je le reconnais. »
 
 
Certains de ces témoins se trompaient cependant. Un certain Joseph Hénoque, employé à la mairie, déposa qu’il avait reçu Charlotte Corday à son bureau le vendredi 12 au soir. Elle répondit qu’elle ignorait où était la mairie.
 
 
Une femme Lebourgeois, marchande de vins, voulait absolument avoir vu Charlotte dans une tribune de la Convention, le jeudi 11, en compagnie de Lauze de Perret et de Fauchet. Elle prétendit même reconnaître ces deux hommes, arrêtés la veille, et qu’on avait extraits de leur prison afin de les faire comparaître comme témoins. Naturellement, ils protestèrent violemment.
 
 
Au cours de ces divers témoignages, le président interrogeait Charlotte sur son crime. Elle reconnut une fois de plus qu’elle avait arrêté sa résolution après l’affaire du 31 mai, qu’elle avait voulu d’abord immoler Marat sur la cime de la Montagne. « Si j’avais cru pouvoir réussir de cette manière, je l’aurais préférée à toute autre. J'étais bien sûre alors de
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devenir à l’instant victime de la fureur du peuple. Et c’est ce que je désirais. On me croyait à Londres. Mon nom eût été ignoré. »
 
 
Mais plus tard, elle avait dû modifier son plan et frapper Marat chez lui. Elle confirma qu'elle aurait passé en Angleterre si elle n’avait pas été arrêtée.
 
 
À deux reprises, Montané lui reprocha d’avoir employé des ruses hypocrites pour pénétrer chez Marat. Elle reconnut que ces moyens n’étaient pas dignes d’elle : « Mais ils sont tous bons pour sauver son pays. »
 
 
Il fit d’ailleurs confusion, crut que Marat avait reçu la lettre où elle lui demandait protection et qu’elle avait gardée sur elle, tandis qu’elle l’avait en fait alléché par la dénonciation du complot normand : « Comment, dit-il, avez-vous pu regarder Marat comme un monstre, lui qui ne vous a laissé introduire chez lui que par un acte d'humanité, parce que vous lui avez écrit que vous étiez persécutée ? »
 
 
Elle ne releva pas l’erreur matérielle et répondit simplement : « Que m'importe qu’il se montre humain envers moi, si c’est un monstre envers les autres ? »
 
 
Mais le ton du débat, entre elle et Montané,
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ne s’échauffait, ne s’élevait vraiment que quand il s’efforçait obstinément de lui découvrir des complices.
 
 
— Qui donc vous avait inspiré tant de haine contre Marat ?
 
 
— Je n’avais pas besoin de la haine des autres. J’avais assez de la mienne.
 
 
— Mais la pensée de le tuer a dû vous être suggérée par quelqu'un ? Qui vous a engagée à commettre cet assassinat ?
 
 
— On exécute mal ce qu’on n’a pas conçu soi-même.
 
 
— Que haïssiez-vous donc dans sa personne ?
 
 
— Ses crimes.
 
 
— Qu’entendez-vous par ses crimes ?
 
 
— Les ravages de la France.
 
 
— En lui donnant la mort, qu’espériez-vous ?
 
 
— Rendre la Paix à mon pays.
 
 
— Croyez-vous donc avoir assassiné tous les Marat ?
 
 
— Celui-là mort, les autres auront peur, peut-être.
 
 
Il revint à la charge à plusieurs reprises :
 
 
— Comment pensez-vous faire croire que vous n’avez pas été conseillée, lorsque vous
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dites que vous regardiez Marat comme la cause de tous les maux qui désolent la France, lui qui n’a cessé de démasquer les traîtres et les conspirateurs ?
 
 
— Il n’y a qu’à Paris où l’on ait les yeux fascinés sur le compte de Marat. Dans les départements, on le regarde comme un monstre.
 
 
Montané soupçonnait surtout les proscrits de l’avoir inspirée. Mais elle s’en défendit si vivement, qu'il dut chercher ailleurs.
 
 
— C’est donc dans les journaux que vous lisiez, que vous avez appris que Marat était un anarchiste ?
 
 
Elle répondit ces frappantes paroles :
 
 
— Oui, je savais qu’il pervertissait la France. J’ai tué un homme pour en sauver cent mille… J'étais républicaine bien avant la Révolution.
 
 
Le président dut renoncer à lui découvrir des complices. D'ailleurs, par moments, il semblait se départir de sa rigueur. On eût dit qu’il subissait à son tour, comme la foule, comme les jurés et les juges même, le charme limpide de sa voix et de tout elle-même.
 
 
Cependant, il insista âprement pour la convaincre de s’être essayée avant de porter le coup mortel à Marat. D’après les rapports
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médicaux, elle ne l’aurait pas tué, si elle l'avait frappé autrement. Elle répondit :
 
 
— J'ai frappé comme cela s’est trouvé. C’est un hasard.
 
 
Fouquier-Tinville avait peu donné de sa personne, tant il était sûr d’obtenir sa proie. Cependant, il appuya sur cet incident. Elle avait frappé de haut en bas, de façon à ne pas le manquer. Et il ajouta : « Il faut que vous vous soyez bien exercée à ce crime. »
 
 
Elle était si convaincue d’avoir débarrassé la terre d’un fléau qu’elle eut ce stupéfiant cri d’indignation :
 
 
— Oh! Le monstre ! Il me prend pour un assassin…
 
 
Les débats étaient clos. Toutefois Charlotte dut encore entendre la lecture des lettres qu’elle avait écrites en prison. Son visage, qui reflétait sa pensée, s’assombrit aux adieux à son père, s’éclaira de fierté au vers de Thomas Corneille : « Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud ». Elle ne put s’empêcher de sourire au passage de sa lettre à Barbaroux : « Je crois que c’est de l’invention de Chabot ; il n’y a qu’un capucin pour avoir de ces idées. »
 
 
Elle se reposa sur le Tribunal du soin de
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faire parvenir ces lettres à les destinataires. Le président, sans s’y engager, lui demanda si elle n’avait rien à ajouter à ces lettres.
 
 
— Il manque une phrase à la lettre à Barbaroux, dit-elle. La voici : Le chef de l’anarchie n’est plus. Vous aurez la Paix.
 
 
Fouquier-Tinville se leva. Un long réquisitoire était bien inutile. Brièvement, il réclama la tête de l’accusée.
 
 
Le président donna la parole au défenseur. Pendant les débats, les jurés avaient fait dire à Chauveau-Lagarde de renoncer à la parole et Montané l’avait engagé à soutenir que l’accusée était folle. Charlotte devinait ces sollicitations. Elle craignait qu’il n’y obéît, ou encore qu’il ne tentât d’atténuer par de petites raisons sa grande action. Elle entendait l’assumer pleinement, hautement, jusqu’à la fin. Comme s’il eût compris son désir, il se borna à plaider en quelques phrases la passion politique.
 
 
«.… Ce calme imperturbable et cette entière abnégation de soi-même qui n’annoncent aucun remords pour ainsi dire en présence de la mort même, ce calme et cette abnégation, sublimes sous un rapport, ne sont pas dans la nature. Ils ne peuvent s’expliquer que par
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l’exaltation du fanatisme politique, qui lui a mis le poignard à la main. Et c’est à vous, citoyens jurés, à juger de quel poids doit être cette considération morale dans la balance de la justice. Je m'en rapporte à votre prudence. »
 
 
À partir de ce moment, elle se désintéressa des vaines formalités d’audience : le résumé du président, la courte délibération du jury, sa réponse unanime aux trois questions posées, les conclusions de Fouquier-Tinville. Elle avait hâte de fuir cette salle étouffante. Lorsque Montané lui demanda si elle avait des observations à présenter sur l’application de la loi, elle ne répondit même pas. Et quand, les juges ayant opiné à haute voix, le président prononça l’arrêt de mort, elle resta si parfaitement calme qu’elle semblait ne l’avoir pas entendu.
 
 
Il était midi. « À la diligence de l’accusateur public », l’exécution devait avoir lieu le jour même, place de la Révolution, à cinq heures.
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= CHAPITRE VIII : =
 
= LES DERNIÈRES HEURES =
 
 
Le jugement prononcé, Charlotte se tourna vers Chauveau-Lagarde. Elle le remercia de l’avoir défendue « d’une manière digne d’elle et de lui ». Elle voulut lui donner une preuve de confiance, s’adresser à lui comme à un dernier ami. D’après l’arrêt du Tribunal, ses biens étaient confisqués. Elle laissait à la prison une très petite dette, trente-six livres assignats. Elle pria Chauveau-Lagarde de l’acquitter. « Je compte, dit-elle, sur votre générosité. »
 
 
Sur le chemin de sa cellule, elle rencontra le concierge Richard et sa femme. Ils tenaient toujours prêt son déjeuner. Elle leur dit en souriant : « Les juges m'ont retenue là-haut
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si longtemps, qu’il faut m’excuser de vous avoir manqué de parole. »
 
 
À ce moment, un prêtre s’avança vers elle, l’abbé Lothringer, l’un des trois ecclésiastiques chargés d’assister les condamnés. Il lui offrit ses offices. Pendant le procès même, Charlotte avait eu l’occasion de faire connaître son opinion religieuse. Le président Montané lui demandant si elle allait d’ordinaire se confesser à un prêtre assermenté ou à un prêtre réfractaire, elle avait répondu qu'elle n’allait ni aux uns ni aux autres, car elle n’avait pas de confesseur. Elle repoussa donc doucement l’offre de l’abbé : « Remerciez ceux qui ont eu l’attention de vous envoyer. Je leur en sais gré, mais je n’ai pas besoin de votre ministère. »
 
 
À peine avait-elle réintégré sa cellule, le concierge Richard lui annonça qu’un peintre venait faire son portrait. Elle l’attendait. Elle l’avait remarqué à l’audience où il avait ébauché sa toile. Elle s’était félicitée que le Comité de Sûreté générale exauçât, même tardivement, son vœu. Et, le procès terminé, elle avait souhaité tout haut que l’artiste vint achever son œuvre dans sa cellule.
 
 
Le peintre se présenta. Il se nommait Jean-Jacques
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Hauer. Il avait d’autant plus aisément obtenu l’autorisation de pénétrer dans la prison qu’il était commandant de la Garde nationale et fort connu dans sa section.
 
 
Elle le remercia gracieusement et s’assit sur une chaise. « Je suis prête. » Elle parlait avec un tranquille enjouement, une aisance mondaine. Elle revint sur l’action qu’elle avait commise. Loin de la regretter, elle s’applaudit une fois encore d’avoir délivré la France d’un monstre. Parfois elle se levait, examinait son portrait, félicitait l’artiste, lui proposait de légères retouches.
 
 
Cependant le temps fuyait. Elle voulait encore expédier une lettre. Afin de ne point retarder le peintre dans son travail, elle prit un livre comme sous-main et commença d'écrire sans quitter sa chaise.
 
 
À ce moment, Richard ouvrit la porte et s’effaça devant un groupe d'hommes. L’un d’eux portait sur le bras la chemise rouge que les assassins devaient revêtir pour l’exécution. Elle comprit : le bourreau, Sanson. Elle ne put réprimer son trouble. « Quoi ? Déjà! » . Mais aussitôt elle se ressaisit et demanda à cet homme la permission d’achever sa lettre :
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« Le citoyen Doulcet de Pontécoulant est un lâche, d’avoir refusé de me défendre, lorsque la chose était si facile. Celui qui l’a fait s’en est acquitté avec toute la dignité possible. Je lui en conserve ma reconnaissance jusqu’au dernier moment.
 
 
MARIE DE CORDAY. »
 
 
Ce dernier moment était arrivé. Elle plia son papier en forme de lettre, pendant qu’un des deux huissiers qui accompagnaient le bourreau lui lisait le jugement. Elle pria cet homme de faire parvenir ce billet à son destinataire, le député Gustave Doulcet.
 
 
Sanson tenait à la main des ciseaux. Elle s’assit, enleva son bonnet, dénoua ses beaux cheveux et fit signe au bourreau de les couper. Lorsqu'ils furent tombés, elle en prit une mèche et la donna au peintre Hauer : « Monsieur, je vous remercie de ce que vous venez de faire pour moi. Je ne puis vous offrir, pour vous montrer ma reconnaissance, que ce souvenir d’une mourante. » Puis elle chargea le concierge Richard de remettre le reste à sa femme.
 
 
Elle disposa elle-même la chemise rouge, à dessein fort échancrée, et elle obtint de jeter
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sur ses épaules son fichu rose. Au moment où on allait lui attacher les mains derrière le dos, elle demanda encore de mettre ses gants. Ses gardes l’avaient serrée si fort chez Marat qu’elle portait des cicatrices au poignet. Mais Sanson l’assura qu’il la lierait sans la blesser. Elle sourit : « C’est vrai. Ces gens-là n’avaient pas comme vous l’habitude. »
 
 
La rude toilette de la mort, « qui conduit, dit-elle, à l’immortalité », était achevée. Il était plus de six heures. La charrette attendait dans la cour. Charlotte voulut rester debout, appuyée aux ridelles. Sanson laissa cependant près d’elle un tabouret où elle pouvait poser un genou.
 
 
La foule s’écrasait autour du Palais. Aux habitués de la guillotine, aux furies populaires, s’ajoutaient les innombrables fanatiques de Marat. A la vue de la condamnée, un formidable cri de mort jaillit de cette multitude. Ce n'étaient, autour de la charrette, que poings tendus, visages forcenés, bouches grandes ouvertes.
 
 
À ce moment, un orage, qui couvait depuis le matin, éclata. Mais la pluie ne dispersa pas la foule, dont la clameur couvrait les grondements du tonnerre.
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Charlotte opposait à cette fureur déchaînée son doux sourire et sa fierté tranquille. Sous les huées mortelles et les gestes féroces, elle songeait : « Je leur donne la Paix. » C’était le secret de sa sérénité. Les bras liés derrière le dos, elle restait debout, la tête bien droite. Ah ! ses vieux amis n'auraient pas pu lui reprocher ce jour-là « de cacher ses beaux yeux ». Sa chemise rouge, toute trempée de pluie, épousait son corps comme les draperies d’une statue.
 
 
On eût dit que sa ferme douceur et sa grâce limpide imposaient, une fois encore, le silence et le respect. Tandis que l’orage s’apaisait, les imprécations devenaient plus rares, bien que la foule fût toujours aussi dense par les quais et les rues. Seuls, les énergumènes qui accompagnaient la charrette et que les gardes à cheval tenaient à distance, continuaient de vomir d’ignobles injures.
 
 
Dans la rue Saint-Honoré, la charrette se frayait plus lentement que jamais son chemin. Sanson, ému par un courage qu'il n’avait jamais vu, dit à Charlotte : « Vous trouvez que c’est bien long ? » Elle lui répondit en souriant, de sa voix musicale et presque enfantine : «  Bah ! Nous sommes toujours sûrs d’arriver. »
==[[Page:Michel Corday - Charlotte Corday, 1929.djvu/153]]==
Il était près de huit heures quand apparut la Place de la Révolution. Les feux du couchant embrasaient l’horizon. Le bourreau voulut masquer à la jeune fille la vue de la guillotine. Mais elle se pencha et dit encore : « J’ai bien le droit d’être curieuse. Je n’en ai jamais vu. »
 
 
Malgré ses entraves, elle gravit lestement, seule, les marches glissantes de l’échafaud. Lorsqu'un aide lui enleva son fichu et découvrit ses épaules, elle pâlit et se recula violemment. Ce fut la suprême révolte de sa pudeur. Sur son col, elle craignait plus les regards que le couperet. Mais, une dernière fois, elle retrouva le calme. Elle reprit ses vives, ses fraîches couleurs et elle en fut comme illuminée. Elle se jeta d’elle-même contre la bascule. Le choc du couperet rompit le silence absolu.
 
 
Quelques cris de « Vive la Nation! Vive la République ! », montèrent de la foule qui, d’une seule coulée, avait couvert l’énorme place. Un aide-charpentier, qui avait réparé la guillotine, saisit aux cheveux, pour la montrer au peuple, cette tête qui semblait sourire encore. Et, par deux fois, il la souffleta.
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==[[Page:Michel Corday - Charlotte Corday, 1929.djvu/155]]==
 
= CHAPITRE IX =
 
= APRÈS… =
 
 
Le geste immonde souleva dans la foule un murmure d'horreur et d’indignation. Renié par Sanson dont il n’était que l’aide fortuit, le valet Legros fut condamné par le Tribunal de police à huit jours de prison, au blâme public, et à l’exposition pendant six heures sur la place même de la Révolution. Roussillon, l’un des membres du Tribunal révolutionnaire, protesta contre le valet dans une lettre ouverte. Après avoir rappelé le châtiment infligé à cet homme, il ajoutait : « J’ai cru devoir faire connaître cet acte de justice au public qui, toujours grand, toujours juste, approuvera ce que l’Ami du Peuple approuverait lui-même s’il eût survécu à sa blessure. Il était
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trop grand pour approuver une pareille bassesse ; il savait, et tout le monde doit le savoir, que quand le crime est puni, la loi est satisfaite. »
 
 
Sous l’ignoble insulte, la face de Charlotte Corday aurait rougi. Cette légende souleva des controverses passionnées. Parmi ses contemporains, des savants, comme Cabanis, refusèrent de croire à la réalité même du phénomène. D’autres, comme le docteur Sue, père du romancier Eugène Sue, le naturaliste Soemmering, voulurent y voir une preuve de la survie. D’autres encore, comme le docteur Léveillé, affirmaient que le coup de cette brute avait provoqué une sorte de congestion toute mécanique. On supposa aussi que cette rougeur n’était que la trace de la main ensanglantée du valet. Plus tard, Michelet imagina que les feux du couchant avaient empourpré de leur reflet le doux visage de la morte.
 
 
De la Place de la Révolution, les restes de Charlotte Corday furent transportés à l’hôpital de la Charité, où ils furent examinés par deux médecins, en présence de deux délégués de la Convention. L’un d’eux était le peintre David. Depuis la mort de Marat, les pires calomnies salissaient la jeune fille. On l’accusait notamment
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de n’avoir été que l’instrument de Barbaroux, de lui avoir obéi par amour, après lui avoir tout donné d'elle-même. Il semble que ces hommes aient voulu chercher sur elle, au delà de la mort, la trace de sa faute. Ils ne constatèrent que sa pureté.
 
 
Charlotte Corday fut inhumée au cimetière de la Madeleine, rue d’Anjou-Saint-Honoré, à peu près à l’emplacement actuel de la Chapelle expiatoire. En 1815, le charnier de la Madeleine fut transporté dans une fosse commune, creusée dans la plaine des Mousseaux, aujourd’hui la Plaine Monceau.
 
 
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Que devinrent, après sa mort, les parents et les amis de Charlotte ?
 
 
Son ami Bougon-Longrais était à Évreux lorsqu'elle partit pour Paris. Mais il fut brusquement rappelé à Caen. En effet, les événements se précipitaient. Le 13 juillet, précisément le jour de la mort de Marat, les volontaires du général de Wimpffen rencontraient, entre Cocherel et Brécourt, près de Vernon, les forces expédiées de Paris par la Montagne. Ce fut une échauffourée. On
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échangea dix coups de canon. Chaque parti se replia, se croyant vaincu. Mais la troupe parisienne, qu’on appela l’armée pacifique, se ressaisit la première et, ne rencontrant pas d’ennemis, s’avança victorieusement sur Lisieux, puis sur Caen. Ce fut la fin de l’insurrection normande.
 
 
La plupart de ceux qui s’étaient compromis dans ce mouvement furent mis hors la loi. Bougon-Longrais dut s’enfuir. Il était traqué de village en village. À Longueval, il faillit être pris au gîte. Les gendarmes retrouvèrent, dans un vêtement qu’il avait dû abandonner, son testament où était enfermée une mèche de cheveux.
 
 
Tombé plus tard aux mains des Vendéens, il plut au prince de Talmont qui se l’attacha comme secrétaire. Mais ils furent arrêtés tous deux près de Fougères. Bougon-Longrais, après un bref jugement, fut exécuté à Rennes, le 5 janvier 1794. Le matin, à huit heures, avant de marcher au supplice, il écrivit à sa mère une longue lettre où il invoquait encore Charlotte.
 
 
« Encore si, dans mes derniers instants, j'avais pu, comme ma chère Corday, m’endormir
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au sein d’une illusion douce et trompeuse, et croire au retour prochain de l’ordre et de la paix dans ma patrie… Mais non, j’emporte avec moi l’idée déchirante que le sang va couler à plus grands flots! Oh! Charlotte Corday! Oh! ma noble et généreuse amie ! Toi dont le souvenir occupa sans cesse ma mémoire et mon cœur, attends-moi, je vais te rejoindre ! Le désir de te venger m'avait fait jusqu’à ce jour supporter l’existence. Je crois avoir assez satisfait à ce devoir sacré ; je meurs content et digne de toi… »
 
 
Quant à Gustave Doulcet, Charlotte l’avait injustement accusé dans le billet qu’elle lui adressa au moment de mourir. Lorsqu'il le reçut, tout ouvert, le 20 juillet, il resta stupéfait. Il ignorait absolument que Charlotte l’eût demandé pour défenseur. Il réclama par écrit des explications à Montané, qui les lui fournit aussitôt. Le 16 juillet, l’accusateur public avait bien informé Gustave Doulcet que l’accusée l’avait choisi pour son conseil. Mais le gendarme, chargé de porter la lettre de Fouquier-Tinville, n’étant pas parvenu à trouver le destinataire, l’avait rapportée tardivement à l’accusateur public.
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Gustave Doulcet ne s’étonna pas que le gendarme ne l’eût pas découvert : se sachant suspect, il changeait chaque soir de domicile. Mais l’injurieux reproche de Charlotte lui était intolérable. Il adressa à tous les journaux une protestation : « C’est quatre jours après son exécution que le Tribunal révolutionnaire m’a donné avis du choix qu’avait fait Marie Corday ».
 
 
Toute sa longue vie, il affirma qu’il regrettait d’avoir ignoré le choix de Mlle de Corday, et qu’il aurait accepté « le périlleux honneur de la défendre, à cause des liens de parenté et de la communauté de vues politiques qui les unissaient ».
 
 
Président de la Convention en 95, du Conseil des Cinq-Cents en 96, comte et sénateur d’Empire, pair de France sous la Restauration, il mourut en 1853, à près de quatre vingt dix ans.
 
 
L’une des amies de Charlotte Corday, Mme de Faudoas. périt un an après elle. Son père, le marquis de Faudoas, fidèle royaliste, était resté jusqu'aux derniers moments de Loris XVI un de ses plus ardents défenseurs. il fut arrêté pendant la Terreur avec sa sœur
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et sa fille. Tous trois furent traduits devant le Tribunal révolutionnaire le 13 juillet 94. C'était le moment des condamnations massives. Ce jour-là, vingt-huit accusés furent exécutés. Éléonore de Faudoas refusa le secours d’un prêtre assermenté, s’appuya au bras de son père et gravit en se signant les degrés de l’échafaud. Elle avait dix-huit ans.
 
 
Alexandrine de Forbin, que Charlotte Corday recommandait encore à Barbaroux dans sa lettre de la Conciergerie, revint en France après un séjour de plusieurs années en Suisse. Elle se fixa à Marseille. Vers la quarantaine, l’ancienne chanoinesse de Troarn épousa un lieutenant de douanes, M. Millière.
 
 
M. de Corday d’Armont, le père de Charlotte, qui vivait avec ses vieux parents à Argentan depuis janvier 1793, apprit le drame par un journal. On ne l’inquiéta pas démesurément. Il subit un interrogatoire le 20 juillet. Il déclara que depuis son veuvage, depuis onze ans, sa fille n’avait guère vécu, au total, qu’un an avec lui. Et il répéta les termes de la lettre qu’elle lui avait écrite le 9 juillet au matin, avant son départ pour Paris. Chose singulière
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:il pâtit davantage comme père d’émigrés. À ce titre, il fut emprisonné un moment en 94 et proscrit en 98. Peu après, il mourut à Barcelone.
 
 
Son fils aîné, Jacques-Adrien-Alexis, servait alors dans l’armée espagnole, après avoir pris part à l’insurrection vendéenne. Plus tard, il rentra en France. Il épousa, en 1803, Marthe du Hauvel.
 
 
Le plus jeune fils de M. de Corday, Charles François-Jacques, avait été tué à Quiberon, aux côtés de son oncle Glatigny, en voulant sauver le drapeau royaliste. Il avait dix-huit ans.
 
 
Sa seconde fille, Éléonore, avait toujours vécu avec lui depuis sa sortie de l’Abbaye aux-Dames. On sait qu’elle était bossue. Elle passait pour fort spirituelle. Elle mourut à trente-six ans.
 
 
Quant à l’abbé de Corday, qui recevait sa nièce Charlotte au presbytère de Vicques, il s’exila en 92, après avoir été molesté comme prêtre réfractaire. Il se réfugia à Jersey, puis au château de Winchester, où le gouvernement anglais avait recueilli un grand nombre de ces ecclésiastiques. Revenu en France, il mourut curé-doyen de Couliboeuf en 1825. Il
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disait volontiers que Charlotte avait « été une nouvelle Judith suscitée par Dieu pour sauver la France ».
 
 
Mme de Bretteville était coupable, aux yeux des maratistes, d’avoir recueilli Charlotte Corday pendant deux ans. Dès que la mort de « l’ami du peuple » fut connue, on perquisitionna chez la bonne dame. Elle voulut se dérober aux recherches et, pendant la descente de police, se cacha derrière les rideaux d’un lit, dans l’arrière-boutique des Lunel. Craignant de nouvelles inquisitions, elle enferma même son argenterie dans un coffre, que le menuisier ensevelit dans le sol de son atelier.
 
 
Les plus exaltés demandaient que l’on rasât sa maison. Ils ne furent pas écoutés. Mais, chaque soir, des manifestants défilaient sous ses fenêtres, à la lueur des torches. Ils portaient en triomphe le buste de Marat et hurlaient de féroces refrains.
 
 
Cependant, Augustin Leclerc continuait de veiller sur elle, bien qu’il fût accablé de chagrin par la mort de Charlotte Corday. Jamais il ne devait s’en consoler, jamais il ne cessa d'approuver hautement son geste. Dès que Mme de Bretteville put s’éloigner de sa maison
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sans éveiller de suspicion, Augustin Leclerc la conduisit à Verson, où elle possédait un domaine. La bonne dame resta toujours reconnaissante à son « homme de confiance ». Elle lui laissa une partie de ses biens lorsqu’elle mourut en 99, à soixante-quinze ans. Sa maison, que la Révolution avait épargnée, fut abattue et reconstruite sur un plan plus avantageux, en 1852.
 
 
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La veille du jour où les restes de Charlotte Corday étaient enfouis au cimetière de la Madeleine, les funérailles nationales de Marat s’étaient déroulées dans Paris.
 
 
Le mardi 16, dès le matin, on avait exposé le corps, préalablement embaumé, dans l’ancienne église des Cordeliers. Un pétitionnaire avait même demandé à la Convention qu'il fût porté dans tous les départements. Le peintre David, qui avait ordonné la cérémonie, aurait voulu montrer la blessure. Mais il avait dû y renoncer, parce qu’il lui aurait fallu découvrir aussi la lèpre qui rongeait tout le corps.
 
 
Dans la pénombre de la voûte, parmi les
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fumées des brûle-parfums et des flambeaux, au sommet d’une estrade de douze mètres, tendue aux trois couleurs, le corps de Marat était étendu sous une draperie. Son bras droit retombait. Sa main tenait une plume de fer, comme s’il allait encore « écrire pour le bonheur du peuple ». Le peignoir ensanglanté, la baignoire où il avait péri, encadraient le lit funèbre. Toute la journée, la foule défila, gémissant de tristesse, criant vengeance et jetant des fleurs.
 
 
Vers cinq heures du soir, le corps fut hissé sur un char à gradins, traîné par douze hommes, entouré de jeunes filles en blanc, des branches de cyprès à la main. Derrière lui, marchaient la Convention tout entière, les sections en armes, les sociétés populaires, les délégations provinciales. Des musiques militaires, aux tambours voilés de crêpe, jouaient des marches funèbres. La foule chantait des hymnes révolutionnaires. Tous les cinq minutes, le canon tonnait.
 
 
Il était près de minuit quand le cortège sans fin, après avoir parcouru une partie de Paris, revint aux jardins des Cordeliers. Là, se dressait le tombeau de Marat, une grotte de granit, close d’une grille. C’était le symbole de sa
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fermeté, le souvenir du souterrain où il avait vécu. On descendit dans le caveau le corps placé dans un cercueil de plomb, puis deux vases qui contenaient l’un les entrailles, l’autre les poumons de Marat. On y ensevelit enfin les œuvres complètes de « l’ami du peuple ». Les discours se prolongèrent fort avant dans la nuit.
 
 
Le Club des Jacobins et celui des Cordeliers se disputaient le cœur de Marat, enfermé dans une urne d’agate d’une seule pièce, enrichie de pierres précieuses. Les Cordeliers triomphèrent. Le 18 juillet, l’urne fut solennellement suspendue à la voûte de leur salle des séances. Des discours enflammés s’élevèrent jusqu’à lui. Le citoyen Jullien exalta « ce cœur sacré, viscère adorable ». Il le mit au-dessus de celui de Jésus. « O cor Jesu, o cor Marat… Leur Jésus n’était qu’un faux prophète et Marat est un dieu… »
 
 
Le 19 août, les « citoyennes révolutionnaires » célébrèrent à leur tour la mémoire de Marat. Elles se rendirent en cortège, derrière le buste du divin Marat, jusqu’à la place du Carrousel. Là s’élevait une pyramide creuse. À l’intérieur, on plaça la baignoire, la lampe, l’écritoire, la plume, le papier de Marat.
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Un culte naissait, farouche : les époux Loison, de pauvres montreurs de marionnettes des Champs-Elysées, qui avaient habillé une figurine en Charlotte Corday et lui faisaient crier : « À bas Marat! », furent arrêtés pour manœuvres coupables et guillotinés. L’image de Marat était innombrable. On plaçait son buste dans toutes les salles publiques. On distribuait son portrait aux écoliers. On vendait des bagues, des épingles de cravate, des tabatières à l’effigie de Marat. Autant de fétiches, d’ailleurs, et de gages de patriotisme. Sa mort inspirait des pièces de théâtre, des complaintes par centaines. On enseigna dans des écoles le signe de croix au nom de Marat, le Credo de Marat.
 
 
On donnait aux enfants le prénom de Marat. Joachim Murat, qui devait devenir roi de Naples, demanda à la Convention de changer son nom contre celui de Marat. À Paris, on débaptisa des places et des rues. Tout ce qui s’appelait Montmartre s’appela Montmarat ; la rue des Cordeliers devint la rue Marat ; la place de l’Observance devint la place de l’Ami du Peuple. En province, où s’élevaient partout, au pied de l’arbre de la Liberté, des cénotaphes à sa gloire, plus de quarante localités
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prirent le nom de Marat. Par exemple, le Havre-de-Grâce devint le Havre-Marat ; Neuville-sur-Saône s’appela Marat-sur-Saône.
 
 
Enfin, le 21 septembre 1794, fut célébrée la suprême apothéose. Les cendres de Marat furent transportées au Panthéon sur un char triomphal, suivi par la Convention, les élèves officiers, les orphelins de guerre, des troupes à cheval. Des chœurs chantaient des hymnes de Méhul et de Cherubini à la gloire des martyrs de la Liberté. Et tandis qu’on expulsait par une porte basse les « restes impurs » de Mirabeau, un huissier lisait solennellement, au seuil du Temple dédié aux grands hommes, le décret qui conférait à Jean-Paul Marat « les palmes de l’immortalité ».
 
 
Cinq mois plus tard, le 27 février 1795, en la présence d’un commissaire de police et de son greffier, le cercueil de Marat était extrait du Panthéon, puis inhumé à quelques pas de là, dans le cimetière Sainte-Geneviève.….
 
 
Le peuple avait changé de dieu. La Convention, qui s’était laissée porter par la foule dans cet immense élan vers Marat, n’avait fait que la suivre dans son reflux : l’Assemblée venait de décréter que les honneurs du Panthéon ne
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seraient accordés à un citoyen que dix ans après sa mort.
 
 
Les symptômes de la désaffection populaire ne manquaient pas. En janvier, la suppression de la pyramide du Carrousel avait été officiellement décidée. Or, les passants aidaient les ouvriers à la démolition, comme à la prise de la Bastille. Et des crieurs, toujours prompts à suivre le vent, débitaient, sur ce joyeux chantier, une brochure intitulée les Crimes de J.-P. Marat.
 
 
À ce moment, un journal publia un extrait d’un ouvrage de Marat, le Plan de Constitution, où il apparaissait que « l’ami du peuple » soutenait le retour à la monarchie, seul gouvernement qui convint à la France. Ce fut le dernier coup à l’idole chancelante. Elle croula. Marat royaliste !
 
 
Le lendemain, le buste de Marat disparut des salles de théâtre, de la Convention même. On arrêta des manifestants qui voulaient promener l’emblème réprouvé par les rues. Enfin, de jeunes ouvriers du faubourg Saint Antoine se rendirent en cortège au Jardin du Palais-Royal, y brûlèrent un mannequin qui représentait Marat. Ils recueillirent les cendres dans un vase de nuit et les jetèrent dans
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l’égout de la rue Montmartre, non loin de l’Hôtel de la Providence. Et ils laissèrent sur place cette inscription : « Marat, voilà ton Panthéon. »
 
 
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La mémoire de Charlotte Corday n’a pas connu ces sautes ni ces retours. Elle a éveillé, dans bien des cœurs, un culte non moins ardent, mais plus discret et plus durable.
 
 
Déjà, dans la foule qui se pressait sur le chemin de son supplice, l’admiration devait être aussi vive que la haine. La preuve en est que certains auraient voulu la massacrer sur place, alors que d’autres méditaient de la délivrer avant l’échafaud. Ces conjurations contraires ont existé. Le maire de Paris, Pache, en était averti. Aussi Hanriot, chargé par lui d’assurer l’ordre, avait-il déployé des forces de police extraordinaires.
 
 
Un homme, parmi ces spectateurs, fut à tel point ébloui à la vue de Charlotte, transporté d’une adoration si soudaine et si folle, qu’il résolut de la suivre dans la mort. Il était placé rue Saint-Honoré, non loin de cette fenêtre où Danton, Robespierre et Camille Desmoulins
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regardaient passer Charlotte Corday dans cette charrette qui, d’ailleurs, devait bientôt les emporter tous trois. Il s’appelait Adam Lux.
 
 
À la fin de l’année précédente, les habitants de Mayence, gagnés aux idées de la Révolution, avaient souhaité d’être réunis à la France. Adam Lux, député de l’assemblée locale, fut chargé de porter ce vœu à la Convention, qui l’adopta le 30 mars 93.
 
 
Adam Lux devenait citoyen français. âgé de vingt-huit ans à peine, blond, les yeux bleus, sensible et rêveur, il était docteur en médecine, marié, père de deux petites filles. Il se proclamait lui-même « disciple de Rousseau ».
 
 
Il arrivait pénétré d’admiration pour les grands principes révolutionnaires. Il croyait trouver en France l’âge d’or. Le spectacle de la réalité, ces discussions, ces haines, cette oppression, ces violences, le déçurent affreusement. La proscription des Girondins, dont il partageait les idées, acheva de le bouleverser.
 
 
Il éprouvait un tel dégoût qu’il songea au suicide. Il prépara le discours qu’il tiendrait à la barre de la Convention avant de disparaître. « J'ai juré d’être libre ou de mourir. Par conséquent, il est temps de mourir. Depuis le
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2 juin, j'ai la vie en horreur. » Il espérait aussi que sa mort serait «  plus utile à la liberté que sa vie », qu’elle donnerait à réfléchir aux mandataires du peuple et marquerait la fin de la violence.
 
 
Il rédigeait une sorte de testament politique, un Avis aux Français, où il confessait la faillite de sa croyance, quand il apprit la mort de Marat. Il lit les interrogatoires de Charlotte. Il y retrouve sa propre pensée. Il se précipite sur le passage de la condamnée. $on enthousiasme s’exalte encore à sa vue. Il la suit jusqu’à l’échafaud… Désormais, il voit par quelle issue échapper à la vie. Il criera son admiration, il défendra publiquement Charlotte. Aussi recevra-t-il la mort la plus noble et la plus utile. Il mourra pour elle.
 
 
En deux jours, il écrit un éloge de Charlotte Corday. La passion l’éclaire et l’anime. Avec quelle lucidité il résume le drame : « Une fille délicate, bien née, bien faite, bien élevée, animée d’un amour ardent de la patrie en danger, se croit obligée de s’immoler pour la sauver, en otant la vie à un homme qu’elle pense être la source des malheurs publics. Elle prend cette résolution le 2 juin, s’y affermit le 7 juillet, quitte son foyer paisible ; elle ne
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se confie à personne ; malgré la chaleur excessive, elle fait un grand voyage à ce dessein ; elle arrive, sans appui, sans conseil, sans consolateur. Elle conçut, elle exécuta un projet qui, selon ses espérances, devait sauver la vie à des milliers d'hommes. Elle prévoyait son sort… Elle garda toujours sa fermeté, sa présence d'esprit, sa douceur, pendant quatre jours, jusqu’à son dernier soupir. »
 
 
Le ton s’avive lorsqu'il peint ses impressions : « Quel fut mon étonnement lorsque, outre une intrépidité que j'attendais, je vis cette douceur inaltérable au milieu des hurlements barbares !… Ce regard si doux et si pénétrant! Ces étincelles vives et humides qui éclataient dans ses beaux yeux… Regards d’un ange, qui pénétrèrent intimement mon cœur, le remplirent d'émotions violentes qui me furent inconnues jusqu'alors… Pendant deux heures, depuis son départ jusqu’à l’échafaud, elle garda la même fermeté, la même douceur inexprimable.. Sur sa charrette, n’ayant ni appui, ni consolateur, elle était exposée aux huées continuelles d’une foule indigne du nom d’hommes. Elle monta sur l’échafaud. Elle expira.. Charlotte, âme céleste, n’étais-tu qu’une mortelle ? »
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Enfin, il défie la Montagne, en ces termes où reparaît son déboire : « Usurpateurs du 31 mai, vous qui, pour échapper aux supplices mérités par vos forfaits, avez trompé les Parisiens et les Français ! Je cherchais ici le règne de la douce liberté : je trouvai l’oppression du mérite, le triomphe de l’ignorance et du crime, Je suis las de vivre au milieu de tant d’horreurs que vous commettez, de tant de malheurs que vous préparez à la Patrie! Il ne me reste que deux espérances : ou, par vos soins, en victime de la liberté, mourir sur cet échafaud honorable, ou de concourir à faire disparaître vos mensonges, qui sont la véritable cause de la guerre civile. »
 
 
Ayant ainsi provoqué les Jacobins, il les invite à lui donner la même mort qu’à Charlotte : « S’ils veulent aussi me faire l’honneur de la guillotine, qui n’est désormais à mes yeux qu'un autel où l’on immole les victimes, et qui, par le sang pur versé le 17 juillet, a perdu toute ignominie, s’ils veulent, dis-je, je les prie, ces bourreaux, de faire donner à ma tête abattue autant de soufflets qu’ils en firent donner à celle de Charlotte. »
 
 
Et il termine ces pages d’une folle et tendre hardiesse par le vœu « qu’au lieu même de sa
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mort l’immortelle Charlotte Corday ait une statue avec cette inscription : Plus grande que Brutus. »
 
 
Il signait son arrêt de mort. Il avait publié son placard le 19 juillet. Trois jours après, il était incarcéré à la prison de la Force. Il y attendit longtemps son jugement. À deux reprises, il le réclama. Il ne fut condamné que le 4 novembre, sur un rapide réquisitoire de Fouquier-Tinville. Il subit son supplice avec le même calme que son idole. Il se jeta sous le couperet en criant la pensée qui l’avait sans cesse soutenu : « Je mourrai donc pour Charlotte ! »
 
 
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Un autre homme avait subi la douce et puissante séduction de la jeune fille. S’il ne lui donna pas sa vie, du moins la risqua-t-il pour elle. C’était le président Montané.
 
 
Le procès à peine clos, une âpre discussion éclatait entre lui et l’accusateur public. Fouquier-Tinville lui reprochait d’avoir modifié la dernière des trois questions posées au jury. Parlant de l’assassinat commis par Charlotte, l’accusateur public avait ainsi libellé cette troisième question : « L’a-t-elle fait avec
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préméditation et avec des intentions criminelles et contre-révolutionnaires ? » Montané l’avait remplacée par ce texte : « L’a-t-elle fait avec des intentions criminelles et préméditées ? »
 
 
Fouquier-Tinville l’accusait d’avoir été favorable à Charlotte Corday, d’avoir fait preuve à son égard de faiblesse et d’indulgence. Qu'eût-il dit s’il avait su que Montané avait suggéré à Chauveau-Lagarde de plaider la folie ?
 
 
En réalité, Fouquier-Tinville était surtout furieux qu’on n’eût pas constaté dans le jugement « les intentions contre-révolutionnaires de Charlotte Corday ». Une arme lui échappait, qui lui aurait permis de rouvrir le procès, d'atteindre des complices, d’enlever de nouvelles têtes.
 
 
En tout cas, Montané avait risqué la sienne. Le 30 juillet, en effet, le Président du Tribunal révolutionnaire était arrêté sur l’ordre du Comité de Salut Public, pour avoir, dans le jugement de Charlotte Corday, « changé la rédaction de la troisième question posée aux jurés ». Heureusement pour lui, on l’oublia dans sa prison. Il fut sauvé par le 9 Thermidor (27 juillet 1794) où tomba Robespierre et
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s’évanouit le cauchemar de la Terreur. Il fut acquitté et mis en liberté le 13 septembre 94.
 
 
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Le doux et tranquille courage de Charlotte avait si fortement frappé les esprits, que des hommes comme Chabot ne pouvaient se retenir de le reconnaître. Le capucin-dindon, comme l’appelait Marat, rendit compte à la Convention de son mandat de délégué du Comité de Sûreté générale dans la séance du 4 juillet.
 
 
Certes, en parlant de l’accusée, il est à l’unisson de la fureur indignée qui, sous le coup de la nouvelle, a soulevé l’assemblée. Mais, malgré lui, l’injure s’achève en louange : « Elle a l’audace du crime peinte sur sa figure. Elle est capable des plus grands attentats. C’est un de ces monstres que la nature vomit de temps en temps pour le malheur de l’humanité. Avec de l’esprit, des grâces, une taille et un port superbes, elle paraît être d’un délire et d’un courage capables de tout entreprendre. »
 
 
Les membres du Comité de Sûreté générale furent amenés à rendre grâce à son singulier
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ascendant. Fouquier-Tinville les avait consultés sur l’opportunité de publier dans les journaux l’interrogatoire de Charlotte et ses deux lettres datées de la prison. Ils écrivirent à l’accusateur public : « Le Comité pense qu’il serait inutile et peut-être dangereux de donner trop de publicité aux lettres de cette femme extraordinaire, qui n’a déjà inspiré que trop d'intérêt aux malveillants. »
 
 
Cette femme extraordinaire !… Mais s'ils subissaient ce doux pouvoir, les hommes en place en sentaient aussi le danger. Ils s’efforcèrent de le combattre. Un des membres du Tribunal révolutionnaire, Leroy, osa écrire « qu’il était affligeant de voir des condamnés se présenter au supplice avec autant de fermeté que Charlotte Corday et que, s’il était accusateur public, il ferait, avant l’exécution, saigner les condamnés pour affaisser leur maintien courageux ».
 
 
Il ne dépassait pas en férocité ce pétitionnaire, Guirault, qui, à la barre de la Convention, à la séance du 14 juillet, avait demandé que l’on inventât pour Charlotte des supplices nouveaux : « Décrétez une loi de circonstance. Le supplice le plus affreux n’est pas assez pour venger la Nation d’un aussi énorme attentat.
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Apprenez aux forcenés ce que vaut la vie. Au lieu de la leur trancher comme un fil, que l’effroi des tourments désarme leurs mains parricides. »
 
 
Les dirigeants, sans tomber dans ces excès, tentaient de substituer, aux portraits bienveillants de Charlotte, de grossières caricatures. Ainsi, dès le 21 juillet, le Conseil Général de Paris publiait une affiche reproduite par tous les journaux : « Cette femme, qu'on a dite fort jolie, n’était pas jolie ; c’était une virago plus charnue que fraîche, avec un maintien hommasse et une stature garçonnière ; sans grâce, malpropre, comme le sont presque tous les philosophes et les beaux esprits femelles. Sa tête était celle d’une furie ; sa figure était dure, insolente, érysipélateuse et commune, mais avec une peau blanche et sanguine, de l’embonpoint, de la jeunesse, et une évidence fameuse. Voilà de quoi être belle dans un interrogatoire… »
 
 
Mais tous ces efforts devaient rester vains. Dès que le culte de Marat perdit de son ardeur oppressive, dès que s’éteignit le délire populaire, on vit refleurir la douce image de Charlotte. Elle orna des bijoux, des éventails, des bonbonnières. Désormais, par centaines, des
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dessinateurs et des peintres s’en emparèrent : presque après cent ans, au seul Salon de 1880, ne vit-on pas quatre Charlotte Corday ? Elle parut sur toutes les scènes du monde : en un siècle, elle inspira quarante pièces, presque autant que Jeanne d’Arc en cinq siècles. La mode même lui paya son tribut : on porta des bonnets à la Charlotte Corday ; des femmes adoptèrent le châle rouge, en souvenir de cette chemise rouge qu’on avait vue, toute trempée par l’orage, épouser « le corps modeste et voluptueux de Charlotte Corday ».
 
 
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Mais les louanges les plus touchantes restent celles de ces hommes qui l’applaudirent sous la menace de la mort.
 
 
Qui ne connaît l’Ode à Charlotte Corday d’André Chénier ? Lui aussi avait salué d’enthousiasme l’aurore de la Révolution. Dans son poème le Jeu de Paume, il avait célébré le solennel serment :
 
 
O jour! Jour triomphant! Jour saint! Jour immortel! Jour le plus beau qu’ait fait luire le ciel.
 
 
Puis, comme Charlotte, il avait souffert de
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voir la Révolution glisser dans le sang. Comme elle, il avait eu pitié de Louis XVI, il avait souhaité que le peuple décidât de son sort. Ses strophes à Charlotte Corday sont bien dignes de leur héroïne, puisqu’elles témoignent d’autant de courage que de beauté :
 
 
Non, non, je ne veux point t'honorer en silence, Toi qui crus par ta mort ressuscite: la France Et dévouas tes jours à punir des forfaits. Le glaive arma ton bras, fille grande et sublime, Pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime, Quand d’un homme à ce monstre ils donnèrent les traits.
 
 
Arrêté le 7 mars 1794, il périt sur l’échafaud juste deux jours avant la délivrance du 9 Thermidor.
 
 
Quel magnifique et pur hommage lui rendit Pétion lorsqu'il apprit sa mort ! Il voulut redresser le jugement erroné qu'il avait porté sur elle. En pleine Assemblée de Caen, il s’écria : « Dans les temps ordinaires, la justice seule doit frapper les coupables. Mais, dans les circonstances actuelles, l’homicide de Marat est un acte de justice nationale. Une femme a montré l’exemple aux hommes. Puissent ceux-ci profiter de la leçon et purifier la France des scélérats qui l’oppriment ! »
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Louvet, poursuivi après l’échec de l’insurrection normande, lui consacrait, dans de hâtifs mémoires, des pages enflammées. Il enviait Barbaroux d’avoir reçu la lettre qu’elle lui avait écrite en prison : « Ou rien de ce qui fut beau dans la Révolution française ne demeurera, ou cette épître doit passer à travers les siècles. » Et l’auteur de Faublas se glorifiait d’avoir été nommé par Charlotte dans son interrogatoire. Pour lui, c’était l’immortalité : « J’ai donc reçu le prix de tous mes travaux, le dédommagement de mes sacrifices, de mes peines, des derniers tourments qui me sont réservés… Oui, quoi qu'il arrive, j'ai reçu du moins ma récompense : Charlotte m’a nommé, je suis sûr de ne pas mourir ! »
 
 
Un autre des Girondins proscrits, Salle, lui rendit un hommage plus touchant encore. Leur parti défait, lui et ses compagnons, Guadet, Buzot, Pétion, Barbaroux, d’autres encore, avaient quitté Caen et s’étaient jetés à travers la France. Ils étaient traqués comme des bêtes, repoussés comme des lépreux. Au prix d’angoisses et de souffrances indicibles, ils atteignirent Saint-Emilion. Une femme admirable, Mme Bouquey, qui paya d’ailleurs
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son dévouement de sa vie, se chargea de les cacher. D'abord dans des grottes, puis dans deux greniers. Et c’est là, dans une soupente où il ne pouvait ni se tenir debout ni allumer de lampe, que Salle écrivit sur Charlotte Corday une tragédie en cinq actes et en vers !.…
 
 
Mieux encore. Salle avait pour compagnon Guadet, beau-frère de Mme Bouquey. Les trois autres, Pétion, Buzot, Barbaroux, étaient cachés dans une seconde maison. Il leur fit parvenir sa pièce et leur demanda des conseils. Tous trois répondirent. Buzot regrettait que Salle ne s’en fût pas tenu à la stricte vérité. Pétion jugeait que l’auteur n’avait pas tiré du rôle de Charlotte Corday, « cette femme sublime », tout le parti possible et surtout qu’il avait peint Robespierre et Danton sous des couleurs beaucoup trop indulgentes. Barbaroux critiquait la fiction amoureuse et, patiemment, vers par vers, relevait les faiblesses. Ces trois lettres, fort longues, témoignent d’une stupéfiante liberté d’esprit chez ces hommes que guettait la mort.
 
 
En effet, ils furent dénoncés. Le 17 juin 94, une véritable armée, lancée à leur recherche, envahit le bourg. Des chiens mème étaient chargés de les dépister. Salle et Guadet sont
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arrêtés, puis guillotinés à Bordeaux deux jours après. Les trois autres se sauvent dans les bois. Mais le lendemain, ils se croient découverts par des soldats. Barbaroux tente de se tuer et se brise la mâchoire d’un coup de pistolet. On le porte sanglant et muet sur l’échafaud. Huit jours plus tard on découvrit dans un champ de blé les cadavres de Buzot et Pétion, à demi rongés par les chiens. L’état de leurs corps ne permit pas d'établir comment ils s'étaient tués.
 
 
Ils n’avaient fait que suivre dans la mort le gros des Girondins arrêtés à Paris, dont le procès s’était achevé le 30 octobre précédent. Parmi les vingt et un condamnés figuraient Fauchet et Lauze de Perret, bien qu'ils eussent été d’abord acquittés par le Tribunal révolutionnaire comme complices de Charlotte Corday.
 
 
Le plus grand, le plus éloquent d’entre eux, Vergniaud, avait dit, après la mort de Charlotte : « Elle nous tue, mais elle nous apprend à mourir. » Formule excessive. Les Girondins eussent été perdus sans elle. Et ils seraient morts fermement sans son exemple.
 
 
Un dernier repas les réunit dans la prison. Ils passèrent le reste de la nuit à deviser gravement.
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Jusqu’au pied de l’échafaud, ils entonnèrent la Marseillaise. Celui qui vécut le dernier chantait toujours.
 
 
Vergniaud dit encore, et plus justement : « On cherche à consommer la Révolution par la Terreur ; j'aurais voulu la consommer par l’amour. »
 
 
On était, en effet, en pleine Terreur. Si le geste de Charlotte Corday n’en fut pas la cause, il en marqua du moins l’origine. Elle avait marché à l’encontre de son but. Elle avait voulu arrêter l’effusion du sang : jamais il n’avait tant coulé. La guillotine battait à un rythme dix fois accru. Telle fut la grande leçon du drame dont Charlotte Corday aurait senti l’implacable ironie. Elle avait prouvé la stérilité de la violence.
 
 
Le Destin, semble-t-il, a voulu montrer qu’on ne peut enfreindre le suprême précepte, le respect de la vie, fût-ce pour servir le plus bel idéal, la passion de la Paix.
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DOCUMENTS ET COMMENTAIRES
 
 
Charlotte Corday venait d'atteindre ses vingt et un ans… (Page 9.)
 
 
Quel était le prénom usuel de Marie-Anne Charlotte de Corday ? D’après la plupart de ses historiographes, on l’appelait Marie dans son entourage.
 
 
Beaucoup de ses lettres, disent-ils, sont signées Marie de Corday ou Marie Corday. Notamment la dernière, celle qu’elle écrivait à Gustave Doulcet, quand le bourreau entra dans sa cellule. Doulcet lui-même, qui connaissait bien la jeune fille, l’appelle Marie Corday dans la lettre à Montané et dans la note aux journaux où il proteste contre l’accusation portée par elle contre lui. Enfin son premier biographe, l’Allemand Klause, qui fut son contemporain, l’appelle également Marie Corday.
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On pourrait, sur le même terrain, produire des preuves contraires. Un bourgeois lettré de Caen, Laurent Esnault, qui écrivit des Mémoires pendant la Révolution, parle de « la fameuse Charlotte Corday ». Bougon-Longrais, lorsqu'il écrit à sa mère quelques instants avant d’être exécuté, invoque ainsi la jeune fille : « Oh ! Charlotte Corday ! Oh ! ma noble et généreuse amie… »
 
 
Mais il y a mieux. Un avocat de Versailles, Charles Vatel, qui mourut dans cette ville en 1885, a consacré une grande part de sa vie à l’étude de Charlotte Corday. Il a laissé sur elle un précieux livre, Charlotte Corday et les Girondins, et il se proposait d’écrire une biographie générale de son héroïne. La mort ne le lui a pas permis. Mais il a légué à la Bibliothèque municipale de Versailles les innombrables dossiers qu’il avait réunis pour cette œuvre capitale. C’est une mine sans fond. On s’y sent d’abord perdu. Je crois que peu de chercheurs l’ont explorée.
 
 
En particulier, Charles Vatel avait patiemment recueilli, de 1845 à 1870, les souvenirs de vieillards — servantes, compagnes de jeux — qui avaient connu Charlotte Corday au pays normand. Ces témoins étaient encore nombreux
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au début de l’enquête. Or, ils sont unanimes. Tous, en parlant d’elle, disaient : « Mademoiselle Charlotte ».
 
 
Charles Vatel avait fait glaner ces témoignages par ses correspondants de Normandie. L’un d’eux ajoute à sa lettre ce commentaire décisif : au dix-huitième siècle, on signait toujours de son premier prénom, même s’il n’était pas le prénom usuel.
 
 
La jeune fille pouvait donc fort bien être appelée Charlotte et signer Marie.
 
 
Je vote pour Charlotte.
 
 
Cette terre qui, depuis huit siècles, avait nourri ses ancêtres. (Page 9)
 
 
On retrouve dans des chartes de 1077 la trace du Normand Robert de Corday, qui servit sous Robert Guiscard. La famille de Corday tire son nom de la terre de Corday, située dans la commune de Boucé, près d’Argentan. Il existe d’ailleurs un village de Corday à six kilomètres au sud de Falaise. Le blason de la famille de Corday « porte d’azur à trois chevrons brisés d’or avec couronne de comte et devise : corde et ore ».
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Toutes les maisons de son enfance dessinent sur la carte une petite constellation. (Page 11.)
 
 
Les noms des communes dont relevaient ces demeures ont quelque peu changé depuis cent quarante ans.
 
 
Actuellement, le Ronceray, la maison natale de Charlotte Corday, est situé sur la commune de Champeaux.
 
 
Le manoir de M. de Corday, connu plus tard sous le nom de la Ferme des Bois, est sur la commune du Renouard.
 
 
Le château de Mesnil-Imbert, aux grands-parents de Charlotte, les Corday de Cauvigny, est également sur la commune du Renouard.
 
 
Le château de Glatigny est sur la commune de Saint-Gervais-des-Sablons.
 
 
Le village de Vicques, dont l’abbé de Corday fut longtemps desservant, est situé entre Jort et Morteaux-Couliboeuf.
 
 
Je rappelle que toutes ces demeures sont inscrites dans le triangle Argentan-Falaise-Vimoutiers.
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Elle était l’arrière-petite-fille de Corneille. (Page 12.)
 
 
Et non pas sa petite-nièce, comme on l’a souvent écrit.
 
 
Voici cette filiation, très résumée.
 
 
La fille aînée du « grand Corneille », Marie, épousa en secondes noces Jacques de Farcy. Une de leurs deux filles, Françoise de Farcy, épousa Adrien de Corday. Le fils unique, né de ce mariage, Jacques-Adrien de Corday, épousa Marie de Belleau de la Motte. Ils eurent huit enfants et l’un d’eux, Jacques-François de Corday d’Armont, épousa Jacqueline-Charlotte-Marie de Gautier des Authieux. Une de leurs trois filles fut Marie-Anne-Charlotte Corday.
 
 
Elle apprenait le dessin, la musique. (Page 19.)
 
 
En 1788, Charlotte Corday aurait offert à l’abbesse, Mme de Pontécoulant, un dessin colorié pour sa fête, la Sainte-Aimée. Il représentait un cœur principal, relié à d’autres
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cœurs par des guirlandes de roses que soutenaient des anges ailés. Il était signé Corde.
 
 
Après la mort de Charlotte, Mme de Pontécoulant donna ce dessin, dans son cadre doré, à un sieur René. Elle blâmait son ancienne pensionnaire. Elle disait qu’on n’avait pas le droit d’enlever la vie qui vient de Dieu, quels que soient les crimes commis. Elle avait pressenti qu’un sort tragique attendait cette jeune fille si sensible, si exaltée sous ses calmes dehors. Il eût fallu, disait-elle encore, une main habile et ferme pour la contenir et la diriger. Elle regrettait de ne plus l’avoir vue, depuis 91, qu’à de longs intervalles.
 
 
Aucun dessin de Charlotte Corday n’est parvenu jusqu’à nous. Par contre, on posséderait de ses petits poèmes. Les dossiers Vatel en contiennent quelques-uns : un quatrain, le Printemps ; un sonnet, l’Arc-en-Ciel ; une « chanson sans amour », intitulée le Petit mot pour rire ; une épître en vers à son frère pour l’engager plaisamment à entrer au couvent. Mais rien ne prouve que ces différentes pièces soient authentiques.
 
 
À propos des connaissances que Charlotte souhaitait d’acquérir, notons encore qu’elle voulut apprendre l'italien, l’anglais. Son
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amie, Mlle Levaillant, commença de les lui enseigner. Mais le départ pour Rouen des Levaillant interrompit les leçons.
 
 
Charlotte correspondait avec des marchands, des fournisseurs. (Page 20.)
 
 
Les biographes de Charlotte Corday ont souvent reproduit la lettre, signée Corday d’Armont, adressée à Alain, négociant rue Dauphine, le 30 septembre 89. Elle traite de diverses commissions de l’abbesse, d’une lettre de change à l’ordre dudit Alain, mais ne présente pas d’autre intérêt que de souligner le sens pratique de la jeune fille.
 
 
Récemment, en 1928, en appendice d’un ouvrage intitulé Épisodes de la Révolution à Caen et qui contient les Mémoires de l’avocat Laurent Esnault, M. Lesage a publié une lettre adressée à Mlle Corday, chez Mme Bretteville, vis-à-vis l’église Saint-Jean, et qui fut retenue par le Cabinet Noir, le 1er juin 1793. Écrite par un commis marchand nommé Beausoleil, elle vient de Maëstricht et montre bien que la jeune fille, sortie du couvent, continuait de s'occuper des mêmes transactions. En effet,
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Beausoleil fait allusion à l’un de ces envois de dentelles qui servaient alors de monnaie d'échange, gémit sur le renchérissement des marchandises et s’excuse de ne pas pouvoir lui faire livrer de toile contre des assignats.
 
 
On ne connaît que deux des lettres écrites par Charlotte Corday pendant son séjour à l’Abbaye-aux-Dames. La lettre à Alain et une lettre écrite en 1788 à sa cousine Mme Duhauvelle « en sa terre des Authieux par Lisieux ». Cette dame avait une petite fille du nom d’Aglaé. Sur son désir, Charlotte a fait des recherches, dans la Vie des Saints, et raconte la vie de sainte Aglaé, patronne de l’enfant. La signature de cette lettre a été biffée à gros traits. Car elle était fort compromettante au moment de la mort de Marat. Souvent on a dû, pour cette même raison de prudence, détruire la missive elle-même. Ainsi s’explique la disparition d’un grand nombre de lettres de Charlotte Corday.
 
 
En dehors de ces deux lettres, il existe encore une relique de Charlotte, relative à son séjour à l’Abbaye-aux-Dames. Tous ses biographes signalent ce petit livre, illustré d’emblèmes, un Typus Mundi, un « portrait du monde », relié de vélin blanc à fleurons d’or,
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qu’on peut voir sous vitrine dans la Salle Révolutionnaire du Musée Carnavalet. Au verso du faux-titre, on lit : « Acheté 4 livres. Corday d’Armont, Sainte-Trinité de Caen, 20 décembre 1790. »
 
 
Madame de Belzunce était morte le 31 Janvier 1787. (Page 22.)
 
 
La plupart des biographes de Charlotte Corday font mourir Mme de Belzunce un an après le massacre du jeune Henri de Belzunce, c’est-à-dire en 1790, alors qu’elle mourut en 1787. J’ai sous les yeux son acte d’inhumation, qu’on a bien voulu me communiquer à Caen : « L’an mil sept cent quatre-vingt-sept, le troisième jour de février, le corps de très religieuse dame Cécile-Geneviève-Émilie de Belzunce de Castelmoron, née à Paris, paroisse Saint-Eustache, abbesse de l’ Abbaye royale de la Sainte-Trinité de Caen, âgée de soixante huit ans, décédée le trente et un janvier dernier, munie des sacrements, a été inhumée dans la chapelle Saint-Benoît, située sous le sanctuaire de l’église de la dite abbaye. »
 
 
Vatel a signalé cette erreur fréquente. Elle
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est capitale, En effet, quand le jeune Henri de Belzunce arriva en garnison à Caen, en avril 89, l’abbesse était morte depuis deux ans. (Elle n’était d’ailleurs que sa parente éloignée ; elle descendait des Belzunce de Castelmoron et lui des Belzunce de Macaïe.) Il n’avait donc aucune raison de se présenter en 89 à l’Abbaye-aux-Dames, et il est probable qu’il n’y a jamais rencontré Charlotte Corday. Or, nombre d’historiens et de romanciers ont fait de Charlotte la fiancée mystique, inconsolable, du jeune vicomte de Belzunce.
 
 
La Fayette et Siéyès préparaient la Déclaration des Droits de l'Homme. (Page 23.)
 
 
La Fayette avait pris part à la guerre de l’Indépendance américaine (1776-1782). Dans la rédaction de son projet de Déclaration, il s’inspira de la Déclaration des Droits de l’Homme de la jeune république d’outre-mer, déclaration qu’il connaissait fort bien et qui était directement, ouvertement, nourrie des idées de Montesquieu et des Encyclopédistes.
 
 
Si bien que, par un phénomène fréquent dans l’histoire française, les vues de nos philosophes
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ne triomphèrent dans leur pays que retour d'Amérique.
 
 
Madame de Bretteville habitait 148, rue Saint-Jean. (Page 35.)
 
 
À partir de 1840, les historiens de Charlotte Corday appellent la maison de Mme de Bretteville le Grand Manoir. C’est une erreur absolue.
 
 
M. Demiau de Crouzilhac, qui a consacré une étude à la maison habitée à Caen par Charlotte Corday, dit expressément dans un article de l2 Revue de Rouen (juin 1847) : « C’est Lamartine, dans son Histoire des Girondins, qui a tout mélangé et qui a complètement égaré ses lecteurs. »
 
 
En réalité, chaque îlot de maisons de Caen contenait et contient encore de véritables suites de cours intérieures. Ainsi, d’après le plan même que j’ai sous les yeux, derrière la façade du 148, rue Saint-Jean, on trouvait d’abord la cour proprement dite de la maison de Mme de Bretteville, puis la petite cour qui la séparait de la maison du brasseur Lacouture, enfin, en s’enfonçant toujours, la cour
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du Grand Manoir. C’est donc sans doute la proximité des deux demeures qui a créé cette confusion singulière.
 
 
Il s’appelait Augustin Leclerc. (Pago 39.)
 
 
Le personnage d’Augustin Leclerc est sorti tout entier des dossiers légués par Vatel à la Bibliothèque de Versailles.
 
 
Les contemporains de Charlotte Corday, comme Louvet, Meillan, lorsqu’ils rappellent dans leurs Mémoires ses visites à l’Intendance, disent qu’elle était toujours accompagnée d’un domestique. Plus tard, Chéron de Villiers cite le nom d’Augustin Leclerc, mais il en fait «un vieux serviteur ». Or, né le 10 avril 1767, il avait alors vingt-six ans.
 
 
Vatel était entré en correspondance avec la fille d’Augustin Leclerc. Frappé de la netteté de ses déclarations, il fit le voyage de Rouen, où elle était mariée, afin de lui rendre visite. C’était vers 1860. Elle avait une soixantaine d’années. Elle avait gardé le culte filial le plus touchant, la mémoire la plus fidèle. Les précieux souvenirs qu’il tint de cette dame confirment et complètent ceux qu’il avait recueillis
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sur Augustin Leclerc dans la région caennaise.
 
 
Bougon-Longrais était alors Secrétaire Général du Calvados. (Pago 41.)
 
 
À ce titre, Bougon-Longrais signa, en avril 92, à la suite des troubles de Verson, un arrêté du Directoire départemental qui témoigne bien de la largeur et de la générosité de son esprit. On y relève par exemple ce passage : « Considérant qu'il serait à désirer que le véritable esprit philosophique et les vrais principes de la Constitution eussent fait assez de progrès pour que la tolérance la plus absolue couvrît d’un voile tutélaire et pacificateur les diverses opinions religieuses, ainsi que les différents cultes qui en sont la manifestation. » Et plus loin : « Très expresses défenses sont faites, au nom de la Loi, de la Patrie et de l’Honnêteté, à tous citoyens, de se porter à aucunes insultes, maltraitements, pillages ou tous autres excès envers aucunes personnes, soit pour raisons de diversité d’opinions politiques ou religieuses, sous peine d’être poursuivi comme coupable de violation
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des droits de l’homme et du citoyen… »
 
 
En 1792, Bougon-Longrais publia un livre intitulé Réflexions sur la guerre qui fit quelque bruit et dont le succès contribua à sa nomination de procureur-général-syndic.
 
 
Voici, à titre de curiosité, un passeport de Bougon-Longrais du 13 juin 1793 :
 
 
Passeport délivré au citoyen Hippolyte Bouson-Longrais, procureur-général-syndic du département du Calvados, natif et domicilié à Caen, âgé de 27 ans.
 
 
Taille de cinq pieds trois pouces.
 
 
Cheveux blonds.
 
 
Yeux bleus.
 
 
Nez gros, aquilin.
 
 
Menton rond.
 
 
Visage ovale.
 
 
Pour aller dans l’intérieur de la République.
 
 
L'Affaire du 5 novembre. (Page 45.)
 
 
Ce jour-là, la Municipalité, suivie de la Garde nationale, avait amené sur le lieu de l’émeute le drapeau rouge, mais n’eut pas à le déployer.
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Le drapeau rouge était alors le drapeau de l’ordre. Voici ce que dit à ce sujet Laurent Esnault, l’avocat de Caen, dans ses Mémoires : « L’Assemblée Nationale avait décrété la manière de faire usage du drapeau rouge dans les insurrections populaires : la municipalité du lieu, accompagnée de la force armée, se transportait à l’endroit du rassemblement tumultueux, avec le drapeau rouge dans un étui ; après trois proclamations, si les perturbateurs ne se dispersaient pas, on déployait le drapeau rouge et l’on donnait l’ordre de faire feu… »
 
 
Tout change.
 
 
Elle écrivait à Mlle Levaillant. (Page 45.)
 
 
Mlle Levaillant, devenue Mme Loyer de Maromme, a laissé des Souvenirs sur Charlotte Corday. Elle les confia à son jeune parent, Casimir-Périer, père du fugace président de la République. Il les publia en 1862 et garantit leur authenticité.
 
 
Les Souvenirs de Mme de Maromme sont malheureusement entachés d’erreurs. Ainsi elle dit : « Mme de Belzunce survécut peu à son neveu. » Or elle était morte deux ans
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avant le vicomte de Belzunce. Parlant du père de Charlotte : « Le vieux gentilhomme, assure-t-elle, était royaliste jusqu’à la moelle des os. » Or les différents écrits laissés par M. de Corday d’Armont, c’est-à-dire ses Mémoires aux Assemblées provinciales, ses deux Mémoires sur le Droit d’aînesse, ses Principes de Gouvernement, attestent son libéralisme.
 
 
La façon dont elle conte l’arrivée de Charlotte Corday chez Mme de Bretteville est évidemment fantaisiste. À l’entendre, la vieille dame ne connaissait pas cette parente « qui lui tombait des nues ». On sait par Augustin Leclerc que Mme de Bretteville avait payé les frais des dernières années de pensionnat de Charlotte et qu’elle la recevait, à cette époque, à Caen et à Verson.
 
 
Aussi n’ai-je pas cru devoir introduire dans mon récit l’anecdote, souvent reproduite, du dîner chez Mme de Bretteville. Là encore, l’erreur et la vérité doivent s’entremêler. Ainsi, Mme de Maromme place ce diner à la Saint-Michel 1791, c’est-à-dire le 29 septembre. Et elle fait passer sous les fenêtres, pendant ce repas, le cortège de l’entrée solennelle de l’évêque Fauchet. Or, cette entrée solennelle eut lieu le 11 mai. Et, d’après les Mémoires
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de Laurent Esnault, Fauchet partit précisément pour Paris le 28 septembre.
 
 
Ce dîner réunissait, autour de Mme de Bretteville et de Charlotte, Mlle Levaillant et sa fille, M. de Corday d’Armont, sa fille Éléonore, son fils cadet et M. de Tournélis, petit cousin de la bonne dame. Ces deux jeunes gens partaient pour Coblentz. On proposa la santé du roi. Tous se levèrent, sauf Charlotte qui resta assise et laissa son verre sur la table. Il y eut un malaise. Peu après, l’évêque constitutionnel Fauchet passa sous les fenêtres au milieu d’un bruyant concours de peuple, aux cris de : « Vive la Nation! » Les deux jeunes. sens voulurent crier : « Vive le Roi! » Charlotte imposa silence à M. de Tournélis qui se défendit vivement : ne venait-elle pas elle même de manifester son sentiment ? À quoi, toujours logique, elle répliqua qu’en refusant de porter la santé du roi elle ne nuisait qu’à elle-même, tandis qu’en acclamant le roi, il risquait inutilement de perdre tous ceux qui l’entouraient.
 
 
Si les souvenirs de Mme de Maromme sont parfois inexacts dans le détail, ils sont certainement d’une couleur véridique dans l’ensemble, on sent, par exemple, que ce portrait
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de Charlotte Corday est ressemblant : « Elle était d’une blancheur éblouissante et de la plus éclatante fraîcheur. Son teint avait la transparence du lait, l’incarnat de la rose et le velouté de la pêche. Le tissu de la peau était d’une rare finesse : on croyait voir circuler le sang sous un pétale de lis. Elle rougissait avec une facilité extrême et devenait alors vraiment ravissante. Ses yeux, légèrement voilés, étaient bien fendus et très beaux ; son menton, un peu proéminent, ne nuisait pas à un ensemble charmant et plein de distinction. L’expression de ce beau visage était d’une douceur ineffable, ainsi que le son de sa voix. Jamais on n’entendit un organe plus harmonieux, plus enchanteur ; jamais on ne vit un regard plus angélique et plus pur, un sourire plus attrayant. Ses cheveux châtain clair s’accordaient parfaitement avec son visage ; enfin, c'était une femme superbe. »
 
 
Lorsque Mlle Levaillant eut quitté Caen pour Rouen, Charlotte Corday lui écrivit une douzaine de lettres. Sa mère voulut les brûler, par prudence, à la mort de Marat. Deux d’entre elles ont échappé à la destruction. Casimir Périer les a publiées à la suite des Souvenirs de Mme de Maromme. Elles sont surtout intéressantes
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par leur naturel. On entend parler Charlotte.
 
 
Voici les principaux passages de la première lettre :
 
 
Mars 1792.
 
 
Est-il possible, ma chère amie, que pendant que je murmurais contre votre paresse, vous fussiez victime de cette cruelle petite vérole ? Je crois que vous devez être contente d’en être quitte, et de ce qu’elle a respecté vos traits ; c’est une grâce qu'elle n’accorde pas à toutes les jolies personnes.
 
 
Vous êtes malade et je ne pouvais le savoir. Promettez-moi, ma très chère, que si cette fantaisie vous reprend, vous me le manderez d'avance, car je ne trouve rien de plus cruel que d'ignorer le sort de ses amis.
 
 
Vous me demandez des nouvelles ; à présent, mon cœur, il n’y en a plus dans notre ville ; les âmes sensibles sont ressuscitées et parties ; les malédictions que vous avez proférées contre notre ville font leur effet ; s’il n’y a pas d'herbe dans les rues, c’est que la saison n’en est pas venue. Les Faudoas sont partis, et même une partie de leurs meubles. M. de Cussy a la garde des drapeaux ; il épouse
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un peu Mlle Fleuriot. Avec cette désertion générale, nous sommes fort tranquilles et, moins il y aura de monde, moins il y aura de danger d’insurrection.…
 
 
Si cela dépendait de moi, j’augmenterais le nombre des réfugiés à Rouen, non par inquiétude, mais, mon cœur, pour être avec vous, pour profiter de vos leçons ; car je vous choisirais bien vite pour maîtresse de langue, anglaise ou italienne, et je suis sûre que je profiterais avec vous de toute manière.
 
 
Mme de Bretteville, ma tante, vous remercie bien de votre souvenir et du désir que vous avez de contribuer à son repos ; mais sa santé et son goût ne lui permettent aucun soulagement ; elle attend avec confiance les événements futurs, qui ne paraissent pas désespérés ; elle vous prie de témoigner à Mme Levaillant toute sa reconnaissance de son souvenir et de lui dire que personne ne peut lui être plus sincèrement attaché ; elle vous regrette beaucoup l’une et l’autre et se persuade, ainsi que moi, que vous n’êtes pas près de revenir dans une ville que vous méprisez si justement.
 
 
Mon frère est parti, il y a quelques jours, pour augmenter le nombre des chevaliers errants ; ils pourront rencontrer à leur chemin
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''des moulins à vent''. Je ne saurais penser, comme vos fameux aristocrates, qu’on fera une entrée triomphante sans combattre, d’autant que l’armement de la nation est formidable ; je veux bien que les gens qui sont pour eux ne soient pas disciplinés ; mais cette idée de liberté donne quelque chose qui ressemble au courage, et d’ailleurs le désespoir peut encore les servir ; je ne suis donc pas tranquille, et de plus quel est Le sort qui nous attend ? Un despotisme épouvantable, si l’on parvient à renchaîner le peuple. C’est donc tomber de Charybde en Scylla, il nous faudra toujours souffrir.
 
 
Mais, ma belle, c’est un journal que je vous écris contre mon intention, car toutes ces lamentations-là ne nous guériront de rien. Pendant le carnaval, elles doivent être plus sévèrement proscrites…
 
 
Seconde lettre :
 
 
Mai 1792.
 
 
Je reçois toujours avec un nouveau plaisir, ma belle amie, les témoignages de votre amitié ; mais ce qui m'afflige, c’est que vous soyez indisposée. Il paraîtrait que c’est une suite
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de la petite vérole. Il faut vous ménager.
 
 
Vous me demandez, mon cœur, ce qui est arrivé à Verson : toutes les abominations qu’on peut commettre, une cinquantaine de personnes tondues, battues, des femmes outragées. Il paraît même qu’on n’en voulait qu’à elles. Trois sont mortes quelques jours après. Les autres sont encore malades, au moins pour la plupart.
 
 
Ceux de Verson avaient, le jour de Pâques, insulté un national et même sa cocarde : c’est insulter un âne jusque dans sa bride. Là-dessus, délibérations tumultueuses : on force les corps administratifs à permettre le départ de Caen, dont les préparatifs durèrent jusqu’à deux heures et demie. Ceux de Verson, avertis du matin, crurent qu’on se moquait d’eux. Enfin le curé eut le temps de se sauver, en laissant dans le chemin une personne morte dont on faisait l’enterrement. Vous savez que ceux qui étaient là et qui ont été pris sont l’abbé Adam et de La Pallue, chanoine du Sépulcre, un curé étranger et un jeune abbé de la paroisse : les femmes sont la mère de l’abbé Adam, la sœur du curé, et puis le maire de la paroisse. Ils n’ont été que quatre jours en prison.
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Un paysan, interrogé par les municipaux : « Êtes-vous patriote ? — Hélas! oui, messieurs, je le suis ! Tout le monde sait que j’ai mis le premier à l’enchère sur les biens du clergé, et vous savez bien, messieurs, que les honnêtes gens n’en voulaient pas. » Je ne sais si un homme d'esprit eût mieux répondu que cette pauvre bête, mais les juges même, malgré leur gravité, eurent envie de sourire.
 
 
Que vous dirai-je encore enfin pour terminer en abrégé ce triste chapitre ? La paroisse a changé dans l'instant et a joué au club ; on a fêté les nouveaux convertis, qui eussent livré leur curé, s’il avait reparu chez eux.
 
 
Vous connaissez le peuple, on le change en un jour, Il prodigue aisément sa haine et son amour.
 
 
Ne parlons plus d’eux. Toutes les personnes dont vous me parlez sont à Paris. Aujourd’hui le reste de nos honnêtes gens partent pour Rouen, et nous restons presque seules. Que voulez-vous, à l'impossible nul n’est tenu. J'aurais été charmée à tous égards que nous eussions pris domicile dans votre pays, d’autant qu’on nous menace d’une très prochaine insurrection. On ne meurt qu’une fois et ce qui me rassure contre les horreurs de notre
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situation, c’est que personne ne perdra en me perdant, à moins que vous ne comptiez à quelque chose ma tendre amitié. Vous serez peut être surprise, mon cœur, de voir mes craintes : vous les partageriez, j’en suis sûre, si vous étiez ici. On pourra vous dire en quel état est notre ville et comment les esprits fermentent.
 
 
Adieu, ma belle, je vous quitte, car il m’est impossible d’écrire plus longtemps avec cette plume et je crains d’avoir déjà trop tardé à vous envoyer cette lettre : les marchands doivent partir aujourd’hui. Je vous prie de me servir d’interprète, de dire à Mme Levaillant les choses les plus honnêtes et les plus respectueuses. Ma tante me charge de lui témoigner, ainsi qu’à vous, combien son souvenir lui est cher, et vous prie de compter sur son sincère attachement. Je ne vous dis rien de ma tendresse, je veux que vous en soyez persuadée sans que je radote toujours la même chose.
 
 
Le poignard de Brutus était levé sur l'époque. (Page 87.)
 
 
Le journal de Marat s’est appelé l’''Ami du''
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'' Peuple'', puis le ''Journal de la République'' à partir du 26 septembre 92, et enfin le ''Publiciste de la République Française'', à partir du 14 mars 93.
 
 
Or, dans le dernier numéro du ''Publiciste de la République'', daté du 13 juillet 93, c’est à-dire du jour mème de sa mort, Marat excite au meurtre par le poignard ! Il lève, lui aussi, le poignard de Brutus !
 
 
Il reprochait à Carra, envoyé près de Dumouriez, de n'avoir pas poignardé le roi de Prusse avant qu’il n’eût levé Le camp : « Que faisais-tu donc ? Est-ce ainsi qu’agissaient les consuls romains que parfois tu veux singer ? Où était le poignard de Brutus ? »
 
 
Romme et Prieur furent arrêtés 1e 12 Juin, (Page 817.)
 
 
C’est pendant sa détention au château de Caen, dit-on, que le conventionnel Romme ébaucha son calendrier républicain. Cet ouvrage fut achevé par Fabre d’Églantine. Lalande y aurait également collaboré.
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Une grande Revue fut annoncée par voie d'affiches. (Page 96.)
 
 
Le ton de cette affiche est curieusement ironique. Elle confondait dans un même mépris les maratistes et les aristocrates. On y lisait : « L'Assemblée arrête à l’unanimité que la générale sera sur-le-champ battue, que les bataillons de la Garde nationale de Caen se rassembleront sur le Cours National pour trois heures d'après-midi, et, comme il s’agit de former un bataillon pour combattre l’anarchie et les anarchistes en volant au secours de nos frères de Paris, les Aristocrates et les Maratistes sont dispensés de se trouver à ce rassemblement… »
 
 
La lettre de recommandation de Barbaroux… (Page 100.)
 
 
Elle était ainsi conçue :
 
 
Caen, 7 Juillet 1793, l’an II de la République, une et indivisible.
 
 
Je t’adresse, mon cher et bon ami, quelques ouvrages intéressants qu'il faut répandre.
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L'ouvrage de Salle, sur la Constitution, est celui qui, dans ce moment, produira le plus grand effet ; je t’en enverrai par la première occasion bon nombre d’exemplaires.
 
 
Je t’ai écrit par la voie de Rouen, pour l’intéresser à une affaire qui regarde une de nos concitoyennes ; il s’agit seulement de retirer du Ministère de l’Intérieur des pièces que tu me renverras à Caen. La citoyenne qui porte ma lettre s'intéresse à cette même affaire, qui m’a paru tellement juste, que je n’ai pas hésité d’y prendre la plus vive part.
 
 
Adieu, je t’embrasse et salue tes filles, Marion et les amis. Donne-moi des nouvelles de ton fils.
 
 
Ici, tout va bien, nous ne tarderons pas à être sous les murs de Paris.
 
 
Elle a même un passeport. (Page 100.)
 
 
Voici le passeport de Charlotte Corday. Les mots en italique ont été écrits à la main.
 
 
PATRIE — LIBERTÉ — ÉGALITÉ DEPARTEMENT DU CALVADOS
 
 
DISTRICT DE CAEN
 
==[[Page:Michel Corday - Charlotte Corday, 1929.djvu/214]]==
 
Laissez passer la citoyenne Marie Corday, native du Mesnil-Imbert ; domiciliée à Caen, municipalité de Caen, département du Calvados, âgée de 24 ans, taille cinq pieds un pouce, cheveux et sourcils châtains, yeux gris, front élevé, nez long, bouche moyenne, menton rond, fourchu, visage ''ovale.''
 
 
Prêtez-lui aide et assistance en cas de besoin dans la route qu’elle va faire pour aller à ''Argentan''.
 
 
Délivré en la maison commune de Caen, le 8 avril 1793, l’an IT de la République Française par nous Fossez l’ainé, officier municipal.
 
 
Expédié par nous, greffier soussigné et à la dite citoyenne Corday, signé :
 
 
MARIE CORDAY.
 
HENI, greffier.
 
 
Au revers on lit : Vu en la Maison commune de Caen pour aller à Paris.
 
 
Le 23 avril 1793, l’An II de la République.
 
 
ENSUELLARD, Officier municipal.
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Les nouvelles arcades du Palais-Royal. (Page 114.)
 
 
Ces arcades et les bâtiments qu’elles supportent avaient été achevés en 1786. Elles n’ont pas changé. Les galeries de Bois, installées en 1786, abolies en 1830, occupaient l’emplacement actuel de la Galerie d'Orléans. On n’a pas recherché le coutelier qui vendit l’arme à Charlotte Corday. On suppose que c'était, à l’Arcade 177, le sieur Badin.
 
 
Simonne Evrard, la compagne de Marat. (Page 116.)
 
 
Simonne Evrard avait, pour ainsi dire, recueilli Marat par admiration pour lui. Elle avait vingt-sept ans, il en avait cinquante. Elle était sans beauté, mais d’une tenue parfaite. L'appartement de la rue des Cordeliers était à son nom. Marat lui avait, par reconnaissance, promis le mariage. Voici par quel curieux acte il s’y engageait :
 
 
''Les belles qualités de Mademoiselle Simonne''
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''Evrard ayant captivé mon cœur dont elle a reçu l’hommage, je lui laisse pour gage de ma foi, pendant le voyage que je vais faire à Londres, l’engagement sacré de lui donner ma main immédiatement après mon retour; si toute ma tendresse ne lui suffisait pas pour garant de ma fidélité, que l’oubli de cet engagement me couvre d’infamie.''
 
 
À Paris, le 1er janvier 1792.
 
 
JEAN-PAUL Marat, l’Ami du Peuple.
 
 
Cependant, elle passait pour sa sœur dans leur entourage. Ainsi le commissionnaire Laurent Bas, dans ses interrogatoires, ses déclarations, ses récits, parle toujours de « la sœur ». Après le drame, elle devint « la veuve Marat ». Un des frères, les deux sœurs de Marat, tinrent même à reconnaître publiquement cette union, à marquer leur gratitude à la jeune femme. Ils communiquèrent au Journal de la Montagne cette déclaration qui parut le 26 août 93 : « Quoique déjà convaincus des importants services rendus par la citoyenne Evrard au citoyen Marat, son époux, nous avons cru nécessaire, pour donner à cet acte toute l’authenticité qu’exige notre reconnaissance,
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d’appeler en témoignage les personnes qui ont connu la situation où était réduit notre frère par les sacrifices qu’il avait faits pour coopérer à la Révolution.
 
 
« Pénétrés d’admiration et de reconnaissance pour notre chère et digne sœur, nous déclarons que c’est à elle que la famille de son époux doit la conservation des dernières années de sa vie.
 
 
« Nous déclarons donc que c’est avec satisfaction que nous remplissons les volontés de notre frère en reconnaissant la citoyenne Evrard pour notre sœur… »
 
 
Elle apporte à sa toilette un soin minutieux. (Page 118.)
 
 
D’après la tradition, Charlotte, avant de retourner chez Marat, se serait fait coiffer et « mettre un doigt de poudre » à l’Hôtel de la Providence par le coiffeur Férieux. Il aurait même vu le couteau traîner sur la cheminée. Je n’ai pas retenu cette anecdote dans mon récit, parce qu’elle me paraît douteuse. D’abord beaucoup de gens ont faussement cru voir Charlotte à Paris : l’employé Hénoque,
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la femme Lebourgeois. Surtout, la patronne et le garçon de l’hôtel ont signalé les moindres faits et gestes de Charlotte, les visites qu’elle a reçues ; ils ont minutieusement décrit l’aspect, le costume de Lauze de Perret : il n’ont pas parlé de Férieux.
 
 
Elle est déjà venue le matin. (Page 120.)
 
 
Dans ses interrogatoires, à l'instruction, puis à l’audience, Charlotte déclare toujours qu’elle s’est présentée deux fois, au total, chez Marat : une fois le matin, une fois le soir.
 
 
Or, beaucoup d’historiens inclinent à croire qu’elle s’y est présentée trois fois : deux fois le matin, une fois le soir.
 
 
Pour moi, Charlotte dit vrai : elle ne dissimule jamais que par nécessité. Elle ne serait donc venue que deux fois rue des Cordeliers.
 
 
Comment expliquer cette troisième visite, acceptée par tant d'écrivains ? À mon avis, elle a été inventée par la portière, la femme Pain, pour se couvrir, pour dégager sa responsabilité. Dans une première visite, par elle imaginée, cette femme aurait carrément refusé l’accès même de la maison à la jeune fille, qui
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n'aurait franchi le seuil à son insu qu’au deuxième essai.
 
 
En effet, si l’on étudie de près les témoignages à l'instruction, on s’aperçoit que la femme Pain et la cuisinière Jeannette Maréchal bavardent dans la loge quand Charlotte se présente pour la première fois. La portière indique distraitement l’appartement de Marat. Les deux femmes bavardent encore lorsque Charlotte redescend. Tout cela est avoué ingénument, dans les mots, par Jeannette Maréchal dans sa déposition devant le juge Foucaut.
 
 
Les deux bavardes ont donc laissé monter la jeune fille, qui se présentait pour la première et unique fois de la matinée. Et c’est plus tard dans la journée que la femme Pain a inventé une autre visite préalable, une visite de barrage, visite qu’elle a fait admettre, par ses propos, à tout l’entourage, et dont personne n’a la preuve.
 
 
Drouet et Chabot la conduisirent à la prison de l'Abbaye, (Page 126.)
 
 
Charlotte Corday, en quittant le domicile de Marat, fut-elle conduite au Comité de Sûreté
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générale afin d’y subir un nouvel interrogatoire, avant d’être incarcérée à la prison de l’Abbaye ? Les avis sont partagés.
 
 
J'ai pensé que ce nouvel interrogatoire n’avait pas eu lieu. D'abord, il n’en subsiste aucune trace, alors que les moindres pièces du procès sont parvenues jusqu’à nous. Ensuite, Charlotte n’en parle pas dans sa lettre à Barbaroux.
 
 
Mais voici la preuve capitale à mon sens. Drouet, comme délégué du Comité de Sûreté générale, s’est transporté chez Marat, puis il a conduit Charlotte Corday à l’Abbaye. À la Convention, le 14 juillet, il rend compte de sa mission. Il succède à la tribune à Chabot, qui à raconté ce qu’il a vu chez Marat. Drouet débute ainsi : « Je ne parlerai pas de ce qui s’est passé chez Marat. J’ai conduit l’assassin à l'Abbaye… » Il rapporte la fureur du peuple, les mots qu’il a prononcés pour l’apaiser. À aucun moment il n’est question d’une halte, d’un nouvel interrogatoire. Évidemment, le fiacre a été droit de la rue des Cordeliers (actuellement rue de l’École-de-Médecine) à Saint-Germain-des-Prés. Il n’a pas fait le long détour des Tuileries, où siégeait le Comité de Sûreté générale.
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Tous ses vêtements avaient été saisis. (Page 130.)
 
 
Le procès-verbal de la perquisition faite à l’Hôtel de la Providence s’exprime ainsi :
 
 
« Nous avons trouvé dans la dite commode : un déshabillé de bain rayé, sans marque ; un jupon de soie rose, un autre de coton blanc, tous deux sans marques ; deux chemises de femme marquées des lettres C. D. ; deux paires de bas de coton, dont une manche et l’autre grise, non marquées ; un petit peignoir sans manches, de toile blanche, marqué de deux C en sens contraire; quatre mouchoirs blancs dont un marqué C. D. ; deux bonnets de linon ; deux fichus de linon ; un fichu de gaze vert, un fichu de soie à bande rouge, un paquet de rubans de différentes couleurs.
 
 
«Et attendu que les dits effets sont les seuls étant dans la dite chambre, les avons pliés dans une serviette ouvrée, marquée de la lettre B, que nous avons aussi trouvée dans la dite chambre, et sur lequel paquet nous avons apposé notre cachet de commissaire, en deux endroits, pour être transmis au département de police. »
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Le 16 juillet, un garçon de la mairie apporta ce paquet au Greffe de la Conciergerie. Ce dépôt fut enregistré en ces termes :
 
 
« Fille Corday. Dépôt du 16 juillet.
 
 
« Est comparu le citoyen Baratot, garçon de bureau à la mairie, lequel a déposé un paquet enveloppé d’une serviette scellée de deux sceaux, qu'il a déclaré appartenir à la citoyenne Corday, assassin de Marat, et que les Administrateurs de la police lui ont ordonné d'apporter. »
 
 
Elle tint sa promesse d'écrire à Barbaroux. (Page 130.)
 
 
Voici cette lettre, écrite en deux fois, à l’Abbaye, puis à la Conciergerie, et qui, selon Louvet, « doit traverser les siècles ». On y retrouve, à dix reprises, le nom de la Paix.
 
 
Aux prisons de l'Abbaye, dans la ci-devant chambre de Brissot, le second jour de la préparation à la Paix.
 
 
« Vous avez désiré, citoyen, le détail de mon voyage. Je ne vous ferai point grâce de la moindre anecdote. J’étais avec de bons Montagnards que je laissai parler tout leur content,
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et leurs propos aussi sots que leurs personnes étant désagréables, ne servirent pas peu à m’endormir ; je ne me réveillai pour ainsi dire qu'à Paris. Un de nos voyageurs, qui aime sans doute les femmes dormantes, me prit pour la fille d’un de ses anciens amis, me supposa une fortune que je n’ai pas, me donna un nom que je n’avais jamais entendu, et enfin m'offrit sa fortune et sa main. Quand je fus ennuyée de ses propos : Nous jouons parfaitement la comédie, lui dis-je, il est malheureux avec autant de talent de n’avoir point de spectateurs ; je vais chercher nos compagnons de voyage, pour qu’ils prennent leur part du divertissement. Je le laissai de bien mauvaise humeur. La nuit, il chanta des chansons plaintives, propres à exciter le sommeil ; je le quittai enfin à Paris, refusant de lui donner mon adresse ni celle de mon père à qui il voulait me demander ; il me quitta de bien mauvaise humeur. j’ignorais que ces messieurs eussent interrogé les voyageurs, et je soutins ne les connaître aucuns pour ne point leur donner le désagrément de s’expliquer. Je suivais en cela mon oracle Raynal, qui dit qu’on ne doit pas la vérité à ses tyrans. C’est par la voyageuse qui était avec moi que l’on a su que je
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vous connaissais et que j'avais parlé à Duperret. Vous connaissez l’âme ferme de Duperret, il leur a répondu l’exacte vérité. J’ai confirmé sa déposition par la mienne ; il n’y a rien contre lui, mais sa fermeté est un crime. Je craignais, je l’avoue, qu’on ne découvrit que je lui avais parlé ; je m’en repentis trop tard ; je voulus le réparer en l’engageant à vous aller retrouver ; il est trop décidé pour se laisser engager. Sûre de son innocence et de celle de tout le monde, je me décidai à l’exécution de mon projet. Le croiriez-vous, Fauchet est en prison comme mon complice, lui qui ignorait mon existence ; mais on n'est guère content de n’avoir qu’une femme sans conséquence à offrir aux mânes de ce grand homme. Pardon, ô humains, ce mot déshonore votre espèce ; c'était une bête féroce qui allait dévorer le reste de la France par le feu de la guerre civile. Maintenant, vive la Paix ! Grâce au ciel, il n’était pas né Français. Quatre membres se trouvèrent à mon premier interrogatoire ; Chabot avait l’air d’un fou. Legendre voulait m’avoir vue le matin chez lui ; moi qui n’ai jamais songé à cet homme, je ne lui crois pas d’assez grands moyens pour être le tyran de son pays et je ne prétendais pas
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punir tant de monde. Tous ceux qui me voyaient pour la première fois prétendaient me connaître de longtemps. Je crois que l’on a imprimé les dernières paroles de Marat ; je doute qu'il en ait proféré ; mais voilà les dernières qu'il m'a dites. Après avoir écrit vos noms à tous, et ceux des administrateurs du Calvados qui sont à Évreux, il me dit, pour me consoler, que dans peu de jours il vous ferait tous guillotiner à Paris. Ces derniers mots décidèrent de son sort. Si le département met sa figure vis-à-vis celle de Saint-Fargeau, il pourra faire graver ses paroles en lettres d’or. Je ne vous ferai aucun détail sur ce grand événement, les journaux vous en parleront. J’avoue que ce qui m’a décidée tout à fait, c’est le courage avec lequel nos volontaires se sont enrôlés dimanche 7 juillet, vous vous souvenez comme j’en étais charmée, et je me promettais bien de faire repentir Pétion des soupçons qu’il manifesta sur mes sentiments. « Est-ce que vous seriez fâchée s’ils ne partaient pas ? » me dit-il. Enfin donc j’ai considéré que tant de braves gens venant pour avoir la tête d’un seul homme qu’ils auraient manqué ou qui aurait entraîné dans sa perte beaucoup de bons citoyens, il ne méritait pas
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tant d'honneur, suffisait de la main d’une femme. J’avoue que j’ai employé un artifice perfide pour l’attirer à me recevoir ; tous les moyens sont bons dans une telle circonstance. Je comptais en partant de Caen le sacrifier sur la cime de sa Montagne ; mais il n’allait plus à la Convention. Je voudrais avoir conservé votre lettre ; on aurait mieux connu que je n’avais pas de complice ; enfin, cela s’éclaircira. Nous sommes si bons républicains à Paris que l’on ne conçoit pas comment une femme inutile dont la plus longue vie serait bonne à rien, peut se sacrifier de sang-froid pour sauver tout son pays. Je m'attendais bien à mourir dans l'instant ; des hommes courageux et vraiment au-dessus de tout éloge m'ont préservée de la fureur bien excusable des malheureux que j'avais faits. Comme j'étais vraiment de sang-froid, je souffris des cris de quelques femmes ; mais qui sauve la Patrie ne s’aperçoit point de ce qu'il en coûte. Puisse la Paix s’établir aussitôt que je la désire ; voilà un grand préliminaire, sans cela, nous ne l’aurions jamais eue. Je jouis délicieusement de la Paix depuis deux jours ; le bonheur de mon pays fait le mien. Il n’est point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu’il
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n’en coûte de s’y décider. Je ne doute pas que l’on ne tourmente un peu mon père qui a déjà bien assez de ma perte pour l’affliger. Si l’on y trouve mes lettres, la plupart sont 95 portraits. S'il s’y trouvait quelques plaisanteries sur votre compte, je vous prie de me les passer ; je suivais la légèreté de mon caractère. Dans ma dernière lettre je lui faisais croire que, redoutant les horreurs de la guerre civile, je me retirais en Angleterre. Alors mon projet était de garder l’incognito, de tuer Marat publiquement et mourant aussitôt, laisser les Parisiens chercher inutilement mon nom. Je vous prie, citoyen, vous et vos collègues, de prendre la défense de mes parents et amis si on les inquiète ; je ne dis rien à mes chers amis Aristocrates, je conserve leur souvenir dans mon cœur. Je n’ai jamais haï qu’un seul être et j’ai fait voir avec quelle violence ; mais il en est mille que j'aime encore plus que je ne le haïssais. Une imagination vive, un cœur sensible, promettent une vie bien orageuse ; je prie ceux qui me regretteraient de le considérer et ils se réjouiront de me voir jouit du repos dans les Champs-Elysées avec Brutus et quelques anciens. Pour les modernes, il est peu de vrais patriotes qui sachent mourir pour
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leur pays; presque tout est égoïsme. Quel triste peuple pour fonder une République. Il faut du moins fonder la Paix et le gouvernement viendra comme il pourra ; du moins ce ne sera pas la Montagne qui régnera si l’on m'en croit. Je suis on ne peut mieux dans ma prison ; les concierges sont les meilleurs gens possible. On m’a donné des gens d’armes pour me préserver de l’ennui : j’ai trouvé cela fort bien pour le jour et fort mal pour la nuit. Je me suis plainte de cette indécence, le Comité n’a pas jugé à propos d’y faire attention. Je crois que c’est de l’invention de Chabot, il n’y a qu’un capucin qui puisse avoir de telles idées. Je passe mon temps à écrire des chansons, je donne le dernier couplet de celle de Valady à tous ceux qui le veulent. Je promets à tous les Parisiens que nous ne prenons les armes que contre l’anarchie, ce qui est exactement vrai.
 
 
« Ici l’on m'a transférée à la Conciergerie, et ces messieurs du grand jury m'ont promis de vous envoyer ma lettre ; je continue donc. J'ai prêté un long interrogatoire ; je vous prie de vous le procurer s’il est rendu public. J’avais une Adresse sur moi, lors de mon arrestation,
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aux Amis de la Paix; je ne puis vous l’envoyer ; j'en demanderai la publication, je crois bien en vain. J'avais eu une idée hier au soir, de faire hommage de mon portrait au département du Calvados ; mais le Comité de Salut Public, à qui je l’avais demandé, ne m’a point répondu ; et maintenant il est trop tard. Je vous prie, Citoyen, de faire part de ma lettre au citoyen Bougon, procureur-général-syndic du département ; je ne la lui adresse pas pour plusieurs raisons. D’abord je ne suis pas sûre que dans ce moment il soit à Évreux ; je crains de plus qu’étant naturellement sensible, il ne soit affligé de ma mort. Je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler par l’espoir de la Paix. Je sais combien il la désire et j'espère qu’en la facilitant, j’ai rempli ses vœux. Si quelques amis demandaient communication de cette lettre, je vous prie de ne la refuser à personne. Il faut un défenseur, c’est la règle. J’ai pris le mien sur la Montagne : c’est Gustave Doulcet. J'imagine qu'il refusera cet honneur. J’ai pensé demander Robespierre ou Chabot. Je demanderai à disposer du reste de mon argent, et alors je l’offre aux femmes et enfants des braves habitants de Caen partis pour délivrer Paris. Il est bien
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étonnant que le peuple m’ait laissé conduire de l’Abbaye à la Conciergerie. C’est une preuve nouvelle de sa modération. Dites-le à nos bons habitants de Caen ; ils se permettent quelquefois de petites insurrections que l’on ne contient pas si facilement. C’est demain, à huit heures, que l’on me juge ; probablement à midi, j'aurai vécu, pour parler le langage romain. On doit croire à la valeur des habitants du Calvados, puisque les femmes même de ce pays sont capables de fermeté ; au reste, j'ignore comment se passeront les derniers moments et c’est la fin qui couronne l’œuvre. Je n’ai point besoin d’affecter d’insensibilité sur mon sort, car jusqu'à cet instant je n'ai pas la moindre crainte de la mort. Je n’estimai jamais la vie que par l'utilité dont elle devait être. J'espère que demain Duperret et Fauchet seront mis en liberté ; on prétend que ce dernier m’a conduite à la Convention, dans une tribune. De quoi se mêle-t-il d’y conduire des femmes ? Comme député, il ne devait point être aux tribunes, et comme évêque il ne devait point être avec des femmes. Ainsi, c’est une petite correction ; mais Duperret n’a aucun reproche à se faire. Marat n'ira point au Panthéon ; il le méritait pourtant bien. Je
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vous charge de recueillir les pièces propres à faire son oraison funèbre. J'espère que vous n’abandonnerez point l’affaire de Mlle Forbin ; voici son adresse s’il est besoin de lui écrire : Alexandrine Forbin à Mandresie, par Zurich en Suisse. Je vous prie de lui dire que je l’aime de tout mon cœur, Je vais écrire un mot à Papa ; je ne dis rien à nos autres amis ; je ne leur demande qu’un prompt oubli, leur affliction déshonorerait ma mémoire. Dites au général Wimpffen que je crois lui avoir aidé à gagner plus d’une bataille, en facilitant la Paix. Adieu citoyen : je me recommande au souvenir des vrais Amis de la Paix.
 
 
« Les prisonniers de la Conciergerie, loin de m'injurier comme ceux des rues, avaient l’air de me plaindre : le malheur rend toujours compatissant. C’est ma dernière réflexion.
 
 
« Mardi, 16, à huit heures du soir.
 
 
« CORDAY. »
 
 
A la prison de l'Abbaye, elle déclare qu’elle est « on ne peut mieux ». (Page 132.)
 
 
Sur son passage dans cette prison, j’ai trouvé dans les dossiers Vatel, en trois endroits, la
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trace d’une anecdote pourtant peu répandue. Dans un couloir obscur, Charlotte aurait marché sur la patte d’un petit chat. La bête ayant miaulé de douleur, Charlotte se serait écriée : « Ah ! cela me fait plus de peine que d’avoir tué Marat! » Il y a là un effet de contraste facile, qui rend le trait suspect.
 
 
Fouquier-Tinville se chargea d’avertir Gustave Doulcet. (Page 136.)
 
 
Voici sa lettre, dont Gustave Doulcet n’eut connaissance qu'après l’exécution. On notera les réserves de l’accusateur public :
 
 
Paris ce 16 Juillet 1793 de la République
 
 
« Citoyen,
 
 
« J’ai l'honneur de vous faire part que Marie Anne-Charlotte Corday, prévenue d’assassinat en la personne de Marat, vous a choisi pour son conseil, nonobstant l’observation qui lui a été faite, tant par le président que par moi, qu’un député ne pouvait pas être son conseil, attendu qu'il était obligé à son poste ; mais nommé je dois vous en faire part et que la
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cause est indiquée à demain huit heures précises ; je vous observe de plus que, prévoyant qu’il serait possible que vos affaires ne vous permissent pas de vous rendre à cette invitation, j’ai fait nommer un conseil-adjoint.
 
 
« Salut et fraternité,
 
 
« L’Accusateur public du Tribunal extraordinaire révolutionnaire
 
 
« FOUQUIER-TINVILLE. »
 
 
Ce conseil-adjoint se nommait Guyot, homme de loi. On sait qu’il ne parut pas à l’audience.
 
 
Là, lui fut signifiée la liste des Jurés. (Page 136.)
 
 
Parmi ces jurés figurait le magistrat Fualdès, qui fut assassiné en 1817. Cette retentissante affaire est toujours restée mystérieuse. Une légende est née : Fualdès se serait engagé à sauver ou à faire évader Charlotte Corday ; n’ayant point tenu sa promesse, il aurait payé de sa mort, vingt-quatre ans plus tard, cette sorte de trahison. C’est bien invraisemblable.
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Montané fit d'ailleurs confusion. (Page 143.)
 
 
Il crut que Marat avait lu la seconde lettre, où Charlotte faisait appel à son humanité et qu’elle conserva sur elle. Marat ne vit que la première, envoyée par la petite poste, où elle lui proposait de le renseigner sur le complot normand.
 
 
Montané ne fut pas seul à commettre cette erreur. Dans le tableau de David, la Mort de Marat, cette seconde lettre, qu'il n’a jamais vue, s’étale sur la planchette qui barre la baignoire. On lit distinctement la phrase : « Suffit que je sois malheureuse pour avoir droit à votre protection. »
 
 
Ce tableau figure dans la Salle révolutionnaire du Musée de Versailles. Pendant des siècles, l’erreur continuera !… On croira que Marat ouvrit sa porte par bonté à Charlotte Corday.
 
 
Un conservateur de musée à qui je soumettais cette remarque, me dit spirituellement : « C’est un faux en peinture publique. »
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'''Le peintre se nommait Jean-Jacques Hauer.''' (Page 150.)
 
 
Le portrait peint par Hauer figure actuellement au Musée de Versailles. Il voisine avec le Marat mort, peint par David. Sur le fond du tableau, on lit :
 
 
Marie-Anne-Charlotte Corday de Armans, native de la paroisse de Saint-Saturnin-des-Lignerets, âgée de 25 ans, décapitée à Paris, le 17 juillet 1793 pour avoir poignardé Marat. Fait d’après nature par Hauer.
 
 
Il existe un second portrait « fait d’après nature ». C’est un pastel de Brard, esquissé pendant le trajet de la prison à l’échafaud. Il figure dans la collection Mancel, qui fut léguée à la ville de Caen. Au dos de ce tableau cette inscription :
 
 
Marie-Anne-Charlotte Corday, peinte d’après nature, allant au supplice, par Brard.
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Et ces deux vers, sur une bande de papier :
 
 
Tuer en guet-apens est un assassinat, les monstres exceptés, par exemple Marat.
 
 
Ce sont, je crois, les deux seuls portraits d’après nature. Les autres sont innombrables.
 
 
Les restes de Charlotte Corday..…. (Paso 158.)
 
 
On aurait conservé la tête du squelette de Charlotte Corday. Le romancier Esquiros vit ce crâne en 1840 chez M. de Saint-Albin. Il appartint ensuite à Duruy, puis au prince Roland Bonaparte. On le vit à l'Exposition Universelle de 1889. Le prince Roland Bonaparte se réservait de fournir les preuves de son authenticité. Je ne crois pas qu’il les ait publiées. Cette « relique » est donc fort incertaine. Elle a cependant retenu l’attention de savants comme Lombroso, Topinard, Benediks, qui l’ont mesurée en tous sens.
 
 
J'ai retrouvé dans les papiers d’Anatole France des coupures de journaux de 1890, annotées par lui et toutes relatives à ce crâne, depuis le massif article du Temps jusqu’à la légère fantaisie de la Vie parisienne. Retenons
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simplement ce symbole de la curiosité qu’inspirait encore, après un siècle, la mémoire de Charlotte Corday.
 
 
Ils ne constatèrent que sa pureté. (Page 159.)
 
 
C’est une question de savoir si la chasteté de Charlotte Corday exalta son esprit et décida de son geste.
 
 
Certains de ses contemporains se prononcèrent pour l’affirmative. Harmand de la Meuse écrivit : « Les médecins ont cru trouver dans la physique de Charlotte Corday une cause particulière de l’exaltation qui lui a été nécessaire et qui l’a portée à commettre un meurtre. Cette cause physique s’appelle sagesse morale. :»
 
 
Lorsque Ponsard fit représenter à la Comédie-Française, le 23 mars 1850, sa Charlotte Corday, un critique dramatique qui signait Th. de B… écrivit sans ambages : « Si la petite-fille de Corneille eût été épouse et mère, le jeune et beau sang qui inondait son cerveau et son cœur, et la rendait folle de fanatisme, eût gonflé des mamelles fécondes et nourri de beaux enfants, pareils à celui qu’elle embrassait
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en pleurant dans le Palais-Royal…Les anges qui parlaient à l’oreille de l’héroïne de Vaucouleurs, c’étaient les mêmes que ceux qui conseillaient l’assassinat à Charlotte Corday ; c’étaient sa jeunesse, sa vie et son sang révoltés… Ce qu’il y a de plus monstrueux dans la gloire et dans l’ignominie des deux martyres, c'est cette virginité dont nos lois sauvages font un devoir. »
 
 
De nos jours, nombre de médecins, de romanciers, de savants, inclinent à croire que la chasteté crée un état morbide et provoque de profonds troubles moraux.
 
 
J’ai longuement réfléchi sur cette question. Je crois avoir été des premiers, dans le roman, à étudier le retentissement de la vie sexuelle sur la vie tout court. Six ouvrages… Je le rappelle sans fausse modestie et peut-être opportunément, car beaucoup de ceux qui devraient s’en souvenir semblent l’avoir oublié. En tout cas, cela me donne le droit de vote. Mon opinion s’est lentement formée : je ne crois pas que la chasteté retentisse profondément sur la santé morale. Ceux qui s’y tiennent s’en accommodent impunément. Un cloître n’est pas plus fou qu’un harem. Il y a des modes pour la science comme pour le
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vêtement ; aujourd'hui, la vie sexuelle est tout ; demain, elle ne sera rien. La vérité est médiane.
 
 
Certes, il serait facile de relever dans la vie de Charlotte Corday les signes d’une névrose, d’une obsession : la promptitude à rougir, l’insensibilité physique, la délivrance après le geste..… Mais on pourrait retrouver des stigmates du même ordre chez un individu quelconque. Il n’y a pas d’être absolument normal. Et nous devons nous défier de ces recherches a posteriori, de ce besoin d’étroit classement, alors que tout est nuance.
 
 
Lombroso se reprochait de comparer les criminels politiques aux autres, de leur appliquer les mêmes méthodes d’investigation. Il écrivait d’eux, dans l’Homme criminel : « Nous sentons combien il doit paraître cruel d’assimiler aux criminels vulgaires ceux qui représentent l’excès de la bonté humaine… Le seul fait de vouloir les examiner de trop près à la lumière de la psychiatrie nous fait ressembler à celui qui essaierait d’étudier au compas les belles courbes de la Vénus de Médicis, sans prendre garde à la sublime pureté de l’ensemble.
 
 
« O saintes âmes, dévouées à une idée, pardonnez-
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nous. Nous sentons que votre seule apparition suffit à rendre la race humaine plus estimable et à la compenser du trop grand nombre de ceux dont les jouissances grossières sont l’unique but ! »
 
 
Rappelons-nous que, dès l’enfance, Charlotte Corday eut sous les yeux les durs modèles des héros antiques, stylisés par son aïeul Corneille ; rappelons-nous qu’elle a vécu dans une époque de folie collective, comparable à celle de la Grande Guerre, où l’on respirait le mépris de la vie, l’emphase et la violence.
 
 
Ces fortes influences, sur une âme sensible à l’excès, suffisent à expliquer le geste de celle qu’on a appelée l’Ange de l’assassinat, la Jeanne d’Arc de la Révolution et qui, pour moi, fut surtout la Vierge de la Paix.