« Louis Lambert » : différence entre les versions

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-- Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe. Parti de la Grèce, j’arrivais à Rome et traversais l’étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot ? sans doute il a reçu diverses impressions des événements auxquels il a servi ; selon les lieux il a réveillé des idées différentes ; mais n’est-il pas plus grand encore à considérer sous le triple aspect de l’âme, du corps et du mouvement ? A le regarder, abstraction faite de ses fonctions, de ses effets et de ses actes, n’y a-t-il pas de quoi tomber dans un océan de réflexions ? La plupart des mots ne sont-ils pas teints de l’idée qu’ils représentent extérieurement ? à quel génie sont-ils dus ! S’il faut une grande intelligence pour créer un mot, quel âge a donc la parole humaine ? L’assemblage des lettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot, dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, des êtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée ? L’antique peinture des idées humaines configurées par les formes zoologiques n’aurait-elle pas déterminé les premiers signes dont s’est servi l’Orient pour écrire ses langages ? Puis n’aurait-elle pas traditionnellement laissé quelques vestiges dans nos langues modernes, qui toutes se sont partagé les débris du verbe primitif des nations, verbe majestueux et solennel, dont la majesté, dont la solennité décroissent à mesure que vieillissent les sociétés ; dont lesretentissements si sonores dans la Bible hébraïque, si beaux encore dans la Grèce, s’affaiblissent à travers les progrès de nos civilisations successives ? Est-ce à cet ancien Esprit que nous devons les mystères enfouis dans toute parole humaine ? N’existe-t-il pas dans le mot VRAI une sorte de rectitude fantastique ? ne se trouve-t-il pas dans le son bref qu’il exige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vrai en toute chose ? Cette syllabe respire je ne sais quelle fraîcheur. J’ai pris pour exemple la formule d’une idée abstraite, ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît trop facile à comprendre, comme celui de VOL, où tout parle aux sens. N’en est-il pas ainsi de chaque verbe ? tous sont empreints d’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils lui restituent par les mystères d’une action et d’une réaction merveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’un amant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’il en communique ? Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. Semblables à tous les êtres, ils n’ont qu’une place où leurs propriétés puissent pleinement agir et se développer. Mais ce sujet comporte peut-être une science tout entière ! Et il haussait les épaules comme pour me dire : Nous sommes et trop grands et trop petits !
 
La passion de Louis pour la lecture avait été d’ailleurs fort bien servie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois mille volumes. Ce trésor provenait des pillages faits pendant la révolution dans les abbayes et les châteaux voisins. En sa qualité de prêtre assermenté, le bonhomme avait pu choisir les meilleurs ouvrages parmi les collections précieuses qui furent alors vendues au poids. En trois ans, Louis Lambert s’était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d’être lus. L’absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux ; son oeilœil embrassait sept à huit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard ; souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse. Il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires : celles des lieux, des noms, des mois, des choses et des figures. Non-seulement il se rappelait les objets à volonté ; mais encore il les revoyait en lui-même situés,éclairés, colorés comme ils l’étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s’appliquait également aux actes les plus insaisissables de l’entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non-seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. Par un privilége inouï, sa mémoire pouvait donc lui retracer les progrès et la vie entière de son esprit, depuis l’idée la plus anciennement acquise jusqu’à la dernière éclose, depuis la plus confuse jusqu’à la plus lucide. Son cerveau, habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables de réalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant la durée de ses limpides contemplations.
 
-- Quand je le veux, me disait-il dans son langage auquel les trésors du souvenir communiquaient une hâtive originalité, je tire un voile sur mes yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d’abord apparus à mes sens extérieurs.
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Un grand penchant l’entraînait vers les ouvrages mystiques. -- Abyssus abyssum, me disait-il. Notre esprit est un abîme qui se plaît dans les abîmes. Enfants, hommes, vieillards, nous sommes toujours friands de mystères, sous quelque forme qu’ils se présentent. Cette prédilection lui fut fatale, s’il est permis toutefois de juger sa vie selon les lois ordinaires, et de toiser le bonheur d’autrui avec la mesure du nôtre, ou d’après les préjugés sociaux. Ce goût pour les choses du ciel, autre locution qu’il employait souvent, ce mens divinior était dû peut-être à l’influence exercée sur son esprit par les premiers livres qu’il lut chez son oncle. Sainte Thérèse et madame Guyon lui continuèrent la Bible, eurent les prémices de son adulte intelligence, et l’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à la fois et le moyen et le résultat. Cette étude, ce goût élevèrent son cœur, le purifièrent, l’ennoblirent, lui donnèrent appétit de la nature divine, et l’instruisirent des délicatesses presque féminines qui sont instinctives chez les grands hommes : peut-être leur sublime n’est-il que le besoin de dévouement qui distingue la femme, mais transporté dans les grandes choses. Grâce à ces premières impressions, Louis resta pur au collége. Cette noble virginité de sens eut nécessairement pour effet d’enrichir la chaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée.
 
La baronne de Staël, bannie à quarante lieues de Paris, vint passer plusieurs mois de son exil dans une terre située prés de Vendôme. Un jour, en se promenant, elle rencontra sur la lisière du parc l’enfant du tanneur presque en haillons, absorbé par un livre. Ce livre était une traduction du CIEL ET DE L’ENFER. A cette époque, MM. Saint-Martin, de Gence et quelques autres écrivains français, à moitié allemands, étaient presque les seules personnes qui, dans l’empire français, connussent le nom de Swedenborg. Etonnée, madame de Staël prit le livre avec cette brusquerie qu’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards et ses gestes ; puis, lançant un coup d’oeild’œil à Lambert : -- Est-ce que tu comprends cela ? lui dit-elle.
 
-- Priez-vous Dieu ? demanda l’enfant.
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La baronne resta muette pendant un moment ; puis elle s’assit auprès de Lambert, et se mit à causer avec lui. Malheureusement ma mémoire, quoique fort étendue, est loin d’être aussi fidèle que l’était celle de mon camarade, et j’ai tout oublié de cette conversation, hormis les premiers mots. Cette rencontre était de nature à vivement frapper madame de Staël ; à son retour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansion qui, chez elle, dégénérait en loquacité ; mais elle en parut fortement préoccupée. La seule personne encore vivante qui ait gardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afin de recueillir le peu de paroles alors échappées à madame de Staël, retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, à propos de Lambert : C’est un vrai voyant. Louis ne justifia point aux yeux des gens du monde les belles espérances qu’il avait inspirées à sa protectrice. La prédilection passagère qui se porta sur lui fut donc considérée comme un caprice de femme, comme une de ces fantaisies particulières aux artistes. Madame de Staël voulut arracher Louis Lambert à l’Empereur et à l’Eglise, pour le rendre à la noble destinée qui, disait-elle, l’attendait ; car elle en faisait déjà quelque nouveau Moïse sauvé des eaux. Avant son départ, elle chargea l’un de ses amis, monsieur de Corbigny, alors préfet à Blois, de mettre en temps utile son Moïse au collége de Vendôme ; puis elle l’oublia probablement. Entré là vers l’âge de quatorze ans, au commencement de 1811, Lambert dut eu sortir à la fin de 1814, après avoir achevé sa philosophie. Je doute que, pendant ce temps, il ait jamais reçu le moindre souvenir de sa bienfaitrice, si toutefois ce fut un bienfait que de payer durant trois années la pension d’un enfant sans songer à son avenir, après l’avoir détourné d’une carrière où peut-être eût-il trouvé le bonheur. Les circonstances de l’époque et le caractère de Louis Lambert peuvent largement absoudre madame de Staël et de son insouciance et de sa générosité. La personne choisie pour lui servir d’intermédiaire dans ses relations avec l’enfant quitta Blois au moment où il sortait du collége. Les événements politiques qui survinrent alors justifièrent assez l’indifférence de ce personnage pour le protégé de la baronne. L’auteur de Corinne n’entendit plus parler de son petit Moïse. Cent louis donnés par elle à monsieur de Corbigny, qui, je crois, mourut lui-même en 1812, n’étaient pas une somme assez importante pourréveiller les souvenirs de madame de Staël dont l’âme exaltée rencontra sa pâture, et dont tous les intérêts furent vivement mis en jeu pendant les péripéties des années 1814 et 1815. Louis Lambert se trouvait à cette époque et trop pauvre et trop fier pour rechercher sa bienfaitrice, qui voyageait à travers l’Europe. Néanmoins il vint à pied de Blois à Paris dans l’intention de la voir, et arriva malheureusement le jour où la baronne mourut. Deux lettres écrites par Lambert étaient restées sans réponse. Le souvenir des bonnes intentions de madame de Staël pour Louis n’est donc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme le fut la mienne par le merveilleux de cette histoire. Il faut avoir été dans notre collége pour comprendre et l’effet que produisait ordinairement sur nos esprits l’annonce d’un nouveau, et l’impression particulière que l’aventure de Lambert devait nous causer.
 
Ici, quelques renseignements sur les lois primitives de notre Institution, jadis moitié militaire et moitié religieuse, deviennent nécessaires pour expliquer la nouvelle vie que Lambert allait y mener. Avant la révolution, l’Ordre des Oratoriens, voué, comme celui de Jésus, à l’éducation publique, et qui lui succéda dans quelques maisons, possédait plusieurs établissements provinciaux, dont les plus célèbres étaient les colléges de Vendôme, de Tournon, de La Flèche, de Pont-le-Voy, de Sorrèze et de Juilly. Celui de Vendôme, aussi bien que les autres, élevait, je crois, un certain nombre de cadets destinés à servir dans l’armée. L’abolition des Corps enseignants, décrétée par la Convention, influa très-peu sur l’Institution de Vendôme. La première crise passée, le collége recouvra ses bâtiments ; quelques Oratoriens disséminés aux environs y revinrent, et le rétablirent en lui conservant son ancienne règle, ses habitudes, ses usages et ses mœurs, qui lui prêtaient une physionomie à laquelle je n’ai rien pu comparer dans aucun des lycées où je suis allé après ma sortie de Vendôme. Situé au milieu de la ville, sur la petite rivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collége forme une vaste enceinte soigneusement close où sont enfermés les établissements nécessaires a une Institution de ce genre : une chapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des jardins, des cours d’eau. Ce collége, le plus célèbre foyer d’instruction que possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles et par nos colonies. L’éloignement ne permet donc pas aux parents d’y venir souvent voir leurs enfants. La règle interdisait d’ailleurs les vacances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient du collége qu’à la fin de leurs études. A l’exception des promenades faites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait été calculé pour donner à cette maison les avantages de la discipline conventuelle. De mon temps, le Correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir y jouait avec honneur son terrible rôle. Les punitions jadis inventées par la Compagnie de Jésus, et qui avaient un caractère aussi effrayant pour le moral que pour le physique, étaient demeurées dans l’intégrité de l’ancien programme. Les lettres aux parents étaient obligatoires à certains jours, aussi bien que la confession. Ainsi nos péchés et nos sentiments se trouvaient en coupe réglée. Tout portait l’empreinte de l’uniforme monastique. Je me rappelle, entre autres vestiges de l’ancien Institut, l’inspection que nous subissions tous les dimanches : nous étions en grande tenue, rangés comme des soldats, attendant les deux directeurs qui, suivis des fournisseurs et des maîtres, nous examinaient sous les triples rapports du costume, de l’hygiène et du moral. Les deux ou trois cents élèves que pouvait loger le collége étaient divisés, suivant l’ancienne coutume, en quatre sections, nommées les Minimes, les Petits, les Moyens et les Grands. La division des Minimes embrassait les classes désignées sous le nom de huitième et septième ; celle des Petits, la sixième, la cinquième et la quatrième ; celle des Moyens, la troisième et la seconde ; enfin celle des Grands, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, la physique et la chimie. Chacun de ces colléges particuliers possédait son bâtiment, ses classes et sa cour dans un grand terrain commun sur lequel les salles d’étude avaient leur sortie, et qui aboutissaient au réfectoire. Ce réfectoire, digne d’un ancien Ordre religieux, contenait tous les écoliers. Contrairement à la règle des autres corps enseignants, nous pouvions y parler en mangeant, tolérance oratorienne qui nous permettait de faire des échanges de plats selon nos goûts. Ce commerce gastronomique est constamment resté l’un des plus vifs plaisirs de notre vie collégiale. Si quelque Moyen, placé en tête de sa table, préférait une portion de pois rouges à son dessert, car nous avions du dessert, la proposition suivante passait de bouche en bouche : -- Un dessert pour des pois ! jusqu’à ce qu’un gourmand l’eût accepté ; alors celui-ci d’envoyer sa portion de pois, qui allait de main en main jusqu’au demandeur dont le dessert arrivait par la même voie. Jamais il n’y avait d’erreur. Si plusieurs demandes étaient semblables, chacune portait son numéro, et l’on disait : Premiers pois pour premier dessert. Les tables étaient longues, notre trafic perpétuel y mettait tout en mouvement ; et nous parlions, nous mangions, nous agissions avec une vivacité sans exemple. Aussi le bavardage de trois cents jeunes gens, les allées et venues des domestiques occupés à changer les assiettes, à servir les plats, à donner le pain, l’inspection des directeurs faisaient-ils du réfectoire de Vendôme un spectacle unique en son genre, et qui étonnait toujours les visiteurs. Pour adoucir notre vie, privée de toute communication avec le dehors et sevrée des caresses de la famille, les Pères nous permettaient encore d’avoir des pigeons et des jardins. Nos deux ou trois cents cabanes, un millier de pigeons nichés autour de notre mur d’enceinte et une trentaine de jardins formaient un coup d’oeild’œil encore plus curieux que ne l’était celui de nos repas. Mais il serait trop fastidieux de raconter les particularités qui font du collége de Vendôme un établissement à part, et fertile en souvenirs pour ceux dont l’enfance s’y est écoulée. Qui de nous ne se rappelle encore avec délices, malgré les amertumes de la science, les bizarreries de cette vie claustrale ? C’était les friandises achetées en fraude durant nos promenades, la permission de jouer aux cartes et celle d’établir des représentations théâtrales pendant les vacances, maraude et libertés nécessitées par notre solitude ; puis encore notre musique militaire, dernier vestige des Cadets ; notre académie, notre chapelain, nos Pères professeurs ; enfin, les jeux particuliers défendus ou permis : la cavalerie de nos échasses, les longues glissoires faites en hiver, le tapage de nos galoches gauloises, et surtout le commerce introduit par la boutique établie dans l’intérieur de nos cours. Cette boutique était tenue par une espèce de maître Jacques auquel grands et petits pouvaient demander, suivant le prospectus : boites, échasses, outils, pigeons cravatés, pattus, livres de messe (article rarement vendu), canifs, papiers, plumes, crayons, encre de toutes les couleurs, balles, billes ; enfin le monde entier des fascinantes fantaisies de l’enfance, et qui comprenait tout, depuis la sauce des pigeons que nous avions à tuer jusqu’aux poteries où nous conservions le riz de notre souper pour le déjeuner du lendemain. Qui de nous est assez malheureux pour avoir oublié ses battements de cœur à l’aspect de ce magasin périodiquement ouvert pendant lesrécréations du dimanche, et où nous allions à tour de rôle dépenser la somme qui nous était attribuée ; mais où la modicité de la pension accordée par nos parents à nos menus plaisirs nous obligeait de faire un choix entre tous les objets qui exerçaient de si vives séductions sur nos âmes ? La jeune épouse à laquelle, durant les premiers jours de miel, son mari remet douze fois dans l’année une bourse d’or, le joli budget de ses caprices, a-t-elle rêvé jamais autant d’acquisitions diverses dont chacune absorbe la somme, que nous n’en avons médité la veille des premiers dimanches du mois ? Pour six francs, nous possédions, pendant une nuit, l’universalité des biens de l’inépuisable boutique ! et, durant la messe, nous ne chantions pas un répons qui ne brouillât nos secrets calculs. Qui de nous peut se souvenir d’avoir eu quelques sous à dépenser le second dimanche ? Enfin qui n’a pas obéi par avance aux lois sociales en plaignant, en secourant, en méprisant les Pariahs que l’avarice où le malheur paternel laissaient sans argent ? Quiconque voudra se représenter l’isolement de ce grand collége avec ses bâtiments monastiques, au milieu d’une petite ville, et les quatre parcs dans lesquels nous étions hiérarchiquement casés, aura certes une idée de l’intérêt que devait nous offrir l’arrivée d’un nouveau, véritable passager survenu dans un navire. Jamais jeune duchesse présentée à la cour n’y fut aussi malicieusement critiquée que l’était le nouveau débarqué par tous les écoliers de sa Division. Ordinairement, pendant la récréation du soir, avant la prière, les flatteurs habitués à causer avec celui des deux Pères chargés de nous garder une semaine chacun à leur tour, qui se trouvait alors en fonctions, entendaient les premiers ces paroles authentiques : -- » Vous aurez demain un Nouveau ! » Tout à coup ce cri : -- « Un Nouveau ! un Nouveau ! » retentissait dans les cours. Nous accourions tous pour nous grouper autour du Régent, qui bientôt était rudement interrogé. -- D’où venait-il ? Comment se nommait-il ? En quelle classe serait-il ? etc.
 
L’arrivée de Louis Lambert fut le texte d’un conte digne des Mille et une Nuits. J’étais alors en quatrième chez les Petits. Nous avions pour Régents deux hommes auxquels nous donnions par tradition le nom de Pères, quoiqu’ils fussent séculiers. De mon temps, il n’existait plus à Vendôme que trois véritables Oratoriens auxquels ce titre appartînt légitimement ; en 1814, ils quittèrent le collége, qui s’était insensiblement sécularisé, pour se réfugier auprès desautels dans quelques presbytères de campagne, à l’exemple du curé de Mer. Le père Haugoult, le Régent de semaine, était assez bon homme, mais dépourvu de hautes connaissances, il manquait de ce tact si nécessaire pour discerner les différents caractères des enfants et leur mesurer les punitions suivant leurs forces respectives.
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Ces paroles nous mirent en récréation quelque temps avant l’heure du déjeuner, et nous vînmes tous environner Lambert pendant que monsieur Mareschal se promenait dans la cour avec le père Haugoult. Nous étions environ quatre-vingts diables, hardis comme des oiseaux de proie. Quoique nous eussions tous passé par ce cruel noviciat, nous ne faisions jamais grâce à un Nouveau des rires moqueurs, des interrogations, des impertinences qui se succédaient en semblable occurrence, à la grande honte du néophyte de qui l’on essayait ainsi les mœurs, la force et le caractère. Lambert, ou calme ou abasourdi, ne répondit à aucune de nos questions. L’un de nous dit alors qu’il sortait sans doute de l’école de Pythagore.
 
Un rire général éclata. Le Nouveau fut surnommé Pythagore pour toute sa vie de collége. Cependant le regard perçant de Lambert, le dédain peint sur sa figure pour nos enfantillages en désaccord avec la nature de son esprit, l’attitude aisée dans laquelle il restait, sa force apparente en harmonie avec son âge, imprimèrent un certain respect aux plus mauvais sujets d’entre nous. Quant àmoi, j’étais près de lui, occupé à l’examiner silencieusement. Louis était un enfant maigre et fluet, haut de quatre pieds et demi ; sa figure halée, ses mains brunies par le soleil paraissaient accuser une vigueur musculaire que néanmoins il n’avait pas à l’état normal. Aussi, deux mois après son entrée au collége, quand le séjour de la classe lui eut fait perdre sa coloration presque végétale, le vîmes-nous devenir pâle et blanc comme une femme. Sa tête était d’une grosseur remarquable. Ses cheveux, d’un beau noir et bouclés par masses, prêtaient une grâce indicible à son front, dont les dimensions avaient quelque chose d’extraordinaire, même pour nous, insouciants, comme on peut le croire, des pronostics de la phrénologie, science alors au berceau. La beauté de son front prophétique provenait surtout de la coupe extrêmement pure des deux arcades sous lesquelles brillait son oeilœil noir, qui semblaient taillées dans l’albâtre, et dont les lignes, par un attrait assez rare, se trouvaient d’un parallélisme parfait en se rejoignant à la naissance du nez. Mais il était difficile de songer à sa figure, d’ailleurs fort irrégulière, en voyant ses yeux, dont le regard possédait une magnifique variété d’expression et qui paraissaient doublés d’une âme. Tantôt clair et pénétrant à étonner, tantôt d’une douceur céleste, ce regard devenait terne, sans couleur pour ainsi dire, dans les moments où il se livrait à ses contemplations. Son oeilœil ressemblait alors à une vitre d’où le soleil se serait retiré soudain après l’avoir illuminée. Il en était de sa force et de son organe comme de son regard : même mobilité, mêmes caprices. Sa voix se faisait douce comme une voix de femme qui laisse tomber un aveu ; puis elle était, parfois, pénible, incorrecte, raboteuse, s’il est permis d’employer ces mots pour peindre des effets nouveaux. Quant à sa force, habituellement il était incapable de supporter la fatigue des moindres jeux, et semblait être débile, presque infirme. Mais, pendant les premiers jours de son noviciat, un de nos matadors s’étant moqué de cette maladive délicatesse qui le rendait impropre aux violents exercices en vogue dans le collége, Lambert prit de ses deux mains et par le bout une de nos tables qui contenait douze grands pupitres encastrés sur deux rangs et en dos d’âne, il s’appuya contre la chaire du Régent ; puis il retint la table par ses pieds en les plaçant sur la traverse d’en bas, et dit : -- Mettez-vous dix et essayez de la faire bouger ! J’étais là, je puis attester ce singulier témoignage de force : il fut impossible de lui arracher la table. Lambert possédait le don d’appeler à lui, dans certains moments, des pouvoirs extraordinaires, et de rassembler ses forces sur un point donné pour les projeter. Mais les enfants habitués, aussi bien que les hommes, à juger de tout d’après leurs premières impressions, n’étudièrent Louis que pendant les premiers jours de son arrivée ; il démentit alors entièrement les prédictions de madame de Staël, en ne réalisant aucun des prodiges que nous attendions de lui. Après un trimestre d’épreuves, Louis passa pour un écolier très-ordinaire. Je fus donc seul admis à pénétrer dans cette âme sublime, et pourquoi ne dirais-je pas divine ? qu’y a-t-il de plus près de Dieu que le génie dans un cœur d’enfant ? La conformité de nos goûts et de nos pensées nous rendit amis et Faisants. Notre fraternité devint si grande que nos camarades accolèrent nos deux noms ; l’un ne se prononçait pas sans l’autre ; et, pour appeler l’un de nous, ils criaient : Le Poète-et-Pythagore ! D’autres noms offraient l’exemple d’un semblable mariage. Ainsi je demeurai pendant deux années l’ami de collège du pauvre Louis Lambert ; et ma vie se trouva, pendant cette époque, assez intimement unie à la sienne pour qu’il me soit possible aujourd’hui d’écrire son histoire intellectuelle. J’ai long-temps ignoré la poésie et les richesses cachées dans le cœur et sous le front de mon camarade : il a fallu que j’arrivasse à trente ans, que mes observations se soient mûries et condensées, que le jet d’une vive lumière les ait même éclairées de nouveau pour que je comprisse la portée des phénomènes desquels je fus alors l’inhabile témoin ; j’en ai joui sans m’en expliquer ni la grandeur ni le mécanisme, j’en ai même oublié quelques-uns et ne me souviens que des plus saillants ; mais aujourd’hui ma mémoire les a coordonnés, et je me suis initié aux secrets de cette tête féconde en me reportant aux jours délicieux de notre jeune amitié. Le temps seul me fit donc pénétrer le sens des événements et des faits qui abondent en cette vie inconnue, comme en celle de tant d’autres hommes perdus pour la science. Aussi cette histoire est-elle, dans l’expression et l’appréciation des choses, pleine d’anachronismes purement moraux qui ne nuiront peut-être point à son genre d’intérêt.
 
Pendant les premiers mois de son séjour à Vendôme, Louis devint la proie d’une maladie dont les symptômes furent imperceptibles à l’oeill’œil de nos surveillants, et qui gêna nécessairement l’exercice de ses hautes facultés. Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendressoins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collége, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Les exhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat ; ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée. Outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin, nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle en présence du maître. De là, nous passions à une table où des femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l’air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés. Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d’une insupportable puanteur. La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel ; il semblait étudier ses leçons ; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait : Vous ne faites rien, Lambert ! Ce : Vous ne faites rien, était un coup d’épingle qui blessait Louis au cœur. Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des pensum à écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon les coutumes de chaque collége, consistait à Vendôme en un certain nombre de lignes copiées pendant lesheures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés de pensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nos deux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de la bibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, ce système d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. Le défaut d’exercice est fatal aux enfants. L’habitude de la représentation, prise dés le jeune âge, altère, dit-on, sensiblement la constitution des personnes royales quand elles ne corrigent pas les vices de leur destinée par les mœurs du champ de bataille ou par les travaux de la chasse. Si les lois de l’étiquette et des cours influent sur la moelle épinière au point de féminiser le bassin des rois, d’amollir leurs fibres cérébrales et d’abâtardir ainsi la race, quelles lésions profondes, soit au physique, soit au moral, une privation continuelle d’air, de mouvement, de gaieté, ne doit-elle pas produire chez les écoliers ? Aussi le régime pénitentiaire observé dans les colléges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignement public lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pas exclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de mille manières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamais nos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camarades les morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour les répéter à notre tour ; mais si par malheur le maître s’avisait d’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souvent nous ignorions en quoi consistait la leçon : le pensum arrivait alors malgré nos plus habiles excuses. Enfin, nous attendions toujours au dernier moment pour faire nos devoirs. Avions-nous un livre à finir, étions-nous plongés dans une rêverie, le devoir était oublié : nouvelle source de pensum ! Combien de fois nos versions ne furent-elles pas écrites pendant le temps que le premier, chargé de les recueillir en entrant en classe, mettait à demander à chacun la sienne ! Aux difficultés morales que Lambert éprouvait à s’acclimater dans le collége se joignit encore un apprentissage non moins rude et par lequel nous avions passé tous, celui des douleurs corporelles qui pour nous variaient à l’infini. Chez les enfants, la délicatesse de l’épiderme exige des soins minutieux, surtout en hiver, où, constamment emportés par mille causes, ils quittent la glaciale atmosphère d’une cour boueuse pour la chaude température des classes. Aussi, faute des attentions maternelles qui manquaient aux Petits et aux Minimes, étaient-ils dévorés d’engelures et de crevasses sidouloureuses, que ces maux nécessitaient pendant le déjeuner un pansement particulier, mais très-imparfait à cause du grand nombre de mains, de pieds, de talons endoloris. Beaucoup d’enfants étaient d’ailleurs obligés de préférer le mal au remède : ne leur fallait-il pas souvent choisir entre leurs devoirs à terminer, les plaisirs de la glissoire, et le lever d’un appareil insouciamment mis, plus insouciamment gardé ? Puis les mœurs du collége avaient amené la mode de se moquer des pauvres chétifs qui allaient au pansement, et c’était à qui ferait sauter les guenilles que l’infirmière leur avait mises aux mains. Donc, en hiver, plusieurs d’entre nous, les doigts et les pieds demi-morts, tout rongés de douleurs, étaient peu disposés à travailler parce qu’ils souffraient, et punis parce qu’ils ne travaillaient point. Trop souvent la dupe de nos maladies postiches, le Père ne tenait aucun compte des maux réels. Moyennant le prix de la pension, les élèves étaient entretenus aux frais du collége. L’administration avait coutume de passer un marché pour la chaussure et l’habillement ; de là cette inspection hebdomadaire de laquelle j’ai déjà parlé. Excellent pour l’administrateur, ce mode a toujours de tristes résultats pour l’administré. Malheur au Petit qui contractait la mauvaise habitude d’éculer, de déchirer ses souliers, ou d’user prématurément leurs semelles, soit par un vice de marche, soit en les déchiquetant pendant les heures d’étude pour obéir au besoin d’action qu’éprouvent les enfants. Durant tout l’hiver celui-là n’allait pas en promenade sans de vives souffrances : d’abord la douleur de ses engelures se réveillait atroce autant qu’un accès de goutte ; puis les agrafes et les ficelles destinées à retenir le soulier partaient, ou les talons éculés empêchaient la maudite chaussure d’adhérer aux pieds de l’enfant ; il était alors forcé de la traîner péniblement en des chemins glacés où parfois il lui fallait la disputer aux terres argileuses du Vendômois ; enfin l’eau, la neige y entraient souvent par une décousure inaperçue, par un béquet mal mis, et le pied de se gonfler. Sur soixante enfants, il ne s’en rencontrait pas dix qui cheminassent sans quelque torture particulière ; néanmoins tous suivaient le gros de la troupe, entraînés par la marche, comme les hommes sont poussés dans la vie par la vie. Combien de fois un généreux enfant ne pleura-t-il pas de rage, tout en trouvant un reste d’énergie pour aller en avant ou pour revenir au bercail malgré ses peines ; tant à cet âge l’âme encore neuve redoute et le rire et la compassion, deux genres de moquerie. Au collége, ainsi que dans la société, le fort méprise déjà le faible, sans savoir en quoi consiste la véritable force. Ce n’était rien encore. Point de gants aux mains. Si par hasard les parents, l’infirmière ou le directeur en faisaient donner aux plus délicats d’entre nous, les loustics ou les grands de la classe mettaient les gants sur le poêle, s’amusaient à les dessécher, à les gripper ; puis, si les gants échappaient aux fureteurs, ils se mouillaient, se recroquevillaient faute de soin. Il n’y avait pas de gants possibles. Les gants paraissaient être un privilége, et les enfants veulent se voir égaux. Ces différents genres de douleur assaillirent Louis Lambert. Semblable aux hommes méditatifs qui, dans le calme de leurs rêveries, contractent l’habitude de quelque mouvement machinal, il avait la manie de jouer avec ses souliers et les détruisait en peu de temps. Son teint de femme, la peau de ses oreilles, ses lèvres se gerçaient au moindre froid. Ses mains si molles, si blanches, devenaient rouges et turgides. Il s’enrhumait constamment. Louis fut donc enveloppé de souffrances jusqu’à ce qu’il eût accoutumé sa vie aux mœurs vendômoises. Instruit à la longue par la cruelle expérience des maux, force lui fut de songer à ses affaires, pour me servir d’une expression collégiale. Il lui fallut prendre soin de sa baraque, de son pupitre, de ses habits, de ses souliers ; ne se laisser voler ni son encre, ni ses livres, ni ses cahiers, ni ses plumes ; enfin, penser à ces mille détails de notre existence enfantine, dont s’occupaient avec tant de rectitude ces esprits égoïstes et médiocres auxquels appartiennent infailliblement les prix d’excellence ou de bonne conduite ; mais que négligeait un enfant plein d’avenir, qui, sous le joug d’une imagination presque divine, s’abandonnait avec amour au torrent de ses pensées. Ce n’est pas tout. Il existe une lutte continuelle entre les maîtres et les écoliers, lutte sans trêve, à laquelle rien n’est comparable dans la société, si ce n’est le combat de l’Opposition contre le Ministère dans un gouvernement représentatif. Mais les journalistes et les orateurs de l’Opposition sont peut-être moins prompts à profiter d’un avantage, moins durs à reprocher un tort, moins âpres dans leurs moqueries, que ne le sont les enfants envers les gens chargés de les régenter. A ce métier, la patience échapperait à des anges. Il n’en faut donc pas trop vouloir à un pauvre préfet d’études, peu payé, partant peu sagace, d’être parfois injuste ou de s’emporter. Sans cesse épié par une multitude de regards moqueurs, environné de pièges, il se vengequelquefois des torts qu’il se donne, sur des enfants trop prompts à les apercevoir. Excepté les grandes malices pour lesquelles il existait d’autres châtiments, la férule était, à Vendôme, l’ultima ratio Patrum. Aux devoirs oubliés, aux leçons mal sues, aux incartades vulgaires, le pensum suffisait ; mais l’amour-propre offensé parlait chez le maître par sa férule. Parmi les souffrances physiques auxquelles nous étions soumis, la plus vive était certes celle que nous causait cette palette de cuir, épaisse d’environ deux doigts, appliquée sur nos faibles mains de toute la force, de toute la colère du Régent. Pour recevoir cette correction classique, le coupable se mettait à genoux au milieu de la salle. Il fallait se lever de son banc, aller s’agenouiller près de la chaire, et subir les regards curieux, souvent moqueurs de nos camarades. Aux âmes tendres, ces préparatifs étaient donc un double supplice, semblable au trajet du Palais à la Grève que faisait jadis un condamné vers son échafaud. Selon les caractères, les uns criaient en pleurant à chaudes larmes, avant ou après la férule ; les autres en acceptaient la douleur d’un air stoïque ; mais, en l’attendant, les plus forts pouvaient à peine réprimer la convulsion de leur visage. Louis Lambert fut accablé de férules, et les dut à l’exercice d’une faculté de sa nature dont l’existence lui fut pendant long-temps inconnue. Lorsqu’il était violemment tiré d’une méditation par le-- Vous ne faites rien ! du Régent, il lui arriva souvent, à son insu d’abord, de lancer à cet homme un regard empreint de je ne sais quel mépris sauvage, chargé de pensée comme une bouteille de Leyde est chargée d’électricité. Cette oeilladeœillade causait sans doute une commotion au maître, qui, blessé par cette silencieuse épigramme, voulut désapprendre à l’écolier ce regard fulgurant. La première fois que le Père se formalisa de ce dédaigneux rayonnement qui l’atteignit comme un éclair, il dit cette phrase que je me suis rappelée : -- Si vous me regardez encore ainsi, Lambert, vous allez recevoir une férule ! A ces mots, tous les nez furent en l’air, tous les yeux épièrent alternativement et le maître et Louis. L’apostrophe était si sotte que l’enfant accabla le Père d’un coup d’oeild’œil rutilant. De là vint entre le Régent et Lambert une querelle qui se vida par une certaine quantité de férules. Ainsi lui fut révélé le pouvoir oppresseur de son oeilœil. Ce pauvre poète si nerveusement constitué, souvent vaporeux autant qu’une femme, dominé par une mélancolie chronique, tout malade de son génie comme unejeune fille l’est de cet amour qu’elle appelle et qu’elle ignore ; cet enfant si fort et si faible, déplanté par Corinne de ses belles campagnes pour entrer dans le moule d’un collége auquel chaque intelligence, chaque corps doit, malgré sa portée, malgré son tempérament, s’adapter à la règle et à l’uniforme comme l’or s’arrondit en pièces sous le coup du balancier ; Louis Lambert souffrit donc par tous les points où la douleur a prise sur l’âme et sur la chair. Attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre, frappé par la férule, frappé par la maladie, affecté dans tous ses sens, pressé par une ceinture de maux, tout le contraignit d’abandonner son enveloppe aux mille tyrannies du collége. Semblable aux martyrs qui souriaient au milieu des supplices, il se réfugia dans les cieux que lui entr’ouvrait sa pensée. Peut-être cette vie tout intérieure aida-t-elle à lui faire entrevoir les mystères auxquels il eut tant de foi !
 
Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, l’engourdissement dans lequel nous restions, nos punitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nos pensum, nous valurent la réputation incontestée d’être des enfants lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous méprisèrent, et nous tombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de nos camarades à qui nous cachions nos études de contrebande, par crainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chez les Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples. Nous ne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses. Aux jours d’amnistie, ou quand par hasard nous obtenions un instant de liberté, nous ne partagions aucun des plaisirs à la mode dans le Collége. Etrangers aux jouissances de nos camarades, nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre de la cour. Le Poète-et-Pythagore furent donc une exception, une vie en dehors de la vie commune. L’instinct si pénétrant, l’amour-propre si délicat des écoliers leur fit pressentir en nous des esprits situés plus haut ou plus bas que ne l’étaient les leurs. De là, chez les uns, haine de notre muette aristocratie ; chez les autres, mépris de notre inutilité. Ces sentiments étaient entre nous à notre insu, peut-être ne les ai-je devinés qu’aujourd’hui. Nous vivions donc exactement comme deux rats tapis dans le coin de la salle où étaient nos pupitres, également retenus là durant les heures d’étude et pendant celles des récréations. Cette situation excentrique dut nous mettre et nous mit en état de guerre avec les enfants denotre Division. Presque toujours oubliés, nous demeurions là tranquilles, heureux à demi, semblables à deux végétations, à deux ornements qui eussent manqué à l’harmonie de la salle. Mais parfois les plus taquins de nos camarades nous insultaient pour manifester abusivement leur force, et nous répondions par un mépris qui souvent fit rouer de coups le Poète-et-Pythagore.
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-- Monsieur le poète, vous allez vous rendre en prison pour huit jours, répliqua le professeur qui malheureusement m’entendit.
 
Lambert reprit doucement en me jetant un regard d’une inexprimable tendresse : Vir nobilis ! Madame de Staël causait, en partie, le malheur de Lambert. A tout propos maîtres et disciples lui jetaient ce nom à la tête, soit comme une ironie, soit comme un reproche. Louis ne tarda pas à se faire mettre en prison pour me tenir compagnie. Là, plus libres que partout ailleurs, nous pouvions parler pendant des journées entières, dans le silence des dortoirs où chaque élève possédait une niche de six pieds carrés, dont les cloisons étaient garnies de barreaux par le haut, dont la porte à claire-voie se fermait tous les soirs, et s’ouvrait tous les matins sous les yeux du Père chargé d’assister à notre lever et à notre coucher. Le cric-crac de ces portes, manœuvrées avec une singulière promptitude par les garçons de dortoir, était encore une des particularités de ce collége. Ces alcôves ainsi bâties nous servaient de prison, et nous y restions quelquefois enfermés pendant des mois entiers. Les écoliers mis en cage tombaient sous l’oeill’œil sévère du préfet, espèce de censeur qui venait, à ses heures ou à l’improviste, d’un pas léger, pour savoir si nous causions au lieu de faire nos pensum. Mais les coquilles de noix semées dans les escaliers, ou la délicatesse de notre ouïe nous permettaient presque toujours de prévoir son arrivée, et nous pouvions nous livrer sans trouble à nos études chéries. Cependant, la lecture nous étant interdite, les heures de prison appartenaient ordinairement à des discussions métaphysiques ou au récit de quelques accidents curieux relatifs aux phénomènes de la pensée.
 
Un des faits les plus extraordinaires est certes celui que je vais raconter, non-seulement parce qu’il concerne Lambert, mais encore parce qu’il décida peut-être sa destinée scientifique. Selon la jurisprudence des colléges, le dimanche et le jeudi étaient nos jours de congé ; mais les offices, auxquels nous assistions très-exactement, employaient si bien le dimanche, que nous considérions le jeudi comme notre seul jour de fête. La messe une fois entendue, nous avions assez de loisir pour rester long-temps en promenade dans les campagnes situées aux environs de Vendôme. Le manoirde Rochambeau était l’objet de la plus célèbre de nos excursions, peut-être à cause de son éloignement. Rarement les petits faisaient une course si fatigante ; néanmoins, une fois ou deux par an, les Régents leur proposaient la partie de Rochambeau comme une récompense. En 1812, vers la fin du printemps, nous dûmes y aller pour la première fois. Le désir de voir le fameux château de Rochambeau dont le propriétaire donnait quelquefois du laitage aux élèves, nous rendit tous sages. Rien n’empêcha donc la partie. Ni moi ni Lambert, nous ne connaissions la jolie vallée du Loir où cette habitation a été construite. Aussi son imagination et la mienne furent-elles très-préoccupées la veille de cette promenade, qui causait dans le collége une joie traditionnelle. Nous en parlâmes pendant toute la soirée, en nous promettant d’employer en fruits ou en laitage l’argent que nous possédions contrairement aux lois vendômoises. Le lendemain, après le dîner, nous partîmes à midi et demi tous munis d’un cubique morceau de pain que l’on nous distribuait d’avance pour notre goûter. Puis, alertes comme des hirondelles, nous marchâmes en troupe vers le célèbre castel, avec une ardeur qui ne nous permettait pas de sentir tout d’abord la fatigue. Quand nous fûmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le château assis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée ; admirable paysage, un de ceux auxquels les vives sensations du jeune âge, ou celles de l’amour, ont imprimé tant de charmes, que plus tard il ne faut jamais les aller revoir, Louis Lambert me dit : -- Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve ! Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un et l’autre ; moi du moins, qui n’avais que treize ans ; car, à quinze ans, Louis pouvait avoir la profondeur d’un homme de génie ; mais à cette époque nous étions tous deux incapables de mensonge dans les moindres actes de notre vie d’amitié. Si Lambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa pensée l’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leur entière portée ; aussi commença-t-il par être étonné de celui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance, ma question le frappa ; mais, après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. Cet événement, dont l’analogue peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre les premiers talents de Lambert ; en effet, il sut en déduire tout un système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute une création. En ce moment nous nous assîmes tous deux sous une vieille truisse de chêne ; puis, après quelques moments de réflexion, Louis me dit : -- Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur ? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive ou des effets équivalant à ceux de la locomotion ? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille ? Je n’aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions. Mais allons plus loin, pénétrons les détails ? Ou ces faits se sont accomplis par la puissance d’une faculté qui met en œuvre un second être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dans mon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien des systèmes ; ou ces faits se sont passés, soit dans quelque centre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent les sentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées. Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’ai marché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit point sans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur les surfaces, et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si, pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objets colorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence, et sans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans la plus parfaite immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions des facultés internes, indépendantes des lois physiques extérieures. La nature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeil qui accusent en l’homme une double vie ? N’y aurait-il pas une nouvelle science dans ce phénomène ? ajouta-t-il en se frappant fortement le front ; s’il n’est pas le principe d’une science, il trahit certainement en l’homme d’énormes pouvoirs ; il annonce au moins la désunion fréquente de nos deux natures, fait autour duquel je tourne depuis si long-temps. J’ai donc enfin trouvé un témoignagede la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens apparents ! homo duplex ! -- Mais, reprit-il après une pause et en laissant échapper un geste de doute, peut-être n’existe-t-il pas en nous deux natures ? Peut-être sommes-nous tout simplement doués de qualités intimes et perfectibles dont l’exercice, dont les développements produisent en nous des phénomènes d’activité, de pénétration, de vision encore inobservés. Dans notre amour du merveilleux, passion engendrée par notre orgueil, nous aurons transformé ces effets en créations poétiques, parce que nous ne les comprenions pas. Il est si commode de déifier l’incompréhensible ! Ah ! j’avoue que je pleurerai la perte de mes illusions. J’avais besoin de croire à une double nature et aux anges de Swedenborg ! Cette nouvelle science les tuerait-elle donc ? Oui, l’examen de nos propriétés inconnues implique une science en apparence matérialiste, car L’ESPRIT emploie, divise, anime la substance ; mais il ne la détruit pas.
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Je sais, mais vaguement aujourd’hui, que, suivant pas à pas les effets de la Pensée et de la Volonté dans tous leurs modes ; après en avoir établi les lois, Lambert avait rendu compte d’une foule de phénomènes qui jusqu’à lui passaient à juste titre pour incompréhensibles. Ainsi les sorciers, les possédés, les gens à seconde vue et les démoniaques de toute espèce, ces victimes du Moyen-Age étaient l’objet d’explications si naturelles, que souvent leur simplicité me parut être le cachet de la vérité. Les dons merveilleux que l’Eglise romaine, jalouse de mystères, punissait par le bûcher, étaient selon Louis le résultat de certaines affinités entre les principes constituants de la Matière et ceux de la Pensée, qui procèdent de la même source. L’homme armé de la baguette de coudrier obéissait, en trouvant les eaux vives, à quelque sympathie ou à quelque antipathie à lui-même inconnue. Il a fallu la bizarrerie de ces sortes d’effets pour donner à quelques-uns d’entre eux une certitude historique. Les sympathies ont été rarement constatées. Elles constituent des plaisirs que les gens assez heureux pour en être doués publient rarement, à moins de quelque singularité violente ; encore, est-ce dans le secret de l’intimité où tout s’oublie. Mais les antipathies qui résultent d’affinités contrariées ont été fort heureusement notées quand elles se rencontraient en des hommes célèbres. Ainsi Bayle éprouvait des convulsions en entendant jaillir de l’eau. Scaliger pâlissait en voyant du cresson. Erasme avait la fièvre en sentant du poisson. Ces trois antipathies procédaient de substances aquatiques. Le duc d’Epernon s’évanouissait à la vue d’un levraut, Tychobrahé à celle d’un renard, Henri III à celle d’un chat, le maréchal d’Albret à celle d’un marcassin ; antipathies toutes produites par des émanations animales et ressenties souvent à des distances énormes. Le chevalier de Guise, Marie de Médicis, et plusieurs autres personnages se trouvaient mal à l’aspect de toutes les roses, même peintes. Que le chancelier Bacon fut ou non prévenu d’une éclipse de lune, il tombait en faiblesse au moment où elle s’opérait ; et sa vie, suspendue pendant tout le temps que duraitce phénomène, reprenait aussitôt sans lui laisser la moindre incommodité. Ces effets d’antipathies authentiques prises parmi toutes celles que les hasards de l’histoire ont illustrées, peuvent suffire à comprendre les effets des sympathies inconnues. Ce fragment d’investigation que je me suis rappelé entre tous les aperçus de Lambert, fera concevoir la méthode avec laquelle il procédait dans ses œuvres. Je ne crois pas devoir insister sur la connexité qui liait à cette théorie les sciences équilatérales inventées par Gall et Lavater ; elles en étaient les corollaires naturels, et tout esprit légèrement scientifique apercevra les ramifications par lesquelles s’y rattachaient nécessairement les observations phrénologiques de l’un et les documents physiognomoniques de l’autre. La découverte de Mesmer, si importante et si mal appréciée encore, se trouvait tout entière dans un seul développement de ce Traité, quoique Louis ne connût pas les œuvres, d’ailleurs assez laconiques, du célèbre docteur suisse. Une logique et simple déduction de ses principes lui avait fait reconnaître que la Volonté pouvait, par un mouvement tout contractile de l’être intérieur, s’amasser ; puis, par un autre mouvement, être projetée au dehors, et même être confiée à des objets matériels. Ainsi la force entière d’un homme devait avoir la propriété de réagir sur les autres, et de les pénétrer d’une essence étrangère à la leur, s’ils ne se défendaient contre cette agression. Les preuves de ce théorème de la Science humaine sont nécessairement multipliées ; mais rien ne les constate authentiquement. Il a fallu, soit l’éclatant désastre de Marius et son allocution au Cimbre chargé de le tuer, soit l’auguste commandement d’une mère au lion de Florence, pour faire connaître historiquement quelques-uns de ces foudroiements de la pensée. Pour lui donc la Volonté, la Pensée étaient des forces vives ; aussi en parlait-il de manière à vous faire partager ses croyances. Pour lui, ces deux puissances étaient en quelque sorte et visibles et tangibles. Pour lui, la Pensée était lente ou prompte, lourde ou agile, claire ou obscure ; il lui attribuait toutes les qualités des êtres agissants, la faisait saillir, se reposer, se réveiller, grandir, vieillir, se rétrécir, s’atrophier, s’aviver ; il en surprenait la vie en en spécifiant tous les actes par les bizarreries de notre langage ; il en constatait la spontanéité, la force, les qualités avec une sorte d’intuition qui lui faisait reconnaître tous les phénomènes de cette substance.
 
-- Souvent au milieu du calme et du silence, me disait-il, lorsque nos facultés intérieures sont endormies, quand nous nous abandonnons à la douceur du repos, qu’il s’étend des espèces de ténèbres en nous, et que nous tombons dans la contemplation des choses extérieures, tout à coup une idée s’élance, passe avec la rapidité de l’éclair à travers les espaces infinis dont la perception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idée brillante, surgie comme un feu follet, s’éteint sans retour : existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui font connaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes ; espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée. Parfois l’idée, au lieu de jaillir avec force et de mourir sans consistance, commence à poindre, se balance dans les limbes inconnus des organes où elle prend naissance ; elle nous use par un long enfantement, se développe, grandit, devient féconde, et se produit au dehors dans la grâce de la jeunesse et parée de tous les attributs d’une longue vie ; elle soutient les plus curieux regards, elle les attire, ne les lasse jamais : l’examen qu’elle provoque commande l’admiration que suscitent les œuvres long-temps élaborées. Tantôt les idées naissent par essaim, l’une entraîne l’autre, elles s’enchaînent, toutes sont agaçantes, elles abondent, elles sont folles. Tantôt elles se lèvent pales, confuses, dépérissent faute de force ou d’aliments ; la substance génératrice manque. Enfin, à certains jours, elles se précipitent dans les abîmes pour en éclairer les immenses profondeurs ; elles nous épouvantent et laissent notre âme abattue. Les idées sont en nous un système complet, semblable à l’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dont l’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pour fou peut-être. Oui, tout, en nous et au dehors, atteste la vie de ces créations ravissantes que je compare à des fleurs, en obéissant à je ne sais quelle révélation de leur nature ! Leur production comme fin de l’homme n’est d’ailleurs pas plus étonnante que celle des parfums et des couleurs dans la plante. Les parfums sont des idées peut-être ! En pensant que la ligne où finit notre chair et où l’ongle commence contient l’inexplicable et invisible mystère de la transformation constante de nos fluides en corne, il faut reconnaître que rien n’est impossible dans les merveilleuses modifications de la substance humaine. Mais ne se rencontre-t-il donc pas dans la nature morale des phénomènes de mouvement et de pesanteur semblables à ceux de la nature physique ? L’attente, pour choisir un exemple qui puisse être vivement senti de tout lemonde, n’est si douloureuse que par l’effet de la loi en vertu de laquelle le poids d’un corps est multiplié par sa vitesse. La pesanteur du sentiment que produit l’attente ne s’accroît-elle point par une addition constante des souffrances passées, à la douleur du moment ? Enfin, à quoi, si ce n’est à une substance électrique, peut-on attribuer la magie par laquelle la Volonté s’intronise si majestueusement dans les regards pour foudroyer les obstacles aux commandements du génie, éclate dans la voix, ou filtre, malgré l’hypocrisie, au travers de l’enveloppe humaine ? Le courant de ce roi des fluides qui, suivant la haute pression de la Pensée ou du Sentiment, s’épanche à flots ou s’amoindrit et s’effile, puis s’amasse pour jaillir en éclairs, est l’occulte ministre auquel sont dus soit les efforts ou funestes ou bienfaisants des arts et des passions, soit les intonations de la voix, rude, suave, terrible, lascive, horripilante, séductrice tour à tour, et qui vibre dans le cœur, dans les entrailles ou dans la cervelle au gré de nos vouloirs ; soit tous les prestiges du toucher, d’où procèdent les transfusions mentales de tant d’artistes de qui les mains créatrices savent, après mille études passionnées, évoquer la nature ; soit enfin les dégradations infinies de l’oeill’œil, depuis son atone inertie jusqu’à ses projections de lueurs les plus effrayantes. A ce système Dieu ne perd aucun de ses droits. La Pensée matérielle m’en a raconté de nouvelles grandeurs !
 
Après l’avoir entendu parlant ainsi, après avoir reçu dans l’âme son regard comme une lumière, il était difficile de ne pas être ébloui par sa conviction, entraîné par ses raisonnements. Aussi LA PENSEE m’apparaissait-elle comme une puissance toute physique, accompagnée de ses incommensurables générations. Elle était une nouvelle Humanité sous une autre forme. Ce simple aperçu des lois que Lambert prétendait être la formule de notre intelligence doit suffire pour faire imaginer l’activité prodigieuse avec laquelle son âme se dévorait elle-même. Louis avait cherché des preuves à ses principes dans l’histoire des grands hommes dont l’existence, mise à jour par les biographes, fournit des particularités curieuses sur les actes de leur entendement. Sa mémoire lui ayant permis de se rappeler les faits qui pouvaient servir de développement à ses assertions, il les avait annexés à chacun des chapitres auxquels ils servaient de démonstration, en sorte que plusieurs de ses maximes en acquéraient une certitude presque mathématique. Les œuvres de Cardan, homme doué d’une singulière puissance de vision, luidonnèrent de précieux matériaux. Il n’avait oublié ni Apollonius de Tyanes annonçant en Asie la mort du tyran et dépeignant son supplice à l’heure même où il avait lieu dans Rome ; ni Plotin qui, séparé par Porphyre, sentit l’intention où était celui-ci de se tuer, et accourut pour l’en dissuader ; ni le fait constaté dans le siècle dernier à la face de la plus moqueuse incrédulité qui se soit jamais rencontrée, fait surprenant pour les hommes habitués à faire du doute une arme contre Dieu seul, mais tout simple pour quelques croyants : Alphonse-Marie de Liguori, évêque de Sainte-Agathe, donna des consolations au pape Ganganelli, qui le vit, l’entendit, lui répondit ; et dans ce même temps, à une très-grande distance de Rome, l’évêque était observé en extase, chez lui, dans un fauteuil où il s’asseyait habituellement au retour de la messe. En reprenant sa vie ordinaire, il trouva ses serviteurs agenouillés devant lui, qui tous le croyaient mort. -- » Les amis, leur dit-il, le Saint-Père vient d’expirer. » Deux jours après, un courrier confirma cette nouvelle. L’heure de la mort du pape coïncidait avec celle où l’évêque était revenu à son état naturel. Lambert n’avait pas omis l’aventure plus récente encore, arrivée dans le siècle dernier à une jeune Anglaise qui, aimant passionnément un marin, partit de Londres pour aller le trouver, et le trouva, seule, sans guide, dans les déserts de l’Amérique septentrionale, où elle arriva pour lui sauver la vie. Louis avait mis à contribution les mystères de l’antiquité, les actes des martyrs où sont les plus beaux titres de gloire pour la Volonté humaine, les démonologues du moyen âge, les procès criminels, les recherches médicales, en discernant partout le fait vrai, le phénomène probable avec une admirable sagacité. Cette riche collection d’anecdotes scientifiques recueillies dans tant de livres, la plupart dignes de foi, servit sans doute à faire des cornets de papier ; et ce travail au moins curieux, enfanté par la plus extraordinaire des mémoires humaines, a dû périr. Entre toutes les preuves qui enrichissaient l’œuvre de Lambert, se trouvait une histoire arrivée dans sa famille, et qu’il m’avait racontée avant d’entreprendre son traité. Ce fait, relatif à la post-existence de l’être intérieur, si je puis me permettre de forger un mot nouveau pour rendre un effet innommé, me frappa si vivement que j’en ai gardé le souvenir. Son père et sa mère eurent à soutenir un procès dont la perte devait entacher leur probité, seul bien qu’ils possédassent au monde. Donc l’anxiété fut grande quand s’agita la question de savoir si l’on céderait à l’injuste agression du demandeur, ou si l’on se détendrait contre lui. La délibération eut lieu par une nuit d’automne, devant un feu de tourbe, dans la chambre du tanneur et de sa femme. A ce conseil furent appelés deux ou trois parents et le bisaïeul maternel de Louis, vieux laboureur tout cassé, mais d’une figure vénérable et majestueuse, dont les yeux étaient clairs, dont le crâne jauni par le temps conservait encore quelques mèches de cheveux blancs épars. Semblable à l’Obi des nègres, au Sagamore des sauvages, il était une espèce d’esprit oraculaire que l’on consultait dans les grandes occasions. Ses biens étaient cultivés par ses petits-enfants, qui le nourrissaient et le servaient ; il leur pronostiquait la pluie, le beau temps, et leur indiquait le moment où ils devaient faucher les prés ou rentrer les moissons. La justesse barométrique de sa parole, devenue célèbre, augmentait toujours la confiance et le culte qui s’attachaient à lui. Il demeurait des journées entières immobile sur sa chaise. Cet état d’extase lui était familier depuis la mort de sa femme, pour laquelle il avait eu la plus vive et la plus constante des affections. Le débat eut lieu devant lui, sans qu’il parût y prêter une grande attention. -- Mes enfants, leur dit-il quand il fut requis de donner son avis, cette affaire est trop grave pour que je la décide seul. Il faut que j’aille consulter ma femme. Le bonhomme se leva, prit son bâton, et sortit, au grand étonnement des assistants qui le crurent tombé en enfance. Il revint bientôt et leur dit : -- Je n’ai pas eu besoin d’aller jusqu’au cimetière, votre mère est venue au-devant de moi, je l’ai trouvée auprès du ruisseau. Elle m’a dit que vous retrouveriez chez un notaire de Blois des quittances qui vous feraient gagner votre procès. Ces paroles furent prononcées d’une voix ferme. L’attitude et la physionomie de l’aïeul annonçaient un homme pour qui cette apparition était habituelle. En effet, les quittances contestées se retrouvèrent, et le procès n’eut pas lieu. Cette aventure arrivée sous le toit paternel, aux yeux de Louis, alors âgé de neuf ans, contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg, qui donna pendant sa vie plusieurs preuves de la puissance de vision acquise à son être intérieur. En avançant en âge et à mesure que son intelligence se développait, Lambert devait être conduit à chercher dans les lois de la nature humaine les causes du miracle qui dès l’enfance avait attiré son attention. De quel nom appeler le hasard qui rassemblait autour de lui les faits, les livresrelatifs à ces phénomènes, et le rendit lui-même le théâtre et l’acteur des plus grandes merveilles de la pensée ? Quand Louis n’aurait pour seul titre à la gloire que d’avoir, dès l’âge de quinze ans, émis cette maxime psychologique : « Les événements qui attestent l’action de l’Humanité, et qui sont le produit de son intelligence, ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée avant de se reproduire au dehors ; les pressentiments ou les prophéties sont l’aperçu de ces causes ; » je crois qu’il faudrait déplorer en lui la perte d’un génie égal à celui des Pascal, des Lavoisier, des Laplace. Peut-être ses chimères sur les anges dominèrent-elles trop long-temps ses travaux ; mais n’est-ce pas en cherchant à faire de l’or que les savants ont insensiblement créé la Chimie ? Cependant, si plus tard Lambert étudia l’anatomie comparée, la physique, la géométrie et les sciences qui se rattachaient à ses découvertes, il eut nécessairement l’intention de rassembler des faits et de procéder par l’analyse, seul flambeau qui puisse nous guider aujourd’hui à travers les obscurités de la moins saisissable des natures. Il avait certes trop de sens pour rester dans les nuages des théories, qui toutes peuvent se traduire en quelques mots. Aujourd’hui, la démonstration la plus simple appuyée sur les faits n’est-elle pas plus précieuse que ne le sont les plus beaux systèmes défendus par des inductions plus ou moins ingénieuses ? Mais ne l’ayant pas connu pendant l’époque de sa vie où il dut réfléchir avec le plus de fruit, je ne puis que conjecturer la portée de ses œuvres d’après celle de ses premières méditations. Il est facile de saisir en quoi péchait son traité de la Volonté. Quoique doué déjà des qualités qui distinguent les hommes supérieurs, il était encore enfant. Quoique riche et habile aux abstractions, son cerveau se ressentait encore des délicieuses croyances qui flottent autour de toutes les jeunesses. Sa conception touchait donc aux fruits mûrs de son génie par quelques points, et par une foule d’autres elle se rapprochait de la petitesse des germes. A quelques esprits amoureux de poésie, son plus grand défaut eût semblé une qualité savoureuse. Son œuvre portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée. Battu par les faits de l’analyse au moment où son cœur lui faisait encore regarder avec amour les nuages épars dans les cieux de Swedenborg, il ne se trouvait pas encore de force à produire un système unitaire, compacte, fondu d’un seul jet. De là venaient quelques contradictions empreintes jusque dans l’esquisse que je trace de ses premiers essais. Quelque incomplet que fût son ouvrage, n’était-il pas le brouillon d’une science dont, plus tard, il aurait approfondi les mystères, assuré les bases, recherché, déduit et enchaîné les développements ?
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Pour lui cette triple littérature impliquait donc toutes les pensées de l’homme. Il ne se faisait pas un livre, selon lui, dont le sujet ne s’y pût trouver en germe. Cette opinion montre combien ses premières études sur la Bible furent savamment creusées, et jusqu’où elles le menèrent. Planant toujours au-dessus de la société, qu’il ne connaissait que par les livres, il la jugeait froidement. -- « Les lois, disait-il, n’y arrêtent jamais les entreprises des grands ou des riches, et frappent les petits, qui ont au contraire besoin de protection. » Sa bonté ne lui permettait donc pas de sympathiser avec les idées politiques ; mais son système conduisait à l’obéissance passive dont l’exemple fut donné par Jésus-Christ. Pendant les derniers moments de mon séjour à Vendôme, Louis ne sentait plus l’aiguillon de la gloire, il avait, en quelque sorte, abstractivement joui de la renommée ; et après l’avoir ouverte, comme les anciens sacrificateurs qui cherchaient l’avenir au cœur des hommes, il n’avait rien trouvé dans les entrailles de cette Chimère. Méprisant donc un sentiment tout personnel : -- La gloire, me disait-il, est l’égoïsme divinisé.
 
Ici peut-être, avant de quitter cette enfance exceptionnelle, dois-je la juger par un rapide coup d’oeild’œil.
 
Quelque temps avant notre séparation, Lambert me disait : -- « A part les lois générales dont la formule sera peut être ma gloire, et qui doivent être celles de notre organisme, la vie de l’homme est un mouvement qui se résout plus particulièrement, en chaque être, au gré de je ne sais quelle influence, par le Cerveau, par le Cœur, ou par le Nerf. Des trois constitutions représentées par ces mots vulgaires, dérivent les modes infinis de l’Humanité, qui tous résultent des proportions dans lesquelles ces trois principes générateurs se trouvent plus ou moins bien combinés avec les substances qu’ils s’assimilent dans les milieux où ils vivent. » Il s’arrêta, se frappa le front, et me dit : -- Singulier fait ! chez tous les grands hommes dont les portraits ont frappé mon attention, le col est court. Peut-être la Nature veut-elle que chez eux le cœur soit plusprès du cerveau. Puis il reprit : De là procède un certain ensemble d’actes qui compose l’existence sociale. A l’homme de Nerf, l’Action ou la force ; à l’homme de Cerveau, le Génie ; à l’homme de Cœur, la foi. Mais, ajouta-t-il tristement, à la Foi, les Nuées du Sanctuaire ; à l’Ange seul, la Clarté. Donc, suivant ses propres définitions, Lambert fut tout cœur et tout cerveau.
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20 septembre.
 
« L’étude m’a conduit ici, vous le savez ; j’y ai trouvé des hommes vraiment instruits, étonnants pour la plupart ; mais l’absence d’unité dans les travaux scientifiques annule presque tous les efforts. Ni l’enseignement, ni la science n’ont de chef. Vous entendez au Muséum un professeur prouvant que celui de la rue Saint-Jacques vous a dit d’absurdes niaiseries. L’homme de l’Ecole de Médecine soufflette celui du Collége de France. A mon arrivée, je suis allé entendre un vieil académicien qui disait à cinq cents jeunes gens que Corneille est un génie vigoureux et fier, Racine élégiaque et tendre, Molière inimitable, Voltaire éminemment spirituel, Bossuet et Pascal désespérément forts. Un professeur de philosophie devient illustre, en expliquant comment Platon est Platon. Un autre fait l’histoire des mots sans penser aux idées. Celui-ci vous explique Eschyle, celui-là prouve assez victorieusement que les Communes étaient les Communes et pas autre chose. Ces aperçus nouveaux et lumineux, paraphrasés pendant quelques heures, constituent le haut enseignement qui doit faire faire des pas de géant aux connaissances humaines. Si le gouvernement avait une pensée, je le soupçonnerais d’avoir peur des supériorités réelles qui, réveillées, mettraient la société sous le joug d’un pouvoir intelligent. Les nations iraient trop loin trop tôt, les professeurs sont alors chargés de faire des sots. Comment expliquer autrement un professoratsans méthode, sans une idée d’avenir ? L’Institut pouvait être le grand gouvernement du monde moral et intellectuel ; mais il a été récemment brisé par sa constitution en académies séparées. La science humaine marche donc sans guide, sans système et flotte au hasard, sans s’être tracé de route. Ce laissez-aller, cette incertitude existe en politique comme en science. Dans l’ordre naturel, les moyens sont simples, la fin est grande et merveilleuse ; ici, dans la science comme dans le gouvernement, les moyens sont immenses, la fin est petite. Cette force qui, dans la Nature, marche d’un pas égal et dont la somme s’ajoute perpétuellement à elle-même, cet A + A qui produit tout, est destructif dans la Société. La politique actuelle oppose les unes aux autres les forces humaines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire agir dans un but quelconque. En s’en tenant à l’Europe, depuis César jusqu’à Constantin, du petit Constantin au grand Attila, des Huns à Charlemagne, de Charlemagne à Léon X, de Léon X à Philippe II, de Philippe II à Louis XIV, de Venise à l’Angleterre, de l’Angleterre à Napoléon, de Napoléon à l’Angleterre, je ne vois aucune fixité dans la politique, et son agitation constante n’a procuré nul progrès. Les nations témoignent de leur grandeur par des monuments, ou de leur bonheur par le bien-être individuel. Les monuments modernes valent-ils les anciens ? j’en doute, Les arts qui participent plus immédiatement de l’homme individuel, les productions de son génie ou de sa main ont peu gagné. Les jouissances de Lucullus valaient bien celles de Samuel Bernard, de Beaujon ou du roi de Bavière. Enfin, la longévité humaine a perdu. Pour qui veut être de bonne foi, rien n’a donc changé, l’homme est le même : la force est toujours son unique loi, le succès sa seule sagesse. Jésus-Christ, Mahomet, Luther n’ont fait que colorer différemment le cercle dans lequel les jeunes nations ont fait leurs évolutions. Nulle politique n’a empêché la Civilisation, ses richesses, ses mœurs, son contrat entre les forts contre les faibles, ses idées et ses voluptés d’aller de Memphis à Tyr, de Tyr à Balbeck, de Tedmor à Carthage, de Carthage à Rome, de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, de Venise en Espagne, d’Espagne en Angleterre, sans que nul vestige n’existe de Memphis, de Tyr, de Carthage, de Rome, de Venise ni de Madrid. L’esprit de ces grands corps s’est envolé. Nul ne s’est préservé de la ruine et n’a deviné cet axiome : Quand l’effet produit n’est plus enrapport avec sa cause, il y a désorganisation. Le génie le plus subtil ne peut découvrir aucune liaison entre ces grands faits sociaux. Aucune théorie politique n’a vécu. Les gouvernements passent comme les hommes, sans se transmettre aucun enseignement, et nul système n’engendre un système plus parfait. Que conclure de la politique, quand le gouvernement appuyé sur Dieu a péri dans l’Inde et en Egypte ; quand le gouvernement du sabre et de la tiare a passé ; quand le gouvernement d’un seul est mort ; quand le gouvernement de tous n’a jamais pu vivre ; quand aucune conception de la force intelligentielle, appliquée aux intérêts matériels, n’a pu durer, et que tout est à refaire aujourd’hui comme à toutes les époques où l’homme s’est écrié : Je souffre ! Le code que l’on regarde comme la plus belle œuvre de Napoléon, est l’œuvre la plus draconnienne que je sache. La divisibilité territoriale poussée à l’infini, dont le principe y est consacré par le partage égal des biens, doit engendrer l’abâtardissement de la nation, la mort des arts et celle des sciences. Le sol trop divisé se cultive en céréales, en petits végétaux ; les forêts et partant les cours d’eau disparaissent ; il ne s’élève plus ni bœufs, ni chevaux. Les moyens manquent pour l’attaque comme pour la résistance. Vienne une invasion ; le peuple est écrasé, il a perdu ses grands ressorts, il a perdu ses chefs. Et voilà l’histoire des déserts ! La politique est donc une science sans principes arrêtés, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, l’application constante de la force, suivant la nécessité du jour. L’homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur la place publique chargé des imprécations du peuple ; ou serait, ce qui me semble pis, flagellé par les mille fouets du ridicule. Les nations sont des individus qui ne sont ni plus sages ni plus forts que ne l’est l’homme, et leurs destinées sont les mêmes. Réfléchir sur celui-ci, n’est-ce pas s’occuper de celles-là. Au spectacle de cette société sans cesse tourmentée dans ses bases comme dans ses effets, dans ses causes comme dans son action, chez laquelle la philanthropie est une magnifique erreur, et le progrès un non-sens, j’ai gagné la confirmation de cette vérité, que la vie est en nous et non au dehors ; que s’élever au-dessus des hommes pour leur commander est le rôle agrandi d’un régent de classe ; et que les hommes assez forts pour monter jusqu’à la ligne où ils peuvent jouir du coup d’oeild’œil des mondes, ne doivent pas regarder à leurs pieds. »5 novembre.
 
« Je suis assurément occupé de pensées graves, je marche à certaines découvertes, une force invincible m’entraîne vers une lumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma vie morale ; mais quel nom donner à la puissance qui me lie les mains, me ferme la bouche, et m’entraîne en sens contraire à ma vocation ? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres des bibliothèques, à ces beaux foyers de lumière, à ces savants si complaisants, si accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels je sympathisais. Qui me repousse ? est-ce le Hasard, est-ce la Providence ? Les deux idées que représentent ces mots sont inconciliables. Si le Hasard n’est pas, il faut admettre le Fatalisme, ou la coordination forcée des choses soumises à un plan général. Pourquoi donc résisterions-nous ? Si l’homme n’est plus libre, que devient l’échafaudage de sa morale ? Et s’il peut faire sa destinée, s’il peut par son libre arbitre arrêter l’accomplissement du plan général, que devient Dieu ? Pourquoi suis-je venu ? Si je m’examine, je le sais : je trouve en moi des textes à développer ; mais alors pourquoi possedé-je d’énormes facultés sans pouvoir en user ? Si mon supplice servait à quelque exemple, je le concevrais ; mais non, je souffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peut l’être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d’une forêt vierge sans que personne en sente les parfums ou en admire l’éclat. De même qu’elle exhale vainement ses odeurs dans la solitude, j’enfante ici dans un grenier des idées sans qu’elles soient saisies. Hier, j’ai mangé du pain et des raisins le soir, devant ma fenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous avons causé comme des gens que le malheur a rendus frères, et je lui ai dit : -- Je m’en vais, vous restez, prenez mes conceptions et développez-les ! -- Je ne le puis, me répondit-il avec une amère tristesse, ma santé trop faible ne résistera pas à mes travaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. Nous avons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous sommes rencontrés au Cours d’anatomie comparée et dans les galeries du Muséum, amenés tous deux par une même étude, l’unité de la composition zoologique. Chez lui, c’était le pressentiment du génie envoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches de l’intelligence ; chez moi, c’étaitdéduction d’un système général. Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exister entre l’homme et Dieu. N’est-ce pas une nécessité de l’époque ? Sans de hautes certitudes, il est impossible de mettre un mors à ces sociétés que l’esprit d’examen et de discussion a déchaînées et qui crient aujourd’hui : -- Menez-nous dans une voie où nous marcherons sans rencontrer des abîmes ? Vous me demanderez ce que l’anatomie comparée a de commun avec une question si grave pour l’avenir des sociétés. Ne faut-il pas se convaincre que l’homme est le but de tous les moyens terrestres pour se demander s’il ne sera le moyen d’aucune fin ? Si l’homme est lié à tout, n’y a-t-il rien au-dessus de lui, à quoi il se lie à son tour ? S’il est le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu’à lui, ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature invisible ? L’action du monde n’est pas absurde, elle aboutit à une fin, et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l’est la nôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel. En l’étal actuel, nous ne pouvons ni toujours jouir, ni toujours souffrir ; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver au paradis et à l’enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieu n’existe pas aux yeux de la masse ? Je sais qu’on s’est tiré d’affaire en inventant l’âme ; mais j’ai quelque répugnance à rendre Dieu solidaire des lâchetés humaines, de nos désenchantements, de nos dégoûts, de notre décadence. Puis comment admettre en nous un principe divin contre lequel quelques verres de rhum puissent prévaloir ? comment imaginer des facultés immatérielles que la matière réduise, dont l’exercice soit enchaîné par un grain d’opium ? Comment imaginer que nous sentirons encore quand nous serons dépouillés des conditions de notre sensibilité ? Pourquoi Dieu périrait-il, parce que la substance serait pensante ? L’animation de la substance et ses innombrables variétés, effets de ses instincts, sont-ils moins inexplicables que les effets de la pensée ? Le mouvement imprimé aux mondes n’est-il pas suffisant pour prouver Dieu, sans aller se jeter dans les absurdités engendrées par notre orgueil ? Que d’une façon d’être périssable, nous allions après nos épreuves à une existence meilleure, n’est-ce pas assez pour une créature qui ne se distingue des autres que par un Instinct plus complet ? S’il n’existe pas en morale un principe qui ne mène à l’absurde, ou ne soit contredit par l’évidence, n’est-il pas temps de se mettre en quête des dogmes écrits au fondde la nature des choses ? Ne faudrait-il pas retourner la science philosophique ? Nous nous occupons très-peu du prétendu néant qui nous a précédés, et nous fouillons le prétendu néant qui nous attend. Nous faisons Dieu responsable de l’avenir, et nous ne lui demandons aucun compte du passé. Cependant il est aussi nécessaire de savoir si nous n’avons aucune racine dans l’antérieur, que de savoir si nous sommes soudés au futur. Nous n’avons été déistes ou athées que d’un côté. Le monde est-il éternel ? le monde est-il créé ? Nous ne concevons aucun moyen terme entre ces deux propositions : l’une est fausse, l’autre est vraie, choisissez ! Quel que soit votre choix, Dieu, tel que notre raison se le figure, doit s’amoindrir, ce qui équivaut à sa négation. Faites le monde éternel : la question n’est pas douteuse, Dieu l’a subi. Supposez le monde créé, Dieu n’est plus possible. Comment serait-il resté toute une éternité sans savoir qu’il aurait la pensée de créer le monde ? Comment n’en aurait-il point su par avance les résultats ? D’où en a-t-il tiré l’essence ? de lui nécessairement. Si le monde sort de Dieu, comment admettre le mal ? Si le mal est sorti du bien, vous tombez dans l’absurde. S’il n’y a pas de mal, que deviennent les sociétés avec leurs lois ? Partout des précipices ! partout un abîme pour la raison ! Il est donc une science sociale à refaire en entier. Ecoutez, mon oncle : tant qu’un beau génie n’aura pas rendu compte de l’inégalité patente des intelligences, le sens général de l’humanité, le mot Dieu sera sans cesse mis en accusation, et la société reposera sur des sables mouvants Le secret des différentes zones morales dans lesquelles transite l’homme se trouvera dans l’analyse de l’Animalité tout entière. L’Animalité n’a, jusqu’à présent, été considérée que par rapport à ses différences, et non dans ses similitudes ; dans ses apparences organiques, et non dans ses facultés Les facultés animales se perfectionnent de proche en proche, suivant des lois à rechercher. Ces facultés correspondent à des forces qui les expriment, et ces forces sont essentiellement matérielles, divisibles. Des facultés matérielles ! songez à ces deux mots. N’est-ce pas une question aussi insoluble que l’est celle de la communication du mouvement à la matière, abîme encore inexploré, dont les difficultés ont été plutôt déplacées que résolues par le système de Newton. Enfin la combinaison constante de la lumière avec tout ce qui vit sur la terre, veut un nouvel examen du globe. Le même animal ne se ressemble plus sous la Torride,dans l’Inde ou dans le Nord. Entre la verticalité et l’obliquité des rayons solaires, il se développe une nature dissemblable et pareille qui, la même dans son principe, ne se ressemble ni en deçà ni au delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos yeux dans le monde zoologique en comparant les papillons du Bengale aux papillons d’Europe est bien plus grand encore dans le monde moral. Il faut un angle facial déterminé, une certaine quantité de plis cérébraux pour obtenir Colomb, Raphaël, Napoléon, Laplace ou Beethoven ; la vallée sans soleil donne le crétin ; tirez vos conclusions ? Pourquoi ces différences dues à la distillation plus ou moins heureuse de la lumière en l’homme ? Ces grandes masses humaines souffrantes, plus ou moins actives, plus ou moins nourries, plus ou moins éclairées, constituent des difficultés à résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi dans l’extrême joie voulons-nous toujours quitter la terre, pourquoi l’envie de s’élever qui a saisi, qui saisira toute créature ? Le mouvement est une grande âme dont l’alliance avec la matière est tout aussi difficile à expliquer que l’est la production de la pensée en l’homme. Aujourd’hui la science est une, il est impossible de toucher à la politique sans s’occuper de morale, et la morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me semble que nous sommes à la veille d’une grande bataille humaine ; les forces sont là ; seulement je ne vois pas de général. »