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| [[Auteur:Homère|Homère]]
| [[L’Odyssée/Traduction Bareste|L’Odyssée (trad. Bareste)]]
| <small>édition bilingue</small>
| [[../06|Chant 6]]
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|[[../08|Chant 8]]
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[[Image:Liv71.jpg]]
 
 
 
[[Image:Liv72.jpg|150px|left]]Le divin et intrépide Ulysse suppliait ainsi la déesse Minerve. — Nausica arrive à la ville sur le chariot traîné par de fortes mules. Lorsque cette jeune fille est devant la superbe demeure de son père, elle s'arrête sous les portiques. Les frères de Nausica, semblables aux dieux, s'empressent autour d'elle ; les uns détellent les mules du chariot, les autres portent les riches vêtements dans l'intérieur du palais, et Nausica se dirige vers ses appartements. Une vieille femme d'Épire, la suivante Euryméduse, que naguère dix vaisseaux ballottés par les flots amenèrent en cette île, enflamme le bois dans le foyer : les Phéaciens choisirent Euryméduse pour l'offrir en présent au roi Alcinoüs que le peuple écoute comme un dieu ; ce fut elle qui jadis éleva dans le palais la belle Nausica. Maintenant Euryméduse dispose le feu et prépare le repas.
 
Alors Ulysse se lève pour aller à la ville. Minerve-Pallas chérit ce héros, le couvre d'un épais nuage afin que sur sa route les magnanimes Phéaciens ne puissent ni le railler ni l'interroger. Quand Ulysse est près d'entrer dans cette agréable cité, Minerve, la déesse aux yeux d'azur, marche à sa rencontre sous les traits d'une jeune fille portant une urne ;
 
elle s'arrête devant lui, et Ulysse lui parle en ces termes :
 
« Ô ma fille, pourrais-tu me conduire dans la demeure du héros Alcinoüs, roi des Phéaciens ? Je suis un malheureux voyageur et je viens d'un pays éloigné. Je ne connais, moi, aucun des hommes qui habitent cette ville et cultivent ces champs. »
 
La déesse Minerve lui répond :
 
« Oui sans doute, vénérable étranger, je t'indiquerai la demeure que tu me demandes ; car le palais de mon irréprochable père touche à celui d'Alcinoüs. Mais marche toujours en silence, et je te montrerai le chemin : surtout ne regarde ni n'interroge personne. Les Phéaciens ne sont point favorables aux voyageurs, et ils accueillent sans bienveillance ceux qui viennent des pays lointains. Ces peuples, protégés par Neptune, se fient à leurs navires légers et rapides, et ils sillonnent sans cesse l'immense surface de la mer ; car leurs vaisseaux sont légers comme l'aile et rapides comme la pensée.»
 
Minerve ayant ainsi parlé précède le héros qui suit ses pas. — Les Phéaciens, navigateurs illustres, ne l'aperçurent point lorsqu'au milieu d'eux il traversa la ville : Minerve par amour pour Ulysse, l'avait enveloppé d'un nuage céleste<ref><small>Le texte porte : ἀχλὺν θεσπεσίην κατέχευε (vers 41/42), que nous avons traduit par : enveloppé d'un nuage céleste. Buttmann (Lexil., 167) dit que θεσπέσιος provient de θεσς (Dieu) et de εἱπεῖν (dire), mais que la signification de ce dernier mot est perdue dans le composé, et que θεσπέσιος, étant maintenant synonyme de θεῖσς, n'est employé que pour exprimer tout phénomène grandiose émanant soit de l'homme, soit de la nature. Tout en reconnais­sant la justesse de cette dernière observation, nous aimons cependant mieux faire dériver ce mot de θεσς (Dieu), et de πεσεῖν (tomber), et traduire ce passage par nuage céleste, ou nuage venant du ciel ou des dieux.</small></ref>. — Le héros, en s'avançant, admire le port rempli de navires égaux, la place publique où s'assemblent les chefs du peuple, les longues et hautes murailles garnies de gigantesques pieux : spectacle admirable à voir. Lorsqu'ils sont arrivés tous deux devant le magnifique palais du roi, la déesse aux yeux d'azur dit à Ulysse :
 
« Voilà, vénérable étranger, la demeure que tu m'as ordonné de t'indiquer. Tu trouveras dans ce palais les princes chéris de Jupiter rassemblés pour le festin. Entre donc sans crainte dans cette maison. L'homme intrépide réussit mieux en toute entreprise, lors même qu'il arrive d'un pays éloigné. D'abord, tu t'adresseras à la reine : son nom est Arété<ref><small>Homère dit : Ἀρήτη δ᾽ ὄνομ᾽ ἐστὶν ἐπώνυμον (vers 54) (on lui a donné le nom d'Arété). Le mot ἐπώνυμος, signifiant ajouté au nom, surnom, les auteurs du Dictionnaire des Homérides font remarquer à ce sujet qu'il faut lire le passage que nous venons de citer : « Arété est son nom, et ce nom a la jus­tesse d'un surnom ; c'est-à-dire, elle est bien nommée Arété, parce que αρήτη signifie la désirée. »</small></ref>, et elle descend des mêmes ancêtres qui donnèrent le jour au roi Alcinoüs. Nausithoüs naquit du redoutable Neptune et de Péribée, la plus belle des femmes et la plus jeune d'entre les filles du magnanime Eurymédon qui régna jadis sur les géants orgueilleux ; ce héros anéantit pour jamais ce peuple criminel, et lui-même il trouva la mort au milieu des combats. Neptune s'unit donc à Péribée ; il eut avec elle le courageux Nausithoüs, roi des Phéaciens et père d'Alcinoüs et de Rhexenor. Ce dernier héros récemment uni n'eut point de fils : il mourut frappé dans son palais par les flèches d'Apollon, le dieu à l'arc d'argent. Rhexenor ne laissa qu'une seule fille, Arété, qu'Alcinoüs choisit pour épouse, et qu'il honore maintenant comme nulle autre femme n'est honorée sur la terre, même parmi toutes celles qui, soumises à leur époux, gouvernent avec sagesse leurs somptueuses demeures. Ainsi la noble Arété est chérie par ses enfants, par le roi Alcinoüs lui-même, et par tous les Phéaciens qui la contemplent comme une déesse et lui adressent de nombreuses bénédictions toutes les fois qu'elle se promène par la ville. Jamais son esprit n'a manqué de prudence ; et par de sages pensées elle termine les querelles qui s'élèvent parmi les hommes. Si cette reine a pour toi quelque bienveillance, tu reverras bientôt tes amis et ta terre natale. »
 
 
 
[[Image:Liv73.jpg‎]]
 
 
Telles sont les paroles que prononce Minerve aux yeux d'azur ; puis en s'élançant sur la mer stérile elle quitte la riante Schérie. La déesse traverse les plaines de Marathon, la ville aux larges rues des Athéniens, et elle se rend dans la superbe demeure d'Érechthée. — Ulysse s'avance vers le riche palais d'Alcinoüs, le cœur agité de mille pensées, et il s'arrête avant de franchir le seuil d'airain. — La haute demeure du magnanime Alcinoüs brille ainsi que la splendide clarté de la lune et l'éclatante lumière du soleil. Les murailles sont de toutes parts revêtues d'airain, depuis l'entrée du palais jusqu'au fond des appartements ; tout autour des murailles règne une corniche azurée. L'intérieur de cette demeure inébranlable est fermé par des portes d'or ; les montants d'argent reposent sur le seuil d'airain, et le linteau des portes est aussi en argent et l'anneau est en or. Aux extrémités des portes on aperçoit des chiens d'or et d'argent qu'avait forgés Vulcain avec un art merveilleux pour garder la demeure du magnanime Alcinoüs ; ces chiens sont immortels et pour toujours exempts de vieillesse<ref><small>Ces chiens étaient si bien travaillés, dit l'auteur des notes de la traduction de Voss, qu'ils semblaient vivre. En effet, dans la poésie, ces images vivent réellement, parce qu'un dieu les a formées et les a animées de son esprit vivifiant.</small></ref>. Dans l'intérieur du palais, depuis le seuil jusqu'à l'extrémité des vastes salles se trouvent des sièges rangés le long des murailles ; ces sièges sont recouverts de tissus finement travaillés par des mains de femmes : là s'asseyent les chefs des Phéaciens pour goûter les douceurs du repas, car ils ont chaque jour de nouvelles fêtes. Sur de magnifiques piédestaux s'élèvent des statues en or représentant des hommes encore jeunes tenant entre leurs mains des flambeaux allumés servant à éclairer pendant la nuit la salle des convives. Cinquante femmes esclaves servent dans ce palais ; les unes broient sous la meule le jaune froment ; les autres tissent la laine ou filent la toile, et les mains de ces femmes sont aussi mobiles que les feuilles d'un haut peuplier agité par le vent : une huile éclatante semble couler de ces magnifiques étoffes tissées avec tant d'habileté. Autant les Phéaciens surpassent tous les hommes dans l'art de diriger les rapides navires sur la mer ténébreuse, autant les Phéaciennes l'emportent sur les autres femmes et par leur adresse et par l'excellence de leurs tissus ; car Minerve leur accorda la faveur de produire des ouvrages merveilleux et d'avoir de sages pensées. — En dehors de la cour et tout près des portes se trouve un jardin de quatre arpents, fermé par une enceinte. Là croissent des arbres élevés et verdoyants, des poiriers, des grenadiers, des pommiers, des figuiers et des oliviers toujours verts ; ces arbres sont chargés de fruits toute l'année, et ils en portent pendant l'hiver comme pendant l'été : le souffle du zéphyr fait tantôt naître les uns et tantôt mûrir les autres. La poire vieillit auprès de la poire, la pomme auprès de la pomme, le raisin auprès du raisin et la figue auprès de la figue. — Là est aussi plantée une vigne dont les grappes sèchent aux rayons du soleil, dans une plaine unie et découverte ; d'autres sont cueillies par le laboureur, ou pressées dans la cuve, et a quelque distance on aperçoit encore de jeunes grappes : les unes sont en fleur, et les autres commencent à noircir. — À l'extrémité du jardin, des espaces réguliers sont remplis de diverses plantes potagères qui fleurissent constamment. En ces lieux coulent deux fontaines ; la première répand son onde limpide à travers le jardin ; la seconde serpente à l'entrée de la cour, près du palais élevé : c'est là que les Phéaciens viennent puiser l'eau. — Tels sont les présents splendides dont les dieux embellirent la demeure d'Alcinoüs.
 
À cette vue le divin Ulysse s'arrête étonné. Le héros, après avoir admiré toutes ces merveilles, franchit rapidement le seuil et pénètre dans l'intérieur du palais où il trouve les princes et les chefs des Phéaciens offrant, avec leurs coupes, des libations à Mercure : c'est en l'honneur de ce dieu que l'on fait les derniers sacrifices quand on songe au sommeil. L'intrépide Ulysse, toujours enveloppé par l'épais nuage, traverse la demeure et arrive auprès d'Alcinoüs et de la belle Arété. Il entoure de ses bras les genoux de la reine, et soudain le céleste nuage se dissipe. Tous les Phéaciens restent muets en apercevant cet étranger, et ils le contemplent avec admiration. Alors Ulysse fait entendre ces paroles suppliantes :
 
«Arété, fille du divin Rhexenor, écoute-moi. Après avoir beaucoup souffert, je viens me jeter à tes pieds et implorer ton époux et ses convives. Puissent les dieux vous accorder à tous des jours heureux ! Puisse aussi chacun de vous laisser à ses enfants les richesses de son palais et les honneurs qu'il reçut du peuple ! Mais faites que je quitte cette île, et que je retourne bientôt dans ma patrie ; car, depuis longtemps, je supporte, loin de mes amis, d'amères douleurs ! »
 
En achevant ces mots, le héros va s'asseoir près du feu, sur la cendre du foyer<ref><small>Pope, dans sa traduction anglaise de l’Odyssée, rend ce passage en ces termes : And humbled in the ashes took his place ; et il ajoute ensuite en note que, chez les anciens Grecs, les suppliants avaient l'habitude de s'asseoir sur les cendres, parce que les foyers étaient sous la protection de Vesta.</small></ref>, et tous les assistants gardent un profond silence. Tout à coup se lève le vieux guerrier Échénus, le plus âgé des Phéaciens, Échénus qui brillait par ses paroles et par sa connaissance des temps passés ; ce héros, plein de bienveillance, s'exprime en ces termes :
 
«Non, sans doute, Alcinoüs, il n'est point généreux ni convenable de laisser un étranger assis sur la cendre du foyer. Tu le vois, tous les convives se taisent et attendent tes ordres. Ordonne donc qu'il se lève ; fais-le asseoir sur un siège magnifique orné de clous d'argent, et commande à tes hérauts de verser le vin, afin que nous offrions des libations au dieu qui lance la foudre, à Jupiter qui toujours accompagne les suppliants placés sous la protection divine. Que ta vénérable intendante serve à cet étranger les mets qui sont renfermés dans ton palais. »
 
Alcinoüs, après avoir entendu ces paroles<ref><small>Le texte grec porte : αὐτὰρ ἐπεὶ τό γ᾽ ἄκουσ᾽ ἱερὸν μένος Ἀλκινόοιο, (vers 167) (dès que la sainte puissance d'Alcinoüs eut entendu). Cette forme se rencontre fréquemment dans Homère : la sainte puissance est souvent employée comme ici pour exprimer le héros lui-même.</small></ref>, présente la main au prudent et ingénieux Ulysse, le relève et le fait asseoir sur un siège brillant, sur celui que venait de quitter son fils bien-aimé, le brave Laodamas assis à ses côtés. Alors une esclave, portant une belle aiguière d'or, verse l'eau qu'elle contient dans un bassin d'argent pour qu'Ulysse baigne ses mains vigoureuses ; puis elle place devant l'étranger une table lisse et polie ; une vénérable intendante y dépose le pain et les nombreux aliments qu'elle offre ensuite avec largesse. Tandis que le divin Ulysse boit et mange selon ses désirs, le puissant Alcinoüs dit à l'un de ses hérauts :
« Pontonoüs , mêle le vin dans le cratère, et présente des coupes pleines à tous les convives, afin que nous offrions des libations à Jupiter qui toujours accompagne les suppliants placés sous la protection divine. »
 
Il dit. Pontonoüs mêle le doux nectar dans le cratère ; puis il verse le vin dans des coupes qu'il porte à ses lèvres, et qu'il distribue ensuite à tous les convives.
 
Quand ceux-ci ont bu et fait les libations, Alcinoüs se lève et prononce ce discours :
 
 
[[Image:Liv74.jpg‎]]
 
 
« Princes et chefs des Phéaciens, écoutez moi, pour que je vous dise tout ce que mon âme m'inspire. — Maintenant que le repas est terminé, retirez-vous dans vos demeures pour y goûter le repos. Demain nous rassemblerons en plus grand nombre les anciens du peuple ; nous traiterons somptueusement notre hôte ; nous offrirons aux dieux de pompeux sacrifices, et nous nous occuperons du départ de cet étranger. Je désire que, sans tourments et sans peines, il arrive promptement et joyeusement, sous notre conduite, dans sa chère patrie, fût-elle même très éloignée de cette île. Veillons à ce que dans son trajet il n'éprouve aucun malheur avant d'avoir atteint sa terre natale. Il subira là le sort que lui filèrent les impitoyables Parques lorsque sa mère le mit au jour ; mais si ce voyageur est un immortel descendu de l'Olympe, les dieux méditeront alors d'autres desseins. Jusqu'à présent les divinités se sont manifestées à nous lorsque nous leur avons offert d'illustres hécatombes ; elles-mêmes ont pris part à nos festins en se tenant assises au milieu de nous. Si jamais un Phéacien voyageant solitairement vient à rencontrer des immortels, ils ne se dérobent pas à lui car par notre origine nous nous rapprochons autant des dieux que les cyclopes et la race farouche des géants<ref><small>Homère dit : ἐπεί σφισιν ἐγγύθεν εἰμέν (vers 205) (parce que nous sommes prés d'eux) Ce passage étant très-obscur et ayant été rendu de diverses manières par les traducteurs français, latins, allemands et anglais, nous l'avons rendu ainsi par notre origine, nous nous rapprochant, etc...; car on ignore à quoi se rapporte le mot ἐγγύθεν.</small></ref>. »
 
Le prudent Ulysse lui répond :
 
« Alcinoüs, écarte de pareilles pensées de ton esprit. Non, je ne suis point, ni par ma taille, ni par mes traits, semblable aux dieux qui habitent les vastes régions célestes ; mais je ressemble aux faibles mortels, et je puis m'égaler à l'homme qui a le plus souffert. Je pourrais même te raconter les plus grandes infortunes si je te disais tout ce que j'ai enduré sur la terre et sur l'onde par la volonté des immortels ; mais permets que malgré ma tristesse j'achève mon repas : rien n'est plus horrible en effet que la faim, qui revient impérieusement et sans cesse dans la mémoire des hommes, de ceux qui sont affligés et souffrent les plus grandes douleurs. Ainsi, moi je suis dévoré par les chagrins, et cependant la faim me commande de manger et de boire ; elle me fait oublier tous les maux que j'ai soufferts, et elle ne demande qu'à être satisfaite.— Demain, au lever de l'aurore, hâte-toi, puissant Alcinoüs, de ramener dans sa patrie un infortuné qui a supporté tant de malheurs ! Que la vie m'abandonne ensuite lorsque j'aurai revu ma terre natale, mes serviteurs et mon superbe palais. »
 
Il s'arrête, et les Phéaciens l'applaudissent. Tous ces héros veulent qu'on ramène dans sa patrie qui vient de parler avec tant de sagesse. Quand les convives ont achevé les libations et bu selon leurs désirs, ils retournent dans leurs demeures pour y goûter le repos. Le divin Ulysse reste dans le palais ; et près de lui sont assis la reine Arété et le puissant Alcinous semblable à un dieu. Aussitôt les esclaves enlèvent les apprêts du festin. Alors Arété aux blanches épaules, ayant reconnu le manteau, la tunique et les riches vêtements qu'elle-même avait tissés avec ses femmes, adresse au voyageur ces rapides paroles :
 
« Étranger, qui es-tu ? Quels sont les peuples que tu viens de quitter ? Qui t'a donné ces riches vêtements ? N'as-tu pas dit qu'après avoir erré longtemps sur la mer, tu fus jeté par les tempêtes sur ce rivage ? »
 
Le prudent Ulysse lui répond en disant :
 
« Ô reine, il me serait difficile de te raconter toutes mes infortunes ; car les immortels m'ont sans cesse accablé de maux : cependant je vais te répondre. — Au loin dans la mer s'élève l'île d'Ogygie qu'habite la fille d'Atlas, l'artificieuse Calypso, puissante déesse à la belle chevelure, que fuient et les hommes et les dieux. Une divinité me conduisit seul dans sa demeure pour être son hôte infortuné, lorsque Jupiter en lançant du haut des cieux sa foudre éclatante eut brisé mon navire, au sein de la mer ténébreuse. Tous mes braves compagnons perdirent la vie ; mais moi, saisissant entre mes bras la carène de mon vaisseau ballotté par les vagues, je fus pendant neuf jours porté sur les ondes. Le dixième jour, par une nuit obscure, les dieux me poussèrent vers les rivages de l'île d'Ogygie habitée par Calypso à l'ondoyante chevelure. La déesse m'accueillit avec empressement ; elle me combla de caresses, prit soin de mes jours, et me dit qu'elle me rendrait immortel en m'affranchissant à jamais de la vieillesse ; mais elle ne put fléchir mon cœur. Je demeurai sept années entières dans cette île, arrosant de mes larmes les vêtements sacrés que m'avait donnés la divine Calypso. Lorsque dans le cours du temps la huitième année fut arrivée, la déesse m'ordonna de tout préparer pour mon départ. Soit que Jupiter eût donné cet ordre, soit qu'elle-même eût changé de pensée, elle me renvoya sur un frêle radeau garni de liens ; elle me fit de nombreux présents, me donna du pain et du vin délicieux, me revêtit de magnifiques vêtements ; puis elle fit souffler un vent doux et propice. Pendant dix-sept jours je voguai sur la mer ; et le dix-huitième les montagnes ombragées d'arbres de votre pays m'apparurent. À cette vue je fus transporté de joie ; mais j'avais encore à souffrir de nouveaux malheurs ! Neptune, en déchaînant les vents, me ferma le chemin et bouleversa la mer ; la fureur des vagues ne me permit point de rester sur mon radeau ; et bientôt, malgré mes gémissements, il fut brisé par la tempête. Alors nageant avec effort, je fendis les ondes jusqu'au moment où les vents et les flots me poussèrent contre ces rivages.
 
 
[[Image:Liv75.jpg‎]]
 
 
J'allais toucher à la terre quand une vague me jeta contre un immense rocher, dans un lieu stérile, et là j'aurais été impitoyablement englouti si, me retournant aussitôt, je n'eusse nagé jusqu'aux rives de cette île. Une plage favorable s'offrit à mes yeux, une plage unie, sans rochers et à l'abri des vents. Je gravis cette côte, et bientôt je tombai sur le sable privé de mouvement et de forces. La nuit divine descendit sur la terre, et moi, m'éloignant du fleuve formé par les eaux du ciel, je me couchai sous des arbustes ; je me couvris de feuilles sèches, et un dieu me plongea dans le plus profond sommeil. Là, quoique affligé de chagrins, je dormis toute la nuit sous ces feuilles et le lendemain même jusqu'au milieu du jour. Le soleil était près de terminer sa course quand le doux sommeil m'abandonna. C'est alors que j'aperçus les suivantes de ta fille jouant sur le rivage : Nausica, au milieu d'elles, paraissait semblable à une divinité. J'implorai son secours, et elle me répondit avec cet esprit de sagesse qu'on n'espère jamais rencontrer dans un âge aussi tendre ; car les jeunes gens manquent toujours de prudence. Ta fille m'offrit du pain en abondance, du vin aux sombres couleurs ; et, m'ayant fait baigner dans les eaux du fleuve, elle me donna de riches vêtements. — Maintenant, ô reine, je viens, malgré mon affliction, te raconter tout avec sincérité. »
 
Alors Alcinoüs dit à Ulysse :
 
 
« Étranger, ma fille a encore négligé un devoir important, puisqu'elle-même ne t'a point conduit dans mon palais ; cependant c'est elle que tu as imploré la première. »
 
Le prudent Ulysse réplique à ces paroles en disant :
 
 
« Vaillant héros, ne blâme point en ma présence ta fille irréprochable ; elle m'a ordonné de la suivre avec ses femmes; mais par respect je ne l'ai point voulu, craignant qu'à cette vue ta colère ne s'enflammât : car nous sommes tous soupçonneux, nous faibles habitants de cette terre. »
 
Le puissant Alcinoüs lui répond :
 
 
« Ma poitrine ne renferme pas un cœur qui s'irrite sans motif. Cependant je sais que l'honnêteté et la décence sont préférables à tout<ref><small>Knight termine ici le discours d'Alcinoüs, et supprime en outre la réponse d'Ulysse, ce qui comprend un retranchement de vingt-trois vers. « De tous les passages interpolés, dit-il, celui-ci est le plus absurde. Il répugne également au sens commun, à l'ensemble des faits et aux mœurs de ce siècle, qu'un roi consente à marier sa fille à un étranger, à un malheureux voyageur dont il ignore même le nom. Pourtant ce n'est pas seulement par ce motif que j'ai dû rejeter ce vers ; mais la première de οῖος, comme brève (vers 312), et l'expression ἔς· τῆμος (vers 318), qui ne se trouve nulle part, montrent assez la main maladroite de cette interpolation. » Dugas-Montbel, à ce sujet, fait observer fort judicieusement que Knight aurait pu ajouter qu'au vers 324 il est parlé de Tityus, fils de la Terre, et que jamais la terre n'est personnifiée dans Homère.</small></ref>. Que Jupiter, Minerve et Apollon m'accordent la faveur qu'un homme tel que toi, et pensant comme je pense moi-même, épouse ma fille et reste en ces lieux ! — Étranger, je te donnerais un palais et de grandes richesses si seulement tu consentais à habiter cette demeure. Mais aucun Phéacien ne te retiendra malgré ton désir : une semblable pensée serait odieuse. Demain j'ordonnerai tout pour ton départ ; jusqu'à ce moment goûte en paix les douceurs du sommeil<ref><small>Pour le sens de ce passage obscur, nous avons suivi les traductions de Pope et de Dugas-Montbel.</small></ref>. Quelle que soit la terre où tu désires arriver, demain les Phéaciens sillonneront la mer tranquille pour te conduire dans ta patrie, fût-elle même au delà de l'Eubée<ref><small>L'Eubée (Εὔβοια ἡ) était une île de la mer Égée, séparée de la Béotie par l'Euripe ; l'Eubée s'appelle aujourd'hui Négrepont. Les auteurs du Dictionnaire des Homérides nous apprennent que les habitants de l'Eubée sont appelés Abantes par Homère, et que selon les mythographes cette île tenait son nom d'Eubée, fille d'Asopus, ou plus exactement de ses excellents pâturages pour les bœufs.</small></ref>. Ce pays est bien loin de nous, disent les Phéaciens qui l'ont visité lorsqu'ils se rendirent avec le blond Rhadamanthe<ref><small>Un traducteur dit, au sujet de Rhadamanthe, fils de Jupiter et d'Europe : « Il habitait les Champs-Elysées en Espagne, sur les bords de l'Océan. Alcinoüs, observe-t-on, veut faire entendre que son île est près de cet heureux séjour ; et, pour le persuader, il dit que Rhadamanthe se servit des vaisseaux phéaciens, à cause de leur grande légèreté. Il semble que ce trait, ainsi que plusieurs autres, devrait faire marquer une autre place à l'île des Phéaciens. Rhadamanthe était un prince très juste, et Tityus un cruel tyran. Rhadamanthe l'alla voir, dit-on, pour le ramener à la raison. On voit qu'Homère, pour marquer la vitesse des vaisseaux phéaciens, épuise tout ce que la poésie a de plus hyperbolique. D'après la place qu'on assigne à la Phéacie, il était impossible que ce voyage se fît en un jour. Alcinoüs, comme bien d'autres personnages introduits par Homère, aimait à se vanter ; on le voit en plusieurs occasions semblables ; c'est ce qui peut disculper ici Homère de l'im­putation d'une erreur géographique où il semble être tombé. (Bitaubé, Remarques sur le chant VII de l'Odyssée).</small></ref> ; auprès de Tityus, fils de la Terre ; les compagnons de Rhadamanthe firent sans fatigue ce trajet en un jour ; puis ils revinrent dans leurs demeures. Étranger, tu jugeras toi-même de l'excellence de nos vaisseaux et de l'adresse de nos jeunes nautoniers habiles à frapper la mer avec la rame. »
 
À ces mots le divin Ulysse, transporté de joie, s'écrie en implorant les dieux :
 
 
« Puisses-tu accomplir tout ce que tu viens de prononcer ! Alcinoüs, tu obtiendras alors sur la terre une gloire immortelle, et moi je pourrai revoir enfin le sol chéri de ma patrie ! »
 
 
C'est ainsi qu'Ulysse et Alcinoüs discouraient ensemble. — Pendant ce temps, Arété aux bras blancs ordonne à ses femmes de dresser sous le portique un lit magnifique, d'y étendre de belles couvertures de pourpre, et d'y placer des tapis et des tissus fins et délicats ; les femmes sortent aussitôt en portant des flambeaux éclatants. Lorsque les suivantes ont préparé cette couche moelleuse, elles se tiennent devant Ulysse et lui adressent ces paroles :
 
« Étranger, venez dormir, votre couche est prête. »
 
Elles disent ; et le héros est joyeux de pouvoir enfin reposer ses membres fatigués. Le divin Ulysse s'endort dans le lit superbe placé sous le portique sonore. Alcinoüs se retire dans les appartements les plus reculés de son palais ; il se couche, et la reine son épouse repose auprès de lui.
 
 
 
 
 
 
[[Image:Liv76.jpg‎]]
 
 
 
[[Catégorie:Littérature grecque|Odyssée (Homère)]]