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Vous partagiez mon égarement : votre lettre me fit trembler. Le péril étoit doublé : pour me garantir de vous, & de moi il falut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d’une vertu mourante. En fuyant vous achevâtes de vaincre ; & sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur m’ôta le peu de force qui me restoit pour vous résister.
sensibilité ! C’étoit dans les yeux de la fille qu’on lisoit tout ce que souffroit la mere ; c’étoit elle qui la servoit les jours, qui la veilloit les nuits ; c’étoit de sa main qu’elle recevoit tous les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie ; sa délicatesse naturelle avoit disparu, elle étoit forte, & robuste, les soins les plus pénibles ne lui coûtoient rien, & son ame sembloit lui donner un nouveau corps. Elle fasoit tout, & paroissoit ne rien faire ; elle étoit partout, & ne bougeoit d’aupres d’elle ; on la trouvoit sans cesse à genoux devant son lit, la bouche collée sur sa main, gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mere, & confondant ces deux sentimens pour s’en affliger davantage. Je n’ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans être ému jusqu’aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyoit l’effort que faisoient ces deux cœurs pour se réunir plus étroitement au moment d’une funeste séparation ; on voyoit que le seul regret de se quitter occupoit la mere, & la fille, & que vivre ou mourir n’eût été rien pour elles si elles avoient pu rester ou partir ensemble.


Mon pere, en quittant le service, avoit amené chez lui M. de Wolmar : la vie qu’il lui devoit, & une liaison de vingt ans, lui rendoient cet ami si cher, qu’il ne pouvoit se séparer de lui. M. de Wolmar avançoit en âge ; & quoique riche, & de grande naissance, il ne trouvoit point de femme qui lui convînt. Mon pere lui avoit parlé de sa fille en homme qui souhaitoit se faire un gendre de son ami ; il fut question de la voir, & c’est dans ce dessein qu’ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qu in’avoit jamais rien aimé. Ils se donnerent secretement leur parole ; & M. de Wolmar, ayant beaucoup d’affaires à régler dans une cour du Nord où étoient sa famille, & sa fortune, il en demanda le temps, & partit sur cet engagement mutuel. Apres son départ, mon pere nous déclara à ma mere, & à moi qu’il me l’avoit destiné pour époux, & m’ordonna d’un ton qui ne laissoit point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa main. Ma mere, qui n’avoit que trop remarqué le penchant de mon cœur, & qui se sentoit pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d’ébranler cette résolution ; sans oser vous proposer, elle parloit de maniere à donner à mon pere de la considération pour vous, & le désir de vous connoître ; mais la qualité qui vous manquoit
Bien loin d’adopter les noires idées de Julie, soyez sûr que tout ce qu’on peut espérer des secours humains, & des consolations du cœur a concouru de sa part à retarder le progres de la maladie de sa mere, & qu’infailliblement sa tendresse, & ses soins nous l’ont conservée plus long-tems que nous n’eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-même m’a dit cent fois que ses derniers jours étoient les plus doux momens de sa vie, & que le bonheur de sa fille étoit la seule chose qui manquoit au sien.