« Émile, ou De l’éducation/Édition 1852/Livre II » : différence entre les versions

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Peu ou point de coiffure en toute saison, Les anciens Egyptiens avaient toujours la tête nue ; les Perses la couvraient de grosses tiares, et la couvrent encore de gros turbans, dont, selon Chardin, l’air du pays leur rend l’usage nécessaire. J’ai remarqué dans un autre endroit la distinction que fit Hérodote sur un champ de bataille entre les crânes des Perses et ceux des Egyptiens. Comme donc il importe que les os de la tête deviennent plus durs, plus compacts, moins fragiles et moins poreux, pour mieux armer le cerveau non seulement contre les blessures, mais contre les rhumes, les fluxions, et toutes les impressions de l’air, accoutumez vos enfants à demeurer été et hiver, jour et nuit toujours tête nue. Que si, pour la propreté et pour tenir leurs cheveux en ordre, vous leur voulez donner une coiffure durant la nuit, que ce soit un bonnet mince à claire-voie, et semblable au réseau dans lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plupart des mères, plus frappées de l’observation de Chardin que de mes raisons, croiront trouver partout l’air de Perse ; mais moi je n’ai pas choisi mon élève Européen pour en faire un Asiatique.
 
En général, on habille trop les enfants, et surtout durant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir au froid qu’au chaud : le grand froid ne les incommode jamais, quand on les y laisse exposés de bonne heure ; mais le tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, laissant un trop libre passage à la transpiration, les livre par l’extrême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi remarque-t-on qu’il en meurt plus dans le mois d’août que dans aucun autre mois. D’ailleurs il paraît constant, par la comparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi, qu’on se rend plus robuste en supportant l’excès du froid que l’excès de la chaleur. Mais, à mesure que l’enfant grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil ; en allant par degrés, vous l’endurcirez sans danger aux ardeurs de la zone torride.
 
Locke, au milieu des préceptes mâles et sensés qu’il nous donne, retombe dans des contradictions qu’on n’attendrait pas d’un raisonneur aussi exact. Ce même homme, qui veut que les enfants se baignent l’été dans l’eau glacée, ne veut pas, quand ils sont échauffés, qu’ils boivent frais, ni qu’ils se couchent par terre dans des endroits humides [35]. Mais puisqu’il veut que les souliers des enfants prennent l’eau dans tous les temps, la prendront-ils moins quand l’enfant aura chaud ? et ne peut-on pas lui faire du corps, par rapport aux pieds, les mêmes inductions qu’il fait des pieds par rapport aux mains, et du corps par rapport au visage ? Si vous voulez, lui dirai-je, que l’homme soit tout visage, pourquoi me blâmez-vous de vouloir qu’il soit tout pieds ?
 
Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud, il prescrit de les accoutumer à manger préalablement un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien étrange que, quand l’enfant a soif, il faille lui donner à manger ; j’aimerais autant, quand il a faim, lui donner à boire. Jamais on ne me persuadera que nos premiers appétits soient si déréglés, qu’on ne puisse les satisfaire sans nous exposer à périr. Si cela était, le genre humain se fût cent fois détruit avant qu’on eût appris ce qu’il faut faire pour le conserver.
 
Toutes les fois qu’Émile aura soif, je veux qu’on lui donne à boire ; je veux qu’on lui donne de l’eau pure et sans aucune préparation, pas même de la faire dégourdir, fût-il tout en nage, et fût-on dans le cœur de l’hiver. Le seul soin que je recommande est de distinguer la qualité des eaux. Si c’est de l’eau de rivière, donnez-la-lui sur-le-champ telle qu’elle sort de la rivière ; si c’est de l’eau de source, il la faut laisser quelque temps à l’air avant qu’il la boive. Dans les saisons chaudes, les rivières sont chaudes ; il n’en est pas de même des sources, qui n’ont pas reçu le contact de l’air ; il faut attendre qu’elles soient à la température de l’atmosphère. L’hiver, au contraire, l’eau de source est à cet égard moins dangereuse que l’eau de rivière. Mais il n’est ni naturel ni fréquent qu’on se mette l’hiver en sueur, surtout en plein air ; car l’air froid, frappant incessamment sur la peau, répercute en dedans la sueur et empêche les pores de s’ouvrir assez pour lui donner un passage libre. Or, je ne prétends pas qu’Émile s’exerce l’hiver au coin d’un bon feu, mais dehors, en pleine campagne, au milieu des glaces. Tant qu’il ne s’échauffera qu’à faire et lancer des balles de neige, laissons-le boire quand il aura soif ; qu’il continue de s’exercer après avoir bu, et n’en craignons aucun accident. Que si par quelque autre exercice il se met en sueur et qu’il ait soif, qu’il boive froid, même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de le mener au loin et à petits pas chercher son eau. Par le froid qu’on suppose, il sera suffisamment rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun danger. Surtout prenez ces précautions sans qu’il s’en aperçoive. J’aimerais mieux qu’il fût quelquefois malade que sans cesse attentif à sa santé.
 
Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu’ils font un extrême exercice. L’un sert de correctif à l’autre ; aussi voit-on qu’ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqué par la nature. C’est une observation constante que le sommeil est plus tranquille et plus doux tandis que le soleil est sous l’horizon, et que l’air échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens dans un si grand calme. Ainsi l’habitude la plus salutaire est certainement de se lever et de se coucher avec le soleil. D’où il suit que dans nos climats l’homme et tous les animaux ont en général besoin de dormir plus longtemps l’hiver que l’été. Mais la vie civile n’est pas assez simple, assez naturelle, assez exempte de révolutions, d’accidents, pour qu’on doive accoutumer l’homme à cette uniformité, au point de la lui rendre nécessaire. Sans doute il faut s’assujettir aux règles ; mais la première est de pouvoir les enfreindre sans risque quand la nécessité le veut. N’allez donc pas amollir indiscrètement votre élève dans la continuité d’un paisible sommeil, qui ne soit jamais interrompu. Livrez-le d’abord sans gêne à la loi de la nature ; mais n’oubliez pas que parmi nous il doit être au-dessus de cette loi ; qu’il doit pouvoir se coucher tard, se lever matin, être éveillé brusquement, passer les nuits debout, sans en être incommodé. En s’y prenant assez tôt, en allant toujours doucement et par degrés, on forme le tempérament aux mêmes choses qui le détruisent quand on l’y soumet déjà tout formé.
 
Il importe de s’accoutumer d’abord à être mal couché ; c’est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet ; les gens accoutumés à dormir sur des planches le trouvent partout : il n’y a point de lit dur pour qui s’endort en se couchant.
 
Un lit mollet, où l’on s’ensevelit dans la plume ou dans l’édredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaudement s’échauffent. De là résultent souvent la pierre ou d’autres incommodités, et infailliblement une complexion délicate qui les nourrit toutes.
 
Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voilà celui que nous nous préparons Émile et moi pendant la journée. Nous n’avons pas besoin qu’on nous amène des esclaves de Perse pour faire nos lits ; en labourant la terre nous remuons nos matelas.
 
Je sais par expérience que quand un enfant est en santé, l’on est maître de le faire dormir et veiller presque à volonté. Quand l’enfant est couché, et que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit : Dormez ; c’est comme si elle lui disait : Portez-vous bien ! quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir est de l’ennuyer lui-même. Parlez tant qu’il soit forcé de se taire, et bientôt il dormira : les sermons sont toujours bons à quelque chose ; autant vaut le prêcher que le bercer ; mais si vous employez le soir ce narcotique, gardez-vous de l’employer le jour.
 
J’éveillerai quelquefois Émile, moins de peur qu’il ne prenne l’habitude de dormir trop longtemps que pour l’accoutumer à tout même à être éveillé brusquement. Au surplus, j’aurais bien peu de talent pour mon emploi, si je ne savais pas le forcer à s’éveiller de lui-même, et à se lever, pour ainsi dire, à ma volonté, sans que je lui dise un seul mot.
 
S’il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le lendemain une matinée ennuyeuse, et lui-même regardera comme autant de gagné tout ce qu’il en pourra laisser au sommeil ; s’il dort trop, je lui montre à son réveil un amusement de son goût. Veux-je qu’il s’éveille à point nommé, je lui dis : Demain à six heures on part pour la pêche, on se va promener à tel endroit ; voulez-vous en être ? Il consent, il me prie de l’éveiller : je promets, ou je ne promets point, selon le besoin ; s’il s’éveille trop tard, il me trouve parti. Il y aura du malheur si bientôt il n’apprend à s’éveiller de lui-même.
 
Au reste, s’il arrivait, ce qui est rare, que quelque enfant indolent eût du penchant à croupir dans la paresse, il ne faut point le livrer à ce penchant, dans lequel il s’engourdirait tout à fait, mais lui administrer quelque stimulant qui l’éveille. On conçoit bien qu’il n’est pas question de le faire agir par force, mais de l’émouvoir par quelque appétit qui l’y porte ; et cet appétit, pris avec choix dans l’ordre de la nature, nous mène à la fois à deux fins.
 
Je n’imagine rien dont, avec un peu d’adresse, on ne pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans vanité, sans émulation, sans jalousie. Leur vivacité, leur esprit imitateur, suffisent ; surtout leur gaieté naturelle, instrument dont la prise est sûre, et dont jamais précepteur ne sut s’aviser. Dans tous les jeux où ils sont bien persuadés que ce n’est que jeu, ils souffrent sans se plaindre, et même en riant, ce qu’ils ne souffriraient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute espèce, sont les amusements des jeunes sauvages ; preuve que la douleur même a son assaisonnement qui peut en ôter l’amertume ; mais il n’appartient pas à tous les maîtres de savoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les disciples de le savourer sans grimace. Me voilà de nouveau, si je n’y prends garde, égaré dans les exceptions.
 
Ce qui n’en souffre point est cependant l’assujettissement de l’homme à la douleur, aux maux de son espèce, aux accidents, aux périls de la vie, enfin à la mort ; plus on le familiarisera avec toutes ces idées, plus on le guérira de l’importune sensibilité qui ajoute au mal l’impatience de l’endurer ; plus on l’apprivoisera avec les souffrances qui peuvent l’atteindre, plus on leur ôtera, comme eût dit Montaigne, la pointure de l’étrangeté ; et plus aussi l’on rendra son âme invulnérable et dure ; son corps sera la cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il pourrait être atteint au vif. Les approches mêmes de la mort n’étant point la mort, à peine la sentira-t-il comme telle ; il ne mourra pas, pour ainsi dire, il sera vivant ou mort, rien de plus. C’est de lui que le même Montaigne eût pu dire, comme il a dit d’un roi de Maroc, que nul homme n’a vécu si avant dans la mort. La constance et la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de l’enfance ; mais ce n’est pas en apprenant leurs noms aux enfants qu’on les leur enseigne, c’est en les leur faisant goûter, sans qu’ils sachent ce que c’est.
 
Mais, à propos de mourir, comment nous conduirons-nous avec notre élève relativement au danger de la petite vérole ? La lui ferons-nous inoculer en bas âge, ou si nous attendrons qu’il la prenne naturellement ? Le premier parti, plus conforme à notre pratique, garantit du péril l’âge où la vie est la plus précieuse, au risque de celui où elle l’est le moins, si toutefois on peut donner le nom de risque à l’inoculation bien administrée.
 
Mais le second est plus dans nos principes généraux, de laisser faire en tout la nature dans les soins qu’elle aime à prendre seule, et qu’elle abandonne aussitôt que l’homme veut s’en mêler. L’homme de la nature est toujours préparé : laissons-le inoculer par ce maître, il choisira mieux le moment que nous.
 
N’allez pas de là conclure que je blâme l’inoculation ; car le raisonnement sur lequel j’en exempte mon élève irait très mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne point échapper à la petite vérole au moment qu’ils en seront attaqués ; si vous la laissez venir au hasard, il est probable qu’ils en périront. Je vois que dans les différents pays on résiste d’autant plus à l’inoculation qu’elle y devient plus nécessaire ; et la raison de cela se sent aisément. À peine aussi daignerai-je traiter cette question pour mon Émile. Il sera inoculé, ou il ne le sera pas, selon les temps, les lieux, les circonstances : cela est presque indifférent pour lui. Si on lui donne la petite vérole, on aura l’avantage de prévoir et connaître son mal d’avance ; c’est quelque chose ; mais s’il la prend naturellement, nous l’aurons préservé du médecin, c’est encore plus.
 
Une éducation exclusive, qui tend seulement à distinguer du peuple ceux qui l’ont reçue, préfère toujours les instructions les plus coûteuses aux plus communes, et par cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés avec soin apprennent tous à monter à cheval, parce qu’il en coûte beaucoup pour cela ; mais presque aucun d’eux n’apprend à nager, parce qu’il n’en coûte rien, et qu’un artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit. Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur monte à cheval, s’y tient, et s’en sert assez pour le besoin ; mais, dans l’eau, si l’on ne nage on se noie, et l’on ne nage point sans l’avoir appris. Enfin l’on n’est pas obligé de monter à cheval sous peine de la vie, au lieu que nul n’est sûr d’éviter un danger auquel on est si souvent exposé. Émile sera dans l’eau comme sur la terre. Que ne peut-il vivre dans tous les éléments ! Si l’on pouvait apprendre à voler dans les airs, j’en ferais un aigle ; j’en ferais une salamandre, si l’on pouvait s’endurcir au feu.
 
On craint qu’un enfant ne se noie en apprenant à nager ; qu’il se noie en apprenant ou pour n’avoir pas appris, ce sera toujours votre faute. C’est la seule vanité qui nous rend téméraires ; on ne l’est point quand on n’est vu de personne : Émile ne le serait pas ; quand il serait vu de tout l’univers. Comme l’exercice ne dépend pas du risque, dans un canal du parc de son père il apprendrait à traverser l’Hellespont ; mais il faut s’apprivoiser au risque même, pour apprendre à ne s’en pas troubler ; c’est une partie essentielle de l’apprentissage dont je parlais tout à l’heure. Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces et à le partager toujours avec lui, je n’aurai guère d’imprudence à craindre, quand je réglerai le soin de sa conservation sur celui que je dois à la mienne.
 
Un enfant est moins grand qu’un homme ; il n’a ni sa force ni sa raison : mais il voit et entend aussi bien que lui, ou à très peu près ; il a le goût aussi sensible, quoiqu’il l’ait moins délicat, et distingue aussi bien les odeurs, quoiqu’il n’y mette pas la même sensualité. Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les premières qu’il faudrait cultiver ; ce sont les seules qu’on oublie, ou celles qu’on néglige le plus.
 
Exercer les sens n’est pas seulement en faire usage, c’est apprendre à bien juger par eux, c’est apprendre, pour ainsi dire, à sentir ; car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris.
 
Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement : nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres ; tout cela est fort bien ; mais n’avons-nous que des bras et des jambes ? n’avons-nous pas aussi des yeux, des oreilles ? et ces organes sont-ils superflus à l’usage des premiers ? N’exercez donc pas seulement les forces, exercez tous les sens qui les dirigent ; tirez de chacun d’eux tout le parti possible, puis vérifiez l’impression de l’un par l’autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. N’employez la force qu’après avoir estimé la résistance ; faites toujours en sorte que l’estimation de l’effet précède l’usage des moyens. Intéressez l’enfant à ne jamais faire d’efforts insuffisants ou superflus. Si vous l’accoutumez à prévoir ainsi l’effet de tous ses mouvements, et à redresser ses erreurs par l’expérience, n’est-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux ?
 
S’agit-il d’ébranler une masse ; s’il prend un levier trop long, il dépensera trop de mouvement ; s’il le prend trop court, il n’aura pas assez de force ; l’expérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton qu’il lui faut. Cette sagesse n’est donc pas au-dessus de son âge. S’agit-il de porter un fardeau ; s’il veut le prendre aussi pesant qu’il peut le porter et n’en point essayer qu’il ne soulève, ne sera-t-il pas forcé d’en estimer le poids à la vue ? Sait-il comparer des masses de même matière et de différentes grosseurs, qu’il choisisse entre des masses de même grosseur et de différentes matières ; il faudra bien qu’il s’applique à comparer leurs poids spécifiques. J’ai vu un jeune homme, très bien élevé, qui ne voulut croire qu’après l’épreuve qu’un seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli d’eau.
 
Nous ne sommes pas également maîtres de l’usage de tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher, dont l’action n’est jamais suspendue durant la veille ; il a été répandu sur la surface entière de notre corps, comme une garde continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut l’offenser. C’est aussi celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le plus tôt l’expérience par cet exercice continuel, et auquel, par conséquent, nous avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que nous, parce que, n’étant pas guidés par la vue, ils sont forcés d’apprendre à tirer uniquement du premier sens les jugements que nous fournit l’autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l’obscurité, à connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger des objets qui nous environnent, à faire, en un mot, de nuit et sans lumière, tout ce qu’ils font de jour et sans yeux ? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux l’avantage ; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie ; avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire, et que nous n’osons faire un pas au cœur de la nuit. On a de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi ! toujours des machines ! Qui vous répond qu’elles vous suivront partout au besoin ? Pour moi, j’aime mieux qu’Émile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique d’un chandelier.
 
Etes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, frappez des mains ; vous apercevrez, au résonnement du lieu, si l’espace est grand ou petit, si vous êtes au milieu ou dans un coin. À demi-pied d’un mur, l’air moins ambiant et plus réfléchi vous porte une autre sensation au visage. Restez en place, et tournez-vous successivement de tous les côtés ; s’il y a une porte ouverte, un léger courant d’air vous l’indiquera. Etes-vous dans un bateau, vous connaîtrez, à la manière dont l’air vous frappera le visage, non seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la rivière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations, et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de nuit ; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue, elles nous échapperont. Cependant il n’y a encore ici ni mains ni bâton. Que de connaissances oculaires on peut acquérir par le toucher, même sans rien toucher du tout !
 
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important qu’il ne semble. La nuit effraye naturellement les hommes, et quelquefois les animaux [36]. La raison, les connaissances, l’esprit, le courage, délivrent peu de gens de ce tribut. J’ai vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit comme des femmes au bruit d’une feuille d’arbre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices ; on se trompe : il a une cause naturelle. Quelle est cette cause ? la même qui rend les sourds défiants et le peuple superstitieux, l’ignorance des choses qui nous environnent et de ce qui se passe autour de nous [37]. Accoutumé d’apercevoir de loin les objets et de prévoir leurs impressions d’avance, comment, ne voyant plus rien de ce qui m’entoure, n’y supposerais-je pas mille êtres, mille mouvements qui peuvent me nuire, et dont il m’est impossible de me garantir ? J’ai beau savoir que je suis en sûreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement : j’ai donc toujours un sujet de crainte que je n’avais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu’un corps étranger ne peut guère agir sur le mien sans s’annoncer par quelque bruit ; aussi, combien j’ai sans cesse l’oreille alerte ! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l’intérêt de ma conservation me fait d’abord supposer tout ce qui doit le plus m’engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent tout ce qui est le plus propre à m’effrayer.
 
N’entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela tranquille ; car enfin sans bruit on peut encore me surprendre. Il faut que je suppose les choses telles qu’elles étaient auparavant, telles qu’elles doivent encore être, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt je n’en suis plus le maître, et ce que j’ai fait pour me rassurer ne sert qu’à m’alarmer davantage. Si j’entends du bruit, j’entends des voleurs ; si je n’entends rien, je vois des fantômes ; la vigilance que m’inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte. Tout ce qui doit me rassurer n’est que dans ma raison, l’instinct plus fort me parle tout autrement qu’elle. À quoi bon penser qu’on n’a rien à craindre, puisque alors on n’a rien à faire ?
 
La cause du mal trouvée indique le remède. En toute chose l’habitude tue l’imagination ; il n’y a que les objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l’on voit tous les jours, ce n’est plus l’imagination qui agit, c’est la mémoire ; et voilà la raison de l’axiome : Ab assuetis non fit passio, car ce n’est qu’au feu de l’imagination que les passions s’allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir de l’horreur des ténèbres ; menez-l’y souvent, et soyez sûr que tous les arguments de la philosophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne tourne point aux couvreurs sur les toits, et l’on ne voit plus avoir peur dans l’obscurité quiconque est accoutumé d’y être.
 
Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajouté au premier ; mais pour que ces jeux réussissent, je n’y puis trop recommander la gaieté. Rien n’est si triste que les ténèbres ; n’allez pas enfermer votre enfant dans un cachot. Qu’il rie en entrant dans l’obscurité ; que le rire le reprenne avant qu’il en sorte ; que, tandis qu’il y est, l’idée des amusements qu’il quitte, et de ceux qu’il va retrouver, le défende des imaginations fantastiques qui pourraient l’y venir chercher.
 
Il est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde en avançant. Je sens que j’ai passé ce terme. Je recommence, pour ainsi dire, une autre carrière. Le vide de l’âge mûr, qui s’est fait sentir à moi, me retrace le doux temps du premier âge. En vieillissant, je redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiers ce que j’ai fait à dix ans qu’à trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi-même ; car, pour bien faire ce livre, il faut que je le fasse avec plaisir.
 
J’étais à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. J’avais pour camarade un cousin plus riche que moi, et qu’on traitait en héritier, tandis que, éloigné de mon père, je n’étais qu’un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard était singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l’épreuve. Un soir d’automne, qu’il faisait très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d’aller chercher dans la chaire la Bible qu’on y avait laissée. Il ajouta, pour me piquer d’honneur, quelques mots qui me mirent dans l’impuissance de reculer.
 
Je partis sans lumière ; si j’en avais eu, ç’aurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière : je le traversai gaillardement ; car, tant que je me sentais en plein air, je n’eus jamais de frayeurs nocturnes.
 
En ouvrant la porte, j’entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, et qui commença d’ébranler ma fermeté romaine. La porte ouverte, je voulus entrer ; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je m’arrêtai. En apercevant l’obscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fus saisi d’une terreur qui me fit dresser les cheveux : je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant pourtant d’emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j’entre dans l’église. À peine y fus-je rentré, que la frayeur me reprit, mais si fortement, que je perdis la tête ; et, quoique la chaire fût à droite, et que je le susse très bien, ayant tourné sans m’en apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche, je m’embarrassai dans les bancs, je ne savais plus où j’étais, et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin, j’aperçois la porte, je viens à bout de sortir du temple, et je m’en éloigne comme la première fois, bien résolu de n’y jamais rentrer seul qu’en plein jour.
 
Je reviens jusqu’à la maison. Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les prends pour moi d’avance, et, confus de m’y voir exposé, j’hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j’entends Mlle Lambercier s’inquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer à me venir chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel ensuite on n’aurait pas manqué de faire tout l’honneur de l’expédition. À l’instant toutes mes frayeurs cessent, et ne me laissent que celle d’être surpris dans ma fuite : je cours, je vole au temple ; sans m’égarer, sans tâtonner, j’arrive à la chaire ; j’y monte, je prends la Bible, je m’élance en bas ; dans trois sauts je suis hors du temple, dont j’oubliai même de fermer la porte ; j’entre dans la chambre, hors d’haleine, je jette la Bible sur la table, effaré, mais palpitant d’aise d’avoir prévenu le secours qui m’était destiné.
 
On me demandera si je donne ce trait pour un modèle à suivre, et pour un exemple de la gaieté que j’exige dans ces sortes d’exercices. Non ; mais je le donne pour preuve que rien n’est plus capable de rassurer quiconque est effrayé des ombres de la nuit, que d’entendre dans une chambre voisine une compagnie assemblée rire et causer tranquillement. Je voudrais qu’au lieu de s’amuser ainsi seul avec son élève, on rassemblât les soirs beaucoup d’enfants de bonne humeur ; qu’on ne les envoyât pas d’abord séparément, mais plusieurs ensemble, et qu’on n’en hasardât aucun parfaitement seul, qu’on ne se fût bien assuré d’avance qu’il n’en serait pas trop effrayé.
 
Je n’imagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux, pour peu qu’on voulût user d’adresse à les ordonner. Je ferais dans une grande salle une espèce de labyrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des paravents. Dans les inextricables tortuosités de ce labyrinthe j’arrangerais, au milieu de huit ou dix boîtes d’attrapes, une autre boîte presque semblable, bien garnie de bonbons ; je désignerais en termes clairs, mais succincts, le lieu précis où se trouve la bonne boîte ; je donnerais le renseignement suffisant pour la distinguer à des gens plus attentifs et moins étourdis que des enfants [38], puis, après avoir fait tirer au sort les petits concurrents, je les enverrais tous l’un après l’autre, jusqu’à ce que la bonne boîte fût trouvée : ce que j’aurais soin de rendre difficile à proportion de leur habileté.
 
Figurez-vous un petit Hercule arrivant une boîte à la main, tout fier de son expédition. La boîte se met sur la table, on l’ouvre en cérémonie. J’entends d’ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeuse, quand, au lieu des confitures qu’on attendait, on trouve, bien proprement arrangés sur de la mousse ou sur du coton, un hanneton, un escargot, du charbon, du gland, un navet, ou quelque autre pareille denrée. D’autres fois, dans une pièce nouvellement blanchie, on suspendra près du mur quelque jouet, quelque petit meuble qu’il s’agita d’aller chercher sans toucher au mur. À peine celui qui l’apportera sera-t-il rentré, que, pour peu qu’il ait manqué à la condition, le bout de son chapeau blanchi, le bout de ses souliers, la basque de son habit, sa manche trahiront sa maladresse. En voilà bien assez, trop peut-être, pour faire entendre l’esprit de ces sortes de jeux. S’il faut tout vous dire, ne me lisez point.
 
Quels avantages un homme ainsi élevé n’aura-t-il pas la nuit sur les autres hommes ? Ses pieds accoutumés à s’affermir dans les ténèbres, ses mains exercées à s’appliquer aisément à tous les corps environnants, le conduiront sans peine dans la plus épaisse obscurité. Son imagination, pleine des jeux nocturnes de sa jeunesse, se tournera difficilement sur des objets effrayants. S’il croit entendre des éclats de rire, au lieu de ceux des esprits follets, ce seront ceux de ses anciens camarades ; s’il se peint une assemblée, ce ne sera point pour lui le sabbat, mais la chambre de son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant que des idées gaies, ne lui sera jamais affreuse ; au lieu de la craindre, il l’aimera. S’agit-il d’une expédition militaire, il sera prêt à toute heure, aussi bien seul qu’avec sa troupe. Il entrera dans le camp de Saül, il le parcourra sans s’égarer, il ira jusqu’à la tente du roi sans éveiller personne, il s’en retournera sans être aperçu. Faut-il enlever les chevaux de Rhésus, adressez-vous à lui sans crainte. Parmi les gens autrement élevés, vous trouverez difficilement un Ulysse.
 
J’ai vu des gens vouloir, par des surprises, accoutumer les enfants à ne s’effrayer de rien la nuit. Cette méthode est très mauvaise ; elle produit un effet tout contraire à celui qu’on cherche, et ne sert qu’à les rendre toujours plus craintifs. Ni la raison ni l’habitude ne peuvent rassurer sur l’idée d’un danger présent dont on ne peut connaître le degré ni l’espèce, ni sur la crainte des surprises qu’on a souvent éprouvées. Cependant, comment s’assurer de tenir toujours votre élève exempt de pareils accidents ? Voici le meilleur avis, ce me semble, dont on puisse le prévenir là-dessus. Vous êtes alors, dirais-je à mon Émile, dans le cas d’une juste défense ; car l’agresseur ne vous laisse pas juger s’il veut vous faire mal ou peur, et, comme il a pris ses avantages, la fuite même n’est pas un refuge pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous surprend de nuit, homme ou bête, il n’importe ; serrez-le, empoignez-le de toute votre force ; s’il se débat, frappez, ne marchandez point les coups ; et, quoi qu’il puisse dire ou faire, ne lâchez jamais prise que vous ne sachiez bien ce que c’est. L’éclaircissement vous apprendra probablement qu’il n’y avait pas beaucoup à craindre, et cette manière de traiter les plaisants doit naturellement les rebuter d’y revenir.
 
Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous avons le plus continuel exercice, ses jugements restent pourtant, comme je l’ai dit, imparfaits et grossiers plus que ceux d’aucun autre, parce que nous mêlons continuellement à son usage celui de la vue, et que, l’œil atteignant à l’objet plus tôt que la main, l’esprit juge presque toujours sans elle. En revanche, les jugements du tact sont les plus sûrs, précisément parce qu’ils sont les plus bornés ; car, ne s’étendant qu’aussi loin que nos mains peuvent atteindre, ils rectifient l’étourderie des autres sens, qui s’élancent au loin sur des objets qu’ils aperçoivent à peine, au lieu que tout ce qu’aperçoit le toucher, il l’aperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous plaît, la force des muscles à l’action des nerfs, nous unissons, par une sensation simultanée, au jugement de la température, des grandeurs, des figures, le jugement du poids et de la solidité. Ainsi le toucher, étant de tous les sens celui qui nous instruit le mieux de l’impression que les corps étrangers peuvent faire sur le nôtre, est celui dont l’usage est le plus fréquent, et nous donne le plus immédiatement la connaissance nécessaire à notre conservation.
 
Comme le toucher exercé supplée à la vue, pourquoi ne pourrait-il pas aussi suppléer à l’ouïe jusqu’à certain point, puisque les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensibles au tact ? En posant une main sur le corps d’un violoncelle, on peut, sans le secours des yeux ni des oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois vibre et frémit, si le son qu’il rend est grave ou aigu, s’il est tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu’on exerce le sens à ces différences, je ne doute pas qu’avec le temps on n’y pût devenir sensible au point d’entendre un air entier par les doigts. Or, ceci supposé, il est clair qu’on pourrait aisément parler aux sourds en musique ; car les tons et les temps, n’étant pas moins susceptibles de combinaisons régulières que les articulations et les voix, peuvent être pris de même pour les éléments du discours.
 
Il y a des exercices qui émoussent le sens du toucher et le rendent plus obtus ; d’autres, au contraire, l’aiguisent et le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouvement et de force à la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui ôtent le sentiment naturel ; les seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent, en sorte que l’esprit, attentif à des impressions incessamment répétées, acquiert la facilité de juger toutes leurs modifications. Cette différence est sensible dans l’usage des instruments de musique : le toucher dur et meurtrissant du violoncelle, de la contre-basse, du violon même, en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extrémités. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend aussi flexibles et plus sensibles en même temps. En ceci donc le clavecin est à préférer.
 
Il importe que la peau s’endurcisse aux impressions de l’air et puisse braver ses altérations ; car c’est elle qui défend tout le reste. À cela près, je ne voudrais pas que la main, trop servilement appliquée aux mêmes travaux, vînt à s’endurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse perdît ce sentiment exquis qui donne à connaître quels sont les corps sur lesquels on la passe, et, selon l’espèce de contact, nous fait quelquefois, dans l’obscurité, frissonner en diverses manières.
 
Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d’avoir toujours sous ses pieds une peau de bœuf ? Quel mal y aurait-il que la sienne propre pût au besoin lui servi de semelle ? Il est clair qu’en cette partie la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, et peut souvent beaucoup nuire. Eveillés à minuit au cœur de l’hiver par l’ennemi dans leur ville, les Genevois trouvèrent plus tôt leurs fusils que leurs souliers. Si nul d’eux n’avait su marcher nu-pieds, qui sait si Genève n’eût point été prise ?
 
Armons toujours l’homme contre les accidents imprévus. Qu’Émile coure les matins à pieds nus, en toute saison, par la chambre, par l’escalier, par le jardin ; loin de l’en gronder, je l’imiterai ; seulement j’aurai soin d’écarter le verre. Je parlerai bientôt des travaux et des jeux manuels. Du reste, qu’il apprenne à faire tous les pas qui favorisent les évolutions du corps, à prendre dans toutes les attitudes une position aisée et solide ; qu’il sache sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur ; qu’il trouve toujours son équilibre ; que tous ses mouvements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de la pondération, longtemps avant que la statique se mêle de les lui expliquer. À la manière dont son pied pose à terre et son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s’il est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de la grâce, et les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si j’étais maître à danser, je ne ferais pas toutes les singeries de Marcel [39], bonnes pour le pays où il les fait ; mais, au lieu d’occuper éternellement mon élève à des gambades, je le mènerais au pied d’un rocher ; là, je lui montrerais quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps et la tête, quel mouvement il faut faire, de quelle manière il faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, pour suivre légèrement les sentiers escarpés, raboteux et rudes, et s’élancer de pointe en point tant en montant qu’en descendant. J’en ferais l’émule d’un chevreuil plutôt qu’un danseur de l’Opéra.
 
Autant le toucher concentre ses opérations autour de l’homme, autant la vue étend les siennes au delà de lui ; c’est là ce qui rend celles-ci trompeuses : d’un coup d’œil un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultanées et des jugements qu’elles excitent, comment ne se tromper sur aucun ? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément parce qu’il est le plus étendu, et que, précédant de bien loin tous les autres, ses opérations sont trop promptes et trop vastes pour pouvoir être rectifiées par eux. Il y a plus, les illusions mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour parvenir à connaître l’étendue et à comparer ses parties. Sans les fausses apparences, nous ne verrions rien dans l’éloignement ; sans les gradations de grandeur et de lumière, nous ne pourrions estimer aucune distance, ou plutôt il n’y en aurait point pour nous. Si de deux arbres égaux celui qui est à cent pas de nous nous paraissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix, nous les placerions à côté l’un de l’autre. Si nous apercevions toutes les dimensions des objets sous leur véritable mesure, nous ne verrions aucun espace, et tout nous paraîtrait sur notre œil.
 
Le sens de la vue n’a, pour juger la grandeur des objets et leur distance, qu’une même mesure, savoir, l’ouverture de l’angle qu’ils font dans notre œil ; et comme cette ouverture est un effet simple d’une cause composée, le jugement qu’il excite en nous laisse chaque cause particulière indéterminée, ou devient nécessairement fautif. Car, comment distinguer à la simple vue si l’angle sous lequel je vois un objet est en effet plus petit qu’un autre est tel ; parce que ce premier objet est en effet plus petit, ou parce qu’il est plus éloigné ?
 
Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la précédente ; au lieu de simplifier la sensation, la doubler, la vérifier toujours par une autre, assujettir l’organe visuel à l’organe tactile, et réprimer, pour ainsi dire, l’impétuosité du premier sens par la marche pesante et réglée du second. Faute de nous asservir à cette pratique, nos mesures par estimation sont très inexactes. Nous n’avons nulle précision dans le coup d’œil pour juger les hauteurs, les longueurs, les profondeurs, les distances ; et la preuve que ce n’est pas tant la faute du sens que de son usage, c’est que les ingénieurs, les arpenteurs, les architectes, les maçons, les peintres ont en général le coup d’œil beaucoup plus sûr que nous, et apprécient les mesures de l’étendue avec plus de justesse ; parce que leur métier leur donnant en ceci l’expérience que nous négligeons d’acquérir, ils ôtent l’équivoque de l’angle par les apparences qui l’accompagnent, et qui déterminent plus exactement à leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle.
 
Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile à obtenir des enfants. Il y a mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà un cerisier fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des cerises ? L’échelle de la grange est-elle bonne pour cela ? Voilà un ruisseau fort large, comment le traverserons-nous ? une des planches de la cour posera-t-elle sur les deux bords ? Nous voudrions, de nos fenêtres, pêcher dans les fossés du château ; combien de brasses doit avoir notre ligne ? Je voudrais faire une balançoire entre ces deux arbres ; une corde de deux toises nous suffira-t-elle ? On me dit que dans l’autre maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carrés ; croyez-vous qu’elle nous convienne ? sera-t-elle plus grande que celle-ci ? Nous avons grand’faim ; voilà deux villages ; auquel des deux serons-nous plus tôt pour dîner ? etc.
 
Il s’agissait d’exercer à la course un enfant indolent et paresseux, qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice ni à aucun autre, quoiqu’on le destinât à l’état militaire ; il s’était persuadé, je ne sais comment, qu’un homme de son rang ne devait rien faire ni rien savoir, et que sa noblesse devait lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute espèce de mérite. À faire d’un tel gentilhomme un Achille au pied léger, l’adresse de Chiron même eût eu peine à suffire. La difficulté était d’autant plus grande que je ne voulais lui prescrire absolument rien ; j’avais banni de mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, l’émulation, le désir de briller ; comment lui donner celui de courir sans lui rien dire ? Courir moi-même eût été un moyen peu sûr et sujet à inconvénient. D’ailleurs il s’agissait encore de tirer de cet exercice quelque objet d’instruction pour lui, afin d’accoutumer les opérations de la machine et celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je m’y pris : moi, c’est-à-dire celui qui parle dans cet exemple.
 
En m’allant promener avec lui les après-midi, je mettais quelquefois dans ma poche deux gâteaux d’une espèce qu’il aimait beaucoup ; nous en mangions chacun un à la promenade [40], et nous revenions fort contents. Un jour il s’aperçut que j’avais trois gâteaux ; il en aurait pu manger six sans s’incommoder ; il dépêche promptement le sien pour me demander le troisième. Non, lui dis-je : je le mangerais fort bien moi-même, ou nous le partagerions ; mais j’aime mieux le voir disputer à la course par ces deux petits garçons que voilà. Je les appelai, je leur montrai le gâteau et leur proposai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut posé sur une grande pierre qui servit de but ; la carrière fut marquée : nous allâmes nous asseoir ; au signal donné, les petits garçons partirent ; le victorieux se saisit du gâteau, et le mangea sans miséricorde aux yeux des spectateurs et du vaincu.
 
Cet amusement valait mieux que le gâteau ; mais il ne prit pas d’abord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni ne me pressai : l’instruction des enfants est un métier où il faut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous continuâmes nos promenades ; souvent on prenait trois gâteaux, quelquefois quatre, et de temps à autre il y en avait un, même deux pour les coureurs. Si le prix n’était pas grand, ceux qui le disputaient n’étaient pas ambitieux : celui qui le remportait était loué, fêté ; tout se faisait avec appareil. Pour donner lieu aux révolutions et augmenter l’intérêt, je marquais la carrière plus longue, j’y souffrais plusieurs concurrents. À peine étaient-ils dans la lice, que tous les passants s’arrêtaient pour les voir ; les acclamations, les cris, les battements de mains les animaient ; je voyais quelquefois mon petit bonhomme tressaillir, se lever, s’écrier quand l’un était près d’atteindre ou de passer l’autre ; c’étaient pour lui les jeux olympiques.
 
Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie ; ils se retenaient mutuellement, ou se faisaient tomber, ou poussaient des cailloux au passage l’un de l’autre. Cela me fournit un sujet de les séparer, et de les faire partir de différents termes, quoique également éloignés du but : on verra bientôt la raison de cette prévoyance ; car je dois traiter cette importante affaire dans un grand détail.
 
Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier s’avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvait être bon à quelque chose et voyant qu’il avait aussi deux jambes, il commença de s’essayer en secret. Je me gardai d’en rien voir ; mais je compris que mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de m’importuner pour avoir le gâteau restant. Je le refuse, il s’obstine, et d’un air dépité il me dit à la fin : Eh bien ! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, et nous verrons. Bon ! lui dis-je en riant, est-ce qu’un chevalier sait courir ? Vous gagnerez plus d’appétit, et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, il s’évertue, et remporte le prix d’autant plus aisément, que j’avais fait la lice très courte et pris soin d’écarter le meilleur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il était presque sûr de vaincre mes polissons à la course, quelque longue que fût la carrière.
 
Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je n’avais pas songé. Quand il remportait rarement le prix, il le mangeait presque toujours seul, ainsi que faisaient ses concurrents ; mais en s’accoutumant à la victoire, il devint généreux et partageait souvent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même une observation morale, et j’appris par là quel était le vrai principe de la générosité.
 
En continuant avec lui de marquer en différents lieux les termes d’où chacun devait partir à la fois, je fis, sans qu’il s’en aperçût, les distances inégales, de sorte que l’un, ayant à faire plus de chemin que l’autre pour arriver au même but, avait un désavantage visible ; mais, quoique je laissasse le choix à mon disciple, il ne savait pas s’en prévaloir. Sans s’embarrasser de la distance, il préférait toujours le plus beau chemin ; de sorte que, prévoyant aisément son choix, j’étais à peu près le maître de lui faire perdre ou gagner le gâteau à ma volonté ; et cette adresse avait aussi son usage à plus d’une fin. Cependant, comme mon dessein était qu’il s’aperçût de la différence, je tâchais de la lui rendre sensible ; mais, quoique indolent dans le calme, il était si vif dans ses jeux, et se défiait si peu de moi, que j’eus toutes les peines du monde à lui faire apercevoir que je le trichais. Enfin j’en vins à bout malgré son étourderie ; il m’en fit des reproches. Je lui dis : De quoi vous plaignez-vous ? dans un don que je veux bien faire, ne suis-je pas maître de mes conditions ? Qui vous force à courir ? vous ai-je promis de faire les lices égales ? n’avez-vous pas le choix ? Prenez la plus courte, on ne vous en empêche point. Comment ne voyez-vous pas que c’est vous que je favorise, et que l’inégalité dont vous murmurez est tout à votre avantage si vous savez vous en prévaloir ? Cela était clair ; il le comprit, et, pour choisir, il fallut y regarder de plus près. D’abord on voulut compter les pas ; mais la mesure des pas d’un enfant est lente et fautive ; de plus, je m’avisai de multiplier les courses dans un même jour ; et alors, l’amusement devenant une espèce de passion, l’on avait regret de perdre à mesurer les lices le temps destiné à les parcourir. La vivacité de l’enfance s’accommode mal de ces lenteurs ; on s’exerça donc à mieux voir, à mieux estimer une distance à la vue. Alors j’eus peu de peine à étendre et nourrir ce goût. Enfin, quelques mois d’épreuves et d’erreurs corrigées lui formèrent tellement le compas visuel, que, quand je lui mettais par la pensée un gâteau sur quelque objet éloigné, il avait le coup d’œil presque aussi sûr que la chaîne d’un arpenteur.
 
Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugements de l’esprit, il faut beaucoup de temps pour apprendre à voir ; il faut avoir longtemps comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces deux sens à nous faire un rapport fidèle des figures et des distances ; sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauraient nous donner aucune idée de l’étendue. L’univers entier ne doit être qu’un point pour une huître ; il ne lui paraîtrait rien de plus quand même une âme humaine informerait cette huître. Ce n’est qu’à force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu’on apprend à les estimer ; mais aussi, si l’on mesurait toujours, le sens, se reposant sur l’instrument, n’acquerrait aucune justesse. Il ne faut pas non plus que l’enfant passe tout d’un coup de la mesure à l’estimation ; il faut d’abord que, continuant à comparer par parties ce qu’il ne saurait comparer tout d’un coup, à des aliquotes précises il substitue des aliquotes par appréciation, et qu’au lieu d’appliquer toujours avec la main la mesure, il s’accoutume à l’appliquer seulement avec les yeux. Je voudrais pourtant qu’on vérifiât ses premières opérations par des mesures réelles, afin qu’il corrigeât ses erreurs, et que, s’il reste dans le sens quelque fausse apparence, il apprît à la rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont à peu près les mêmes en tous lieux : les pas d’un homme, l’étendue de ses bras, sa stature. Quand l’enfant estime la hauteur d’un étage, son gouverneur peut lui servir de toise : s’il estime la hauteur d’un clocher, qu’il le toise avec les maisons ; s’il veut savoir les lieues de chemin, qu’il compte les heures de marche ; et surtout qu’on ne fasse rien de tout cela pour lui, mais qu’il le fasse lui-même.
 
On ne saurait apprendre à bien juger de l’étendue et de la grandeur des corps, qu’on apprenne à connaître aussi leurs figures et même à les imiter ; car au fond cette imitation ne tient absolument qu’aux lois de la perspective ; et l’on ne peut estimer l’étendue sur ses apparences, qu’on n’ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner : je voudrais que le mien cultivât cet art, non précisément pour l’art même, mais pour se rendre l’œil juste et la main flexible ; et, en général, il importe fort peu qu’il sache tel ou tel exercice, pourvu qu’il acquière la perspicacité du sens et la bonne habitude du corps qu’on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, qui ne lui donnerait à imiter que des imitations, et ne le ferait dessiner que sur des dessins : je veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature, ni d’autre modèle que les objets. Je veux qu’il ait sous les yeux l’original même et non pas le papier qui le représente, qu’il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu’il s’accoutume à bien observer les corps et leurs apparences, et non pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en l’absence des objets, jusqu’à ce que, par des observations fréquentes, leurs figures exactes s’impriment bien dans son imagination ; de peur que, substituant à la vérité des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la connaissance des proportions et le goût des beautés de la nature.
 
Je sais bien que de cette manière il barbouillera longtemps sans rien faire de reconnaissable, qu’il prendra tard l’élégance des contours et le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et le bon goût du dessin, en revanche, il contractera certainement un coup d’œil plus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure qui sont entre les animaux, les plantes, les corps naturels, et une plus prompte expérience du jeu de la perspective. Voilà précisément ce que j’ai voulu faire, et mon intention n’est pas tant qu’il sache imiter les objets que les connaître ; j’aime mieux qu’il me montre une plante d’acanthe, et qu’il trace moins bien le feuillage d’un chapiteau.
 
Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seul l’amusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point qu’il ait d’autre émule que moi, mais je serai son émule sans relâche et sans risque ; cela mettra de l’intérêt dans ses occupations, sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai le crayon à son exemple ; je l’emploierai d’abord aussi maladroitement que lui. Je serais un Apelle, que je me trouverai qu’un barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs ; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après nous nous apercevrons l’un ou l’autre de cette disproportion ; nous remarquerons qu’une jambe a de l’épaisseur, que cette épaisseur n’est pas partout la même ; que le bras a sa longueur déterminée par rapport au corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours aisé de m’atteindre, et souvent de me surpasser. Nous aurons des couleurs, des pinceaux ; nous tâcherons d’imiter le coloris des objets et toute leur apparence aussi bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouillerons ; mais, dans tous nos barbouillage, nous ne cesserons d’épier la nature ; nous ne ferons jamais rien que sous les yeux du maître.
 
Nous étions en peine d’ornements pour notre chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dessins ; je les fais couvrir de beaux verres, afin qu’on n’y touche plus, et que, les voyant rester dans l’état où nous les avons mis, chacun ait intérêt de ne pas négliger les siens. Je les arrange par ordre autour de la chambre, chaque dessin répété vingt, trente fois, et montrant à chaque exemplaire le progrès de l’auteur, depuis le moment où la maison n’est qu’un carré presque informe, jusqu’à celui où sa façade, son profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir sans cesse des tableaux intéressants pour nous, curieux pour d’autres, et d’exciter toujours plus notre émulation. Aux premiers, aux plus grossiers de ces dessins, je mets des cadres bien brillants, bien dorés, qui les rehaussent ; mais quand l’imitation devient plus exacte et que le dessin est véritablement bon, alors je ne lui donne plus qu’un cadre noir très simple ; il n’a plus besoin d’autre ornement que lui-même, et ce serait dommage que la bordure partageât l’attention que mérite l’objet. Ainsi chacun de nous aspire à l’honneur du cadre uni ; et quand l’un veut dédaigner un dessin de l’autre, il le condamne au cadre doré. Quelque jour, peut-être, ces cadres passeront entre nous en proverbe, et nous admirerons combien d’hommes se rendent justice en se faisant encadrer ainsi.
 
J’ai dit que la géométrie n’était pas à la portée des enfants ; mais c’est notre faute. Nous ne sentons pas que leur méthode n’est point la nôtre, et que ce qui devient pour nous l’art de raisonner ne doit être pour eux que l’art de voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions mieux de prendre la leur ; car notre manière d’apprendre la géométrie est bien autant une affaire d’imagination que de raisonnement. Quand la proposition est énoncée, il faut en imaginer la démonstration, c’est-à-dire trouver de quelle proposition déjà sue celle-là doit être une conséquence, et, de toutes les conséquences qu’on peut tirer de cette même proposition, choisir précisément celle dont il s’agit.
 
De cette manière, le raisonneur le plus exact, s’il n’est pas inventif, doit rester court. Aussi qu’arrive-t-il de là ? Qu’au lieu de nous faire trouver les démonstrations, on nous les dicte ; qu’au lieu de nous apprendre à raisonner, le maître raisonne pour nous et n’exerce que notre mémoire.
 
Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les l’une sur l’autre, examinez leurs rapports ; vous trouverez toute la géométrie élémentaire en marchant d’observation en observation, sans qu’il soit question ni de définitions, ni de problèmes, ni d’aucune autre forme démonstrative que la simple superposition. Pour moi, je ne prétends point apprendre la géométrie à Émile, c’est lui qui me l’apprendra, je chercherai les rapports, et il les trouvera ; car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me servir d’un compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d’un fil tournant sur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entre eux, Émile se moquera de moi, et il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des distances inégales.
 
Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je décris du sommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier ; car avec les enfants il ne faut jamais rien sous-entendre. Je trouve que la portion du cercle comprise entre les deux côtés de l’angle est la sixième partie du cercle. Après cela je décris du même sommet un autre plus grand cercle, et je trouve que ce second arc est encore la sixième partie de son cercle. Je décris un troisième cercle concentrique sur lequel je fais la même épreuve ; et je la continue sur de nouveaux cercles, jusqu’à ce qu’Émile, choqué de ma stupidité, m’avertisse que chaque arc, grand ou petit, compris par le même angle, sera toujours la sixième partie de son cercle, etc. Nous voilà tout à l’heure à l’usage du rapporteur.
 
Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux droits, on décrit un cercle ; moi, tout au contraire, je fais en sorte qu’Émile remarque cela premièrement dans le cercle, et puis je lui dis : Si l’on ôtait le cercle et les lignes droites, les angles auraient-ils changé de grandeur, etc.
 
On néglige la justesse des figures, on la suppose, et l’on s’attache à la démonstration. Entre nous, au contraire, il ne sera jamais question de démonstration ; notre plus importante affaire sera de tirer des lignes bien droites, bien justes, bien égales ; de faire un carré bien parfait, de tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la justesse de la figure, nous l’examinerons par toutes ses propriétés sensibles ; et cela nous donnera occasion d’en découvrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux demi-cercles ; par la diagonale, les deux moitiés du carré ; nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont les bords conviennent le plus exactement, et par conséquent la mieux faite ; nous disputerons si cette égalité de partage doit avoir toujours lieu dans les parallélogrammes, dans les trapèzes, etc. On essayera quelquefois de prévoir le succès de l’expérience avant de la faire ; on tâchera de trouver des raisons, etc.
 
La géométrie n’est pour mon élève que l’art de se bien servir de la règle et du compas ; il ne doit point la confondre avec le dessin, où il n’emploiera ni l’un ni l’autre de ces instruments. La règle et le compas seront enfermés sous la clef, et l’on ne lui en accordera que rarement l’usage et pour peu de temps, afin qu’il ne s’accoutume pas à barbouiller ; mais nous pourrons quelquefois porter nos figures à la promenade, et causer de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire.
 
Je n’oublierai jamais d’avoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avait appris les rapports des contours et des surfaces en lui donnant chaque jour à choisir dans toutes les figures géométriques des gaufres isopérimètres. Le petit gourmand avait épuisé l’art d’Archimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à manger.
 
Quand un enfant joue au volant, il s’exerce l’œil et le bras à la justesse ; quand il fouette un sabot, il accroît sa force en s’en servant, mais sans rien apprendre. J’ai demandé quelquefois pourquoi l’on n’offrait pas aux enfants les mêmes jeux d’adresse qu’ont les hommes : la paume, le mail, le billard, l’arc, le ballon, les instruments de musique. On m’a répondu que quelques-uns de ces jeux étaient au-dessus de leurs forces, et que leurs membres et leurs organes n’étaient pas assez formés pour les autres. Je trouve ces raisons mauvaises : un enfant n’a pas la taille d’un homme, et ne laisse pas de porter un habit fait comme le sien. Je n’entends pas qu’il joue avec nos masses sur un billard haut de trois pieds ; je n’entends pas qu’il aille peloter dans nos tripots, ni qu’on charge sa petite main d’une raquette de paumier ; mais qu’il joue dans une salle dont on aura garanti les fenêtres ; qu’il ne se serve d’abord que de balles molles ; que ses premières raquettes soient de bois, puis de parchemin, et enfin de corde à boyau bandée à proportion de son progrès. Vous préférez le volant, parce qu’il fatigue moins et qu’il est sans danger. Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes ; mais il n’y en a pas une que ne fît fuir une balle en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas s’endurcir aux meurtrissures, et ce ne sont pas des contusions qu’attendent leurs visages. Mais nous, faits pour être vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine ? et de quelle défense serons-nous capables, si nous ne sommes jamais attaqués ? On joue toujours lâchement les jeux où l’on peut être maladroit sans risque : un volant qui tombe ne fait de mal à personne ; mais rien ne dégourdit les bras comme d’avoir à couvrir la tête, rien ne rend le coup d’œil si juste que d’avoir à garantir les yeux. S’élancer du bout d’une salle à l’autre, juger le bond d’une balle encore en l’air, la renvoyer d’une main forte et sûre ; de tels jeux conviennent moins à l’homme qu’ils ne servent à le former.
 
Les fibres d’un enfant, dit-on, sont trop molles ! Elles ont moins de ressort, mais elles en sont plus flexibles ; son bras est faible, mais enfin c’est un bras ; on en doit faire, proportion gardée, tout ce qu’on fait d’une autre machine semblable. Les enfants n’ont dans les mains nulle adresse ; c’est pour cela que je veux qu’on leur en donne : un homme aussi peu exercé qu’eux n’en aurait pas davantage ; nous ne pouvons connaître l’usage de nos organes qu’après les avoir employés. Il n’y a qu’une longue expérience qui nous apprenne à tirer parti de nous-mêmes, et cette expérience est la véritable étude à laquelle on ne peut trop tôt nous appliquer.
 
Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien n’est plus commun que de voir des enfants adroits découplés avoir dans les membres la même agilité que peut avoir un homme. Dans presque toutes les foires on en voit faire des équilibres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la corde. Durant combien d’années des troupes d’enfants n’ont-elles pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la Comédie italienne ! Qui est-ce qui n’a pas ouï parler en Allemagne et en Italie de la troupe pantomime du célèbre Nicolini ? Quelqu’un a-t-il jamais remarqué dans ces enfants des mouvements moins développés, des attitudes moins gracieuses, une oreille moins juste, une danse moins légère que dans les danseurs tout formés ? Qu’on ait d’abord les doigts épais, courts, peu mobiles, les mains potelées et peu capables de rien empoigner ; cela empêche-t-il que plusieurs enfants ne sachent écrire ou dessiner à l’âge où d’autres ne savent pas encore tenir le crayon ni la plume ? Tout Paris se souvient encore de la petite Anglaise qui faisait à dix ans des prodiges sur le clavecin [41]. J’ai vu chez un magistrat, son fils, petit bonhomme de huit ans, qu’on mettait sur la table au dessert, comme une statue au milieu des plateaux, jouer là d’un violon presque aussi grand que lui, et surprendre par son exécution les artistes mêmes.
 
Tous ces exemples et cent mille autre prouvent, ce me semble, que l’inaptitude qu’on suppose aux enfants pour nos exercices est imaginaire, et que, si on ne les voit point réussir dans quelques-uns, c’est qu’on ne les y a jamais exercés.
 
On me dira que je tombe ici, par rapport au corps, dans le défaut de la culture prématurée que je blâme dans les enfants par rapport à l’esprit. La différence est très grande ; car l’un de ces progrès n’est qu’apparent, mais l’autre est réel. J’ai prouvé que l’esprit qu’ils paraissent avoir, ils ne l’ont pas, au lieu que tout ce qu’ils paraissent faire ils le font. D’ailleurs, on doit toujours songer que tout ceci n’est ou ne doit être que jeu, direction facile et volontaire des mouvements que la nature leur demande, art de varier leurs amusements pour les leur rendre plus agréables, sans que jamais la moindre contrainte les tourne en travail ; car enfin, de quoi s’amuseront-ils dont je ne puisse faire un objet d’instruction pour eux ? et quand je ne le pourrais pas, pourvu qu’ils s’amusent sans inconvénient, et que le temps se passe, leur progrès en toute chose n’importe pas quant à présent ; au lieu que, lorsqu’il faut nécessairement leur apprendre ceci ou cela, comme qu’on s’y prenne, il est toujours impossible qu’on en vienne à bout sans contrainte, sans fâcherie, et sans ennui.
 
Ce que j’ai dit sur les deux sens dont l’usage est le plus continu et le plus important, peut servir d’exemple de la manière d’exercer les autres. La vue et le toucher s’appliquent également sur les corps en repos et sur les corps qui se meuvent ; mais comme il n’y a que l’ébranlement de l’air qui puisse émouvoir le sens de l’ouïe, il n’y a qu’un corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son ; et, si tout était en repos, nous n’entendrions jamais rien. La nuit donc, où, ne nous mouvant nous-mêmes qu’autant qu’il nous plaît, nous n’avons à craindre que les corps qui se meuvent, il nous importe d’avoir l’oreille alerte, et de pouvoir juger, par la sensation qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou petit, éloigné ou proche ; si son ébranlement est violent ou faible. L’air ébranlé est sujet à des répercussions qui le réfléchissent, qui, produisant des échos, répètent la sensation, et font entendre le corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui où il est. Si dans une plaine ou dans une vallée on met l’oreille à terre, on entend la voix des hommes et le pas des chevaux de beaucoup plus loin qu’en restant debout.
 
Comme nous avons comparé la vue au toucher, il est bon de la comparer de même à l’ouïe, et de savoir laquelle des deux impressions, partant à la fois du même corps, arrivera le plus tôt à son organe. Quand on voit le feu d’un canon, l’on peut encore se mettre à l’abri du coup ; mais sitôt qu’on entend le bruit, il n’est plus temps, le boulet est là. On peut juger de la distance où se fait le tonnerre par l’intervalle de temps qui se passe de l’éclair au coup. Faites en sorte que l’enfant connaisse toutes ces expériences ; qu’il fasse celles qui sont à sa portée, et qu’il trouve les autres par induction, mais j’aime cent fois mieux qu’il les ignore que s’il faut que vous les lui disiez.
 
Nous avons un organe qui répond à l’ouïe, savoir, celui de la voix ; nous n’en avons pas de même qui réponde à la vue, et nous ne rendons pas les couleurs comme les sons. C’est un moyen de plus pour cultiver le premier sens, en exerçant l’organe actif et l’organe passif l’un par l’autre.
 
L’homme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante ou articulée, la voix chantante ou mélodieuse, et la voix pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions, et qui anime le chant et la parole. L’enfant a ces trois sortes de voix ainsi que l’homme, sans les savoir allier de même ; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes, l’exclamation, les gémissements, mais il ne sait pas en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une musique parfaite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les enfants sont incapables de cette musique-là, et leur chant n’a jamais d’âme. De même, dans la voix parlante, leur langage n’a point d’accent ; ils crient, mais ils n’accentuent pas ; et comme dans leur discours il y a peu d’accent, il y a peu d’énergie dans leur voix. Notre élève aura le parler plus uni, plus simple encore, parce que ses passions, n’étant pas éveillées, ne mêleront point leur langage au sien. N’allez donc pas lui donner à réciter des rôles de tragédie et de comédie, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, à déclamer. Il aura trop de sens pour savoir donner un ton à des choses qu’il ne peut entendre, et de l’expression à des sentiments qu’il n’éprouvera jamais.
 
Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à bien articuler, à prononcer exactement et sans affectation, à connaître et à suivre l’accent grammatical et la prosodie, à donner toujours assez de voix pour être entendu, mais à n’en donner jamais plus qu’il ne faut ; défaut ordinaire aux enfants élevés dans les collèges : en toute chose rien de superflu.
 
De même, dans le chant, rendez sa voix juste, égale, flexible, sonore ; son oreille sensible à la mesure et à l’harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et théâtrale n’est pas de son âge ; je ne voudrais pas même qu’il chantât des paroles ; s’il en voulait chanter, je tâcherais de lui faire des chansons exprès, intéressantes pour son âge, et aussi simples que ses idées.
 
On pense bien qu’étant si peu pressé de lui apprendre à lire l’écriture, je ne le serai pas non plus de lui apprendre à lire la musique. Ecartons de son cerveau toute attention trop pénible, et ne nous hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention. Ceci, je l’avoue, semble avoir sa difficulté ; car, si la connaissance des notes ne paraît pas d’abord plus nécessaire pour savoir chanter que celle des lettres pour savoir parler, il y a pourtant cette différence, qu’en parlant nous rendons nos propres idées, et qu’en chantant nous ne rendons guère que celles d’autrui. Or, pour les rendre, il faut les lire.
 
Mais, premièrement, au lieu de les lire on peut les ouïr, et un chant se rend à l’oreille encore plus fidèlement qu’à l’œil. De plus, pour bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il la faut composer, et l’un doit s’apprendre avec l’autre, sans quoi l’on ne la sait jamais bien. Exercez votre petit musicien d’abord à faire des phrases bien régulières, bien cadencées ; ensuite à les lier entre elles par une modulation très simple, enfin à marquer leurs différents rapports par une ponctuation correcte ; ce qui se fait par le bon choix des cadences et des repos. Surtout jamais de chant bizarre, jamais de pathétique ni d’expression. Une mélodie toujours chantante et simple, toujours dérivante des cordes essentielles du ton, et toujours indiquant tellement la basse qu’il la sente et l’accompagne sans peine ; car, pour se former la voix et l’oreille, il ne doit jamais chanter qu’au clavecin.
 
Pour mieux marquer les sons, on les articule en les prononçant ; de là l’usage de solfier avec certaines syllabes. Pour distinguer les degrés, il faut donner des noms et à ces degrés et à leurs différents termes fixes ; de là les noms des intervalles, et aussi des lettres de l’alphabet dont on marque les touches du clavier et les notes de la gamme. C et A désignent des sons fixes invariables, toujours rendus par les mêmes touches. Ut et la sont autre chose. Ut est constamment la tonique d’un mode majeur, ou la médiante d’un mode mineur. La est constamment la tonique d’un mode mineur, ou la sixième note d’un mode majeur. Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rapports de notre système musical, et les syllabes marquent les termes homologues des rapports semblables en divers tons. Les lettres indiquent les touches du clavier, et les syllabes les degrés du mode. Les musiciens français ont étrangement brouillé ces distinctions ; ils ont confondu le sens des syllabes avec le sens des lettres ; et, doublant inutilement les signes des touches, ils n’en ont point laissé pour exprimer les cordes des tons ; en sorte que pour eux ut et C sont toujours la même chose ; ce qui n’est pas, et ne doit pas être, car alors de quoi servirait C ? Aussi leur manière de solfier est-elle d’une difficulté excessive sans être d’aucune utilité, sans porter aucune idée nette à l’esprit, puisque, par cette méthode, ces deux syllabes ut et mi, par exemple, peuvent également signifier une tierce majeure, mineure, superflue, ou diminuée. Par quelle étrange fatalité le pays du monde où l’on écrit les plus beaux livres sur la musique est-il précisément celui où on l’apprend le plus difficilement ?
 
Suivons avec notre élève une pratique plus simple et plus claire ; qu’il n’y ait pour lui que deux modes, dont les rapports soient toujours les mêmes et toujours indiqués par les mêmes syllabes. Soit qu’il chante ou qu’il joue d’un instrument, qu’il sache établir son mode sur chacun des douze tons qui peuvent lui servir de base, et que, soit qu’on module en D, en C, en G, etc., le finale soit toujours la ou ut, selon le mode. De cette manière, il vous concevra toujours ; les rapports essentiels du mode pour chanter et jouer juste seront toujours présents à son esprit, son exécution sera plus nette et son progrès plus rapide. Il n’y a rien de plus bizarre que ce que les Français appellent solfier au naturel ; c’est éloigner les idées de la chose pour en substituer d’étrangères qui ne font qu’égarer. Rien n’est plus naturel que de solfier par transposition, lorsque le mode est transposé. Mais c’en est trop sur la musique : enseignez-la comme vous voudrez, pourvu qu’elle ne soit jamais qu’un amusement.
 
Nous voilà bien avertis de l’état des corps étrangers par rapport au nôtre, de leur poids, de leur figure, de leur couleur, de leur solidité, de leur grandeur, de leur distance, de leur température, de leur repos, de leur mouvement. Nous sommes instruits de ceux qu’il nous convient d’approcher ou d’éloigner de nous, de la manière dont il faut nous y prendre pour vaincre leur résistance, ou pour leur en opposer une qui nous préserve d’en être offensés, mais ce n’est pas assez ; notre propre corps s’épuise sans cesse, il a besoin d’être sans cesse renouvelé. Quoique nous ayons la faculté d’en changer d’autres en notre propre substance, le choix n’est pas indifférent : tout n’est pas aliment pour l’homme ; et des substances qui peuvent l’être, il y en a de plus ou de moins convenables, selon la constitution de son espèce, selon le climat qu’il habite, selon son tempérament particulier, et selon la manière de vivre que lui prescrit son état.
 
Nous mourrions affamés ou empoisonnés, s’il fallait attendre, pour choisir les nourritures qui nous conviennent, que l’expérience nous eût appris à les connaître et à les choisir ; mais la suprême bonté, qui a fait du plaisir des êtres sensibles l’instrument de leur conservation, nous avertit, par ce qui plaît à notre palais, de ce qui convient à notre estomac. Il n’y a point naturellement pour l’homme de médecin plus sûr que son propre appétit ; et, à le prendre dans son état primitif, je ne doute point qu’alors les aliments qu’il trouvait les plus agréables ne lui fussent aussi les plus sains.
 
Il y a plus. L’Auteur des choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu’il nous donne, mais encore à ceux que nous nous donnons nous-mêmes ; et c’est pour nous mettre toujours le désir à côté du besoin, qu’il fait que nos goûts changent et s’altèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l’état de nature, plus nous perdons de nos goûts naturels ; ou plutôt l’habitude nous fait une seconde nature que nous substituons tellement à la première, que nul d’entre nous ne connaît plus celle-ci.
 
Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être aussi les plus simples ; car ce sont ceux qui se transforment le plus aisément ; au lieu qu’en s’aiguisant, en s’irritant par nos fantaisies, ils prennent une forme qui ne change plus. L’homme qui n’est encore d’aucun pays se fera sans peine aux usages de quelques pays que ce soit ; mais l’homme d’un pays ne devient plus celui d’un autre.
 
Ceci me paraît vrai dans tous les sens, et bien plus encore, appliqué au goût proprement dit. Notre premier aliment est le lait ; nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes ; d’abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes grillées, sans assaisonnement et sans sel, firent les festins des premiers hommes [42]. La première fois qu’un sauvage boit du vin, il fait la grimace et le rejette ; et même parmi nous quiconque a vécu jusqu’à vingt ans sans goûter de liqueurs fermentées ne peut plus s’y accoutumer ; nous serions tous abstèmes si l’on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples, plus ils sont universels ; les répugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût l’eau ni le pain ? Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre règle. Conservons à l’enfant son goût primitif le plus qu’il est possible ; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise qu’à des saveurs peu relevées, et ne se forme point un goût exclusif.
 
Je n’examine pas ici si cette manière de vivre est plus saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que c’est la plus conforme à la nature, et celle qui peut le plus aisément se plier à tout autre. Ceux qui disent qu’il faut accoutumer les enfants aux aliments dont ils useront étant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être la même, tandis que leur manière de vivre est si différente ? Un homme épuisé de travail, de soucis, de peines, a besoin d’aliments succulents qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau ; un enfant qui vient de s’ébattre, et dont le corps croît, a besoin d’une nourriture abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. D’ailleurs l’homme fait a déjà son état, son emploi, son domicile ; mais qui est-ce qui peut être sûr de ce que la fortune réserve à l’enfant ? En toute chose ne lui donnons point une forme si déterminée, qu’il lui en coûte trop d’en changer au besoin. Ne faisons pas qu’il meure de faim dans d’autres pays, s’il ne traîne partout à sa suite un cuisinier français, ni qu’il dise un jour qu’on ne sait manger qu’en France. Voilà, par parenthèse, un plaisant éloge ! Pour moi, je dirais au contraire qu’il n’y a que les Français qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables.
 
De nos sensations diverses, le goût donne celles qui généralement nous affectent le plus. Aussi sommes-nous plus intéressés à bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre, que de celle qui ne font que l’environner. Mille choses sont indifférentes au toucher, à l’ouïe, à la vue ; mais il n’y a presque rien d’indifférent au goût.
 
De plus, l’activité de ce sens est toute physique et matérielle ; il est le seul qui ne dit rien à l’imagination, du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins ; au lieu que l’imitation et l’imagination mêlent souvent du moral à l’impression de tous les autres. Aussi, généralement, les cœurs tendres et voluptueux, les caractères passionnés et vraiment sensibles, faciles à émouvoir par les autres sens, sont-ils assez tièdes sur celui-ci. De cela même qui semble mettre le goût au-dessous d’eux, et rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, je conclurais au contraire que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche. Le mobile de la gourmandise est surtout préférable à celui de la vanité, en ce que la première est un appétit de la nature, tenant immédiatement au sens, et que la seconde est un ouvrage de l’opinion, sujet au caprice des hommes et à toutes sortes d’abus. La gourmandise est la passion de l’enfance ; cette passion ne tient devant aucune autre ; à la moindre concurrence elle disparaît. Eh ! croyez-moi, l’enfant ne cessera que trop tôt de songer à ce qu’il mange ; et quand son cœur sera trop occupé, son palais ne l’occupera guère. Quand il sera grand, mille sentiments impétueux donneront le change à la gourmandise, et ne feront qu’irriter la vanité ; car cette dernière passion seule fait son profit des autres, et à la fin les engloutit toutes. J’ai quelquefois examiné ces gens qui donnaient de l’importance aux bons morceaux, qui songeaient, en s’éveillant, à ce qu’ils mangeraient dans la journée, et décrivaient un repas avec plus d’exactitude que n’en met Polybe à décrire un combat ; j’ai trouvé que tous ces prétendus hommes n’étaient que des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans consistance, fruges consumere nati. La gourmandise est le vice des cœurs qui n’ont point d’étoffe. L’âme d’un gourmand est toute dans son palais ; il n’est fait que pour manger ; dans sa stupide incapacité, il n’est qu’à table à sa place, il ne sait juger que des plats ; laissons-lui sans regret cet emploi ; mieux lui vaut celui-là qu’un autre, autant pour nous que pour lui.
 
Craindre que la gourmandise ne s’enracine dans un enfant capable de quelque chose est une précaution de petit esprit. Dans l’enfance on ne songe qu’à ce qu’on mange ; dans l’adolescence on n’y songe plus ; tout nous est bon, et l’on a bien d’autres affaires. Je ne voudrais pourtant pas qu’on allât faire un usage indiscret d’un ressort si bas, ni étayer d’un bon morceau l’honneur de faire une belle action. Mais je ne vois pas pourquoi, toute l’enfance n’étant ou ne devant être que jeux et folâtres amusements, des exercices purement corporels n’auraient pas un prix matériel et sensible. Qu’un petit Majorquin, voyant un panier sur le haut d’un arbre, l’abatte à coup de fronde, n’est-il pas bien juste qu’il en profite, et qu’un bon déjeuner répare la force qu’il use à le gagner [43] ? Qu’un jeune Spartiate, à travers les risques de cent coups de fouet, se glisse habilement dans une cuisine ; qu’il y vole un renardeau tout vivant, qu’en l’emportant dans sa robe il en soit égratigné, mordu, mis en sang, et que, pour n’avoir pas la honte d’être surpris, l’enfant se laisse déchirer les entrailles sans sourciller, sans pousser un seul cri, n’est-il pas juste qu’il profite enfin de sa proie, et qu’il la mange après en avoir été mangé ? Jamais un bon repas ne doit être une récompense ; mais pourquoi ne serait-il pas quelquefois l’effet des soins qu’on a pris pour se le procurer ? Émile ne regarde point le gâteau que j’ai mis sur la pierre comme le prix d’avoir bien couru ; il sait seulement que le seul moyen d’avoir ce gâteau est d’y arriver plus tôt qu’un autre.
 
Ceci ne contredit point les maximes que j’avancais tout à l’heure sur la simplicité des mets, car, pour flatter l’appétit des enfants, il ne s’agit pas d’exciter leur sensualité, mais seulement de la satisfaire ; et cela s’obtiendra par les choses du monde les plus communes, si l’on ne travaille pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel, qu’excite le besoin de croître, est un assaisonnement sûr qui leur tient lieu de beaucoup d’autres. Des fruits, du laitage, quelque pièce de four un peu plus délicate que le pain ordinaire, surtout l’art de dispenser sobrement tout cela : voilà de quoi mener des armées d’enfants au bout du monde sans leur donner du goût pour les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais.
 
Une des preuves que le goût de la viande n’est pas naturel à l’homme, est l’indifférence que les enfants ont pour ce mets-là, et la préférence qu’ils donnent tous à des nourritures végétales, telles que le laitage, la pâtisserie, les fruits, etc. Il importe surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif, et de ne point rendre les enfants carnassiers ; si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère ; car, de quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes ; cette observation est de tous les lieux et de tous les temps. La barbarie anglaise est connue [44] ; les Gaures, au contraire, sont les plus doux des hommes [45]. Tous les sauvages sont cruels ; et leurs mœurs ne les portent point à l’être : cette cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre comme à la chasse, et traitent les hommes comme des ours. En Angleterre même les bouchers ne sont pas reçus en témoignage [46], non plus que les chirurgiens. Les grands scélérats s’endurcissent au meurtre en buvant du sang. Homère fait des Cyclopes, mangeurs de chair, des hommes affreux, et des Lotophages un peuple si aimable, qu’aussitôt qu’on avait essayé de leur commerce, on oubliait jusqu’à son pays pour vivre avec eux.
 
« Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore s’abstenait de manger de la chair des bêtes ; mais moi je te demande au contraire quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d’une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d’auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cœur d’un être sensible ? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre ? Comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense ? Comment put-il supporter l’aspect des chairs pantelantes ? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d’horreur, quand il vint à manier l’ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait ?
 
Les peaux rampaient sur la terre écorchées,
 
Les chairs au feu mugissaient embrochées ;
 
L’homme ne put les manger sans frémir,
 
Et dans son sein les entendit gémir.
 
« Voilà ce qu’il dut imaginer et sentir la première fois qu’il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première fois qu’il eut faim d’une bête en vie, qu’il voulut se nourrir d’un animal qui paissait encore, et qu’il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains. C’est de ceux qui commencèrent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, qu’on a lieu de s’étonner : encore ces premiers-là pourraient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, et dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu’eux.
 
« Mortels bien-aimés des dieux, nous diraient ces premiers hommes, comparez les temps, voyez combien vous êtes heureux et combien nous étions misérables ! La terre nouvellement formée et l’air chargé de vapeurs étaient encore indociles à l’ordre des saisons ; le cours incertain des fleuves dégradait leurs rives de toutes parts ; des étangs, des lacs, de profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface du monde ; l’autre quart était couvert de bois et de forêts stériles. La terre ne produisait nuls bons fruits ; nous n’avions nuls instruments de labourage ; nous ignorions l’art de nous en servir, et le temps de la moisson ne venait jamais pour qui n’avait rien semé. Ainsi la faim ne nous quittait point. L’hiver, la mousse et l’écorce des arbres étaient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruyères étaient pour nous un régal ; et quand les hommes avaient pu trouver des faînes, des noix ou du gland, ils en dansaient de joie autour d’un chêne ou d’un hêtre au son de quelque chanson rustique, appelant la terre leur nourrice et leur mère : c’était là leur seule fête ; c’étaient leurs uniques jeux ; tout le reste de la vie humaine n’était que douleur, peine et misère.
 
« Enfin, quand la terre dépouillée et nue ne nous offrait plus rien, forcés d’outrager la nature pour nous conserver, nous mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de périr avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à verser du sang ? Voyez quelle affluence de biens vous environne ! combien de fruits vous produit la terre ! que de richesses vous donnent les champs et les vignes ! que d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toison pour vous habiller ! Que leur demandez-vous de plus ? et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres ? Pourquoi mentez-vous contre votre mère en l’accusant de ne pouvoir vous nourrir ? Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes ? comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain ! Comment avez-vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent ? Les panthères et les lions, que vous appelez bêtes féroces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu’elles, vous combattez l’instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres : vous ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les imitez ; vous n’avez faim que des bêtes innocentes et douces qui ne font de mal à personne, qui s’attachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix de leurs services.
 
« O meurtrier contre nature ! si tu t’obstines à soutenir qu’elle t’a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d’os, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc l’horreur qu’elle t’inspire pour ces affreux repas ; tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas ; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours ; mords ce bœuf et le mets en pièces ; enfonce tes griffes dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis ! tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante ! Homme pitoyable ! tu commences par tuer l’animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas assez : la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter ; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l’assaisonner de drogues qui la déguisent : il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour t’ôter l’horreur du meurtre et t’habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étrange, et savoure avec plaisir des cadavres dont l’œil même eût eu peine à souffrir l’aspect. »
 
Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je n’ai pu résister à la tentation de le transcrire, et je crois que peu de lecteurs m’en sauront mauvais gré.
 
Au reste, quelque sorte de régime que vous donniez aux enfants, pourvu que vous ne les accoutumiez qu’à des mets communs et simples, laissez-les manger, courir et jouer tant qu’il leur plaît ; puis soyez sûrs qu’ils ne mangeront jamais trop et n’auront point d’indigestions ; mais si vous les affamez la moitié du temps, et qu’ils trouvent le moyen d’échapper à votre vigilance, ils se dédommageront de toute leur force, ils mangeront jusqu’à regorger, jusqu’à crever. Notre appétit n’est démesuré que parce que nous voulons lui donner d’autres règles que celles de la nature ; toujours réglant, prescrivant, ajoutant, retranchant, nous ne faisons rien que la balance à la main ; mais cette balance est à la mesure de nos fantaisies, et non pas à celle de notre estomac. J’en reviens toujours à mes exemples. Chez les paysans, la huche et le fruitier sont toujours ouverts, et les enfants, non plus que les hommes, n’y savent ce que c’est qu’indigestions.
 
S’il arrivait pourtant qu’un enfant mangeât trop, ce que je ne crois pas possible par ma méthode, avec des amusements de son goût il est si aisé de le distraire, qu’on parviendrait à l’épuiser d’inanition sans qu’il y songeât. Comment des moyens si sûrs et si faciles échappent-ils à tous les instituteurs ? Hérodote raconte que les Lydiens, pressés d’une extrême disette, s’avisèrent d’inventer les jeux et d’autres divertissements avec lesquels ils donnaient le change à leur faim, et passaient des jours entiers sans songer à manger [47]. Vos savants instituteurs ont peut-être lu cent fois ce passage, sans voir l’application qu’on peut en faire aux enfants. Quelqu’un d’eux me dira peut-être qu’un enfant ne quitte pas volontiers son dîner pour aller étudier sa leçon. Maître, vous avez raison : je ne pensais pas à cet amusement-là.
 
Le sens de l’odorat est au goût ce que celui de la vue est au toucher ; il le prévient, il l’avertit de la manière dont telle ou telle substance doit l’affecter, et dispose à la rechercher ou à la fuir, selon l’impression qu’on en reçoit d’avance. J’ai ouï dire que les sauvages avaient l’odorat tout autrement affecté que le nôtre, et jugeaient tout différemment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi, je le croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes sont des sensations faibles ; elles ébranlent plus l’imagination que le sens, et n’affectent pas tant par ce qu’elles donnent que par ce qu’elles font attendre. Cela supposé, les goûts des uns, devenus, par leurs manières de vivre, si différents des goûts des autres, doivent leur faire porter des jugements bien opposés des saveurs, et par conséquent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de plaisir un quartier puant de cheval mort, qu’un de nos chasseurs, une perdrix à moitié pourrie.
 
Nos sensations oiseuses, comme d’être embaumés des fleurs d’un parterre, doivent être insensibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à se promener, et qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés ne sauraient prendre un grand plaisir à des parfums qui n’annoncent rien à manger.
 
L’odorat est le sens de l’imagination ; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau ; c’est pour cela qu’il ranime un moment le tempérament, et l’épuise à la longue. Il a dans l’amour des effets assez connus ; le doux parfum d’un cabinet de toilette n’est pas un piège aussi faible qu’on pense ; et je ne sais s’il faut féliciter ou plaindre l’homme sage et peu sensible que l’odeur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter.
 
L’odorat ne doit donc pas être fort actif dans le premier âge, où l’imagination, que peu de passions ont encore animée, n’est guère susceptible d’émotion, et où l’on n’a pas encore assez d’expérience pour prévoir avec un sens ce que nous en promet un autre. Aussi cette conséquence est-elle parfaitement confirmée par l’observation ; et il est certain que ce sens est encore obtus et presque hébété chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit en eux aussi fine et peut-être plus que dans les hommes, mais parce que, n’y joignant aucune autre idée, ils ne s’en affectent pas aisément d’un sentiment de plaisir ou de peine, et qu’ils n’en sont ni flattés ni blessés comme nous. Je crois que, sans sortir du même système, et sans recourir à l’anatomie comparée des deux sexes, on trouverait aisément la raison pourquoi les femmes en général s’affectent plus vivement des odeurs que les hommes.
 
On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur jeunesse l’odorat si subtil, que, quoiqu’ils aient des chiens, ils ne daignent pas s’en servir à la chasse, et se servent de chiens à eux-mêmes. Je conçois, en effet, que si l’on élevait les enfants à éventer leur dîner, comme le chien évente le gibier, on parviendrait peut-être à leur perfectionner l’odorat au même point ; mais je ne vois pas au fond qu’on puisse en eux tirer de ce sens un usage fort utile, si ce n’est pour leur faire connaître ses rapports avec celui du goût. La nature a pris soin de nous forcer à nous mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l’action de ce dernier sens presque inséparable de celle de l’autre, en rendant leurs organes voisins, et plaçant dans la bouche une communication immédiate entre les deux, en sorte que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je voudrais seulement qu’on n’altérât pas ces rapports naturels pour tromper un enfant, en couvrant, par exemple, d’un aromate agréable le déboire d’une médecine ; car la discorde des deux sens est trop grande alors pour pouvoir l’abuser ; le sens le plus actif absorbant l’effet de l’autre, il n’en prend pas la médecine avec moins de dégoût ; ce dégoût s’étend à toutes les sensations qui le frappent en même temps ; à la présence de la plus faible, son imagination lui rappelle aussi l’autre ; un parfum très suave n’est plus pour lui qu’une odeur dégoûtante ; et c’est ainsi que nos indiscrètes précautions augmentent la somme des sensations déplaisantes aux dépens des agréables.
 
Il me reste à parler dans les livres suivants de la culture d’une espèce de sixième sens, appelé sens commun, moins parce qu’il est commun à tous les hommes, que parce qu’il résulte de l’usage bien réglé des autres sens, et qu’il nous instruit de la nature des choses par le concours de toutes leurs apparences. Ce sixième sens n’a point par conséquent d’organe particulier : il ne réside que dans le cerveau, et ses sensation, purement internes, s’appellent perceptions ou idées. C’est par le nombre de ces idées que se mesure l’étendue de nos connaissances : c’est leur netteté, leur clarté, qui fait la justesse de l’esprit ; c’est l’art de les comparer entre elles qu’on appelle raison humaine. Ainsi ce que j’appelais raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations ; et ce que j’appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées simples.
 
Supposant donc que ma méthode soit celle de la nature, et que je ne me sois pas trompé dans l’application, nous avons amené notre élève, à travers les pays des sensations, jusqu’aux confins de la raison puérile : le premier pas que nous allons faire au delà doit être un pas d’homme. Mais, avant d’entrer dans cette nouvelle carrière, jetons un moment les yeux sur celle que nous venons de parcourir. Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait ; mais considérons un enfant fait : ce spectacle sera plus nouveau pour nous, et ne sera peut-être pas moins agréable.
 
L’existence des êtres finis est si pauvre et si bornée que, quand nous ne voyons que ce qui est, nous ne sommes jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les objets réels ; et si l’imagination n’ajoute un charme à ce qui nous frappe, le stérile plaisir qu’on y prend se borne à l’organe, et laisse toujours le cœur froid. La terre, parée des trésors de l’automne, étale une richesse que l’œil admire : mais cette admiration n’est point touchante ; elle vient plus de la réflexion que du sentiment. Au printemps, la campagne presque nue n’est encore couverte de rien, les bois n’offrent point d’ombre, la verdure ne fait que de poindre, et le cœur est touché à son aspect. En voyant renaître ainsi la nature, on se sent ranimer soi-même ; l’image du plaisir nous environne ; ces compagnes de la volupté, ces douces larmes, toujours prêtes à se joindre à tout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de nos paupières ; mais l’aspect des vendanges a beau être animé, vivant, agréable, on le voit toujours d’un œil sec.
 
Pourquoi cette différence ? C’est qu’au spectacle du printemps l’imagination joint celui des saisons qui le doivent suivre ; à ces tendres bourgeons que l’œil aperçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois les mystères qu’ils peuvent couvrir. Elle réunit en un point des temps qui doivent se succéder, et voit moins les objets comme ils seront que comme elle les désire, parce qu’il dépend d’elle de les choisir. En automne, au contraire, on n’a plus voir que ce qui est. Si l’on veut arriver au printemps, l’hiver nous arrête, et l’imagination glacée expire sur la neige et sur les frimas.
 
Telle est la source du charme qu’on trouve à contempler une belle enfance préférablement à la perfection de l’âge mûr. Quand est-ce que nous goûtons un vrai plaisir à voir un homme ? c’est quand la mémoire de ses actions nous fait rétrograder sur sa vie, et le rajeunit, pour ainsi dire, à nos yeux. Si nous sommes réduits à le considérer tel qu’il est, ou à le supposer tel qu’il sera dans sa vieillesse, l’idée de la nature déclinante efface tout notre plaisir. Il n’y en a point à voir avancer un homme à grands pas vers sa tombe, et l’image de la mort enlaidit tout.
 
Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans, sain, vigoureux, bien formé pour son âge, il ne me fait pas naître une idée qui ne soit agréable, soit pour le présent, soit pour l’avenir : je le vois bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans longue et pénible prévoyance, tout entier à son être actuel, et jouissant d’une plénitude de vie qui semble vouloir s’étendre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge, exerçant le sens, l’esprit, les forces, qui se développent en lui de jour en jour, et dont il donne à chaque instant de nouveaux indices ; je le contemple enfant, et il me plaît ; je l’imagine homme, et il me plaît davantage ; son sang ardent semble réchauffer le mien ; je crois vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit.
 
L’heure sonne, quel changement ! À l’instant son œil se ternit, sa gaieté s’efface ; adieu la joie, adieu les folâtres jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main, lui dit gravement : Allons, monsieur, et l’emmène. Dans la chambre où ils entrent j’entrevois des livres. Des livres ! quel triste ameublement pour son âge ! Le pauvre enfant se laisse entraîner, tourne un œil de regret sur tout ce qui l’environne, se tait, et part, les yeux gonflés de pleurs qu’il n’ose répandre, et le cœur gros de soupirs qu’il n’ose exhaler.
 
O toi qui n’as rien de pareil à craindre, toi pour qui nul temps de la vie n’est un temps de gêne et d’ennui ; toi qui vois venir le jour sans inquiétude, la nuit sans impatience, et ne comptes les heures que par tes plaisirs, viens, mon heureux, mon aimable élève, nous consoler par ta présence du départ de cet infortuné ; viens... Il arrive, et je sens à son approche un mouvement de joie que je lui vois partager. C’est son ami, son camarade, c’est le compagnon de ses jeux qu’il aborde ; il est bien sûr, en me voyant, qu’il ne restera pas longtemps sans amusement ; nous ne dépendons jamais l’un de l’autre, mais nous nous accordons toujours, et nous ne sommes avec personne aussi bien qu’ensemble.
 
Sa figure, son port, sa contenance, annoncent l’assurance et le contentement ; la santé brille sur son visage ; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur ; son teint, délicat encore sans être fade, n’a rien d’une mollesse efféminée ; l’air et le soleil y ont déjà mis l’empreinte honorable de son sexe ; ses muscles, encore arrondis, commencent à marquer quelques traits d’une physionomie naissante ; ses yeux, que le feu du sentiment n’anime point encore, ont au moins toute leur sérénité native [48], de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin n’ont point sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvements prompts, mais sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de l’indépendance, l’expérience des exercices multipliés. Il a l’air ouvert et libre, mais non pas insolent ni vain : son visage, qu’on n’a pas collé sur des livres, ne tombe point sur son estomac ; on n’a pas besoin de lui dire : Levez la tête ; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser.
 
Faisons-lui place au milieu de l’assemblée : messieurs, examinez-le, interrogez-le en toute confiance ; ne craignez ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indiscrètes. N’ayez pas peur qu’il s’empare de vous, qu’il prétende vous occuper de lui seul, et que vous ne puissiez plus vous en défaire.
 
N’attendez pas non plus de lui des propos agréables, ni qu’il vous dise ce que je lui aurai dicté ; n’en attendez que la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira le mal qu’il a fait ou celui qu’il pense, tout aussi librement que le bien, sans s’embarrasser en aucune sorte de l’effet que fera sur vous ce qu’il aura dit : il usera de la parole dans toute la simplicité de sa première institution.
 
L’on aime à bien augurer des enfants, et l’on a toujours regret à ce flux d’inepties qui vient presque toujours renverser les espérances qu’on voudrait tirer de quelque heureuse rencontre qui par hasard leur tombe sur la langue. Si le mien donne rarement de telles espérances, il ne donnera jamais ce regret ; car il ne dit jamais un mot inutile, et ne s’épuise pas sur un babil qu’il sait qu’on n’écoute point. Ses idées sont bornées, mais nettes ; s’il ne sait rien par cœur, il sait beaucoup par expérience ; s’il lit moins bien qu’un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature ; son esprit n’est pas dans sa langue, mais dans sa tête ; il a moins de mémoire que de jugement ; il ne sait parler qu’un langage, mais il entend ce qu’il dit ; et s’il ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche, il fait mieux qu’ils ne font.
 
Il ne sait ce que c’est que routine, usage, habitude ; ce qu’il fit hier n’influe point sur ce qu’il fait aujourd’hui [49] : il ne suit jamais de formule, ne cède point à l’autorité ni à l’exemple, et n’agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi n’attendez pas de lui des discours dictés ni des manières étudiées, mais toujours l’expression fidèle de ses idées et la conduite qui naît de ses penchants.
 
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l’état relatif des hommes : et de quoi lui serviraient-elles, puisqu’un enfant n’est pas encore un membre actif de la société ? Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même ; il peut en savoir jusque-là, il sait pourquoi ce qui est à lui est à lui, et pourquoi ce qui n’est pas à lui n’est pas à lui : passé cela, il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir, d’obéissance, il ne sait ce que vous voulez dire ; commandez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas ; mais dites-lui : Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrais dans l’occasion ; à l’instant il s’empressera de vous complaire, car il ne demande pas mieux que d’étendre son domaine, et d’acquérir sur vous des droits qu’il sait être inviolables. Peut-être même n’est-il pas fâché de tenir une place, de faire nombre, d’être compté pour quelque chose ; mais s’il a ce dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature, et vous n’avez pas bien bouché d’avance toutes les portes de la vanité.
 
De son côté, s’il a besoin de quelque assistance, il la demandera indifféremment au premier qu’il rencontre ; il la demanderait au roi comme à son laquais : tous les hommes sont encore égaux à ses yeux. Vous voyez, à l’air dont il prie, qu’il sent qu’on ne lui doit rien ; il sait que ce qu’il demande est une grâce. Il sait aussi que l’humanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laconiques. Sa voix, son regard, son geste sont d’un être également accoutumé à la complaisance et au refus. Ce n’est ni la rampante et servile soumission d’un esclave, ni l’impérieux accent d’un maître ; c’est une modeste confiance en son semblable, c’est la noble et touchante douceur d’un être libre, mais sensible et faible, qui implore l’assistance d’un être libre, mais fort et bienfaisant. Si vous lui accordez ce qu’il vous demande, il ne vous remerciera pas, mais il sentira qu’il a contracté une dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point, il n’insistera point, il sait que cela serait inutile. Il ne se dira point : On m’a refusé ; mais il se dira : Cela ne pouvait pas être ; et, comme je l’ai déjà dit, on ne se mutine guère contre la nécessité bien reconnue.
 
Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien dire ; considérez ce qu’il fera et comment il s’y prendra. N’ayant pas besoin de se prouver qu’il est libre, il ne fait jamais rien par étourderie, et seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-même : ne sait-il pas qu’il est toujours maître de lui ? Il est alerte, léger, dispos ; ses mouvements ont toute la vivacité de son âge, mais vous n’en voyez pas un qui n’ait une fin. Quoi qu’il veuille faire, il n’entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bien éprouvées et les connaît ; ses moyens seront toujours appropriés à ses desseins, et rarement il agira sans être assuré du succès. Il aura l’œil attentif et judicieux ; il n’ira pas niaisement interrogeant les autres sur tout ce qu’il voit ; mais il l’examinera lui-même et se fatiguera pour trouver ce qu’il veut apprendre, avant de le demander. S’il tombe dans des embarras imprévus, il se troublera moins qu’un autre ; s’il y a du risque, il s’effrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et qu’on n’a rien fait pour l’animer, il ne voit que ce qui est, n’estime les dangers que ce qu’ils valent, et garde toujours son sang-froid. La nécessité s’appesantit trop souvent sur lui pour qu’il regimbe encore contre elle ; il en porte le joug dès sa naissance, l’y voilà bien accoutumé ; il est toujours prêt à tout.
 
Qu’il s’occupe ou qu’il s’amuse, l’un et l’autre est égal pour lui ; ses jeux sont ses occupations, il n’y sent point de différence. Il met à tout ce qu’il fait un intérêt qui fait rire et une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour de son esprit et la sphère de ses connaissances. N’est-ce pas le spectacle de cet âge, un spectacle charmant et doux, de voir un joli enfant, l’œil vif et gai, l’air content et serein, la physionomie ouverte et riante, faire, en se jouant, les choses les plus sérieuses, ou profondément occupé des plus frivoles amusements ?
 
Voulez-vous à présent le juger par comparaison ? Mêlez-le avec d’autres enfants, et laissez-le faire. Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfants de la ville, nul n’est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu’aucun autre. Parmi de jeunes paysans, il les égale en force et les passe en adresse. Dans tout ce qui est à portée de l’enfance, il juge, il raisonne, il prévoit mieux qu’eux tous. Est-il question d’agir, de courir, de sauter, d’ébranler des corps, d’enlever des masses, d’estimer des distances, d’inventer des jeux, d’emporter des prix ? on dirait que la nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier toute chose à ses volontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses égaux : le talent, l’expérience, lui tiennent lieu de droit et d’autorité. Donnez-lui l’habit et le nom qu’il vous plaira, peu importe, il primera partout, il deviendra partout le chef des autres ; ils sentiront toujours sa supériorité sur eux ; sans vouloir commander, il sera le maître ; sans croire obéir, ils obéiront.
 
Il est parvenu à la maturité de l’enfance, il a vécu de la vie d’un enfant, il n’a point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur ; au contraire, ils ont concouru l’un à l’autre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l’être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous n’aurons point à pleurer à la fois sa vie et sa mort, nous n’aigrirons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées ; nous nous dirons : Au moins il a joui de son enfance ; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné.
 
Le grand inconvénient de cette première éducation est qu’elle n’est sensible qu’aux hommes clairvoyants, et que, dans un enfant élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires ne voient qu’un polisson. Un précepteur songe à son intérêt plus qu’à celui de son disciple ; il s’attache à prouver qu’il ne perd pas son temps, et qu’il gagne bien l’argent qu’on lui donne ; il le pourvoit d’un acquis de facile étalage et qu’on puisse montrer quand on veut ; il n’importe que ce qu’il lui apprend soit utile, pourvu qu’il se voie aisément. Il accumule, sans choix, sans discernement, cent fatras dans sa mémoire. Quand il s’agit d’examiner l’enfant, on lui fait déployer sa marchandise ; il l’étale, on est content ; puis il replie son ballot, et s’en va. Mon élève n’est pas si riche, il n’a point de ballot à déployer, il n’a rien à montrer que lui-même. Or un enfant, non plus qu’un homme, ne se voit pas en un moment. Où sont les observateurs qui sachent saisir au premier coup d’œil les traits qui le caractérisent ? Il en est, mais il en est peu ; et sur cent mille pères, il ne s’en trouvera pas un de ce nombre.
 
Les questions trop multipliées ennuient et rebutent tout le monde, à plus forte raison les enfants. Au bout de quelques minutes leur attention se lasse, ils n’écoutent plus ce qu’un obstiné questionneur leur demande, et ne répondent plus qu’au hasard. Cette manière de les examiner est vaine et pédantesque ; souvent un mot pris à la volée peint mieux leur sens et leur esprit que ne feraient de longs discours ; mais il faut prendre garde que ce mot ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de jugement soi-même pour apprécier celui d’un enfant.
 
J’ai ouï raconter à feu milord Hyde qu’un de ses amis, revenu d’Italie après trois ans d’absence, voulut examiner les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un soir se promener avec son gouverneur et lui dans une plaine où des écoliers s’amusaient à guider des cerfs-volants. Le père en passant dit à son fils : Où est le cerf-volant dont voilà l’ombre ? Sans hésiter, sans lever la tête, l’enfant dit : Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait milord Hyde, le grand chemin était entre le soleil et nous. Le père, à ce mot, embrasse son fils, et, finissant là son examen, s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoya au gouverneur l’acte d’une pension viagère outre ses appointements.
 
Quel homme que ce père-là ! et quel fils lui était promis ! La question est précisément de l’âge : la réponse est bien simple ; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle suppose ! C’est ainsi que l’élève d’Aristote apprivoisait ce coursier célèbre qu’aucun écuyer n’avait pu dompter.
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