« Insoumission à l’école obligatoire/9 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Al Maghi (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Al Maghi (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Ligne 18 :
Soyons jalouses de nos plaisirs, Marie. Rends-toi compte du nombre
de gens qui passent des journées entières sans en recevoir une fois le
sourire des choses.<br>
Vie mortelle.
 
Ligne 38 :
disposer de ma vie. Dans le langage le plus commun, être libre, c’est
avoir du temps à soi.
 
Le temps de l’enfant est un temps magique ou plutôt un temps
sorcier dont l’adulte n’a plus la moindre notion s’il n’a pas la curiosité
Ligne 46 ⟶ 47 :
réalité soit plus près d’une quelconque vérité. Mais il est inutile ici de
parler aux pierres.
 
Je veux dire simplement qu’il y a chez le petit une amplitude du
temps qui ne peut se comparer à la nôtre, déjà bien trop marquée par
Ligne 57 ⟶ 59 :
Le souvenir du long temps de notre enfance, c’est tout bêtement le
souvenir de notre long ennui.
 
Des spécialistes ont été amenés à étudier le degré de tolérance de
l’enfant au… travail ! Certains pédiatres en effet ont commencé à s’affoler
Ligne 77 ⟶ 80 :
dépasser quatre heures de travail en classe par jour mais est capable de
travailler encore une demi-heure chez lui.
 
Un enfant de sept ans ne peut soutenir son attention que pour une
durée de vingt à trente minutes (trente à quarante pour les dix, onze
ans). Qui s’en soucie ?
 
Non contents de forcer les mômes à travailler jusqu’à les abrutir, on
veut encore les forcer à dormir. Tu m’imagines avec des amies et je dirais
Ligne 88 ⟶ 93 :
j’ai bien aimé, Jonas, m’avait dit qu’il avait remarqué aussi qu’il y avait
des enfants diurnes et des enfants nocturnes. Bien sûr…
 
Si les parents envoient les gosses au lit, c’est pour être tranquilles.
Parfois aussi c’est « à cause de l’école ». Mais jamais on ne se préoccupe
de savoir si le rythme personnel de l’enfant s'accommode mieux du soir
ou du matin. « Dors », ça veut dire « meurs ».
 
Les enfants sont un petit peu trop vivants. Par définition, l’éducation
est contre nature. La fabrication des monstres correspond très littéralement
Ligne 97 ⟶ 104 :
pressions exercées en ce sens, la plus formidable, la plus écrasante, c’est
l’ennui.
 
Oh l’incommensurable ennui de l’école ! Tu ne peux pas imaginer ;
c’est impossible.
 
Je me souviens du goût des buvards. Buvards roses qu’on nous
distribuait à l’école primaire puis ceux de toutes les couleurs qu’on achetait
Ligne 104 ⟶ 113 :
qui devenaient impossibles à sectionner ; nos incisives s’y appliquaient
pourtant ; nous eussions, sans les buvards, grincé des dents.
 
Les chewing-gums sont encore souvent interdits en classe. Mais on
continue à « mâcher ». Parce que mâcher, c’est quand même faire
Ligne 110 ⟶ 120 :
heures et des heures et de subir sans sourciller des discours ? Il suffit de
s’intéresser disent les diseurs.
 
Il suffirait, oui. Mais justement… C’est bien là le problème. Sur une
année scolaire, combien peut-il y avoir de cours intéressants ? Et dans la
Ligne 117 ⟶ 128 :
quinze ans : « Il y a des écoles pour les enfants arriérés dont on s’efforce
de faire des hommes normaux.
 
« Nous, dans l’enseignement classique, nous recevons des enfants
normaux dont nous nous efforçons de faire des hommes arriérés. »
 
Avec la publicité, l’école est la plus magistrale entreprise d’imbécillisation.
Bien sûr, il est facile d’analyser le contenu des cours, mais ce n’est
Ligne 139 ⟶ 152 :
l'occurrence, les électeurs qui, dans leur majorité, veulent une école
menaçante, punitive, sombre.
 
Les victimes de cette volonté adulte de malheur, de laideur ne savent
pas forcément exprimer les raisons de leur souffrance. De l’école, ils ne
Ligne 144 ⟶ 158 :
Marie, je t’assure que j’ai connu des enfants tétanisés d’ennui. Et je
ne sais pas si on se remet jamais d’une chose pareille.
 
Comme si cela les justifiait d’enquiquiner le petit monde, les profs en
choeur me jurent qu’ils se morfondent tout autant que leurs élèves. Ce
n’est vraiment pas de chance… Je les plains beaucoup.
 
Ils m’ont appris à faire des dissertations. Il y avait le pour, le contre et
l’on montrait qu’on avait tout compris en développant ensuite le moyen
Ligne 155 ⟶ 171 :
; ce qu’on attendait de moi était pire : être personnelle sans jamais
être originale.
 
Il est assez symptomatique que certain professeur se soit fait radier
à vie de l’enseignement après avoir fait paraître un livre de rédactions
Ligne 164 ⟶ 181 :
beaucoup d’argent, je quitterais l’école.<ref>Si j’avais de l’argent, beaucoup d’argent, je quitterais l’école, M. Jakubowicz et
C. Pougny, Maspero, 1971.</ref> »
 
Ce prodigieux ennui scolaire s’étale, immense et muet.
 
Il faut être Le Monde de l’éducation pour avoir l’idée absurde que le
mal vient d’une inadaptation au malheur. Si ça t’intéresse, lis donc
Ligne 175 ⟶ 194 :
sans savoir de quoi’, répète-t-il. Depuis il refuse d’aller au lycée, même
accompagné.”
 
« Un entretien précis sur les circonstances qui ont pu déclencher
cette réaction ne fera rien apparaître d’alarmant, si ce n’est une phrase
prononcée par l’un des professeurs le matin même : “Cela m’étonne
beaucoup que vous ayez réussi l’examen d’entrée en troisième.”
 
« L’entretien avec les parents nous apprend que Jacques avait eu des
difficultés scolaires du même ordre au jardin d’enfants.
 
« Le premier essai de scolarité eut lieu à cinq ans, “pour essayer de le
rendre moins sauvage”, dit la mère. Dès le lendemain du premier contact
Ligne 189 ⟶ 211 :
le lendemain. Ce refus s’accompagnait de douleurs abdominales et de
vomissements à chaque tentative de départ pour l’école.
 
« De six à quatorze ans, les troubles disparurent et Jacques fut un
élève intelligent, réussissant normalement jusqu’à l’épisode récent qui
provoqua la consultation. »
 
Puis le commentaire du Dr Pierre Ferrari, directeur de la consultation à
l’École des parents et des éducateurs : « L’angoisse de la séparation :
Ligne 198 ⟶ 222 :
l’école, une angoisse déclenchée par la situation scolaire, hors de
proportion avec ce que l’on pourrait redouter de l’école.
 
« L’enfant présente des réactions d’anxiété très vives, voire de
panique, lorsqu’on le contraint à aller à l’école. Cette anxiété peut se
traduire par des manifestations somatiques diverses (vomissements et
douleurs abdominales dans le cas de Jacques).
 
« C’est au nom de son angoisse que l’enfant refuse d’aller à l’école.
 
« On a longtemps confondu le cas de ces enfants avec celui des
enfants “qui font l’école buissonnière”, alors qu’il est, en fait, très différent.
Ligne 209 ⟶ 236 :
l’école, même si celle-ci suscite en eux l’anxiété. S’il leur arrive parfois
aussi de fuguer et d’errer dans la rue, c’est pour échapper à leur angoisse.
 
« La phobie scolaire, qui est en augmentation depuis quelques
années, pose de multiples problèmes. [Sic !]
 
« – Sa nature : Il s’agit d’un trouble névrotique dont les causes
psychologiques sont complexes mais où l’on retrouve très souvent un
élément commun qui est l’angoisse de séparation d’avec la mère.
 
« On pense généralement que la phobie est le reflet d’une situation de
dépendance mal résolue entre la mère et l’enfant. Dans cette situation,
Ligne 222 ⟶ 252 :
départ pour la maternelle, à la phobie souvent plus insidieuse de l’enfant
plus âgé, adolescent ou pré-adolescent.
 
«–Le retentissement sur la scolarité. Le refus scolaire peut être tellement
intense qu’aucun retour en classe ne soit possible avant la guérison ;
celle-ci peut demander plusieurs mois, voire plusieurs années ; la famille
est, dans ces cas, contrainte à une scolarisation à domicile.
 
«D’autres fois, l’enfant accepte de retourner à l’école, mais c’est au
prix d’une chute de son rendement scolaire.
 
«–Problème thérapeutique. Si certains insistent sur la nécessité d’obtenir
de l’enfant un retour rapide à l’école, alors que d’autres seraient plus
Ligne 237 ⟶ 270 :
Il y a de quoi hurler. Que l’enseignement soit une agression n’effleure
pas le bon docteur !
 
C’est sans doute par gourmandise que les jeunes s’adonnent à l’alcoolisme
(bien plus qu’ils ne se droguent d’ailleurs) et n’importe qui
Ligne 242 ⟶ 276 :
savent vraiment plus quoi inventer pour embêter les adultes. En 1979,
dans presque un collège « à problèmes » sur deux (46,3 %), des tentatives
de suicide d’enfant ont été rapportées<ref>Rapport 1979 de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (Étude faite à partir de quarante et un collèges urbains en « situation difficile »).</ref>. Mais cela touche moins
quarante et un collèges urbains en « situation difficile »).</ref>. Mais cela touche moins
les médias que les agressions contre les profs signalées dans 43,9 % de
ces collèges. On ne compte plus les violences entre élèves (racket
Ligne 254 ⟶ 287 :
Très peu d’enfants cependant, jusqu’ici, tuent des adultes. Ce qui est
franchement curieux.
 
Les mômes vampirisés doivent dire merci. On s’insurge contre celui
qui fout une baffe au professeur horripilant, réaction pourtant moins
désastreuse que celle qui consiste à se laisser désagréger par l’impression
de vide ressentie dans les travaux scolaires.
 
Les gens engourdis par l’ennui ne peuvent que devenir idiots.
Contre lui, une seule solution, la fuite. L’absentéisme reste LA
Ligne 265 ⟶ 300 :
chez les élèves que chez les enseignants, celle-ci n’aurait d’intérêt
qu’illimitée.
 
Il arrive aussi que la colère l’emporte. Autant les colères organisées par
les militants sont misérables, autant de vraies grandes fureurs spontanées,
même collectives, peuvent avoir de la gueule.
 
L’une d’entre elles vaut la peine d’être remise en mémoire. Les résistances
au système scolaire sont monnaie courante, mais quel trésor que
de voir de loin en loin des élèves qui pensent leur insubordination et
nous laissent une réflexion écrite en héritage !
 
J’ai précieusement gardé celle des dix-sept élèves du lycée agricole de
Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne, qui, en mai 1974, furent traduits en
Ligne 282 ⟶ 320 :
absolue. Le lycée fut fermé. Y a-t-il quelqu’un qui me soutiendra qu’ils y
ont peut-être perdu quelque chose ?
 
Voici le texte lu par chacun des rebelles. Je n’en partage pas toutes
les idées, loin de là, mais j’estime que les élèves qui l’ont écrit ont
compris pas mal de choses :
 
« Je vous remercie de me demander mon avis.
 
« J’espère que vous serez à même d’en tenir compte.
 
« J’ai bon espoir qu’il concorde tellement avec celui de mes camarades
également mis en cause que cela prenne enfin un sens.
 
« Je reconnais en effet, en gros, les griefs qui ont été énoncés sur ma
personne et qui font que je suis ici ; je les accepte volontiers parce que,
s’ils mettent effectivement ma scolarité en péril, ils sont aussi susceptibles
de dénoncer enfin la nature de leurs causes véritables.
 
Insoumission à l’école obligatoire
172
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 172
« – Premièrement, je demande que soit considérée sérieusement la
réalité chiffrée de cette affaire : nous sommes dix-sept élèves mis en
Ligne 305 ⟶ 346 :
qui s’absentent à volonté des cours, et au moins cent cinquante élèves
qui ont manqué, comme vous dites, au règlement intérieur.
 
« – Deuxièmement, donc, j’accuse, en mon nom, et au nom de cent
cinquante élèves, et au nom de mes parents, qui n’y ont peut-être pas
Ligne 311 ⟶ 353 :
et non le directeur du lycée, et non le personnel de surveillance, et non
le corps enseignant.
 
« J’accuse le directeur, le personnel de surveillance et le corps enseignant
d’avoir autorisé mes absences, et je les accuse d’avoir toléré l’absence
régulière de plus de la moitié de leurs effectifs.
 
« – Troisièmement, j’accuse tous ceux qui ont provoqué ces absences,
j’accuse tous les professeurs qui, légalement ou non, mais pas légitimement,
n’ont pas été présents quand nous étions présents. Je demande
que cette dose-là d’absentéisme soit aussi publiée.
 
« – Quatrièmement, j’accuse l’administration et le corps professoral
de nous avoir trompés : le lycée n’est pas un lycée agricole.
 
« J’accuse tout ce qui nous a empêchés de participer aux travaux agricoles.
 
« J’accuse pourtant moins l’administration centrale, lointaine et
absurde, qui a livré un lycée sans matériel agricole suffisant, que le corps
Ligne 329 ⟶ 376 :
ce que nous désirions et demande qu’ils soient punis pour avoir méprisé ce
que nous désirions.
 
« – Enfin, le lycée a été abîmé, des objets ont été détruits, des machines
endommagées.
 
«D’abord, bien sûr, j’annonce que ces dégradations ne sont pas le fait de
trois ou quatre élèves – tout le monde le sait : j’accuse donc l’administration
Contre le manque à vivre
173
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 173
de n’accuser que trois ou quatre élèves. Je l’accuse de mentir et de mentir
sciemment.
 
« Mais un lycée, ce n’est pas, de toute façon, un musée, alors que
c’est un conservatoire, un lieu où passent des adolescents, et il ne sera
Ligne 346 ⟶ 393 :
du matériel cassé tant qu’on n’aura pas mesuré l’étendue du désastre
scolaire.
 
« Et même, on se moquera encore de nous tant qu’on n’aura pas mesuré
l’étendue de tout ce qui était possible, grâce à nous, dans ce lycée.
Ligne 352 ⟶ 400 :
de ce simulacre soudain de conseil de discipline à la reconnaissance de
leurs responsabilités.
 
« J’espère, disais-je en commençant, que vous serez à même d’en
tenir compte.
 
« Quant à moi, je m’en tiens là, c’est-à-dire beaucoup plus loin que
vous. »
 
Je connais des cyniques qui ne manquent jamais de répéter que c’est
à l’école qu’on apprend à utiliser les mots propres à la critique. C’est
Ligne 374 ⟶ 425 :
Ça viendra. Comme viendra le temps – on scolarise les petits de plus en
plus tôt, et ce dans le monde entier – où on nous jurera qu’on ne peut
Insoumission à l’école obligatoire
174
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 174
savoir marcher si on ne l’a appris à l’école. « C’est parce que tu es allée
à l’école que tu écris des livres » relève de cette même niaiserie. Anecdote
qui ne manque pas de sel : après dix mois de lutte, les ouvriers de Lip<ref>* ''Note de l'éditeur Tahin party :'' Cette manufacture horlogère de Besançon, que ses actionnaires suisses voulaient fermer, fut en 1973 le théâtre d’une grève puis d’une occupation d’usine qui eut un énorme retentissement. Les salarié-es s’approprièrent l’outil de travail sur le principe : « on travaille, on vend, on se paie », au grand dam de presque tous les syndicats. Toute une génération a défilé chez « les Lip». L’usine a fonctionné ainsi en autogestion jusqu’en 1977.</ref>
qui ne manque pas de sel : après dix mois de lutte, les ouvriers de Lip*
se sont vu offrir… de retourner à l’école. Oui, on leur a proposé de suivre
des cours sur la « vie économique de l’entreprise » et l’« histoire de la
Ligne 408 ⟶ 456 :
S’amuser n’est pas sérieux. Et pourtant il faut bien que les enfants
« récupèrent » sous peine de folie.
 
Alors, quand on lâche les enfants en récréation, on les entend hurler.
« Ils jouent. » Ils jouent ? Il n’est pas requis de qualité hors du commun
Contre le manque à vivre
175
* Cette manufacture horlogère de Besançon, que ses actionnaires suisses voulaient fermer,
fut en 1973 le théâtre d’une grève puis d’une occupation d’usine qui eut un énorme
retentissement. Les salarié-es s’approprièrent l’outil de travail sur le principe : « on travaille,
on vend, on se paie », au grand dam de presque tous les syndicats. Toute une génération a
défilé chez « les Lip». L’usine a fonctionné ainsi en autogestion jusqu’en 1977.
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 175
pour discerner la différence de cris entre des enfants qui jouent de bon coeur
et des enfants qui jouent des nerfs. La plupart des adultes voudraient que
Ligne 427 ⟶ 468 :
son retard que notre enfant est là, pas pour danser ou shooter dans un
ballon ! »
 
Toujours la police et les juristes ont été les alliés efficaces des enseignants.
Et notamment pour empêcher les enfants de s’amuser. (Ça ne
Ligne 439 ⟶ 481 :
tout le monde sait ça. Les jeux admis par les adultes apparaissent passablement
louches.
 
Dans la confusion générale actuelle, on aura noté la tendance aux
« jeux éducatifs » dont le moindre n’est pas, dans les « écoles de pointe »,
Ligne 444 ⟶ 487 :
peut s’autogérer de leur triste condition scolaire. Pourtant Dieu sait
comme les mômes ont horreur des « réunions » !
 
La modernité voudrait que le travail soit un jeu et le jeu un travail.
Les jeunes loups d’aujourd’hui s’amusent comme des fous à gagner
beaucoup d’argent qu’ils dépensent, sinistres, pour occuper leurs
assommants loisirs.
 
Les contestataires de l’école ont pas mal disserté sur le jeu. Neill
estime que si les enfants le préfèrent au travail, c’est qu’ils peuvent y
Ligne 456 ⟶ 501 :
« pour qu’ils trompent leur faim de participer réellement à la vie ». Il
estime qu’à l’École en bateau, l’enfant créateur remplace l’enfant joueur ;
Insoumission à l’école obligatoire
176
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 176
n’ayant plus besoin de hochets, celui-ci a envie de prendre en mains son
existence, de travailler à la réalisation de ses projets.
 
Dans tout cela, sans doute y a-t-il une part de vérité. Incontestablement,
le jeu distrait d’une réalité insupportable ; et il n’est pas moins
Ligne 467 ⟶ 510 :
aussi le plaisir de la poésie, de la liberté de voir autrement le monde et d’en
faire jaillir par l’idée créatrice une émotion profonde.
 
Ce qu’il est pour l’enfant nous est devenu réellement étranger. Une
seule fois, j’ai pu m’en approcher. Tu te souviens ? J’avais pris de l’acide,
Ligne 480 ⟶ 524 :
« Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu étant
enfant. » Nietzsche (Par-delà le bien et le mal).
 
La conception ordinaire de l’adulte, c’est que l’homme fait partie du
monde alors que l’enfant a les meilleures raisons de croire que le monde
Ligne 485 ⟶ 530 :
fantasque, libre. La force des choses ne sera toujours que notre manque
d’imagination.
 
Les enfants non scolarisés que nous connaissons toi et moi ne sont
jamais mous et mornes comme ces malheureux élèves écrasés par leur
Ligne 494 ⟶ 540 :
supporter les contraintes du travail », par ce dernier euphémisme, ils
entendent la tristesse du servage.
 
Il ne fait aucun doute – contrairement à une idée très répandue – que
les hommes se donnent un mal fou pour s’accoutumer à mourir. Ils
vivent comme des mourants, à l’économie.
 
Contre le manque à vivre
177
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 177
À l’école, les mômes deviennent très rapidement aussi standardisés
que des adultes, aussi ternes et insipides. Un auteur américain, Lewis
Ligne 507 ⟶ 552 :
jamais été victimes, je ne prône pas je ne sais quelle éducation anti-autoritaire
qui donnerait aux enfants la liberté.
 
D’abord je n’ai jamais vu d’enfant libre.
 
Ensuite, je ne veux pas plus d’une éducation libertaire que d’une
autre.
 
Ceux qui ont voulu épargner l’école aux enfants, dans des lieux
communautaires ou non, ont souvent fait leur la devise « Fais ce que tu
Ligne 516 ⟶ 564 :
obligations sociales, trouvaient leur bonheur dans l’invention de relations
libres.
 
Or, a priori, nul n’a jamais prétendu que des êtres adultes et enfants
qui se retrouvent en France à la fin du XXe siècle puissent d’emblée
Ligne 527 ⟶ 576 :
En ce sens, rien de nouveau sous le soleil ; nos sociétés actuelles sont
toutes fondées sur ce même principe.
 
Pour grands et petits, prendre conscience que c’est en se singularisant
contre tout groupe donné qu’on peut, même au sein de ce groupe, nouer
Ligne 532 ⟶ 582 :
éviter le passage d’une réunion d’individus associés à un groupe formant
société.
 
Les journalistes qui visitaient les lieux anti-scolaires n’ont cessé de
clamer que les enfants y étaient libres, voulant dire simplement que
ceux-ci avaient le droit de faire ce qui leur était interdit à l’école. Mais
avoir le droit est déjà une oppression.
 
Certains de ces lieux ont poussé leur logique jusqu’au bout. Ainsi
Korczak raconte comment fonctionnait dans sa Maison des orphelins le
Insoumission à l’école obligatoire
178
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 178
fameux « tribunal ». Les enfants pouvaient bien sûr citer les membres
adultes du personnel aussi bien que ceux de leur âge. Korczak lui-même
Ligne 549 ⟶ 598 :
l’aspect sensé des punitions ont fait, entre les deux guerres, d’admiration
de tous les visiteurs de l’époque.
 
J’ai déjà dit l’estime que j’ai pour Korczak ; je ne partage néanmoins
pas toutes ses vues. Je ne peux pour ma part refuser l’institution scolaire
et accepter une institution judiciaire quelle qu’elle soit. Je refuse ce qui
est obligatoire, c’est-à-dire les lois.
 
Si j’ai participé – passionnément – à la Barque, c’est que nous y avions
chacun des idées différentes sur l’« éducation » et que notre seule cohérence
Ligne 566 ⟶ 617 :
liberté ultérieure et les possibilités réelles de choix de leurs enfants ? »
(Autrement, n°13, avril 1978.)
 
Je n’ai jamais senti que les enfants fussent déconcertés des différences
de comportements entre les adultes présents à la Barque. Telle mère était
Ligne 580 ⟶ 632 :
réagissait selon ce qu’il trouvait tolérable ou non pour lui et qu’aucune
loi générale, aucun Droit n’en découlait.
 
Contre le manque à vivre
179
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 179
Souvent nous discutions par exemple de l’interventionnisme,
certains parents se déclarant incapables de supporter les bagarres entre
Ligne 590 ⟶ 640 :
indifférence cependant, nous nous intéressions à ce qui motivait nos
réactions, nous en parlions entre nous longuement.
 
Et tu te souviens, Marie, qu’il n’y avait pas plus de violence à la
Barque qu’ailleurs. Se plaçant en dehors du Droit, chacun avait intérêt à
Ligne 604 ⟶ 655 :
garnement « boucheur » alors qu’il n’aurait pas eu à utiliser ces lieux
qu’on dit d’aisance.
 
Il n’était pas exigé des adultes ni des enfants de la Barque qu’ils aient
les mêmes façons de vivre. Mais la confiance qui se créait au fur et à
Ligne 616 ⟶ 668 :
recherche commune. Un enfant désirant aller à l’école n’avait de permission
à réclamer à personne.
 
Nous savions, quel que fût notre âge, que nous ne vivions pas dans
un monde libertaire. Personne, y compris les moins de quatre ans, n’a
Ligne 622 ⟶ 675 :
paresse, d’habileté, se débrouillait pour vivre sa vie sans se faire écraser
par les voitures ou la police.
 
Insoumission à l’école obligatoire
180
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:25 Page 180
De temps en temps, l’un ou l’autre des enfants tentait de faire dehors
ce qu’il pouvait faire chez lui ou à la Barque sans risque : par exemple, à
Ligne 637 ⟶ 688 :
groupe ». Parce que nous n’estimions nullement utile d’être perçus
comme un groupe.
 
Nous nous aimions bien. Tout n’était pas simple mais au moins
notre volonté de vivre toujours chaque situation comme nouvelle nous
Ligne 642 ⟶ 694 :
nous parlions et notre pensée n’a jamais été « arrêtée ». La vie vivait.
Chaque événement était singulier.
 
Je ne sais pas si le mot « liberté » a un sens, mais je désire l’immensité
du possible. La création de cet espace n’est jamais accomplie, elle ne
Ligne 653 ⟶ 706 :
choses que d’aimer, dans un monde non codifié, des êtres de tranquille
insoumission.
 
<references />