« Sept pour un secret/1 » : différence entre les versions

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Chapitre premier {{T3|Gillian Lovekin.|Chapitre premier}}
 
 
Par une froide soirée d'hiver, dans la région situé entre
 
les plaines ondulées de l'Angleterre et les pentes efflanquées
Par une froide soirée d’hiver, dans la région situé entre
et violettes du Pays de Galles -- moitié dans le
les plaines ondulées de l’Angleterre et les pentes efflanquées
royaume des fées, moitié en dehors -- la vieille ferme
et violettes du Pays de Galles — moitié dans le
royaume des fées, moitié en dehors — la vieille ferme
plantée au milieu des plis et des bosses de Dysgwlfas<ref>Prononcer Dys''goue''lfas</ref>,
sur la lande sauvage, brillait d'und’un éclat de pierre précieuses
largement enchâssée de gris et de pourpre.
Une lande n'estn’est jamais sans couleurs. Quand toutes les
fleurs de bruyère sont séchées, elle garde encore dans
sa vaste et mystérieuse étendue une teinte violacée qui est
comme l'âmel’âme de la bruyère. Sur ce fond qui s'étalaits’étalait
dans toutes les directions sur des milles et des milles
de terrain sombre, l'habitationl’habitation, avec ses granges et
ses meules, retenait et réfléchissait le moindre rayon
du soleil à son déclin, et composait un confortable et
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construite en beau grès tendre et ancien, de ce rouge
éteint et fané par les mauvais temps, qui prend une
beauté indescriptible aux rayons obliques de l'aubel’aube
et du couchant, comme s'ils’il irradiait la lumière qui
le touche.
 
C'étaitC’était le soir, uniquement dans le sens où l'onl’on
emploie ce mot, dans ce pays frontière, pour désigner
n'importen’importe quelle heure après midi. Ce n'étaitn’était pas encore
celle du thé, bien qu'onqu’on le préparât déjà. Parmi les
meules qui flambaient sous le soleil, rappelant les
nuances orange, brune et jaune d'aoûtd’août avant la
moisson, des linottes se régalaient et cherchaient pour
la nuit leur abri coutumier, et un ou deux linots de
montagne attardés continuaient leur petite lamentation
mélancolique dans la haie d'épined’épine noire défleurie. Les
merles commençaient à gonfler leurs plumes, en s'installants’installant
douillettement et en fermant leurs paupières.
Ils criaillaient, mécontents et anxieux de trouver
chacun son secret nirvâna. Venant des chaumes qui
mettaient comme une petite pièce d'ord’or pâle sur la
lande immense, un vol d'étourneauxd’étourneaux passa en coupant
l'airl’air avec un bruit de soie déchirée.
 
La cour des meules était au nord du parc à moutons, la
maison au sud, bornée à l'estl’est par les bergeries, la
vacherie<ref>wikisource : étable</ref> et les écuries. À l'ouestl’ouest se trouvait le verger
et au delà le cottage, qui, dans ces endroits isolés, est
toujours construit après la ferme. L'ensembleL’ensemble formait
un aimable petit village de quelque cinq cents âmes --
si l'onl’on admet que les dindes aient une âme -- et en
comprenant les brebis quand elles étaient parquées près
de l'habitationl’habitation, à l'époquel’époque de l'agnelagel’agnelage. Fallait-il
compter aussi les passereaux, linottes et étourneaux,
Gillian de Dysgwlfas avait souvent des doutes à ce
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faire sans avoir une âme, mais ils étaient si prompts, si
légers, si inconséquents, leurs chants étaient si grêles,
si timides que Gillian pensait que leurs âmes n'étaientn’étaient
pas tout à fait réelles -- âmes de fées ne pesant pas
plus qu'unequ’une coquille d'oeufd’œuf. Sur le toit de la ferme,
les pigeons-paons noirs, qui appartenaient à Robert
Rideout du cottage, montaient et descendaient d'und’un
vol lourd et oblique. Toute la journée, troublés par les
bruits de la maison, ils s'étaients’étaient délicatement approchés
de temps à autre jusqu'aujusqu’au bord du chaume pour regarder
en bas de leur oeilœil de rubis. Ils avaient observé que les
fenêtres à vitraux étaient toutes restées ouvertes la
journée entière, que les deux fauteuils sculptés à
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bordures, où les tiges brunes des plantes vivaces avaient
été fripées par des gelées prématurées, malheureux
comme il l'étaitl’était les jours de nettoyage, et finalement
bouder sur la fenêtre du grenier à blé et refuse d'entrerd’entrer
dans la maison. Tout cela, ils le savaient, voulait
dire quelque intrusion du monde extérieur, de ce
-- monde que n'atteignaitn’atteignait pas leur vue la plus perçante
-- dans cet endroit paisible plongé dans un
antique silence. Ce devait être parce que la soeursœur du
fermier Lovekin venait, cette Mme Fanteague, cause
du nettoyage du pigeonnier, et qu'ilsqu’ils haïssaient. Ils
manifestèrent leur désapprobation en s'enlevants’enlevant tous
ensemble avec un bruit d'ailesd’ailes métallique, et en surveillant
du haut des airs le paysage rapetissé.
 
La plupart des fenêtres étaient maintenant fermées
et une chaude et délicieuse senteur de cuisine éveilla
l'appétitl’appétit de Simon, si bien qu'ilqu’il se leva, s'étiras’étira, bâilla,
fit une toilette sommaire, mit sa dignité de côté et
descendit à la cuisine où il tourna autour des pieds
agiles de Mme Makepeace, très affairée entre le garde-manger
et le grand feu à découvert, avec son four d'und’un
côté et de l'autrel’autre sa chaudière gazouillante.
 
Près de la table de cuisine se tenait Gillian Lovekin :
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mode. Elle débarrassait des raisins de leurs pépins.
Elle mettait dans sa bouche un grain sur six, avec
ravissement et d'und’un air de défi, se souvenant que c'étaitc’était
elle et non Mme Makepeace la maîtress de la ferme.
Elle n'avaitn’avait que seize ans à la mort de sa mère. Sa
première pensée, elle se le rappelait avec remords,
avait été que désormais elle serait la maîtresse. Elle
avait dix-huit ans ce soir de préparatifs et venait
juste de quitter le deuil. Ni grande ni petite, ni grasse
ni mince, ni brune ni blonde, elle n'étaitn’était ni laide ni
jolie. Il y avait en elle de vilains détails, comme la
cicatrice qui coupait un côté de son front, ce qui déparait
ce profil-là, un peu dur et fendu. La racine de son nez
était beaucoup trop haute -- ce genre de nez qui est un
héritage gallois assez commun dans l'Ouestl’Ouest -- ce qui lui
donnait, même dans ses moments d'extrêmed’extrême douceur,
un air autoritaire. Mais sa bouche était sensible et délicate,
capable de céder parfois, et ses yeux trouvaient
tant de plaisir dans tout ce qu'ilsqu’ils contemplaient,
voyaient tant de sources de splendeur dans les choses
vulgaires, qu'ilsqu’ils vous séduisaient, vous tenaient sous
le charme et ne vous permettaient pas de la trouver
ordinaire ou insignifiante.
 
Elle aimait se donner des airs pour faire sa tâche quotidienne :
ainsi c'étaitc’était dans la vieille coupe de Staffordshire
-- envoyée de ce comté en cadeau de mariage
à sa grand'mèregrand’mère -- qu'ellequ’elle se trempait les doigts
quand ils étaient poissés. Les raisins bruns étaient
entassés sur un plat jaune et elle faisait une gracieuse
image avec ses deux nattes de cheveux châtains, ses
sourcils noirs sur des yeux d'und’un gris lavande et son
visage au teint vif, malgré le hâle de campagnarde
sous lequel affluait un rose frais. La lueur du feu la
caressait et Simon, quand les morceaux de gras qui
tombaient de la planche à hacher de Mme Makepeace
lui en laissaient le loisir, lui lançait des clins d'oeild’œil
d'adorationd’adoration naïve.
 
Mme Makepeace faisait des pâtés d'andouillesd’andouilles et
des chaussons aux pommes,
 
-- Eh bien, dit-elle, en hachant si rapidement
qu'ellequ’elle semblait à chaque fois se couper les doigts, si
jamais on a nettoyé, c'estc’est bien aujourd'huiaujourd’hui.
 
Gillian soupira : elle détestait presque autant que
Simon ces grands branle-bas de travaux domestiques.
 
-- Je pense que ma tante Fan-te-a-gue devra être
satisfaite, fit-elle en articulant chaue syllabe du nom.
 
-- Mme Fanteague, déclara Mme Makepeace, est
une dame qui n'estn’est jamais contente. Arrachez-vous le
coeurcœur, servez-le sur une rôtie, arrosé du jus de tous vos os
et muscles, dira-t-elle "« merci "» ? Elle reniflera, jetera un
coup d'oeild’œil et dira de sa voix caverneuse : "« Ce qu'ilqu’il
vous faudrait, ma brave femme, c'estc’est un coeurcœur ''plus''
''grand.'' "»
 
Gillian éclata de rire et Simon, qui adorait sa voix,
s'approchas’approcha avec un grognement de joie et sauta sur
ses genoux.
 
-- Sauf vot'respectvot’respect, Mam'selleMam’selle Gillian, et faites
excuse si je plaisante votre tante.
 
-- Ma foi, dit Gillian en repoussant le plat de
raisins, je crois que j'aimeraisj’aimerais assez monter dans la
charette avec tante Fanteague quand elle retournera
 
à Silverton, et m’en aller avec elle loin des Gwlfas et
 
des montagnes, loin de la mer…
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
— Et où donc ? demanda la pratique Mme Makepeace.
 
— Dans la lune, peut-être.
 
— Bonne dame ! Et que deviendrait votre père ?
 
— Père oublie facilement, je ne lui manquerais guère.
 
— Et Robert, mon Bob ? Ses yeux bruns, vifs et
maternels jetèrent un rapide coup d’œil à Gillian.
 
— Oh ! Robert ? fit Gillian songeuse, en passant
la main dans les poils noirs de Simon. Robert Rideout ?
murmura-t-elle, rêvassant. Puis, repoussant ses nattes
en arrière d’un geste de défi, elle cria : « Je ne lui manquerais
pas non plus.
 
Elle mit Simon par terre et se leva.
 
— La nuit vient, dit-elle, il faut que j’aille voir mes
collets à lapins.
 
— J’espère, ma chère enfant, que vous m’en mettrez
un de côté sur votre chasse pour faire un pâté. C’est
une chose qu’apprécie joliment votre tante Fanteague,
un pâté de lapin.
 
— À condition que papa le paye. Si je donne mes
lapins à mesure que je les prends, où seront mes leçons
de musique ?
 
Et ouvrant la vieille porte garnie de clous qui donnait
sur le parc à moutons, elle sortit.
 
« Jolie fille ! se dit Mme Makepeace. Ah, une charmante
fille, qui soupire tout le temps après les plaisirs
trompeurs du monde, mais elle a un cœur…, si seulement
tu pouvais mettre la main dessus, Robert, mon
garçon. Mais je doute que tu sois assez hardi. »
 
Et elle secoua la tête, en songeant à ce Robert qui
n’était pas là, si bien que les brides de sa coiffe voltigeaient
de chaque côté de sa joyeuse face ronde et rougeaude.
 
« Si je ne savais pas que John Rideout t’a fait
bien longtemps avant que je ne prenne en pitié le
pauvre Makepeace — et John Rideout c’était un homme
de fer et il est bizarre que je sois tombée maintenant
sur un fétu de paille — je croirais presque que tu es de
Makepeace, ma foi. Rêveur, rêveur ! »
 
Et elle se mit à rouler, à battre et à hacher comme
si son fils et son second mari étaient sur la planche et
qu’elle les façonnât à sa guise. Mais John Rideout,
l’homme de fer, lui restait dans l’esprit comme un
gaillard qui ne se laissait pas manœuvrer. Après sa
mort elle avait considéré tous les autres hommes
comme autant d’enfants à soigner et à sermonner, et
Jonathan Makepeace étant le plus maladroit qu’elle
eût jamais rencontré, elle l’épousa. Elle l’avait vu pour
la première fois un jour de marché au Donjon. Grand,
maigre, avec ses cheveux longs et sa barbe qui flottaient
au vent, ses doux yeux bleux rencontrèrent ceux
de la brave femme avec la tristesse de celui qui gémit :
« Quand je leur parle de paix, ils se préparent à la
bataille. » Car tel était le drame de Jonathan Makepeace :
depuis la première fois qu’il avait pris un hochet
dans sa main, la matière inerte avait été son ennemie.
Il était l’illustration vivante de cette théorie que la
matière se met en travers du chemin de la vie. Dans
ses rencontres avec Jonathan, ce n’était jamais celui-ci
qui remportait la victoire. Les pots s’échappaient de ses
mains, baquets et réservoirs l’inondaient de leur contenu,
les nappes s’accrochaient au moindre bout de métal
qu’il avait sur lui, entraînant tout ce qui garnissait la
table. Ramassait-il des fruits, une averse de pommes
lui tombaient sur la tête ; pêchait-il, il glissait dans l’eau.
Plus un morceau de vêtements et un fragment de
doigt avaient été immolés à ce Moloch qu’était le
coupe-navets. Quand il retournait le jardin, il se bêchait
les pieds, quand il coupait du bois, des éclats lui sautaient
au visage comme des oiseaux furieux. Allumait-il
un feu de joie, les flammes jaillissaient à un hauteur
folle pour lui roussir la barbe. Cette particularité de
la nature inanimée — ou de Jonathan — était bien
connue dans la lande et on s’en amusait copieusement,
du Donjon Mallard, situé au Nord, jusqu’à la petite
ville sombre et accidentée de la Croix-des-Pleurs,
au Sud. On s’en divertissait avec la gaîté paisible,
sans commentaires, et durable de la campagne. Le
jour où Abigaïl le rencontra, on s’en réjouissait au
Donjon, où était le marché hebdomadaire et où on
venait faire ses achats ordinaires, réservant les acquisitions
de Noël, de mariage ou d’enterrement pour la
Croix, plus éloignée. Jonathan avait fait des emplettes.
Sous un bras, il tenait un sac de grain pour la volaille,
sous l’autre du son. Les deux sacs, sachant qu’ils avaient
affaire à Jonathan, avaient crevé, et une foule le suivait,
avec une allégresse extatique et silencieuse, tandis
qu’il s’avançait, digne et émouvant, vers l’auberge,
et qu’une traînée de grain et de son rappelait un « rallye-paper ».
Elle avait entendu parler de Jonathan — qui
ne le connaissait pas ? — et cette vision qu’elle eut de
lui acheva de lui prouver qu’il avait besoin de soins
maternels. Elle lui dit tout de go ce qui se passait,
et ses « Mon Dieu, mon Dieu ! » et son sourire lui parurent
adorables. Elle enveloppa ses paquets et écouta ses
explications avec sympathie. « Je ne sais pas ce qu’ont
les choses, disait-il, on les croirait ensorcelées. » Elle ne
rit pas. Il y avait en elle une sorte de sagesse d’autrefois
qui s’accordait avec son ferme et rose visage, avec sa
figure de rouge-gorge. Elle savait que le ciel n’est pas
le même pour tout le monde : la pluie ne tombait pas
également sur le mauvais et sur le bon. Voilà ce Jonathan,
franc comme l’or, au-dessus duquel pourtant semblaient
s’amasser tous les nuages du firmament. Ainsi qu’il disait
tristement : « Les autres peuvent être secs comme
de l’amadou, moi je suis trempé. » Se rendant compte
que la guerre contre la matière est le lot à la femme,
parce qu’elle y a été entraînée par des siècles de travaux
de ménage — rattraper des tasses qui se décrochent de
leur clou et des pots qui roulent de la table — Mme Rideout
résolut de passer le reste de son existence à
combattre pour Jonathan. Il y avait douze ans qu’elle
le faisait, à son grand bonheur, à l’admiration du voisinage
et à la satisfaction de Jonathan.
 
Robert avait dix ans quand elle épousa Makepeace.
Ses yeux aux long cils, qui avaient une expression
sombre mais aussi très tendre, et dont il était difficile
de voir la couleur tant ils étincelaient de vie, sa bouche
sévère au sourire aussi doux que rare, le faisaient tant
ressembler à son père qu’elle le contemplait des heures
de suite. Elle était fidèle à John Rideout, bien qu’elle
eut épousé Makepeace, et comme les Noëls se succédaient
et que Jonathan était toujours en vie, elle triomphait.
Elle l’aimait d’un amour maternel, et quand Robert
atteignit l’âge d’homme, c’est Jonathan qui prit sa
place. Abigaïl considérait sa grande silhouette mince
avec fierté, en se rappelant tous les malheurs dont elle
l’avait sauvé dans l’année écoulée.
 
En ce moment, pendant qu’Abigaïl travaillait dans
la cuisine de la ferme, Jonathan n’arrivait pas à mettre
un bout de chandelle dans sa lanterne de corne pour
atteler la jument et aller à travers la lande chercher
Mme Fanteague à la gare. La chandelle refusait de se
tenir droite, se penchant vers lui comme un long cou
de cygne grisâtre, et répandant du suif sur la nappe
de sa femme. Jonathan songeait aux tous que lui
joueraient les harnais, aux grilles qui lui taperaient
dans la figure, et au nombre de fois qu’il laisserait tomber
le fouet, il pensait aux milles de lande obscure et gémissante
qu’il aurait à traverser pour ramener Mme Fanteague
et sa malle aux coins aigus (toujours à la merci
du ciel et plein de méfiance contre les objets matériels),
et il soupirait. Abigaïl aurait un bon bol de thé tout
prêt pour lui quand il rentrerait : « ''Si'' je rentre », corrigeait-il.
Avec un fatalisme, devenu la dominante de
son caractère, il considérait le pire comme la seule chose
qui eût chance de se produire, et s’il se tournait le pied
ou tombait du haut d’une charrette de foin, il se contentait
de dire : « La volonté de Dieu soit faite. »
 
Quand il ouvrit la porte de l’écurie, une bouffée de
vent éteignit sa lumière, la porte claqua et lui pinça
les doigts. Il n’avait pas d’allumettes et le temps pressait,
car on ne faisait pas attendre Mme Fanteague.
Il éleva la voix :
 
— Robert Rideout ! Robert Rideout !
 
Son cri aigu s’en alla à travers le parc, jusqu’à la
cour des meules et fit rouvrir à moitié des paupières
baissées. L’écho erra désespérément sur la lande environnante
qui, au coucher du soleil, s’était assombrie
comme un front qui se pliss.
 
Robert ne paraissait pas.
 
— Parti pour la solitude, se dit Jonathan. Quel
garçon ! Ah, quel sacré bon à rien ! Jamais là pour
vous donner un coup de main. Toujours à rêvasser
dans les nuages !
 
— Qu’est-ce qui vous arrive, beau-père ? dit une
voix grave et calme. Qu’est-ce que vous fabriquez là,
tout seul, devant cette porte noire ?
 
Jonathan poussa un soupir de soulagement, rassuré,
comme un oiseau qui se perche pour dormir, par la
présence du solide Robert Rideout. Il était là debout,
ses cheveux blancs ébouriffés, se tordant les mains,
comme un frêle prophète de malheur, et raconta à
Robert tous les accidents de la journée.
 
— Ah, c’est toujours comme ça quand mère est à
la ferme, dit Robert en faisant sortir la jument qui
frottait son nez tout doucement sur le drap rugueux de
sa veste. Les chevaux ne travaillaient jamais si bien
pour personne que pour Robert. Quand il trayait les
vaches, elles donnaient plus de lait. Pas une brebis,
disait-on, ne mettait bas avant terme quand c’était
lui qui les soignaient. Les poules elles-mêmes, que l’instinct
héréditaire pousse à cacher leurs couvées, arrivaient
avec leurs poussins, comme un essaim d’abeilles, quand
Robert passait par là, et ne dévoilaient qu’à ses yeux
leur faute et leur fierté.
 
— Voilà, c’est prêt, dit Robert. Il donna les rênes
et le fouet à Jonathan, lui enveloppa les jambes dans
un sac, alluma les lanternes et ouvrit la grille.
 
— Laisse une lumière dans l’écurie, petit, pour le
retour, si nous revenons.
 
C’était sa phrase habituelle. Allait-il simplement
rappeler les canards de l’étang, il faisait à sa femme des
adieux aussi tendres que s’il partait en voyage. Il
était plus que probable qu’il tomberait la tête la première
au milieu des canards et que les herbes s’enroulant
autour de lui l’entraîneraient au fond. Il était
curieux que personne ne songeât jamais à empêcher
Jonathan de prendre de telles responsabilités. {{corr|Pas|Par}}
exemple il allait chercher Mme Fanteague parce qu’il
le faisait toujours : il y avait eu des incidents, mais, jusqu’ici,
le pire n’était pas arrivé. Il y a à la campagne une veine
de fatalisme optimiste qui espère toujours que la catastrophe
ne se produira pas. En outre, il y avait Mme Fanteague.
En revenant c’est elle qui prendrait le commandement.
Dès maintenant, alors qu’elle n’avait pas
encore posé le pied sur le quai en bois éventé de la
halte du Donjon, sa présence qu’il voyait s’avancer
résolument à l’horizon, lui était un réconfort inexprimable.
Et il y avait aussi Winny, la jument, qui veillerait
sur lui. Elle le comprenait très bien : secouait-il la rêne
droite, elle appuyait à gauche et vice versa. Elle connaissait
chaque pierre, chaque bosse de la route, le moindre
chemin qui la traversait, les sentiers minces comme un
fil d’araignée, les pentes à monter au pas, les endroits
glissants. Elle connaissait le passage où la chaussée
courait le long de la voie ferrée sur un demi-mille, juste
en arrivant au Donjon — où, si Robert l’avait menée,
elle aurait été nerveuse, comptant sur lui, sur sa voix
et sa main ferme pour tenir les rênes — où, si n’importe
quelle autre personne l’avait conduite, elle se serait
emballée. Avec Jonathan elle ne se sauvait pas, elle ne
se permettait ni écarts ni frayeurs. S’il l’avait laissée
faire toute seule, il ne serait jamais rien arrivé. Le monde
animal, comme pour compenser la malice des objets
inertes, était bon pour lui, et, quand les pierres et les
branches s’élevaient contre lui et le maltraitaient, les
être vivants le réconfortaient, maternels et consolateurs.
 
— Je vous aurais bien accompagné un bout de chemin,
beau-père, seulement j’ai à m’occuper des moutons.
 
— Au revoir, garçon, et Dieu te bénisse, dit Jonathan.
Tout ira bien, pourvu que la jument soit sage.
 
Mais quand ils s’élancèrent sur la lande, il se retourna,
regarda les fenêtres bien éclairées de la ferme et, secouant
la tête tristement, il murmura : « Dieu me protège, pour
que je puisse ramener Mme Fanteague. »
 
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