« Un début dans la vie » : différence entre les versions

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Pierrotin, homme de quarante ans, était déjà père de famille. Sorti de la cavalerie à l’époque de licenciement de 1815, ce brave garçon avait succédé à son père, qui menait de l’Isle-Adam à Paris un coucou d’allure assez capricieuse. Après avoir épousé la fille d’un petit aubergiste, il donna de l’extension au service de l’Isle-Adam, le régularisa, se fit remarquer par son intelligence et par une exactitude militaire. Leste, décidé, Pierrotin (ce nom devait être un surnom) imprimait, par la mobilité de sa physionomie, à sa figure rougeaude et faite aux intempéries une expression narquoise qui ressemblait à un air spirituel. Il ne manquait d’ailleurs pas de cette facilité de parler qui s’acquiert à force de voir le monde et différents pays. Sa voix, par l’habitude de s’adresser à des chevaux et de crier gare, avait contracté de la rudesse ; mais il prenait un ton doux avec les bourgeois. Son costume, comme celui des messagers du second ordre, consistait en de bonnes grosses bottes pesantes de clous, faites à l’Isle-Adam, et un pantalon de gros velours vert-bouteille, et une veste de semblable étoffe, mais par-dessus laquelle, pendant l’exercice de ses fonctions, il portait une blouse bleue, ornée au col, aux épaules et aux poignets de broderies multicolores. Une casquette à visière lui couvrait la tête. L’état militaire avait laissé dans les moeurs de Pierrotin un grand respect pour les supériorités sociales, et l’habitude de l’obéissance aux gens des hautes classes ; mais s’il se familiarisait volontiers avec les petits bourgeois, il respectait toujours les femmes à quelque classe sociale qu’elles appartinssent. Néanmoins, à force de brouetter le monde, pour employer une de ses expressions, il avait fini par regarder ses voyageurs comme des paquets qui marchaient, et qui dès lors exigeaient moins de soins que les autres, l’objet essentiel de la messagerie.
 
 
 
Averti par le mouvement général qui, depuis la paix, révolutionnait sa partie, Pierrotin ne voulait pas se laisser gagner par le progrès des lumières. Aussi, depuis la belle saison, parlait-il beaucoup d’une certaine grande voiture commandée aux Farry, Breilmann et Compagnie, les meilleurs carrossiers de diligences, et nécessitée par l’affluence croissante des voyageurs. Le matériel de Pierrotin consistait alors en deux voitures. L’une, qui servait en hiver et la seule qu’il présentât aux agents du Fisc, lui venait de son père, et tenait du coucou. Les flancs arrondis de cette voiture permettaient d’y placer six voyageurs sur deux banquettes d’une dureté métallique, quoique couvertes en velours d’Utrecht jaune. Ces deux banquettes étaient séparées par une barre de bois qui s’ôtait et se remettait à volonté dans deux rainures pratiquées à chaque paroi intérieure, à la hauteur de dos de patient. Cette barre, perfidement enveloppée de velours et que Pierrotin appelait un dossier, faisait le désespoir des voyageurs par la difficulté qu’on éprouvait à l’enlever et à la replacer. Si ce dossier donnait du mal à manier, il en causait encore bien plus aux épaules quand il était en place ; mais quand on le laissait en travers de la voiture, il rendait l’entrée et la sortie également périlleuses, surtout pour les femmes. Quoique chaque banquette de ce cabriolet, au flanc courbé comme celui d’une femme grosse, ne dût contenir que trois voyageurs, on en voyait souvent huit serrés comme des harengs dans une tonne. Pierrotin prétendait que les voyageurs s’en trouvaient beaucoup mieux, car ils formaient alors une masse compacte, inébranlable ; tandis que trois voyageurs se heurtaient perpétuellement et souvent risquaient d’abîmer leurs chapeaux contre la tête de son cabriolet, par les violents cahots de la route. Sur le devant de cette voiture, il existait une banquette de bois, le siège de Pierrotin, et où pouvaient tenir trois voyageurs, qui, placés là, prennent, comme on le sait, le nom de lapins. Par certains voyages, Pierrotin y plaçait quatre lapins, et s’asseyait alors en côté sur une espèce de boite pratiquée au bas du cabriolet, pour donner un point d’appui aux pieds de ses lapins, et toujours pleine de paille ou de paquets qui ne craignaient rien. La caisse de ce coucou, peinte en jaune, était embellie dans sa partie supérieure par une bande d’un bleu de perruquier où se lisaient en lettres d’un blanc d’argent sur les côtés : l’Isle-Adam ─ Paris, et derrière : Service de l’Isle-Adam. Nos neveux seraient dans l’erreur s’ils pouvaient croire que cette voiture ne pouvait emmener que treize personnes, y compris Pierrotin ; dans les grandes occasions, elle en admettait parfois trois autres dans un compartiment carré recouvert d’une bâche où s’empilaient les malles, les caisses et les paquets ; mais le prudent Pierrotin n’y laissait monter que ses pratiques, et seulement à trois ou quatre cents pas de la Barrière. Ces habitants du poulailler, nom donné par les conducteurs à cette partie de la voiture, devaient descendre avant chaque village de la route où se trouvait un poste de gendarmerie. La surcharge interdite par les ordonnances concernant la sûreté des voyageurs était alors trop flagrante pour que le gendarme, essentiellement ami de Pierrotin, pût se dispenser de dresser procès-verbal de cette contravention. Ainsi le cabriolet de Pierrotin brouettait, par certains samedis soir ou lundis matin, quinze voyageurs ; mais alors, pour le traîner, il donnait, à son gros cheval hors d’âge, appelé Rougeot, un compagnon dans la personne d’un cheval gros comme un poney, dont il disait un bien infini. Ce petit cheval était une jument nommée Bichette, elle mangeait peu, elle avait du feu, elle était infatigable, elle valait son pesant d’or.
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Expliquons maintenant le sujet du brusque voyage et de l’incognito du ministre.
 
Un riche fermier de Beaumont-sur-Oise, nommé Léger, exploitait une ferme dont toutes les pièces faisaient enclave dans les terres du comte, et qui gâtait sa magnifique propriété de Presles. Cette ferme appartenait à un bourgeois de Beaumont-sur-Oise, appelé Margueron. Le bail fait à Léger en 1799, moment où les progrès de l’agriculture ne pouvaient se prévoir, était sur le point de finir, et le propriétaire refusa les offres de Léger pour un nouveau bail. Depuis long-temps monsieur de Sérisy, qui souhaitait se débarrasser des ennuis et des contestations que causent les enclaves, avait conçu l’espoir d’acheter cette ferme en apprenant que toute l’ambition de monsieur Margueron était de faire nommer son fils unique, alors simple percepteur, receveur particulier des finances à Senlis. Moreau signalait à son patron un dangereux adversaire dans la personne du père Léger. Le fermier, qui savait combien il pouvait vendre cher en détail cette ferme au comte, était capable d’en donner assez d’argent pour surpasser l’avantage que la recette particulière offrirait à Margueron fils. Deux jours auparavant, le comte, pressé d’en finir, avait appelé son notaire, Alexandre Crottat, et Derville, son avoué, pour examiner les circonstances de cette affaire. Quoique Derville et Crottat missent en doute le zèle du régisseur, dont une lettre inquiétante avait provoqué cette consultation, le comte défendit Moreau, qui, dit-il, le servait fidèlement depuis dix-sept ans. ─ « Hé ! bien, avait répondu Derville, je conseille à Votre Seigneurie d’aller elle-même à Presles, et d’inviter à dîner ce Margueron. Crottat y enverra son premier clerc avec un acte de vente tout prêt, en laissant en blanc les pages ou les lignes nécessaires aux désignations de terrain ou aux titres. Enfin, que Votre Excellence se munisse au besoin d’une partie du prix en un bon sur la Banque, et n’oublie pas la nomination du fils à la Recette de Senlis. Si vous ne terminez pas en un moment, la ferme vous échappera ! Vous ignorez, monsieur le comte, les roueries des paysans. De paysan à diplomate, le diplomate succombe. » Crottat appuya cet avis, que, d’après la confidence du valet à Pierrotin, le pair de France avait sans doute adopté. La veille, le comte avait envoyé par la diligence de Beaumont un mot à Moreau pour lui dire d’inviter à dîner Margueron, afin de terminer l’affaire des Moulineaux. Avant cette affaire, le comte avait ordonné de restaurer les appartements de Presles, et, depuis un an, monsieur Grindot, un architecte à la mode, y faisait un voyage par semaine. Or, tout en concluant son acquisition, monsieur de Sérisy voulait examiner en même temps les travaux et l’effet des nouveaux ameublements. Il comptait faire une surprise à sa femme en l’amenant à Presles, et mettait de l’amour-propre à la restauration de ce château. Quel événement était-il survenu pour que le comte, qui la veille allait ostensiblement à Presles, voulût s’y rendre incognito dans la voiture de Pierrotin ?
 
 
─ « Hé ! bien, avait répondu Derville, je conseille à Votre Seigneurie d’aller elle-même à Presles, et d’inviter à dîner ce Margueron. Crottat y enverra son premier clerc avec un acte de vente tout prêt, en laissant en blanc les pages ou les lignes nécessaires aux désignations de terrain ou aux titres. Enfin, que Votre Excellence se munisse au besoin d’une partie du prix en un bon sur la Banque, et n’oublie pas la nomination du fils à la Recette de Senlis. Si vous ne terminez pas en un moment, la ferme vous échappera ! Vous ignorez, monsieur le comte, les roueries des paysans. De paysan à diplomate, le diplomate succombe. » Crottat appuya cet avis, que, d’après la confidence du valet à Pierrotin, le pair de France avait sans doute adopté. La veille, le comte avait envoyé par la diligence de Beaumont un mot à Moreau pour lui dire d’inviter à dîner Margueron, afin de terminer l’affaire des Moulineaux. Avant cette affaire, le comte avait ordonné de restaurer les appartements de Presles, et, depuis un an, monsieur Grindot, un architecte à la mode, y faisait un voyage par semaine. Or, tout en concluant son acquisition, monsieur de Sérisy voulait examiner en même temps les travaux et l’effet des nouveaux ameublements. Il comptait faire une surprise à sa femme en l’amenant à Presles, et mettait de l’amour-propre à la restauration de ce château. Quel événement était-il survenu pour que le comte, qui la veille allait ostensiblement à Presles, voulût s’y rendre incognito dans la voiture de Pierrotin ?
 
Ici, quelques mots sur la vie du régisseur deviennent indispensables.
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─ Hélas ! dit la mère, ce ne sera pas tout roses pour lui, pauvre enfant ; mais son avenir exige impérieusement ce voyage.
 
Cette réponse frappa Pierrotin, qui hésitait à confier ses craintes sur le régisseur à madame Clapart, de même quelle n’osait nuire à son fils en faisant à Pierrotin certaines recommandations qui eussent transformé le conducteur en mentor. Pendant cette délibération mutuelle, qui se traduisit par quelques phrases sur le temps, sur la route, sur les stations du voyage, il n’est pas inutile d’expliquer quels liens rattachaient madame Pierrotin à madame Clapart, et autorisaient les deux mots confidentiels qu’ils venaient d’échanger. Souvent, c’est-à-dire trois ou quatre fois par mois, Pierrotin trouvait à La Cave, à son passage quand il allait à Paris, le régisseur qui faisait signe à un jardinier en voyant venir la voiture. Le jardinier aidait alors Pierrotin à charger un ou deux paniers pleins de fruits ou de légumes selon la saison, de poulets, d’oeufs, de beurre, de gibier. Le régisseur payait toujours la commission à Pierrotin en lui donnant l’argent nécessaire pour acquitter les droits à la Barrière, si l’envoi contenait des choses sujettes à l’Octroi. Jamais ces paniers, ces bourriches, ces paquets ne portaient de suscription. Une première fois, qui avait servi pour toutes, le régisseur avait indiqué de vive voix le domicile de madame Clapart au discret voiturier, en le priant de ne jamais confier à d’autres ce précieux message. Pierrotin, rêvant une intrigue entre quelque charmante fille et le régisseur, était allé rue de la Cerisaie, 7, dans le quartier de l’Arsenal, où il avait vu la madame Clapart qui vient de vous être pourtraite, au lieu de la belle et jeune créature qu’il s’attendait à y trouver. Les messagers sont appelés par leur état à pénétrer dans beaucoup d’intérieurs et dans bien des secrets ; mais le hasard social, cette sous-providence, ayant voulu qu’ils fussent sans éducation et dénués du talent d’observation, il s’ensuit qu’ils ne sont pas dangereux. Néanmoins, après quelques mois, Pierrotin ne savait comment expliquer les relations de madame Clapart et de monsieur Moreau, sur ce qu’il lui fut permis d’entrevoir dans le ménage de la rue de la Cerisaie. Quoique les loyers ne fussent pas chers à cette époque dans le quartier de l’Arsenal, madame Clapart était logée au troisième étage, au fond d’une cour, dans une maison qui jadis fut l’hôtel de quelque grand seigneur, au temps où la haute noblesse du royaume demeurait sur l’ancien emplacement du palais des Tournelles et de l’hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizième siècle, les grandes familles se partagèrent ces vastes espaces, autrefois occupés par les jardins du palais de nos rois, ainsi que l’indiquent les noms des rues de la Cerisaie, Beautreillis, des Lions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaient revêtues d’antiques boiseries, se composait de trois chambres en enfilade, une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au-dessus se trouvaient une cuisine et la chambre d’Oscar. En face de la porte d’entrée, sur ce qui se nomme à Paris le carré, se voyait la porte d’une chambre en retour, ménagée à chaque étage dans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d’un escalier de bois, et qui formait une tour carrée, construite en grosses pierres. Cette chambre était celle de Moreau quand il couchait à Paris. Pierrotin avait vu dans la première pièce, où il déposait les bourriches, six chaises en noyer garnies de paille, une table et un buffet, aux fenêtres, de petits rideaux roux. Plus tard, quand il entra dans le salon, il y remarqua de vieux meubles du temps de l’Empire, mais passés. Il ne se trouvait d’ailleurs dans ce salon que le mobilier exigé par le propriétaire pour répondre du loyer. Pierrotin jugea de la chambre à coucher par le salon et par la salle à manger. Les boiseries, réchampies en grosse peinture à la colle et d’un blanc rouge qui empâte les moulures, les dessins, les figurines, loin d’être un ornement, attristaient le regard. Le parquet, qui ne se cirait jamais, était d’un ton gris comme les parquets des pensionnats. Quand le voiturier surprit monsieur et madame Clapart à table, leurs assiettes, leurs verres, les plus petites choses accusaient une effroyable gêne ; néanmoins ils se servaient de couverts d’argent ; mais les plats, la soupière, écornés et raccommodés autant que la vaisselle des plus pauvres gens, inspiraient la pitié. Monsieur Clapart, vêtu d’une méchante petite redingote, chaussé de pantoufles ignobles, ayant toujours des lunettes vertes aux yeux, lui montrait, en ôtant une affreuse casquette âgée de cinq ans, un crâne pointu du haut duquel tombaient des filaments grêles et sales auxquels un poète aurait refusé le nom de cheveux. Cet homme au teint blafard paraissait craintif et devait être tyrannique. Dans ce triste appartement, situé au nord, sans autre vue que celle d’une vigne étalée sur le mur opposé, d’un puits dans l’encoignure de la cour, madame Clapart prenait des airs de reine et marchait en femme qui ne savait pas aller à pied. Souvent, en remerciant Pierrotin, elle lui lançait des regards qui eussent attendri un observateur ; de temps en temps, elle lui glissait des pièces de douze sous dans la main. Sa voix était charmante. Pierrotin ne connaissait pas cet Oscar, par- la raison que cet enfant sortait du collége et qu’il ne l’avait jamais rencontré au logis.
 
 
 
quets des pensionnats. Quand le voiturier surprit monsieur et madame Clapart à table, leurs assiettes, leurs verres, les plus petites choses accusaient une effroyable gêne ; néanmoins ils se servaient de couverts d’argent ; mais les plats, la soupière, écornés et raccommodés autant que la vaisselle des plus pauvres gens, inspiraient la pitié. Monsieur Clapart, vêtu d’une méchante petite redingote, chaussé de pantoufles ignobles, ayant toujours des lunettes vertes aux yeux, lui montrait, en ôtant une affreuse casquette âgée de cinq ans, un crâne pointu du haut duquel tombaient des filaments grêles et sales auxquels un poète aurait refusé le nom de cheveux. Cet homme au teint blafard paraissait craintif et devait être tyrannique. Dans ce triste appartement, situé au nord, sans autre vue que celle d’une vigne étalée sur le mur opposé, d’un puits dans l’encoignure de la cour, madame Clapart prenait des airs de reine et marchait en femme qui ne savait pas aller à pied. Souvent, en remerciant Pierrotin, elle lui lançait des regards qui eussent attendri un observateur ; de temps en temps, elle lui glissait des pièces de douze sous dans la main. Sa voix était charmante. Pierrotin ne connaissait pas cet Oscar, par la raison que cet enfant sortait du collége et qu’il ne l’avait jamais rencontré au logis.
 
Voici la triste histoire que Pierrotin n’eût jamais devinée, même en demandant, comme il le faisait depuis quelque temps, des renseignements à la portière ; car cette femme ne savait rien, si ce n’est que les Clapart payaient deux cent cinquante francs de loyer, n’avaient qu’une femme de ménage pour quelques heures le matin, que madame faisait quelquefois de petits savonnages elle-même, et payait tous les jours ses ports de lettres en paraissant hors d’état de les laisser s’accumuler.
 
Il n’existe pas, ou plutôt il existe rarement de criminel qui soit complétement criminel. A plus forte raison rencontrera-t-on difficilement de malhonnêteté compacte. On peut faire des comptes à son avantage avec son patron, ou tirer à soi le plus de paille possible au râtelier ; mais tout en se constituant un capital par des voies plus ou moins licites, il est peu d’hommes qui ne se permettent quelques bonnes actions. Ne fût-ce que par curiosité, par amour-propre, comme contraste, par hasard, tout homme a eu son moment de bienfaisance ; il le nomme son erreur, il ne recommence pas ; mais il sacrifie au Bien, comme le plus bourru sacrifie aux Grâces, une ou deux fois dans sa vie. Si les fautes de Moreau peuvent être excusées, ne sera-
 
 
 
ce point par sa persistance à secourir une pauvre femme dont les bonnes grâces l’avaient jadis rendu fier, et chez laquelle il se cacha pendant ses dangers ! Cette femme, célèbre sous le Directoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment, épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur qui gagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nommé Husson, devint fou de son passage subit de l’opulence à la misère, il se jeta dans la Seine en laissant la belle madame Husson grosse. Moreau, très-intimement lié avec madame Husson, était alors condamné à mort ; il ne put donc pas épouser la veuve du fournisseur, il fut même obligé de quitter la France pour quelque temps. Agée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sa détresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans, qui donnait, comme on dit, des espérances. Dieu garde les femmes des beaux hommes qui donnent des espérances ! A cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables car l’Empereur recherchait les capacités. Mais Clapart, doué d’une beauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyant madame Husson fort riche, il avait feint une grande passion pour elle ; il lui fut à charge en ne satisfaisant, ni dans le présent ni dans l’avenir, aux besoins qu’elle avait contractés pendant ses jours d’opulence. Clapart remplissait assez mal au Bureau des Finances une place qui ne comportait pas plus de dix-huit cents francs d’appointements. Quand Moreau, revenu chez le comte de Sérisy, apprit l’horrible situation dans laquelle se trouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer comme première femme de chambre chez MADAME, mère de l’Empereur. Malgré cette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sa nullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par la chute de l’Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sans autres ressources qu’une place de douze cents francs d’appointements qu’on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. Moreau, le seul protecteur de cette femme à laquelle il avait connu plusieurs millions, obtint pour Oscar Husson une des demi-bourses de la Ville de Paris au collége Henri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue de la Cerisaie, tout ce qui peut décemment s’offrir pour aider un ménage en détresse. Oscar était tout l’avenir, toute la vie de sa mère. Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvre femme que l’exagération de sa tendresse pour cet enfant, la
 
 
 
Si les fautes de Moreau peuvent être excusées, ne serait-ce point par sa persistance à secourir une pauvre femme dont les bonnes grâces l’avaient jadis rendu fier, et chez laquelle il se cacha pendant ses dangers ! Cette femme, célèbre sous le Directoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment, épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur qui gagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nommé Husson, devint fou de son passage subit de l’opulence à la misère, il se jeta dans la Seine en laissant la belle madame Husson grosse. Moreau, très-intimement lié avec madame Husson, était alors condamné à mort ; il ne put donc pas épouser la veuve du fournisseur, il fut même obligé de quitter la France pour quelque temps. Agée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sa détresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans, qui donnait, comme on dit, des espérances. Dieu garde les femmes des beaux hommes qui donnent des espérances ! A cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables car l’Empereur recherchait les capacités. Mais Clapart, doué d’une beauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyant madame Husson fort riche, il avait feint une grande passion pour elle ; il lui fut à charge en ne satisfaisant, ni dans le présent ni dans l’avenir, aux besoins qu’elle avait contractés pendant ses jours d’opulence. Clapart remplissait assez mal au Bureau des Finances une place qui ne comportait pas plus de dix-huit cents francs d’appointements. Quand Moreau, revenu chez le comte de Sérisy, apprit l’horrible situation dans laquelle se trouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer comme première femme de chambre chez MADAME, mère de l’Empereur. Malgré cette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sa nullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par la chute de l’Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sans autres ressources qu’une place de douze cents francs d’appointements qu’on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. Moreau, le seul protecteur de cette femme à laquelle il avait connu plusieurs millions, obtint pour Oscar Husson une des demi-bourses de la Ville de Paris au collége Henri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue de la Cerisaie, tout ce qui peut décemment s’offrir pour aider un ménage en détresse. Oscar était tout l’avenir, toute la vie de sa mère. Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvre femme que l’exagération de sa tendresse pour cet enfant, la bête noire du beau-père. Oscar était malheureusement doué d’une dose de sottise que ne soupçonnait pas sa mère, malgré les épigrammes de Clapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cette outrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu’il avait prié madame Clapart de lui envoyer ce jeune homme pour un mois, afin de l’étudier et deviner à quelle carrière il fallait le destiner. Moreau pensait à présenter un jour Oscar au comte comme son successeur. Mais pour donner exactement au Diable et à Dieu ce qui leur revient, peut-être n’est-il pas inutile de constater les causes du stupide amour-propre d’Oscar, en faisant observer qu’il était né dans la maison de MADAME, mère de l’Empereur. Durant sa première enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeurs impériales. Sa flexible imagination dut conserver les empreintes de ces étourdissants tableaux, garder une image de ce temps d’or et de fêtes, avec l’espérance de le retrouver. La jactance naturelle aux collégiens, tous possédés du désir de briller les uns à l’envi des autres, appuyée sur ces souvenirs d’enfance, s’était développée outre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logis avec un peu trop de complaisance les jours où elle fut une des reines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venait d’achever ses classes, avait eu peut-être à repousser au collége les humiliations que les élèves payants déversent à tout propos sur les boursiers, quand les boursiers ne savent pas leur imprimer un certain respect par une force physique supérieure. Ce mélange d’ancienne splendeur éteinte, de beauté passée, de tendresse acceptant la misère, d’espérance en ce fils, d’aveuglement maternel, de souffrances héroïquement supportées, faisait de cette mère une de ces sublimes figures qui, dans Paris, sollicitent les regards de l’observateur.
 
Incapable de deviner l’attachement profond de Moreau pour cette femme, ni celui de cette femme pour son protégé de 1797, devenu son unique ami, Pierrotin ne voulut pas communiquer le soupçon qui lui passait dans la tête relativement au danger que courait Moreau. Le terrible « Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes ! » du valet de chambre revint au coeur du voiturier, ainsi que le sentiment d’obéissance à ceux qu’il appelait les chefs de file. D’ailleurs, en ce moment, Pierrotin se sentait dans la tête autant de pointes qu’il y a de pièces de cent sous dans mille francs ! Un voyage de sept lieues se dessinait, sans doute comme un voyage de long cours, à l’imagination de cette pauvre mère qui, dans sa vie élégante, avait rarement passé les Barrières ; car ces mots : ─ Bien, madame ! ─ Oui, madame ! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandations évidemment trop verbeuses et inutiles.
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Ce mot parvint à l’oreille d’Oscar et détermina un : ─ Adieu, ma mère ! lancé dans un terrible mouvement d’impatience.
 
 
 
Avouons-le ? madame Clapart parlait un peu trop haut, et semblait mettre les passants dans la confidence de sa tendresse.
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─ Oscar a retenu la première place, dit la mère à Pierrotin.
 
 
 
Mets-toi dans le fond, reprit-elle en regardant toujours Oscar avec tendresse et lui souriant avec amour.
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─ Ce père Léger m’inquiète, dit-il.
 
 
 
─ On ne peut pas nous ôter nos places, j’ai le numéro un, répondit Oscar.
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Monsieur de Sérisy fut évidemment pris par tous les voyageurs pour un bourgeois qui s’appelait Lecomte.
 
 
 
─ Ne dérangez personne, dit le comte à Pierrotin, je me mettrai près de vous sur le devant.
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─ Est-ce ma faute ? dit Pierrotin, un voyageur veut descendre.
 
 
 
─ Dix louis pour toi, si tu me gardes fidèlement le secret que je t’ai demandé, dit à voix basse le comte en prenant Pierrotin par le bras.
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─ Quelle poussière ! dit Mistigris.
 
 
 
─ Henri IV est mort, lui repartit vivement son compagnon. Encore si tu disais qu’elle sent la vanille, tu émettrais une opinion nouvelle.
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─ Quels sacrifices ?... fit Mistigris.
 
 
 
─ Ne savez-vous donc pas, mon petit ami, qu’un plafond peint par un si grand maître se couvre d’or ? répondit le comte. Voyons ? Si la Liste civile vous paye trente mille francs ceux de deux salles au Louvre, reprit-il en regardant Schinner ; pour un bourgeois, comme vous dites de nous dans vos ateliers, un plafond vaut bien vingt mille francs ; or, à peine en donnera-t-on deux mille à un décorateur obscur.
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─ J’étais trop amoureux pour faire attention à ce qui me semblait alors n’être que des bagatelles, répondit Schinner. Je devrais cependant être bien guéri de l’amour, car j’ai reçu précisément dans les Etats Vénitiens, en Dalmatie, une cruelle leçon.
 
 
 
─ Ça peut-il se dire ? demanda Georges. Je connais la Dalmatie. ─ Eh ! bien, si vous y êtes allé, vous devez savoir qu’au fond de l’Adriatique, c’est tous vieux pirates, forbans, corsaires retirés des affaires, quand ils n’ont pas été pendus, des...
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─ Et vous m’avez laissé sans un sou dans la locanda à Venise, dit Mistigris. Je suis allé de Venise à Rome vous retrouver en brossant des portraits à cinq francs pièce, qu’on ne me payait pas ; mais c’est mon plus beau temps ! le bonheur, comme on dit, n’habite pas sous des nombrils dorés.
 
 
 
─ Vous figurez-vous les réflexions qui me prenaient à la gorge dans une prison dalmate, jeté là sans protection, ayant à répondre à des Autrichiens de Dalmatie, et menacé de perdre la tête pour m’être promené deux fois avec une femme entêtée à garder sa portière Voilà du guignon ! s’écria Schinner.
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─ En usez-vous ? dit Georges à Oscar.
 
 
 
─ Quelquefois, répondit l’ex-collégien en bombant sa petite poitrine et prenant un certain air crâne.
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Tué par le sentiment de son infériorité, Oscar s’assit sur la borne et se perdit dans une rêverie qui ne lui permit pas de voir que son pantalon, retroussé par l’effet de sa position, montrait le point de jonction d’un vieux haut de bas avec un pied tout neuf, un chef-d’oeuvre de sa mère.
 
 
 
─ Nous sommes confrères en bas, dit Mistigris en relevant un peu son pantalon pour montrer un effet du même genre ; mais les cordonniers sont toujours les plus mal chauffés.
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─ C’est vis-à-vis de tout le monde, répliqua le comte.
 
 
 
─ Soyez paisible... ─ Dépêchons-nous, dit Pierrotin en entr’ouvrant la porte de la cuisine, nous sommes en retard. Ecoutez, père Léger, vous savez qu’il y a la côte à monter ; moi, je n’ai pas faim, j’irai doucement, vous me rattraperez bien, ça vous fera du bien de marcher.
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─ Non, monsieur ; mais moi je puis dire où je vais, je vais au château de Presles, chez le comte de Sérisy.
 
 
 
─ Ah ! diantre, vous allez à Presles, s’écria Schinner en devenant rouge comme une cerise.
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─ Le comte a promis trente mille francs à un célèbre médecin écossais qui le traite en ce moment, dit Oscar en continuant.
 
 
 
─ Mais alors sa femme ne saurait être blâmée de se donner du meilleur.. dit Schinner qui n’acheva pas.
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─ Quel est ce pays-là ? dit Oscar en montrant le château de Franconville qui produit un magnifique effet au revers de la grande forêt de Saint-Martin.
 
 
 
─ Comment ! s’écria le comte, vous qui dites aller si souvent à Presles, vous ne connaissez pas Franconville ?
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─ Ne te presse pas, amusez-vous ensemble, dit la mère.
 
Ce seul mot, ne te presse pas, fit comprendre aux deux artistes le peu d’importance de leur compagnon de voyage ; mais il y perçait aussi le sentiment d’une marâtre pour un beau-fils. En effet, madame Moreau, qui ne pouvait pas, au bout de dix-sept ans de mariage, ignorer l’attachement du régisseur pour madame Clapart et le petit Husson, haïssait la mère et l’enfant d’une manière si prononcée, que l’on comprendra pourquoi le régisseur ne s’était pas encore risqué à faire venir Oscar à Presles.
 
 
 
perçait aussi le sentiment d’une marâtre pour un beau-fils. En effet, madame Moreau, qui ne pouvait pas, au bout de dix-sept ans de mariage, ignorer l’attachement du régisseur pour madame Clapart et le petit Husson, haïssait la mère et l’enfant d’une manière si prononcée, que l’on comprendra pourquoi le régisseur ne s’était pas encore risqué à faire venir Oscar à Presles.
 
─ Nous sommes chargés, mon mari et moi, dit-elle aux deux artistes, de vous faire les honneurs du château. Nous aimons beaucoup les arts, et surtout les artistes, ajouta-t-elle en minaudant, et je vous prie de vous regarder ici comme chez vous. A la campagne, vous savez, l’on ne se gêne pas ; il faut y avoir toute sa liberté, sans quoi tout y est insipide. Nous avons eu déjà monsieur Schinner...
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─ Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! fit Mistigris à chaque circonstance et sur des tons extatiques ; mais Presles sera le paradis terrestre.
 
 
 
─ Avec une Eve, une blonde, une jeune et ravissante femme, ajouta Bridau.
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─ Son Excellence ! qui ? dit Joseph Bridau.
 
 
 
─ Mais monsieur le comte de Sérisy, répondit le petit Moreau.
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─ En ce moment il vendrait sa ferme trop cher.
 
 
 
─ Mais pourquoi ne viendrait-il pas ? dit le comte en affectant un air rêveur.
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─ Lui ?... mon second clerc, s’écria Crottat.
 
 
 
─ Vous êtes dans l’erreur, maître Crottat, dit le comte d’un air sévère. Un clerc qui veut être notaire un jour, ne laisse pas des pièces importantes dans les diligences à la merci des voyageurs ! Un clerc qui veut être notaire ne dépense pas vingt francs entre Paris et Moisselles ! Un clerc qui veut être notaire ne s’expose pas à être arrêté comme transfuge...
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─ Eh ! bien, il est bien bon enfant, dit Léon de Lora à Georges Marest.
 
 
 
─ Oui, mais mon patron ne l’est pas, lui, bon enfant, et il me priera d’aller blaguer ailleurs.
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─ Parle, qu’as-tu donc dit à monseigneur dans la voiture ? quel démon a délié ta langue, toi qui restes hébété toutes les fois que je t’interroge ? Quelle était ton idée ? lui dit le régisseur avec une épouvantable violence.
 
 
 
Trop hébété pour pleurer, Oscar garda le silence en restant immobile comme une statue.
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─ Pourquoi veux-tu qu’elle l’oublie ?
 
 
 
─ Ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait oublié quelque chose pour nous, car Dieu sait comme on traite les gens qui n’ont pas équipage.
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─ Nous sommes à vos ordres, répondit madame Clapart. Ah ! mon bon monsieur Cardot, quelle satisfaction pour des pères et mères quand leurs enfants débutent bien dans la vie ! Sous ce rapport, comme sous tous les autres d’ailleurs, dit-elle en se reprenant, vous êtes un des plus heureux pères que je connaisse... Sous votre vertueux gendre et votre aimable fille, le Cocon-d’Or est resté le premier établissement de Paris. Voilà votre aîné depuis dix ans à la tête de la plus belle Etude de notaire de la capitale et richement marié. Votre dernier vient de s’associer à la plus riche maison de droguerie. Enfin vous avez de charmantes petites-filles. Vous vous voyez le chef de quatre grandes familles... ─ Laisse-nous, Oscar, va voir le jardin sans toucher aux fleurs.
 
 
 
─ Mais il a dix-huit ans, dit l’oncle Cardot en souriant de cette recommandation qui rapetissait Oscar.
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─ Et Dieu veuille que vous viviez encore trente ans, pour voir votre cinquième enfant réalisant tout ce que nous attendons de lui, s’écria madame Clapart en prenant la main de l’oncle Cardot et la lui serrant par un geste digne de sa jeunesse.
 
 
 
─ Allons déjeuner, répondit le bon petit vieillard en emmenant Oscar par une oreille.
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Ce quatrième clerc, nommé Frédéric Marest, se destinait à la magistrature, et achevait sa troisième année de Droit. C’était, d’après les renseignements obtenus par la police de l’Etude, un beau fils de vingt-trois ans, enrichi d’une douzaine de mille livres de rente par la mort d’un oncle célibataire, et fils d’une madame Marest, veuve d’un riche marchand de bois. Le futur Substitut, animé du louable désir de savoir son métier dans ses plus petits détails, se mettait chez Desroches avec l’intention d’étudier la Procédure et d’être capable de remplir la place de principal clerc en deux ans. Il comptait faire son stage d’avocat à Paris, afin d’être apte à exercer les fonctions du poste qu’on ne refuserait pas à un jeune homme riche. Se voir, à trente ans, Procureur du roi dans un tribunal quelconque, était toute son ambition, Quoique ce Frédéric fût le cousin-germain de Georges Marest, comme le mystificateur du voyage à Presles n’avait dit son nom qu’à Moreau, le jeune Husson ne le connaissait que sous le prénom de Georges, et ce nom de Frédéric Marest ne pouvait lui rien rappeler.
 
 
 
─ Messieurs, dit Godeschal au déjeuner en s’adressant à tous les clercs, je vous annonce l’arrivée d’un nouveau bazochien ; et, comme il est richissime, nous lui ferons payer, je l’espère, une fameuse bienvenue...
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─ Je crois bien que c’est une carotte, car en voici les racines, répliqua Georges en désignant ces bouffonnes archives. Mais mon cousin et moi, nous sommes riches, nous vous flanquerons une fête comme vous n’en aurez jamais eu, et qui stimulera votre imagination au procès-verbal. A demain, dimanche, au Rocher de Cancale, à deux heures. Après, je vous mènerai passer la soirée chez madame la marquise de las Florentinas y Cabirolos, où nous jouerons et où vous trouverez l’élite des femmes de la fashion. Ainsi, messieurs de la Première Instance, reprit-il avec une morgue notariale, de la tenue, et sachez porter le vin comme les seigneurs de la Régence...
 
 
 
─ Hurrah ! cria l’Etude comme un seul homme. Bravo !...Very well !... Vivat ! vive les Marest !...
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Godeschal, comme tous les clercs le dimanche, avait l’emploi de son temps entre dix heures et deux heures, il était déjà parti.
 
 
 
Quand sa mère le quitta, Oscar alla flâner sur les boulevards en attendant l’heure du déjeuner. Comment ne pas promener cette belle toilette qu’il portait avec un orgueil et un plaisir que se rappelleront tous les jeunes gens qui se sont trouvés dans la gêne au début de la vie ? Un joli gilet de cachemire à fond bleu et à châle, un pantalon de casimir noir à plis, un habit noir bien fait, et une canne à pomme de vermeil achetée de ses économies causaient une joie assez naturelle à ce pauvre garçon qui pensait à la manière dont il était vêtu le jour du voyage à Presles, en se souvenant de l’effet que Georges avait alors produit sur lui. Oscar avait en perspective une journée de délices, il devait voir le soir le beau monde pour la première fois ! Avouons-le ? chez un clerc sevré de plaisirs, et qui, depuis si long-temps, aspirait à quelque débauche, les sens déchaînés pouvaient lui faire oublier les sages recommandations de Godeschal et de sa mère. A la honte de la jeunesse, jamais les conseils et les avis ne manquent. Outre les recommandations du matin, Oscar éprouvait en lui-même un mouvement d’aversion contre Georges, il se sentait humilié devant ce témoin de la scène du salon de Presles, quand Moreau l’avait jeté aux pieds du comte de Sérisy.
 
L’Ordre Moral a ses lois, elles sont implacables, et l’on est toujours puni de les avoir méconnues. Il en est une surtout à laquelle l’animal lui-même obéit sans discussion, et toujours. C’est celle qui nous ordonne de fuir quiconque nous a nui une première fois, avec ou sans intention, volontairement ou involontairement. La créature de qui nous avons reçu dommage ou déplaisir nous sera toujours funeste. Quel que soit son rang, à quelque degré d’affection qu’elle nous appartienne, il faut rompre avec elle, elle nous est envoyée par notre mauvais génie. Quoique le sentiment chrétien s’oppose à cette conduite, l’obéissance à cette loi terrible est essentiellement sociale et conservatrice. La fille de Jacques II, qui s’assit sur le trône de son père, avait dû lui faire plus d’une blessure avant l’usurpation. Judas avait certainement donné quelque coup meurtrier à Jésus avant de le trahir. Il est en nous une vue intérieure, l’oeil de l’âme, qui pressent les catastrophes, et la répugnance que nous éprouvons pour cet être fatal, est le résultat de cette prévision ; si la religion nous ordonne de la vaincre, il nous reste la défiance dont la voix doit être incessamment écoutée, Oscar pouvait-il, à vingt ans, avoir tant de sagesse ?
 
 
 
Hélas ! quand, à deux heures et demie, Oscar entra dans le salon du Rocher de Cancale où se trouvaient trois invités, outre les clercs, à savoir : un vieux capitaine de dragons, nommé Giroudeau, Finot, journaliste qui pouvait faire débuter Florentine à l’opéra, du Bruel, un auteur ami de Tullia, l’une des rivales de Mariette à l’opéra, le second clerc sentit son hostilité secrète s’évanouir aux premières poignées de main, dans les premiers élans d’une causerie entre jeunes gens, devant une table de douze couverts splendidement servie. Georges fut d’ailleurs charmant pour Oscar.
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─ Nathan a gagné douze cents francs, dit l’actrice au clerc, les banquiers gagnent toujours, ne nous laissons pas embêter, lui souffla-t-elle dans l’oreille.
 
Les gens qui ont du coeur, de l’imagination et de l’entraînement, comprendront comment le pauvre Oscar ouvrit son portefeuille, et en sortit le billet de cinq cents francs. Il regardait Nathan, le célèbre auteur, qui se remit avec Florine à jouer gros jeu contre la banque.
 
 
 
en sortit le billet de cinq cents francs. Il regardait Nathan, le célèbre auteur, qui se remit avec Florine à jouer gros jeu contre la banque.
 
─ Allons, mon petit, empoignez, lui cria Fanny-Beaupré en faisant signe à Oscar de ramasser deux cents francs que Florine et Nathan avaient pontés.
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─ Ah ! se dit-il, il n’y a que des marquises capables de ces traits-là... Belle, noble et richissime, est-il heureux, ce Georges !
 
Il reçut de Florentine les mille francs en or, et vint parier pour son mystificateur. Georges avait déjà passé quatre fois, quand Oscar vint se mettre de son côté. Les joueurs virent arriver ce nou-nouveau parieur avec plaisir, car tous, avec l’instinct des joueurs, se rangèrent du côté de Giroudeau, le vieil officier de l’Empire.
 
 
 
veau parieur avec plaisir, car tous, avec l’instinct des joueurs, se rangèrent du côté de Giroudeau, le vieil officier de l’Empire.
 
─ Messieurs, dit Georges, vous serez punis de votre défection, je me sens en veine, allons, Oscar, nous les enfoncerons !
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─ Tiens, tu as des provisions pour ta nuit, dit en riant à Florentine Fanny-Beaupré.
 
─ Oh ! le pauvre garçon ! il est ivre de punch et de désespoir, c’est le second clerc de l’Etude où est ton frère, dit Florentine à Mariette, il a perdu l’argent que son patron lui a remis pour les affaires de l’Etude. Il voulait se tuer, et je lui ai prêté mille francs que ces brigands de Finot et de Giroudeau lui ont gagnés. Pauvre innocent !
 
 
 
affaires de l’Etude. Il voulait se tuer, et je lui ai prêté mille francs que ces brigands de Finot et de Giroudeau lui ont gagnés. Pauvre innocent !
 
─ Mais il faut le réveiller, dit Mariette, mon frère ne badine pas, ni son patron non plus.
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─ C’est se tuer que de mener une pareille vie ! s’écria le père Cardot, combien de verres cassés ! Quel pillage ! l’antichambre fait frémir...
 
En ce moment l’agréable vieillard resta stupide et comme charmé, semblable à un oiseau qu’un reptile attire. Il apercevait le profil d’un jeune corps habillé de drap noir.
 
 
 
charmé, semblable à un oiseau qu’un reptile attire. Il apercevait le profil d’un jeune corps habillé de drap noir.
 
─ Ah ! mademoiselle Cabirolle !... dit-il enfin.
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Desroches ouvrit la lettre et la lut. En y voyant un billet de cinq cents francs, il rentra dans son cabinet, furieux contre son second clerc. Il entendit, à sept heures et demie, Godeschal qui dictait la signification du jugement au deuxième premier clerc, et quelques instants après le bon Godeschal entra triomphant chez son patron.
 
 
 
─ Est-ce Oscar Husson qui est allé ce matin chez Simon ? demanda Desroches.
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─ Faites-en un avocat, dit Desroches, il n’a plus que sa thèse à passer ; et, dans ce métier-là, ses défauts deviendront peut-être des qualités.
 
En ce moment Clapart tombé malade, était gardé par sa femme, tâche pénible, devoir sans aucune récompense. L’employé tourmentait cette pauvre créature, qui jusqu’alors ignorait les atroces ennuis et les taquineries venimeuses que se permet, dans le tête-à-tête de toute une journée, un homme imbécile à demi et que la misère rendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointe acérée dans le coin sensible de ce coeur de mère, il avait en quelque sorte deviné les appréhensions que l’avenir, la conduite et les défauts d’Oscar inspiraient à la pauvre femme. En effet, quand une mère a reçu de son enfant un assaut semblable à celui de l’affaire de Presles, elle est en des transes continuelles ; et, à la manière dont sa femme vantait Oscar toutes les fois qu’il obtenait un succès, Clapart reconnaissait l’étendue des inquiétudes secrètes de la mère, et il les réveillait à tout propos.
 
 
 
que la misère rendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointe acérée dans le coin sensible de ce coeur de mère, il avait en quelque sorte deviné les appréhensions que l’avenir, la conduite et les défauts d’Oscar inspiraient à la pauvre femme. En effet, quand une mère a reçu de son enfant un assaut semblable à celui de l’affaire de Presles, elle est en des transes continuelles ; et, à la manière dont sa femme vantait Oscar toutes les fois qu’il obtenait un succès, Clapart reconnaissait l’étendue des inquiétudes secrètes de la mère, et il les réveillait à tout propos.
 
─ Enfin, Oscar va mieux que je ne l’espérais ; je me le disais bien, son voyage à Presles n’était qu’une inconséquence de jeunesse. Quels sont les jeunes gens qui ne commettent pas de fautes ? Ce pauvre enfant ! il supporte héroïquement des privations qu’il n’eût pas connues si son pauvre père avait vécu. Dieu veuille qu’il sache contenir ses passions ! etc., etc.
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─ Vous appelez mes prévisions de l’injustice, répondit aigrement le malade.
 
En ce moment on sonna vivement. Madame Clapart courut ouvrir et resta dans la première pièce avec Moreau, qui venait adoucir le coup que la nouvelle légèreté d’Oscar devait porter à sa pauvre mère.
 
 
 
et resta dans la première pièce avec Moreau, qui venait adoucir le coup que la nouvelle légèreté d’Oscar devait porter à sa pauvre mère.
 
─ Comment, il a perdu l’argent de l’Etude ! s’écria madame Clapart en pleurant.
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Oscar embrassa sa mère et tendit à monsieur Moreau une main que celui-ci refusa de serrer, Oscar répondit à ce mépris par un regard auquel le reproche donna une hardiesse qu’on ne lui connaissait pas.
 
 
 
─ Ecoutez, monsieur Clapart, dit l’enfant devenu homme, vous ennuyez diablement ma pauvre mère, et c’est votre droit ; elle est, pour son malheur, votre femme. Mais moi, c’est autre chose ! Me voilà majeur dans quelques mois ; or, vous n’avez aucun droit sur moi, quand même je serais mineur. On ne vous a jamais rien demandé ! Grâce à monsieur que voici, je ne vous ai pas coûté deux liards, je ne vous dois aucune espèce de reconnaissance ; ainsi, laissez-moi tranquille.
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Moreau prit la pauvre mère dans ses bras et la porta sur le lit dans la chambre à coucher. Oscar demeurait immobile et comme foudroyé.
 
─ Tu n’as plus qu’à te faire soldat, dit le marchand de biens en revenant à Oscar. Ce niais de Clapart ne me paraît pas avoir trois mois à vivre, ta mère restera sans un sou de rente, ne dois-je pas réserver pour elle le peu d’argent dont je puis disposer ? Voilà ce qu’il m’était impossible de te dire devant ta mère. Soldat, tu mangeras du pain, et tu réfléchiras à la vie comme elle est pour les enfants sans fortune.
 
 
 
trois mois à vivre, ta mère restera sans un sou de rente, ne dois-je pas réserver pour elle le peu d’argent dont je puis disposer ? Voilà ce qu’il m’était impossible de te dire devant ta mère. Soldat, tu mangeras du pain, et tu réfléchiras à la vie comme elle est pour les enfants sans fortune.
 
─ Je puis tirer un bon numéro, dit Oscar.
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Moreau, désolé malgré son maintien sévère, laissa le ménage de la rue de la Cerisaie dans le désespoir. Trois jours après, Oscar amena le numéro vingt-sept. Dans l’intérêt de ce pauvre garçon, l’ancien régisseur de Presles eut le courage d’aller demander à monsieur le comte de Sérisy sa protection pour faire appeler Oscar dans la cavalerie. Or, le fils du Ministre-d’Etat ayant été classé dans les derniers en sortant de l’Ecole Polytechnique, était entré par faveur sous-lieutenant dans le régiment de cavalerie du duc de Maufrigneuse. Oscar eut donc, dans son malheur, le petit bonheur d’être, sur la recommandation du comte de Sérisy, incorporé dans ce beau régiment avec la promesse d’être promu fourrier au bout d’un an. Ainsi le hasard mit l’ex-clerc sous les ordres du fils de monsieur de Sérisy.
 
Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle fut vivement atteinte par ces catastrophes, madame Clapart se laissa dévorer par certains remords qui saisissent les mères dont la conduite a été jadis légère et qui dans leur vieillesse inclinent au repentir. Elle se considéra comme une créature maudite. Elle attribua les misères de son second mariage et les malheurs de son fils à une vengeance de Dieu qui lui faisait expier les fautes les plaisirs de sa jeunesse. Cette opinion fut bientôt une certitude pour elle. La pauvre mère alla se confesser, pour la première fois depuis quarante ans, au vicaire de Saint-Paul, l’abbé Gaudron, qui la jeta dans les pratiques de la dévotion. Mais une âme aussi maltraitée et aussi aimante que celle de madame Clapart devait devenir simplement pieuse. L’ancienne Aspasie du Directoire voulut racheter ses péchés pour attirer les bénédictions de Dieu sur la tête de son pauvre Oscar, elle se voua donc bientôt aux exercices et aux oeuvres de la piété la plus vive. Elle crut avoir attiré l’attention du Ciel après avoir réussi à sauver monsieur Clapart, qui, grâce à ses soins, vécut pour la tourmenter ; mais elle voulut voir, dans les tyrannies de cet esprit faible, des épreuves infligées par la Main qui caresse en châtiant. Oscar, d’ailleurs, se conduisit si parfaitement, qu’en 1830 il était maréchal-des-logis-chef dans la compagnie du vicomte de Sérisy, ce qui lui donnait le grade de sous-lieutenant dans la Ligne, le régiment du duc de Maufrigneuse appartenant à la Garde-Royale. Oscar Husson avait alors vingt-cinq ans. Comme la Garde-Royale tenait toujours garnison à Paris ou dans un rayon de trente lieues autour de la capitale, il venait voir sa mère de temps en temps, et lui confiait ses douleurs, car il avait assez d’esprit pour comprendre qu’il ne serait jamais officier. A cette époque, les grades dans la cavalerie étaient à peu près dévolus aux fils cadets des familles nobles, et les gens sans particule à leur nom avançaient difficilement. Toute l’ambition d’Oscar était de quitter la Garde et d’être nommé sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie de la Ligne. Au mois de février 1830, madame Clapart obtint par l’abbé Gaudron, devenu curé de Saint-Paul, la protection de madame la Dauphine, et Oscar fut promu sous-lieutenant.
Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle fut vivement atteinte par ces catastrophes, madame Clapart se laissa dévorer par certains remords qui saisissent les mères dont la conduite a été jadis légère et qui dans leur vieillesse inclinent au repentir. Elle se considéra comme une créature maudite. Elle attribua les misères de son second mariage et les malheurs de son fils à une vengeance
 
Quoiqu’au dehors l’ambitieux Oscar parût être excessivement dévoué aux Bourbons, au fond du coeur il était libéral. Aussi, dans la bataille de 1830, passa-t-il au peuple. Cette défection, qui eut une importance due au point sur lequel elle s’opéra, valut à Oscar l’attention publique. Dans l’exaltation du triomphe, au mois d’août, Oscar, nommé lieutenant, eut la croix de la Légion-d’Honneur, et obtint d’être attaché comme aide-de-camp à La Fayette qui lui fit avoir le grade de capitaine en 1832. Quand on destitua l’amateur de la meilleure des républiques de son commandement en chef des gardes nationales du royaume, Oscar Husson, dont le dévouement à la nouvelle dynastie tenait du fanatisme, fut placé comme chef d’escadron dans un régiment envoyé en Afrique, lors de la première expédition entreprise par le prince royal. Le vicomte de Sérisy se trouvait être lieutenant-colonel de ce régiment. A l’affaire de la Macta, où il fallut laisser le champ aux Arabes, monsieur de Sérisy resta blessé sous son cheval mort. Oscar dit alors à son escadron :
 
─ Messieurs, c’est aller à la mort, mais nous ne devons pas abandonner notre colonel... Il fondit le premier sur les Arabes, et ses gens électrisés le suivirent. Les Arabes, dans le premier étonnement que leur causa ce retour offensif et furieux, permirent à Oscar de s’emparer du vicomte qu’il prit sur son cheval en s’enfuyant au grand galop, quoique dans cette opération, tentée au milieu d’une horrible mêlée, il eût reçu deux coups de yatagan sur le bras gauche. La belle conduite d’Oscar fut récompensée par la croix d’officier de la Légion-d’Honneur et par sa promotion au grade de lieutenant-colonel. Il prodigua les soins les plus affectueux au vicomte de Sérisy que sa mère vint chercher et qui mourut, comme on sait, à Toulon, des suites de ses blessures. La comtesse de Sérisy n’avait point séparé son fils de celui qui, après l’avoir arraché aux Arabes, le soignait encore avec tant de dévouement. Oscar était si grièvement blessé que l’amputation du bras gauche fut jugée nécessaire par le chirurgien que la comtesse amenait à son fils. Le comte de Sérisy pardonna donc à Oscar ses sottises du voyage à Presles, et se regarda même comme son débiteur quand il eut enterré ce fils, devenu fils unique, dans la chapelle du château de Sérisy.
 
de Dieu qui lui faisait expier les fautes les plaisirs de sa jeunesse. Cette opinion fut bientôt une certitude pour elle. La pauvre mère alla se confesser, pour la première fois depuis quarante ans, au vicaire de Saint-Paul, l’abbé Gaudron, qui la jeta dans les pratiques de la dévotion. Mais une âme aussi maltraitée et aussi aimante que celle de madame Clapart devait devenir simplement pieuse. L’ancienne Aspasie du Directoire voulut racheter ses péchés pour attirer les bénédictions de Dieu sur la tête de son pauvre Oscar, elle se voua donc bientôt aux exercices et aux oeuvres de la piété la plus vive. Elle crut avoir attiré l’attention du Ciel après avoir réussi à sauver monsieur Clapart, qui, grâce à ses soins, vécut pour la tourmenter ; mais elle voulut voir, dans les tyrannies de cet esprit faible, des épreuves infligées par la Main qui caresse en châtiant. Oscar, d’ailleurs, se conduisit si parfaitement, qu’en 1830 il était maréchal-des-logis-chef dans la compagnie du vicomte de Sérisy, ce qui lui donnait le grade de sous-lieutenant dans la Ligne, le régiment du duc de Maufrigneuse appartenant à la Garde-Royale. Oscar Husson avait alors vingt-cinq ans. Comme la Garde-Royale tenait toujours garnison à Paris ou dans un rayon de trente lieues autour de la capitale, il venait voir sa mère de temps en temps, et lui confiait ses douleurs, car il avait assez d’esprit pour comprendre qu’il ne serait jamais officier. A cette époque, les grades dans la cavalerie étaient à peu près dévolus aux fils cadets des familles nobles, et les gens sans particule à leur nom avançaient difficilement. Toute l’ambition d’Oscar était de quitter la Garde et d’être nommé sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie de la Ligne. Au mois de février 1830, madame Clapart obtint par l’abbé Gaudron, devenu curé de Saint-Paul, la protection de madame la Dauphine, et Oscar fut promu sous-lieutenant.
 
Quoiqu’au dehors l’ambitieux Oscar parût être excessivement dévoué aux Bourbons, au fond du coeur il était libéral. Aussi, dans la bataille de 1830, passa-t-il au peuple. Cette défection, qui eut une importance due au point sur lequel elle s’opéra, valut à Oscar l’attention publique. Dans l’exaltation du triomphe, au mois d’août, Oscar, nommé lieutenant, eut la croix de la Légion-d’Honneur, et obtint d’être attaché comme aide-de-camp à La Fayette qui lui fit avoir le grade de capitaine en 1832. Quand on destitua l’amateur de la meilleure des républiques de son commandement en chef des gardes nationales du royaume, Oscar Husson, dont le dévouement à la nou-
 
 
 
[Oscar Husson]
 
velle dynastie tenait du fanatisme, fut placé comme chef d’escadron dans un régiment envoyé en Afrique, lors de la première expédition entreprise par le prince royal. Le vicomte de Sérisy se trouvait être lieutenant-colonel de ce régiment. A l’affaire de la Macta, où il fallut laisser le champ aux Arabes, monsieur de Sérisy resta blessé sous son cheval mort. Oscar dit alors à son escadron : ─ Messieurs, c’est aller à la mort, mais nous ne devons pas abandonner notre colonel.... Il fondit le premier sur les Arabes, et ses gens électrisés le suivirent. Les Arabes, dans le premier étonnement que leur causa ce retour offensif et furieux, permirent à Oscar de s’emparer du vicomte qu’il prit sur son cheval en s’enfuyant au grand galop, quoique dans cette opération, tentée au milieu d’une horrible mêlée, il eût reçu deux coups de yatagan sur le bras gauche. La belle conduite d’Oscar fut récompensée par la croix d’officier de la Légion-d’Honneur et par sa promotion au grade de lieutenant-colonel. Il prodigua les soins les plus affectueux au vicomte de Sérisy que sa mère vint chercher et qui mourut, comme on sait, à Toulon, des suites de ses blessures. La comtesse de Sérisy n’avait point séparé son fils de celui qui, après l’avoir arraché aux Arabes, le soignait encore avec tant de dévouement. Oscar était si grièvement blessé que l’amputation du bras gauche fut jugée nécessaire par le chirurgien que la comtesse amenait à son fils. Le comte de Sérisy pardonna donc à Oscar ses sottises du voyage à Presles, et se regarda même comme son débiteur quand il eut enterré ce fils, devenu fils unique, dans la chapelle du château de Sérisy.
 
Long-temps après l’affaire de la Macta, une vieille dame vêtue de noir, donnant le bras à un homme de trente-quatre ans, et dans lequel les passants pouvaient d’autant mieux reconnaître un officier retraité qu’il avait un bras de moins et la rosette de la Légion-d’Honneur à sa boutonnière, stationnaient, à huit heures du matin, au mois de mai, sous la porte cochère de l’hôtel du Lion-d’Argent, rue du faubourg Saint-Denis, en attendant sans doute le départ d’une diligence. Certes, Pierrotin, l’entrepreneur des services de la vallée de l’Oise, et qui la desservait en passant par Saint-Leu-Taverny et l’Ile-Adam jusqu’à Beaumont, devait difficilement retrouver dans cet officier au teint bronzé le petit Oscar Husson qu’il avait mené jadis à Presles. Madame Clapart, enfin veuve, était tout aussi méconnaissable que son fils. Clapart, l’une des victimes de l’attentat de Fieschi, avait plus servi sa femme par sa mort que par toute sa vie.
 
 
 
Naturellement, l’inoccupé, le flâneur Clapart s’était campé sur son boulevard du Temple à regarder sa légion passée en revue. La pauvre dévote avait donc été portée pour quinze cents francs de pension viagère dans la loi rendue à propos de cette machine infernale en faveur des victimes.
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─ Il me semble que vous pourriez bien me dire monsieur sans vous déchirer la gueule, répondit vivement l’entrepreneur des Services de la vallée de l’Oise.
 
Sans le son de voix, Oscar n’aurait pu reconnaître le mystificateur qui déjà deux fois lui avait été si fatal. Georges, presque chauve, ne conservait plus que trois ou quatre mèches de cheveux au-dessus des oreilles, et soigneusement ébouriffées pour déguiser le plus possible la nudité du crâne. Un embonpoint mal placé, un ventre pyriforme altéraient les proportions autrefois si élégantes de l’ex-beau jeune homme. Devenu presque ignoble de tournure et de maintien, Georges annonçait bien des désastres en amour et une vie de débauches continuelles par un teint couperosé, par des traits grossis et comme vineux. Les yeux avaient perdu ce brillant, cette vivacité de la jeunesse que les habitudes sages ou studieuses ont le pouvoir de maintenir. Georges, vêtu comme un homme insouciant de sa mise, portait un pantalon à sous-pieds, mais flétri, dont la façon voulait des bottes vernies. Ses bottes à semelles épaisses, mal cirées, étaient âgées de plus de trois trimestres ; ce qui, à Paris, équivaut à trois ans ailleurs. Un gilet fané, une cravate nouée avec prétention, quoique ce fût un vieux foulard, accusaient l’espèce de détresse cachée à laquelle un ancien élégant peut se trouver en proie. Enfin Georges se montrait à cette heure matinale en habit au lieu d’être en redingote, diagnostic d’une réelle misère ! Cet habit, qui devait avoir vu plus d’un bal, avait passé, comme son maître, de l’opulence qu’il représentait jadis, à un travail journalier. Les coutures du drap noir offraient des lignes blanchâtres, le col était graisseux, l’usure avait découpé les bouts de manche en dents de loup. Et Georges osait attirer l’attention par des gants jaunes, un peu salis à la vérité, sur l’un desquels une bague à la chevalière se dessinait en noir. Autour de la cravate, passée dans un anneau d’or prétentieux, se tortillait une chaîne de soie figurant des cheveux et à laquelle tenait sans doute une montre. Son chapeau, quoique mis assez crânement, révélait plus que tous ces symptômes la misère de l’homme hors d’état de donner seize francs à un chapelier, quand il est forcé de vivre au jour le jour. L’ancien amant de coeur de Florentine agitait une canne à pomme de vermeil ciselée, mais horriblement bossuée. Le pantalon bleu, le gilet en étoffe dite écossaise, la cravate en soie bleu de ciel, et la chemise en calicot rayé de bandes roses exprimaient au milieu de tant de ruines un tel désir de paraître, que ce contraste formait non-seulement un spectacle, mais encore un enseignement.
Sans le son de voix, Oscar n’aurait pu reconnaître le mystificateur qui déjà deux fois lui avait été si fatal. Georges, presque chauve, ne conservait plus que trois ou quatre mèches de cheveux au-dessus des oreilles, et soigneusement ébouriffées pour déguiser le plus
 
 
 
possible la nudité du crâne. Un embonpoint mal placé, un ventre pyriforme altéraient les proportions autrefois si élégantes de l’ex-beau jeune homme. Devenu presque ignoble de tournure et de maintien, Georges annonçait bien des désastres en amour et une vie de débauches continuelles par un teint couperosé, par des traits grossis et comme vineux. Les yeux avaient perdu ce brillant, cette vivacité de la jeunesse que les habitudes sages ou studieuses ont le pouvoir de maintenir. Georges, vêtu comme un homme insouciant de sa mise, portait un pantalon à sous-pieds, mais flétri, dont la façon voulait des bottes vernies. Ses bottes à semelles épaisses, mal cirées, étaient âgées de plus de trois trimestres ; ce qui, à Paris, équivaut à trois ans ailleurs. Un gilet fané, une cravate nouée avec prétention, quoique ce fût un vieux foulard, accusaient l’espèce de détresse cachée à laquelle un ancien élégant peut se trouver en proie. Enfin Georges se montrait à cette heure matinale en habit au lieu d’être en redingote, diagnostic d’une réelle misère ! Cet habit, qui devait avoir vu plus d’un bal, avait passé, comme son maître, de l’opulence qu’il représentait jadis, à un travail journalier. Les coutures du drap noir offraient des lignes blanchâtres, le col était graisseux, l’usure avait découpé les bouts de manche en dents de loup. Et Georges osait attirer l’attention par des gants jaunes, un peu salis à la vérité, sur l’un desquels une bague à la chevalière se dessinait en noir. Autour de la cravate, passée dans un anneau d’or prétentieux, se tortillait une chaîne de soie figurant des cheveux et à laquelle tenait sans doute une montre. Son chapeau, quoique mis assez crânement, révélait plus que tous ces symptômes la misère de l’homme hors d’état de donner seize francs à un chapelier, quand il est forcé de vivre au jour le jour. L’ancien amant de coeur de Florentine agitait une canne à pomme de vermeil ciselée, mais horriblement bossuée. Le pantalon bleu, le gilet en étoffe dite écossaise, la cravate en soie bleu de ciel, et la chemise en calicot rayé de bandes roses exprimaient au milieu de tant de ruines un tel désir de paraître, que ce contraste formait non-seulement un spectacle, mais encore un enseignement.
 
─ Et c’est là Georges ?... se dit intérieurement Oscar, un homme que j’ai laissé riche de trente mille livres de rentes.
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─ Monsieur de Pierrotin a-t-il encore une place dans le coupé ? répondit ironiquement Georges.
 
─ Non, mon coupé est pris par un pair de France, le gendre de monsieur Moreau, monsieur le baron de Canalis, sa femme et sa belle-mère. Il ne me reste qu’une place d’intérieur.
 
 
 
monsieur Moreau, monsieur le baron de Canalis, sa femme et sa belle-mère. Il ne me reste qu’une place d’intérieur.
 
─ Diable ! il paraît que sous tous les gouvernements les pairs de France voyagent par les voitures à Pierrotin. Je prends la place d’intérieur, répondit Georges qui se rappelait l’aventure de monsieur de Sérisy.
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─ Pierrotin a maintenant à lui seul les Messageries de la vallée de l’Oise, et il fait rouler de belles voitures, répondit monsieur Léger. C’est un bourgeois de Beaumont, il y tient un hôtel où descendent les diligences, il a une femme et une fille qui ne sont pas maladroites...
 
 
 
Un vieillard d’environ soixante-dix ans descendit de l’hôtel et se joignit aux voyageurs qui attendaient le moment de monter en voiture.
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─ On a la condescendance de me nommer monsieur Léger, répondit le millionnaire.
 
 
 
─ Mais c’est notre blagueur de mon premier voyage à Presles, s’écria Joseph Bridau. Eh ! bien, avez-vous fait de nouvelles campagnes en Asie, en Afrique, en Amérique ? dit le grand peintre.
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─ Moreau ? reprit Léger ; mais il est député de l’Oise.
 
 
 
─ Ah ! c’est le fameux centrier ! Moreau de l’Oise, dit Georges.
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─ Le père Léger a donc épousé... dit Georges.
 
 
 
─ Ma fille, répondit monsieur de Reybert et sans dot.
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On était arrivé à Saint-Leu-Taverny où tous les voyageurs descendirent pendant qu’on relayait. Oscar admira la vivacité que Pierrotin déployait en décrochant les traits des palonniers pendant que son conducteur défaisait les guides des chevaux de volée.
 
─ Ce pauvre Pierrotin, pensa-t-il, il est resté, comme moi, pas très-avancé dans la vie. Georges est tombé dans la misère. Tous les autres, grâce à la Spéculation et au Talent ont fait fortune... Déjeunons-nous là, Pierrotin ? dit à haute voix Oscar en frappant sur l’épaule du messager.
 
 
 
pas très-avancé dans la vie. Georges est tombé dans la misère. Tous les autres, grâce à la Spéculation et au Talent ont fait fortune... Déjeunons-nous là, Pierrotin ? dit à haute voix Oscar en frappant sur l’épaule du messager.
 
─ Je ne suis pas le conducteur, dit Pierrotin.