« La Case de l’oncle Tom/Ch IV » : différence entre les versions

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::<div style="font-size: 90%">Une soirée dans la case de l’oncle Tom{{refl|1}}.</div>
 
 
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Il est vrai que tante Chloé était cuisinière dans l’âme, jusqu’à la moelle des os. Pas un poulet, pas un dindon, pas un canard de la basse-cour, qui ne devint grave à son approche, et de fait sa constante préoccupation, de trousser, farcir, rôtir, était bien de nature à éveiller les terreurs de toute volaille réfléchie. Ses gâteaux de maïs, dans toutes leurs variétés de noms et de formes, demeuraient d’impénétrables mystères pour de moins habiles artistes, et elle riait à se tenir les côtes, en racontant, avec un naïf orgueil, les vains efforts qu’avaient fait telle ou telle de ses compagnes pour atteindre à sa hauteur.
 
L’attente de convives à la grande maison, le menu des dîners, des soupers, servis dans « le grand genre, » éveillaient toute son énergie ; et rien ne pouvait lui être plus agréable que devoirde voir décharger une pile de malles sous la véranda : c’étaient les précurseurs de nouveaux efforts, de nouveaux triomphes.
 
Pour le moment, la tante Chloé est absorbée dans sa poêle à frire ; nous l’y laisserons, et achèverons de peindre l’intérieur de la case.
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Dans un troisième coin, sur un banc grossier, deux petits garçons, aux cheveux crépus, aux yeux noirs étincelants, aux joues rebondies, surveillent les premières tentatives d’une petite sœur ; tentatives qui consistent, comme toujours, à se dresser laborieusement sur ses petits pieds, à chanceler une seconde, et à retomber à terre ; chaque échec successif étant salué d’éclats de rire, et proclamé un étonnant succès.
 
Une table, tant soit peu boiteuse, placée en face du feu, recouverte d’une serviette, et garnie dude tasses et de soucoupes des plus éclatantes couleurs, annonce qu’on attend compagnie. À cette table est assis l’oncle Tom, la main droite de M. Shelby, et notre héros, dont nous allons essayer de donner un daguerréotype au lecteur.
 
C’est un homme grand, robuste, bien découplé, à large poitrine, d’un noir de jais, et dont les traits, fortement africains, expriment un grave et ferme bon sens, uni à beaucoup de bienveillance et de bonté. Tout en lui respirarespire le respect de soi-même, et une grande dignité naturelle, qui n’exclut pas une simplicité humble et confiante.
 
L’oncle Tom est en ce moment tout appliqué à une ardoise sur laquelle il essaie, avec soin et lenteur, de reproduire les lettres de l’alphabet, sous l’inspection du jeune maître Georgie, beau garçon de treize ans, qui semble pénétré de ses graves devoirs d’instituteur.
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— Mais, tante Chloé, j’ai grand faim, dit Georgie ; est-ce que ton gâteau n’est pas bientôt cuit ?
 
— Presque, massa{{refl|3}} Georgie ; elle souleva le couvercle et jeta un coup d’œil furtif à son œuvre. Le voilavoilà qui tourne brun ! — d’un beau brun doré ! Ah ! laissez-moi faire, allez — je m’y entends ! Maîtresse a commandé à Sally l’autre jour de faire un gâteau, rien que pour ''apprendre''. Oh ! maîtresse, que je dis, ça n’ira pas ! c’est péché de gâter de bonnes choses ! un gâteau qui lève tout d’un côté — pas plus de forme que ma savate ! — Allez, marchez ! »
 
Et avec cette exclamation de profond dédain pour l’inexpérience de Sally, la tante Chloé enleva d’une main preste le four de campagne, et exposa aux yeux des regardants un gâteau cuit à point, et que n’eût pas désavoué un maître pâtissier. Une fois ce morceau capital arrivé à bon port, la tante Chloé s’occupa de la partie plus substantielle du souper.
 
« Allons, Moïse, Pierrot, tirez-vous du chemin, moricauds ! Sauvez-vous aussi, petite Polly, mon bijou ; maman donnera tout à l’heure du bonbon à la petite. — Et vous, massa GéorgieGeorgie, ôtez les livres, et asseyez-vous près de mon vieux, pendant que je dresse les saucisses et que je retourne les beignets. En un clin d’œil vous allez en avoir une bonne assiettée.
 
— On voulait que je revinsse souper à la maison, dit Georgie ; mais je me doutais de ce qui se brassait par ici, tante Chloé.
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Elle accompagna ce discours facétieux d’un coup de coude pour en aiguiser la pointe, et revint au gril avec une nouvelle ardeur.
 
Quand l’activité dévorante de l’appétit de GéorgieGeorgie fut un peu calmée, il s’écria, en brandissant un large coutelas : « Au tour du gâteau, maintenant !
 
— Dieu vous bénisse ! massa Georgie, dit la tante Chloé, en lutlui arrêtant le bras ; vous n’auriez pas le cœur de la couper avec ce grand couteau, pour tele massacrer tout en miettes, et gâter sa bonne mine ! Tenez, voilà une vieille lame mince que j’ai repassée tout exprès. Parlez-moi de ça ! Se coupe-t-il net et bien ! — Une pâte levée, légère comme une plume. — À présent, régalez-vous, mon mignon, vous n’en mangerez pas souvent de meilleur.
 
— Tom Lincoln dit pourtant, reprit GéorgieGeorgie, la bouche pleine, que leur Jinny est meilleure cuisinière que toi, tante Chloé.
 
— C’est pas grand’chose que ces Lincoln, répliqua tante Chloé, d’un ton méprisant. Je veux dire par comparaison avec notre monde. — De petites gens, assez respectables dans leur genre ; mais pour ce qui est de savoir vivre, ils ne s’en doutent pas. Mettez seulement maître Lincoln à côté de maître Shelby, seigneur bon Dieu ! Et maîtresse Lincoln — c’est pas elle qui entrerait dans un salon comme maîtresse Shelby — avec un grand air, faut voir ! Allez, allez ! ne me parlez pas de vos Lincoln ! » Et la tante Chloé releva la tête, de l’air d’une personne qui sait son monde.
 
« Je croyais, reprit GéorgieGeorgie, t’avoir entendu dire que Jinny était assez bonne cuisinière ?
 
— Peut-être bien, pour un petit ordinaire ; pas dit
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« Vous avez dit ça à Tom, vrai ? — De quoi s’avisent pas ces jeunesses ! Vous lui avez chanté victoire aux oreilles ? Seigneur bon Dieu, massa Georgie, vous feriez rire un hanneton !
 
— Oui, reprit Georgie, je lui ai dit : « Tom, si vous voyiez seulement les pâtés de tante Chloé ! ce sont là des pâtés ! »
 
— C’est grand’pitié qu’il n’en voie pas ! reprit tante Chloé, émue de compassion à l’idée des ténèbres où était plongé Tom Lincoln. Vous devriez l’inviter à dîner un de ces jours, mon bijou. Ce serait gentil de vot’part. Vous savez, massa Georgie, qu’il ne faut pas mépriser les autres, ni tirer vanité de ses avantages, vu que nos avantages nous sont donnés d’en haut, et c’est pas chose à oublier, ajouta-t-elle d’un air grave.
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— Je compte précisément inviter Tom la semaine prochaine ; tu feras de ton mieux, tante Chloé, pour lui faire ouvrir de grands yeux. Nous le bourrerons si bien qu’il ne s’en relèvera pas d’une quinzaine !
 
— Oui, oui, s’écria tante Chloé ravie, massa verra ! Seigneur Dieu ! quand je pense à quelques-uns de nos dîners ! Vous rappelez-vous, massa, le grand pâté de volaille que j’avais fait le jour du général Knox ? Moi et maîtresse nous nous sommes quasiment disputées à cause de ce pâté ! Je ne sais pas ce qui passe par l’esprit des dames quelquefois ; mais quand une pauvre créature est affairée à ses fourneaux, qu’elle répond de tout, qu’elle ne sait plus où donner de la tête, c’est juste le moment qu’elles prennent pour venir tourner dans la cuisine et se mêler de ce qui ne les regarde pas ! Maîtresse voulait que je fisse comme ci, puis comme ça : finalement, la moutarde me monta au nez, et je lui dis : « Maîtresse, regardez-moi un peu vos belles mains blanches, et vos beaux longs doigts tout reluisants de bagues, comme mes lis blancs reluisent de rosée ! et voyez à côté mes grosses pattes noires ! vous semble-t-il pas que le bon Dieu m’a créée et mise au monde pour faire de la croûte de pâté, et vous, pour la manger, et rester au salon ?… Dame ! j’étais en colère, et ça me poussait à l’insolence, massa Georgie.
de ce pâté ! Je ne sais pas ce qui passe par l’esprit des dames quelquefois ; mais quand une pauvre créature est affairée à ses fourneaux, qu’elle répond de tout, qu’elle ne sait plus où donner de la tête, c’est juste le moment qu’elles prennent pour venir tourner dans la cuisine et se mêler de ce qui ne les regarde pas ! Maîtresse voulait que je fisse comme ci, puis comme ça : finalement, la moutarde me monta au nez, et je lui dis : « Maîtresse, regardez-moi un peu vos belles mains blanches, et vos beaux longs doigts tout reluisants de bagues, comme mes lis blancs reluisent de rosée ! et voyez à côté mes grosses pattes noires ! vous semble-t-il pas que le bon Dieu m’a créée et mise au monde pour faire de la croûte de pâté, et vous, pour la manger, et rester au salon ?… Dame ! j’étais en colère, et ça me poussait à l’insolence, massa Georgie.
 
— Et qu’a dit ma mère ?
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— Tu ne t’en étais pas moins bien tirée de ce dîner. Je me rappelle que tout le monde le disait.
— Oh ! que oui !… Étais-je pas derrière la porte de la salle à manger ce jour-là, et ai-je pas vu le général passer trois fois son assiette pour ravoir de ce même pâté ? ai- je pas entendu qu’il disait : « Il faut que vous ayez une fameuse cuisinière, madame Shelby ! » Oh ! je ne tenais pas dans ma peau ! C’est qu’aussi le général s’y connaît, dit tante Chloé, se redressant d’un air capable. Un très-bel homme ! d’une des ''très''-premières familles de la Virginie ! Il s’y entend tout aussi bien que moi, le général ! Voyez-vous, massa Georgie, il y a des ''points'' capitaux dans un pâté : tout le monde ne sait pas ça, mais le général le sait. Je l’ai bien vu à ses remarques. Il sait quels sont les points capitaux, lui ! »
 
Massa Georgie en était arrivé à l’impossibilité complète, si rare chez un garçon de son âge, d’avaler une bouchée de plus : se trouvant donc de loisir, il avisa l’amas de têtes crépues et d’yeux avides qui, du coin en face, le regardaient opérer.
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« Tiens ! à toi, Moïse ! à toi, Pierrot ! il rompit quelques gros morceaux et les leur jeta. Vous en voulez bien, n’est-ce pas ? Allons, tante Chloé, donne-leur donc de la galette ! »
 
Georgie et Tom s’établirent à l’aise au coin de la cheminée, tandis que tante Chloé, après avoir tiré du feu un supplément de gâteaux, prit sa petite fille sur son giron, et se mit à remplir alternativement la bouche de l’enfant et la sienne, sans oublier Moïse et Pierrot, qui préférèrent manger leurs parts, tout en se roulant sous la table, onen se chatouillant et en tirant de temps à autre les pieds de la petite sœur.
 
« Voulez-vous finir, mauvais garnements ! dit la mère, leur décochant par ci, par là, un coup de pied, quand le jeu devenait trop intempestif. Ne pouvez-vous donc rester tranquilles une minute devant petit maître blanc ? Finirez-vous ? Prenez garde, ou bien je boutonnerai la culotte d’un cran plus bas, quand massa GéorgieGeorgie sera parti. »
 
Quel que fut le sens caché sous cette terrible menace, elle produisit fort peu d’effet sur les jeunes délinquants.
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« Voulez-vous bien détaler ! dit la mère en repoussant leurs têtes laineuses ; vous allez finir par rester collés tous ensemble, et n’y aura plus moyen de vous détacher. Courez vite à la fontaine. » Elle accompagna cette injonction d’une tape qui résonna bruyamment, mais qui ne fit que tirer de nouveaux rires des petits lutins, comme ils se précipitaient en tumulte au dehors, où leur joie fit explosion.
 
« En a-t-on jamais vu de si turbulents ? » dit tante Chloé avec complaisance ; et tirant un vieux torchon, mis à part pour les cas extrêmes, elle versa dessus un peu d’eau d’une théière fêlée, et s’évertua à enlever la mélasse des mains et du visage de la petite fille. Quand elle l’eut fourbie jusqu’à la faire reluire, elle la posa sur les genoux de l’oncle Tom, et se mit à débarrasser la table,. Polly employa cet intervalle à tirer le nez de papa, à lui égratigner la figure, et à plonger ses petites mains grassouillettes au plus épais de la chevelure crépue de Tom, passe-temps auquel elle semblait prendre un plaisir particulier.
 
« Est-elle éveillée ! » dit Tom, l’éloignant à la longueur de son bras pour la mieux voir ; il se leva, l’assit sur sa large épaule, et se mit à danser et à gambader avec l’enfant, autour de la chambre, tandis que massa Georgie faisait claquer son mouchoir, et que Moïse et Pierrot, de retour de leur expédition, lui donnaient la chasse en rugissant comme des lions. Si bien que tante Chloé déclara « qu’elle avait la tête tout à fait ''rompue''. » Celte assertion, se renouvelant tous les jours, ne diminua rien de la gaieté et du vacarme, qui ne cessèrent que lorsque chacun eut rugi, cabriolé, sauté à n’en pouvoir plus.
 
— Eh bien ! j’espère que vous en avez tout votre soûl, dit tante Chloé, en tirant un grossier coffre à roulettes de dessous le lit. Fourrez-vous vite là-dedans, Moïse et Pierrot, car c’est bientôt l’heure de l’assemblée{{refl|4}}.
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— Chaise, ''li'' tenir tout de même, si campée droit contre le mur, suggéra Moïse.
 
— Oncle Paul, ''li'' pas s’asseoir dessus, reprit Pierrot., parce que ''li'' toujours se trémousser si fort en chantant ! L’autre soir, ''li'' faillir tomber tout au travers de la case.
 
— Si, Seigneur bon Dieu ! faut laisser ''li'' s’asseoir, reprit Moïse ; ''li'' commencer : « Accourez, saints et pécheurs ; écoutez, petits et grands ! » Et patatras ! v’la ''li'' parterre ! » Moïse imita avec une rare précision le chant nasillard du vieux, et fit une culbute pour illustrer la catastrophe.
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Enfin, à l’évidente satisfaction de tous, le chant commença. Les voix naturellement belles, les airs sauvages et accentués, produisaient un effet frappant en dépit des intonations nasales des chanteurs. C’était tantôt les paroles des hymnes adoptées dans les églises d’alentour, tantôt des bribes d’invocations bizarres et vagues, recueillies dans les campements religieux. Un des refrains se chantait surtout avec beaucoup d’énergie et d’onction :
 
 
:::Le combat nous conduit aux gloires éternelles,
 
:::::Ô mon âme, battez des ailes !
:::<center>Le combat nous conduit aux gloires éternelles,</center>
:::::<center>Ô mon âme, battez des ailes !</center>
 
 
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:::<center>Oh ! Je monte là-haut ! accourez avec moi.</center>
::::<center>Écoutez ! L’ange nous appelle !</center>
:::<center>Voyez la cité d’or et sa voûte éternelle !</center>
 
 
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:::<center>Ô Canaan, terre promise et chère !</center>
::::<center>Ô Canaan, je vais à toi !</center>
 
 
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::::::::<center>**********</center>
 
 
 
Tandis que cette scène se passait dans la case de l’oncle loinTom, une autre, d’un genre bien différent, avait lieu dans l’habitation du maître.
Le marchand d’esclaves et M. Shelby étaient de nouveau assis dans la salle à manger, devant une table couverte de papiers. Le premier comptait des liasses de billets de banque, et les poussait à mesure vers le marchand, qui les recomptait à son tour.
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« C’est juste, dit l’homme ; maintenant, signez-moi cela. »
 
M. Shelby tira les contrats de vente à lui, et les signa comme un homme qui dépêche une besogne désagréable, puis il les repoussa de l’autre côté de la table avec l’argent,. Haley sortit alors de sa valise un parchemin, et, après l’avoir parcouru des yeux, il le tendit à M. Shelby, qui s’en saisit avec un empressement à demi réprimé.
 
« Eh bien, voilavoilà qui est fait et fini, dit le trafiquant en se levant.
 
— Oui, fait et fini, reprit M. Shelby d’un ton pensif.
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:{{refa|1}} Les titres affectueux d’oncle et de tante se donnent aux noirs qui vivent dans la familiarité de la maison, et qui ont vu grandir les enfants. Leurs camarades les leur donnent aussi par esprit d’imitation.
dans la familiarité de la maison, et qui ont vu grandir les enfants. Leurs camarades les leur donnent aussi par esprit d’imitation.
:{{refa|2}} Cette épithète n’implique pas que Tom soit vieux. C’est, comme en France, une façon de dire amicale.
:{{refa|3}} Diminutif de monsieur, et plus familier que maître.