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permission. Faire le bien sans phrase semblait être sa devise, et les deux tiers de sa pension s’en allaient en aumônes. Humble avec les petits, il était bon aussi pour ces amis inférieurs, les animaux. Dans l’histoire des bêtes célèbres, une place est réservée à son chat Hodge, pour lequel il allait lui-même acheter des huîtres, ne voulant pas que ses domestiques, humiliés de le servir, fassent tentés de le prendre en horreur.
permission. Faire le bien sans phrase semblait être sa devise, et les deux tiers de sa pension s’en allaient en aumônes. Humble avec les petits, il était bon aussi pour ces amis inférieurs, les animaux. Dans l’histoire des bêtes célèbres, une place est réservée à son chat Hodge, pour lequel il allait lui-même acheter des huîtres, ne voulant pas que ses domestiques, humiliés de le servir, fassent tentés de le prendre en horreur.


Ces traits, ainsi que d’autres d’une sensibilité plus délicate encore, deviennent nombreux à mesure que Johnson avance en âge. Pour lui du moins, ni le bien-être, ni le succès n’avaient été corrupteurs. M. Birkbeck Hill incline à croire qu’à tout prendre il fut plus heureux qu’on ne l’a généralement pensé, et le récit des vingt dernières années de sa vie, c’est-à-dire du temps où Boswell l’a connu, donne certainement l’idée d’un homme très résigné aux conditions de l’existence. En 1775, l’université d’Oxford lui avait envoyé le diplôme de docteur, et il s’était réjoui comme un enfant à la pensée de traîner sa robe dans les salles du collège de Pembroke. Le roi lui avait dit qu’il écrivait bien, et personne, assurait-il, n’aurait pu lui faire un « compliment plus élevé. » Peu de chose manquait à sa gloire : on se le montrait respectueusement au doigt dans ce quartier de Fleet-street, qui était à ses yeux le centre de l’univers. « Un homme fatigué de Londres, répétait-il souvent, est un homme fatigué de la vie. » Aussi n’était-ce jamais pour longtemps qu’il s’en éloignait. Cependant en 1773 l’éloquence de Boswell lui avait fait faire son fameux tour aux Hébrides, durant lequel il se réconcilia avec les Écossais, et deux ans plus tard les Thrale l’emmenèrent passer quelques semaines à Paris. Un fragment de son journal de voyage prouve qu’il n’y perdit pas son temps. Il visita tous les monumens, depuis la Bastille jusqu’aux Tuileries, ne négligea ni Fontainebleau, ni Versailles, donna un coup d’œil à la brasserie de Santerre, acheta trois paires de ciseaux et une tabatière, et parla latin tout le temps ; car il estimait qu’on ne doit pas se laisser voir à son désavantage en parlant une langue qu’on ne sait pas bien. En fait d’hommes de lettres, il ne mentionne clans ses notes que Fréron. Quant aux Français, il résumait son opinion sur eux en ces termes : « En France, les grands vivent dans la magnificence ; mais les autres dans la misère. On n’y trouve pas, comme en Angleterre, une classe moyenne heureuse. Les boutiques à Paris sont mesquines ; au marché, la viande ressemble à celle qu’en Angleterre on donnerait à des prisonniers. Mrs Thrale observait très justement que la cuisine des Français leur a été imposée par la nécessité, car ils ne pourraient manger leur viande s’ils n’y ajoutaient quelque chose pour lui donner du goût. Les Français sont un peuple grossier ; ils crachent partout. Chez Mme Du Bocage, le
Ces traits, ainsi que d’autres d’une sensibilité plus délicate encore, deviennent nombreux à mesure que Johnson avance en âge. Pour lui du moins, ni le bien-être, ni le succès n’avaient été corrupteurs. M. Birkbeck Hill incline à croire qu’à tout prendre il fut plus heureux qu’on ne l’a généralement pensé, et le récit des vingt dernières années de sa vie, c’est-à-dire du temps où Boswell l’a connu, donne certainement l’idée d’un homme très résigné aux conditions de l’existence. En 1775, l’université d’Oxford lui avait envoyé le diplôme de docteur, et il s’était réjoui comme un enfant à la pensée de traîner sa robe dans les salles du collège de Pembroke. Le roi lui avait dit qu’il écrivait bien, et personne, assurait-il, n’aurait pu lui faire un « compliment plus élevé. » Peu de chose manquait à sa gloire : on se le montrait respectueusement au doigt dans ce quartier de Fleet-street, qui était à ses yeux le centre de l’univers. « Un homme fatigué de Londres, répétait-il souvent, est un homme fatigué de la vie. » Aussi n’était-ce jamais pour longtemps qu’il s’en éloignait. Cependant en 1773 l’éloquence de Boswell lui avait fait faire son fameux tour aux Hébrides, durant lequel il se réconcilia avec les Écossais, et deux ans plus tard les Thrale l’emmenèrent passer quelques semaines à Paris. Un fragment de son journal de voyage prouve qu’il n’y perdit pas son temps. Il visita tous les monumens, depuis la Bastille jusqu’aux Tuileries, ne négligea ni Fontainebleau, ni Versailles, donna un coup d’œil à la brasserie de Santerre, acheta trois paires de ciseaux et une tabatière, et parla latin tout le temps ; car il estimait qu’on ne doit pas se laisser voir à son désavantage en parlant une langue qu’on ne sait pas bien. En fait d’hommes de lettres, il ne mentionne dans ses notes que Fréron. Quant aux Français, il résumait son opinion sur eux en ces termes : « En France, les grands vivent dans la magnificence ; mais les autres dans la misère. On n’y trouve pas, comme en Angleterre, une classe moyenne heureuse. Les boutiques à Paris sont mesquines ; au marché, la viande ressemble à celle qu’en Angleterre on donnerait à des prisonniers. Mrs Thrale observait très justement que la cuisine des Français leur a été imposée par la nécessité, car ils ne pourraient manger leur viande s’ils n’y ajoutaient quelque chose pour lui donner du goût. Les Français sont un peuple grossier ; ils crachent partout. Chez Mme Du Bocage, le