« Chronique de la quinzaine - 14 avril 1839 » : différence entre les versions

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Zoé (discussion | contributions)
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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 18, 1839|[[V. de Mars]]|Chronique de la quinzaine.- 14 avril 1839}}
 
 
Parlerons-nous de la vérification des pouvoirs qui se fait depuis finit jours et plus dans la chambre des députés, de ces discussions presque toujours personnelles où les principes et les choses changent à chaque moment, selon les passions des partis : triste et longue préface d'une courte session, où rien d'utile, rien de bienfaisant ne peut avoir lieu pour la France? Entrerons-nous dans le détail des tracasseries locales, et nous ferons-nous les historiens de ces mesquines luttes où les vainqueurs viennent encore s'acharner sur les vaincus? Ces débats n'auraient pas plus d'importance que les procès communaux qui se jugent à l'ombre du clocher, s'il n'en devait résulter que quelques injustes exclusions; mais l'opposition avancée veut en faire sortir une commission d'enquête, une cour prévôtale des élections qui évoquera à elle tous les actes électoraux, et une sorte de tribunal ambulatoire qui s'arrogera le droit d'examiner toutes les archives de l'administration.
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Renouvellera-t-on de nouveau l'impossible et interminable mission du maréchal Soult, qui offrait, il y a quelques jours, le ministère des affaires étrangères au duc de Bassano, au refus de M. le duc de Broglie, dont on cite ces paroles : « Je ne voudrais pas faire partie d'un cabinet où je serais exposé à être protégé, à droite, par M. Guizot, et à être attaqué, à gauche, par M. Thiers? » - Mais la seule illustration du maréchal, toute grande qu'elle est, ne suffirait pas à parer aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Il ne s'agit pas ici d'une répression militaire. L'émeute n'est pas dans les rues. Elle y a passé, il est vrai, quelques momens; mais elle s'est hâtée de disparaître. L'émeute est dans les esprits; elle y travaille en sûreté; c'est là qu'il faut la poursuivre. Or, l'épée du maréchal Soult est impropre à cela. M. le maréchal Soult est une grande personnalité, mais il ne représente ni un parti, ni une opinion, ni même un système; car, après avoir refusé de soutenir le ministère du 15 avril en s'y adjoignant, il semble aujourd'hui vouloir le reconstruire. Chef d'un cabinet et médiateur entre des chefs politiques, le maréchal jouerait un grand rôle; tout autre ne lui convient pas, et, au rebours des autres hommes politiques, son importance décroîtrait en raison du peu d'importance de ses collègues. D'ailleurs, et pour terminer en un mot, la crise a lieu dans la chambre, dans l'administration et dans la presse; la bataille se livre à la tribune, dans les conseils-généraux, tandis que le pays est matériellement tranquille. Il ne s'agit pas de vaincre les hommes, mais de ramener les esprits, et ce n'est pas l'épée, mais la plume et la parole qui peuvent accomplir une pareille mission.
 
 
 
===Lettre sur les affaires extérieures===
 
 
Monsieur,
 
Une simple querelle de juridiction entre le gouverneur de l'état du Maine, M. Fairfield, et sir John Harvey, lieutenant-gouverneur de la colonie anglaise du Nouveau-Brunswick, vient d'ajouter aux embarras actuels de l'Angleterre dans l'Amérique du Nord, et de donner lieu à des manifestations assez belliqueuses de la part du gouvernement fédéral. Cette querelle de juridiction, qui au premier abord paraîtrait un peu futile, si dans les plus grandes affaires, la forme n'emportait souvent le fond, se rattache à une question fort importante, à une question de territoire, laissée indécise depuis le traité de 1783, entre l'Angleterre et les États-Unis. Je ne dis pas, remarquez-le bien, que le traité de 1783 ait laissé cette question indécise, car il a prétendu la résoudre, et les négociateurs qui l'ont rédigé n'ont pas eu l'intention de léguer à leurs gouvernemens respectifs une discussion, que plus de cinquante ans après, lord Palmerston et M. Van-Buren dussent trouver aussi peu avancée. Mais, en fait, le traité de 1783 n'a décidé la question que sur le papier, et quand il s'est agi de transporter la décision du papier sur le terrain, on a vu que rien n'était décidé, c'est-à-dire que les deux parties intéressées ne pouvaient pas s'entendre sur l'interprétation. En diplomatie, ce n'est pas chose très rare que la difficulté de s'entendre sur l'application et le sens des traités, et il n'y a peut-être pas eu moins de guerres pour des traités mal faits que pour des traités violés ou méconnus. Cette fois, pourtant, je ne suppose pas qu'on doive en venir à un pareil moyen d'interpréter l'article douteux. L'Angleterre et les États-Unis ont un trop grand intérêt à rester en bonne intelligence, pour recourir aux armes avant d'épuiser toutes les voies de conciliation, tous les moyens d'arrangement que le sujet comporte, et je ne doute pas que les deux gouvernemens n'en aient la sérieuse volonté. Mais à côté, souvent au-dessus de la raison des gouvernemens, se dressent les passions des peuples, passions quelquefois irrésistibles, tantôt aveugles et déplorables, tantôt plus éclairées que les hommes d'état, puissans mobiles des grandes entreprises, soutiens et gages de succès des grandes témérités. Ces passions, qui peut-être n'existent pas; en ce moment chez le peuple anglais, à coup sûr animent une grande partie de la population américaine, qui ne reculerait pas devant la perspective d'une guerre, pour venger ce qu'elle appelle ses droits, et pour se mettre définitivement en possession du territoire contesté. Aussi faudra-t-il, de la part des deux gouvernemens, beaucoup de prudence, beaucoup de modération, beaucoup de sagacité, pour contenir ce dangereux élan et remettre à des négociations le jugement d'une question que tant de négociations antérieures n'ont pas suffi pour résoudre.
 
La question dont il s'agit s'appelle, aux États-Unis, « question des frontières du nord-est » entre le Maine et le Nouveau-Brunswick. L'objet en litige est un territoire de dix mille milles carrés, dont le fleuve Saint-Jean, dans sa partie supérieure, est le principal cours d'eau, pays à peu près désert, mais dont les forêts encore vierges possèdent les plus beaux bois de construction du monde; et ce sont même des déprédations commises dans ces forêts par des aventuriers américains ou anglais qui ont amené la querelle de juridiction dont j'ai parlé plus haut, entre les gouverneurs du Maine et du Nouveau-Brunswvick. Il parait, effectivement, que malgré les assertions contraires du ministre anglais à Washington, la juridiction sur le territoire en litige n'a jamais été réglée par aucune convention formelle, et que, jusqu'à présent, elle a été exercée un peu au hasard par celle des deux autorités qui se trouvait le plus à portée de le faire, d'après les circonstances locales. Cette juridiction contestée n'a guère qu'un objet, c'est la conservation des bois comme propriété publique, quel que soit d'ailleurs le propriétaire. Cependant, de part et d'antre, on accorde, avec beaucoup de réserve et moyennant certaines redevances, l'autorisation d'en extraire des quantités plus ou moins considérables, suivant les règles ordinaires en pareille matière. Or, il y a peu de temps, les autorités du Maine ayant appris qu'une bande de pillards commettait de grands dégâts dans ces précieuses forêts, l'agent territorial de l'état fut envoyé à leur poursuite avec une force de simple police suffisante pour arrêter les coupables et mettre fin à ces désordres. Mais le gouvernement du Nouveau-Brunswick prétendit que la juridiction du territoire contesté lui appartenait exclusivement, s'opposa par la force à l'accomplissement de la mission dont l'agent territorial du Maine avait été chargé, et le fit lui-même prisonnier. Quant aux maraudeurs, il déclara que, loin de les prendre sous sa protection, il allait faire instruire leur procès devant les tribunaux de la colonie.
 
Sur la nouvelle de cette collision, la population du Maine se souleva tout entière : le gouvernement et la législature se prononcèrent avec la même vivacité ; la milice, qui est fort nombreuse, et, dit-on, fort bien organisée, fut appelée en service actif; on dirigea des troupes, des munitions, de l'artillerie sur la frontière, on vota des fonds pour soutenir la guerre au besoin; on fit acheter de la poudre dans les états voisins, et tout prit à l'instant un aspect belliqueux. Bien plus, la législature de l'état de Massachusetts, dont le Maine est un démembrement et qui a conservé des droits utiles sur la moitié du territoire en litige, embrassa aussitôt avec ardeur la querelle de l'état voisin, adopta les résolutions les plus vigoureuses, et se mit en devoir de lui prêter main forte, si la guerre venait à s'engager. Il y a dans ces républiques une sève qui effraie. Heureusement que de longtemps encore le désert ne lui manquera pour s'y développer à l'aise. Mais ce désert, il faut aller le chercher au loin du côté de l'ouest. L'état du Maine en voit un sous sa main, il croit y avoir des droits; il est prêt à tout subir, à tout braver, plutôt que de renoncer à ses prétentions, à l'espoir d'y répandre un trop plein de population qui, s'il n'existe pas encore, se fera sentir un jour, et demandera impérieusement des bois à défricher, des terres à mettre en culture, des ports à vivifier par le commerce. Voilà le spectacle imposant que présentent aujourd'hui les États-Unis, depuis l'embouchure du Mississipi jusqu'aux bords du Saint-Laurent! Quoique moins avides d'espace, vous pensez bien que les Anglais du Nouveau-Brunswick ne se sont pas endormis en présence d'un pareil mouvement sur leurs frontières. Ils ont donc fait aussi leurs préparatifs de défense. Mais, s'il faut l'avouer, la partie, en cas de guerre, n'aurait pas été égale. Le nouveau-Brunswick, qui n'avait pris aucune part aux troubles des deux Canadas, était dégarni de troupes régulières; la milice n'y est pas nombreuse, la population inférieure des trois quarts à celle du Maine; et tandis que celui-ci aurait été soutenu par l'état si riche du Massachusetts et par les ressentimens de l'état de Vermont contre les autorités britanniques du Canada, la Nouvelle-Écosse aurait pu seule secourir efficacement sir John Harvey, car c'est à peine si l'on aurait pu détacher de Quebec un ou deux régimens à son aide, sans compromettre la tranquillité si difficilement rétablie de ce côté. Mais, jusqu'à présent du moins, tout s'est passé en préparatifs d'attaque ou de défense, qui probablement n'auront pas d'autre suite.
 
En effet, malgré l'indépendance théorique et pratique dont jouissent individuellement les états de l'Union américaine, le gouvernement fédéral avait bien son mot à dire et son action à exercer dans cette conjoncture. D'ailleurs, le ministre d'Angleterre à Washington, M. Fox, avait aussitôt saisi de la question le secrétaire d'état, M. Forsyth , par une note du 23 février, dans laquelle il invoquait l'intervention officielle du pouvoir central, pour engager le gouverneur du Maine à se désister de ses prétentions et à rappeler ses troupes. C'est dans ce document que se trouve avancée de la part de l'Angleterre une prétention un peu hasardée, je le crois, à la juridiction exclusive sur le territoire contesté en vertu d'un arrangement positif (''by explicit agreement'') entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Or, ce droit de juridiction paraît être aussi contestable et aussi contesté que la propriété même du territoire sur lequel il devrait s'exercer. L'arrangement ''explicite'' allégué par M. Fox est complètement inconnu à Washington, si bien que dans l'ignorance absolue du fait, où il se dit, M. Forsyth demande des explications au diplomate anglais sur son assertion, afin de remonter jusqu'à la source d'une erreur aussi grave (1). Le gouvernement fédéral répondit à la note de M. Fox que les autorités du Maine, en prenant des mesures pour arrêter les maraudeurs, étaient restées dans la limite de leur droit; que le gouverneur du Nouveau-Brunswick s'était mépris sur le caractère de l'acte à l'accomplissement duquel il avait cru devoir s'opposer par la force; qu'il ne s'agissait point d'une agression, mais d'une simple répression de délit par les voies ordinaires et légales; enfin, que les deux parties avaient le même intérêt à prévenir la détérioration et le pillage d'une propriété publique, et que les autorités du Maine se seraient immédiatement retirées après l'arrestation des coupables, si le gouverneur du Nouveau-Brunswick ne les avait traitées en ennemi. Quant aux suites de cette déplorable collision, le président espérait réussir à les neutraliser, et obtenir de l'état du Maine le renvoi des milices dans leurs foyers; mais il supposait que de part et d'autre on s'empresserait de relâcher des agens territoriaux et autres personnages revêtus d'un caractère public, qui avaient été retenus comme prisonniers; puis on demandait à M. Fox des explications sur le principe de juridiction exclusive qu'il avait si témérairement avancé, et la note se terminait par une observation fort juste, à savoir que de pareils évènemens rendaient plus évidente et plus pressante que jamais la nécessité de régler la question des frontières du nord-est par un arrangement définitif.
 
Tandis que M. Fox et le secrétaire d'état de l'Union échangeaient cette correspondance, les deux chambres du congrès consacrèrent les derniers jours de leur session à l'examen de la même affaire. Elles y apportaient presque autant d'ardeur et de passion qu'en avaient pu y mettre la législature du Maine ou celle du Massachusetts; elles approuvaient la conduite du premier de ces états et sa résistance aux prétentions de sir John Harvey; enfin elles s'y associaient, en quelque sorte, par un bill qui confère au président des États-Unis les pouvoirs les plus étendus pour soutenir l'état du Maine dans sa juste querelle, et au besoin pour entreprendre la guerre, si le gouvernement anglais persistait dans ses prétentions. Dans cette grande circonstance, les partis se sont effacés. Whigs et ''jacksonmen'' ont voté ensemble pour imposer à M. Van-Buren le devoir et lui donner tous les moyens de faire respecter par l'Angleterre les droits, la dignité nationale et l'intégrité de l'Union. Mais le même sentiment qui dictait à M. Forsyth la dernière observation consignée dans sa réponse au ministre anglais, portait aussi le congrès à recommander au président, par une résolution législative, l'envoi d'une ambassade spéciale en Angleterre, pour le règlement amiable de la question des frontières. Ceci est en effet la question principale, dont la querelle de juridiction entre le Maine et le Nouveau-Brunswick n'est qu'un accessoire épisodique. Voici donc au juste de quoi il s'agit et l'histoire des longues négociations auxquelles a donné lieu l'interprétation de l'article 2 du traité de Paris (3 septembre 1783) entre l'Angleterre et les États-Unis, qui venaient de conquérir leur liberté.
 
Le territoire que les deux gouvernemens se disputent depuis 1783 est probablement un débris de notre ancienne grandeur coloniale. Il appartenait, selon toute apparence, à l'Acadie ou Nouvelle-Écosse, que la France avait définitivement perdue par le traité d'Utrecht. Mais, sauf ce souvenir historique, rien n'y rappelle la domination française, qui n'y avait jamais été qu'incertaine et mal établie et n'y avait pas jeté ces racines profondes qu'on retrouve encore aujourd'hui dans le Bas-Canada. Quand l'Angleterre a reconnu, par le traité de 1783, l'indépendance des États-Unis, la frontière nord-est de l'Union a été fixée ainsi qu'il suit :
 
« … A partir de l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Écosse (2), c'est-à-dire l'angle qui est formé par une ligne tirée dans la direction du nord, de la source de la rivière Sainte-Croix aux hautes terres; puis, en suivant la ligne de faîte de ces hautes terres qui séparent les eaux qui s'écoulent dans la rivière Saint-Laurent de celles qui tombent dans l'océan atlantique, jusqu'à celle des sources du Connecticut qui est située le plus au nord-ouest... » Cet article, assez clair en apparence, ne l'était pas en réalité à l'époque où le traité fat conclu, et ne l'est pas davantage aujourd'hui. La situation de l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Écosse était problématique; on ne savait pas encore au juste quelle était la vraie rivière Sainte-Croix, et, à plus forte raison, où il fallait fixer sa source; et dès qu'on voulut mettre le traité à exécution, on vit que les deux parties contractantes ne s'entendaient pas sur le point de savoir quelles étaient ces hautes terres, qui devaient séparer le bassin du Saint-Laurent du bassin des affluens de l'Atlantique. Cependant, au milieu de ces incertitudes, chaque gouvernement se forma une opinion. Les États-Unis, en établissant leur ligne de démarcation sur la carte, à partir de la source de la Sainte-Croix, dans la direction du nord, lui firent traverser le fleuve Saint-Jean, dont le cours supérieur leur aurait ainsi appartenu, et la firent aboutir à quarante-un milles du Saint-Laurent, vers le quarante-huitième degré de latitude nord. C'était là seulement, disaient-ils, qu'on pouvait trouver les montagnes ou hautes terres voulues par le traité de 1783. Tout le pays à l'ouest de cette ligne, en suivant la crête des montagnes dans la même direction jusqu'à la source du Connecticut, aurait donc été compris dans les limites du territoire de l'Union. Mais en traversant ainsi du sud au nord presque toute l'étendue de la vaste péninsule formée par l'Océan, le golfe du Saint-Laurent et le fleuve du même nom, cette ligne de frontières aurait interrompu toute communication entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse d'une part, et le Canada de l'autre, entre Halifax, une des plus grandes positions maritimes de l'Angleterre, et Quebec, sa grande forteresse dans l'Amérique du Nord, entre les riches établissemens de la Baie-de-Fundy et ce beau fleuve Saint-Laurent, qui est à lui seul toute la vie du Canada. Quoique toutes ces possessions anglaises n'eussent pas, à beaucoup près, en 1783, l'importance qu'elles ont acquise depuis, il est impossible de supposer que les négociateurs anglais du traité de Paris aient cru faire de pareils sacrifices en signant l'article 2; et comme on trouve dans les journaux secrets du congrès américain, qu'il fut jugé inutile de continuer la guerre pour obtenir la limite du Saint-Jean (qui est bien en-deçà de la frontière aujourd'hui réclamée par les États-Unis), il est permis de penser que les négociateurs américains n'avaient pas non plus songé à stipuler d'aussi grands avantages pour leur pays. Cependant il faut avouer que les États-Unis ont pour eux, jusqu'à un certain point, la lettre même du traité, tandis que l'Angleterre appelle la raison et l'équité au secours de ses prétentions. Au lieu de chercher par-delà le fleuve Saint-Jean les hautes terres qui doivent marquer la limite septentrionale de l'Union, l'Angleterre soutient qu'il faut rester en-deçà, et indique la colline de Marshill, au nord des sources de la Sainte-Croix, comme la dernière ramification d'une ligne de hauteurs qui répondent suffisamment aux termes du traité; car leur prolongement au sud-ouest sépare les fleuves qui se jettent dans l'Atlantique, comme la Penobscot, le Kennebec et le Connecticut, de ceux qui se jettent dans le Saint-Laurent. Il est vrai que, pour établir ce système, les Anglais font abstraction du fleuve Saint-Jean et de la rivière Ristigouche, qui ont leur embouchure, l'un dans la baie de Fundy, l'autre dans la baie des Chaleurs, parce que la désignation d'Océan atlantique ne peut s'appliquer à ces deux baies, que les auteurs du traité auraient désignées par leur nom, s'ils en avaient voulu parler. Le roi des Pays-Bas a donné raison aux Anglais sur ce point, qui est de la plus grande importance pour l'interprétation du traité. Mais en dépit de sa décision, très longuement et très ingénieusement motivée, j'ai peine à concevoir que la baie de Fundy, formée par un des replis de l'Atlantique, ne soit pas à peu près la même chose que l'Atlantique elle-même et ne puisse être désignée sous cette dénomination générale.
 
Je crains bien, monsieur, que ces détails topographiques ne vous aient paru un peu arides; mais il était impossible de les omettre, car c'est au fond toute la question. Je rentre avec plaisir dans l'histoire.
 
Plusieurs fois, depuis 1783, l'Angleterre et les Etats-Unis ont essayé de fixer positivement leurs frontières, conformément au traité de Paris. Vaine tentative ! On réglait péniblement quelques points secondaires; sur le point essentiel, on ne parvenait pas à s'entendre. Après la guerre de 1812, terminée par le traité de Gand, des commissaires explorateurs furent envoyés sur le terrain par les deux gouvernemens. M. Joseph Bouchette, de Québec, directeur de toutes les opérations cadastrales du Canada (''surveyor-general''), et auquel on doit le meilleur ouvrage que je connaisse sur les possessions anglaises de l'Amérique du Nord, faisait partie de cette commission. D'admirables travaux furent entrepris, quelques-uns même furent achevés; mais la question ne fut pas résolue. Les commissaires firent leurs rapports à leurs gouvernemens, et l'on ne s'entendit pas plus que par le passé. La difficulté restait entière. Quel parti prendre? On déféra le jugement de la contestation à l'arbitrage d'un souverain ami, et ce fut le roi des Pays-Bas qui se chargea de cette tâche épineuse. On lui remit de part et d'autre toutes les pièces du procès, et on lui demanda de déclarer quelles étaient, à son sens, les hautes terres dont les rédacteurs du traité de 1783 avaient entendu parler. Le roi des Pays-Bas examinait probablement la question pendant que la Belgique lui échappait, car la sentence fut rendue et communiquée aux intéressés dans les premiers jours du mois de janvier 1831.
 
La sentence arbitrale du roi des Pays-Bas n'a point le caractère d'une interprétation, au moins en ce qui concerne le point capital; c'est une transaction qu'il propose. Il ne dit pas : L'angle nord-ouest de la Nouvelle-Écosse est situé à tels ou tels degrés de latitude et de longitude, les hautes terres dont parle le traité sont celles-ci ou celles-là, et non autres, parce qu'elles réunissent toutes les conditions voulues; mais il dit au contraire : Vous ignorez depuis quarante-sept ans et vous cherchez inutilement à fixer la position de l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Écosse; eh bien! je n'en sais pas là-dessus plus que vous, car je n'ai pas sous les yeux des cartes plus complètes que celles dont vous vous êtes servis, et ce n'est ni votre faute ni la mienne si les limites de la Nouvelle-Écosse, sous la domination de la France et ensuite sous celle de l'Angleterre jusqu'en 1783, n'ont pas été tracées plus exactement. Quant aux ''hautes terres'', j'en vois plusieurs lignes; mais je les trouve toutes sujettes à objection, car les rivières Saint-Jean et Ristigouche, les deux principales du pays en litige, ne sont pas des affluens du Saint-Laurent et ne se jettent point dans l'Océan atlantique, d'où il résulte que les hauteurs qui forment ce bassin au sud et au nord ne séparent point les eaux qui se jettent dans le Saint-Laurent de celles qui se jettent dans l'Atlantique. En conséquence, le plus raisonnable et le plus juste me paraît être de substituer à la démarcation imaginaire du traité de 1783 une délimitation toute nouvelle, en tenant compte, autant que possible, des convenances réciproques. - Tel est à peu près le langage du roi des Pays-Bas, et c'est sur cette base de transaction qu'il a rendu son jugement. Je suis convaincu qu'en étudiant la question, on le trouverait parfaitement équitable; il assignait aux Etats-Unis les trois-cinquièmes du territoire contesté; il leur donnait le partage de la souveraineté sur le cours supérieur de Saint-Jean, qui, à partir d'un certain point, devenait la limite commune : et l'Angleterre, qui aurait pu se plaindre d'un partage inégal, conservait ce qui lui est absolument nécessaire, sa ligne actuelle de communications entre Frédéricton et Québec, par la rive gauche du Saint-Jean. Le gouvernement anglais accepta aussitôt la décision de son allié; mais il n'en fut pas de même des États-Unis, et ici commence une nouvelle série de négociations qui n'ont eu encore aucun résultat.
 
Le ministre des États-Unis à La Haye était alors M. Preble, de l'état du Maine, un des rédacteurs de l'exposé soumis à l'auguste arbitre en faveur des prétentions de son gouvernement et des intérêts de sa province. M. Preble, en recevant la décision du roi Guillaume, au lieu de la transmettre purement et simplement au cabinet de Jackson, s'empressa de protester contre, sans attendre des instructions ultérieures, et partit aussitôt pour New-York, d'où il se rendit dans l'état du Maine, avant même d'aller à Washington. II en résulta que la législature du Maine, encouragée par la protestation que M. Preble avait lancée contre la décision du roi des Pays-Bas, prit les devans sur la délibération du président ou du congrès, et déclara que l'arbitre avait dépassé la limite de ses droits, en substituant un compromis à l'interprétation qu'on lui demandait.
 
Les dispositions du cabinet de Washington et du président étaient cependant beaucoup plus conciliantes, et, s'ils l'avaient pu, ils auraient accepté la transaction. Mais la constitution des États-Unis voulait que le sénat fût consulté; et, dans cette assemblée, une majorité considérable se prononça pour le rejet de la décision arbitrale, se fondant sur ce que l'état du Maine, dont le consentement était nécessaire pour l'aliénation d'une partie de son territoire, refusait d'y adhérer. M. Forsyth, aujourd'hui secrétaire d'état de l'Union, était un des huit sénateurs qui avaient voté pour l'acceptation. Après cette décision du sénat, le gouvernement fédéral se vit dans l'obligation de notifier au gouvernement anglais qu'il regardait le jugement du roi des Pays-Bas comme non avenu, et, malgré qu'il en eût, de donner à l'appui de sa résolution des raisons plus ou moins justes, à la bonté desquelles il ne croyait peut-être pas. Mais en même temps il faisait espérer au cabinet de Saint-James que la difficulté constitutionnelle pourrait être levée au moyen d'un arrangement qui se négociait alors entre l'état du Maine et le pouvoir collectif de l'Union.
 
Arrêtons-nous ici un instant. Il me semble, monsieur, que cette prétention de l'état du Maine, qui a servi de base au vote du sénat, est d'une rare impertinence. C'est trancher la question par la question. En effet, de quoi s'agit-il? De savoir à qui, des États-Unis ou de l'Angleterre, doit appartenir un certain territoire. Et que fait l'état du Maine? Il dit, de sa seule autorité: « Ce territoire m'appartient, ''quod erat demonstrandum'', je ne veux pas le céder, et je ne me soumettrai à aucune convention qui ne reconnaîtra pas mes prétendus droits dans toute leur étendue. » Et voilà le gouvernement des États-Unis qui se paie de cette raison, la fait valoir et s'en fait une arme contre l'Angleterre, comme si l'état du Maine ou celui de Massachusetts, dont il est né, ne tirait pas exclusivement ses droits du traité de 1783, de ce même traité qu'il est maintenant nécessaire ou d'interpréter parce qu'il est obscur, ou de rectifier parce qu'il est absurde! Et remarquez bien que la convention à intervenir aura un effet rétroactif, et qu'elle fixera l'étendue de territoire avec laquelle le Massachusetts, et à plus forte raison l'état du Maine, sont entrés dans l'Union. Je crois que ce sont là des vérités incontestables. Mais reprenons.
 
Le gouvernement fédéral s'était flatté d'un vain espoir, quand il avait compté sur le succès de ses négociations avec l'état du Maine pour terminer le différend à l'amiable. Il s'agissait d'en obtenir la cession du territoire contesté moyennant une indemnité pécuniaire, et, une fois que l'Union aurait été substituée aux droits de l'état du Maine, le cabinet de Washington en aurait disposé pour le plus grand bien de la république tout entière. Mais cette combinaison ne réussit pas. Le Maine avait consenti; l'état de Massachusetts, dont il fallait obtenir l'autorisation comme propriétaire de la moitié du terrain, refusa son adhésion à l'arrangement proposé, et désormais on dut aviser à d'autres moyens.
 
Je crois, monsieur, que le gouvernement fédéral était alors de bonne foi, qu'il désirait sincèrement conserver la paix avec l'Angleterre, et qu'il regrettait de n'avoir pu en finir par l'acceptation de la sentence arbitrale du roi des Pays-Bas. Ce qui le prouve, c'est qu'il chercha ensuite, passez-moi le mot, à escamoter la question constitutionnelle par un singulier artifice. Il proposa à l'Angleterre d'envoyer sur les lieux une nouvelle commission mixte, dont le choix pourrait être abandonné à quelque souverain ami, ou qui serait composée des hommes les plus compétens de toute l'Europe, ''mais qui pourrait chercher les hautes terres du traité à l'ouest de la ligne si obstinément suivie jusqu'alors''. Cette proposition, qui semble dérisoire, puisque selon le traité il fallait chercher les hautes terres sur le prolongement d'une ligne tracée dans la direction du nord (''due north''), fut réitérée plusieurs fois au ministre anglais par le secrétaire d'état de l'Union, le plus sérieusement du monde. Le ministre anglais avait beau faire observer qu'en s'écartant à l'ouest, on ne restait plus dans les termes sacramentels du traité de Paris; le cabinet de Washington répondait que si, par ce moyen, on rencontrait des hautes terres conformes à la définition du traité, l'état du Maine n'aurait rien à objecter, et qu'au besoin on le mettrait à la raison.
 
Et aujourd'hui enfin, après tant de correspondances, de notes et d'explorations, où en est cette grande affaire? Je vous le dirai en peu de mots, car j'ai hâte de finir. Le gouvernement anglais a retiré l'adhésion qu'il avait donnée à la transaction proposée par le roi des Pays-Bas, et il a consenti à l'envoi d'une nouvelle commission sur le terrain, mais à une condition, jusqu'à présent repoussée par les États-Unis : c'est que ni le fleuve Saint-Jean, ni la rivière Ristigouche, ne seraient considérés comme fleuves s'écoulant dans l'Océan atlantique. Et vraiment je ne suis pas étonné de ce que le gouvernement fédéral repousse ce principe ''in limine''; car, s'il l'admettait, ce serait bataille gagnée pour l'Angleterre. Les États-Unis ont fait d'ailleurs une offre positive que l'Angleterre, à son tour, rejette hautement : c'est de fixer pour limite le cours du fleuve Saint-Jean, dont ils désirent depuis long-temps la libre navigation. Ils prendraient ainsi position sur le littoral de la baie de Fundy, et le petit sacrifice qu'ils feraient au nord serait amplement compensé par l'importance des acquisitions qu'ils feraient à l'est.
 
Comment tout cela finira-t-il? Évidemment, monsieur, par une transaction. Le roi des Pays-Bas avait fort bien jugé. Il faut de toute nécessité que les communications de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick avec le Canada demeurent libres et faciles; c'est une des conditions essentielles du maintien de la domination anglaise dans ces contrées, et les Anglais ne s'en départiront pas. L'absorption des colonies anglaises dans l'Union américaine est, ou sera peut-être, un fait providentiel, fatal, inévitable; mais il n'est pas mûr. Ce qui s'est passé depuis dix-huit mois dans les Deux-Canadas le prouve assez, et l'Angleterre me semble d'humeur à retarder le plus qu'elle pourra cet accomplissement de la destinée.
 
 
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<small>(1) de crois qu'en ce point le gouvernement des États-Unis a parfaitement raison, car je trouve dans une dépêche de lord Palmerston au prédécesseur de M. Fox, en date, du 25 février 1833 : « Vous pouvez déclarer à M. Livingston (qui était alors secrétaire d'état) que le gouvernement de sa majesté est entièrement de l'avis du gouvernement des Etats-Unis sur le principe de continuer à s'abstenir, pendant le cours des négociations, d'étendre l'exercice de la juridiction sur le territoire contesté, ''au-delà des limites dans lesquelles cette juridiction a été jusqu'à présent exercée par les autorités de l'une et de l'autre partie''. » Ceci ne veut assurément pas dire que l’Angleterre ait sur le territoire en litige un droit de juridiction exclusive, comme le prétendent M. Fox et le gouverneur du Nouveau-Brunswick.</small>
 
<small>(2) Le pays maintenant divisé en deux provinces, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, était alors compris tout entier sous la première dénomination; mais, d'après la division actuelle , le territoire contesté appartiendrait exclusivement au Nouveau-Brunswick, si l'Angleterre parvenait à faire triompher ses prétentions.</small>