« Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/542 » : différence entre les versions

AkBot (discussion | contributions)
Pywikibot touch edit
État de la page (Qualité des pages)État de la page (Qualité des pages)
-
Page non corrigée
+
Page non corrigée
Contenu (par transclusion) :Contenu (par transclusion) :
Ligne 7 : Ligne 7 :
En devenant capable d’attachement, il devient sensible à celui des autres <ref>L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres ; mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très sûrement un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir.</ref>, et par là même attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui ? Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu’il s’en aperçût ! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui ; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs ! Je dis quand il le verra, mais gardez-vous de le lui dire ; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l’obéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l’avez surpris : il se dira qu’en feignant de l’obliger gratuitement, vous avez prétendu le charger d’une dette, et le lier par un contrat auquel il n’a point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n’est que pour lui-même : vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l’argent qu’on feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous criez à l’injustice : n’êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins qu’il n’a point acceptés ?
En devenant capable d’attachement, il devient sensible à celui des autres <ref>L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres ; mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très sûrement un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir.</ref>, et par là même attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui ? Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu’il s’en aperçût ! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui ; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs ! Je dis quand il le verra, mais gardez-vous de le lui dire ; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l’obéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l’avez surpris : il se dira qu’en feignant de l’obliger gratuitement, vous avez prétendu le charger d’une dette, et le lier par un contrat auquel il n’a point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n’est que pour lui-même : vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l’argent qu’on feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous criez à l’injustice : n’êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins qu’il n’a point acceptés ?


L’ingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure étaient moins connus. On aime ce qui nous fait du bien ; c’est un sentiment si naturel ! L’ingratitude n’est pas dans le cœur de l’homme, mais l’intérêt y est : il y a moins d’obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix ; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude : c’est d’être gratuits qui les rend inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même ; en voulant l’enchaîner on le dégage ; on l’enchaîne en le laissant libre.
L’ingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure étaient moins communs. On aime ce qui nous fait du bien ; c’est un sentiment si naturel ! L’ingratitude n’est pas dans le cœur de l’homme, mais l’intérêt y est : il y a moins d’obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix ; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude : c’est d’être gratuits qui les rend inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même ; en voulant l’enchaîner on le dégage ; on l’enchaîne en le laissant libre.


Quand le pêcheur amorce l’eau, le poisson vient, et reste autour de lui sans défiance ; mais quand, pris à l’hameçon caché sous l’appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur ? le poisson est-il l’ingrat ? Voit-on jamais qu’un homme oublié par son bienfaiteur l’oublie ? Au contraire, il
Quand le pêcheur amorce l’eau, le poisson vient, et reste autour de lui sans défiance ; mais quand, pris à l’hameçon caché sous l’appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur ? le poisson est-il l’ingrat ? Voit-on jamais qu’un homme oublié par son bienfaiteur l’oublie ? Au contraire, il