« L’Éternel Mari » : différence entre les versions

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== I. Veltchaninov ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|I. Veltchaninov}}
 
*[[L’Éternel Mari - 1| I. Veltchaninov ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 2| II. Le Monsieur au crêpe ]]
L’été commençait, et Veltchaninov, contre son attente, se trouvait retenu à Pétersbourg. Son voyage dans le Sud de la Russie ne s’était pas arrangé ; puis son procès traînait, il n’en voyait pas la fin. Cette affaire — un litige au sujet d’une propriété — prenait mauvaise tournure. Trois mois auparavant, elle paraissait toute simple, pas même douteuse ; et, brusquement, tout avait changé. « Au reste, c’est ainsi pour toutes choses, tout se gâte », se répétait-il sans cesse à lui-même, avec mauvaise humeur. Il avait pris un avocat habile, cher et connu, il n’avait pas ménagé l’argent ; mais, par impatience et par défiance, il s’était occupé lui-même de son affaire : il s’était mis à écrire des papiers, que l’avocat s’empressait de faire disparaître ; il courait les tribunaux, faisait faire des enquêtes, et, en réalité, retardait tout ; à la fin, l’avocat s’était plaint, et l’avait engagé à partir pour la campagne. Mais il ne pouvait se résoudre à s’en aller. La poussière, la chaleur étouffante, les nuits blanches de Pétersbourg, qui surexcitent et énervent, de tout cela il jouissait bien à la ville. Il habitait, quelque part dans le voisinage du Grand-Théâtre, un appartement qu’il avait loué depuis peu, et qui n’était pas suivant son gré. « Rien n’était suivant son gré ! » Son hypocondrie croissait de jour en jour ; mais depuis longtemps il en avait le principe.
*[[L’Éternel Mari - 3| III. Pavel Pavlovitch Trousotsky ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 4| IV. La Femme, le mari et l’amant ]]
C’était un homme qui avait vécu beaucoup et largement ; avec ses trente-huit ou trente-neuf ans, il était loin d’être encore jeune, et toute cette « vieillesse », comme il disait, lui était venue « presque absolument à l’improviste » ; il comprenait lui-même que ce qui l’avait si vite vieilli, c’était non pas la quantité, mais, pour ainsi dire, la qualité des années, et que, s’il se sentait faiblir avant l’âge, c’était par le dedans plus vite que par le dehors. A le voir, on eût encore dit un jeune homme. C’était un grand garçon, fort et blond, avec une chevelure épaisse, sans un fil blanc sur la tête, et une grande barbe blonde, qui lui tombait presque au milieu de la poitrine. D’abord, on lui trouvait l’air inculte et négligé ; mais, en y regardant de plus près, on découvrait tout de suite un homme fort bien élevé, et façonné aux manières du meilleur monde. Il avait conservé des allures aisées, fières et même élégantes, en dépit de la gaucherie brusque qu’il avait acquise. Et il avait encore cette assurance hautaine et aristocratique, dont lui-même peut-être il ne soupçonnait pas le degré, bien qu’il eût l’esprit non seulement ouvert, mais subtil, et qu’il fût incontestablement doué.
*[[L’Éternel Mari - 5| V. Lisa ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 6| VI. Nouvelle Fantaisie d’un oisif ]]
La carnation de son visage clair et rosé avait eu jadis une délicatesse toute féminine et avait attiré sur lui l’attention des femmes ; maintenant encore, on disait en le regardant : « La belle santé ! du sang et du lait. » Seulement, cette « belle santé » était cruellement infectée d’hypocondrie. Ses grands yeux bleus, il y a dix ans, avaient fait bien des conquêtes : c’étaient des yeux si clairs, si gais, si insouciants, qu’ils retenaient malgré lui le regard qui les rencontrait. Aujourd’hui, à l’approche de la quarantaine, la clarté et la bonté s’étaient presque éteintes dans ces yeux déjà cernés de rides légères ; ce qu’ils exprimaient à présent, c’était, au contraire, le cynisme d’un homme aux mœurs relâchées et d’un blasé, l’astuce, le plus souvent le sarcasme, ou encore une nuance nouvelle, qu’on ne leur connaissait pas jadis, une nuance de tristesse et de souffrance, d’une tristesse distraite et comme sans objet, mais profonde. Cette tristesse se manifestait surtout quand il était seul. Et l’étrange, c’est que cet homme qui, il y avait à peine deux ans, était jovial, gai et dissipé, qui racontait si parfaitement des histoires si plaisantes, en fût venu à présent à préférer à toutes choses la complète solitude. Il avait rompu de propos délibéré avec ses nombreux amis, dont peut-être il aurait pu ne pas se séparer, même après la ruine complète de sa fortune. À vrai dire, l’orgueil y avait aidé : son orgueil soupçonneux lui rendait intolérable la fréquentation de ses anciens amis ; et, peu à peu, il en était arrivé à l’isolement. Ses souffrances d’orgueil ne s’en trouvèrent pas atténuées, bien au contraire ; mais, en s’exaspérant, elles prirent une forme particulière, toute nouvelle : il en vint à souffrir parfois, pour des motifs inattendus, qui jadis n’existaient pas pour lui, auxquels jadis il n’avait même jamais songé, pour des motifs « supérieurs » à ceux dont il avait tenu compte jusqu’alors — « à supposer qu’il soit exact de s’exprimer ainsi, et qu’il y ait véritablement des motifs supérieurs et des motifs inférieurs », ajoutait-il lui-même.
*[[L’Éternel Mari - 7| VII. Le Mari et l’amant s’embrassent ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 8| VIII. Lisa est malade ]]
C’était vrai, il en était venu à être obsédé par des motifs supérieurs, auxquels jadis il n’aurait pas songé. Ce qu’il entendait, au fond de lui-même, par des motifs supérieurs, ce sont les motifs dont (à son grand étonnement) personne ne peut véritablement rire à part soi ; — à part soi, s’entend, car, devant les autres, c’est une autre affaire ! Il savait fort bien qu’à la première occasion, et dès demain, il planterait là les secrètes et pieuses injonctions de sa conscience, qu’il enverrait promener bien tranquillement tous ces « motifs supérieurs », qu’il serait le premier à en rire. Et c’est ainsi que les choses se passaient, sauf qu’il avait conquis une assez notable indépendance d’esprit à l’égard des « motifs inférieurs », qui l’avaient jusque-là entièrement gouverné. Il arrivait même parfois qu’en se levant, le matin, il eût honte des pensées et des sentiments qu’il avait eus durant son insomnie de la nuit. (Et il souffrait, dans les derniers temps, de fréquentes insomnies.) Il avait remarqué, de longue date, qu’il était extrêmement porté au scrupule, qu’il s’agît de choses importantes ou de futilités : aussi était-il résolu à se fier le moins possible à lui-même. Pourtant il survenait quelquefois des faits dont il n’était pas possible de contester la réalité. Dans les derniers temps, quelquefois, durant la nuit, ses pensées et ses sentiments se modifiaient jusqu’à devenir presque l’opposé de ce qui est normal, et très souvent ils ne ressemblaient plus en rien à ceux qu’il avait eus pendant le jour. Il en fut très frappé : il alla consulter un médecin célèbre, qu’il connaissait fort bien ; naturellement, il lui parla sur le ton de la plaisanterie. Le médecin répondit que le fait de l’altération et même du dédoublement des pensées et des sensations la nuit, en état d’insomnie, est un cas très commun chez les hommes « qui pensent fortement et qui sentent fortement » ; que parfois les convictions de toute une vie changent subitement, du tout au tout, sous l’action déprimante de la nuit et de l’insomnie ; qu’on voit prendre parfois, sans rime ni raison, des résolutions tout à fait fatales ; que tout cela du reste comporte bien des degrés ; — qu’enfin, s’il arrive que le sujet ressente très vivement le dédoublement de sa personne, et en souffre, c’est signe d’une véritable maladie, et qu’il faut, en ce cas, agir sans retard : le mieux, c’est de modifier radicalement son genre de vie, de changer de régime, ou même de voyager ; une purge, sans aucun doute, ferait bon effet.
*[[L’Éternel Mari - 9| IX. Vision ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 10| X. Le Cimetière ]]
Veltchaninov ne voulut pas en entendre davantage ; son affaire était parfaitement claire : il était malade. « C’est donc tout ce qu’il y avait dans cette obsession que j’attribuais à quelque chose de supérieur : une maladie, et rien de plus ! » s’écriait-il avec amertume. Il ne se résignait pas à se l’avouer.
*[[L’Éternel Mari - 11| XI. Pavel Pavlovitch veut se marier ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 12| XII. Chez les Zakhlebinine ]]
Bientôt, ce qu’il n’avait encore ressenti que la nuit se produisit également le jour, mais avec une acuité plus pénétrante ; et maintenant il y prenait une joie malicieuse et sarcastique, au lieu de l’attendrissement plein de regrets qu’il en ressentait jadis. Il voyait surgir dans sa mémoire, de plus en plus fréquemment, « soudainement et Dieu sait pourquoi », certains événements de sa vie antérieure, des époques anciennes de sa vie, et ces événements se présentaient à lui d’une manière étrange. Depuis longtemps il se plaignait d’avoir perdu la mémoire : il avait oublié les visages de gens qu’il avait fort bien connus, et qui, lorsqu’ils le rencontraient, s’en montraient froissés ; il lui arrivait d’oublier entièrement un livre qu’il avait lu six mois auparavant. Et voici que, malgré cette perte évidente de la mémoire, des faits d’une période très ancienne, des faits oubliés depuis dix ou quinze ans, se présentaient brusquement à son imagination, avec une aussi grande précision de chaque détail, avec une aussi grande vivacité d’impression que s’il les revivait. Quelques-unes de ces choses qui lui remontaient à la conscience avaient été jusque-là si implicitement abolies que le fait même de les voir reparaître lui semblait bizarre. Tout cela n’était encore rien : les résurrections de ce genre se produisent chez tout homme ayant beaucoup vécu. Mais l’important, c’est que ces événements lui revenaient à la mémoire sous un aspect modifié, entièrement nouveau, inattendu, et lui apparaissaient sous un angle auquel jamais il n’avait songé. Pourquoi tel ou tel acte de sa vie passée lui faisait-il aujourd’hui l’effet d’un crime ? Il n’en eût pas pris grand souci, à la vérité, si ç’avait été là simplement une sentence abstraite rendue par son esprit : car il connaissait trop bien la nature sombre, singulière et maladive de son esprit pour attacher à ses décisions quelque importance. Mais ses réprobations avaient un retentissement plus profond, il en venait à se maudire, presque à éclater en larmes intérieures. Qu’eût-il dit, il n’y a pas deux ans, si on lui avait prédit qu’un jour il pleurerait ?
*[[L’Éternel Mari - 13| XIII. De quel côté penche la balance ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 14| XIV. Sachenka et Nadenka ]]
Ce qui lui revint d’abord en mémoire, c’était non des états de sensibilité, mais des choses qui jadis l’avaient froissé ; il se rappelait certains insuccès mondains, certaines humiliations : il se rappelait, par exemple, les « calomnies d’un intrigant » à la suite desquelles il avait cessé d’être reçu dans une maison — ou encore comment, il n’y avait pas si longtemps, il avait subi une offense préméditée et publique, sans en demander raison — ; comment, un jour, dans une société de femmes du meilleur monde, il avait été atteint par une épigramme fort aiguisée, à laquelle il n’avait rien trouvé à répondre. Il se rappelait encore deux ou trois dettes qu’il n’avait pas éteintes, dettes insignifiantes, c’est vrai, mais dettes d’honneur, contractées envers des gens qu’il ne voyait plus et dont il lui arrivait de dire du mal. Il souffrait aussi, mais seulement à ses pires moments, à l’idée qu’il avait gaspillé de la plus sotte façon deux fortunes, l’une et l’autre importantes. Mais bientôt ce fut le tour des souvenirs et des regrets d’ordre « supérieur ».
*[[L’Éternel Mari - 15| XV. Réglement de comptes ]]
 
*[[L’Éternel Mari - 16| XVI. Analyse ]]
Tout à coup, par exemple, « sans rime ni raison », surgissait, du fond d’un oubli absolu, la figure d’un bon vieux petit fonctionnaire, grisonnant et comique, qu’un jour, il y avait longtemps, longtemps, il avait offensé, impunément, par pure fanfaronnade : il l’avait fait uniquement pour placer un mot drôle qui lui avait fait honneur, et qui ensuite avait couru. Il avait si bien oublié toute cette histoire qu’il n’arrivait pas à retrouver le nom du petit vieux ; et pourtant il revoyait tous les détails de la scène avec une netteté extraordinaire. Il se rappelait fort bien que le vieux avait défendu la réputation de sa fille, une fille déjà âgée et qui vivait avec lui, et sur laquelle on avait répandu en ville des bruits malveillants. Le petit vieux avait tenu tête et s’était fâché, puis soudain il avait fondu en larmes devant toute la société, ce qui fit une certaine impression. On avait fini par le gorger de champagne et par s’amuser de lui. Et lorsqu’à présent, « sans rime ni raison », Veltchaninov revoyait le pauvre petit vieux sanglotant, le visage dans ses mains, comme un enfant, il lui semblait qu’il ne se pouvait pas qu’il l’eût jamais oublié. Et, chose étrange, cette histoire, que jadis il avait trouvée très comique, lui faisait à présent l’impression opposée ; surtout certains détails, surtout le visage caché dans les mains.
*[[L’Éternel Mari - 17| XVII. L’Éternel Mari ]]
 
Il se rappelait aussi comment, pour s’amuser, il avait diffamé la très honnête femme d’un maître d’école, et comment la diffamation était venue jusqu’aux oreilles du mari. Veltchaninov avait bientôt quitté cette petite ville, et n’avait pas su quelles suites avait eues sa diffamation ; mais tout à coup, maintenant, il se demanda comment tout cela pouvait avoir fini, et Dieu sait jusqu’où ses conjectures l’auraient mené, si un souvenir beaucoup plus récent ne lui était brusquement revenu à l’esprit : celui d’une jeune fille de petite famille bourgeoise, qui ne lui avait jamais plu, dont même il rougissait, et de laquelle, sans trop savoir comment, il avait eu un enfant ; il avait abandonné la mère et l’enfant, sans même un adieu (faute de temps, il est vrai), lorsqu’il avait quitté Pétersbourg. Plus tard, pendant une année entière, il avait cherché à retrouver cette jeune fille, sans y parvenir. Les souvenirs de ce genre se présentaient à lui par centaines, chacun en faisant revivre des dizaines d’autres.
 
Nous avons déjà dit que son orgueil avait pris une forme singulière. Il y avait des moments, rares, il est vrai, où il oubliait son amour-propre au point qu’il lui était indifférent de n’avoir plus sa voiture à lui, de courir les tribunaux à pied, dans une tenue négligée ; s’il arrivait que l’un ou l’autre de ses anciens amis le toisât dans la rue d’un œil moqueur, ou fît mine de ne pas le reconnaître, son orgueil était tel qu’il ne s’en offusquait plus. Et c’est très sincèrement qu’il ne s’en offusquait plus. C’était, à vrai dire, fort rare : c’était là des moments passagers où il s’oubliait lui-même ; mais, d’une manière générale, il est certain que sa vanité se désintéressait peu à peu des objets qui l’affectaient autrefois, et se concentrait sur un seul objet, toujours présent à son esprit.
 
« Oui, songeait-il avec sarcasme (il était presque toujours sarcastique lorsqu’il songeait à lui-même), il y a quelqu’un, sans doute, qui s’occupe de me rendre meilleur, et qui me suggère tous ces souvenirs maudits, et toutes ces larmes de repentir. Soit. Et puis après ? Tout cela, c’est de la poudre aux moineaux. C’est très bien, les larmes de repentir, mais ne suis-je pas certain qu’avec mes quarante ans, mes quarante ans d’une existence stupide, je n’ai pas une miette de libre arbitre ? Que demain la même tentation se représente, que, par exemple, j’ai de nouveau un intérêt quelconque à répandre le bruit que la femme du maître d’école acceptait avec plaisir ce que je lui offrais, et je recommencerai, je le sais bien, sans la moindre hésitation, et je serai d’autant plus vil et plus perfide que je le ferai pour la seconde fois, et non plus pour la première. Que demain ce petit prince, à qui, il y a onze ans, j’ai cassé une jambe d’un coup de pistolet, vienne à m’offenser de nouveau, je m’empresserai de le provoquer, et il lui en coûtera une seconde jambe de bois. Tous ces retours sur le passé, c’est de la poudre perdue, et il n’y pas un seul coup qui porte. À quoi bon ces souvenirs, quand je ne sais même pas m’affranchir suffisamment de moi dans le présent ! »
 
Il ne se trouva pas de maîtresse d’école à diffamer, ni de jambe à casser, mais la seule idée que ces faits pouvaient se renouveler, à l’occasion, l’écrasait presque… parfois. — On ne peut pas toujours être en proie aux souvenirs ; il faut bien qu’il y ait des entractes, où l’on puisse respirer et se distraire.
 
C’est ce que faisait Veltchaninov : il était tout disposé à profiter des entractes pour se distraire ; mais, plus le temps marchait, plus l’existence lui devenait pénible à Pétersbourg. Juillet approchait. Il lui venait souvent une envie subite de tout planter là, son procès et le reste, de s’en aller quelque part, n’importe où, tout de suite, quelque part en Crimée, par exemple. Une heure après, généralement, il riait de son projet : « Toutes ces maudites pensées, il n’y a pas de climat, pas de midi qui en puisse venir à bout ; maintenant qu’elles sont là, moi qui suis un homme réglé, il n’y a plus moyen que j’y échappe ; et puis, il n’y a pas de raison… »
 
« Pourquoi m’en irais-je ? — continuait-il à philosopher avec amertume. — Il fait ici tant de poussière, et une chaleur si étouffante ; cette maison est si sale ; il y a dans ces tribunaux où je passe mon temps, chez tous ces hommes d’affaires, tant de préoccupations énervantes, tant de soucis écrasants ; il y a dans tous ces gens qui emplissent la ville, sur ces figures qui passent du matin au soir, un égoïsme si naïvement et si sincèrement étalé, une audace si grossière, une lâcheté si mesquine, une poltronnerie si basse, qu’à parler très sérieusement, c’est ici le paradis pour un hypocondriaque. Tout est franc, tout s’étale, rien ne se donne la peine de dissimuler, comme font nos dames partout, à la campagne, aux eaux ou à l’étranger ; oui, vraiment, tout mérite ici la plus entière estime, rien que pour sa franchise et pour sa simplicité… Je ne partirai pas ! Je crèverai ici, mais je ne partirai pas ! »
 
== II. Le Monsieur au crêpe ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|II. Le Monsieur au crêpe}}
 
C’était le 3 juillet. L’air était lourd, la chaleur suffocante. Ce jour-là, Veltchaninov eut énormément à faire. Des courses occupèrent toute sa matinée ; une visite chez un conseiller d’État, homme entendu, qui pouvait lui être utile et qu’il devait aller voir d’urgence à sa maison de campagne, très loin, quelque part sur la Tchiornaïa.
 
Le soir donc, vers six heures, Veltchaninov entra pour dîner dans un restaurant de fâcheuse apparence, mais français, situé sur la Perspective Nevski, près du pont de la Police. Il s’assit dans son coin habituel, à la petite table qui lui était réservée, et commanda son dîner. Chaque jour il dînait pour un rouble, non compris le vin, dont il n’usait que par extraordinaire, vu le mauvais état de ses affaires. Il s’étonnait souvent qu’on pût manger pareille cuisine ; et pourtant il avalait jusqu’à la dernière miette, et chaque fois il dévorait avec autant d’appétit que s’il n’eût pas mangé depuis trois jours. « Ce doit être maladif », pensait-il lorsqu’il le remarquait.
 
Ce soir-là, il prit place à la petite table avec les pires dispositions d’esprit ; il jetait violemment son chapeau dans un coin, s’accouda et songea. Pour peu que son voisin eût fait le moindre bruit, ou que le garçon ne l’eût pas immédiatement compris, lui, qui d’ordinaire restait toujours courtois et qui savait à l’occasion demeurer impassible, il eût fait, sans aucun doute, du tapage et peut-être un scandale.
 
Le potage servi, Veltchaninov prit sa cuiller ; mais, tout à coup, d’un geste brusque, il la jeta sur la table et bondit presque de dessus sa chaise. Une pensée imprévue s’était emparée de lui soudain. En un instant, Dieu sait comment, il venait de comprendre le motif de son angoisse, de cette angoisse étrange qui le torturait depuis plusieurs jours, qui l’étreignait, Dieu sait comment et Dieu sait pourquoi, sans un moment de répit. Voici que tout d’un coup il le comprenait et le voyait ce motif aussi distinctement que les cinq doigts de sa main.
 
— Le chapeau ! … murmurait-il comme illuminé. Oui, ce chapeau maudit, avec cet abominable crêpe : voilà la cause de tout !
 
Veltchaninov se mit à réfléchir ; mais, plus il songeait, plus il devenait sombre, plus « tout l’événement » lui paraissait étrange. « Mais… Mais… y a-t-il bien là un événement ? » objectait-il, toujours en défiance. « Qu’y a-t-il dans tout cela qui ressemble à un événement ? »
 
Ce qui s’était passé, le voici :
 
Environ quinze jours auparavant — à vrai dire, il ne se rappelait pas au juste, mais il devait bien y avoir cela —, il avait rencontré, pour la première fois, dans la rue, quelque part, oui, à l’angle des rues Podiatcheskaïa et Mechtchanskaïa, un homme qui portait un crêpe à son chapeau. Ce monsieur était comme tout le monde et n’avait rien de particulier ; il passa vite, mais en passant jeta à Veltchaninov un regard extrêmement direct, et qui attira extraordinairement son attention. Il eut immédiatement l’impression qu’il connaissait cette figure. Certainement, il l’avait rencontrée quelque part.
 
« Bah ! pensa-t-il, n’ai-je pas rencontré, comme cela, dans ma vie, des milliers de visages ? On ne peut pas se les rappeler tous. »
 
Vingt pas plus loin, il avait oublié cette rencontre, malgré l’impression qu’elle lui avait faite. Néanmoins, cette impression dura toute la journée, étrangement : c’était comme une irritation, sans objet, et très particulière.
 
Maintenant, quinze jours après, il se rappelait tout cela très clairement. Il se rappelait aussi qu’il n’avait pu comprendre alors d’où lui venait cette irritation, au point qu’il n’eut même pas l’idée d’un rapprochement possible entre sa mauvaise humeur de toute la soirée et sa rencontre du matin. Mais l’homme prit soin de ne pas se laisser oublier : le lendemain, il se retrouva en face de Veltchaninov, sur la Perspective Nevski, et, comme la première fois, il le fixa d’une manière étrange. Veltchaninov cracha en signe de dédain ; puis à peine eut-il craché qu’il s’étonna de ce qu’il venait de faire. « Il y a évidemment des physionomies qui vous inspirent, on ne sait pourquoi, un invincible dégoût. »
 
— Il n’y a pas de doute, je l’ai déjà rencontré quelque part, murmurait-il d’un air pensif, une demi-heure encore après la rencontre.
 
Et, de nouveau, pendant toute la soirée, il fut de très maussade humeur ; la nuit, il eut un sommeil très agité, et il n’eut toujours pas l’idée que l’homme en deuil pût être la cause de son malaise, bien que ce soir-là il lui revint fréquemment à la mémoire. Même il s’en voulait de ce qu’ « une pareille niaiserie » tenait tant de place dans ses souvenirs, et il eût certes été fort humilié d’avoir à lui attribuer l’état dont il souffrait, s’il avait pu y songer.
 
Deux jours plus tard, il le rencontra de nouveau, cette fois, dans une foule, à un débarcadère de la Neva. Cette fois, Veltchaninov aurait volontiers juré que le « Monsieur au crêpe » l’avait reconnu et que la foule les avait aussitôt séparés ; il croyait bien qu’il avait fait mine de lui tendre la main ; peut-être même l’avait-il appelé par son nom. Le reste, Veltchaninov ne l’avait pas entendu distinctement ; pourtant… « Mais qu’est-ce donc que cette canaille ? Pourquoi ne vient-il pas à moi, si en effet il me connaît, et s’il veut m’approcher ? » songea-t-il en colère, comme il sautait dans un fiacre pour se faire conduire au couvent de Smolny.
 
Une demi-heure plus tard, il discutait chaudement avec son avocat, mais le soir et la nuit ramenèrent en lui l’angoisse la plus fantastique.
 
« Aurais-je un débordement de bile ? » se demanda-t-il avec inquiétude, en se regardant dans un miroir.
 
Puis cinq jours se passèrent sans qu’il rencontrât « personne », et sans que « la canaille » donnât signe de vie. Et pourtant, il ne pouvait pas avoir oublié l’homme au crêpe !
 
« Mais qu’ai-je donc à m’occuper ainsi de lui ? pensait Veltchaninov. Hum !… Bien sûr il a, lui aussi, beaucoup d’affaires à Pétersbourg. Mais, de qui donc est-il en deuil ?… Il m’a évidemment reconnu… Moi pas… Et, pourquoi ces gens-là portent-ils du crêpe ?… Cela ne leur va pas… Je crois bien que si je le voyais de plus près, je le reconnaîtrais… »
 
Et c’était comme si quelque chose commençait à s’agiter dans ses souvenirs, c’était comme un mot que l’on sait bien, qu’on a oublié, et qu’on s’efforce tant qu’on peut de retrouver. On le sait parfaitement, ce mot ; on sait qu’on le sait ; on sait ce qu’il veut dire, on tourne tout autour, et on ne peut le saisir. « C’était… c’était, il y a longtemps… c’était quelque part… il y avait là… il y avait là… Que le diable emporte ce qu’il y avait là ou non ! Est-ce bien la peine pour cette canaille de se donner tant de mal ? » Il s’était mis terriblement en colère.
 
Mais le soir, quand il se rappela sa colère « terrible », il éprouva une grande confusion, — comme si quelqu’un l’eût surpris à mal faire. Il en fut inquiet et étonné : « Il faut qu’il y ait une raison pour que je m’emporte ainsi de but en blanc… à propos d’un simple souvenir… » Il n’alla pas jusqu’au bout de sa pensée.
 
Le lendemain, il eut une colère encore plus violente ; mais, cette fois, il lui sembla qu’il y avait de quoi et qu’il était dans son droit absolument. « A-t-on jamais vu pareille insolence ! » Il s’agissait d’une quatrième rencontre avec le monsieur au crêpe qui, de nouveau, avait comme surgi de dessous terre.
 
Voici l’histoire.
 
Veltchaninov venait de saisir enfin au passage, dans la rue, ce conseiller d’État, cet homme important qu’il poursuivait depuis longtemps. Ce fonctionnaire, qu’il connaissait un peu, et qui pouvait lui être utile dans son affaire, avait manifestement tout fait pour ne pas se laisser prendre et pour éviter de se rencontrer avec lui. Veltchaninov, ravi de le tenir enfin, marchait à côté de lui, le sondant du regard, dépensant des trésors d’adresse pour amener le vieux malin à un sujet de conversation qui lui permît de lui arracher le précieux mot, tant désiré ; mais le finaud était sur ses gardes, répondait par des plaisanteries, ou se taisait. — Et voici que tout à coup, à ce moment difficile et décisif, le regard de Veltchaninov rencontra sur le trottoir opposé le monsieur au crêpe. Il était arrêté, regardait fixement vers eux ; il les suivait, c’était clair, et, sans aucun doute, il se moquait d’eux.
 
— Le diable l’emporte ! s’écria, tout en fureur, Veltchaninov, qui avait aussitôt pris congé du tchinovnik, et qui attribuait tout l’insuccès de ses efforts à l’apparition soudaine de « l’insolent », — le diable l’emporte ! Je crois vraiment qu’il m’espionne ! Il n’y a pas de doute, il me suit. Il est payé pour cela, et… et… par Dieu, il se moque de moi ! Par Dieu, il va avoir affaire à moi ! Si j’avais une canne !… Je vais acheter une canne ! Je ne puis supporter cela ! Qui est-ce, cet individu ? Il faut que je sache qui c’est.
 
Il s’était passé trois jours depuis cette quatrième rencontre, lorsque nous avons trouvé Veltchaninov à son restaurant, hors de lui, et comme effondré. En dépit de son orgueil, il fallait bien qu’il s’en fît l’aveu, c’était bien cela. Tout bien examiné, il était forcé de convenir que son humeur, et l’angoisse étrange qui l’étouffait depuis quinze jours, n’avait d’autre cause que l’homme en deuil, ce « rien du tout ».
 
« Je suis hypocondriaque, c’est vrai ; je suis toujours prêt à faire d’une mouche un éléphant, c’est encore vrai ; mais tout cela serait-il moins pénible pour n’être qu’une imagination ? — Si un pareil coquin peut se permettre de bouleverser complètement un homme, alors… alors… »
 
Cette fois, en effet, à la cinquième rencontre, qui avait eu lieu ce jour-là et qui avait mis Veltchaninov hors de lui, l’éléphant n’était guère qu’une mouche. L’homme avait passé, mais, cette fois, n’avait pas dévisagé Veltchaninov, n’avait pas fait mine de le connaître : il marchait les yeux baissés, et semblait très désireux de n’être pas remarqué. Veltchaninov s’était dirigé vers lui, et lui avait crié à pleine voix :
 
— Dites donc, l’homme qui crêpe ! Vous vous sauvez, à présent ! Arrêtez donc ! Qui êtes-vous ?
 
La question, et toute cette interpellation, n’avait aucune espèce de sens. Mais Veltchaninov ne s’en aperçut qu’après avoir crié. L’homme ainsi interpellé s’était retourné, s’était arrêté un instant, avait paru hésiter, avait souri, avait paru vouloir dire ou faire quelque chose, était resté extrêmement indécis, puis s’était brusquement éloigné sans regarder derrière lui. Veltchaninov le suivait de l’œil, tout stupéfait.
 
« Serait-ce moi qui le poursuis, songea-t-il, et non pas lui ?… »
 
Quand il eut achevé de dîner, Veltchaninov courut à la maison de campagne du tchinovnik. Il n’était pas chez lui : on lui répondit « qu’il n’était pas rentré depuis le matin, qu’il ne rentrerait sans doute pas avant trois ou quatre heures de la nuit, parce qu’il était en ville, chez son neveu ». Veltchaninov s’en trouva « offensé » au point que son premier mouvement fut d’aller chez le neveu. Mais en route il réfléchit que cela le mènerait loin, quitta son fiacre à mi-chemin et se dirigea en flânant vers sa maison, proche du Grand-Théâtre. Il sentait qu’il avait besoin de marcher. Il lui fallait une bonne nuit de sommeil pour calmer l’ébranlement de ses nerfs, et, pour dormir, il lui fallait de la fatigue. Il ne se trouva donc chez lui qu’à dix heures et demie, car la distance était grande, et il rentra éreinté.
 
Le logement que Veltchaninov avait loué au mois de mars après s’être donné tant de mal pour le trouver — s’excusant, par la suite, de ce « qu’il était en camp volant, et n’habitait que momentanément Pétersbourg… à cause de ce maudit procès » —, cet appartement était loin d’être aussi incommode, aussi peu convenable que lui-même se plaisait à le dire. L’entrée, il faut le reconnaître, était un peu sombre, malpropre même. Il n’y en avait pas d’autre, d’ailleurs, que la porte cochère. Mais l’appartement, situé au deuxième étage, était composé de deux pièces très claires, très hautes, et séparées par une antichambre à demi obscure. L’une de ces deux pièces avait vue sur la cour ; l’autre, sur la rue. À la première était contigu un cabinet qui pouvait servir de chambre à coucher, mais où Veltchaninov avait mis des livres et des papiers. Il avait choisi la seconde pour sa chambre, le divan faisant office de lit. L’ameublement de ces deux pièces offrait à l’œil un certain aspect de confort, bien qu’en réalité il se trouvât passablement usé. Çà et là, quelques objets de prix, vestiges de temps meilleurs — des bibelots en bronze, en porcelaine ; « de grandes, de vraies moquettes ; deux tableaux d’assez bonne facture —, le tout dans un grand désordre, sous une poussière accumulée depuis le départ de Parlaguéia, la jeune fille qui servait Veltchaninov et qui, tout à coup, l’avait laissé pour s’en retourner chez ses parents, à Novgorod.
 
Lorsqu’il songeait à ce fait étrange d’une jeune fille ainsi placée chez un garçon qui, pour rien au monde, n’aurait voulu mentir à sa qualité de gentleman, la rougeur montait aux joues de Veltchaninov. Il n’avait jamais eu lieu pourtant que d’être satisfait de cette Parlaguéia. Elle était entrée chez lui au moment où il avait loué son appartement, c’est-à-dire au printemps, sortant de chez une fille qui allait habiter l’étranger. Parlaguéia était très soigneuse et eut bientôt mis de l’ordre dans tout ce qui lui était confié. Veltchaninov, après le départ de la jeune fille, ne voulut plus reprendre la femme comme domestique. « Ce n’était guère la peine de prendre, pour si peu de temps, un valet… » D’ailleurs, il détestait la valetaille. Il fut donc décidé que les chambres seraient rangées chaque matin par la sœur de la concierge, Mavra, à laquelle il laissait en sortant la clef de la porte qui donnait sur la cour. En réalité, Mavra ne faisait rien, touchait son salaire et probablement volait. Tout cela lui était devenu indifférent, et il était même bien aise que la maison demeurât vide.
 
Mais pourtant ses nerfs se révoltaient parfois, aux heures d’agacement, devant toute cette « saleté », et il lui arrivait très souvent, lorsqu’il rentrait chez lui, de ne pénétrer dans sa chambre qu’avec dégoût.
 
Ce soir-là, Veltchaninov prit à peine le temps de se déshabiller. Il se jeta sur son lit, fermement décidé à ne penser à rien, et coûte que coûte, à s’endormir « à l’instant même ». Chose bizarre, à peine sa tête fut-elle posée sur l’oreiller que le sommeil le prit. Il y avait bien un mois que cela ne lui était arrivé.
 
Veltchaninov dormit ainsi trois heures entières, trois heures pleines de ces cauchemars que l’on a dans les nuits de fièvre. Il rêva qu’il avait commis un crime, un crime qu’il niait, et dont l’accusaient, d’un commun accord, des gens qui survenaient de partout. Une foule énorme s’était amassée et il entrait des gens, toujours, par la porte grande ouverte. Puis toute son attention se concentrait sur un homme bizarre, qu’il avait très bien connu jadis, qui était mort, et qui maintenant se présentait subitement à lui. Le plus pénible, c’est que Veltchaninov ne savait pas qui était cet homme, qu’il avait oublié son nom et ne pouvait le retrouver ; tout ce qu’il savait, c’est que jadis il l’avait beaucoup aimé. Tous les gens qui étaient là attendaient de cet homme le mot décisif, une accusation formelle contre Veltchaninov ou sa justification. Mais l’homme restait assis auprès de la table, immobile, obstinément silencieux. Le bruit ne cessait pas, l’irritation grandissait ; tout à coup, Veltchaninov, exaspéré par le silence de l’homme, le frappa : et aussitôt il ressentit un apaisement étrange. Son cœur, serré par la terreur et la souffrance, se remit à battre paisiblement. Une sorte de rage le prit, il frappa un second coup, puis un troisième, puis, comme grisé de fureur et de peur, dans une ivresse qui allait jusqu’à l’égarement, il frappa, s’apaisant à mesure, il frappa sans compter, sans s’arrêter. Il voulait anéantir tout, tout cela. Soudain, il arriva ceci : tous poussèrent un cri d’effroi et se ruèrent vers la porte, et au même instant trois coups de sonnette vigoureux se firent entendre si forts qu’il semblait que l’on voulût arracher la sonnette. Veltchaninov s’éveilla, ouvrit les yeux, sauta à bas de son lit, courut à la porte, il était certain que les coups de sonnette étaient réels, qu’il ne les avait pas rêvés, que quelqu’un était là qui voulait entrer. « Ce serait trop étrange, qu’un bruit si net, si réel, ne fût qu’un rêve ! »
 
À sa grande surprise, l’appel de la sonnette n’était qu’un rêve. Il ouvrit la porte, sortit sur le palier, jeta un regard dans l’escalier : — décidément, personne. Le cordon de sonnette pendait immobile. Surpris, mais satisfait, il rentra dans sa chambre. Il alluma une bougie, et se rappela que la porte n’était que poussée, qu’elle n’était fermée ni à clef, ni au verrou. Il lui était souvent arrivé de commettre cet oubli, sans y attacher la moindre importance. Parlaguéia le lui avait plusieurs fois fait remarquer. Il retourna dans l’antichambre, ouvrit encore une fois la porte, jeta encore un coup d’œil au-dehors, puis referma et tira simplement les verrous, sans toucher à la clef. À ce moment, l’horloge sonna deux heures et demie : il avait dormi trois heures.
 
Son rêve l’avait si fort énervé qu’il ne voulut pas se recoucher tout de suite et qu’il préféra se promener une demi-heure par la chambre — « le temps de fumer un cigare ». Il s’habilla sommairement, s’approcha de la fenêtre, souleva l’épais rideau de soie et puis le store blanc. Déjà l’aube éclairait la rue. Les claires nuits d’été de Pétersbourg avaient toujours ébranlé fortement ses nerfs. Dans les derniers temps, elles avaient rendu ses insomnies si fréquentes, qu’il avait dû, deux semaines auparavant, suspendre à ses fenêtres d’épais rideaux de soie qui le défendaient parfaitement de la lumière du dehors. Laissant entrer le jour, et oubliant la bougie allumée sur la table, il se mit à se promener de long en large, tout entier à une sensation de souffrance poignante. L’impression que lui avait laissée son rêve persistait. Il éprouvait toujours une douleur profonde à l’idée qu’il avait pu lever la main sur cet homme et le frapper.
 
« Mais il n’existe pas, cet homme, et il n’a jamais existé ! Toute cette histoire dont je m’afflige n’est qu’un rêve ! »
 
Résolument, comme si sur ce point se concentraient tous ses soucis, il se mit à penser que décidément il était malade, « un homme malade ».
 
Il lui avait toujours été pénible de reconnaître qu’il vieillissait ou que sa santé était mauvaise, et, dans ses heures noires, il mettait de l’acharnement à s’exagérer l’un ou l’autre de ces maux, à dessein, pour se railler lui-même.
 
— C’est la vieillesse ! Oui, je vieillis terriblement, murmura-t-il en marchant de long en large. Je perds la mémoire, j’ai des visions, des rêves, j’entends des coups de sonnette… Le diable m’emporte ! Je sais par expérience que des cauchemars de ce genre sont chez moi signe de fièvre… Je suis bien sûr que toute cette « histoire » de crêpe n’est peut-être aussi qu’un rêve. Décidément, j’avais raison hier : c’est moi, c’est moi qui m’acharne après lui, ce n’est pas lui. Je m’en suis fait un monstre et j’en ai peur, et je cours me sauver sous la table. Et puis, pourquoi est-ce que je l’appelle canaille ? C’est peut-être un homme très bien. Sa figure n’est pas très agréable, c’est vrai ; mais enfin il n’a rien de particulièrement laid. Il est mis comme tout le monde. Il n’y a que son regard… Allons, me voilà encore occupé de lui ! Que diable m’importe son regard ? Je ne puis donc pas vivre sans songer à ce… à ce gredin !
 
Parmi toutes ces pensées qui se faisaient la chasse dans sa tête, il y en eut une qui lui apparut clairement, et qui lui fut douloureuse : il se fit soudain en lui la conviction que l’homme au crêpe avait été jadis de ses propres amis, et que maintenant, lorsqu’il le rencontrait, cet homme se moquait de lui parce qu’il savait un grand secret de son passé, et qu’il le voyait maintenant si déchu. Il alla machinalement à la fenêtre pour l’ouvrir et respirer la fraîcheur de la nuit, et… et, brusquement, il frissonna tout entier : il lui sembla que devant lui se produisait quelque chose de prodigieux, d’inouï.
 
Il n’arriva pas à ouvrir la fenêtre ; vivement il se glissa dans l’angle de la baie, et s’y dissimula : — là, droit en face de la maison, sur le trottoir désert, il venait de voir l’homme au crêpe. L’homme était debout, le visage tourné vers la fenêtre ; il ne l’avait certainement pas aperçu, il regardait la maison, curieusement, comme s’il recherchait quelque chose. Il parut réfléchir : il leva la main, se toucha le front du doigt. Enfin il se décida : il jeta rapidement un regard autour de lui, puis, sur la pointe des pieds, à petits pas, il traversa la rue, très vite… Le voici qui approche de la porte, de la petite porte de service, qu’en été on ne ferme souvent pas avant trois heures du matin. « Il vient chez moi », pensa brusquement Veltchaninov, et le plus vite qu’il put, marchant lui aussi sur la pointe des pieds, il traversa l’antichambre, courut vers la porte, et… s’arrêta devant, cloué par l’attente, sa main droite tremblante tenant le verrou de la porte, toute son attention tendue vers le bruit des pas dans l’escalier.
 
Le cœur lui battait si fort qu’il eut peur de ne pas entendre l’inconnu monter sur la pointe des pieds. En effet il n’entendait rien, mais il sentait tout avec une lucidité décuplée. C’était comme si le rêve de tout à l’heure se fût fondu avec la réalité. Veltchaninov était brave de nature. Il avait aimé parfois à pousser jusqu’à l’affectation le mépris du danger, même lorsque personne ne le voyait, uniquement pour se plaire à lui-même. Mais, aujourd’hui, c’était autre chose. L’hypocondriaque souffreteux de tout à l’heure était transfiguré ; c’était maintenant un tout autre homme. Un rire nerveux, silencieux, secouait sa poitrine. À travers la porte close il devinait chaque mouvement de l’inconnu.
 
« Ah ! Voilà qu’il entre, il monte, il regarde autour de lui ; il écoute dans l’escalier, il respire à peine ; il marche à pas de loup… Ah !… Il prend la poignée de la porte, il tire, il essaie d’ouvrir. Il s’imagine que ce n’est pas fermé chez moi. Il savait donc que, parfois, j’oublie de fermer ?… De nouveau, il tire la poignée… Pense-t-il que la serrure va céder comme cela ?… C’est dommage, hein ? de s’en aller ! C’est dommage, de s’en retourner bredouille ! »
 
Et, en effet, tout devait s’être passé ainsi que Veltchaninov l’avait deviné : quelqu’un, en effet, était là, derrière la porte, avait doucement et sans bruit essayé la serrure et tiré sur la poignée ; « et, sans aucun doute, il avait son idée ». Veltchaninov était décidé à savoir le mot de l’énigme ; il attendait le moment avec une sorte d’impatience ; il brûlait d’envie d’ôter brusquement le verrou, d’ouvrir la porte toute grande, de se trouver face à face avec son épouvantail, et de dire doucement : « Mais qu’est-ce donc que vous faites ici, mon cher Monsieur ? » C’est ce qui arriva : quand il eut choisi son moment, il tira brusquement le verrou, ouvrit la porte toute grande, et faillit buter dans le monsieur au crêpe.
 
== III. Pavel Pavlovitch Trousotsky ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|III. Pavel Pavlovitch Trousotsky}}
 
L’autre demeura sur place, immobile et muet. Ils restèrent ainsi, l’un en face de l’autre, sur le seuil de la porte, sans bouger, les yeux dans les yeux. Cela dura quelques moments, puis, tout à coup, Veltchaninov reconnut son hôte !
 
À l’instant même, l’hôte comprit manifestement que Veltchaninov l’avait reconnu : cela passa comme une lueur dans ses yeux. Tout son visage, aussitôt, s’épanouit en un sourire, le plus doux du monde.
 
— C’est bien à Alexis Ivanovitch que j’ai le plaisir de parler ? fit-il d’une voix suave au point d’être comique, dans la circonstance.
 
— Mais vous-même n’êtes-vous pas Pavel Pavlovitch Trousotsky ? s’écria Veltchaninov, de l’air d’un homme qui devine.
 
— Nous nous sommes connus, il y a neuf ans, à T…, et, si vous voulez me permettre de le rappeler, nous avons été bien bons amis.
 
— Oui, sans doute… c’est possible… mais enfin il est trois heures du matin, et vous venez d’essayer pendant dix minutes si c’était fermé chez moi ou non.
 
— Trois heures ! s’écria l’autre, qui saisit sa montre, confondu d’étonnement — c’est vrai, trois heures ! Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch, j’aurais dû y songer avant de venir ; je suis tout confus. Je m’en vais ; je m’expliquerai une autre fois, mais maintenant…
 
— Mais pas du tout ! Si vous avez quelque chose à dire, mieux vaut tout de suite ! interrompit Veltchaninov. Faites-moi le plaisir d’entrer par ici, dans ma chambre. C’est cela que vous vouliez, j’imagine ; vous n’êtes pas venu de nuit uniquement pour essayer ma serrure…
 
Il était bouleversé, épouvanté, et sentait qu’il n’était plus maître de lui. Il en était honteux : qu’y avait-il, en somme, de mystérieux ou d’inquiétant dans toute cette fantasmagorie ! Tant d’émotion pour avoir vu surgir la sotte figure d’un Pavel Pavlovitch… ! Pourtant, au fond, il ne trouvait pas cela aussi simple ; il pressentait quelque chose, confusément, avec terreur. Il offrit un fauteuil à son hôte, s’assit d’un mouvement brusque sur son lit, à un pas du fauteuil, et, penché en avant, les paumes ouvertes posées sur les genoux, attendit que l’autre parlât. Il le regardait avidement, et faisait effort pour se souvenir. Chose étrange, l’autre se taisait, semblait ne pas comprendre qu’il « fallait » qu’il s’expliquât tout de suite ; au contraire, il regardait Veltchaninov d’un air d’attente. Peut-être avait-il peur, tout simplement, et se sentait-il mal à l’aise, comme une souris dans une souricière. Mais Veltchaninov éclata :
 
— Qu’est-ce que vous voulez ? s’écria-t-il ; vous n’êtes pourtant pas, j’imagine, un fantôme ou un songe ! Êtes-vous donc venu ici pour jouer aux morts ? Il faut vous expliquer, mon petit père !
 
L’hôte s’agita, sourit, et commença timidement :
 
— Je vois que vous êtes surtout étonné que je sois venu à une pareille heure, et… dans des conditions si particulières… Lorsque je songe à tout ce qui s’est passé jadis, et à la manière dont nous nous sommes quittés… oui, c’est fort étrange… Au reste, je n’avais pas du tout l’intention d’entrer, et, si cela est arrivé, c’est bien par hasard…
 
— Comment, par hasard ! Mais je vous ai vu de ma fenêtre traverser furtivement la rue sur la pointe des pieds.
 
— Ah ! vous m’avez vu ! Alors, je vous jure, vous en savez là-dessus plus que moi. Mais je vous impatiente… Tenez, voici ce que c’est : je suis arrivé à Pétersbourg, il y a trois semaines, pour affaires… Oui, je suis bien Pavel Pavlovitch Trousotsky ; vous m’avez parfaitement reconnu. Voici ce que c’est que mon affaire : je me remue pour obtenir de changer de service et de passer dans un autre gouvernement, avec augmentation de traitement… Non, ce n’est pas tout à fait ça… Enfin, voyez-vous, l’essentiel, c’est que je traîne ici depuis trois semaines, et que, ma foi, je fais durer moi-même mon affaire… oui, l’affaire de ma permutation… et que, si cela s’arrange, ma foi, tant pis, j’oublierai que c’est arrangé, et je ne pourrai pas m’en aller de votre Pétersbourg dans ma situation. Je traîne comme si je n’avais plus de but, et comme si j’étais content de n’en plus avoir… dans ma situation !…
 
— Mais enfin, quelle « situation » ? interrompit Veltchaninov.
 
L’hôte leva les yeux sur lui, saisit son chapeau, et, avec une dignité pleine de grandeur, montra le crêpe.
 
— Eh bien, oui, quelle « situation » ?
Veltchaninov regardait d’un œil hébété le crêpe, et puis le visage de son hôte. Tout à coup une rougeur couvrit ses joues et il ressentit un bouleversement terrible :
 
— Quoi ! Natalia Vassilievna !
 
— Oui, Natalia Vassilievna ! En mars dernier… La phtisie presque subitement, en deux ou trois mois !… Et moi je suis resté, comme vous voyez !
 
En disant ces derniers mots, l’hôte, avec une expression de tristesse, ouvrit ses bras étendus, la main gauche tenant le chapeau au crêpe, et laissa tomber sa tête chauve sur sa poitrine, pendant à peu près dix secondes.
 
Cet air et ce geste rendirent soudain le calme à Veltchaninov ; un sourire ironique, même agressif, glissa sur ses lèvres, mais s’effaça à l’instant même : la nouvelle de la mort de cette femme, qu’il avait connue il y avait si longtemps, lui faisait une impression inattendue, très profonde.
 
— Est-ce possible, murmura-t-il ; mais pourquoi n’êtes-vous pas venu franchement et ouvertement à moi ?
 
— Je vous remercie de votre sympathie, je la vois et j’y suis sensible… Quoique…
 
— Quoique…
 
— Quoique nous soyons séparés depuis bien des années, vous avez pris tout de suite à mon chagrin, à moi-même, un intérêt si véritable que je vous en ai, n’en doutez pas, une vive reconnaissance. C’est tout ce que je voulais dire. Je ne me suis pas trompé dans mes amitiés, puisqu’ici je puis retrouver à l’instant même mes amis les plus sincères (je ne vous citerai que Stepan Mikhailovitch Bagaoutov) : mais, vraiment, Alexis Ivanovitch, depuis nos relations de jadis, et, laissez-moi le dire, car j’ai la mémoire fidèle, depuis notre vieille amitié, neuf ans se sont écoulés sans que vous soyez revenu nous voir ; pas même de lettres échangées.
 
On eût dit qu’il chantait un air appris, et tout le temps qu’il parla il garda les yeux fixés à terre, tout en ne perdant rien de ce qui se passait. Veltchaninov était redevenu maître de lui. Il écoutait et regardait Pavel Pavlovitch avec des impressions bizarres, dont l’intensité allait croissant, et soudain, lorsqu’il se tut, les idées les plus singulières et les plus imprévues se pressèrent dans sa tête.
 
— Mais comment se fait-il que je ne vous aie pas reconnu jusqu’à présent ? s’écria-t-il. Nous nous sommes rencontrés cinq fois dans la rue.
 
— En effet, je me rappelle ; je tombais à chaque instant sur vous, et, deux ou trois fois au moins…
 
— C’est-à-dire que c’est moi qui tombais à chaque instant sur vous, et non pas vous sur moi.
 
Veltchaninov se leva, et, tout à coup, partit d’un éclat de rire violent, inattendu. Pavel Pavlovitch demeura silencieux, regarda attentivement, et poursuivit aussitôt :
 
— Si vous ne m’avez pas reconnu, c’est d’abord que vous avez pu m’oublier : et puis, c’est que j’ai eu, depuis, la petite vérole, dont j’ai gardé des traces au visage.
 
— La petite vérole ? En effet, c’est de la petite vérole. Mais comment… ?
 
— Comment je l’ai pincée ? Tout arrive, Alexis Ivanovitch ; on est pincé.
 
— C’est bien drôle. Mais continuez, continuez, cher ami !
 
— Eh bien donc, quoique je vous aie déjà rencontré…
 
— Attendez ! Pourquoi donc avez-vous dit tout à l’heure « pincer » ? Il faut parler d’une manière moins triviale. Mais continuez, continuez !
 
Il se sentait l’humeur de plus en plus gaie. L’oppression qui l’étouffait avait complètement disparu.
 
Il marchait à grands pas dans la chambre, de long en large.
 
— C’est vrai, je vous ai déjà rencontré, et j’étais résolu, dès mon arrivée à Pétersbourg, à venir vous trouver ; mais, je vous le répète, je suis à présent dans une telle situation d’esprit… je suis tellement bouleversé depuis le mois de mars…
 
— Bouleversé depuis le mois de mars… ? Ah oui, parfaitement !… Pardon, vous ne fumez pas ?
 
— Moi, vous savez, du temps de Natalia Vassilievna…
 
— Ah oui ! mais depuis le mois de mars ?
 
— Peut-être une petite cigarette.
 
— Voici une cigarette ; allumez-la, et… poursuivez ! Poursuivez ; c’est excessivement…
 
Et Veltchaninov alluma un cigare, et alla se rasseoir sur le lit, tout en parlant. Pavel Pavlovitch l’interrompit :
 
— Mais vous-même, n’êtes-vous pas un peu agité ? Allez-vous tout à fait bien ?
 
— Eh ! au diable ma santé ! s’écria Veltchaninov avec mauvaise humeur. Continuez donc !
 
L’hôte, à son tour, voyant l’agitation de Veltchaninov, se sentit devenir plus assuré et plus maître de lui-même.
 
— Que voulez-vous que je continue ? fit-il. Représentez-vous d’abord, Alexis Ivanovitch, un homme tué, vraiment tué ; un homme qui, après vingt ans de mariage, change de vie, se met à traîner par les rues poussiéreuses, sans but, comme s’il marchait par la steppe, presque inconscient, d’une inconscience qui lui procure encore un certain calme. C’est vrai : je rencontre parfois une connaissance, même un véritable ami, et je passe à dessein, pour ne pas l’aborder dans cet état d’inconscience. À d’autres moments, au contraire, on se souvient de tout avec tant d’intensité, on éprouve un besoin si impérieux de voir un témoin de ce passé à jamais disparu, on sent battre si fort son cœur qu’il faut absolument, que ce soit de jour, que ce soit de nuit, courir se jeter dans les bras d’un ami, quand même il faudrait pour cela le réveiller à quatre heures du matin. Il se peut que j’aie mal choisi mon heure, mais je ne me suis pas trompé sur l’ami : ça à présent, je me sens pleinement réconforté. Quant à l’heure, je croyais, je vous assure, qu’il était à peine minuit. On boit son propre chagrin, et on s’en trouve en quelque sorte enivré. Et alors, ce n’est plus du chagrin, c’est comme une nouvelle nature que je sens battre en moi…
 
— Comme vous vous exprimez ! fit d’une voix sourde Veltchaninov, soudainement redevenu sombre.
 
— Eh oui, j’ai une manière bizarre de m’exprimer.
 
— Et… vous ne plaisantez pas ?
 
— Plaisanter ! s’écria Pavel Pavlovitch, sur un ton de tristesse anxieuse, plaisanter ! au moment où je vous déclare…
 
— Ah ! n’en dites pas davantage, je vous en prie.
 
Veltchaninov se leva et se remit à marcher par la chambre.
 
Cinq minutes se passèrent ainsi. L’hôte voulut se lever, mais Veltchaninov lui cria :
 
— Restez assis ! restez assis !
 
Et l’autre docilement se laissa retomber dans son fauteuil.
 
— Mon Dieu que vous êtes changé ! — reprit Veltchaninov, se campant devant lui, comme s’il venait seulement d’y prendre garde. — Terriblement changé ! extraordinairement ! Vous êtes un tout autre homme !
 
— Ce n’est pas surprenant : neuf ans !
 
— Non pas, non pas, ce n’est pas une question d’âge. Ce n’est pas votre physique qui a changé, mais vous êtes devenu un tout autre homme !
 
— Eh oui, c’est possible : neuf ans !
 
— Ou ne serait-ce pas plutôt depuis le mois de mars ?
 
— Hé, hé ! fit Pavel Pavlovitch avec un sourire malin, vous aimez à plaisanter… Mais voyons, puisque vous y tenez, quel changement voyez-vous ?
 
— Eh bien, voici. Le Pavel Pavlovitch d’autrefois était un homme tout à fait sérieux, convenable et spirituel ; celui d’à présent est tout à fait un « vaurien » !
 
Veltchaninov en était venu à cet état d’énervement où les hommes les plus maîtres d’eux-mêmes vont parfois en parler plus loin qu’ils ne veulent.
 
— « Vaurien ! » Vous trouvez ?… Je ne suis plus spirituel ? Pas spirituel, fit complaisamment Pavel Pavlovitch.
 
— Au diable l’esprit ! Maintenant vous êtes intelligent, tout simplement.
 
« Je suis insolent, songeait Veltchaninov, mais cette canaille est encore plus insolente que moi !… Enfin, que veut-il ? »
 
— Ah ! mon bien-aimé Alexis Ivanovitch, s’écria tout à coup l’hôte, en s’agitant dans son fauteuil. Que faire, à présent ? Notre place n’est plus dans le monde, dans la brillante société du grand monde ! Nous sommes deux vieux et véritables amis, et, à présent que notre intimité est devenue plus complète, nous nous rappellerons l’un à l’autre la précieuse union de nos deux affections, entre lesquelles la défunte était un lien plus précieux encore !
 
Et, comme transporté par l’élan de ses sentiments, il laissa de nouveau tomber la tête, et se cacha le visage derrière son chapeau. Veltchaninov le regardait, avec un mélange d’inquiétude et de répugnance.
 
« Voyons, tout cela ne serait-il qu’une farce ? songea-t-il. Mais non, non, non ! Il n’a pas l’air ivre… mais, après tout, il se peut qu’il soit ivre : il a la figure bien rouge. Au reste, ivre ou non, cela revient au même… Enfin, que me veut-il ? Que me veut cette canaille ? »
 
— Vous rappelez-vous, vous rappelez-vous ? — s’écria Pavel Pavlovitch, écartant peu à peu son chapeau, et de plus en plus exalté par ses souvenirs. — Vous rappelez-vous nos parties de campagne, nos soirées, nos danses et nos petits jeux chez Son Excellence le très accueillant Semen Semenovitch ? Et nos lectures du soir, à trois ? Et notre première entrevue, lorsque vous êtes venu chez moi, un matin, me consulter sur votre affaire ? Vous rappelez-vous que vous étiez sur le point de vous impatienter, lorsque Natalia Vassilievna est entrée, comment au bout de dix minutes vous étiez déjà notre meilleur ami, comment vous l’êtes resté tout un an — tout à fait comme dans La Provinciale, la pièce de M. Tourgueneff…
 
Veltchaninov se promenait lentement, les yeux à terre, écoutait avec impatience, avec répugnance, mais écoutait attentivement.
 
— Je n’ai jamais songé à La Provinciale, interrompit-il, et jamais il ne vous est arrivé jadis de parler de cette voix de fausset, dans ce style qui n’est pas le vôtre. À quoi bon tout cela ?
 
— C’est vrai, jadis je me taisais davantage, et je parlais moins, reprit vivement Pavel Pavlovitch. Vous savez, jadis je préférais écouter, quand la défunte parlait. Vous vous rappelez comme elle causait, avec quel esprit… Pour ce qui est de La Provinciale, et en particulier de Stoupendiev, vous avez raison : c’est nous, la chère défunte et moi, qui souvent, en songeant à vous, une fois que vous fûtes parti, avons rapproché notre première rencontre de cette pièce… et en effet, l’analogie était frappante. Et en particulier pour Stoupendiev…
 
— Que le diable emporte votre Stoupendiev ! s’écria Veltchaninov en frappant du pied, s’emportant à ce nom, qui éveillait, en son esprit un souvenir inquiet.
 
— Stoupendiev ? Mais c’est le nom du mari dans La Provinciale, continua Pavel Pavlovitch de sa voix la plus douce. Mais tout cela se rapporte à l’autre série de mes chers souvenirs, à l’époque qui suivit votre départ, lorsque Stepan Mikhailovitch Bagaoutov nous faisait la faveur de son amitié, tout à fait comme vous, mais, pendant cinq années entières.
 
— Bagaoutov ? Quel Bagaoutov ? répliqua Veltchaninov, se plantant droit devant Pavel Pavlovitch.
 
— Mais Bagaoutov, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov, qui nous a accordé son amitié tout juste un an après vous… et… tout à fait comme vous.
 
— Mais oui ! Pardieu oui… Mais je le connais, reprit Veltchaninov ; Bagaoutov !… mais il était, je crois, en fonction dans votre gouvernement ?…
 
— Parfaitement, il était en fonction auprès du gouverneur. Il était de Pétersbourg… Un jeune homme élégant… du meilleur monde ! s’écria dans un véritable transport Pavel Pavlovitch.
 
— Mais oui, mais parfaitement ! Où ai-je donc la tête ? Alors, lui aussi ?…
 
— Lui aussi, oui, lui aussi, répéta Pavel Pavlovitch, avec le même élan, en saisissant au vol le mot imprudent de son interrupteur, lui aussi ! C’est alors que nous avons joué La Provinciale, sur un théâtre d’amateurs, chez Son Excellence, le très hospitalier Semen Semenovitch. Stepan Mikhailovitch faisait le comte, la défunte faisait « la Provinciale », et moi… je devais tenir le rôle du mari, mais on m’a repris ce rôle, sur le désir de la défunte, qui prétendait que j’en étais incapable.
 
— Mais ! quel drôle de Stoupendiev vous faites ! … D’abord, vous êtes Pavel Pavlovitch Trousotsky, et non pas Stoupendiev, interrompit violemment Veltchaninov, qui ne pouvait plus se contenir et tremblait presque d’irritation. Voyons, permettez : Bagaoutov est ici, à Pétersbourg. Je l’ai vu moi-même, je l’ai vu au printemps. Pourquoi n’allez-vous pas chez lui ?
 
— Mais, tous les jours, je vais chez lui, depuis trois semaines. On ne me reçoit pas. Il est malade, il ne peut plus recevoir. Figurez-vous qu’en effet j’ai appris, de très bonne source, qu’il est vraiment très malade. Voilà un ami ! Un ami de cinq ans ! Ah ! Alexis Ivanovitch, je vous l’ai dit et je vous le répète : il y a des moments où l’on voudrait être sous terre, et à d’autres moments, au contraire, je voudrais retrouver quelqu’un de ceux qui ont vu et vécu notre temps passé, pour pleurer avec lui, oui, uniquement pour pleurer !…
 
— Voyons, en voilà assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? fit sèchement Veltchaninov.
 
— Oh oui ! plus qu’assez ! fit Pavel Pavlovitch en se levant aussitôt. Mon Dieu, il est quatre heures. Comme je vous ai égoïstement dérangé !
 
— Écoutez, j’irai vous voir à mon tour et j’espère… Voyons ! dites-moi bien franchement… N’êtes-vous pas ivre aujourd’hui ?
 
— Ivre ? mais pas le moins du monde…
 
— Vous n’avez pas bu en venant, ou avant ?
 
— Vous savez, Alexis Ivanovitch, vous avez tout à fait la fièvre.
 
— Demain, j’irai vous voir avant une heure.
 
— Oui, interrompit avec insistance Pavel Pavlovitch — oui, vous parlez comme dans le délire. Je l’ai remarqué depuis un moment. Je suis vraiment fâché… Sans doute, ma maladresse… oui, je m’en vais, je m’en vais. Mais vous, Alexis Ivanovitch, couchez-vous et tâchez de dormir.
 
— Mais vous ne m’avez pas dit où vous demeurez ! fit Veltchaninov derrière lui, comme il s’en allait.
 
— Je ne vous l’ai pas dit ? À l’hôtel Pokrov !
 
— Qu’est-ce que c’est que l’hôtel Pokrov ?
 
— C’est tout près de Pokrov, dans la ruelle… Bon, voilà que j’ai oublié le nom de la ruelle et le numéro. Enfin c’est tout près de Pokrov.
 
— Je trouverai.
 
— Adieu.
 
Et déjà, il était sur l’escalier.
 
— Attendez ! attendez ! cria brusquement Veltchaninov. Vous n’allez pas vous sauver comme cela ?
 
— Comment ! « me sauver » ? fit l’autre, en écarquillant les yeux et en s’arrêtant sur la troisième marche.
 
Pour toute réponse, Veltchaninov referma vivement la porte, donna un tour de clef et poussa le verrou ; puis il rentra dans sa chambre et cracha de dégoût, comme s’il venait de toucher quelque chose de sale. Il resta debout, au milieu de la chambre, immobile, cinq grandes minutes et, tout à coup, sans se déshabiller, il se jeta sur son lit et s’endormit à l’instant même. La bougie oubliée sur la table se consuma jusqu’au bout.
 
== IV. La Femme, le mari et l’amant ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|IV. La Femme, le mari et l’amant}}
 
Veltchaninov dormit lourdement et ne se réveilla qu’à neuf heures et demie. Il se leva alors, s’assit sur son lit et se prit à songer à la mort de « cette femme ».
 
L’impression qu’il avait ressentie à la nouvelle de cette mort avait quelque chose de trouble et de douloureux. Il avait dominé son agitation devant Pavel Pavlovitch ; mais, à présent qu’il était seul, tout ce passé vieux de neuf ans revécut subitement devant lui avec une netteté extrême.
 
Cette femme, Natalia Vassilievna, la femme de « ce Trousotsky », il l’avait aimée, il avait été son amant, lorsque, à propos d’une affaire d’héritage, il avait séjourné toute une année à T…, bien que le règlement de son affaire ne réclamât pas un séjour aussi long. La véritable cause avait été cette liaison. Cette liaison et cette passion l’avaient possédé si entièrement qu’il avait été comme asservi par Natalia Vassilievna et qu’il aurait fait sans hésiter la chose la plus folle et la plus insensée pour satisfaire le moindre caprice de cette femme. Jamais, ni avant, ni depuis, pareille aventure ne lui était arrivée. Vers la fin de l’année, quand la séparation fut inévitable, Veltchaninov, à l’approche de la date fatale, s’était senti désespéré, bien que cette séparation dût être de courte durée : il avait perdu la tête au point de proposer à Natalia Vassilievna de l’enlever, de l’emmener pour toujours à l’étranger. Il fallut toute la résistance tenace et railleuse de cette femme qui d’abord, par ennui ou par plaisanterie, avait paru trouver le projet séduisant, pour l’obliger à partir seul. Et puis ? Moins de deux mois après la séparation, Veltchaninov, à Pétersbourg, en était à se poser cette question, à laquelle il ne trouvait pas de réponse : avait-il aimé véritablement cette femme, ou avait-il été dupe d’une illusion ? Et ce n’était ni par légèreté, ni parce qu’il commençait une nouvelle passion qu’il se posait cette question : ces deux premiers mois qui suivirent son retour à Pétersbourg, il resta sous le coup d’une sorte de stupeur qui l’empêchait de remarquer aucune femme, quoiqu’il eût repris sa vie mondaine et qu’il eût l’occasion d’en voir beaucoup. Et il savait bien, en dépit de toutes les questions qu’il se posait, que, s’il venait à retourner à T…, il retomberait immédiatement sous le charme dominateur de celle-ci. Cinq ans plus tard, il en était encore convaincu comme au premier jour, mais cette constatation ne lui donnait plus que de l’humeur, et il ne se rappelait plus cette femme qu’avec antipathie. Il était honteux de cette année passée à T… Il ne pouvait comprendre comment il avait pu être si « stupidement » amoureux, lui, Veltchaninov ! Tous ses souvenirs de cette passion ne lui donnaient plus que du dégoût : il rougissait de honte jusqu’à en pleurer. Peu à peu, cependant, il retrouva une certaine quiétude ; il tâchait d’oublier et il y avait presque réussi. Et voici que soudain, après neuf ans, tout cela ressuscitait d’une manière étrange devant lui, à la nouvelle de la mort de Natalia Vassilievna.
 
Maintenant, assis sur son lit, hanté d’idées sombres qui se pressaient en désordre dans sa tête, il ne sentait, il ne voyait distinctement qu’une chose : c’est que, malgré la secousse que lui avait donnée la nouvelle, il se sentait parfaitement calme à l’idée de la savoir morte : « N’ai-je donc pour elle plus même un regret ? » se demanda-t-il. La vérité, c’est que tout ce qu’il avait naguère eu contre elle d’antipathie venait de s’effacer, et qu’il pouvait, à cette heure, la juger sans parti pris. L’opinion qu’il s’était faite d’elle, au cours des neuf années de séparation, c’est que Natalia Vassilievna était le type de la provinciale, de la femme de la » bonne société » de province, et que peut-être il était le seul qui se fût monté la tête sur son compte. Au reste, il s’était toujours douté que cette opinion pouvait être erronée, et il le sentait à présent. Les faits se contredisaient évidemment : ce Bagaoutov avait été, lui aussi, durant plusieurs années, lié avec elle, et il était clair que, lui aussi, il avait été « subjugué ». Bagaoutov était véritablement un jeune homme du meilleur monde de Pétersbourg, « un être nul comme pas un », disait Veltchaninov, et qui ne pouvait évidemment faire son chemin qu’à Pétersbourg. Et cet homme avait sacrifié Pétersbourg, c’est-à-dire tout son avenir, et était resté cinq ans à T…, uniquement pour cette femme ! Il avait fini par revenir à Pétersbourg, mais il était bien possible que ce fût uniquement parce qu’on l’avait envoyé promener, « comme une vieille savate usée ». Il fallait donc bien qu’il y eût dans cette femme quelque chose d’extraordinaire, le don de captiver, d’asservir et de dominer !
 
Pourtant il lui semblait bien qu’elle n’avait pas ce qu’il faut pour captiver et asservir : « Voyons ! elle était loin d’être belle ; je ne sais même pas si elle n’était pas tout simplement laide. » Quand Veltchaninov la rencontra, elle avait déjà vingt-huit ans. Sa figure n’était pas jolie, elle s’animait parfois agréablement, mais ses yeux étaient vraiment laids ; elle avait le regard excessivement dur. Elle était très maigre. Son instruction était très médiocre ; elle avait l’esprit assez ferme et pénétrant, mais étroit. Ses manières étaient celles d’une mondaine de province ; avec cela, il faut le dire, beaucoup de tact ; elle avait le goût excellent ; surtout, elle s’habillait dans la perfection. Son caractère était décidé et dominateur ; impossible de s’entendre avec elle à moitié : « tout ou rien ». Elle avait, dans les affaires difficiles, une fermeté et une énergie surprenantes. Elle avait l’âme généreuse, et en même temps elle était injuste sans limites. Il n’était pas possible de discuter avec elle : pour elle, deux fois deux ne signifiait rien. Jamais, en aucun cas, elle n’eût reconnu son injustice ou ses torts. Les infidélités sans nombre qu’elle faisait à son mari ne lui pesèrent jamais sur la conscience. Elle était parfaitement fidèle à son amant, mais seulement tant qu’il ne l’ennuyait pas. Elle aimait à faire souffrir ses amants, mais elle aimait aussi à les dédommager. Elle était passionnée, cruelle et sensible.
 
Elle haïssait la dépravation chez les autres, elle la jugeait avec une dureté impitoyable, et elle était elle-même dépravée. Il eut été absolument impossible de l’amener à se rendre compte de sa propre dépravation. « C’est très sincèrement qu’elle l’ignore, jugeait déjà Veltchaninov lorsqu’il était encore à T… C’est une de ces femmes, pensait-il, qui sont nées pour être infidèles. Il n’y a pas de risque que les femmes de cette espèce tombent tant qu’elles sont filles : c’est la loi de leur nature qu’elles attendent pour cela d’être mariées. Le mari est leur premier amant, mais jamais avant la noce. Il n’y a pas plus adroit qu’elles pour se marier. Naturellement, c’est toujours le mari qui est responsable du premier amant. Et cela continue ainsi, avec la même sincérité : jusqu’au bout elles sont persuadées qu’elles sont parfaitement honnêtes, parfaitement innocentes. »
 
Veltchaninov était convaincu qu’il existe des femmes de ce genre ; et il était également convaincu qu’il existe un type de maris correspondant à ce type de femmes, et n’ayant d’autre raison d’être que d’y correspondre. Pour lui, l’essence des maris de ce genre consiste à être pour ainsi parler « d’éternels maris » ou, pour mieux dire, à être toute leur vie uniquement des maris, et rien de plus. « L’homme de cette espèce vient au monde et grandit uniquement pour se marier, et, sitôt marié, devient immédiatement quelque chose de complémentaire de sa femme, quand bien même il aurait un caractère personnel et résistant. La marque distinctive d’un tel mari, c’est l’ornement que l’on sait. Il lui est aussi impossible de n’en pas porter qu’au soleil de ne pas luire : et non seulement il lui est interdit de jamais en rien savoir, mais encore il lui est interdit de connaître jamais les lois de sa nature. » Veltchaninov croyait fermement à l’existence de ces deux types, et Pavel Pavlovitch Trousotsky, à T…, représentait exactement à ses yeux l’un de ces types. Le Pavel Pavlovitch qui venait de le quitter n’était naturellement plus celui qu’il avait connu à T… Il l’avait trouvé prodigieusement changé, mais il savait bien qu’il ne pouvait pas ne pas avoir changé, et que c’était là la chose la plus naturelle du monde : le vrai M. Trousotsky, celui qu’il avait connu, ne pouvait avoir sa réalité complète que tant que vivrait sa femme ; ce qui restait à présent c’était une partie de ce tout, et rien de plus, quelque chose qui était lâché à l’aventure, quelque chose de surprenant et qui ne ressemblait à rien.
 
Quant à ce qu’avait été le vrai Pavel Pavlovitch, celui de T…, voici le souvenir qu’en avait gardé Veltchaninov, et qui lui revint à l’esprit :
 
« Exactement parlant, le Pavel Pavlovitch de T… était mari, et rien de plus. » Ainsi, par exemple, s’il était en même temps fonctionnaire, c’était uniquement parce qu’il fallait qu’il s’acquittât d’une des parties essentielles du rôle de mari : il avait pris rang dans la hiérarchie des fonctionnaires pour assurer à sa femme sa situation dans le monde de T…, tout en étant, par lui-même, un fonctionnaire très zélé. Il avait alors trente-cinq ans ; il avait une certaine fortune, même assez considérable. Il ne montrait pas, dans son service, une capacité bien remarquable, ni d’ailleurs, une incapacité bien remarquable. Il était reçu chez tout ce qu’il y avait de mieux dans le gouvernement et il avait très bon air. Tout le monde à T… était plein d’égards pour Natalia Vassilievna ; elle n’en faisait que le cas qu’il fallait, recevant tous les hommages comme choses dues ; elle s’entendait parfaitement à recevoir, et elle avait si bien dressé Pavel Pavlovitch qu’il égalait en distinction de manières les sommités du gouvernement. « Peut-être bien, pensait Veltchaninov, qu’il avait de l’esprit ; mais comme Natalia Vassilievna n’aimait guère qu’il parlât beaucoup, il n’avait guère l’occasion de le montrer. Peut-être bien qu’il avait, de naissance, des qualités et des défauts ; mais ces qualités étaient sous le boisseau, et ses défauts étaient à peu près étouffés sitôt qu’ils perçaient. » Par exemple, Veltchaninov se souvenait que Trousotsky était naturellement porté à railler le voisin : il se le voyait interdire formellement. Il aimait parfois à conter quelque histoire : il ne lui était permis de conter que des choses très insignifiantes et très brièvement. Il aimait à sortir, à aller au cercle, à boire avec des amis ; l’envie de le faire lui fut bien vite ôtée. Et le merveilleux, c’est qu’avec tout cela on ne pouvait pas dire que ce mari fût sous la pantoufle de sa femme. Natalia Vassilievna avait toutes les apparences de la femme parfaitement obéissante, et peut-être elle-même était-elle convaincue de son obéissance. Peut-être Pavel Pavlovitch aimait-il Natalia Vassilievna jusqu’à l’entière abnégation de soi ; mais il était impossible d’en rien savoir, vu la manière dont elle avait organisé leur vie.
 
Durant son année de séjour à T…, Veltchaninov, plus d’une fois, s’était demandé si ce mari n’avait rien remarqué de leur liaison. Il avait même interrogé à cet égard, très sérieusement, Natalia Vassilievna, qui, chaque fois, s’était mise en colère, et invariablement avait répondu qu’un mari ne sait rien de ces choses, et ne peut jamais rien en savoir, et que « tout cela ne le regarde en aucune façon ». Autre détail curieux : jamais elle ne se moquait de Pavel Pavlovitch ; elle ne le trouvait ni laid ni ridicule, elle l’aurait même résolument défendu si quelqu’un s’était permis quelque impolitesse à son égard. N’ayant pas eu d’enfants, elle avait dû se consacrer exclusivement à la vie mondaine ; mais elle aimait son intérieur. Les plaisirs mondains ne l’absorbèrent jamais complètement, et elle aimait les occupations du ménage, le travail à la maison. Pavel Pavlovitch rappelait tout à l’heure leurs soirées de lectures communes ; c’était vrai : Veltchaninov lisait, Pavel Pavlovitch lisait aussi, et même lisait très bien à haute voix, au grand étonnement de Veltchaninov. Natalia Vassilievna, pendant ce temps-là, brodait et écoutait tranquillement. On lisait des romans de Dickens, quelque article d’une revue russe, parfois quelque chose de « sérieux ». Natalia Vassilievna appréciait fort la culture de Veltchaninov, mais en silence, comme une chose accordée, dont il n’y avait plus lieu de parler : en général, les livres et la science la laissaient indifférente, comme une chose utile, mais qui lui était étrangère : Pavel Pavlovitch y mettait parfois de l’ardeur.
Cette liaison se rompit subitement, au moment où la passion de Veltchaninov, qui n’avait fait que grandir, lui ôtait presque l’esprit. On le chassa, tout simplement, tout d’un coup, et cela fut arrangé si bien qu’il partit sans se rendre compte qu’on l’avait rejeté « comme une vieille savate usée ». Un mois et demi avant son départ, était arrivé à T… un jeune officier d’artillerie, qui sortait à peine de l’École. Il fut reçu chez les Trousotsky : au lieu de trois, on fut quatre. Natalia Vassilievna accueillit le jeune homme avec beaucoup de bienveillance, mais le traita comme un enfant. Veltchaninov ne se douta de rien ; même il ne comprit pas, le jour où on lui signifia que la séparation était devenue nécessaire. Parmi les cent raisons au moyen desquelles Natalia Vassilievna lui démontra qu’il devait partir, absolument, immédiatement, il y avait celle-ci : qu’elle était enceinte, qu’il fallait donc qu’il disparût tout de suite, ne fût-ce que pour trois ou quatre mois, afin que dans neuf mois il fût plus difficile à son mari de faire le compte, s’il lui venait un soupçon. C’était quelque peu tiré par les cheveux. Veltchaninov la supplia ardemment de fuir avec lui à Paris ou en Amérique, puis partit seul pour Pétersbourg, « sans le moindre soupçon » : il croyait s’en aller pour trois mois tout au plus ; autrement, aucun argument ne l’eût décidé à s’en aller, à aucun prix. Deux mois plus tard, il recevait à Pétersbourg une lettre où Natalia Vassilievna le priait de ne plus revenir, parce qu’elle en aimait un autre ; quant à la grossesse, elle s’était trompée. Cette derrière explication était superflue ; il voyait clair à présent : il se rappela le jeune officier. Ce fut fini, pour toujours. Quelques années plus tard, il apprit que Bagaoutov était allé à T… et y avait séjourné cinq ans entiers. Il se dit, pour s’expliquer la durée de cette liaison, que Natalia Vassilievna devait avoir vieilli fortement, et en était devenue plus fidèle.
 
Il resta là, assis sur son lit, près d’une heure ; enfin il revint à lui, sonna Mavra, demanda son café, le but vivement, s’habilla, et, juste à onze heures, il se mit à la recherche de l’hôtel Pokrov. Il lui était venu quelques scrupules au sujet de toute son entrevue avec Pavel Pavlovitch, et il fallait qu’il les éclairât.
 
Toute la fantasmagorie de la nuit, il se l’expliquait par le hasard, par l’ivresse manifeste de Pavel Pavlovitch, peut-être par autre chose encore, mais ce qu’au fond de lui-même il n’arrivait pas à comprendre, c’est pourquoi il s’en allait à présent renouer des relations avec le mari de jadis, alors que tout était bien fini entre eux. Quelque chose l’attirait : il avait ressenti une impression toute particulière, et de cette impression il se dégageait quelque chose qui l’attirait.
 
== V. Lisa ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|V. Lisa}}
 
Pavel Pavlovitch n’avait pas du tout songé à « se sauver », et Dieu sait pourquoi Veltchaninov lui avait fait cette question : probablement parce qu’il avait lui-même perdu la tête. À la première demande qu’il fit dans une petite boutique de Pokrov, on lui indiqua l’hôtel, à deux pas, dans une ruelle. À l’hôtel, on lui dit que M. Trousotsky occupait un appartement meublé chez Maria Sysoevna, dans le pavillon, au fond de la cour. Tandis qu’il montait l’escalier de pierre, étroit et malpropre, du pavillon, jusqu’au second étage, il entendit des pleurs. C’étaient des pleurs d’enfant, d’un enfant de sept à huit ans ; la voix était plaintive. On entendait des sanglots étouffés qui éclataient, et, en même temps, des bruits de pas, des cris qu’on cherchait à assourdir, sans y réussir, et la voix rauque d’un homme. L’homme s’efforçait, semblait-il, de calmer l’enfant, faisait tout pour qu’on ne l’entendît pas pleurer, mais faisait lui-même plus de bruit que lui ; ses éclats de voix étaient rudes, l’enfant paraissait demander grâce. Veltchaninov s’engagea dans un étroit couloir sur lequel s’ouvraient deux portes de chaque côté ; il rencontra une femme très grande, très grosse, en toilette négligée, et il lui demanda Pavel Pavlovitch. Elle indiqua du doigt la porte d’où venaient les sanglots. La figure large et rougeaude de cette femme de quarante ans exprimait l’indignation.
 
— Cela l’amuse ! grommela-t-elle, en se dirigeant vers l’escalier.
 
Veltchaninov allait frapper à la porte, mais il se ravisa, ouvrit et entra. La chambre était petite, encombrée de meubles simples, en bois peint ; Pavel Pavlovitch était debout, au milieu, vêtu à demi, sans gilet, sans veste, la figure rouge et bouleversée ; au moyen de cris, de gestes, de coups, peut-être même, sembla-t-il à Veltchaninov, il cherchait à calmer une fillette de huit ans, habillée pauvrement, mais en demoiselle, d’une robe courte de laine noire. L’enfant paraissait être en pleine crise nerveuse, sanglotait convulsivement, tordait ses mains vers Pavel Pavlovitch comme si elle voulait l’embrasser, le supplier, l’attendrir. En un clin d’œil, la scène changea : à la vue de l’étranger, la petite jeta un cri et se sauva dans une chambrette attenante ; Pavel Pavlovitch, soudain calmé, s’épanouit tout entier dans un sourire, — exactement celui qu’il avait eu, la nuit précédente, lorsque brusquement Veltchaninov lui avait ouvert sa porte.
 
— Alexis Ivanovitch ! s’écria-t-il, sur le ton de la plus profonde surprise. Mais comment aurais-je pu m’attendre ?… Mais entrez donc, je vous en prie. Ici, sur le divan… ou plutôt non, ici, dans le fauteuil… Mais comme je suis !…
 
Et il s’empressa de passer sa veste, en oubliant de mettre son gilet.
 
— Mais non, pas de cérémonie ; restez donc comme vous êtes.
 
Et Veltchaninov s’assit sur une chaise.
 
— Mais non, mais non, laissez-moi donc faire… Allons, comme cela je suis un peu plus présentable. Mais pourquoi vous mettez-vous là, dans ce coin ? Tenez ! dans le fauteuil, ici, près de la table… Je ne m’attendais pas…
 
Il s’assit sur une chaise de paille, tout près de Veltchaninov, pour le voir bien en face.
 
— Pourquoi ne m’attendiez-vous pas ? Ne vous avais-je pas dit positivement, cette nuit, que je viendrais à cette heure-ci ?
 
— Oui, mais je croyais que vous ne viendriez pas. Et puis, au réveil, plus je me rappelais tout ce qui s’était passé, plus je désespérais de vous revoir jamais.
 
Veltchaninov jeta un coup d’œil autour de lui. La chambre était dans un complet désordre, le lit défait, des vêtements jetés au hasard, sur la table, des verres où l’on avait bu du café, des miettes de pain, une bouteille de champagne débouchée, encore à moitié pleine, un verre à côté. Il jeta un regard vers la chambrette voisine : tout y était silencieux. La petite s’était tue, ne bougeait pas.
 
— Comment, vous en êtes là, maintenant ? fit Veltchaninov en montrant le champagne.
 
— Oh ! je n’ai pas tout bu…, murmura Pavel Pavlovitch tout confus.
 
— Allons, vous êtes bien changé !
 
— Oui, une bien mauvaise habitude ! Je vous assure, c’est depuis ce moment-là… Je ne mens pas… Je ne puis pas me retenir… Mais soyez tranquille, Alexis Ivanovitch, je ne suis pas ivre en ce moment, et je ne dirai pas de bêtises, comme cette nuit, chez vous… Je vous jure, tout cela, c’est depuis ce moment-là !… Ah ! si quelqu’un m’avait dit, il y a seulement six mois, que je changerais, et m’avait montré, dans un miroir, celui que je suis maintenant, je ne l’aurais pas cru, certes !
 
— Vous étiez donc ivre, cette nuit ?
 
— Oui, confessa à demi voix Pavel Pavlovitch, confus, en baissant les yeux. Voyez-vous, je n’étais plus tout à fait ivre, mais je l’avais été. Il faut que je vous explique… parce que, après l’ivresse, je deviens mauvais. Lorsque je sors de l’ivresse, je suis méchant, je suis comme fou, et je souffre terriblement. C’est peut-être le chagrin qui me fait boire. Il peut m’arriver alors de dire bien des choses stupides et blessantes. J’ai dû vous paraître bien bizarre, cette nuit.
 
— Vous ne vous rappelez pas ?
 
— Comment ! je ne me rappelle pas ? je me rappelle fort bien.
 
— Voyez-vous, Pavel Pavlovitch, moi aussi, j’ai réfléchi, et il faut que je vous dise… J’ai été avec vous, cette nuit, un peu vif, un peu trop impatient, je le confesse. Il m’arrive parfois de ne pas me sentir très bien et votre visite inattendue, de nuit…
 
— Oui, de nuit, de nuit ! fit Pavel Pavlovitch, secouant la tête, comme s’il se condamnait lui-même. Comment cela a-t-il pu m’arriver ? Mais, certainement, je ne serais pas entré chez vous, pour rien au monde, si vous ne m’aviez pas ouvert… je serais parti… J’étais déjà venu chez vous, Alexis Ivanovitch, il y a huit jours, et je ne vous ai pas trouvé… Peut-être ne serais-je plus revenu ! Je suis un peu fier, Alexis Ivanovitch, bien que je sache… ma situation. Nous nous sommes croisés dans la rue, et je me disais chaque fois : « Voici qu’il ne me reconnaît pas, voici qu’il se détourne. » C’est beaucoup, neuf ans, et je ne me décidais pas à vous aborder. Quant à cette huit… j’avais oublié l’heure. Et tout cela, c’est la faute de ceci (il montrait la bouteille) et de mes sentiments… C’est bête, c’est très bête ! Et si vous n’étiez pas comme vous êtes — puisque vous venez tout de même, après ma conduite de cette nuit, par égard pour le passé —, j’aurais perdu tout espoir de retrouver jamais votre amitié.
 
Veltchaninov écoutait avec attention : cet homme parlait sincèrement, lui semblait-il, même avec quelque dignité. Et pourtant il n’avait aucune confiance.
 
— Dites-moi, Pavel Pavlovitch, vous n’êtes donc pas seul ici ? Qu’est-ce donc que cette petite fille qui était là quand je suis entré !
 
Pavel Pavlovitch haussa les sourcils d’un air surpris, puis, avec un regard franc et aimable :
 
— Comment ? cette petite fille ? Mais c’est Lisa ! fit-il en souriant.
 
— Quelle Lisa ? balbutia Veltchaninov.
 
Et tout à coup, quelque chose remua en lui. L’impression fut soudaine. À son entrée, à la vue de l’enfant il avait été un peu surpris, mais il n’avait eu aucun pressentiment, aucune idée.
 
— Mais notre Lisa, notre fille Lisa, insista Pavel Pavlovitch, toujours souriant.
 
— Comment, votre fille ? Mais Natalia… feu Natalia Vassilievna aurait donc eu des enfants ? demanda Veltchaninov d’une voix presque étranglée, sourde, mais calme.
 
— Mais certainement… Mais, mon Dieu ! c’est vrai, vous ne pouviez pas le savoir. Où ai-je donc la tête ? C’est après votre départ que le Bon Dieu nous a favorisés…
 
Pavel Pavlovitch s’agita sur sa chaise, un peu ému, mais toujours aimable.
 
— Je n’ai rien su, dit Veltchaninov en devenant très pâle.
 
— En effet, en effet !… Comment l’auriez-vous su ? reprit Pavel Pavlovitch d’une voix attendrie. Nous avions perdu tout espoir, la défunte et moi, vous vous rappelez bien… Et voilà que, tout à coup, le Bon Dieu nous a bénis ! Ce que j’ai éprouvé, Il est seul à le savoir. C’est arrivé un an, juste, après votre départ. Non, pas tout à fait un an… Attendez !… Voyons, si je ne me trompe, vous êtes parti en octobre, ou même en novembre ?
 
— Je suis parti de T… au commencement de septembre, le 12 septembre ; je me rappelle très bien…
— Oui, vraiment ? en septembre ? Hum !… mais où ai-je donc la tête ? fit Pavel Pavlovitch, très surpris. Enfin, si c’est bien cela, voyons : vous êtes parti le 12 septembre, et Lisa est née le 8 mai ; cela fait donc… septembre, — octobre, — novembre, — décembre, — janvier, — février, — mars, — avril, — huit mois après votre départ, à peu près !… Et si vous saviez comme la défunte…
 
— Faites-la-moi voir, amenez-la-moi… interrompit Veltchaninov d’une voix étouffée.
 
— Tout de suite, à l’instant même, fit vivement Pavel Pavlovitch, sans achever sa phrase.
 
Et aussitôt il passa dans la chambrette où se trouvait Lisa.
 
Trois ou quatre minutes s’écoulèrent. Dans la chambrette, oh chuchotait vivement, tout bas ; puis on entendit la voix de la petite fille : « Elle supplie qu’on la laisse tranquille », pensa Veltchaninov. Enfin ils parurent.
 
— Elle est toute gênée, dit Pavel Pavlovitch, elle est si timide, si fière… tout le portrait de la défunte !
 
Lisa entra, les yeux secs et baissés. Son père l’amena par la main. C’était une fillette élancée, mince et très jolie. Elle leva vivement ses grands yeux bleus sur l’étranger, avec curiosité, le regarda sérieusement, puis, aussitôt, baissa les yeux. Il y avait, dans son regard, la gravité qu’ont les enfants lorsque, seuls en présence d’un inconnu, ils se réfugient dans un coin et de là observent, d’un air défiant, l’homme qu’ils n’ont jamais vu ; mais peut-être y avait-il encore dans ce regard une autre expression, autre chose que cette pensée d’enfant — au moins Veltchaninov crut-il le remarquer. Le père l’amena par la main jusqu’à lui.
 
— Regarde, voici un oncle qui a connu maman ; il nous aimait bien ; il ne faut pas avoir peur de lui ; donne-lui la main.
 
L’enfant s’inclina un peu et tendit timidement la main.
 
— Natalia Vassilievna ne voulait pas qu’elle apprît à faire la révérence ; elle lui a appris à saluer comme cela, à l’anglaise, en s’inclinant légèrement et en tendant la main, expliqua-t-il à Veltchaninov, en le regardant fixement.
 
Veltchaninov se sentait surveillé ; mais il ne cherchait même plus à dissimuler son trouble. Il restait assis, immobile, tenant dans sa main la main de Lisa et regardant avec attention l’enfant. Mais Lisa était absorbée, oubliait sa main dans la main de l’étranger, et ne quittait pas son père des yeux. Elle écoutait d’un air craintif tout ce qu’il disait. Veltchaninov reconnut tout de suite ces grands yeux bleus, mais ce qui le frappait le plus, c’était l’étonnante et très délicate blancheur de son visage et la couleur de ses cheveux : c’est à ces indices qu’il se reconnaissait en elle. La forme du visage et la ligne des lèvres, au contraire, rappelaient nettement Natalia Vassilievna.
 
Cependant Pavel Pavlovitch s’était mis à raconter quelque histoire avec beaucoup de chaleur et de sentiment ; mais Veltchaninov ne l’entendait pas. Il ne saisit que la dernière phrase :
 
— … Aussi, Alexis Ivanovitch, vous ne pouvez vous figurer notre joie quand le Bon Dieu nous a fait ce présent. Du jour qu’elle est née, elle a été tout pour moi, et je me disais que si Dieu me prenait mon bonheur, Lisa au moins me resterait. Cela, au moins, j’en étais sûr !
 
— Et Natalia Vassilievna ?… demanda Veltchaninov.
 
— Natalia Vassilievna ? grimaça Pavel Pavlovitch. Vous la connaissiez bien ; vous vous rappelez, elle n’aimait pas beaucoup parler ; c’est seulement à son lit de mort… mais alors elle a tout dit ! Oui, le jour qui a précédé sa mort, voilà que tout à coup elle s’énerve, elle se fâche : elle crie qu’avec tous ces médicaments on veut la tuer, qu’elle n’a qu’une simple fièvre, que nos deux médecins n’y entendent rien ; que Koch (vous vous rappelez… le médecin militaire, ce vieillard) la remettra sur pied en quinze jours… Encore cinq heures avant de mourir, elle se rappela que dans trois semaines, il faudrait aller féliciter, à la campagne, sa tante, la marraine de Lisa, pour sa fête.
 
Veltchaninov se leva brusquement, toujours sans lâcher la main de Lisa. Dans ce regard que l’enfant tenait attaché sur son père, il lui semblait voir une espèce de reproche.
 
— Elle n’est pas malade ? demanda-t-il vivement d’un air étrange.
 
— Malade ? Je ne crois pas, mais… l’état de mes affaires… fit Pavel Pavlovitch, avec une amertume inquiète ; et puis, l’enfant est bizarre, nerveuse… après la mort de sa mère, elle a été malade quinze jours… c’est de l’hystérie… C’était des sanglots, quand vous êtes arrivé !… Tu entends, Lisa, tu entends ?… Et pourquoi ? Toujours la même raison : parce que je sors, que je la laisse seule, et que je ne l’aime plus comme du temps de sa maman ; c’est son grand reproche. Et c’est avec cette idée absurde qu’elle se monte la tête, quand elle devrait ne songer qu’à ses jouets. Il est vrai qu’ici elle n’a personne avec qui jouer.
 
— Alors vous êtes tout seuls ici, vous deux ?
 
— Tout à fait seuls… Il y a une femme qui vient faire le ménage, une fois par jour.
 
— Et vous sortez, et vous la laissez comme cela, toute seule ?
 
— Que voulez-vous que j’y fasse ? Tenez, hier, je suis sorti, et je l’ai enfermée à clef, là, dans cette chambrette, et c’est pour cela que nous avons eu aujourd’hui tant de larmes. Mais voyons, pouvais-je faire autrement ? Jugez vous-même : il y a deux jours elle est descendue sans moi dans la cour, et un gamin lui a lancé une pierre à la tête ; alors elle s’est mise à pleurer, et à se jeter sur tous les gens qui étaient dans la cour, pour leur demander où j’étais. Comme c’est agréable… Et moi qui m’en vais pour une heure, qui rentre le lendemain matin, comme j’ai fait cette nuit !… Et la propriétaire qui a été obligée de lui ouvrir parce que je n’étais pas là, et de faire venir le serrurier ! Vous trouvez que ce n’est pas une honte ? Je me fais l’effet d’un monstre. Et tout cela parce que je n’ai pas ma tête à moi…
 
— Papa ! fit la petite, d’une voix craintive et inquiète.
 
— Allons bon, encore ! Tu recommences ! Qu’est-ce que je t’ai dit tantôt ?
 
— Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, cria Lisa, terrifiée, se tordant les mains.
 
— Voyons, vous ne pouvez continuer à vivre ainsi, intervint soudain Veltchaninov, avec impatience, d’une voix forte. Voyons… voyons, vous avez de la fortune ; comment habitez-vous un pareil pavillon, un pareil taudis !
 
— Ce pavillon ! Mais nous allons partir peut-être dans huit jours, et nous dépensons, même comme cela, beaucoup d’argent, et on a beau avoir quelque fortune…
 
— C’est bien, c’est bien, interrompit Veltchaninov, avec une impatience croissante, et son ton signifiait : « C’est inutile, je sais d’avance tout ce que tu vas dire, et je sais tout ce que cela vaut. » Écoutez, je vais vous proposer quelque chose. Vous venez de dire que vous comptez vous en aller dans huit jours, mettons quinze. Il y a ici une maison où je suis comme en famille, où je suis tout à fait chez moi, depuis vingt ans. Ce sont les Pogoreltsev. Oui, Alexandre Pavlovitch Pogoreltsev, le conseiller intime ; il pourra vous être utile, pour votre affaire. Ils sont maintenant à la campagne. Ils ont une villa très confortable. Klavdia Petrovna Pogoreltseva est pour moi comme une sœur, comme une mère. Elle a huit enfants. Laissez-moi lui mener Lisa ; je le ferai moi-même, pour ne pas perdre de temps. Ils l’accueilleront avec joie, et la traiteront, tout ce temps-là, comme leur fille, leur propre fille !
 
Il était prodigieusement impatient, et ne le dissimulait plus.
 
— Cela n’est pas possible, fit Pavel Pavlovitch avec une grimace où Veltchaninov vit de la malice, et en le regardant au fond des yeux :
 
— Pourquoi ? pourquoi impossible ?
 
— Mais parce que je ne puis pas laisser partir l’enfant comme cela… On ! je sais bien qu’avec un ami aussi sincère que vous… ce n’est pas cela… mais enfin ce sont des gens du grand monde, et je ne sais comment elle y sera reçue.
 
— Je vous ai dit pourtant que je suis reçu chez eux comme si c’était ma propre famille ! s’écria Veltchaninov presque avec colère. Klavdia Petrovna la recevra aussi bien que possible, sur un mot de moi… comme si c’était ma fille… Le diable vous emporte ! Vous savez bien vous-même que vous dites tout cela uniquement pour parler !
 
Il frappa du pied.
 
— Et puis, reprit l’autre, est-ce que tout cela ne paraîtra pas bien singulier ? Il faudra toujours que j’aille la voir, une fois ou l’autre ; il ne faut pas qu’elle soit tout à fait sans son père. Et… comment irai-je, moi, dans une maison noble ?
 
— Je vous dis que c’est une famille très simple, sans prétention ! cria Veltchaninov ; je vous dis qu’il y a beaucoup d’enfants. Elle renaîtra, là-dedans. Je vous présenterai dès demain, si vous voulez. Même il faudra absolument que vous alliez les remercier ; nous irons tous les jours si vous voulez…
 
— Oui, mais…
 
— C’est absurde ! Et ce qui est exaspérant, c’est que vous savez vous-même que vos objections sont absurdes ! Voyons, vous viendrez chez moi ce soir passer la nuit, et puis demain matin nous partirons de manière à être là-bas à midi.
 
— Vous me comblez ! Comment, même passer la nuit chez vous !… consentit avec attendrissement Pavel Pavlovitch, c’est trop de bonté… Et où est-elle, leur maison de campagne ?
 
— À Lesnoïé.
 
— Mais dans ce costume ? Chez une famille si distinguée, même à la campagne… Vraiment… Vous me comprenez… Le cœur d’un père !
 
— Peu importe le costume : elle est en deuil ; elle ne peut mettre autre chose. La robe qu’elle a est parfaitement convenable. Seulement du linge un peu plus frais, un fichu…
 
En effet, le fichu et le linge que l’on voyait laissaient fort à désirer.
 
— Tout de suite, fit Pavel Pavlovitch avec empressement ; on va lui donner, tout de suite le linge nécessaire ; il est chez Maria Sysoevna.
 
— Alors il faudrait chercher une voiture, fit Veltchaninov, et très vite, si c’est possible.
 
Mais un obstacle surgit : Lisa résista de toutes ses forces. Elle avait écouté avec terreur ; et si Veltchaninov, tandis qu’il cherchait à persuader Pavel Pavlovitch, avait eu le temps de la regarder avec un peu d’attention, il aurait vu sur ses traits l’expression du plus profond désespoir.
 
— Je n’irai pas, dit-elle énergiquement et gravement.
 
— Voilà, vous voyez… tout à fait sa maman !
 
— Je ne suis pas comme maman ! je ne suis pas comme maman ! — cria Lisa, en tordant désespérément ses petites mains, comme si elle se défendait du reproche de ressembler à sa mère. — Papa, papa, si vous m’abandonnez…
 
Tout à coup elle se retourna vers Veltchaninov, qui fut terrifié :
 
— Et vous, si vous m’emmenez, je…
 
Elle ne put en dire davantage ; Pavel Pavlovitch l’avait saisie par la main, et, brutalement, avec colère, la traînait vers la chambrette. Il sortit de là, pendant quelques minutes, des chuchotements et des sanglots étouffés. Veltchaninov allait y pénétrer lui-même, lorsque Pavel Pavlovitch revint, et lui dit avec un sourire contraint qu’elle serait tout de suite prête à partir. Veltchaninov fit effort pour ne pas le regarder, et détourna les yeux.
 
Maria Sysoevna entra : c’était la femme qu’il avait croisée dans le corridor. Elle apportait du linge, qu’elle disposa dans un joli petit sac, pour Lisa.
 
— Alors, c’est vous, petit père, qui emmenez l’enfant ? dit-elle en s’adressant à Veltchaninov, vous avez une famille ? C’est très bien, petit père, ce que vous faites ; elle est très douce ; vous la sauvez d’un enfer.
 
— Allons, Maria Sysoevna ! grogna Pavel Pavlovitch.
 
— Eh bien, quoi ? Est-ce que ce n’est pas un enfer, ici ? Est-ce que ce n’est pas une honte de se conduire comme vous faites devant une enfant qui est d’âge à comprendre ?… Vous voulez une voiture, petit père ? pour Lesnoïé, n’est-ce pas ?
 
— Oui, oui.
 
— Eh bien donc, bon voyage !
 
Lisa sortit, toute pâle, les yeux baissés et prit le sac. Elle n’eut pas un regard pour Veltchaninov ; elle se contenait ; elle ne se jeta pas, comme tout à l’heure, dans les bras de son père, pour lui dire adieu : il était clair qu’elle ne voulait pas même le regarder. Le père l’embrassa posément sur le front et la caressa ; les lèvres de l’enfant se serrèrent, son menton trembla, elle ne levait toujours pas les yeux vers son père. Pavel Pavlovitch pâlit, ses mains tremblèrent ; Veltchaninov s’en aperçut, bien qu’il se contraignît de tout son effort pour ne pas le regarder. Il n’avait qu’un désir, partir au plus vite. « Tout cela, ce n’est pas ma faute, pensait-il, il fallait bien que cela arrivât. » Ils descendirent. Maria Sysoevna embrassa Lisa ; et c’est alors seulement, quand déjà elle était dans la voiture, que Lisa leva les yeux sur son père, joignit les mains et poussa un cri. Encore un moment, et elle se serait jetée hors de la voiture pour courir à lui, mais déjà les chevaux étaient en marche.
 
== VI. Nouvelle Fantaisie d’un oisif ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|VI. Nouvelle Fantaisie d’un oisif}}
 
— Vous vous trouvez mal ? dit Veltchaninov effrayé ; je vais faire arrêter, je vais faire apporter de l’eau…
 
Elle leva sur lui un regard violent, plein de reproches.
 
— Où m’emmenez-vous ? fit-elle d’une voix sèche et coupante.
 
— Chez d’excellentes gens, Lisa. Ils sont maintenant à la campagne ; la maison est très agréable ; il y a là beaucoup d’enfants, qui vous aimeront tous ; ils sont gentils… Ne soyez pas fâchée contre moi, Lisa, je ne vous veux que du bien…
 
Un ami qui l’eût vu à ce moment l’eût trouvé étrangement changé.
 
— Que vous êtes… que vous êtes… oh ! que vous êtes méchant ! s’écria Lisa, étouffée par les sanglots, en le regardant de ses beaux yeux brillants de colère.
 
— Mais, Lisa, je…
 
— Vous êtes un méchant, un méchant, un méchant !
 
Elle serrait les poings. Veltchaninov était anéanti.
 
— Lisa, ma petite Lisa, si vous saviez la peine que vous me faites !
 
— C’est bien vrai, qu’il viendra demain ? C’est bien vrai ? demanda-t-elle d’une voix impérieuse.
 
— Oui, oui, bien vrai ! Je l’amènerai moi-même ; j’irai le prendre et je l’amènerai.
 
— Vous ne pourrez pas : il ne viendra pas, murmura Lisa, en baissant les yeux.
 
— Pourquoi ?… Est-ce qu’il ne vous aime pas, Lisa ?
 
— Non, il ne m’aime pas.
 
— Dites, est-ce qu’il vous a fait de la peine ?
 
Lisa le regarda d’un air sombre, et ne répondit pas. Puis elle se détourna, et garda les yeux baissés, obstinément. Il essaya de la calmer, il lui parla avec feu, dans une sorte de fièvre. Lisa écoutait d’un air défiant et hostile, mais écoutait. Il était heureux qu’elle fût si attentive ; il se mit à lui expliquer ce que c’est qu’un homme qui boit. Il lui disait qu’il aimait, lui aussi, son père, et qu’il veillerait sur lui. Lisa leva enfin les yeux, et le regarda fixement. Il lui raconta comment il avait connu sa maman, et s’aperçut qu’elle s’intéressait à son récit. Peu à peu l’enfant commença à répondre à ses questions, mais de mauvais gré, par monosyllabes, d’un air soupçonneux. Aux questions les plus importantes elle ne répondait rien ; elle gardait un silence obstiné sur tout ce qui avait trait à ses relations avec son père.
 
Tout en lui parlant, Veltchaninov lui prit la main, comme tantôt, et la garda dans les siennes, et elle ne la retira pas. L’enfant ne se tut pas jusqu’au bout ; elle finit par lui répondre, en termes confus, qu’elle avait aimé son père plus que sa mère, parce que jadis il l’aimait beaucoup et que sa mère l’aimait moins ; mais que maman, au moment de mourir, l’avait embrassée très fort, et avait beaucoup pleuré, quand tout le monde avait eu quitté la chambre et qu’elles étaient restées seules toutes les deux… et que maintenant elle aimait sa mère plus que tout le monde, et l’aimait chaque jour davantage.
 
Mais l’enfant était très fière : lorsqu’elle s’aperçut qu’elle s’était laissée aller à parler, elle se referma et se tut ; maintenant c’est avec une expression de haine qu’elle regardait Veltchaninov, qui l’avait amenée à lui en dire tant. Vers la fin de la route, ses nerfs étaient apaisés, mais elle restait pensive, l’air sombre, sauvage et dur. Elle semblait cependant souffrir moins à l’idée qu’on la conduisait chez des inconnus, dans une maison où elle n’avait jamais été. Ce qui l’obsédait, c’était autre chose, et Veltchaninov le devinait : elle était honteuse de lui, elle était honteuse que son père l’eût abandonnée si facilement à un autre, qu’il l’eût comme jetée aux mains d’un autre.
 
« Elle est malade, songeait-il, très malade, peut-être ; on l’a trop fait souffrir… Ah ! l’ivrogne, l’être abject ! Je te comprends, maintenant !… » Il pressa le cocher. Il comptait, pour elle, sur la campagne, le grand air, le jardin, les enfants, le changement, une vie nouvelle ; et puis, après cela… Quant à ce qui arriverait, après cela, il n’y songeait pas le moins du monde ; il était tout entier à l’espérance. Il ne voyait qu’une chose : c’est que jamais il n’avait ressenti ce qu’il ressentait maintenant et que jamais, de toute sa vie, il ne l’oublierait ! « Le voilà, le vrai but de la vie ! la voilà, la vraie vie ! » pensait-il, tout transporté.
 
Les idées lui venaient en foule, mais il ne s’y arrêtait pas, se refusait à entrer dans les détails. Prises en gros, les choses étaient très simples, iraient sans qu’on y mît la main. Le plan d’ensemble se dessinait de lui-même : « Il y aura moyen, songeait-il, de faire marcher ce misérable, en nous y mettant tous. Il a beau ne nous avoir confié Lisa que pour peu de temps, il faudra qu’il la laisse à Pétersbourg, chez les Pogoreltsev, et qu’il s’en aille tout seul : et Lisa me restera. Voilà tout : pourquoi se monter la tête davantage ? Et puis… et puis, après tout, c’est bien ce qu’il désire lui-même : autrement pourquoi la tourmenterait-il comme il fait ? »
 
Enfin ils arrivèrent. La maison des Pogoreltsev était en effet un charmant petit nid. Une troupe bruyante d’enfants vint se répandre sur le perron, pour les accueillir. Il y avait longtemps que Veltchaninov n’était venu, et la joie des enfants fut extrême, car ils l’aimaient bien. Avant même qu’il fût descendu de voiture, les plus grands lui crièrent :
 
— Eh bien, et votre procès ? où en est votre procès ?
 
Et tous les autres, jusqu’au plus petit, répétèrent la question, avec des rires. C’était une habitude, de le taquiner au sujet de son procès. Mais lorsqu’ils virent Lisa, ils l’entourèrent aussitôt, et se mirent à l’examiner, avec la curiosité silencieuse et attentive des enfants. Au même instant, Klavdia Petrovna sortait de la maison, et, derrière elle, son mari. Eux aussi, leur premier mot fut pour lui demander en riant où en était son procès.
 
Klavdia Petrovna était une femme de trente-sept ans, brune, forte, encore jolie, le teint frais, avec des couleurs. Son mari était un homme de cinquante-cinq ans, intelligent et fin, surtout très bon. Leur maison était vraiment, pour Veltchaninov, « un coin de famille », comme il disait. Voici pourquoi.
 
Vingt ans auparavant, Klavdia Petrovna avait failli épouser Veltchaninov, alors qu’il était encore un étudiant, presque un enfant. Ç’avait été le premier amour, l’amour ardent, l’amour absurde et admirable. Tout cela avait fini par son mariage avec Pogoreltsev. Ils se retrouvèrent cinq ans plus tard, et leur amour de jadis devint une amitié franche et calme. De l’ancienne passion il ne subsistait qu’une sorte de lueur chaude, qui colorait et échauffait leurs relations d’amitié. Il n’y avait rien que de pur et que d’irréprochable dans le souvenir que Veltchaninov conservait du passé, et il y tenait d’autant plus que c’était là, peut-être, une chose unique en sa vie. Ici, dans cette famille, il était simple, naïf et bon, il était aux petits soins pour les enfants, ne s’emportait jamais, acquiesçait à tout, sans réserve. Plus d’une fois il déclara aux Pogoreltsev qu’il vivrait encore quelque temps dans le monde, et qu’ensuite il viendrait s’installer chez eux tout à fait, pour ne plus les quitter. À part lui, il songeait à ce projet, très sérieusement.
 
Il donna au sujet de Lisa toutes les explications nécessaires ; au reste, l’expression de son désir suffisait, sans aucune explication. Klavdia Petrovna embrassa « l’orpheline », et promit de faire tout ce qui dépendrait d’elle. Les enfants prirent Lisa, et l’emmenèrent jouer au jardin. Après une demi-heure d’entretien animé, Veltchaninov se leva et prit congé. Il était si impatient de partir que tous s’en aperçurent. Tout le monde fut surpris : il était resté trois semaines sans venir, et voici qu’il s’en allait au bout d’une demi-heure. Il jura, en riant, qu’il reviendrait le lendemain. On remarqua qu’il était fort agité ; tout à coup, il prit la main de Klavdia Petrovna, et, sous le prétexte qu’il avait oublié de lui dire quelque chose de très important, il l’emmena dans une pièce voisine.
 
— Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit — à vous seule, car votre mari lui-même l’ignore —, de l’année que j’ai vécue à T… ?
 
— Je m’en souviens très bien ; vous m’en avez souvent parlé.
 
— Ne dites pas que j’en ai « parlé » ; dites que je m’en suis confessé, et à vous seule ! Je ne vous ai jamais dit le nom de cette femme : c’était la femme de ce Trousotsky. Elle est morte, et Lisa est sa fille… et ma fille !
 
— Vraiment ? Vous ne vous trompez pas ? demanda Klavdia Petrovna, un peu troublée.
 
— Je suis certain, tout à fait certain de ne pas me tromper, dit Veltchaninov avec feu.
 
Et il lui raconta tout, aussi brièvement qu’il put, vivement, avec volubilité. Klavdia Petrovna, depuis longtemps, savait tout, sauf le nom de la femme. Veltchaninov avait toujours été plein de terreur à la seule idée que quelqu’un pût rencontrer madame Trousotskaïa, et s’étonner qu’il eût pu, lui, avoir tant d’amour pour elle ; c’est au point qu’il avait dissimulé jusqu’à ce jour le nom de cette femme à Klavdia Petrovna elle-même, son aimée la plus entière.
 
— Et le père ne sait rien ? demanda-t-elle, quand il eut achevé son récit.
 
— Non… Il sait… Enfin, c’est précisément là ce qui me tourmente : je n’arrive pas à y voir clair, reprit Veltchaninov avec chaleur. Il sait, il sait… je l’ai vu clairement aujourd’hui, et cette nuit. Mais jusqu’à quel point sait-il, voilà ce qu’il faut que je tire au clair, et c’est pour cela qu’il faut que je parte tout de suite. Il doit venir chez moi ce soir. Je n’arrive pas à comprendre d’où il pourrait savoir — je veux dire : savoir tout… Pour Bagaoutov, il n’y a pas de doute, il sait tout. Mais pour moi ?… Vous connaissez les femmes ! Dans ce cas-là, elles ne sont pas embarrassées pour donner confiance à leurs maris. Un ange aurait beau descendre du ciel, c’est sa femme que le mari croirait, et non pas l’ange… Ne secouez pas la tête, ne me condamnez pas ; je me condamne moi-même, je me suis condamné, il y a longtemps, bien longtemps !… voyez-vous, tout à l’heure, chez lui, j’étais tellement convaincu qu’il sait tout que je me suis trahi moi-même, devant lui… Le croirez-vous ? Je suis honteux de l’avoir reçu cette nuit avec la dernière grossièreté… Je vous raconterai, plus tard, tout cela en détail… Évidemment, il est venu chez moi avec l’intention de me faire comprendre qu’il savait l’offense, et qu’il connaissait l’offenseur. C’est l’unique raison de cette visite stupide, en état d’ivresse… Mais, après tout, cela est tout naturel de sa part ! Il a certainement voulu me confondre. Moi, tout à l’heure, et cette nuit, je n’ai pu me contenir. Je me suis conduit comme un imbécile. Je me suis trahi. Aussi, pourquoi est-il venu à un moment où j’étais si peu maître de mes nerfs ?… Je vous affirme qu’il tourmentait Lisa, la pauvre enfant, uniquement pour avoir sa revanche !… Je vous assure, c’est un pauvre homme, non pas un méchant homme. Il a maintenant tout l’air d’un grotesque, lui qui était jadis un homme si parfaitement rangé ; mais, vraiment, c’est bien naturel qu’il en soit venu à se déranger. Voyez-vous, mon aimée, il faut être charitable. Voyez-vous, ma bien chère aimée, je veux être tout autre avec lui ; je veux être très doux pour lui. Ce sera une bonne œuvre. Car, enfin, c’est moi qui ai tous les torts ! Écoutez, il faut que vous le sachiez : une fois, à T…, j’ai eu tout à coup besoin de quatre mille roubles, et il me les a donnés à l’instant même, sans vouloir de reçu, avec une véritable joie de me rendre service, et moi j’ai accepté, et j’ai pris l’argent de ses mains, vous entendez, comme des mains d’un ami !
 
— Surtout, soyez plus prudent — répondit à ce flux de paroles Klavdia Petrovna, un peu inquiète — ; agité comme vous l’êtes, vraiment j’ai peur pour vous. Certainement, Lisa est à présent ma fille, mais il y a encore dans tout cela tant de choses indécises !… L’essentiel, c’est que vous soyez dorénavant plus circonspect ; il faut absolument être plus circonspect, lorsque vous vous sentez tant de bonheur et tant de chaleur ; vous avez trop de générosité, quand vous êtes heureux — ajouta-t-elle avec un sourire.
 
Ils sortirent tous pour accompagner Veltchaninov jusqu’à sa voiture ; les enfants amenèrent Lisa, qui jouait avec eux au jardin. Ils la regardaient maintenant avec plus de stupéfaction qu’à l’arrivée. Lisa prit un air tout à fait farouche lorsque Veltchaninov l’embrassa devant tout le monde, lui dit adieu, et lui promit de nouveau, d’une manière formelle, de revenir le lendemain avec son père. Jusqu’au bout elle resta silencieuse, sans le regarder, mais brusquement elle lui prit les mains, l’entraîna à part, fixa sur lui des yeux suppliants : elle voulait lui dire quelque chose. Il l’emmena dans la pièce voisine.
 
— Qu’y a-t-il, Lisa ? — demanda-t-il d’une voix tendre et persuasive ; mais elle le regardait toujours d’un air craintif, et elle l’entraîna encore plus loin, jusqu’à un coin retiré : elle ne voulait pas qu’on pût les voir. — Dites, Lisa, qu’y a-t-il ?
 
Elle se taisait, n’osait se résoudre à parler ; ses yeux bleus restaient fixés sur lui, et une terreur éperdue se peignait sur les traits de son visage d’enfant.
 
— Il… il se pendra ! dit-elle tout bas, comme en délire.
 
— Qui se pendra ? demanda Veltchaninov épouvanté.
 
— Lui, lui !… Déjà, cette nuit, il a voulu se pendre ! fit l’enfant d’une voix précipitée, hors d’haleine — oui, je l’ai vu ! Tantôt il a voulu se pendre, il me l’a dit, il l’a dit ! Il y a longtemps qu’il le voulait, toujours il le voulait… Je l’ai vu, cette nuit…
 
— Ce n’est pas possible ! murmura Veltchaninov tout perplexe…
 
Soudain elle se jeta sur ses mains, et les baisa ; elle pleurait, étouffée par les sanglots, elle le priait, le suppliait — et il n’arrivait à rien comprendre à cette crise de nerfs. Et toujours, par la suite, en état de veille ou en rêve, il revit ces yeux affolés de l’enfant éperdue qui le regardait avec terreur et avec un dernier reste d’espoir.
 
« Elle l’aime donc vraiment tant que cela ? — songeait-il avec un sentiment de jalousie, tandis qu’il revenait à la ville dans un état d’impatience fébrile. — Tout à l’heure elle m’a dit elle-même qu’elle aimait bien plus sa mère… Qui sait ? peut-être ne l’aime-t-elle nullement, peut-être le hait-elle !… Se pendre ? Pourquoi dit-elle qu’il veut se pendre ! Lui, l’imbécile, se pendre !… Il faut que je sache, et tout de suite ! Il faut en finir, le plus tôt possible, et pour tout de bon ! »
 
== VII. Le Mari et l’amant s’embrassent ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|VII. Le Mari et l’amant s’embrassent}}
 
Il avait un impérieux désir de savoir, tout de suite. « Ce matin, j’étais tout ahuri ; il m’a été impossible de me ressaisir, songeait-il, en se rappelant sa première rencontre avec Lisa, mais, à présent, il faut que j’arrive à savoir. » Pour hâter les choses, il fut sur le point de se faire conduire directement chez Trousotsky, mais il se ravisa aussitôt : « Non, il vaut mieux qu’il vienne chez moi ; en attendant, il faut que je m’occupe d’en finir avec mes maudites affaires. »
 
Il courut à ses affaires avec une hâte fébrile ; mais il sentit lui-même, cette fois, qu’il était trop distrait, et qu’il était hors d’état de s’appliquer. À cinq heures, comme il allait dîner, il lui vint soudainement à l’esprit une idée étrange, qu’il n’avait jamais eue : peut-être ne faisait-il, en effet, que retarder la solution de son affaire, avec sa manie de se mêler de tout, de tout brouiller, de courir les tribunaux, de harceler son avocat qui le fuyait. Cette hypothèse l’amusait. « Dire que si cette idée m’était venue hier, j’en aurais été désolé ! » remarqua-t-il. Et sa gaieté redoubla.
 
Avec toute cette gaieté, sa distraction et son impatience grandissaient : peu à peu, il devint tout songeur ; et sa pensée inquiète flottait de sujet en sujet, sans aboutir à aucune décision claire sur ce qui lui importait le plus.
 
« Il me le faut, cet homme, conclut-il ; il faut que je lise jusqu’au fond de lui ; et puis, il faudra en finir. Il n’y a qu’une solution : un duel ! »
 
Lorsqu’il rentra chez lui à sept heures, il n’y trouva pas Pavel Pavlovitch, et il en fut extrêmement surpris.
 
Puis il passa de la surprise à la colère, de la colère à la tristesse, et, enfin, de la tristesse à la peur. « Dieu sait comment tout cela finira ! » répétait-il, tantôt marchant à grands pas par la chambre, tantôt allongé sur son divan, toujours l’œil sur sa montre. Enfin, vers neuf heures, Pavel Pavlovitch arriva. « Si cet homme se joue de moi, il n’aura jamais plus beau jeu qu’à présent, tant je me sens peu maître de moi », songeait-il, en prenant son air le plus gai et le plus accueillant.
 
Il lui demanda vivement, de bonne humeur, pourquoi il avait tant tardé à venir. L’autre sourit d’un œil sournois, s’assit d’un air très dégagé, et jeta nonchalamment sur une chaise le chapeau au crêpe. Veltchaninov remarqua aussitôt ces allures et ouvrit l’œil.
 
Tranquillement, sans phrases inutiles, sans agitation superflue, il lui rendit compte de sa journée : il lui dit comment s’était passé le voyage, avec quelle bonne grâce Lisa avait été accueillie, le bénéfice qu’en retirerait sa santé ; puis, insensiblement, comme s’il oubliait Lisa, il en vint à ne plus parler que des Pogoreltsev. Il vanta leur bonté, la vieille amitié qui l’unissait à eux, il dit l’homme excellent et distingué qu’était Pogoreltsev, et autres choses semblables. Pavel Pavlovitch écoutait d’un air distrait, et jetait de temps à autre à son interlocuteur un sourire incisif et sarcastique.
 
— Vous êtes un homme ardent, murmura-t-il enfin, avec un ricanement mauvais.
 
— Et vous, vous êtes aujourd’hui de bien méchante humeur, fit Veltchaninov, d’un ton fâché.
 
— Et pourquoi ne serais-je pas méchant comme tout le monde ? s’écria Pavel Pavlovitch, en bondissant hors de son coin.
 
Il semblait n’avoir attendu qu’une occasion pour éclater.
 
— Vous êtes parfaitement libre ! dit Veltchaninov en souriant. Je pensais qu’il vous était arrivé quelque chose.
 
— Oui, il m’est arrivé quelque chose, s’écria l’autre, bruyamment, comme s’il en était fier.
 
— Et quoi donc ?
 
Pavel Pavlovitch tarda un peu à répondre :
 
— Toujours notre ami Stepan Mikhailovitch qui fait des siennes !… Oui, parfaitement, Bagaoutov, le plus galant gentleman de Pétersbourg, le jeune homme du meilleur monde !
 
— Est-ce qu’il a encore refusé de vous recevoir ?
 
— Pas du tout : cette fois on m’a reçu, j’ai été admis à le voir, à contempler ses traits… Seulement, ce n’étaient plus que les traits d’un mort.
 
— Comment ? Quoi ? Bagaoutov est mort ? fit Veltchaninov avec un étonnement profond, bien qu’il n’y eût rien là qui dût l’étonner si fort.
 
— Parfaitement ! lui-même !… Ah ! le brave, l’unique ami de six années !… C’est hier vers midi qu’il est mort, et je n’en ai rien su !… Qui sait ? peut-être est-il mort à l’instant même où j’allais prendre de ses nouvelles ! On l’enterre demain ; il est déjà enseveli. Il est dans un cercueil de velours pourpre, à galons d’or… Il est mort d’un accès de fièvre chaude… On m’a laissé entrer, j’ai pu revoir ses traits. Je me suis présenté comme son ami véritable, c’est pour cela qu’on m’a laissé entrer… Voyez un peu, je vous prie, ce qu’il a fait de moi, ce cher ami de six années ! C’est peut-être uniquement pour lui que je suis venu à Pétersbourg !
 
— Mais voyons, vous n’allez pas vous fâcher contre lui, fit Veltchaninov en souriant : vous ne pensez pas qu’il soit mort exprès !
 
— Comment donc ! mais j’ai beaucoup de compassion pour lui, le très cher ami !… Tenez, voici tout ce qu’il était pour moi.
 
Et tout à coup, de la façon la plus inattendue, Pavel Pavlovitch porta deux doigts a son front chauve, et, les dressant de chaque côté, il se mit à rire, d’un rire calme, prolongé. Il resta ainsi toute une demi-minute, regardant avec une insolence méchante droit dans les yeux de Veltchaninov. Celui-ci fut stupéfait, comme s’il voyait un spectre ; mais sa stupéfaction ne dura qu’un instant ; un sourire railleur, froidement provocant, se dessina lentement sur ses lèvres.
 
— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-il nonchalamment, en traînant ses mots.
 
— Cela veut dire… ce que vous savez bien ! répondit Pavel Pavlovitch, en ôtant enfin ses doigts de son front.
 
Tous deux se turent.
 
— Vous êtes vraiment un homme de cœur ! reprit Veltchaninov.
 
— Pourquoi donc ? Parce que je vous ai montré cela ?… Savez-vous ? Alexis Ivanovitch, vous feriez beaucoup mieux de m’offrir quelque chose. Je vous ai donné à boire, à T…, pendant une année entière, sans manquer un jour… Faites donc apporter une bouteille, j’ai le gosier sec.
 
— Avec plaisir ; vous auriez dû le dire plus tôt… Que prenez-vous ?
 
— Ne dites pas vous, dites nous : il faut que nous buvions ensemble, n’est-ce pas ?
 
Et Pavel Pavlovitch le regardait, droit dans les yeux, d’un air de défi, avec une sorte d’inquiétude bizarre.
 
— Du champagne ?
 
— Évidemment. Nous n’en sommes pas encore à l’eau-de-vie.
 
Veltchaninov se leva sans se presser, sonna Mavra, et lui donna l’ordre.
 
— Nous boirons à notre heureuse et joyeuse réunion, après neuf ans de séparation ! — s’écria Pavel Pavlovitch, avec un éclat de rire absurde et qui avorta. — Maintenant c’est votre tour, c’est vous qui restez mon seul véritable ami ! Fini, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov ! C’est comme dit le poète :
 
C’en est fait du grand Patrocle,
Le vil Thersite est encore vivant !
 
Et, en prononçant le nom de Thersite, il se désignait lui-même du doigt.
 
« Allons donc, animal ! explique-toi plus vite car je n’aime pas les sous-entendus », pensait Veltchaninov. La colère bouillait en lui, et il avait grand-peine à se contenir.
 
— Mais voyons, dites-moi, fit-il avec humeur, si vous avez des griefs certains contre Stepan Mikhailovitch (il ne l’appelait plus tout simplement Bagaoutov), vous devriez ressentir une joie très vive de la mort de votre offenseur ; pourquoi donc semblez-vous en être fâché ?
 
— De la joie ? Quelle joie ! Pourquoi de la joie ?
 
— Ma foi, j’en juge en me mettant à votre place.
 
— Ha ! ha ! à ce compte vous vous trompez fort sur mes sentiments. Le sage l’a dit : « Un ennemi mort, c’est bien ; un ennemi vivant, c’est encore mieux… » Ha ! ha !
 
— Mais enfin vous l’avez vu vivant, chaque jour pendant cinq ans, je pense, et vous avez eu tout le temps de le contempler, fit Veltchaninov, d’une manière méchante et agressive.
 
— Mais est-ce que je savais, est-ce que je savais, alors ? — s’écria vivement Pavel Pavlovitch, bondissant de nouveau de son coin ; et l’on eût dit qu’il ressentait une joie à voir venir enfin la question qu’il attendait depuis longtemps ; — mais voyons, Alexis Ivanovitch, pour qui donc me prenez-vous ?
 
Et dans son regard brilla soudain une expression toute nouvelle, tout imprévue, qui transfigura tout d’un coup son visage jusque-là tordu par un ricanement mauvais et repoussant.
 
— Comment ! vous ne saviez rien ! fit Veltchaninov tout stupéfait.
 
— Ah ! vraiment, vous vous imaginez que j’avais su ! Ah ces Jupiter ! Pour vous autres, un homme n’est guère plus qu’un chien, et vous croyez tout le monde fait sur le modèle de vos misérables petites natures !… Voilà pour vous ! Attrapez !
 
Il frappa violemment du poing sur la table, mais tout aussitôt il s’effara lui-même de tant de bruit, il regarda autour de lui, d’un œil craintif.
 
Veltchaninov avait repris toute son assurance.
 
— Écoutez, Pavel Pavlovitch, il m’est parfaitement indifférent, convenez-en, que vous ayez su ou non. Si vous ne l’avez pas su, cela vous fait honneur, évidemment, bien que… Au reste je ne comprends même en aucune façon pourquoi vous m’avez pris pour confident.
 
— Ce n’est pas pour vous… ne vous fâchez pas… ce n’est pas pour vous… bégaya Pavel Pavlovitch, les yeux à terre.
 
Mavra entra, apportant le champagne.
 
— Ah, le voici ! — s’écria Pavel Pavlovitch, visiblement enchanté de la diversion. — Des verres, petite mère, des verres ! Parfait !… Bien, c’est tout ce qu’il nous faut. Il est débouché ? Admirable, charmante créature ! Très bien, vous pouvez nous laisser.
 
Il avait repris courage ; de nouveau il regarda Veltchaninov en face, d’un air audacieux.
 
— Avouez donc, fît-il en ricanant, que tout cela vous intrigue terriblement, que tout cela est loin de vous être « parfaitement indifférent », comme vous avez bien voulu le dire, et que vous seriez attrapé si je me levais à l’instant même et si je m’en allais, sans rien vous expliquer.
 
— Vous êtes tout à fait dans l’erreur ; je ne serais pas attrapé le moins du monde.
 
« Tu mens ! » disait le sourire de Pavel Pavlovitch.
 
— Eh bien alors, buvons !
 
Et il remplit les verres.
 
— Buvons, reprit-il en levant son verre, à la santé posthume de ce pauvre ami, Stepan Mikhailovitch.
 
— Je ne boirai pas sur un toast pareil, dit Veltchaninov, qui posa son verre.
 
— Mais pourquoi donc ? C’est un charmant petit toast.
 
— Voyons, vous étiez ivre en venant ?
 
— Peuh ! j’avais bu un peu. Pourquoi cela ?
 
— Oh ! rien de particulier ; seulement j’avais cru voir, la nuit passée, et surtout ce matin, que vous aviez un regret sincère de la mort de Natalia Vassilievna.
 
— Et qui donc vous dit que mon regret est moins sincère à présent ? fit Pavel Pavlovitch en bondissant de nouveau, comme mû par un ressort.
 
— Ce n’est pas là ce que je veux dire ; mais enfin reconnaissez vous-même que vous avez pu vous tromper sur le compte de Stepan Mikhailovitch, et cela a de l’importance.
 
Pavel Pavlovitch ricana et cligna de l’œil.
 
— Ah ! comme vous brûlez de savoir par quel procédé j’ai été instruit en ce qui concerne Stepan Mikhailovitch !
 
Veltchaninov rougit :
 
— Je vous répète encore que cela m’est égal.
 
« Si je le jetais dehors avec sa bouteille ? » songeait-il. Et sa colère montait, et son visage s’empourprait.
 
— Allons ! tout cela n’a pas d’importance, fit Pavel Pavlovitch, comme s’il voulait lui redonner du courage. Et il se remplit son verre.
 
— Je vais vous expliquer de suite comment j’ai tout appris, et satisfaire votre ardente curiosité… car vous êtes un homme ardent, Alexis Ivanovitch, un homme terriblement ardent ! Ha ! ha ! Seulement, donnez-moi une cigarette, puisque depuis le mois de mars…
 
— Voici.
 
— Eh ! oui, c’est depuis le mois de mars que je me suis gâté, Alexis Ivanovitch, et voici comment tout cela est arrivé. Écoutez. La phtisie, vous le savez bien, cher ami — il devenait de plus en plus familier —, la phtisie est une très curieuse maladie. Le plus souvent le phtisique meurt sans presque s’en douter. Je vous dirai que, cinq heures avant la fin, Natalia Vassilievna projetait encore d’aller voir, quinze jours plus tard, une tante à elle, qui demeurait à quarante verstes de là. D’autre part, vous connaissez certainement l’habitude, ou, pour mieux dire, la manie qu’ont beaucoup de femmes, et peut-être aussi beaucoup d’hommes, la manie de conserver les vieilles correspondances amoureuses… Le plus sûr, n’est-ce pas, c’est de les jeter au feu ? Eh bien, non, le moindre chiffon de papier, il faut qu’elles le serrent précieusement dans des coffrets ou des nécessaires ; même elles classent tout cela, bien numéroté, par années, par catégories, par séries. Je ne sais si elles y trouvent une consolation ; mais il est certain qu’elles doivent y retrouver d’agréables souvenirs… Évidemment, lorsque, cinq heures avant la fin, elle projetait d’aller rendre visite à sa tante, Natalia Vassilievna ne songeait pas le moins du monde qu’elle allait mourir ; elle n’y songeait même pas une heure avant, alors qu’elle demandait encore le docteur Koch. Il arriva ainsi qu’elle mourut, et que le coffret de bois noir incrusté de nacre et d’argent resta là, dans son bureau. Et c’était un charmant coffret, avec une mignonne petite clef, un coffret de famille, qui lui venait de sa grand-mère. Eh bien ! c’est dans ce petit coffret qu’il y avait tout, mais tout, ce qui s’appelle tout : tout sans exception, tout depuis vingt ans, classé par années et par jours. Et comme Stepan Mikhailovitch avait un goût très prononcé pour la littérature, il y avait bien dans la boîte cent lettres de sa composition, de quoi faire une nouvelle très passionnée, pour une revue ; — il est vrai que cela avait duré cinq ans. — Quelques lettres étaient annotées de la main de Natalia Vassilievna… C’est agréable pour un mari, ne trouvez-vous pas ?
 
Veltchaninov réfléchit un moment, et se rappela que jamais il n’avait écrit à Natalia Vassilievna la moindre lettre ni le moindre billet. De Pétersbourg il avait écrit deux lettres, mais elles étaient adressées aux deux époux, comme il avait été convenu. Il n’avait pas même répondu à la dernière lettre de Natalia Vassilievna, celle qui lui avait donné congé.
 
Quand il eut fini son récit, Pavel Pavlovitch se tut une minute entière, avec son sourire insolent et interrogatif.
 
— Pourquoi donc ne répondez-vous pas à ma petite question ? fit-il avec insistance.
 
— Quelle petite question ?
 
— Relativement aux sentiments agréables qu’éprouve un mari en découvrant la cassette.
 
— Eh ! que m’importe ! fit d’un air agité Veltchaninov, qui se leva et marcha de long en large par la chambre.
 
— Je parie que vous vous dites en ce moment : « L’animal, qui de lui-même fait montre de son déshonneur ! » Ha ! ha ! Quel homme dégoûté vous faites !
 
— Je ne songe à rien de tel. Bien au contraire. Vous êtes extrêmement excité par la mort de l’homme qui vous a offensé, et puis, vous avez bu beaucoup de vin. Je ne vois rien là qui soit extraordinaire ; je comprends parfaitement pourquoi vous teniez à ce que Bagaoutov vécût, et j’apprécie fort bien votre désappointement, mais…
 
— Et pourquoi donc, à votre avis, tenais-je tant à ce que Bagaoutov vécût ?
 
— Cela, c’est votre affaire.
 
— Je parie que vous pensiez à un duel ?
 
— Le diable vous emporte ! s’écria Veltchaninov, de moins en moins maître de lui, ce que je pensais, c’est qu’un homme comme il faut… dans un cas de ce genre, ne s’abaisse pas aux bavardages saugrenus, aux grimaces stupides, aux gémissements ridicules et aux sous-entendus répugnants qui ne font que dégrader celui qui en use — mais qu’il agit franchement, ouvertement, sans réticences… en homme comme il faut !
 
— Ha ! ha ! et alors, je ne suis pas, moi, un homme comme il faut ?
 
— Cela, encore une fois, c’est votre affaire… mais enfin pourquoi diable, après cela, aviez-vous tant besoin que Bagaoutov vécût ?
 
— Pourquoi ? Mais quand ce ne serait que pour le voir, le cher ami ! Nous aurions fait chercher une bouteille, et nous l’aurions bue ensemble.
 
— Il aurait refusé de boire avec vous.
 
— Mais pourquoi donc ? Noblesse oblige1 ! — Vous buvez bien avec moi ; pourquoi aurait-il été plus délicat ?
 
— Moi ? je n’ai pas bu avec vous.
 
— Et pourquoi donc, tout à coup, tant d’orgueil ?
 
Veltchaninov éclata de rire, d’un rire nerveux et agité.
 
— Oh ! mais décidément, vous êtes véritablement féroce ! Et moi qui croyais que vous étiez tout bonnement un « éternel mari » !
 
— Comment, un « éternel mari » ? Qu’entendez-vous par là ? fit Pavel Pavlovitch, qui dressa l’oreille.
 
— Oh rien, un type de mari. C’est trop long à raconter. Et puis voyons, il faut vous en aller ; il est temps ; vous m’ennuyez !
 
— Et pourquoi « féroce » ? Vous avez dit « féroce ».
 
— Je vous ai dit, en manière de plaisanterie, que vous êtes véritablement féroce.
 
— Qu’entendez-vous par là ? Je vous en prie, Alexis Ivanovitch, dites-le-moi, pour l’amour de Dieu ou pour l’amour du Christ !
 
— Allons, en voilà assez ! s’écria Veltchaninov avec colère : il est temps, allez-vous-en !
 
— Non, pas encore assez ! fit Pavel Pavlovitch, d’une voix vibrante. Il est possible que je vous ennuie, mais je ne m’en irai pas ainsi, parce qu’avant de m’en aller je veux boire avec vous, trinquer avec vous. Buvons, et puis je m’en irai, mais pas avant !
 
— Voyons, Pavel Pavlovitch, vous en irez-vous au diable, oui ou non ?
 
— J’irai au diable, mais quand nous aurons bu ! Vous avez dit que vous ne vouliez pas boire avec moi ; eh bien, moi, je veux que vous buviez avec moi !
 
Il ne ricanait plus, ne dissimulait plus. Dans tous les traits de son visage, il s’était fait une transformation si complète que Veltchaninov en fut stupéfait.
 
— Allons donc, Alexis Ivanovitch, buvons ; allons, vous ne me le refuserez pas ! continua Pavel Pavlovitch en lui saisissant fortement la main et en fixant sur lui un regard étrange.
 
Maintenant, il s’agissait à présent d’autre chose que d’un verre de vin.
 
— Enfin, si vous le voulez, murmura l’autre ; mais, vous voyez, il n’y a plus que le fond…
 
— Il en reste juste deux verres et le fond n’est pas trouble ; allons, buvons et trinquons ! Ayez la bonté de prendre votre verre.
 
Ils trinquèrent et burent.
 
— Eh bien, à présent… puisqu’il en est ainsi… Ah !…
 
Pavel Pavlovitch prit son front dans sa main et resta ainsi quelques instants. Veltchaninov attendait ; il croyait que, cette fois, l’autre allait tout dire, jusqu’au dernier mot. Mais Pavel Pavlovitch ne dit rien. Il regardait Veltchaninov paisiblement, la bouche tordue dans un sourire grimaçant et sarcastique.
 
— Enfin, que voulez-vous de moi, ivrogne ? Vous vous moquez de moi ! s’écria Veltchaninov d’une voix furieuse, en frappant du pied.
 
— Ne criez pas, ne criez pas, pourquoi crier ? dit l’autre, très vite, en le calmant du geste. Je ne me moque pas !… Ah ! Savez-vous ce que vous êtes, ce qu’à présent vous êtes pour moi ?
 
Et d’un mouvement rapide il lui prit la main et la baisa. Veltchaninov n’eut pas le temps de la retirer.
 
— Voilà ce que vous êtes pour moi, à présent. Et maintenant je m’en vais à tous les diables !
 
— Attendez, restez ! s’écria Veltchaninov, j’oubliais de vous dire…
 
Pavel Pavlovitch était déjà près de la porte ; il revint.
 
— Voyez-vous, dit Veltchaninov, d’une voix presque basse, très vite, en rougissant et en détournant les yeux, — il est convenable que vous alliez demain, sans faute, chez les Pogoreltsev, pour faire leur connaissance et les remercier… mais sans faute !…
 
— Certainement, sans faute ! C’est trop naturel, répondit Pavel Pavlovitch avec un empressement inaccoutumé, en faisant signe de la main qu’il était superflu d’insister.
 
— D’autant plus que Lisa est très désireuse de vous voir. Je lui ai promis…
 
— Lisa ? répéta Pavel Pavlovitch, Lisa ? Savez-vous ce qu’elle a été pour moi, Lisa, ce qu’elle a été et ce qu’elle est ? (Et il criait, comme transporté.) Mais tout cela… tout cela, c’est pour plus tard… Pour le moment, ce n’est pas assez que vous ayez bu avec moi, Alexis Ivanovitch, me faut absolument une autre satisfaction…
 
Il posa son chapeau sur une chaise, et de nouveau, comme tout à l’heure, un peu haletant, il regarda Veltchaninov bien en face.
 
— Embrassez-moi, Alexis Ivanovitch, dit-il brusquement.
 
— Vous êtes ivre ! cria l’autre qui recula.
 
— Ivre ! mon Dieu oui, mais ce n’est pas la question : embrassez-moi, Alexis Ivanovitch… Ah ! il faut que vous m’embrassiez ! je vous ai bien baisé la main, moi, à l’instant !
 
Veltchaninov resta un moment silencieux, comme s’il eût reçu un coup de trique sur la tête. Puis, d’un geste brusque, il se pencha vers Pavel Pavlovitch, qui était là, tout contre lui, et l’embrassa sur les lèvres, qui sentaient horriblement le vin. Tout cela fut si rapide, si étrange, qu’il ne sut jamais si vraiment il l’avait embrassé.
 
— Ah ! maintenant… maintenant !… —s’écria Pavel Pavlovitch dans un transport d’ivrogne, les yeux brillants ; — ah ! voyez-vous, c’est que je me disais : « Comment ! alors lui aussi ? Mais alors, si c’est vrai, à qui donc croire ? »
 
Et il fondit en larmes.
 
— Alors, vous comprenez quel ami vous êtes à présent pour moi !…
 
Et il prit son chapeau, et s’enfuit. Veltchaninov resta quelques instants debout, cloué sur place, comme après la première visite de Pavel Pavlovitch.
 
« Bah ! c’est un ivrogne et un grotesque ! pas autre chose, bien certainement ! » appuya-t-il énergiquement, quand il se fut déshabillé, et qu’il se mit au lit.
 
== VIII. Lisa est malade ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|VIII. Lisa est malade}}
 
Le lendemain matin, en attendant Pavel Pavlovitch, qui avait promis d’être exact, pour aller chez les Pogoreltsev, Veltchaninov se promena par la chambre, prit son café, fuma et songea : à tout instant, il se faisait l’effet d’un homme qui, au réveil, se souvient que la veille il a reçu un soufflet. « Hum !… il sait parfaitement bien ce qui en est, et il veut se venger de moi en se servant de Lisa ! » pensait-il, et il prenait peur.
 
La figure délicate et triste de l’enfant surgit devant lui. Le cœur lui battait à l’idée qu’aujourd’hui même, bientôt, dans deux heures, il verrait sa Lisa. « Il n’y a pas de doute, conclut-il avec feu, c’est là dorénavant toute ma vie, et mon unique but. Que me font tous les soufflets et tous les retours sur le passé !… À quoi a servi ma vie jusqu’à ce jour ? Du désordre et du chagrin… Mais, à présent, tout est changé : c’est autre chose ! »
 
Eh dépit de son exaltation, les préoccupations l’envahissaient de plus en plus.
 
« Il se vengera de moi par Lisa, c’est clair ! Et il se vengera sur Lisa. C’est par elle qu’il m’atteindra… Hum !… certainement je ne tolérerai plus ses incartades d’hier ! — Et il rougit à ce souvenir. — Mais il n’arrive toujours pas, et il est midi ! »
 
Il l’attendit encore, jusqu’à midi et demi, et son angoisse grandissait. Pavel Pavlovitch n’arrivait pas. Enfin, l’idée que, s’il ne venait pas, c’était uniquement pour ajouter encore à ses incartades de la veille, cette idée, qui revenait depuis longtemps au fond de son âme, s’empara de lui entièrement, et le bouleversa. « Il sait qu’il me tient : comment puis-je à présent me présenter devant Lisa, sans lui ! »
 
Enfin il ne put y résister : à une heure, il se fit conduire vivement à Pokrov. On lui dit que Pavel Pavlovitch n’avait pas couché chez lui, qu’il était rentré le matin à neuf heures, qu’il ne s’était guère arrêté plus d’un quart d’heure, et qu’il était reparti. Veltchaninov écoutait les explications de la servante, debout devant la porte de Pavel Pavlovitch, dont il tourmentait machinalement le bouton. Quand elle eut fini, il cracha, lâcha la porte, et demanda qu’on le conduisît auprès de Maria Sysoevna. Celle-ci, ayant appris qu’il était là, accourait au même instant.
 
C’était une excellente femme, « une femme à sentiments très généreux », comme disait d’elle Veltchaninov, lorsqu’il raconta dans la suite à Klavdia Petrovna sa conversation avec elle. Tout de suite, après lui avoir demandé des nouvelles de l’enfant, elle se laissa aller à bavarder sur le compte de Pavel Pavlovitch, Comme elle disait, « n’eût été la petite », elle l’aurait envoyé promener depuis longtemps. Déjà on l’avait transporté de l’hôtel dans le pavillon à cause du désordre de sa vie. Vraiment, c’est un crime, d’amener chez soi des filles, quand on a une enfant d’âge à comprendre !… Et il lui crie, alors : « Tiens, c’est elle qui sera ta mère quand je voudrai ! » Figurez-vous que la femme qu’il avait amenée lui a elle-même craché au visage de dégoût. Et il lui dit encore d’autres fois : « Toi, tu n’es pas ma fille, tu es une bâtarde. »
 
— Comment ! fit Veltchaninov épouvanté.
 
— Je l’ai entendu de mes oreilles. C’est un ivrogne, qui ne sait ce qu’il dit, c’est vrai ; mais enfin tout cela ne doit pas se dire devant une enfant ! Elle a beau être petite, tout cela lui entre dans l’esprit, et y reste ! La petite pleure ; je le vois bien, elle souffre extrêmement. Il y a quelques jours, il y a eu chez nous un malheur : quelqu’un, un commissaire, à ce qu’on disait, est venu louer une chambre, un soir ; le lendemain matin, il s’était pendu. On a dit qu’il avait perdu au jeu. Le monde s’attroupe. Pavel Pavlovitch n’était pas chez lui ; la petite, pas surveillée, sort ; moi-même je vais dans le corridor, parmi les gens, et je la vois, de l’autre côté, qui regarde le pendu, d’un air bizarre. Je l’ai emmenée au plus vite. Et, figurez-vous, la voilà qui se met à trembler de fièvre, qui devient toute noire, et, à peine rentrée, qui tombe à terre, toute raide. Je l’ai frictionnée, je lui ai tapé dans les mains, j’ai eu grand-peine à la faire revenir à elle. C’est du haut mal, n’est-ce pas ? C’est de ce moment-là qu’elle a commencé à traîner. Quand le père rentre, il apprend tout cela ; il commence par la pincer très fort — car, voyez-vous, il aime mieux la pincer que la battre — ; puis il se verse un bon coup de vin, et puis, le voilà qui revient sur elle, et qui lui dit, pour l’effrayer : « Moi aussi, je vais me pendre, et c’est à cause de toi que je me pendrai ; tiens, c’est avec cette corde que je me pendrai ; » et qui fait un nœud, devant elle. Et alors la petite a perdu la tête, s’est jetée sur lui, s’est cramponnée à lui, de ses petites mains, et lui a crié : « Je ne le ferai plus ! Je ne le ferai plus ! » Ah ! c’est une pitié !
 
Veltchaninov s’attendait à des choses bien étranges, mais ce récit le consterna si fort qu’il ne pouvait croire que ce fût vrai. Maria Sysoevna lui raconta encore beaucoup d’autres faits : une fois, par exemple, si elle ne s’était trouvée là, Lisa se serait peut-être jetée par la fenêtre. Quand il quitta Maria Sysoevna, il était comme ivre : « Je le tuerai, comme un chien, d’un coup de bâton sur la tête ! » répétait-il à part lui.
 
Il prit une voiture, et se fit conduire chez les Pogoreltsev. Avant d’arriver hors de ville, la voiture dut s’arrêter à un carrefour, proche d’un petit pont sur lequel défilait un long enterrement. Les abords du pont étaient encombrés par des équipages qui stationnaient ; et une foule compacte était là, qui regardait. L’enterrement était riche, la file des voitures était longue. Tout à coup, dans une de ces voitures, Veltchaninov vit apparaître la figure de Pavel Pavlovitch. Il n’en aurait pas cru ses yeux, si l’autre ne se fût penché par la portière, et ne l’eût salué de la main, avec un sourire. Évidemment, il était enchanté de la rencontre. Veltchaninov sauta à terre, et, en dépit de la foule et des agents, se glissa jusqu’à la portière de la voiture, qui déjà s’engageait sur le pont. Pavel Pavlovitch était seul.
 
— Pourquoi donc n’êtes-vous pas venu ? cria Veltchaninov ; comment êtes-vous ici ?
 
— Je rends les derniers devoirs… ne criez pas, ne criez pas !… je rends les derniers devoirs, dit Pavel Pavlovitch, avec un clignement d’œil joyeux, j’accompagne la dépouille mortelle de mon très excellent ami Stepan Mikhailovitch.
 
— Tout cela est absurde, ivrogne stupide ! cria encore plus fort Veltchaninov, un moment interloqué. — Allons, descendez tout de suite, et venez avec moi : allons, tout de suite !
 
— Pas possible… c’est un devoir…
 
— Je vais vous emmener de force, hurla Veltchaninov.
 
— Et moi je crierai, je crierai ! dit Pavel Pavlovitch, avec son même éclat de rire joyeux, comme si le jeu l’amusait, et en se renfonçant dans le coin de la voiture.
 
— Attention ! attention ! vous allez vous faire bousculer ! cria un agent.
 
Et, en effet, une voiture arrivait sur le pont, avec grand fracas, en sens inverse du cortège. Veltchaninov dut sauter de côté ; d’autres équipages et la foule le rejetèrent plus loin. Il cracha de dépit et retourna à sa voiture.
 
« C’est égal, de toute façon il n’aurait pas été possible de l’emmener dans cet état ! » songea-t-il, inquiet, et en plein désarroi.
 
Lorsqu’il eut raconté à Klavdia Petrovna les histoires de Maria Sysoevna et l’étrange rencontre de cet enterrement, elle resta pensive :
 
— J’ai peur pour vous, lui dit-elle, il faut que vous rompiez toutes relations avec cet homme, et le plus tôt sera le mieux.
 
— Bah ! c’est un ivrogne et un grotesque, et voilà tout ! s’écria Veltchaninov avec emportement. Moi, j’aurais peur de lui ? Et comment voulez-vous que je rompe toutes relations avec lui, du moment qu’il y a Lisa ! N’oubliez pas Lisa !
 
Lisa était couchée, très malade. La fièvre l’avait prise la veille au soir, et l’on attendait le médecin réputé, qu’on avait envoyé chercher à la ville de grand matin. Veltchaninov en fut complètement bouleversé. Klavdia Petrovna le mena auprès de la malade.
 
— Je l’ai observée hier très attentivement, lui dit-elle avant d’entrer : elle est fière, et d’humeur triste ; elle est honteuse d’être ici, abandonnée par son père : c’est, à mon avis, toute sa maladie.
 
— Comment ! abandonnée ? Pourquoi pensez-vous qu’il l’a abandonnée ?
 
— Oh ! le seul fait qu’il l’a laissée venir ici, dans une maison tout à fait inconnue, avec un homme… presque également inconnu, ou tout au moins…
 
— Mais c’est moi-même qui l’ai prise, qui ai dû la prendre de force ; je ne vois pas…
 
— Mon Dieu, ce n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est de Lisa, qui est une enfant, et qui voit les choses ainsi… Pour mon compte, je suis certaine qu’il ne viendra jamais.
 
Lorsqu’elle vit que Veltchaninov était venu seul, Lisa ne fut pas surprise ; elle sourit tristement, et tourna vers le mur sa petite tête toute brûlante de fièvre. Elle ne répondit rien aux timides paroles de consolation ni aux chaudes promesses de Veltchaninov, qui s’engagea à lui amener son père le lendemain, sans faute. Lorsqu’il l’eut quittée, il fondit en larmes.
 
Le médecin n’arriva que le soir. Quand il eut examiné la malade, il effraya tout le monde dès le premier mot, en disant qu’on aurait dû l’appeler plus tôt. Lorsqu’on lui affirma qu’elle n’avait commencé à souffrir que la veille au soir, il ne voulut pas le croire d’abord.
 
— Tout dépend de la manière dont se passera la nuit, conclut-il.
 
Il rédigea son ordonnance et partit, en promettant d’être là le lendemain aussitôt que possible. Veltchaninov voulait absolument rester pour la nuit ; mais Klavdia Petrovna le supplia de faire encore une tentative « pour amener cette brute ».
 
— Cette fois, dit Veltchaninov avec exaltation, cette fois il viendra, quand il faudrait le ficeler, et l’apporter !
 
L’idée de le ligoter et de l’apporter comme un ballot s’empara de lui jusqu’à l’obséder.
 
— Maintenant, c’est fini, je ne me sens plus le moins du monde coupable envers lui ! dit-il à Klavdia Petrovna en prenant congé d’elle. Je renie toutes mes niaiseries sentimentales et toutes mes pleurnicheries d’hier, ajoutait-il, indigné.
 
Lisa était étendue, les yeux fermés, et semblait dormir ; elle paraissait aller mieux. Lorsque Veltchaninov se pencha sur elle, avec précaution, pour mettre, avant de partir, un baiser discret sur quelque chose d’elle, ne fût-ce que le bord de sa robe, tout à coup elle ouvrit les yeux, comme si elle l’avait attendu, et lui dit tout bas :
 
— Emmenez-moi !
 
C’était une prière douce et triste, où il ne restait rien de l’irritation exaltée de la veille, mais dans laquelle on sentait comme de la résignation, comme la certitude que la prière ne serait pas exaucée. Quand Veltchaninov, désespéré, se mit à lui expliquer que c’était impossible, elle ferma les yeux et ne dit plus rien, comme si elle ne l’entendait ni le voyait.
 
Lorsqu’il fut rentré en ville, il se fit conduire tout droit à Pokrov. Il était dix heures ; Pavel Pavlovitch n’était pas chez lui. Veltchaninov l’attendit une demi-heure, allant et venant par le corridor, dans un état d’impatience douloureuse. Maria Sysoevna finit par lui faire comprendre que Pavel Pavlovitch ne rentrerait pas avant le lendemain matin.
 
— Je viendrai donc au point du jour.
 
Et il partit pour rentrer chez lui.
 
Il fut satisfait lorsqu’en arrivant, il apprit de Mavra que l’étranger de la veille était là, à l’attendre, depuis dix heures.
 
— Il a bu du thé chez nous, et puis il a fait chercher du vin, du même qu’hier, et il a donné un billet de cinq roubles.
 
== IX. Vision ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|IX. Vision}}
 
Pavel Pavlovitch s’était confortablement installé. Il s’était assis sur la même chaise que la veille, fumait une cigarette et venait de verser le quatrième et dernier verre de la bouteille. La théière et la tasse encore à demi pleine étaient là près de lui, sur la table. Son visage empourpré rayonnait de satisfaction. Il avait enlevé son habit et restait en gilet.
 
— Vous m’excusez, mon très cher ami ? — fit-il en apercevant Veltchaninov, et il se leva pour remettre son habit ; — je l’avais ôté pour être plus à l’aise…
 
Veltchaninov vint à lui, l’air menaçant :
 
— Êtes-vous tout à fait ivre ? Peut-on encore se faire comprendre ?
 
Pavel Pavlovitch hésita un moment.
 
— Mon Dieu… non… pas tout à fait… J’ai rendu les derniers devoirs au défunt, et… non, pas tout à fait.
 
— Êtes-vous en état de me comprendre ?
 
— Mais c’est précisément pour cela que je suis ici, pour vous comprendre…
 
— En ce cas, reprit Veltchaninov d’une voix étranglée par la colère, en ce cas je commencerai par vous dire tout net que vous êtes un misérable.
 
— Si vous commencez par là, par où diable finirez-vous ? fit Pavel Pavlovitch qui, manifestement, prenait peur.
 
Mais Veltchaninov poursuivit sans l’entendre :
 
— Votre fille se meurt, elle est très malade. L’avez-vous abandonnée, oui ou non ?
 
— Mourante ?… vraiment ?…
 
— Elle est malade, très malade, dangereusement malade.
 
— Oh ! une simple crise, peut-être…
 
— Allons ! ne dites pas de bêtises. Elle est dangereusement malade. Vous auriez dû y aller déjà, quand ce ne serait que…
 
— Pour remercier de l’hospitalité ? Eh oui ! je ne le sais que trop ! Alexis Ivanovitch, mon cher, mon parfait ami, — bégayait-il, en lui prenant la main dans ses deux mains, avec un attendrissement d’ivrogne, les larmes aux yeux, comme s’il implorait son pardon, — Alexis Ivanovitch, ne criez pas, ne criez pas… Que je meure, que je tombe à l’instant dans la Neva… À quoi bon, dans les circonstances présentes ?… Quant à ce qui est des Pogoreltsev, il sera toujours temps…
 
Veltchaninov se ressaisit et parvint à se dominer.
 
— Vous êtes ivre, et je ne comprends pas ce que vous voulez dire, fit-il durement. Je suis toujours disposé à m’expliquer avec vous, et je tiens à le faire le plus tôt possible… J’allais précisément… Mais, avant tout, voici ce que je décide : vous allez passer la nuit ici. Demain matin je vous emmènerai, et nous irons. Je ne vous lâcherai pas, — cria-t-il d’une voix tonnante ; — je vous ligoterai et je vous y porterai de mes propres mains !… Voyons, ce divan fera votre affaire ?
 
Et il désignait un divan large et moelleux, qui faisait pendant, contre le mur d’en face, à celui sur lequel il couchait lui-même.
 
— Mais, je vous en prie, n’importe où…
 
— Pas n’importe où, sur ce divan ! Tenez, voici des draps, une couverture, un oreiller… (Veltchaninov prit tout cela dans une armoire, et le jeta vivement à Pavel Pavlovitch qui tendait les bras, l’air résigné) ; allons, faites votre lit, et tout de suite !
 
Pavel Pavlovitch restait là, debout au milieu de la chambre, les bras chargés, comme indécis, avec un large sourire d’ivrogne sur sa face d’ivrogne ; à une seconde injonction de Veltchaninov, qui grondait, il se mit à la besogne précipitamment. Il écarta la table, et, tout soufflant, déplia et disposa les draps. Veltchaninov vint l’aider ; il était satisfait de la docilité et de l’ahurissement de son hôte.
 
— Achevez de vider votre verre et couchez-vous, — ordonna-t-il ; il sentait qu’il fallait commander. — C’est vous qui avez fait chercher du vin ?
 
— Eh ! oui, c’est moi… C’est que, Alexis Ivanovitch, je savais bien que vous ne consentiriez plus à en envoyer chercher.
 
— C’est bien, que vous ayez compris cela, mais il y a autre chose encore qu’il faut que vous compreniez. Je vous déclare que ma résolution est prise : je ne supporterai plus toutes vos grimaces, ni toutes vos caresses d’ivrogne !
 
— Oh ! mais croyez-le bien, Alexis Ivanovitch, fit l’autre en souriant, je comprends à merveille que tout cela n’était possible qu’une seule fois.
 
À cette réponse, Veltchaninov, qui marchait par la chambre, s’arrêta brusquement devant Pavel Pavlovitch, l’air solennel.
 
— Pavel Pavlovitch, parlez franc ! Vous êtes intelligent, je le répète, mais je vous déclare que vous faites fausse route. Parlez franc, agissez ouvertement, et, je vous en donne ma parole d’honneur, je répondrai à toutes vos questions.
 
Pavel Pavlovitch sourit de nouveau de son large sourire, qui suffisait à exaspérer Veltchaninov.
 
— Voyons ! Pas de cachotteries ! Je vois clair jusqu’au fond de vous. Je vous le répète : je vous donne ma parole d’honneur que je répondrai à tout, et que vous recevrez de moi toutes les satisfactions possibles… je veux dire toutes les satisfactions, possibles ou non ! Oh ! comme je voudrais que vous me comprissiez !
 
— Eh bien ! puisque vous avez tant de bonté, fit Pavel Pavlovitch d’un air circonspect, j’ai été extrêmement intrigué hier, quand vous vous êtes servi du mot « féroce »…
 
Veltchaninov cracha, et se remit à marcher, plus vivement, par la chambre.
 
— Oh ! non, Alexis Ivanovitch, ne crachez pas parce que je suis curieux de savoir cela : je suis venu exprès pour l’apprendre… Eh oui ! ma langue est mal pendue, aujourd’hui, mais vous serez très indulgent. J’ai lu quelque chose, dans une revue, au sujet des individus du type « féroce » et du type « débonnaire », cela m’est revenu ce matin… seulement, je ne me rappelle plus quoi, et, à vrai dire, je n’ai pas bien compris… Tenez, voici, par exemple, ce que je voudrais savoir : Stepan Mikhailovitch Bagaoutov était-il du type « féroce » ou du type « débonnaire » ? Lequel des deux ?
 
Veltchaninov se taisait toujours et continuait à marcher. Il s’arrêta brusquement, et parla avec rage :
 
— L’homme du type « féroce », c’est l’homme qui se serait empressé de verser du poison dans le verre de Bagaoutov, au moment de boire avec lui le champagne en l’honneur de l’amitié si heureusement renouée, comme vous l’avez fait hier avec moi ; mais un homme de cette espèce ne serait pas allé le conduire au cimetière, comme vous l’avez fait tout à l’heure, le diable sait pour quels motifs secrets, bas et vils, et se serait gardé de toutes vos grimaces malpropres, à vous !
 
— Bien sûr qu’il n’y serait pas allé, fit Pavel Pavlovitch ; mais vraiment vous me traitez…
 
— L’homme du type « féroce », — poursuivit Veltchaninov, avec passion, sans rien entendre, — n’est pas homme à se donner Dieu sait quels airs, à poser pour le justicier exact et scrupuleux, à étudier son cas, en pédant, pour en tirer la matière d’une leçon, à pleurnicher, à grimacer, à se jeter au cou des gens, et à être satisfait de cet emploi de son temps !… Voyons, dites la vérité : est-il vrai que vous ayez voulu vous pendre ?
 
— Oh ! vous savez, c’est bien possible, dans une heure d’ivresse… je ne me rappelle pas… Mais voyons, Alexis Ivanovitch, des gens comme nous ne peuvent pourtant pas se servir de poison ! Outre que je suis un fonctionnaire bien noté, j’ai quelque argent, et il est bien possible que je songe à me remarier.
 
— Et puis, on risque les travaux forcés.
 
— Parfaitement ! et c’est très désagréable, bien qu’à présent le jury accorde volontiers les circonstances atténuantes. Tenez, Alexis Ivanovitch, il m’est revenu ce matin, pendant que j’étais dans ma voiture, une petite histoire très drôle, qu’il faut que je vous raconte. Vous parliez tout à l’heure de l’homme « qui se jette au cou des gens ». Vous vous rappelez peut-être Semen Petrovitch Livtsov, qui est arrivé à T…de votre temps ? Eh bien, il avait un frère cadet, un jeune beau de Pétersbourg, comme lui, qui était en fonction auprès du gouverneur de V… et était très apprécié. Il lui arriva un jour de se quereller avec Goloubenko, le colonel, dans une société ; il y avait là des dames, et, parmi elles, la dame de son cœur. Il se sentit fort humilié, mais il avala l’offense, et ne dit mot. Peu après, Goloubenko lui souffla la dame de son cœur et la demanda en mariage. Que pensez-vous que fit Livtsov ? Eh bien, il fit en sorte de devenir l’ami intime de Goloubenko ; bien mieux, il demanda à être garçon d’honneur ; le jour du mariage, il tint son rôle ; puis, quand ils eurent reçu la bénédiction nuptiale, il s’approcha du marié pour le féliciter et l’embrasser, et alors, devant toute la noble société, devant le gouverneur, voilà mon Livtsov qui lui donne un grand coup de couteau dans le ventre et voilà mon Goloubenko qui tombe !… Son propre garçon d’honneur ! c’est bien ennuyeux ! Et puis ce n’est pas tout ! Ce qu’il y a de bon, c’est qu’après le coup de couteau, le voilà qui se jette à droite et à gauche : « Hélas ! qu’ai-je fait là ! hélas ! qu’ai-je fait ! » et qui sanglote, et qui s’agite, et qui se jette au cou de tout le monde, des dames aussi : « Hélas, qu’ai-je fait là ! »… Ha ! ha ! ha ! c’était à crever de rire. Il n’y avait que le pauvre Goloubenko, qui faisait pitié ; mais enfin il s’en est tiré.
 
— Je ne vois pas du tout pourquoi vous me racontez cette histoire, fit Veltchaninov, sèchement, les sourcils froncés.
 
— Mais uniquement à cause du coup de couteau, dit Pavel Pavlovitch, toujours riant. Voilà un morveux qui, de terreur, manque à toutes les convenances, se jette au cou des dames, en présence du gouverneur… et tout cela n’empêche qu’il lui a très bien appliqué son coup de couteau, et qu’il a fait ce qu’il voulait faire !… C’est uniquement pour cela que je vous le raconte.
 
— Allez au diable, — hurla Veltchaninov d’une voix toute changée, comme si quelque chose s’était brisé en lui, — allez au diable avec vos sous-entendus, fourbe que vous êtes ; vous voulez me faire peur, gredin, lâche… lâche… lâche ! cria-t-il, hors de lui, soufflant après chaque mot.
 
Pavel Pavlovitch, du coup, fut comme transfiguré. Son ivresse disparut ; ses lèvres tremblèrent.
 
— Alors, c’est vous, Alexis Ivanovitch, vous, qui me traitez de lâche, moi ?
 
Veltchaninov revenait à lui.
 
— Je suis tout prêt à vous faire des excuses, dit-il après un moment de réflexion qui le terrifia, mais à une condition, c’est que vous-même, tout de suite, vous vous décidiez à agir ouvertement.
 
— À votre place, Alexis Ivanovitch, j’aurais fait des excuses sans conditions.
 
— Eh bien, soit !… (Il y eut encore un silence.) Je vous fais mes excuses ; mais vous conviendrez vous-même, Pavel Pavlovitch, qu’après tout cela je puis me considérer comme étant quitte envers vous… je ne parle pas seulement du cas présent ; je veux dire, en ce qui concerne toute l’affaire.
 
— Mais… quelle sorte de comptes peut-il y avoir entre nous ? fit Pavel Pavlovitch, en souriant, le regard à terre.
 
— Eh bien, s’il en est ainsi, tant mieux, tant mieux ! Allons, videz votre verre et couchez-vous, car je ne veux pas vous laisser partir…
 
— Ah oui ! le vin… dit Pavel Pavlovitch, un peu troublé.
 
Il s’approcha de la table, pour vider son verre. Peut-être avait-il déjà beaucoup bu ; toujours est-il que sa main tremblait, et qu’il renversa une partie du vin sur le sol, sur sa chemise et sur son gilet. Pourtant il but jusqu’à la dernière goutte, comme s’il eût eu du regret à en laisser ; puis il posa le verre sur la table, avec précaution, et alla docilement à son lit, pour se déshabiller.
 
— Mais ne vaut-il pas mieux… que je ne reste pas ici la nuit ? dit-il tout à coup.
 
Il avait déjà ôté l’une de ses bottes, et il la tenait entre ses mains.
 
— Pas du tout, cela ne vaudrait pas mieux ! répondit violemment Veltchaninov, qui marchait de long en large, sans le regarder.
 
L’autre acheva de se déshabiller, et se coucha. Un quart d’heure après, Veltchaninov se coucha également, et souffla la bougie.
 
Il commença à s’assoupir, sans trouver le calme. Quelque chose de nouveau, de plus confus encore que tout le reste, quelque chose qu’il n’avait pas prévu, l’oppressait maintenant, et, en même temps, il se sentait comme honteux de cette angoisse. Il allait s’endormir quand un bruit le réveilla. Il jeta aussitôt les yeux sur le lit de Pavel Pavlovitch. Il faisait noir dans la chambre (les rideaux étaient fermés), mais il crut voir que Pavel Pavlovitch n’était plus étendu, qu’il était assis sur son lit.
 
— Qu’avez-vous ? cria Veltchaninov.
 
— L’ombre ! dit Pavel Pavlovitch, après un silence, d’une voix sourde, à peine perceptible.
 
— Quoi donc, quelle ombre ?
 
— Là, dans l’autre chambre, près de la porte, j’ai cru voir une ombre.
 
— L’ombre de qui ? demanda Veltchaninov, après un silence.
 
— De Natalia Vassilievna.
 
Veltchaninov sauta à bas de son lit, jeta un coup d’œil dans l’antichambre, puis dans la pièce voisine, dont la porte restait toujours ouverte. Il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres, et les stores légers laissaient entrer un peu de lumière.
 
— Il n’y a rien du tout dans cette chambre ; vous êtes ivre, couchez-vous ! dit Veltchaninov, qui se coucha et s’enveloppa de sa couverture.
 
Pavel Pavlovitch se recoucha, aussi, sans dire un mot.
 
— Vous est-il déjà arrivé de voir des ombres ? demanda soudain Veltchaninov, dix minutes plus tard.
 
— Une seule fois, dit Pavel Pavlovitch, d’une voix éteinte.
 
Puis le silence se fit de nouveau.
 
Veltchaninov ne savait au juste s’il dormait ou non. Une heure se passa, puis tout à coup il tressaillit : était-ce encore un bruit qui l’avait réveillé, il n’en savait rien, mais il lui sembla qu’il y avait là, dans la nuit noire, quelque chose de blanc, debout, à quelque distance de lui, au milieu de la chambre. Il se dressa sur son séant et regarda, une minute entière.
 
— Est-ce vous, Pavel Pavlovitch ? dit-il d’une voix faible.
 
Cette voix altérée, dans le silence et les ténèbres, lui donna à lui-même une impression étrange.
 
Il n’obtint pas de réponse, mais il n’avait plus le moindre doute : il y avait quelqu’un là, debout.
 
— Est-ce vous, Pavel Pavlovitch ? répéta-t-il plus fort, tellement fort que Pavel Pavlovitch, s’il eût dormi tranquillement dans son lit, eût certainement été réveillé en sursaut et eût répondu.
 
Il ne vint pas de réponse, mais il lui sembla que la forme blanche, maintenant presque distincte, se mouvait, s’approchait de lui. Une chose étrange se passa : il eut tout à coup une sensation de quelque chose qui se rompait en lui, et il cria, de toutes ses forces, d’une voix rauque, étranglée, en étouffant presque à chaque mot :
 
— Ivrogne grotesque, si vous vous imaginez que vous allez me faire peur, eh bien ! je me retournerai du côté du mur, je m’envelopperai tout entier, même la tête, dans ma couverture, et je ne bougerai pas, de toute la nuit… pour te montrer le cas que je fais de toi… Et vous aurez beau rester là, debout, jusqu’au matin, à prolonger cette farce… Et je crache sur vous !…
 
Et il cracha avec rage vers ce qu’il pensait être Pavel Pavlovitch ; puis il se retourna, d’un mouvement brusque, vers le mur, s’enveloppa de sa couverture, et resta sans bouger, comme mort. Il se fit un silence terrible. Il ne savait, il ne pouvait savoir si le fantôme s’avançait vers lui, ou s’il restait immobile, et son cœur battait, battait, battait. Cinq minutes se passèrent, puis tout à coup il entendit, à deux pas de lui, la voix de Pavel Pavlovitch, faible et toute plaintive :
 
— C’est moi, Alexis Ivanovitch, je me suis levé pour chercher… (Et il nomma un objet indispensable.) Je n’en ai pas trouvé auprès de mon lit… j’ai voulu venir voir, très doucement près du vôtre.
 
— Pourquoi n’avez-vous rien dit… lorsque j’ai appelé ? demanda Veltchaninov d’une voix étranglée, après un long silence.
 
— J’ai eu peur. Vous avez crié si fort… j’ai eu peur.
 
— Là, au coin, à gauche…, dans la petite table… Allumez la bougie…
 
— Oh ! maintenant ce n’est pas la peine… — fit Pavel Pavlovitch, d’une voix très douce, — je trouverai bien… pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch, de vous avoir dérangé… je me suis senti tout à coup complètement ivre…
 
Veltchaninov ne répondit plus. Il resta couché, le visage tourné vers le mur, toute la nuit sans bouger. Voulait-il tenir son engagement, et lui prouver qu’il le méprisait ? Il ne savait pas lui-même ce qui se passait en lui ; la secousse avait été si violente qu’il en restait comme égaré, et il fut longtemps avant de pouvoir s’endormir. Lorsqu’il se réveilla, le lendemain à dix heures, il sursauta, et se trouva assis sur son lit, comme mû par un ressort… Mais Pavel Pavlovitch n’était plus dans la chambre ! Le lit était vide, en désordre ; il s’était enfui au petit jour.
 
— Je le savais bien ! dit Veltchaninov, en se frappant le front.
 
== X. Le Cimetière ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|X. Le Cimetière}}
 
Le médecin avait prévu juste : l’état de Lisa empira plus que Veltchaninov et Klavdia Petrovna ne se l’étaient figuré la veille. Quand Veltchaninov arriva, le matin, la malade avait encore toute sa connaissance, bien qu’elle fût brûlante de fièvre ; il jura plus tard qu’elle lui avait souri, et que même elle lui avait tendu sa petite main. Était-ce vrai, ou n’était-ce qu’une illusion consolante qu’il se donnait, il n’était plus temps de le vérifier : quand vint la nuit elle avait perdu connaissance, et elle resta ainsi jusqu’à la fin. Le dixième jour après son arrivée chez les Pogoreltsev, elle mourut.
 
Les journées qui précédèrent la mort furent affreuses pour Veltchaninov : les Pogoreltsev craignirent pour lui. Il passa auprès d’eux la plus grande partie de cette période d’angoisses. Durant les derniers jours, il resta des heures entières seul, n’importe où, dans un coin, sans penser à rien ; Klavdia Petrovna venait parfois le distraire, mais il répondait à peine et parfois laissait voir que ces entretiens lui étaient pénibles. Elle n’eût pas cru qu’il souffrirait autant. Seuls les enfants parvenaient à le distraire ; il riait même parfois avec eux ; mais, à tout instant, il se levait, et allait sur la pointe des pieds voir la malade. Il lui sembla plusieurs fois qu’elle le reconnaissait. Il n’avait aucun espoir de la voir guérir, pas plus que personne, mais il ne pouvait s’éloigner de la chambre où elle se mourait, et il se tenait habituellement dans la pièce voisine.
 
Deux fois, au cours de cette période, il fut pris d’un besoin extrême d’agir. Il partit, courut à Pétersbourg, alla voir les médecins les plus réputés, et les réunit en consultations : la dernière eut lieu la veille même de la mort. Trois jours auparavant, Klavdia Petrovna lui avait dit qu’il était indispensable de retrouver, coûte que coûte, M. Trousotsky : « En cas de malheur, il serait même impossible de l’enterrer sans la présence de son père. » Veltchaninov avait répondu d’un air distrait qu’il lui écrirait. Le vieux Pogoreltsev avait alors déclaré qu’il le ferait rechercher par la police. Veltchaninov avait fini par écrire un mot très laconique et l’avait lui-même porté à l’hôtel. Pavel Pavlovitch était absent, comme d’habitude, et il dut confier la lettre à Maria Sysoevna.
 
Lisa mourut enfin, par une admirable soirée d’été, tandis que le soleil se couchait. Ce fut comme si Veltchaninov sortait d’un rêve. Quand on l’eut emportée, quand on l’eut habillée d’une petite robe blanche, la robe de fête de l’une des enfants de la maison, quand on l’eut couchée, les mains jointes, sur la table du salon, couverte de fleurs, il s’approcha de Klavdia Petrovna, et, les yeux étincelants, lui déclara qu’il allait chercher « l’assassin », et qu’il le ramènerait immédiatement. Il ne voulut entendre aucun conseil, refusa d’ajourner au lendemain, et partit pour la ville.
 
Il savait où trouver Pavel Pavlovitch. Lorsque, durant ces derniers jours, il était venu à Pétersbourg, ce n’était pas uniquement pour voir des médecins. Il lui avait parfois semblé que, s’il pouvait ramener à Lisa son père, elle reviendrait à la vie en entendant sa voix ; et puis, découragé, il avait renoncé à le chercher. Pavel Pavlovitch habitait encore au même endroit, mais il n’était pas question de le trouver chez lui. « Il est quelquefois trois jours sans coucher ici, sans même rentrer, racontait Maria Sysoevna ; quand, par hasard, il revient, l’ivrogne, il reste une heure et repart ; il ne garde plus la décence. » Le garçon de l’hôtel apprit à Veltchaninov que, depuis longtemps déjà, Pavel Pavlovitch allait voir des filles qui habitaient sur la perspective de Voznesensky. Veltchaninov n’eut pas de peine à trouver les filles. Quand il les eut bien régalées, et bien payées, elles se rappelèrent très vite leur client — le chapeau au crêpe les avait frappées — et se plaignirent beaucoup de ne plus le voir. L’une d’entre elles, Katia, déclara « qu’il était très facile de trouver Pavel Pavlovitch », attendu qu’il ne quittait plus Machka Prostakova. Katia ne pensait pas pouvoir le trouver sur-le-champ ; mais elle promit formellement pour le lendemain. Et Veltchaninov fut réduit à compter sur son aide.
 
Il revint donc le lendemain à dix heures, alla prendre Katia, et se mit en quête avec elle. Il ne savait encore pas lui-même ce qu’il ferait de Pavel Pavlovitch, s’il le tuerait sur place, ou s’il se contenterait de lui annoncer la mort de sa fille, et de lui expliquer que sa présence aux obsèques était indispensable. Les premières recherches furent infructueuses : ils apprirent que Machka Prostakova s’était battue avec Pavel Pavlovitch, il y avait trois jours, et lui avait jeté un petit banc à la tête. Enfin, à deux heures du matin, Veltchaninov, au moment où il sortait d’un cabaret qu’on lui avait indiqué, se trouva nez à nez avec lui.
 
Pavel Pavlovitch était complètement ivre ; deux femmes l’entraînaient vers le cabaret ; l’une des femmes le soutenait par le bras ; un grand gaillard les suivait de près, criant à tue-tête, et faisant à Pavel Pavlovitch de furieuses menaces. Il hurlait, entre autres choses, « qu’il l’avait exploité, et qu’il avait empoisonné sa vie… ». Il s’agissait vraisemblablement d’argent. Les femmes avaient une peur terrible, et se hâtaient tant qu’elles pouvaient. Lorsqu’il aperçut Veltchaninov, Pavel Pavlovitch se jeta sur lui, les mains tendues, et cria, comme si on l’égorgeait !
 
— Frère, au secours !
 
Le gaillard qui les suivait n’eut pas plus tôt vu la silhouette redoutable de Veltchaninov, qu’il disparut en un clin d’œil. Pavel Pavlovitch, tout fier de sa victoire, lui montrait le poing, poussait des cris de triomphe ; mais Veltchaninov l’empoigna violemment par les épaules, et, sans savoir lui-même pourquoi, se mit à le secouer, de toute la force de ses bras, de telle façon que l’autre claquait des dents. Pavel Pavlovitch cessa aussitôt de crier, et le regarda avec une stupéfaction imbécile d’ivrogne. Veltchaninov, ne sachant pas qu’en faire, sans doute, pesa fortement sur lui, et le campa assis sur une borne.
 
— Lisa est morte ! lui dit-il.
 
Pavel Pavlovitch continuait à le regarder, assis sur sa borne, et maintenu en équilibre par l’une des femmes. Il finit par comprendre, et ses traits s’affaissèrent.
 
— Elle est morte…, murmura-t-il d’un air étrange.
 
Était-ce tout simplement son large et ignoble sourire d’ivrogne, ou y eut-il en effet quelque chose de sournois et de mauvais qui passa dans ses yeux, Veltchaninov ne put s’en rendre compte.
 
Un instant après, Pavel Pavlovitch leva avec effort sa main droite, pour faire un signe de croix ; mais la croix resta inachevée, et la main tremblante retomba. Un peu après encore, il se leva péniblement de sa borne en se cramponnant à la femme, s’appuya sur elle, et se remit en route, comme si de rien n’était, sans plus s’occuper de Veltchaninov. Celui-ci l’empoigna de nouveau par l’épaule.
 
— Comprendras-tu, brute d’ivrogne, qu’on ne peut l’enterrer sans toi ? cria-t-il, étouffant de colère.
 
L’autre retourna la tête vers lui.
 
— Le sous-lieutenant… d’artillerie… vous savez ? bégaya-t-il, la langue lourde.
 
— Quoi ? cria Veltchaninov, tout tremblant.
 
— C’est lui, le père ! Cherche-le… pour l’enterrement.
 
— Tu mens ! hurla Veltchaninov, dans une rage folle. Canaille !… je savais bien que tu me servirais cela !
 
Hors de lui, il leva le poing sur la tête de Pavel Pavlovitch. Encore un moment et il allait l’assommer, peut-être ; les femmes poussèrent des cris perçants, et s’écartèrent, mais Pavel Pavlovitch ne broncha pas ; sa figure se contracta tout entière dans une expression de méchanceté sauvage et basse.
 
— Tu sais, dit-il d’une voix ferme, comme si l’ivresse l’avait quitté, tu sais ce que nous disons en russe ? (Il prononça un mot qui ne peut s’écrire.) Voilà pour toi ! Et maintenant, déguerpis, et vivement !
 
Il se dégagea des mains de Veltchaninov si violemment qu’il faillit tomber tout de son long. Les femmes le soutinrent et l’emmenèrent très vite, en le traînant presque. Veltchaninov ne les suivit pas.
 
Le lendemain, à une heure, arriva chez les Pogoreltsev un monsieur fort bien, d’âge mûr, un fonctionnaire, en uniforme. Il remit très poliment à Klavdia Petrovna un paquet à son adresse, de la part de Pavel Pavlovitch Trousotsky. Le paquet contenait une lettre, trois cents roubles, et les papiers nécessaires concernant Lisa.
 
La lettre était courte, très déférente, parfaitement correcte… Il exprimait toute sa gratitude à Son Excellence Klavdia Petrovna pour la bonté et l’intérêt qu’elle avait témoignés à l’orpheline et ajoutait que Dieu seul pourrait le lui rendre. Il expliquait vaguement qu’une indisposition assez grave ne lui permettait pas de venir en personne assister aux obsèques de sa chère et pauvre enfant, et il s’en remettait pour tout cela, en toute confiance, à l’angélique bonté de Son Excellence. Les trois cents roubles, ajoutait-il, représentaient les frais de l’enterrement et les dépenses qu’avait occasionnées la maladie : si la somme était trop forte, il la priait très respectueusement d’affecter l’excédent à des messes pour le repos de l’âme de Lisa.
 
Le fonctionnaire qui apportait la lettre ne put rien ajouter ; il était clair, seulement, d’après les quelques mots qu’il prononça, que Pavel Pavlovitch avait dû insister fortement pour obtenir de lui qu’il acceptât cette mission. Pogoreltsev fut exaspéré par l’expression « les dépenses qu’avait occasionnées la maladie » ; il évalua les frais de l’enterrement à cinquante roubles — on ne pouvait empêcher le père de payer les obsèques de sa fille — et voulut renvoyer sur-le-champ à M. Trousotsky les deux cent cinquante roubles restants. Finalement, Klavdia Petrovna décida qu’on ne les lui retournerait pas, mais qu’on lui ferait parvenir un reçu de l’église attestant que les deux cent cinquante roubles avaient été consacrés à des services pour le repos de l’âme de l’enfant. Dans la suite, ce reçu fut remis à Veltchaninov, qui l’adressa par la poste à Pavel Pavlovitch.
 
Après l’enterrement, il disparut. Deux semaines entières, il erra par la ville, sans but, seul, absorbé au point qu’il se heurtait aux passants. Parfois il restait toute la journée étendu sur son divan, oubliant tout, jusqu’aux choses les plus élémentaires. Les Pogoreltsev, à maintes reprises, l’invitèrent avec insistance ; il promettait, et puis il n’y songeait plus. Klavdia Petrovna vint un jour en personne, mais ne le trouva pas chez lui. Son avocat réussit à le joindre : un arrangement facile se présentait enfin ; la partie adverse consentait à une entente ; il suffisait de renoncer à une parcelle tout à fait insignifiante de sa propriété. Il ne manquait plus que le consentement de Veltchaninov. L’avocat fut stupéfait de rencontrer une indifférence et une nonchalance parfaites chez le client méticuleux et agité de jadis.
 
On était aux plus chaudes journées de juillet, mais Veltchaninov oubliait même le temps. Il souffrait sans relâche d’un chagrin cuisant comme un abcès mûr ; à chaque instant, des pensées lui venaient qui le torturaient. Sa grande douleur, c’était que Lisa n’eût pas eu le temps de le connaître, qu’elle fût morte sans savoir combien sa tendresse était ardente. Le but unique de sa vie, ce but qu’il avait entrevu dans une heure de joie, avait disparu à jamais dans la nuit. Ce but qu’il avait rêvé, et auquel maintenant il pensait à toute minute, c’était que chaque jour, à chaque heure de sa vie entière, Lisa sentît la tendresse qu’il avait pour elle. « Non, songeait-il parfois dans une exaltation désespérée, non, il n’y a pas au monde de but plus élevé pour l’existence ! S’il en est d’autres, il n’en est pas de plus sacré ! À l’aide de mon amour pour Lisa, j’aurais purifié et racheté tout mon passé absurde et inutile ; j’aurais chassé de moi l’homme oisif, vicieux et blasé que j’ai été ; j’aurais élevé pour la vie un petit être pur et charmant, et au nom de ce petit être, tout m’aurait été pardonné, moi-même je me serais tout pardonné… »
 
Ces pensées lui venaient toujours à l’esprit accompagnées de la vision claire, très proche, émouvante, de l’enfant morte. Il revoyait la pauvre petite figure toute blanche, il en revoyait l’expression. Il la revoyait dans le cercueil, parmi les fleurs, il la revoyait sans connaissance, brûlée par la fièvre, les yeux fixes, grands ouverts. Il se rappelait l’émotion profonde qu’il avait eue, lorsqu’il l’avait vue étendue sur la table, et qu’il avait remarqué que l’un de ses doigts était devenu presque noir. La vue de ce pauvre petit doigt lui avait donné une envie violente de retrouver Pavel Pavlovitch à l’instant même, et de le tuer sur place. Était-ce de sa fierté humiliée qu’était mort ce petit cœur d’enfant, ou bien étaient-ce les trois mois de souffrances que lui avait fait endurer son père, l’amour subitement changé en haine, les paroles de mépris, le dédain pour ses larmes, et, finalement, son abandon aux mains d’étrangers ? Tout cela lui revenait à l’esprit, sans cesse, sous mille formes diverses… « Savez-vous ce que Lisa a été pour moi ? » Il se rappela ce cri de Trousotsky, et il sentit que ce n’avait pas été une grimace, que son déchirement était sincère, que c’était de la tendresse. « Comment ce monstre avait-il pu être si cruel pour l’enfant qu’il adorait ? Était-ce croyable ? » Mais toujours il écartait la question, et la fuyait, elle contenait un élément d’incertitude terrible, quelque chose d’intolérable, et d’insoluble.
 
Un jour, sans qu’il sût lui-même comment, il arriva au cimetière où Lisa était enterrée. Il n’y était pas venu depuis les obsèques : il lui semblait que la douleur serait trop forte, et il n’osait pas. Chose étrange, quand il se fut incliné sur la pierre qui la recouvrait, et qu’il l’eut baisée, il se sentit le cœur moins oppressé. C’était par une claire soirée ; le soleil descendait à l’horizon ; autour de la tombe poussait une herbe drue et verte ; tout près, une abeille bourdonnait, volant d’une églantine à l’autre ; les fleurs et les couronnes que les enfants de Klavdia Petrovna avaient laissées sur la tombe étaient encore là, à demi effeuillées. Pour la première fois depuis longtemps, une sorte d’espérance illumina son cœur. « Comme il fait doux ! » songea-t-il, et il se sentait envahi par la paix du cimetière, et il regardait le ciel clair et calme. Il sentit affluer une sorte de joie pure et forte, qui lui emplit l’âme. « C’est Lisa qui m’envoie cette paix, c’est Lisa qui me parle », songea-t-il.
 
Il faisait tout à fait nuit quand il quitta le cimetière pour rentrer. Tout près de la porte du cimetière, au bord de la route, il vit une petite maison de bois, une sorte de cabaret ; les fenêtres étaient larges ouvertes ; des gens étaient là, autour des tables, et buvaient. Soudain il lui sembla que l’un d’entre eux, qui regardait par la fenêtre, était Pavel Pavlovitch, qu’il l’avait aperçu et qu’il le considérait avec curiosité. Il continua son chemin. Bientôt il entendit qu’on cherchait à le rejoindre : c’était en effet Pavel Pavlovitch. Sans doute, l’air calme de Veltchaninov l’avait enhardi. Il l’aborda, l’air craintif, sourit, mais non plus de son sourire, de son sourire d’ivrogne ; il n’était pas ivre.
 
— Bonjour, dit-il.
 
— Bonjour, répondit Veltchaninov.
 
== XI. Pavel Pavlovitch veut se marier ==
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En même temps qu’il répondait « bonjour », Veltchaninov fut surpris de ce qu’il ressentait. Il lui paraissait étrange de voir, à présent, cet homme sans la moindre colère, et d’éprouver à son égard quelque chose de nouveau, comme une velléité d’autres sentiments.
 
— La belle soirée ! fit Pavel Pavlovitch en le regardant au fond des yeux.
 
— Vous n’êtes donc pas encore parti ! reprit Veltchaninov, sur le ton d’une réflexion plus que d’une question ; et il continua de marcher.
 
— Il y a eu du retard, mais j’ai enfin une place avec augmentation. Je partirai sûrement après-demain.
 
— Vous avez obtenu une place ? fit Veltchaninov ; et, cette fois, c’était bien une question.
 
— Mais pourquoi pas ? répondit Pavel Pavlovitch, avec une grimace.
 
— Mon Dieu, je disais cela en l’air… s’excusa-t-il, en fronçant les sourcils.
 
Et il jeta un coup d’œil oblique sur Pavel Pavlovitch.
 
Il fut vivement surpris en s’apercevant que le costume, le chapeau au crêpe, et tout l’extérieur de M. Trousotsky étaient incomparablement plus convenables que deux semaines auparavant. « Mais pourquoi diable se trouvait-il dans cette auberge ? » songea-t-il.
 
— Il faut encore, Alexis Ivanovitch, que je vous fasse part d’une autre grande joie, reprit Pavel Pavlovitch.
 
— Une joie ?
 
— Je me marie.
 
— Comment ?
 
— Après la tristesse la joie… ainsi va la vie ! J’aurais bien voulu, Alexis Ivanovitch… Mais je crains… vous êtes pressé, vous avez l’air…
 
— Oui, oui, je suis pressé, et puis… je ne me sens pas très bien.
 
Il lui vint brusquement un désir violent de se débarrasser de l’autre : toutes ses dispositions plus sympathiques s’évanouissaient du coup.
 
— Eh oui ! j’aurais bien voulu…
 
Pavel Pavlovitch ne dit pas ce qu’il aurait bien voulu ; Veltchaninov se taisait.
 
— Mais, en ce cas, ce sera pour une autre fois, quand j’aurai la bonne fortune de vous rencontrer…
 
— Oui, oui, une autre fois, dit très vite Veltchaninov, sans le regarder et sans s’arrêter.
 
Ils se turent une minute ; Pavel Pavlovitch continuait de marcher à ses côtés.
 
— Eh bien ! donc, au revoir, dit-il enfin.
 
— Au revoir ; j’espère…
 
Veltchaninov rentra chez lui, de nouveau bouleversé. Le contact de « cet homme » lui était décidément insupportable. C’était plus fort que lui. En se couchant, il se demandait encore : « Que faisait-il donc près du cimetière ? »
 
Le lendemain matin, il résolut enfin d’aller voir les Pogoreltsev, il s’y décida sans plaisir : toute sympathie lui était maintenant à charge, même la leur. Mais ils étaient si inquiets de lui qu’il fallait absolument y aller. Il eut soudain l’idée qu’il éprouverait un grand embarras à les revoir. « Irai-je ou n’irai-je pas ? » songeait-il, en achevant rapidement de déjeuner, lorsqu’à son très grand étonnement Pavel Pavlovitch entra.
 
Malgré la rencontre de la veille, il s’attendait si peu à ce que cet homme se représenterait chez lui, et fut si déconcerté, qu’il le regarda sans trouver un mot à lui dire. Mais Pavel Pavlovitch ne fut pas le moins du monde embarrassé ; il le salua, et s’assit sur cette même chaise sur laquelle il s’était assis à sa dernière visite, il y avait trois semaines. Le souvenir de cette visite revint aussitôt à l’esprit de Veltchaninov : il regarda son hôte avec inquiétude et dégoût.
 
— Vous êtes surpris ? commença Pavel Pavlovitch, qui remarqua le regard de Veltchaninov.
 
Son attitude était plus dégagée que la veille, et, en même temps, il était manifeste qu’il était plus intimidé. Ses dehors étaient tout à fait curieux. Il était mis avec une extrême recherche : jaquette d’été, pantalon clair, collant, gilet clair, gants ; lorgnon d’or, linge irréprochable ; même sa personne était toute parfumée. Tout ce personnage avait quelque chose de ridicule et, en même temps, de bizarre et de déplaisant.
 
— Parfaitement, Alexis Ivanovitch, poursuivit-il en s’inclinant, ma venue vous surprend, et je m’en aperçois. Mais il y a des gens entre qui j’estime qu’il persiste toujours quelque chose… ne pensez-vous pas ? quelque chose de supérieur à toutes les éventualités et à tous les désagréments qui peuvent se produire… ne pensez-vous pas ?
 
— Voyons, Pavel Pavlovitch, je vous prie de me dire très vite et sans phrases ce que vous avez à me dire, fit Veltchaninov, en fronçant les sourcils.
 
— Voici, en deux mots : je me marie ; je vais de ce pas chez ma fiancée, à la campagne. Je voudrais que vous me fissiez le très grand honneur de me permettre de vous présenter dans cette maison, et je suis venu vous prier, vous supplier — et il inclina la tête, humblement — de m’accompagner…
 
— Vous accompagner où ? dit Veltchaninov, les yeux écarquillés.
 
— Chez eux, à leur campagne. Excusez-moi, je m’exprime mal, avec une précipitation fébrile, gauchement ; mais j’ai si peur que vous me refusiez !
 
Et il regardait Veltchaninov d’un œil lamentable.
 
— Vous voulez que je vous accompagne tout de suite chez votre fiancée ? dit Veltchaninov ébahi, et n’en croyant ni ses oreilles ni ses yeux.
 
— Oui, dit Pavel Pavlovitch, tout craintif. Je vous prie, Alexis Ivanovitch, ne vous fâchez pas ; ne voyez pas là de l’audace, mais simplement une prière, bien humble. J’ai rêvé que peut-être vous ne m’opposeriez pas un refus…
 
— D’abord, c’est tout à fait impossible, répondit Veltchaninov, avec agitation.
 
— Pourtant c’est mon désir le plus vif, reprit l’autre d’un ton suppliant, et je ne vous en cacherai pas le motif. Je ne voulais vous le dire qu’ensuite, mais je vous prie, très humblement…
 
Et il se leva, respectueusement.
 
— Mais de toute façon, c’est impossible, avouez-le !…
 
Veltchaninov s’était levé à son tour.
 
— Mais si, Alexis Ivanovitch, c’est parfaitement possible. Je voulais vous présenter comme un ami. Et puis, on vous connaît déjà, là-bas. Il s’agit du conseiller d’État, M. Zakhlébinine.
 
— Comment !… fit Veltchaninov avec surprise.
 
C’était le conseiller d’État qu’il avait inutilement cherché à atteindre deux mois auparavant, et qui représentait dans son procès la partie adverse.
 
— Mais oui, mais oui, — dit Pavel Pavlovitch en souriant, comme si la vive surprise de Veltchaninov lui donnait courage, — mais oui, c’est lui-même, vous vous rappelez bien, celui avec qui vous causiez quand je vous ai regardé, et que je me suis arrêté. J’attendais pour l’aborder que vous l’eussiez quitté. Nous avons été collègues, il y a douze ans, et quand j’ai voulu l’aborder, après vous, je n’avais encore aucune idée… L’idée m’est venue tout d’un coup, il y a huit jours.
 
— Mais, dites-moi donc, il me semble que ce sont des gens tout à fait bien ? reprit Veltchaninov, avec un étonnement naïf.
 
— Sans doute, et puis après ? dit Pavel Pavlovitch, en faisant la grimace.
 
— Oh rien ! ce n’est pas du tout que… c’est seulement que je croyais avoir remarqué, lorsque j’ai été chez eux…
 
— Oh ! ils se rappellent très bien que vous êtes allé chez eux, interrompit Pavel Pavlovitch avec un empressement joyeux ; seulement, vous n’avez pas vu la famille. Le père se souvient de vous, et fait grand cas de vous. Je lui ai parlé de vous dans les termes les plus chauds.
 
— Mais comment se fait-il que veuf depuis trois mois seulement…
 
— Oh ! le mariage n’aura pas lieu tout de suite ; seulement dans neuf ou dix mois, et alors mon deuil sera fini. Soyez-en persuadé, tout cela ira très bien. D’abord Fédoséi Petrovitch me connaît depuis l’enfance, il a connu ma femme, il sait comment j’ai vécu, il sait toute ma carrière ; et puis, j’ai quelque fortune, et voici que j’obtiens une place avec de l’augmentation : tout va bien.
 
— Et c’est sa fille…
 
— Je vous raconterai tout cela en détail, dit Pavel Pavlovitch du ton le plus aimable ; laissez-moi allumer une cigarette. Et puis, vous verrez vous-même, aujourd’hui. Vous savez, ici, à Pétersbourg, il arrive souvent qu’on évalue la fortune de fonctionnaires comme Fédoséi Petrovitch d’après l’importance de leurs fonctions. Eh bien ! sauf ses appointements et le reste — suppléments de toute sorte, gratifications, indemnités de logement et de nourriture, et casuel —, il n’a pas le moindre capital. Ils vivent très largement, mais impossible de mettre de côté, avec une famille aussi nombreuse. Pensez donc : huit filles, et un fils encore tout jeune. S’il venait à mourir, il ne leur resterait qu’une misérable pension. Et huit filles ! Songez donc ! quand il faut seulement une paire de bottines pour chacune, voyez ce que cela fait ! Cinq sont bonnes à marier : l’aînée a vingt-quatre ans (une charmante fille, vous verrez) ; la sixième a quinze ans, et est encore au lycée. Voilà donc cinq filles à qui il faut trouver des maris, et pas trop tard : il faut que le père les mène dans le monde, et vous imaginez ce que cela coûte ! Et puis, voilà que tout à coup je me suis présenté comme prétendant, et il me connaissait depuis longtemps, et il savait l’état de ma fortune… Et voilà !
 
Pavel Pavlovitch avait raconté tout cela avec une sorte d’ivresse.
 
— C’est l’aînée que vous avez demandée ?
 
— Non… pas l’aînée ; j’ai demandé la sixième, celle qui est encore au lycée.
 
— Comment ? fit Veltchaninov, avec un sourire involontaire. Mais vous venez de me dire qu’elle a quinze ans !
 
— Quinze ans maintenant ; mais dans dix mois elle en aura seize, seize ans et trois mois, et alors !… Seulement, comme ce ne serait pas convenable, elle ne sait rien, et ce n’est arrangé qu’avec les parents… N’est-ce pas que tout cela est très bien ?
 
— Alors, il n’y a rien de décidé ?
 
— Décidé ? Si ! tout est décidé. N’est-ce pas que c’est bien ?
 
— Et elle ne sait rien ?
 
— C’est-à-dire que, par convenance, on ne lui en parle pas ; mais elle doit s’en douter, fit Pavel Pavlovitch avec un aimable clignement d’œil. Eh bien ? vous me ferez cette faveur, Alexis Ivanovitch ? conclut-il, très humblement.
 
— Mais que voulez-vous que j’aille faire là-bas ? Et puis, ajouta-t-il très vite, comme de toute façon je n’irai pas, inutile de chercher des raisons qui puissent me décider.
 
— Alexis Ivanovitch…
 
— Voyons, est-ce que je puis aller me présenter avec vous ? Réfléchissez donc !
 
Un moment distrait par le bavardage de Pavel Pavlovitch, il se sentait repris de son antipathie et de son aversion. Encore un peu, et il l’aurait jeté à la porte. Il était mécontent de lui-même.
 
— Voyons, je vous en prie, Alexis Ivanovitch, asseyez-vous là, près de moi, et ne vous agitez pas, — supplia Pavel Pavlovitch d’une voix pleurante. — Non, non ! ajouta-t-il, répondant à un geste résolu de Veltchaninov, non, Alexis Ivanovitch, ne refusez pas ainsi, définitivement !… Je vois que vous avez dû me comprendre mal : je sais trop bien que nous ne pouvons être camarades : je ne suis pas assez bête pour ne pas le sentir. Le service que je vous demande ne vous engage nullement pour l’avenir. Je partirai après-demain, pour toujours : ce sera comme s’il n’y avait rien eu. Ce sera un fait isolé, sans lendemain. Je suis venu à vous, confiant dans la noblesse de vos sentiments que peut-être les derniers événements ont réveillés dans votre cœur… Vous voyez avec quelle sincérité je vous parle : direz-vous encore non ?
 
Pavel Pavlovitch était prodigieusement agité ; Veltchaninov le regardait avec stupéfaction.
 
— Vous me demandez un service d’une telle nature, et vous insistez d’une manière si pressante que vous me mettez nécessairement en défiance. Je veux en savoir davantage.
 
— L’unique service que je vous demande, c’est que vous m’accompagniez. Au retour, je vous dirai tout, comme à un confesseur. Alexis Ivanovitch, ayez confiance en moi.
 
Mais Veltchaninov persistait à refuser. Il refusait avec d’autant plus d’obstination qu’il sentait monter en lui une pensée mauvaise et méchante. Elle avait germé sourdement en lui dès que Pavel Pavlovitch avait commencé à lui parler de sa fiancée : était-ce une simple curiosité, ou quelque autre impulsion encore obscure ? Toujours est-il qu’il sentait comme une tentation de consentir. Plus la tentation grandissait, plus il s’obstinait à y résister. Il restait assis, accoudé et songeur, et Pavel Pavlovitch insistait, le suppliait, le harcelait de cajoleries.
 
— Allons, c’est bien, j’irai ! dit Veltchaninov en se levant, avec une agitation presque anxieuse.
 
Pavel Pavlovitch déborda de joie.
 
— Vite, Alexis Ivanovitch, habillez-vous !
 
Et il tournait autour de lui, exultant.
 
« Et pourquoi donc y tient-il tant ? Le drôle d’homme ! » songeait Veltchaninov.
 
— Et puis, Alexis Ivanovitch, il faut que vous me rendiez encore un autre service. Vous consentirez à me donner un bon conseil.
 
— À quel propos ?
 
— Voilà, c’est une grave question : mon crêpe. Qu’est-ce qui est le plus convenable, l’ôter ou le garder ?
 
— Comme vous voudrez.
 
— Non pas, il faut que vous en décidiez. Que feriez-vous à ma place ? Mon avis, à moi, c’était qu’en le conservant je faisais preuve de constance dans mes affections, et que cela me poserait bien.
 
— Il faut évidemment l’ôter.
 
— Est-ce si évident que cela ?… (Pavel Pavlovitch, un moment, resta pensif.) Eh bien ! non, j’aimerais mieux le garder…
 
— Comme vous voudrez !…
 
« Alors, il n’a pas confiance en moi, cela va bien », songea Veltchaninov.
 
Ils sortirent. Pavel Pavlovitch regardait avec satisfaction Veltchaninov, qui avait très bon air ; il se sentait plein de considération et de respect. Veltchaninov ne comprenait rien à son compagnon, moins encore à lui-même. Une voiture élégante les attendait à la porte.
 
— Comment, vous aviez pris une voiture à l’avance ! Vous étiez donc certain que j’irais avec vous ?
 
— Oh ! j’avais pris la voiture pour moi-même, mais j’étais sûr que vous consentiriez, répondit Pavel Pavlovitch, du ton d’un homme entièrement satisfait.
 
— Dites donc, Pavel Pavlovitch, fit Veltchaninov, un peu nerveux, une fois qu’ils furent en route, n’êtes-vous pas un peu trop sûr de moi ?
 
— Mais voyons, Alexis Ivanovitch, ce n’est pas vous qui en conclurez que je suis un sot ? répondit Pavel Pavlovitch, gravement, d’une voix forte.
 
« Et Lisa ! » songea Veltchaninov. Et aussitôt il repoussa cette idée, comme un sacrilège. Il lui sembla tout à coup qu’il se conduisait d’une manière mesquine et misérable ; il lui sembla que la pensée qui l’avait tenté était une pensée si méprisable, si basse !… Et il eut un violent désir de tout planter là, de sauter hors de la voiture, dût-il se débarrasser de Pavel Pavlovitch par la force. Mais celui-ci se remit à parler, et de nouveau la tentation s’empara de son cœur.
 
— Alexis Ivanovitch, vous y connaissez-vous en bijoux ?
 
— Quels bijoux ?
 
— En diamants.
 
— Mais oui.
 
— Je voudrais bien apporter un cadeau. Conseillez-moi : faut-il ou non ?
 
— À mon avis, ce n’est pas nécessaire.
 
— C’est que je le désirerais tant ! Seulement voilà, je ne sais qu’acheter. Faut-il prendre toute la parure, broche, boucles d’oreilles et bracelet, ou seulement un petit objet ?
 
— Combien voulez-vous y mettre ?
 
— Quatre ou cinq cents roubles.
 
— Diable !
 
— Vous trouvez que c’est beaucoup ? fit avec inquiétude Pavel Pavlovitch.
 
— Prenez donc un bracelet de cent roubles.
 
Cela ne faisait pas l’affaire de Pavel Pavlovitch. Il voulait payer plus cher, et acheter une parure complète. Il tint bon. Ils s’arrêtèrent devant un magasin. Ils finirent par acheter simplement un bracelet, non pas celui qui plaisait le plus à Pavel Pavlovitch, mais celui que choisit Veltchaninov. Pavel Pavlovitch fut très mécontent lorsque le marchand, qui avait demandé cent soixante-quinze roubles, le lui laissa pour cent cinquante : il en aurait volontiers donné deux cents si on les lui avait demandés, tant il désirait payer cher.
 
— Il n’y a aucun inconvénient à ce que je fasse des cadeaux dès à présent, dit-il avec empressement lorsqu’ils se furent remis en route : ce n’est pas du grand monde, ce sont des gens très simples… L’âge innocent aime les cadeaux, ajouta-t-il avec un sourire malin et gai.
 
— Tout à l’heure, vous avez eu une surprise, Alexis Ivanovitch, quand je vous ai dit qu’elle a quinze ans ; mais c’est justement là ce qui me trotte par la tête, cette fillette qui va au lycée, la serviette sous le bras, avec ses cahiers et ses plumes, hé ! hé !… C’est cela qui m’a conquis. Moi, voyez-vous, Alexis Ivanovitch, je suis pour l’innocence. L’important, pour moi, c’est moins la beauté du visage que cela. Des fillettes qui rient aux éclats, dans un coin, et pourquoi ? mon Dieu ! parce que le petit chat a sauté de la commode sur le lit et a roulé comme une boule… Cela vous a un bouquet de petites pommes fraîches !… Mais voyons, faut-il ôter le crêpe ?
 
— Comme vous voudrez.
 
— Ma foi, je l’ôte !
 
Il prit son chapeau, arracha le crêpe et le jeta sur la chaussée. Veltchaninov vit dans ses yeux comme un clair rayon d’espérance au moment où il remit son chapeau sur sa tête chauve.
 
« Mais, enfin, songea-t-il avec mauvaise humeur, qu’y a-t-il de sincère dans les airs qu’il se donne ? Que signifie, au fond, l’insistance qu’il a mise à m’emmener ? A-t-il vraiment la confiance qu’il dit en la générosité de mes sentiments ? (Et cette hypothèse lui faisait presque l’effet d’une offense.) Au bout du compte, est-ce un farceur, un imbécile ou un "éternel mari" ? Dans tous les cas, c’est intolérable, à la fin ! »
 
== XII. Chez les Zakhlebinine ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|XII. Chez les Zakhlebinine}}
 
Les Zakhlébinine étaient en effet « des gens très bien », comme avait dit tout à l’heure Veltchaninov, et Zakhlébinine était un fonctionnaire considérable. Ce que Pavel Pavlovitch avait raconté de leurs ressources était également exact : « Ils vivent largement, mais si le père venait à mourir, il ne leur resterait rien. »
 
Le vieux Zakhlébinine reçut Veltchaninov avec une parfaite cordialité ; l’» adversaire » de jadis fut bientôt devenu un excellent ami.
 
— Toutes mes félicitations pour l’heureuse issue de votre procès, dit-il tout de suite de l’air le plus affable ; j’ai toujours été pour une solution amiable, et Petr Karlovitch (l’avocat de Veltchaninov) est à ce point de vue un homme précieux. Il vous reviendra soixante mille roubles, sans tracas, sans atermoiements, sans ennuis. Et l’affaire pouvait encore traîner trois ans !
 
Veltchaninov fut aussitôt présenté à madame Zakhlébinine : c’était une femme mûre et grasse, aux traits vulgaires et fatigués. Puis ce fut le tour des jeunes filles, une à une ou deux par deux. Il y en avait toute une troupe ; Veltchaninov en compta dix ou douze, puis y renonça : les unes rentraient, les autres sortaient, des voisines s’étaient jointes aux filles de la maison. La maison des Zakhlébinine était une grande bâtisse en bois, d’un goût médiocre et bizarre, faite de corps de bâtiments de diverses époques. Elle était entourée d’un grand jardin, sur lequel donnaient trois ou quatre autres villas : le jardin était commun et les filles voisinaient, de bonne amitié.
 
Veltchaninov comprit dès les premiers mots qu’il était attendu, et que son arrivée, en qualité d’ami de Pavel Pavlovitch désireux d’être présenté, était un événement. Son œil, expert en cette sorte d’affaires, eût bientôt démêlé dans tout cela une intention particulière : l’accueil excessivement cordial des parents, un certain air des jeunes filles, et leur mise apprêtée (il est vrai que c’était jour de fête) lui donnèrent immédiatement à penser que Pavel Pavlovitch lui avait joué un tour, et qu’il avait fait ici, à propos de lui, des insinuations qui pouvaient bien avoir l’air d’avances, en l’annonçant comme un homme « du meilleur monde », un vieux garçon riche, fatigué du célibat, et peut-être tout disposé à faire une fin d’un moment à l’autre et à s’établir, « surtout à présent qu’il venait de recueillir cet héritage ». Il semblait bien qu’il y eût quelque chose de cela chez l’aînée des filles, Katerina Fédoséievna, celle qui avait vingt-quatre ans, et dont Pavel Pavlovitch parlait comme d’une très charmante personne. Elle se distinguait de ses sœurs par plus de recherche dans sa toilette, et par l’originale coiffure qu’elle s’était faite de ses superbes cheveux. Ses sœurs et les autres jeunes filles avaient tout l’air d’être parfaitement persuadées que Veltchaninov venait « pour Katia ». Leurs regards, certains mots, jetés furtivement au cours de la journée, le convainquirent que son hypothèse était exacte.
 
Katerina Fédoséievna était une grande fille blonde, très forte, aux traits extraordinairement doux, au caractère manifestement pacifique, hésitant, un peu mou. « Il est bien étrange qu’une pareille fille ne soit pas encore mariée, songea malgré lui Veltchaninov, en la regardant avec un vrai plaisir ; elle n’a pas de dot, c’est vrai, et elle engraisse trop vite, mais pourtant il se trouve assez d’amateurs pour ce genre de beauté… » Les sœurs étaient toutes assez gentilles, et, parmi les amies, il remarqua plusieurs figures agréables, ou même fort jolies. Il n’était pas sans prendre plaisir à tout cela ; mais il était venu dans une disposition d’esprit particulière.
 
Nadéjda Fédoséievna, la sixième, la lycéenne, la prétendue de Pavel Pavlovitch, se faisait attendre. Veltchaninov était très impatient de la voir, ce qui le surprit lui-même et lui parut assez ridicule. Enfin elle arriva, et son entrée fit son effet. Elle était accompagnée d’une amie, une petite brune pas jolie, l’air vivant et espiègle, Maria Nikitichna, qui manifestement faisait grand-peur à Pavel Pavlovitch. Cette Maria Nikitichna, une fille de vingt-trois ans, rieuse et spirituelle, était institutrice dans une maison voisine ; depuis longtemps on la traitait chez les Zakhlébinine comme si elle était de la famille, et les jeunes filles l’aimaient fort. Il était clair que Nadia surtout ne pouvait se passer d’elle.
 
Veltchaninov s’était aperçu au premier coup d’œil que les jeunes filles étaient toutes contre Pavel Pavlovitch, y compris les voisines ; il n’y avait pas une minute que Nadia était là, qu’il fut tout à fait certain qu’elle le détestait. Il se convainquit également que Pavel Pavlovitch ne s’en doutait absolument pas, ou qu’il n’en voulait rien voir. Nadia était incontestablement la plus jolie de toutes les sœurs : c’était une petite brune, l’air un peu sauvage, avec une assurance de nihiliste ; un petit démon à l’œil ardent, au sourire exquis, souvent malicieux, aux lèvres et aux dents admirables ; mince et élancée, avec une expression fière et résolue, et en même temps quelque chose d’enfantin. Chacun de ses pas, chacun de ses mots disait qu’elle avait quinze ans.
 
Le bracelet eut peu de succès ; l’effet produit fut même fâcheux. Pavel Pavlovitch, sitôt qu’elle fut arrivée, s’était approché d’elle le sourire aux lèvres. Il lui donna comme prétexte « le très grand plaisir qu’il avait eu, l’autre fois, en l’entendant chanter cette charmante romance au piano… ». Il s’embrouilla, n’arriva pas à terminer sa phrase, resta sur place, ahuri, tendant l’écrin, cherchant à le mettre dans la main de Nadia. Celle-ci refusa de le prendre, rougit de confusion et de colère, retira sa main ; elle se tourna hardiment vers sa mère, qui paraissait déconcertée et lui dit tout haut :
 
— Je n’en veux pas, maman !
 
— Accepte et remercie, — fit le père d’un ton calme et sévère, mais il était lui-même fort mécontent. — C’était inutile, vraiment inutile ! dit-il tout bas à Pavel Pavlovitch, d’une manière significative.
 
Nadia, résignée, prit l’écrin, et, les yeux baissés, fit une révérence d’enfant, elle plongea vivement pour se redresser vivement, comme mue par un ressort. Une de ses sœurs s’approcha pour voir le bijou ; Nadia lui tendit l’écrin sans l’ouvrir, pour montrer qu’elle-même n’avait aucun désir de regarder. Le bracelet passa de main en main ; toutes regardèrent sans mot dire, quelques-unes avec un sourire railleur. Seule la mère dit d’un air contraint que le bracelet était très joli. Pavel Pavlovitch aurait voulu rentrer sous terre.
 
Veltchaninov tira tout le monde d’embarras.
 
Il saisit la première idée venue, et parla tout haut avec entrain : cinq minutes après, toutes les personnes présentes au salon n’avaient plus d’oreilles que pour lui. Il possédait admirablement l’art de la conversation mondaine, l’art de prendre un air de conviction et de candeur, et de donner à ses auditeurs l’impression qu’il les considérait, eux aussi, comme des gens convaincus et candides. Il savait, lorsqu’il fallait, paraître le plus heureux et le plus gai des hommes. Il était fort habile à placer au moment voulu un mot spirituel et mordant, une allusion drôle, un calembour, le plus naturellement du monde, sans paraître y faire attention, même quand la plaisanterie était préparée de longue date, sue par cœur et resservie cette fois après cent autres. Mais à ce moment, ce n’était plus seulement de l’art, tout son naturel était de la partie. Il se sentait en verve, très excité ; il sentait avec une certitude pleine et triomphante qu’il lui suffirait de quelques minutes pour que tous les yeux fussent braqués sur lui, ne rit plus que de ce qu’il dirait. Et, en effet, peu à peu, tout le monde entra dans la conversation, qu’il menait avec une maîtrise parfaite. Le visage fatigué de madame Zakhlébinine s’éclaira de satisfaction, presque de joie, et Katia se mit à regarder et à écouter, ravie. Nadia l’observait par en dessous : il était clair qu’elle était prévenue contre lui, ce qui ne faisait que stimuler davantage la verve de Veltchaninov. La malveillante Maria Nikitichna avait su faire courir sur son compte un bruit qui nuisait à son prestige : elle avait affirmé que Pavel Pavlovitch lui avait parlé la veille de Veltchaninov comme de son camarade d’enfance, ce qui vieillissait ce dernier de sept ans bien comptés. Mais, à présent, la malveillante Maria était elle-même sous le charme. Pavel Pavlovitch était complètement ahuri. Il se rendait compte de ce qui faisait la supériorité de son ami ; au début, il avait été enchanté de son succès, il avait lui-même ri avec les autres et pris part à la conversation ; mais peu à peu il tomba dans une rêverie, et, finalement, dans une sorte de tristesse que trahissait clairement sa physionomie.
 
— Eh bien, mais vous êtes un hôte avec qui il n’est pas nécessaire de se mettre en frais ! — dit gaiement le vieux Zakhlébinine, en se levant pour remonter à sa chambre, où l’attendaient, bien que ce fût jour de fête, des papiers à examiner. — Et figurez-vous que je vous considérais comme le garçon le plus hypocondriaque du monde ! Comme on se trompe !
 
Il y avait dans le salon un piano à queue. Veltchaninov demanda qui s’occupait de musique, et se tourna tout à coup vers Nadia.
 
— Mais vous chantez, je crois ?
 
— Qui vous l’a dit ? fit-elle sèchement.
 
— C’est Pavel Pavlovitch qui me l’a dit tout à l’heure.
 
— Ce n’est pas vrai : je chante pour rire ; je n’ai pas une ombre de voix.
 
— Mais moi non plus je n’ai pas de voix, et je chante tout de même.
 
— Alors vous nous chanterez quelque chose ? Et puis, je vous chanterai quelque chose à mon tour, dit Nadia, avec une lueur dans les yeux ; seulement pas maintenant, après le dîner… Je ne puis pas souffrir la musique, ajouta-t-elle ; ce piano m’ennuie ; du matin au soir on ne fait ici que chanter et jouer ; il n’y a que Katia qui s’y entende un peu !
 
Veltchaninov prit la balle au bond, et tout le monde convint qu’en effet Katia était la seule qui s’occupât sérieusement de musique. Aussitôt il la pria de jouer quelque chose. Tous furent manifestement enchantés qu’il s’adressât à Katia et la mère rougit de plaisir. Katia se leva en souriant, se dirigea vers le piano ; et là, soudain, sans qu’elle-même s’y attendît, elle se sentit rougir, et elle fut toute confuse de rougir ainsi comme une fillette, elle, la grande et forte fille de vingt-quatre ans, — et tout cela se peignit sur son visage, tandis qu’elle s’asseyait pour jouer. Elle joua un petit morceau de Haydn, correctement, sans expression ; mais elle était intimidée. Quand elle eut terminé, Veltchaninov loua chaudement, non pas son jeu, mais Haydn, et ce petit morceau ; elle en eut un plaisir si visible, et elle écouta d’un air si reconnaissant et si heureux l’éloge qu’il faisait non pas d’elle, mais de Haydn, que Veltchaninov ne put s’empêcher de la regarder d’un œil plus attentif et plus cordial : « Vraiment, tu es une excellente fille », disait son regard — et tous comprirent du coup son regard, mais surtout Katerina.
 
— Quel magnifique jardin vous avez ! dit-il en s’adressant à toutes, et en jetant un regard vers les portes vitrées de la terrasse. Savez-vous ? allons tous ensemble au jardin.
 
— Oui, c’est cela, au jardin !
 
Ce fut un cri de joie, comme s’il eût répondu au désir de tous.
 
On descendit donc au jardin, pour attendre le dîner. Madame Zakhlébinine, qui depuis longtemps ne souhaitait qu’une chose, faire sa sieste, dut sortir avec tout le monde, mais s’arrêta prudemment sur la terrasse, où elle s’assit, et s’assoupit aussitôt. Au jardin, les rapports entre Veltchaninov et les jeunes filles furent bien vite devenus tout à fait familiers et amicaux. Il vit aussitôt sortir des villas voisines, pour venir se joindre à eux, deux ou trois jeunes gens : l’un était étudiant, l’autre encore un lycéen ; chacun d’eux rejoignit la jeune fille pour laquelle il venait. Le troisième était un garçon de vingt ans, l’air sombre, les cheveux embroussaillés, avec d’énormes lunettes bleues ; il se mit à causer à voix basse, très vite, les sourcils froncés, avec Maria Nikitichna et Nadia. Il jetait vers Veltchaninov des regards durs, et semblait prendre à tâche d’avoir à son égard une attitude extraordinairement méprisante.
 
Quelques-unes des jeunes filles proposèrent de jouer, tout de suite. Veltchaninov demanda à quoi elles jouaient d’habitude ; on lui répondit qu’on jouait à toute espèce de jeux, mais le plus souvent aux proverbes. On lui expliqua : tout le monde s’assied, un seul s’éloigne un moment ; on choisit un proverbe quelconque, et puis, lorsqu’on a fait revenir celui qui doit deviner, il faut que chacun à son tour lui dise une phrase où se trouve l’un des mots du proverbe ; l’autre doit deviner la phrase entière.
 
— Mais c’est très amusant, dit Veltchaninov.
 
— Oh non ! c’est très ennuyeux, répondirent en même temps deux ou trois voix.
 
— Et puis, nous jouons au théâtre, fit Nadia, en s’adressant à lui. Vous voyez là-bas ce gros arbre entouré de bancs : les acteurs sont derrière l’arbre, comme dans les coulisses ; chacun sort à son tour, le roi, la reine, la princesse, le jeune premier ; chacun vient à son gré, dit ce qui lui passe par la tête et sort.
 
— C’est charmant ! répliqua Veltchaninov.
 
— Oh non ! c’est très ennuyeux ! C’est toujours drôle au commencement, et puis, personne ne sait plus que dire, personne ne sait finir. Peut-être qu’avec vous cela ira mieux… Nous avions cru que vous étiez l’ami de Pavel Pavlovitch, mais nous voyons bien maintenant qu’il s’est vanté. Je suis très contente que vous soyez venu… à cause d’une affaire, dit-elle en regardant Veltchaninov, d’un air sérieux, avec insistance ; et aussitôt elle courut rejoindre Maria Nikitichna.
 
— Nous jouerons ce soir aux proverbes, — dit tout bas à Veltchaninov une amie qu’il avait à peine remarquée, et qui n’avait encore soufflé mot. — Vous verrez, on se moquera de Pavel Pavlovitch, et vous avec nous.
 
— Oh ! oui, comme vous avez bien fait de venir. C’est toujours si ennuyeux chez nous — fit une autre amie, qu’il n’avait pas davantage remarquée, une petite rousse, tout essoufflée d’avoir couru.
 
Pavel Pavlovitch était de plus en plus mal à l’aise. Veltchaninov faisait aussi bon ménage que possible avec Nadia ; elle ne le regardait plus en dessous, comme tout à l’heure, elle riait avec lui, sautait, bavardait, et deux fois lui prit la main ; elle était absolument heureuse, et ne faisait pas plus d’attention à Pavel Pavlovitch que s’il n’eût pas été là. Veltchaninov était certain, à présent, qu’il y avait un complot organisé contre Pavel Pavlovitch. Nadia, avec une troupe de jeunes filles, avait attiré Veltchaninov d’un côté ; une autre bande d’amies, sous divers prétextes, entraînait Pavel Pavlovitch dans un autre coin ; mais celui-ci s’arrachait à elles, courait droit au groupe où se trouvaient Nadia et Veltchaninov, et avançait sa tête chauve et inquiète pour écouter ce qui se disait. Bientôt, il n’y mit même plus de décence, et ses gestes et son agitation étaient parfois d’une naïveté prodigieuse.
 
Veltchaninov ne put s’empêcher d’observer attentivement Katerina Fédoséievna. Elle voyait maintenant, à n’en pas douter, qu’il n’était pas venu pour elle, et qu’il s’intéressait très fort à Nadia ; mais son visage restait aussi doux et aussi calme qu’auparavant. Elle était, semblait-il, tout heureuse d’être auprès d’eux et d’entendre ce que disait le nouvel hôte ; elle-même, la pauvre fille, elle était incapable de se mêler adroitement à la conversation.
 
— Quelle excellente fille, que votre sœur Katia, dit tout bas Veltchaninov à Nadia.
 
— Katia ! mais il n’est pas possible d’être meilleure qu’elle ! C’est notre ange à toutes, et je l’adore, répondit-elle avec chaleur.
 
À cinq heures, on servit le dîner. Évidemment, on s’était mis pour l’hôte en frais extraordinaires. On avait ajouté au menu habituel deux ou trois plats très recherchés ; l’un d’eux était même si bizarre que personne ne parvint à l’avaler. En outre des vins ordinaires, on servit une bouteille de tokai ; au dessert, sous un prétexte quelconque, on versa du champagne.
 
Le vieux Zakhlébinine, après avoir bu un peu plus que d’habitude, était plein d’entrain, et riait à tout ce que disait Veltchaninov. À la fin, Pavel Pavlovitch ne put plus se retenir : il voulut, lui aussi, produire son effet, et lança un calembour ; ce fut aussitôt un violent éclat de rire à l’extrémité de la table où il était assis, près de madame Zakhlébinine.
 
— Papa ! Papa ! Pavel Pavlovitch vient de faire un calembour, crièrent ensemble deux fillettes.
 
— Ah ! il fait des calembours, lui aussi ! Eh bien, voyons ce calembour ! dit le vieux, de sa voix grave, en se tournant vers Pavel Pavlovitch, et en souriant complaisamment, de confiance.
 
On eut peine à lui faire comprendre en quoi consistait le jeu de mots ; quand il eut enfin compris :
 
— Ah ! ah ! parfaitement, fit-il… Enfin ! une autre fois il trouvera mieux.
 
— Que voulez-vous, Pavel Pavlovitch ? on ne peut avoir tous les talents à la fois, dit très haut, sur un ton railleur, Maria Nikitichna. — Ah ! mon Dieu ! voilà qu’il s’étrangle avec une arête ! s’écria-t-elle ; et elle sauta de dessus sa chaise.
 
Il y eut un branle-bas général : c’était tout ce qu’elle voulait. Pavel Pavlovitch, après son effet manqué, avait voulu cacher sa confusion en vidant son verre, et avait avalé de travers ; mais Maria Nikitichna cria à tous les échos que « c’était bien une arête, qu’elle en était sûre, et qu’on a vu des gens mourir de cela ».
 
— Il faut lui taper dans le dos, fit quelqu’un.
 
— Oui, oui, parfaitement, approuva Zakhlébinine.
 
Et l’on se jeta sur le malheureux : Maria Nikitichna, la petite rousse, et jusqu’à la mère, tout effrayée, c’était à qui lui taperait dans le dos.
 
Pavel Pavlovitch dut se lever de table et s’enfuir. Quand il revint, il expliqua longuement qu’il n’avait fait qu’avaler du vin de travers. Alors seulement on comprit que tout cela n’était qu’un mauvais tour, de Maria Nikitichna.
 
— Ah ! que tu es donc taquine ! voulut dire sévèrement madame Zakhlébinine, mais elle partit elle-même d’un fou rire, qu’on ne lui connaissait guère, et qui fit également son effet.
 
Après le dîner, on sortit prendre le café sur la terrasse.
 
— Les belles journées ! fit avec effusion le vieillard, en regardant le jardin d’un œil satisfait. À présent, nous aurions besoin d’un peu de pluie… Allons, je vais me reposer un moment. Quant à vous, amusez-vous ! Allons, il faut t’amuser ! ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Pavel Pavlovitch.
 
Lorsqu’ils furent tous redescendus au jardin, Pavel Pavlovitch rattrapa Veltchaninov, et le tira par le bras.
 
— Une petite minute, je vous prie, lui dit-il tout bas, d’un air agité.
 
Ils allèrent vers un sentier écarté du jardin.
 
— Non, ici je ne vous laisserai pas… ah ! non, je ne vous permettrai pas… fit-il, étouffant de rage, en lui serrant le bras.
 
— Quoi ? quoi ? demanda Veltchaninov, en ouvrant de grands yeux.
 
Pavel Pavlovitch le regarda sans mot dire, remua les lèvres, et eut un sourire de colère.
 
— Mais où êtes-vous donc ? Qu’est-ce que vous faites ? On n’attend plus que vous, criaient les jeunes filles impatientes.
 
Veltchaninov haussa les épaules, et se dirigea vers elles. Pavel Pavlovitch le suivit.
 
— Je parie qu’il vous demandait un mouchoir, dit Maria Nikitichna : déjà l’autre fois il avait oublié son mouchoir.
 
— Il l’oublie toujours, fit une autre.
 
— Il a oublié son mouchoir ! Pavel Pavlovitch a oublié son mouchoir ! Maman, Pavel Pavlovitch a de nouveau oublié son mouchoir : Maman, Pavel Pavlovitch est de nouveau enrhumé ! criait-on partout.
 
— Mais pourquoi ne le dit-il pas ? Comme vous êtes timide, Pavel Pavlovitch ! soupira madame Zakhlébinine de sa voix traînante. Il ne faut pas jouer avec le rhume… Je vais vous faire porter de suite un mouchoir… Mais comment se fait-il donc qu’il soit toujours enrhumé ? ajouta-t-elle en s’éloignant, ravie qu’un prétexte lui permît de rentrer.
 
— Mais j’ai deux mouchoirs, et pas le moindre rhume ! lui cria Pavel Pavlovitch.
 
Elle n’entendit pas, et, une minute plus tard, Pavel Pavlovitch, qui tâchait de suivre les autres, et de ne pas perdre de vue Nadia et Veltchaninov, vit accourir une femme de chambre tout essoufflée, qui lui apportait un mouchoir.
 
— Jouons, jouons, jouons aux proverbes ! cria-t-on de toutes parts, comme si l’on se promettait Dieu sait quoi de ce jeu.
 
On choisit un endroit, et tout le monde s’assit. Maria Nikitichna fut désignée la première pour deviner ; on la fit éloigner assez pour qu’elle ne pût rien entendre ; on choisit le proverbe, et on se partagea les mots. Maria Nikitichna revint, et devina du premier coup.
 
Puis ce fut le tour du jeune homme aux cheveux en broussailles et aux lunettes bleues. On l’envoya encore plus loin, près d’un pavillon où il resta le nez collé au mur. Le jeune homme s’acquittait de son office avec un air de mépris hautain ; on eût dit qu’il se sentait un peu humilié. Lorsqu’on l’eut rappelé, il ne devina rien, se fit répéter deux fois, réfléchit longuement, d’un air sombre, et ne trouva pas davantage. Le proverbe à deviner était : « La prière faite à Dieu, le service rendu au tsar ne sont jamais perdus. »
 
— Quel proverbe stupide ! murmura le jeune homme dépité et mécontent, en retournant à sa place.
 
— Ah ! que c’est donc ennuyeux ! firent des voix.
 
Ce fut le tour de Veltchaninov ; on l’emmena plus loin encore que les précédents ; il ne devina rien non plus.
 
— Ah ! que c’est donc ennuyeux ! firent des voix, plus nombreuses.
 
— Eh bien ! à présent, c’est mon tour, dit Nadia.
 
— Non, non, c’est le tour de Pavel Pavlovitch ! crièrent toutes les voix, très vivement.
 
On l’emmena jusqu’au bout du jardin, on le planta dans un coin le nez contre le mur, et, pour qu’il ne pût pas se retourner on mit auprès de lui en sentinelle la petite rousse. Pavel Pavlovitch, ayant retrouvé un peu d’entrain, voulut s’acquitter avec une parfaite conscience de son devoir, et il resta là, droit comme une borne, les yeux au mur. La petite rousse le surveillait à vingt pas de distance, et faisant des signes aux jeunes filles, dans un état d’agitation extrême ; il était clair qu’elles attendaient quelque chose avec impatience. Brusquement, la petite rousse fit un signal de ses bras. En un clin d’œil toutes partirent, à toutes jambes.
 
— Courez donc, mais courez donc ! dirent à Veltchaninov dix voix inquiètes de le voir rester en place.
 
— Qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, en se mettant à courir derrière elles.
 
— Pas si haut ! ne criez pas ! Il faut le laisser debout là-bas, à regarder son mur, et nous sauver. Voilà Nastia qui se sauve aussi.
 
Nastia, la petite rousse, courait à perdre haleine, en agitant ses bras. Bientôt elles se furent toutes enfuies jusqu’à l’autre bout du jardin, derrière l’étang. Lorsque Veltchaninov y parvint à son tour, il vit que Katerina faisait de très vifs reproches à ses compagnes, surtout à Nadia et Maria Nikitichna.
 
— Katia, ma colombe, ne te fâche pas ! disait Nadia en l’embrassant.
 
— Allons, je ne dirai rien à maman, mais je m’en vais, car ce n’est pas bien du tout. Que doit-il penser, le pauvre homme, là-bas, devant son mur !
 
Elle partit, mais les autres n’eurent ni compassion, ni regrets. Elles insistèrent très vivement auprès de Veltchaninov pour qu’il ne fît semblant de rien lorsque Pavlovitch viendrait les rejoindre.
 
—Et maintenant, jouons toutes aux quatre coins ! cria la petite rousse, toute ravie.
 
Pavel Pavlovitch fut au moins un quart d’heure avant de rejoindre la société : il était effectivement resté plus de dix minutes debout devant son mur. Quand il arriva, le jeu marchait avec entrain, toutes criaient et riaient. Fou de colère, Pavel Pavlovitch courut droit à Veltchaninov, et lui prit le bras.
 
— Une petite minute, je vous prie !
 
— Allons bon, encore l’autre avec sa petite minute !
 
— Il demande encore un mouchoir ! firent des voix.
 
— Cette fois, c’est bien vous… c’est votre faute…
 
Pavel Pavlovitch ne put rien dire de plus : il claquait des dents.
 
Veltchaninov l’engagea très amicalement à être plus gai :
 
— Si l’on vous taquine, c’est parce que vous êtes de mauvaise humeur, lorsque tout le monde est gai.
 
À son grand étonnement, son conseil détermina chez Pavel Pavlovitch un changement complet d’attitude ; il devint calme sur-le-champ, revint se mêler à la société comme si ç’avait été sa faute, et prit part à tous les jeux ; au bout d’une demi-heure, il avait retrouvé sa gaieté. Dans tous les jeux, il faisait la paire, lorsqu’il y avait lieu, avec la petite rousse, ou avec l’une des Zakhlébinine. Ce qui mit le comble à l’étonnement de Veltchaninov, c’est que pas une seule fois il n’adressa la parole à Nadia, bien qu’il se tînt toujours très près d’elle. Il paraissait accepter sa situation comme chose due, naturelle. Mais vers la fin de la journée, l’occasion se représenta de lui jouer un tour.
 
On jouait à cache-cache. Il était permis d’aller se cacher où l’on voulait. Pavel Pavlovitch, qui avait réussi à se dissimuler dans un buisson épais, eut soudain l’idée de courir se cacher dans la maison. On l’aperçut et ce furent des cris. Il monta l’escalier quatre à quatre jusqu’ à l’entresol ; il y connaissait une excellente cachette, derrière une commode. Mais la petite rousse grimpa derrière lui, se glissa sur la pointe des pieds, jusqu’à la porte de la chambre où il était réfugié, et la ferma à clef. Tous, comme ils avaient fait tout à l’heure, continuèrent à jouer, et coururent par-delà l’étang, à l’autre bout du jardin. Au bout de dix minutes, Pavel Pavlovitch, voyant qu’on ne le cherchait plus, mit la tête à la fenêtre. Plus personne ! Il n’osa pas appeler, de crainte de troubler les parents ; et puis, les domestiques avaient reçu l’ordre formel de ne pas paraître, et de ne pas répondre à l’appel de Pavel Pavlovitch. Katerina seule aurait pu lui être secourable ; mais elle était rentrée dans sa chambre et s’y était endormie. Il resta ainsi près d’une heure. Enfin les jeunes filles se montrèrent, passèrent par deux ou trois, comme par hasard.
 
— Pavel Pavlovitch, pourquoi donc ne venez-vous pas nous rejoindre ? Si vous saviez comme c’est amusant ! Nous jouons au théâtre ; Alexis Ivanovitch fait le jeune premier.
 
— Pavel Pavlovitch, pourquoi ne descendez-vous pas ? Vous êtes bien étonnant, dirent en passant d’autres jeunes filles.
 
— Pourquoi donc étonnant ? fit tout à coup la voix de madame Zakhlébinine, qui venait de se réveiller, et qui se décidait à faire un tour au jardin, en attendant le thé, pour voir les jeux des « enfants ».
 
— Mais voyez donc Pavel Pavlovitch !
 
Et elles lui montrèrent la fenêtre par laquelle l’autre passait la tête, avec un sourire contraint, blême de rage.
 
— Quel singulier plaisir de rester enfermé tout seul quand tout le monde s’amuse ! fit la mère en hochant la tête.
 
Pendant ce temps, Veltchaninov apprenait enfin de Nadia les raisons pour lesquelles elle avait été heureuse de le voir venir, et la grande affaire qui la préoccupait. L’explication eut lieu dans une allée déserte. Maria Nikitichna avait fait signe à Veltchaninov qui prenait part à tous les jeux et commençait à s’ennuyer ferme, et l’avait conduit à cette allée, où elle le laissa seul avec Nadia.
 
— Je suis tout à fait certaine, lui dit-elle d’une voix forte et précipitée, que vous n’êtes pas aussi intime ami du Pavel Pavlovitch qu’il s’est plu à le dire. Vous êtes le seul homme qui puissiez me rendre un service extraordinairement important : voici son odieux bracelet — elle tira l’écrin de sa poche —, je vous demande de la manière la plus instante de le lui rendre immédiatement, car pour moi je ne veux plus lui parler désormais, de ma vie. D’ailleurs, vous pouvez lui dire que c’est de ma part, et je vous prie d’ajouter qu’il ne se permette plus de se présenter avec des cadeaux. Quant au reste, je le lui ferai savoir par d’autres. Voulez-vous bien me faire ce grand plaisir ?
 
— Au nom de Dieu, je vous en prie, dispensez-m’en ! répondit Veltchaninov, avec un cri de détresse.
 
— Comment ? comment ? vous en dispenser ! reprit Nadia toute déconcertée, en ouvrant de grands yeux.
 
Elle perdit contenance, faillit fondre en larmes. Veltchaninov sourit.
 
— Ne croyez pas que… J’aurais été heureux… Mais c’est que je suis en compte avec lui…
 
— Je savais bien que vous n’êtes pas son ami, et qu’il a menti ! — interrompit-elle avec volubilité. — Je ne serai jamais sa femme, entendez-vous ! Jamais ! Je ne comprends même pas comment il a osé… Mais n’est-ce pas, il faut que vous lui rendiez cet odieux bracelet ! Sinon, que voulez-vous que je fasse ?… Je veux absolument qu’il lui soit rendu aujourd’hui même. Et puis, s’il vient me dénoncer à papa, il verra ce qui lui arrivera !
 
À ce moment, surgit tout à coup d’un buisson le jeune homme aux cheveux en broussailles, aux lunettes bleues.
 
— Il faut que vous rendiez le bracelet, cria-t-il à Veltchaninov avec une sorte de rage, quand ce ne serait qu’au nom du droit de la femme… à supposer que vous soyez à la hauteur de la question !
 
Il n’eut pas le temps d’achever. Nadia le saisit violemment par le bras et le repoussa loin de Veltchaninov.
 
— Mon Dieu ! que vous êtes bête, Predposylov ! cria-t-elle. Allez-vous-en ! allez-vous-en, et ne vous permettez plus d’écouter ce qu’on dit. Je vous avais donné l’ordre de rester à distance !…
 
Et elle frappa du pied. L’autre était déjà rentré dans son buisson qu’elle continuait encore à marcher de long en large, hors d’elle, les yeux étincelants, les poings crispés.
 
— Vous ne vous figurez pas à quel point ils sont bêtes ! dit-elle en s’arrêtant net devant Veltchaninov. Vous, vous trouvez cela ridicule, mais vous ne vous doutez pas de ce que c’est pour moi !
 
— Alors ce n’est pas lui ? fit Veltchaninov en souriant.
 
— Évidemment non ; comment avez-vous pu même y songer ? dit Nadia, en souriant, et toute rougissante. Ce n’est que son ami. Mais comme il choisit ses amis ! Je n’y comprends rien : ils disent tous que celui-ci est « un homme d’avenir » ; moi, je n’y comprends rien du tout…
 
Alexis Ivanovitch, vous êtes le seul homme à qui je puisse m’adresser ; voyons votre dernier mot : le lui rendrez-vous, oui ou non ?
 
— Eh bien ! oui, je le lui rendrai ; donnez-le-moi.
 
— Ah ! vous êtes gentil, vous êtes bon ! s’écria-t-elle, rayonnante de joie, en lui tendant l’écrin. Je chanterai pour vous toute la soirée : car, vous savez, je chante très bien, et je vous ai menti quand j’ai dit que je n’aimais pas la musique. Ah ! si vous reveniez une autre fois, comme je serais contente ! Je vous raconterais tout, tout, tout, et je vous dirais encore beaucoup de choses, car vous êtes si bon, si bon !… bon comme… comme Katia !
 
En effet, lorsqu’on fut rentré pour le thé, elle lui chanta deux romances, d’une voix encore peu formée, mais agréable et déjà forte. Pavel Pavlovitch était assis avec les parents auprès de la table à thé, sur laquelle on avait disposé un service de vieux sèvres, et où bouillait déjà un immense samovar. Il les entretenait, sans doute, de choses extrêmement sérieuses, puisqu’il devait partir le surlendemain pour neuf mois. Il ne fit aucune attention aux jeunes gens qui rentraient du jardin ; il n’eut même pas un regard pour Veltchaninov : évidemment il s’était calmé, et il ne songeait pas à se plaindre de sa mésaventure.
 
Mais lorsque Nadia se mit à chanter, il approcha aussitôt. Chaque fois qu’il lui adressa la parole, elle affecta de ne pas lui répondre ; mais il n’en fut pas troublé. Il resta debout derrière elle, appuyé au dossier de la chaise, et toute son attitude disait que cette place était à lui, et qu’il ne la céderait à personne.
 
— C’est au tour d’Alexis Ivanovitch de chanter, maman ; Alexis Ivanovitch va chanter ! s’écrièrent en chœur les jeunes filles, en se pressant autour du piano, tandis que Veltchaninov y prenait place, très sûr de lui, pour s’accompagner lui-même.
 
Les parents, et Katerina Fédoséievna, qui était assise auprès d’eux et servait le thé, s’approchèrent.
 
Veltchaninov choisit une romance de Glinka, aujourd’hui presque oubliée :
 
Quand à l’heure joyeuse tu ouvriras tes lèvres
Et que tu me parleras, plus tendre qu’une colombe…
 
Il chantait, tourné vers Nadia, qui se tenait debout près de lui. Il n’avait plus depuis longtemps qu’un reste de voix, mais ce reste suffisait à prouver qu’il avait dû fort bien chanter. Il avait entendu cette romance, vingt ans auparavant, quand il était encore étudiant, de la bouche de Glinka lui-même, à un souper artistique et littéraire donné par un ami du compositeur. Glinka, ce soir-là, chanta et joua celles de ses œuvres qu’il préférait. Il n’avait plus guère de voix, mais Veltchaninov se rappelait l’effet extraordinaire qu’avait produit en particulier cette romance. Un chanteur de profession ne serait jamais parvenu à faire une impression aussi puissante. Dans cette romance, la passion grandit et s’élève avec chaque vers, avec chaque mot ; la gradation y est si forte, et si liée que la moindre fausse note, la moindre défaillance, qui passe inaperçue à l’opéra, ôte au morceau toute sa valeur et toute sa portée. Pour chanter cette petite chose toute simple, mais si extraordinaire, il fallait absolument de la sincérité, un élan d’inspiration, une passion véritable, ou parfaitement simulée. Autrement, ce n’était plus qu’une petite romance quelconque, laide, et même inconvenante : il n’est pas possible de traduire avec une aussi grande force la tension extrême de la passion sans provoquer le dégoût, à moins que la sincérité et la simplicité de cœur ne sauvent tout.
 
Veltchaninov se rappelait le succès que lui avait valu cette romance. Il s’était approprié autant que possible la manière de Glinka ; et maintenant encore, dès la première note, dès le premier vers, une inspiration véritable emplit son âme et passa dans sa voix. À chaque mot, le sentiment croissait en force et en audace ; vers la fin, il fit entendre de vrais cris de passion ; regardant Nadia de ses yeux enflammés, il chantait les derniers vers de la romance :
 
Maintenant, je regarde avec plus d’audace dans tes yeux. J’approche mes lèvres, et, sans force pour entendre,
Je veux t’embrasser, t’embrasser, t’embrasser !
Je veux t’embrasser, t’embrasser, t’embrasser !
 
Nadia trembla de peur, et recula ; une rougeur couvrit ses joues, et il y eut comme un éclair qui passa de Veltchaninov à son visage tout bouleversé de confusion et presque de honte. Les autres auditeurs furent à la fois ravis et déconcertés : chacun semblait dire qu’il était vraiment déplacé de chanter de la sorte, et en même temps tous ces jeunes visages et tous ces petits yeux brillaient et étincelaient. La figure de Katerina Fédoséievna était si rayonnante que Veltchaninov la trouva presque jolie.
 
— Voilà une belle romance ! murmura le vieux Zakhlébinine avec un peu d’embarras. Mais… n’est-ce pas trop violent ? C’est beau, mais violent…
 
— C’est violent…, voulut dire à son tour sa femme.
 
Mais Pavel Pavlovitch ne lui laissa pas le temps d’achever, il bondit en avant, comme un fou, prit Nadia par le bras et la repoussa loin de Veltchaninov, se campa devant celui-ci, le regarda d’un œil éperdu, les lèvres tremblantes.
 
— Une petite minute, je vous prie, put-il dire enfin.
 
Veltchaninov comprit aussitôt que, s’il tardait le moins du monde, ce personnage en viendrait à des démarches dix fois plus absurdes ; il le saisit par le bras, et, sans prendre garde à la surprise de tous, il l’emmena sur la terrasse, descendit avec lui au jardin, où déjà il faisait presque nuit.
 
— Comprenez-vous qu’il faut à l’instant même partir avec moi ? dit Pavel Pavlovitch.
 
— Mais je ne comprends pas du tout…
 
— Rappelez-vous, poursuivit Pavel Pavlovitch, avec rage, rappelez-vous que vous m’avez pressé de vous dire tout, oui, tout, sincèrement, jusqu’au bout ! Vous vous rappelez ? Eh bien, le moment est venu… Allons !
 
Veltchaninov réfléchit, regarda encore une fois Pavel Pavlovitch, et consentit à partir.
 
Ce départ imprévu désola les parents et exaspéra les jeunes filles.
 
— Au moins, acceptez encore une tasse de thé, supplia madame Zakhlébinine.
 
— Mais enfin, qu’as-tu donc à être si agité ? demanda le vieillard d’un ton sévère et mécontent à Pavel Pavlovitch, qui souriait et se taisait.
 
— Pavel Pavlovitch, pourquoi emmenez-vous Alexis Ivanovitch ? gémirent les jeunes filles, en le regardant d’un œil furieux.
 
Nadia lui jeta un regard si dur qu’il fit une grimace ; mais il ne céda pas.
 
— C’est qu’en effet Pavel Pavlovitch m’a rendu le service de me rappeler une affaire extrêmement importante, que j’allais oublier, dit Veltchaninov en souriant.
 
Il serra la main au père, s’inclina devant les jeunes filles, et plus particulièrement devant Katia, ce qui fut encore remarqué.
 
— Merci d’être venu nous voir ; nous en serons toujours enchantés, tous, dit avec insistance le vieux Zakhlébinine.
 
— Oh ! oui, nous sommes si enchantés…, reprit la mère, chaleureusement.
 
— Vous reviendrez, Alexis Ivanovitch, vous reviendrez ! criaient les jeunes filles du haut du perron, tandis qu’il montait en voiture avec Pavel Pavlovitch.
 
Et une petite voix ajoutait, plus bas que les autres :
 
— Oh oui ! revenez ! cher, cher Alexis Ivanovitch !
 
— Cela, c’est la petite rousse, songea Veltchaninov.
 
== XIII. De quel côté penche la balance ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|XIII. De quel côté penche la balance}}
 
Il songeait encore à la petite rousse, et pourtant le regret et le mécontentement de lui-même lui brûlaient le cœur depuis longtemps. Au cours de cette journée, qui, en apparence, avait été si gaie, la tristesse ne l’avait pas quitté. Avant qu’il se mît à chanter, il ne savait plus comment s’en affranchir ; peut-être est-ce pour cette raison qu’il avait chanté avec un tel élan.
 
« Et j’ai pu, moi, m’abaisser à ce point… tout oublier ! » songea-t-il.
 
Mais aussitôt il coupa court à ses remords. Il lui semblait humiliant de gémir sur lui-même ; il eût cent fois mieux aimé faire passer tout de suite sa colère sur un autre.
 
— L’imbécile ! grommela-t-il avec colère, en jetant un coup d’œil en dessous vers Pavel Pavlovitch assis sans mot dire à ses côtés, dans la voiture.
 
Pavel Pavlovitch restait obstinément silencieux : il semblait se ramasser sur lui-même et se préparer. De temps à autre, d’un geste impatient, il ôtait son chapeau, et s’essuyait le front de son mouchoir.
 
— Il est en nage ! grogna Veltchaninov.
 
Une seule fois, Pavel Pavlovitch ouvrit la bouche pour demander au cocher si l’orage éclaterait ou non.
 
— Bien sûr ! et pour de bon ! On a cuit toute la journée.
 
En effet le ciel s’obscurcissait, rayé parfois d’éclairs encore lointains. Il était dix heures et demie quand ils entrèrent en ville.
 
— Je vous accompagne chez vous, dit Pavel Pavlovitch en se tournant vers Veltchaninov, quand ils furent arrivés assez près de sa maison.
 
— Je le vois bien ; seulement je vous préviens que je me sens très sérieusement indisposé.
 
— Oh ! je ne m’arrêterai pas longtemps.
 
Lorsqu’ils passèrent devant la loge, Pavel Pavlovitch s’écarta un moment pour aller parler à Mavra.
 
— Qu’êtes-vous allé dire ? lui demanda sévèrement Veltchaninov, quand il l’eut rejoint, et qu’ils entrèrent dans sa chambre.
 
— Oh ! rien… Le cocher…
 
— Vous savez, vous n’aurez pas à boire !
 
L’autre ne répondit pas. Veltchaninov alluma une bougie. Pavel Pavlovitch s’installa dans le fauteuil. Veltchaninov se planta devant lui, les sourcils froncés.
 
— Je vous ai promis de vous dire, moi aussi, mon dernier mot, dit-il avec une agitation intérieure qu’il parvenait encore à maîtriser. Eh bien ! le voilà, ce mot : j’estime que tout est définitivement réglé entre nous à tel point que nous n’avons plus rien à nous dire… Vous entendez, plus rien ; et par conséquent, le mieux est que vous vous en alliez tout de suite, et que je ferme ma porte sur vous.
 
— Réglons nos comptes, Alexis Ivanovitch ! dit Pavel Pavlovitch, en le regardant au fond des yeux d’une manière extrêmement douce.
 
— Comment : « Réglons nos comptes » ? répondit Veltchaninov prodigieusement surpris. Quelle expression étrange !… Et quels comptes ?… Ah ! c’est donc cela votre « dernier mot », la révélation que vous me promettiez tout à l’heure !
 
— C’est cela même.
 
— Nous n’avons plus de comptes à régler, il y a longtemps que tout est réglé ! répliqua Veltchaninov d’un air hautain.
 
— Vraiment ! vous croyez ? reprit Pavel Pavlovitch sur un ton pénétré.
 
Et en même temps il faisait le geste bizarre de joindre les mains et de les porter à sa poitrine.
 
Veltchaninov se tut, et marcha de long en large par la chambre. Le souvenir de Lisa lui emplit le cœur : ce fut comme un appel plaintif.
 
— Allons, voyons, quels sont ces comptes que vous voulez régler ? fit-il après un long silence, en s’arrêtant devant lui, les sourcils froncés.
 
Pavel Pavlovitch n’avait cessé de le suivre de l’œil, les mains jointes contre sa poitrine.
 
— N’allez plus là-bas ! dit-il d’une voix presque basse, suppliante ; et il se leva brusquement de sa chaise.
 
— Comment ? ce n’est que cela ? s’écria Veltchaninov avec un sourire mauvais ; tout de même, vous me faites marcher de surprise en surprise, aujourd’hui ! continua-t-il d’une voix mordante ; puis, brusquement, il changea d’attitude. — Écoutez-moi, dit-il avec une expression de tristesse et de sincérité profonde, j’estime que jamais, en aucun cas, je ne me suis ravalé comme je l’ai fait aujourd’hui, d’abord en consentant à vous accompagner, et puis en me comportant là-bas comme je l’ai fait… Tout cela a été si mesquin, si pitoyable… Je me suis sali, avili, en me laissant aller… en m’oubliant… Et puis quoi ! — Il se ressaisit tout à coup. — Écoutez : vous m’avez pris aujourd’hui au dépourvu ; j’étais surexcité, malade… Je n’ai vraiment pas à me justifier ! Je ne retournerai plus là-bas, et, je vous assure, je n’ai rien qui m’y attire, conclut-il résolument.
 
— Vrai ? bien vrai ? cria Pavel Pavlovitch, transporté de joie.
 
Veltchaninov le regarda avec mépris et se mit à marcher par la chambre.
 
— Allons, vous paraissez bien résolu à faire votre bonheur à tout prix ! ne put-il s’empêcher de dire à la fin.
 
— Oh ! oui, dit Pavel Pavlovitch, doucement, avec un élan naïf.
 
« C’est un grotesque, songea Veltchaninov, et il n’est guère méchant qu’à force de bêtise ; mais ce n’est pas mon affaire, et, de toute façon, je ne puis pas ne pas le haïr… et pourtant il ne le mérite même pas ! »
 
— Voyez-vous, moi, je suis un « éternel mari » ! fit Pavel Pavlovitch, avec un sourire soumis et résigné. Il y a longtemps que je connaissais votre expression, Alexis Ivanovitch ; cela remonte à l’époque où nous avons vécu ensemble à T… J’ai retenu beaucoup de ces mots dont vous aimiez à vous servir au cours de cette année-là. L’autre fois, quand vous avez parlé ici d’« éternel mari », j’ai très bien compris.
 
Mavra entra, portant une bouteille de champagne et deux verres.
 
— Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch ! vous savez que je ne puis m’en passer. Ne vous fâchez pas si je me suis permis… Voyez-vous, je suis très au-dessous de vous, très indigne de vous.
 
— C’est bon ! fit Veltchaninov avec dégoût ; mais je vous assure que je me sens très souffrant.
 
— Oh ! ce ne sera pas long… l’affaire d’une minute ! répondit l’autre avec empressement, rien qu’un verre, un tout petit verre, parce que j’ai la gorge…
 
Il vida son verre d’un trait, gloutonnement, et se rassit ; et il considéra Veltchaninov avec une sorte de tendresse. Mavra sortit.
 
— Quel dégoût ! murmura Veltchaninov.
 
— Voyez-vous, c’est la faute de ses amies, reprit tout à coup avec feu Pavel Pavlovitch, tout à fait regaillardi.
 
— Comment ? quoi ? Ah oui ! vous songez toujours à cette histoire…
 
— C’est la faute de ses amies ! C’est encore si jeune ! Cela ne songe qu’à faire des folies, pour s’amuser !… C’est même très gentil !… Plus tard, ce sera autre chose. Je serai à ses pieds, aux petits soins pour elle ; elle se verra entourée de respect. Et puis, le monde… enfin, elle aura le temps de se transformer.
 
« Il faudrait pourtant lui rendre le bracelet ! » songeait Veltchaninov tout préoccupé, en tâtant l’écrin au fond de sa poche.
 
— Vous disiez tout à l’heure que je suis résolu à faire encore une fois mon bonheur ? Eh ! oui, Alexis Ivanovitch, il faut absolument que je me marie, poursuivit Pavel Pavlovitch d’une voix communicative, un peu troublée ; autrement, que voulez-vous que je devienne ? Vous voyez bien vous-même !…— Et il montrait la bouteille du doigt. — Et ce n’est là que la moindre de mes… qualités. Je ne puis pas, absolument pas, vivre sans une femme, sans un attachement, sans une adoration. J’adorerai, et je serai sauvé.
 
« Mais pourquoi diable me faire part de tout cela ? » faillit crier Veltchaninov, qui avait peine à ne pas éclater de rire ; mais il se contint : c’eût été trop cruel.
 
— Mais enfin, s’écria-t-il, dites-moi pourquoi vous m’avez traîné là-bas de force. À quoi pouvais-je vous être bon ?
 
— C’était pour faire une épreuve, fit Pavel Pavlovitch, tout gêné.
 
— Quelle épreuve ?
 
— Pour éprouver l’effet… Voyez-vous, Alexis Ivanovitch, il n’y a guère qu’une semaine que je vais là-bas en qualité de… (il était de plus en plus ému). Hier je vous ai rencontré, et je me suis dit : « Je ne l’ai jamais vue dans une société d’étrangers, je veux dire, avec d’autres hommes que moi… » C’était une idée stupide, je le vois bien maintenant ; c’était tout à fait superflu. Mais je l’ai voulu à tout prix. La faute en est à mon malheureux caractère…
 
Et en même temps il releva la tête et rougit.
 
« Serait-ce vrai, tout cela ? » songea Veltchaninov, stupéfait.
 
— Eh bien, et alors ? dit-il tout haut.
 
Pavel Pavlovitch sourit, d’un sourire doux et sournois.
 
— Tout cela, ce sont des enfantillages, c’est tout à fait gentil ! Tout cela c’est la faute des amies !… Il faut que vous me pardonniez ma conduite stupide à votre égard durant toute cette journée. Cela n’arrivera plus, plus jamais.
 
— Moi non plus ; cela ne m’arrivera plus… Je n’irai plus là-bas, dit Veltchaninov en souriant.
 
— C’est aussi mon désir.
 
Veltchaninov se pencha un peu.
 
— Mais enfin, je ne suis pas seul au monde, il y a d’autres hommes ! fit-il vivement.
 
Pavel Pavlovitch rougit de nouveau.
 
— Vous me faites de la peine, Alexis Ivanovitch, et j’ai tant d’estime, tant de respect pour Nadéjda Fédoséievna…
 
— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, je n’avais pas l’intention de rien insinuer… seulement je trouve un peu surprenant que vous ayez fait si grand cas de mes moyens de plaire… et… que vous vous soyez reposé sur moi, avec une si entière confiance…
 
— Si je l’ai fait, c’est parce que cela arrivait après tout ce qui était arrivé jadis.
 
— Alors, vous me considérez encore comme un homme d’honneur ? dit Veltchaninov, en s’arrêtant court devant lui.
 
À un autre moment, il eût été terrifié qu’une question aussi naïve, aussi imprudente, lui eût échappé.
 
— Je n’ai jamais cessé de vous tenir pour tel, répondit Pavel Pavlovitch, en baissant le regard.
 
— Oui, sans doute, certainement… ce n’est pas cela que je voulais dire… je voulais vous demander si vous n’avez plus la moindre… la moindre prévention ?
 
— Pas la moindre.
 
— Et quand vous êtes venu à Pétersbourg ?
 
Veltchaninov ne put se retenir de lui poser cette question, bien qu’il sentît lui-même à quel point sa curiosité était prodigieuse.
 
— Lorsque je suis arrivé à Pétersbourg, je vous tenais pour l’homme le plus honorable du monde… J’ai toujours eu de l’estime pour vous, Alexis Ivanovitch.
 
Pavel Pavlovitch leva les yeux, et le regarda en face, franchement, sans le moindre trouble. Veltchaninov, tout à coup, eut peur : il ne voulait pour rien au monde qu’un éclat survint, et qu’il en fût la cause.
 
— Je vous ai aimé, Alexis Ivanovitch, dit Pavel Pavlovitch, comme si tout à coup il se décidait, oui, je vous ai aimé durant toute notre année de T… Vous n’y avez pas pris garde, continua-t-il d’une voix un peu tremblante, qui terrifia Veltchaninov, j’étais trop peu de chose, auprès de vous, pour que vous y prissiez garde. Et puis, peut-être cela valait-il mieux. Durant toutes ces neuf années, je me suis souvenu de vous, parce que je n’ai jamais eu dans ma vie une autre année comme celle-là. — Ses yeux brillaient étrangement. — J’ai retenu les expressions et les idées qui vous étaient familières. Je me suis toujours souvenu de vous comme d’un homme doué de bons sentiments, d’un homme cultivé, remarquablement cultivé, et plein d’intelligence. « Les grandes pensées viennent moins d’un grand esprit que d’un grand cœur » ; c’est vous qui le disiez, et vous l’avez peut-être oublié, mais moi, je me le rappelle. Je vous ai toujours considéré comme un homme d’un très grand cœur et je l’ai cru… malgré tout…
 
Son menton tremblait. Veltchaninov était épouvanté ; il fallait, coûte que coûte, mettre fin à ces épanchements inattendus.
 
— Assez, je vous prie, Pavel Pavlovitch, dit-il d’une voix sourde et frémissante, en rougissant, pourquoi, pourquoi — il éleva soudain la voix jusqu’à crier — pourquoi vous attacher ainsi à un homme malade, ébranlé, à deux doigts du délire, et le traîner ainsi dans toutes ces ténèbres… alors que tout cela n’est que fantôme, illusion, mensonge, honte, fausseté… et sans aucune mesure… oui, c’est là l’essentiel, et vraiment le plus honteux c’est que tout cela : nous sommes, vous et moi, des hommes vicieux, dissimulés et vils… Et voulez-vous que je vous prouve sur-le-champ, non seulement que vous ne m’aimez pas, mais que vous me haïssez de toutes vos forces, et que vous mentez, et que vous ne vous en doutez pas ? Vous êtes venu me prendre, vous m’avez mené là-bas, pas le moins du monde pour faire ce que vous dites, pour éprouver votre fiancée… Est-ce qu’une pareille idée peut entrer dans la tête d’un homme ? Non, la vérité, la voici tout simplement : vous m’avez vu hier, et la colère vous a repris, et vous m’avez emmené pour me la montrer, et pour me dire : « Tu la vois comme elle est ! Eh bien, elle sera à moi ; viens-y donc à présent !… » Vous m’avez défié !… Qui sait ? vous ne le saviez peut-être pas vous-même, mais c’est bien cela, car c’est là ce que vous avez ressenti… Et pour porter un défi pareil, il faut de la haine : eh oui ! vous me haïssez !
 
Il courait par la chambre, en criant tout cela et il se sentait froissé, offensé, humilié surtout à l’idée qu’il s’abaissait ainsi jusqu’à Pavel Pavlovitch.
 
— Je voulais faire la paix avec vous, Alexis Ivanoyitch ! dit l’autre tout à coup, d’une voix décidée, mais courte et hachée ; et son menton se remit à trembler.
 
Une fureur sauvage s’empara de Veltchaninov, comme s’il venait de subir la plus terrible des injures.
 
— Je vous répète encore une fois, hurla-t-il, que vous vous êtes accroché à un homme malade, démoli, pour lui arracher, dans le délire, je ne sais quel mot qu’il ne veut pas vous dire !… Allons donc !… nous ne sommes pas des gens du même monde, comprenez-le donc, et puis… et puis il y a entre nous une tombe ! acheva-t-il en bégayant de rage : il se rappelait tout à coup.
 
— Et comment pouvez-vous savoir… — Le visage de Pavel Pavlovitch se décomposa subitement, et devint tout pâle ; — comment pouvez-vous savoir ce qu’elle représente pour moi, cette petite tombe, ici, là-dedans ! — cria-t-il, en marchant vers Veltchaninov et se frappant du poing la poitrine, avec un geste ridicule, mais terrible. — Je la connais, cette petite tombe, et nous sommes, vous et moi, debout des deux côtés seulement, de mon côté il y a plus que du vôtre, oui, bien plus… — balbutia-t-il comme en délire, en continuant de se frapper du poing la poitrine — oui, bien plus, bien plus…
 
Un coup de sonnette violent les rappela brusquement à eux-mêmes. On sonnait si fort qu’il semblait qu’on voulût arracher le cordon d’un seul coup.
 
— On ne sonne pas chez moi de cette façon, fit Veltchaninov avec humeur.
 
— Ce n’est pourtant pas chez moi, marmotta Pavel Pavlovitch, qui, en un clin d’œil, était redevenu maître de lui, et avait repris ses allures premières.
 
Veltchaninov fronça les sourcils et alla ouvrir.
 
— Monsieur Veltchaninov, si je ne me trompe ? dit sur le palier une voix jeune, sonore, et parfaitement sûre d’elle-même.
 
— Que désirez-vous ?
 
— Je sais d’une manière positive, poursuivit la voix sonore, qu’il y a chez vous en ce moment un certain Trousotsky. J’ai besoin de le voir tout de suite.
 
Veltchaninov aurait eu un vif plaisir à jeter d’un bon coup de pied dans l’escalier le monsieur si sûr de lui-même. Mais il réfléchit, s’écarta, et le laissa passer :
 
— Voici monsieur Trousotsky. Entrez…
 
== XIV. Sachenka et Nadenka ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|XIV. Sachenka et Nadenka}}
 
Il entra dans la chambre. C’était un tout jeune homme de dix-neuf ans, moins peut-être, tant semblait jeune sa jolie figure, fière et assurée. Il était assez bien mis ; au moins tout ce qu’il portait lui allait-il fort bien ; une taille un peu au-dessus de la moyenne ; des cheveux noirs en longues boucles épaisses, et de grands yeux hardis et sombres donnaient une expression singulière à sa physionomie. Le nez était un peu large et retroussé ; sans ce nez, il eût été très beau. Il entra, l’air important.
 
— C’est sans doute à monsieur Trousotsky que j’ai l’avantage de parler ; et il appuya avec une satisfaction particulière sur le mot « avantage », pour donner à entendre qu’il ne trouvait pas que cette conversation lui promît ni honneur ni plaisir.
 
Veltchaninov commençait à comprendre et Pavel Pavlovitch semblait soupçonner quelque chose. Une certaine inquiétude se peignait sur son visage ; au reste, il se contenait.
 
— Comme je n’ai pas l’honneur de vous connaître, répondit-il tranquillement, je ne suppose pas que nous puissions rien avoir à démêler ensemble.
 
— Commencez par m’écouter, et puis vous direz ce qu’il vous plaira, fit le jeune homme avec une assurance prodigieuse.
 
Puis il mit son lorgnon d’or qui pendait à un fil de soie, et regarda la bouteille de champagne placée sur la table. Quand il eut suffisamment considéré la bouteille, il ôta son lorgnon, se tourna de nouveau vers Pavel Pavlovitch, et dit :
 
— Alexandre Lobov.
 
— Qu’est-ce que c’est qu’Alexandre Lobov ?
 
— C’est moi. Vous ne connaissez pas mon nom ?
 
— Non.
 
— Au fait, comment le connaîtriez-vous ! Je viens pour une affaire importante, qui vous concerne tout particulièrement ; mais d’abord, permettez-moi de m’asseoir : je suis fatigué…
 
— Asseyez-vous, dit Veltchaninov.
 
Mais le jeune homme était assis avant qu’il eût eu le temps de l’y inviter. Malgré la souffrance qui lui déchirait la poitrine, Veltchaninov prenait de l’intérêt à ce jeune effronté. Dans cette gracieuse figure d’adolescent il y avait comme un air de ressemblance lointaine avec Nadia.
 
— Asseyez-vous aussi, dit le jeune homme à Pavel Pavlovitch, en lui désignant négligemment, d’une inclinaison de la tête, un siège en face de lui.
 
— Mais non, je resterai debout.
 
— Vous vous fatiguerez… Et vous, monsieur Veltchaninov, vous pouvez rester.
 
— Je n’ai aucune raison de m’en aller : je suis chez moi.
 
— Comme vous voudrez. Au reste, je désire que vous assistiez à l’explication que je vais avoir avec monsieur. Nadéjda Fédoséievna m’a parlé de vous en termes extrêmement flatteurs.
 
— Vraiment ? Et quand donc ?
 
— Tout de suite après votre départ. T’en viens. Voici l’affaire, monsieur Trousotsky, — fit-il en se tournant vers Pavel Pavlovitch, qui était resté debout, et il parlait entre ses dents, nonchalamment étendu dans son fauteuil. — Il y a longtemps que nous nous aimons, Nadéjda Fédoséievna et moi, et que nous avons engagé notre parole l’un à l’autre. Vous vous êtes fourré entre nous. Je suis venu pour vous inviter à vider la place. Êtes-vous disposé à vous retirer ?
 
Pavel Pavlovitch tressaillit ; il pâlît, et un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres.
 
— Je n’y suis pas disposé le moins du monde, répondit-il nettement.
 
— Alors, c’est bien ! dit le jeune homme en se laissant aller dans son fauteuil, et en croisant les jambes.
 
— Et puis voyons, je ne sais même pas à qui je parle, fit Pavel Pavlovitch. Je pense que cette conversation a assez duré.
 
Là-dessus, il trouva bon de s’asseoir à son tour.
 
— Je vous disais bien que vous vous fatigueriez, remarqua négligemment le jeune homme. J’ai eu l’avantage de vous dire, il n’y a qu’un instant, que je m’appelle Lobov, et que Nadéjda Fédoséievna et moi nous nous sommes engagé notre parole l’un à l’autre ; par conséquent, vous ne pouvez prétendre, comme vous venez de le faire, que vous ne savez pas à qui vous avez affaire ; vous ne pouvez pas davantage être d’avis que nous n’avons plus rien à nous dire. Il ne s’agit pas de moi ; il s’agit de Nadéjda Fédoséievna que vous harcelez d’une manière impudente. Vous voyez bien qu’il y a là matière à explication.
 
Il dit tout cela entre ses dents, comme un jeune fat, en daignant à peine articuler ses mots ; quand il eut fini de parler, il remit son lorgnon, et fit mine de regarder très attentivement quelque chose, n’importe quoi.
 
— Pardon, jeune homme… s’écria Pavel Pavlovitch, tout vibrant.
 
Mais le « jeune homme » l’arrêta court.
 
— En toute autre circonstance je vous aurais absolument défendu de m’appeler « jeune homme », mais dans le cas présent vous reconnaîtrez vous-même que ma jeunesse fait précisément, si l’on me compare à vous, ma principale supériorité ; vous conviendrez qu’aujourd’hui, par exemple, quand vous avez offert votre bracelet, vous auriez donné beaucoup pour en avoir une miette de plus, de jeunesse !
 
— Oh le gredin ! murmura Veltchaninov.
 
— En tout cas, monsieur, reprit Pavel Pavlovitch avec dignité, les motifs que vous invoquez, et que pour ma part je juge d’un goût douteux et parfaitement inconvenants, ne me paraissent pas de nature à justifier un entretien plus prolongé. Tout cela n’est que gaminerie et que niaiserie. Demain j’irai trouver Fédoséi Semenovitch ; pour le moment, je vous prie de me laisser en paix.
 
— Mais voyez donc la dignité de cet homme ! cria l’autre à Veltchaninov, perdant son beau sang-froid. On le chasse de là-bas, en lui tirant la langue. Vous croyez qu’il va se tenir pour satisfait ? Ah bien oui ! Il ira demain tout rapporter au père. N’est-ce pas la preuve, homme déloyal que vous êtes, que vous voulez obtenir la jeune fille de force, que vous prétendez l’acheter à des gens à qui l’âge a ôté l’esprit, et qui profitent de la barbarie sociale pour disposer d’elle à leur fantaisie ?… Elle vous a pourtant témoigné suffisamment son mépris. Ne vous a-t-elle pas fait rendre aujourd’hui même votre stupide cadeau, votre bracelet ?… Que vous faut-il de plus ?
 
— Personne ne m’a rendu aucun bracelet… ce n’est pas possible, dit Pavel Pavlovitch en frissonnant.
 
— Comment, pas possible ? Est-ce que M. Veltchaninov ne vous l’a pas rendu ?
 
« Que le diable l’emporte ! » songea Veltchaninov.
 
— En effet, dit-il tout haut, d’un air sombre, Nadéjda Fédoséievna m’a chargé aujourd’hui de vous rendre cet écrin, Pavel Pavlovitch. Je ne voulais pas m’en charger, mais elle a insisté… Le voici… Je suis bien fâché…
 
Il tira l’écrin de sa poche et le tendit d’un air embarrassé à Pavel Pavlovitch, qui restait stupéfait.
 
— Pourquoi ne l’avez-vous pas encore rendu ? fit sévèrement le jeune homme, en se tournant vers Veltchaninov.
 
— Je n’en ai vraiment pas trouvé l’occasion, dit l’autre de mauvaise humeur.
 
— C’est étrange.
 
— Quoi ?
 
— C’est au moins étrange, convenez-en… Enfin, je veux bien croire qu’il n’y a dans tout cela qu’un malentendu.
 
Veltchaninov eut une furieuse envie de se lever à l’instant même et d’aller tirer les oreilles au jouvenceau ; mais il partit malgré lui d’un bruyant éclat de rire : le jeune homme se mit à rire aussitôt. Seul Pavel Pavlovitch ne riait pas ; si Veltchaninov avait remarqué le regard qu’il lui jeta tandis qu’ils étaient là tous les deux à rire, il eût compris que cet homme se transformait à ce moment en une bête dangereuse… Veltchaninov ne vit pas ce regard, mais il comprit qu’il fallait venir au secours de Pavel Pavlovitch.
 
— Écoutez, monsieur Lobov, dit-il d’un ton amical, sans porter aucun jugement sur le reste de l’affaire, dont je ne veux pas me mêler, je vous ferai remarquer que Pavel Pavlovitch, en recherchant la main de Nadéjda Fédoséievna, a pour lui, en premier lieu, le consentement de cette honorable famille, en second lieu, une situation distinguée et considérable, et enfin, une belle fortune ; que, par conséquent, il est en droit d’être surpris de la rivalité d’un homme tel que vous, d’un homme jeune au point que personne ne peut le prendre pour un rival sérieux… Et, par conséquent, il a raison de vous prier d’en finir.
 
— Qu’entendez-vous donc par mon extrême jeunesse ? J’ai dix-neuf ans depuis un mois. J’ai depuis longtemps l’âge légal du mariage. Voilà tout.
 
— Mais enfin quel père se déciderait à vous donner aujourd’hui sa fille, quand bien même vous seriez destiné à être plus tard millionnaire, ou à devenir un bienfaiteur de l’humanité ? Un homme de dix-neuf ans peut à peine répondre de lui-même, et vous voudriez, de gaieté de cœur, vous charger de l’avenir d’un autre être, de l’avenir d’une enfant aussi enfant que vous ?… Voyons, songez-y, cela n’est même pas bien… Si je me permets de vous parler ainsi, c’est que vous-même tout à l’heure vous m’avez invoqué comme arbitre entre Pavel Pavlovitch et vous.
 
— Alors, c’est Pavel Pavlovitch qu’il s’appelle ? fit le jeune homme. Pourquoi donc me figurais-je que c’était Vassili Petrovitch ?… À vrai dire — et il se tourna vers Veltchaninov —, votre discours ne me surprend pas le moins du monde : je savais bien que vous êtes tous les mêmes ! Il est pourtant curieux qu’on m’ait parlé de vous comme d’un homme un peu moderne… au reste, tout cela n’est que sottises. La vérité, la voici : bien loin que je me sois mal conduit dans toute cette affaire, comme vous vous êtes permis de le dire, c’est tout à fait le contraire, comme j’espère vous le faire comprendre. D’abord, nous nous sommes engagés notre parole l’un à l’autre ; de plus, je lui ai formellement promis, en présence de deux témoins, que si elle venait à en aimer un autre, ou si elle se sentait portée à rompre avec moi, je me reconnaîtrais sans hésiter coupable d’adultère, pour lui fournir un motif de divorce. Ce n’est pas tout : comme il faut prévoir le cas où je me dédirais, et où je refuserais de lui fournir ce motif, le jour même du mariage, pour assurer son avenir, je lui remettrai une lettre de change de cent mille roubles, de manière que si je venais à lui tenir tête et à faillir à mes engagements, elle pourrait négocier ma traite, et moi, je risquerais la prison ! Ainsi tout est prévu et l’avenir de personne n’est compromis. Voilà pour le premier point.
 
— Je gage que c’est Predposylov qui vous a suggéré cette combinaison, dit Veltchaninov.
 
— Ha ! ha ! ha ! ricana sournoisement Pavel Pavlovitch.
 
— Qu’est-ce donc qui amuse si fort ce monsieur ? Vous avez deviné juste, c’est une idée de Predposylov ; et reconnaissez que c’est bien trouvé. De toute façon, notre absurde législation est tout à fait impuissante contre nous. Naturellement, je suis bien décidé à l’aimer toujours, et elle ne fait que rire de ces précautions ; mais enfin, reconnaissez que tout cela est habilement et généreusement combiné, et que tout le monde n’en userait pas de la sorte.
 
— À mon avis, non seulement le procédé manque de noblesse, mais il est tout à fait vilain.
 
Le jeune homme haussa les épaules.
 
— Votre sentiment ne me surprend pas le moins du monde, fit-il après un silence ; il y a longtemps que j’ai cessé de m’étonner de tout cela. Predposylov vous dirait tout net que votre inintelligence complète des choses les plus naturelles provient de ce que vos sentiments et vos idées ont été parfaitement pervertis par l’existence oisive et stupide que vous avez menée… Au reste, il est possible que nous ne nous comprenions pas même l’un l’autre : on m’a pourtant parlé de vous en fort bons termes… Mais vous avez passé la cinquantaine ?
 
— Si vous le voulez bien, revenons à notre affaire.
 
— Excusez mon indiscrétion, et ne vous offensez pas ; c’était sans la moindre intention. Je continue… Je ne suis pas du tout le futur millionnaire que vous vous êtes plu à imaginer… ce qui est une bien singulière idée !… Je suis ce que vous voyez, mais j’ai une confiance absolue dans mon avenir. Je ne serai en aucune façon un héros ni un bienfaiteur de l’humanité, mais j’assurerai l’existence de ma femme et la mienne… Pour être exact, je n’ai à l’heure présente pas un sou vaillant. J’ai été élevé par eux depuis mon enfance…
 
— Comment cela ?
 
— Je suis le fils d’un parent éloigné de madame Zakhlébinine : quand je suis resté orphelin, à huit ans, ils m’ont pris chez eux et, plus tard, ils m’ont mis au lycée. Le père est un brave homme, je vous prie de le croire.
 
— Je le sais bien.
 
— Oui ; seulement il vieillit, il retarde. D’ailleurs très brave homme. Il y a longtemps que je me suis affranchi de sa tutelle, pour gagner moi-même ma vie, et ne rien devoir qu’à moi.
 
— Depuis quand ? demanda curieusement Veltchaninov.
 
— Il y aura bientôt quatre mois.
 
— Oh ! à présent, tout devient clair : vous êtes des amis d’enfance !… Et avez-vous une place ?
 
— Oui, une place provisoire, chez un notaire : vingt-cinq roubles par mois. Mais il faut vous dire que je ne gagnais pas même cela lorsque j’ai fait ma demande. J’étais alors au chemin de fer, où l’on me donnait dix roubles. Mais tout cela est provisoire.
 
— Alors, vous avez fait votre demande à la famille.
 
— Oui, dans toutes les formes, il y a longtemps, il y a bien trois semaines.
 
— Et qu’ont-ils dit ?
 
— Le père a commencé par rire aux éclats, puis s’est fâché tout rouge. On a enfermé Nadéjda dans une chambre de l’entresol ; mais elle n’a pas faibli, elle a été héroïque. Au reste, si je n’ai pas réussi auprès du père, c’est parce qu’il a une vieille dent contre moi : il ne me pardonne pas d’avoir quitté une place qu’il m’avait procurée dans ses bureaux, il y a quatre mois, avant mon entrée au chemin de fer. C’est un vieillard ; il est très affaibli. Oh ! je le répète, dans sa famille, il est simple et charmant ; mais, dans son bureau, vous ne pouvez pas vous imaginer ! Il siège là comme un Jupiter ! Je lui ai donné à entendre très clairement que ses manières ne m’allaient pas ; mais l’affaire qui a mis le feu aux poudres est arrivée par la faute de son sous-chef : ce monsieur s’est avisé d’aller se plaindre de ce que j’avais été grossier avec lui— et je m’étais borné à lui dire qu’il était arriéré. Je les ai envoyés promener, et maintenant je suis chez le notaire.
 
— Vous étiez bien payé dans les bureaux ?
 
— Oh ! j’étais surnuméraire !… C’est le vieux qui me donnait ce qui m’était nécessaire. Je le répète, c’est un brave homme… Mais voilà ! nous ne sommes pas gens à céder… Certainement, vingt-cinq roubles, c’est loin d’être suffisant ; mais je compte qu’avant peu on m’emploiera à mettre de l’ordre dans les affaires du comte Zavileiski : elles sont très embrouillées. Alors j’aurai trois mille roubles en commençant ; c’est plus que ne gagne un homme d’affaires juré. On s’en occupe en ce moment même… Diable ! quel coup de tonnerre ! L’orage approche : c’est une chance que je sois arrivé avant qu’il éclate ; je suis venu de là-bas à pied, j’ai couru presque tout le temps.
 
— Pardon, mais alors, si l’on ne vous reçoit plus dans la maison, comment avez-vous pu causer avec Nadéjda Fédoséievna ?
 
— Eh mais ! on peut causer par-dessus le mur !… Vous avez remarqué la petite rousse ? dit-il en souriant. Eh bien ! elle est tout à fait avec nous ; et Maria Nikitichna aussi ; c’est un vrai serpent que cette Maria Nikitichna… Qu’avez-vous donc à faire la grimace ? Vous avez peur du tonnerre ?
 
— Non, je suis souffrant, très souffrant…
 
Veltchaninov venait d’être pris d’une douleur subite dans la poitrine ; il se leva et marcha par la chambre.
 
— En ce cas, je vous dérange… Ne vous gênez pas, je m’en vais tout de suite.
 
Et le jeune homme se leva de sa place.
 
— Vous ne me gênez pas le moins du monde, ce n’est rien, fit très doucement Veltchaninov.
 
— Ce n’est rien, comme dit Kobylnikov quand il a mal au ventre… Vous vous rappelez, dans Chtchédrine ? Aimez-vous Chtchédrine ?
 
— Sans doute !
 
— Moi aussi… Eh bien ! Vassili… pardon ! Pavel Pavlovitch, finissons-en ! reprit-il en se tournant vers Pavel Pavlovitch, très aimablement, avec un sourire. — Pour que vous compreniez mieux, je vous pose encore une fois la question, très nettement : consentez-vous à renoncer demain, officiellement, en présence des parents et en ma présence, à toutes vos prétentions sur Nadéjda Fédoséievna ?
 
— Je ne consens à rien du tout, fit Pavel Pavlovitch en se levant, avec impatience et colère ; et je vous prie, encore une fois, de me laisser en paix… car tout cela n’est qu’un enfantillage et une sottise.
 
— Prenez garde ! répondit le jeune homme avec un sourire arrogant, en le menaçant du doigt, — ne faites pas de faux calculs… Savez-vous où peut vous mener une erreur pareille dans vos calculs ? Je vous préviens que dans neuf mois, quand vous aurez dépensé beaucoup d’argent, que vous vous serez donné beaucoup de mal, et que vous reviendrez, vous serez bien obligé à renoncer de vous-même à Nadéjda Fédoséievna ; et si alors vous n’y renoncez pas, les choses tourneront mal pour vous… Voilà ce qui vous attend, si vous vous obstinez !… Je dois vous prévenir que vous jouez à présent le rôle du chien qui défend l’approche du foin — pardonnez, ce n’est qu’une comparaison : — ni soi-même, ni personne ! Je vous le répète charitablement : réfléchissez, tâchez de réfléchir sérieusement au moins une fois dans votre vie.
 
— Je vous prie de me faire grâce de votre morale ! cria Pavel Pavlovitch en fureur. Et quant à ce qui est de vos confidences compromettantes, dès demain je prendrai des mesures, et des mesures radicales !
 
— Mes confidences compromettantes ? Qu’est-ce que vous entendez par là ? c’est vous qui êtes un polisson, si de pareilles choses vous viennent en tête. Au reste, j’attendrai jusqu’à demain ; mais si… Bon ! encore le tonnerre !… Au revoir ; je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance, dit-il à Veltchaninov.
 
Et il se sauva, pressé de devancer l’orage et d’éviter la pluie.
 
== XV. Réglement de comptes ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|XV. Réglement de comptes}}
 
— Avez-vous vu ? Avez-vous vu ? s’écria Pavel Pavlovitch en bondissant vers Veltchaninov, sitôt que le jeune homme fut sorti.
 
— Eh ! oui, vous n’avez pas de chance ! fit Veltchaninov.
 
Il n’eût pas laissé échapper cette parole s’il n’eût été exaspéré par la douleur croissante qui lui torturait la poitrine. Pavel Pavlovitch tressaillit comme s’il ressentait une brûlure.
 
— Eh bien, et votre rôle, à vous, dans tout cela ? C’est sans doute par compassion pour moi que vous ne m’avez pas rendu le bracelet, hein ?
 
— Je n’ai pas eu le temps…
 
— C’est parce que vous me plaigniez de tout votre cœur, comme un véritable ami plaint un véritable ami ?
 
— Eh bien, soit ! je vous plaignais, dit Veltchaninov, commençant à s’emporter.
 
Cependant, il lui raconta en quelques mots comment il avait été forcé d’accepter le bracelet, comment Nadéjda Fédoséievna l’avait contraint à se mêler de cette affaire…
 
— Vous comprenez bien que je ne voulais m’en charger à aucun prix ; j’ai déjà bien assez d’ennuis sans cela !
 
— Vous vous êtes laissé attendrir, et vous avez accepté ! ricana Pavel Pavlovitch.
 
— Vous savez bien que ce que vous dites là est stupide ; mais il faut vous pardonner… Vous avez vu tout à l’heure que ce n’est pas moi qui joue le rôle principal dans cette affaire !
 
— Enfin, il n’y a pas à dire, vous vous êtes laissé attendrir.
 
Pavel Pavlovitch s’assit et remplit son verre.
 
— Vous vous imaginez que je vais céder la place à ce gamin ? Je le briserai comme un fétu, voilà ce que je ferai ! Dès demain, j’irai là-bas, et je mettrai bon ordre à tout cela. Nous balaierons toutes ces puérilités…
 
Il vida son verre presque d’un trait et s’en versa un autre ; il agissait avec un sans-gêne extraordinaire.
 
— Ha ! ha ! Nadenka et Sachenka, les charmants enfants ! Ha ! ha ! ha !
 
Il ne se tenait plus de fureur. Un violent coup de tonnerre éclata, tandis que brillait un éclair, et la pluie se mit à tomber à torrents. Pavel Pavlovitch se leva et alla fermer la fenêtre.
 
— Il vous demandait tout à l’heure si vous avez peur du tonnerre… Ha ! ha ! Veltchaninov, avoir peur du tonnerre… Et puis son Kobylnikov ! c’est bien cela, n’est-ce pas ? oui, Kobylnikov !… Et puis vos cinquante ans ! Ha ! ha ! Vous vous rappelez ? fit Pavel Pavlovitch d’un air moqueur.
 
— Vous êtes installé ici… — dit Veltchaninov, qui pouvait à peine parler, tant il souffrait, — moi, je vais me coucher… Vous ferez ce qu’il vous plaira.
 
— On ne mettrait pas un chien dehors par un temps pareil ! grogna Pavel Pavlovitch, blessé de l’observation, et presque enchanté qu’une occasion lui permît de se montrer offensé.
 
— C’est bon ! restez assis, buvez… passez la nuit comme il vous plaira ! murmura Veltchaninov ; il s’allongea sur le divan et gémit faiblement.
 
— Passer la nuit ici ?… Vous n’avez pas peur ?
 
— Peur de quoi ? demanda Veltchaninov en relevant brusquement la tête.
 
— Mais que sais-je, moi ? L’autre fois vous avez eu une peur terrible, au moins à ce qu’il m’a semblé…
 
— Vous êtes un imbécile ! cria Veltchaninov hors de lui ; et il se tourna vers le mur.
 
— C’est bon, n’en parlons plus ! fit Pavel Pavlovitch.
 
À peine le malade se fut-il étendu qu’il s’endormit. Après la surexcitation factice qui l’avait tenu debout toute cette journée et dans ces derniers temps, il restait faible comme un enfant. Mais le mal reprit le dessus et vainquit la fatigue et le sommeil : au bout d’une heure, Veltchaninov se réveilla et se dressa sur le divan avec des gémissements de douleur. L’orage avait cessé ; la chambre était pleine de fumée de tabac, la bouteille était vide sur la table, et Pavel Pavlovitch dormait sur l’autre divan. Il s’était couché tout de son long ; il avait gardé ses vêtements et ses bottes. Son lorgnon avait glissé de sa poche et pendait au bout du fil de soie, presque au ras du plancher. Son chapeau avait roulé à terre, non loin de lui.
 
Veltchaninov le regarda avec humeur et ne l’éveilla pas. Il se leva et marcha par la chambre : il n’avait plus la force de rester couché ; il gémissait et songeait à sa maladie avec angoisse.
 
Il en avait peur, non sans motif. Il y avait longtemps qu’il était sujet à ces crises, mais, au début, elles ne revenaient qu’à de longs intervalles, au bout d’un an, de deux ans. Il savait que cela venait du foie. Cela commençait par une douleur au creux de l’estomac, ou un peu plus haut, une douleur sourde, assez faible, mais exaspérante. Puis la douleur grandissait, peu à peu, sans discontinuer, parfois pendant dix heures, à la file, et finissait par avoir une telle violence, par être si intolérable, que le malade voyait venir la mort. Lors de la dernière crise, un an auparavant, après cette exacerbation progressive de la douleur, il s’était trouvé si épuisé qu’il pouvait à peine bouger encore la main ; le médecin ne lui avait permis durant toute cette journée qu’un peu de thé léger, un peu de pain trempé dans du bouillon. Les crises survenaient pour des motifs très divers ; mais toujours elles apparaissaient à la suite d’ébranlements nerveux excessifs. Elles n’évoluaient pas toujours de la même manière : parfois on parvenait à les étrangler dès le début, dès la première demi-heure, par l’application de simples compresses chaudes ; d’autres fois, tous les remèdes restaient impuissants, et l’on n’arrivait à calmer la douleur à la longue qu’à force de vomitifs ; la dernière fois, par exemple, le médecin déclara, après coup, qu’il avait cru à un empoisonnement.
 
Maintenant, il y avait encore loin jusqu’au matin, et il ne voulait pas que l’on cherchât un médecin tant qu’il ferait nuit ; au reste, il n’aimait pas les médecins. À la fin, il ne se contint plus, et il gémit tout haut. Ses plaintes réveillèrent Pavel Pavlovitch ; il se souleva sur son divan et resta assis un moment, effaré, écoutant et regardant Veltchaninov, qui courait comme un fou par les chambres. Le vin qu’il avait bu avait si bien produit son effet qu’il fut longtemps sans retrouver ses esprits ; enfin il comprit, s’approcha de Veltchaninov ; l’autre balbutia une réponse.
 
— C’est du foie que cela vient ; oh ! je connais bien cela ! fit Pavel Pavlovitch avec une volubilité surprenante, — Petr Kouzmitch et Polosoukhine ont eu tout à fait la même chose, et c’était le foie… Il faut mettre des compresses bien chaudes. Petr Kouzmitch usait toujours de compresses… C’est qu’on peut en mourir ! Voulez-vous que je coure appeler Mavra, dites ?
 
— Ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine ! — fit Veltchaninov à bout de forces, — je n’ai besoin de rien.
 
Mais Pavel Pavlovitch était, Dieu sait pourquoi, tout à fait hors de lui, aussi bouleversé que s’il se fût agi de sauver son propre fils. Il ne voulut rien entendre et insista avec feu : il fallait absolument mettre des compresses chaudes et puis, par là-dessus, avaler vivement, d’un trait, deux ou trois tasses de thé faible, aussi chaud que possible, presque bouillant. Il courut chercher Mavra, sans attendre que Veltchaninov le lui permît, la ramena à la cuisine, fit du feu, alluma le samovar ; en même temps, il décidait le malade à se coucher, le déshabillait, l’enveloppait d’une couverture ; et au bout de vingt minutes, le thé était prêt, et la première compresse était chauffée.
 
— Voilà qui fait l’affaire… des assiettes bien chaudes, brûlantes ! — dit-il avec un empressement passionné, en appliquant sur la poitrine de Veltchaninov une assiette enveloppée dans une serviette. — Nous n’avons pas d’autres compresses, et il serait trop long de s’en procurer… Et puis des assiettes, je peux vous le garantir, c’est encore ce qu’il y a de meilleur ; j’en ai fait l’expérience moi-même, en personne, sur Petr Kouzmitch… C’est que, vous savez, on peut en mourir !… Tenez, buvez ce thé, vivement : tant pis, si vous vous brûlez !… Il s’agit de vous sauver, il ne s’agit pas de faire des façons.
 
Il bousculait Mavra, qui dormait encore à demi ; on changeait les assiettes toutes les trois ou quatre minutes. Après la troisième assiette et la seconde tasse de thé bouillant, avalée d’un trait, Veltchaninov se sentit tout à coup soulagé.
 
— Quand on parvient à se rendre maître du mal, alors, grâce à Dieu ! c’est bon signe ! s’écria Pavel Pavlovitch.
 
Et il courut tout joyeux chercher une autre assiette et une autre tasse de thé.
 
— Le tout, c’est d’empoigner le mal ! Le tout, c’est que nous arrivions à le faire céder ! répétait-il à chaque instant.
 
Au bout d’une demi-heure, la douleur était tout à fait calmée ; mais le malade était si exténué que, malgré les supplications de Pavel Pavlovitch, il refusa obstinément de se laisser appliquer « encore une petite assiette ». Ses yeux se fermaient de faiblesse.
 
— Dormir ! dormir ! murmura-t-il d’une voix éteinte.
 
— Oui, oui ! fit Pavel Pavlovitch.
 
— Couchez-vous aussi… Quelle heure est-il ?
 
— Il va être deux heures moins un quart.
 
— Couchez-vous.
 
— Oui, oui, je me couche.
 
Une minute après, le malade appela de nouveau Pavel Pavlovitch, qui accourut et se pencha sur lui.
 
— Oh ! vous êtes… vous êtes meilleur que moi !… Merci.
 
— Dormez, dormez ! fit tout bas Pavel Pavlovitch.
 
Et il retourna vite à son divan, sur la pointe des pieds.
 
Le malade l’entendit encore faire doucement son lit, ôter ses vêtements, éteindre la bougie, et se coucher à son tour, en retenant son souffle, pour ne pas le troubler.
 
Veltchaninov dut s’endormir, sans doute, aussitôt que la lumière fut éteinte ; il se le rappela plus tard très nettement. Mais, durant tout son sommeil, jusqu’au moment où il se réveilla, il lui sembla, en rêve, qu’il ne dormait pas, et qu’il ne pouvait arriver à s’endormir, malgré son extrême faiblesse.
 
Il rêva qu’il se sentait délirer, qu’il ne parvenait pas à chasser les images obstinément pressées devant son esprit, bien qu’il eût pleinement conscience que c’était là des visions et non des réalités. Il reconnaissait toute la scène : sa chambre était pleine de gens, et la porte, dans l’ombre, restait ouverte ; les gens entraient en foule, montaient l’escalier, en rangs serrés. Au milieu de la chambre, près de la table, un homme était assis, exactement comme dans son rêve d’il y a un mois. De même qu’alors, l’homme restait assis, accoudé sur la table, sans parler ; mais cette fois il portait un chapeau entouré d’un crêpe. « Comment ? c’était donc Pavel Pavlovitch, l’autre fois aussi ? » pensa Veltchaninov ; mais, en considérant les traits de l’homme silencieux, il se convainquit que c’était quelqu’un d’autre. « Mais pourquoi donc porte-t-il un crêpe ? » songea-t-il. La foule pressée autour de la table parlait, criait, et le tumulte était terrible. Ces gens semblaient plus irrités contre Veltchaninov, plus menaçants que dans l’autre rêve ; ils tendaient les poings vers lui, et criaient à tue-tête ; que criaient-ils, que voulaient-ils, il ne parvenait pas à le comprendre.
 
« Mais voyons, tout cela n’est que du délire ! songea-t-il, je sais bien que je n’ai pu m’endormir, que je me suis levé, que je suis debout, parce que je ne pouvais rester couché, tant je souffrais !… » Et pourtant les cris, les gens, les gestes, tout lui apparaissait avec une si parfaite netteté, avec un tel air de réalité, que par moments il lui venait des doutes : « Est-ce bien vraiment une hallucination que tout cela ? Que me veulent-ils donc, ces gens, mon Dieu ! Mais… si tout cela n’est pas du délire, comment est-il possible que ces cris ne réveillent pas Pavel Pavlovitch ? Car enfin il dort, il est là, sur le divan ! »
 
À la fin, il arriva ce qui était arrivé dans l’autre rêve : tous refluèrent vers la porte et se ruèrent dans l’escalier, et furent rejetés dans la chambre par une nouvelle foule qui montait. Les nouveaux arrivants portaient quelque chose, quelque chose de grand et de lourd ; on entendait résonner dans l’escalier les pas pesants des porteurs ; des rumeurs montaient, des voix hors d’haleine. Dans la chambre, tous crièrent : « On l’apporte : on l’apporte ! » Les yeux étincelèrent et se braquèrent, menaçants, sur Veltchaninov ; et violemment, du geste, on lui désigna l’escalier. Déjà, il ne doutait plus que tout cela fût, non pas une hallucination, mais une réalité ; il se haussa sur la pointe des pieds pour apercevoir plus vite, par-dessus les têtes, ce qu’on apportait. Son cœur battait, battait, battait, et soudain, exactement comme dans l’autre rêve, trois violents coups de sonnette retentirent. Et de nouveau ils étaient si clairs, si précis, si distincts, qu’il n’était pas possible qu’ils ne fussent pas réels !… Il poussa un cri et se réveilla.
 
Mais il ne courut pas à la porte, comme l’autre fois. Quelle idée subite dirigea son premier mouvement ?… Est-ce même une idée quelconque qui à ce moment le fit agir ?… Ce fut comme si quelqu’un lui disait ce qu’il fallait faire ; il se dressa vivement sur son lit, se jeta en avant, droit vers le divan où dormait Pavel Pavlovitch, les mains tendues, comme pour prévenir, repousser une attaque. Ses mains rencontrèrent d’autres mains, tendues vers lui ; il les saisit fortement ; quelqu’un était là, debout, penché vers lui. Les rideaux étaient fermés, mais l’obscurité n’était pas complète ; il venait une faible lueur de la pièce voisine, qui n’avait pas de rideaux opaques. Tout à coup, une douleur terrible lui déchira la paume et les doigts de la main gauche, et il comprit qu’il avait saisi fortement de cette main le tranchant d’un couteau ou d’un rasoir. Au même moment, il entendit le bruit sec d’un objet qui tombait à terre.
 
Veltchaninov était bien trois fois plus fort que Pavel Pavlovitch ; pourtant la lutte fut longue, dura quatre ou cinq minutes. Enfin il le terrassa, lui ramena les mains derrière le dos, pour les lui lier, tout de suite. Il tint ferme l’assassin de la main gauche, et, de l’autre chercha quelque chose qui pût servir de lien, le cordon des rideaux de la fenêtre ; il tâtonna longtemps, le trouva enfin, et l’arracha. Il fut surpris lui-même, ensuite, de la vigueur extraordinaire que cet effort lui avait demandée.
 
Durant ces trois minutes, ni lui, ni l’autre, ne dit un seul mot ; rien ne s’entendait, que leur souffle haletant, et le bruit sourd de la lutte. Quand il fut parvenu à lier les mains de Pavel Pavlovitch, il le laissa couché à terre, se releva, alla à la fenêtre, écarta les rideaux. La rue était déserte ; le jour commençait à blanchir. Il ouvrit la fenêtre, y resta quelques instants, respirant à pleins poumons l’air frais. Il était près de cinq heures. Il referma la fenêtre, alla à l’armoire, prit une serviette, et en enveloppa solidement sa main gauche, pour arrêter le sang. Il vit à ses pieds le rasoir ouvert, sur le tapis ; il le ramassa, l’essuya, le remit dans la boîte, qu’il avait oubliée le matin sur une petite table placée près du divan où avait dormi Pavel Pavlovitch ; et il plaça la boîte dans son bureau, qu’il ferma à clef. Puis il s’approcha de Pavel Pavlovitch, et le considéra.
 
Il avait réussi à se lever à grand-peine et à s’asseoir dans un fauteuil. Il n’était ni habillé, ni chaussé. Sa chemise était tachée de sang, dans le dos et aux manches ; c’était du sang de Veltchaninov.
 
C’était assurément Pavel Pavlovitch, mais il était méconnaissable, tant ses traits étaient décomposés. Il était assis, les mains liées derrière le dos, faisant effort pour se tenir droit, le visage ravagé, convulsé, vert à force de pâleur ; de temps en temps, il tremblait. Il regardait Veltchaninov d’un regard fixe, mais éteint, d’un œil qui ne voyait pas. Tout à coup, il eut un sourire stupide et égaré, désigna d’un mouvement de la tête la carafe, sur la table, et dit, en bégayant, tout bas :
 
— À boire…
 
Veltchaninov remplit un verre d’eau et le fit boire, de sa main. Pavel Pavlovitch aspirait l’eau gloutonnement ; il but trois gorgées, puis releva la tête, regarda très fixement, en face, Veltchaninov qui restait debout devant lui, le verre en main ; il ne dit rien, et recommença à boire. Quand il eut fini, il respira profondément. Veltchaninov prit son oreiller, ses vêtements, passa dans la pièce voisine et enferma Pavel Pavlovitch à clef dans la chambre où il se trouvait.
 
Ses souffrances de la nuit avaient complètement cessé, mais sa faiblesse redevint extrême, après le prodigieux effort qu’il venait de déployer. Il essaya de réfléchir à ce qui s’était passé ; mais ses idées ne parvenaient pas à se coordonner : la secousse avait été trop forte. Il s’assoupit, sommeilla quelques minutes, puis soudain trembla de tous ses membres, se réveilla, se rappela tout ; il souleva avec précaution sa main gauche, toujours enveloppée dans la serviette humide de sang, et se mit à réfléchir, avec une agitation fébrile. Un seul point était parfaitement clair pour lui : c’est que Pavel Pavlovitch avait effectivement voulu l’égorger, mais que peut-être un quart d’heure avant de faire le coup il ignorait lui-même qu’il le ferait. Peut-être la boîte aux rasoirs lui avait-elle sauté aux yeux, la veille au soir, sans qu’il eût aucune préméditation, et le souvenir de ces rasoirs avait-il agi ensuite, comme une obsession. (Les rasoirs, d’ordinaire, étaient enfermés à clef dans le bureau ; la veille, Veltchaninov s’en était servi, et les avait laissés dehors par mégarde.)
 
« S’il avait été résolu à me tuer, il se serait muni d’un poignard ou d’un pistolet ; il ne pouvait compter sur mes rasoirs, qu’il n’avait encore jamais vus », songea-t-il.
 
Enfin, six heures sonnèrent. Veltchaninov revint à lui, s’habilla, et retourna vers Pavel Pavlovitch. En ouvrant la porte, il ne put s’expliquer pourquoi il avait enfermé Pavel Pavlovitch, pourquoi il ne l’avait pas chassé sur-le-champ hors de chez lui. Il fut surpris de le trouver tout habillé : le prisonnier était parvenu à défaire ses liens. Il était assis dans le fauteuil ; il se leva quand Veltchaninov entra. Il tenait son chapeau à la main. Son regard trouble disait : « Il est inutile de parler ; il n’y a rien à dire ; il n’y a pas à parler… »
 
— Allez ! dit Veltchaninov. Prenez votre écrin, ajouta-t-il.
 
Pavel Pavlovitch revint jusqu’à la table, prit l’écrin, le mit dans sa poche et se dirigea vers l’escalier. Veltchaninov était debout près de la porte, pour la fermer sur lui. Leurs regards se rencontrèrent une dernière fois. Pavel Pavlovitch s’arrêta court. Pendant cinq secondes ils se regardèrent en face, les yeux dans les yeux, comme indécis. Enfin Veltchaninov lui fit signe de la main.
 
— Allez ! dit-il à demi voix.
 
Et il ferma la porte à clef.
 
== XVI. Analyse ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|XVI. Analyse}}
 
Un sentiment de joie inouïe, immense, le remplit tout entier ; quelque chose finissait, se dénouait ; une pesanteur effroyable s’en allait, se détachait de lui. Il en avait conscience. Elle avait duré cinq semaines. Il leva sa main, regarda la serviette tachée de sang, et murmura :
 
— Non, cette fois tout est bien fini !
 
Et, durant toute cette matinée, pour la première fois depuis trois semaines, il ne songea presque pas à Lisa, comme si ce sang, coulé de ses doigts blessés, l’avait encore affranchi de cette autre obsession.
 
Il comprenait clairement qu’un terrible danger l’avait menacé. « Ces gens-là, songeait-il, la minute d’avant, ne savent pas s’ils vous égorgeront ou non, et puis, une fois qu’ils tiennent un couteau entre leurs mains tremblantes, et qu’ils sentent le premier jet de sang sur leurs doigts, il ne leur suffit plus de vous égorger, il faut qu’ils vous coupent la tête, tout net : " houp ! " comme disent les forçats. C’est bien cela ! »
 
Il ne put rester chez lui : il fallait absolument qu’il fît quelque chose tout de suite, ou quelque chose allait inévitablement lui arriver : il sortit, marcha par les rues, et attendit. Il avait une envie extrême de rencontrer quelqu’un, de causer avec quelqu’un, fût-ce un inconnu, et ce désir lui donna l’idée de voir un médecin et de faire panser convenablement sa main. Le médecin, qu’il connaissait depuis longtemps, examina la blessure, et lui demanda curieusement :
 
— Comment cela a-t-il pu vous arriver ?
 
Veltchaninov répondit par une plaisanterie, éclata de rire et faillit tout raconter, mais se contint. Le médecin lui tâta le pouls, et, lorsqu’il sut la crise qu’il avait eue la nuit précédente, lui fit prendre sur-le-champ une potion calmante qu’il avait sous la main. Quant à la blessure, il le rassura :
 
— Cela ne peut avoir de suites bien fâcheuses.
 
Veltchaninov se remit à rire, et déclara que des suites excellentes s’étaient déjà produites.
 
Deux fois encore, dans cette même journée, il fut repris d’une envie irrésistible de tout raconter ; une fois, même, ce fut en présence d’un homme qui lui était tout à fait inconnu, et auquel il adressa le premier la parole dans une pâtisserie, — lui qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais pu supporter de causer avec des inconnus dans des endroits publics.
 
Il entra dans une boutique, acheta un journal, alla chez son tailleur et commanda des vêtements. L’idée d’aller rendre visite aux Pogoreltsev continuait à ne lui donner aucun plaisir ; il ne songeait guère à eux, et, d’ailleurs, il n’était pas possible qu’il allât à leur maison de campagne : il fallait qu’il attendît ici, à la ville, il ne savait quoi.
 
Il dîna de bon appétit, causa avec le garçon et avec son voisin de table, et vida une demi-bouteille de vin. Il ne songeait même pas qu’un retour de la crise de la veille fût possible ; il était convaincu que son mal avait complètement passé au moment même où, en dépit de son état de faiblesse, il avait, après une heure et demie de sommeil, sauté à bas de son lit, et si vigoureusement jeté à terre son assassin.
 
Vers le soir pourtant, la tête commença à lui tourner, et, par moments, il sentait monter quelque chose qui ressemblait à son rêve délirant de la nuit. Il rentra chez lui dès le crépuscule, et sa chambre le terrifia presque, lorsqu’il y pénétra. Il se sentait agité et oppressé. Il parcourut plusieurs fois son appartement ; même il alla jusque dans sa cuisine, où jamais il n’entrait. « C’est ici qu’hier ils ont fait chauffer les assiettes », songeait-il. Il ferma la porte au verrou, et, plus tôt que d’habitude, il alluma les bougies. Cependant, il se rappela que tout à l’heure, en passant devant la loge, il avait appelé Mavra et lui avait demandé : « Pavel Pavlovitch n’est-il pas venu en mon absence ? » comme si, en effet, il pouvait être venu.
 
Une fois qu’il se fut enfermé soigneusement, il prit dans son bureau la boîte à rasoirs et ouvrit le rasoir « d’hier » pour l’examiner. Sur le manche d’ivoire blanc il y avait encore quelques gouttes de sang. Il remit le rasoir dans la boîte, et la replaça dans le bureau. Il désirait dormir : il fallait absolument qu’il se couchât tout de suite ; autrement, « demain il ne serait bon à rien ». Ce lendemain lui apparaissait comme un jour destiné à être en quelque sorte fatal et « définitif ». Mais les mêmes pensées qui, durant toute la journée, tandis qu’il courait par les rues, ne l’avaient pas quitté un seul instant, envahirent tumultueusement sa tête malade, sans qu’il pût y mettre ordre ou les écarter, et il songea, songea, songea, et longtemps encore il lui fut impossible de s’endormir…
 
« Étant accordé qu’il s’est mis à m’égorger, sans préméditation aucune, pensa-t-il, n’en avait-il jamais eu l’idée auparavant, pas une seule fois, ne l’a-t-il même jamais rêvé dans un de ses mauvais moments ? »
 
Il trouva une réponse bizarre : « Pavel Pavlovitch voulait le tuer, mais l’idée du meurtre n’était pas venue une seule fois à l’esprit du futur meurtrier. » Plus brièvement : « Pavel Pavlovitch voulait tuer, mais ne savait pas qu’il voulait tuer. C’est incompréhensible, mais c’est comme cela », pensa Veltchaninov. « Ce n’est ni pour chercher une place ni pour Bagaoutov qu’il est venu à Pétersbourg — bien qu’une fois ici, il ait cherché une place et couru après Bagaoutov, et qu’il ait été hors de lui lorsque l’autre est mort — ; il se souciait de Bagaoutov autant que d’une guigne. C’est pour moi qu’il est venu ici, et qu’il est venu avec Lisa… Moi-même, m’attendais-je à quelque chose… »
 
Il se répondit que décidément oui, qu’il s’y était attendu du jour où il l’avait vu en voiture, à l’enterrement de Bagaoutov :
 
« Je m’attendais à quelque chose, mais naturellement, pas à cela…, pas, naturellement, à ce qu’il me coupât le cou !…
 
« Mais voyons, était-ce sincère, — s’écria-t-il encore, en soulevant brusquement sa tête de l’oreiller et en ouvrant les yeux, — était-ce sincère, tout ce que… ce fou me disait hier de sa tendresse pour moi, tandis que son menton tremblait et qu’il se frappait la poitrine du poing. »
 
— C’était parfaitement sincère, — répondit-il, approfondissant l’analyse sans ordre. — Il était parfaitement assez bête et assez généreux pour s’éprendre de l’amant de sa femme, à la conduite de laquelle il n’a rien trouvé à redire pendant vingt ans ! Il m’a estimé pendant neuf ans, a honoré mon souvenir, et a gardé mes « expressions » dans sa mémoire. Il n’est pas possible qu’il ait menti hier ! Est-ce qu’il ne m’aimait pas hier, lorsqu’il me disait : « Réglons nos comptes. » Parfaitement il m’aimait tout en me haïssant, cet amour est de tous le plus fort…
 
« Il est possible — c’est même certain — que j’ai fait sur lui, à T…, une impression prodigieuse, oui, prodigieuse, et que je l’ai subjugué ; oui, avec un être pareil, cela a fort bien pu arriver. Il m’a fait cent fois plus grand que je ne suis, parce qu’il s’est senti écrasé devant moi… Je serais bien curieux de savoir exactement ce qui, en moi, lui faisait tant d’effet… Après tout, il est bien possible que ce soient mes gants frais, et la manière dont je les mettais. Les gants, c’est plus qu’il n’en faut pour certaines âmes nobles, surtout pour des âmes d’" éternels maris ". Le reste, ils se l’exagèrent, le multiplient par mille, et ils se battront pour vous, si cela vous fait plaisir… Comme il admirait mes moyens de séduction ! Il est bien possible que ce soit précisément cela qui lui ait fait le plus d’effet… Et son cri, l’autre jour ! Lui aussi ! mais alors il n’y a plus moyen de se fier à personne ! " Quand un homme en est là, c’est fini, ce n’est plus qu’une bête brute !…
 
« Hum ! Il est venu ici pour "nous embrasser et pleurer ensemble", comme il le déclarait avec son air sournois ; ce qui veut dire qu’il venait pour me couper le cou, et qu’il croyait venir m’embrasser et pleurer… Il a amené Lisa avec lui, peut-être qu’en effet il m’eût pardonné, car il avait terriblement envie de pardonner ! Tout cela a tourné, dès notre première rencontre, en attendrissement d’ivrogne, en niaiseries grotesques et en vilaines piailleries de femme offensée. C’est pour cela qu’il est venu complètement ivre, pour être, avec toutes ses grimaces, en état de parler ; il n’aurait jamais pu, sans être ivre… Et ce qu’il les aimait, les grimaces ! Quelle joie, lorsque je me suis laissé aller à cette embrassade !… Seulement il ne savait pas alors si tout cela finirait par un baiser ou par un coup de couteau. Eh bien ! la solution est venue, la meilleure, la vraie solution : le baiser et le coup de couteau, les deux à la fois. C’est la solution tout à fait logique !…
 
« Il a été assez bête pour me mener voir sa fiancée… Sa fiancée ! Seigneur ! Il n’y a qu’un être comme lui qui puisse avoir l’idée de "renaître à une vie nouvelle" par ce moyen-là. Pourtant, il a eu des doutes ; il lui a fallu la haute sanction de Veltchaninov, de l’homme dont il faisait si grand cas. Il fallait que Veltchaninov lui donnât l’assurance que le rêve n’était pas rêve, que tout cela était bien réel… Il m’a emmené parce qu’il m’admirait infiniment, parce qu’il avait une confiance sans bornes dans la noblesse de mes sentiments, —et qui sait ? parce qu’il espérait que là-bas, sous la verdure, nous nous embrasserions et nous pleurerions, à deux pas de sa chaste fiancée. — Eh oui ! Il fallait bien qu’une bonne fois cet "éternel mari" se vengeât de tout, et, pour se venger, il a pris en main le rasoir… sans préméditation, c’est vrai, mais enfin, il l’a pris en main !… Voyons, avait-il une arrière-pensée, quand il m’a raconté l’histoire de ce garçon d’honneur ? Tout de même, il lui a donné du couteau dans le ventre ; tout de même, il a fini par lui en donner, et en présence du gouverneur !…" Et avait-il en effet une intention, l’autre nuit quand il s’est relevé, et qu’il est venu là, au milieu de la chambre ? Hum… ; mais non, c’était évidemment pour me faire une farce. Il s’était levé sans mauvaise intention, et puis, quand il a vu que j’avais peur, il est resté là, sans me répondre, pendant dix minutes, parce qu’il s’amusait fort de voir que j’avais peur de lui… Il est bien possible qu’à ce moment-là l’idée lui soit venue pour la première fois, pendant qu’il était là, debout dans l’obscurité.
 
« Mais voyons, si je n’avais pas oublié hier mes rasoirs sur la table… eh bien ! je crois fort qu’il ne serait rien arrivé du tout. Évidemment ! Évidemment ! Puisqu’il m’a évité tous ces temps-ci ! puisqu’il ne venait plus, depuis quinze jours, par pitié pour moi ! Puisque c’est Bagaoutov qu’il voulait et non pas moi !… Puisqu’il s’est relevé, cette nuit, pour faire chauffer les assiettes, espérant que l’attendrissement écarterait le couteau !… C’est bien clair, il les chauffait pour lui-même autant que pour moi, ses assiettes !… »
 
Longtemps encore sa tête malade travailla de la sorte à tisser du vide, jusqu’au moment où il s’assoupit. Il se réveilla, le lendemain matin, la tête toujours aussi malade, mais il se sentit en proie à une terreur nouvelle, imprévue…
 
Cette terreur venait de la conviction soudaine qui s’était faite en lui qu’il devrait, lui, Veltchaninov, ce jour-là, de son propre mouvement, aller chez Pavel Pavlovitch. Pourquoi ? en vue de quoi ? Il n’en savait rien, n’en voulait rien savoir ; ce qu’il savait, c’est qu’il irait.
 
Sa folie — il ne trouvait pas d’autre nom — grandit à tel point qu’il finit par trouver à cette résolution un air raisonnable et un prétexte plausible : déjà, la veille, il avait été obsédé par l’idée que Pavel Pavlovitch, rentré chez lui, avait dû s’enfermer et se pendre, tout comme le commissaire dont lui avait parlé Maria Sysoevna. Cette hallucination de la veille était devenue peu à peu pour lui une certitude absurde, mais indéracinable. — « Et pourquoi diable cet imbécile s’est-il pendu ? » se demandait-il à tout instant. Il se rappelait les paroles de Lisa… « Au reste, à sa place, moi aussi, je me serais pendu… », songea-t-il une fois.
 
Enfin il ne put plus y tenir : au lieu d’aller dîner, il se dirigea vers la maison de Pavel Pavlovitch. — « Je me contenterai de demander à Maria Sysoevna », se dit-il. Mais à peine fut-il sous la porte cochère, qu’il s’arrêta.
 
— Voyons, voyons ! s’écria-t-il, confus et furieux. J’irais me traîner jusque-là pour « nous embrasser et pleurer ensemble » ! Je descendrais à ce degré de honte, à cette bassesse insensée !
 
Il fut sauvé de « cette bassesse insensée » par la Providence, qui veille sur les hommes comme il faut. À peine fut-il dans la rue qu’il se heurta à Alexandre Lobov. Le jeune homme était hors d’haleine, très agité.
 
— Ah ! Je venais précisément chez vous ! Eh bien ! et notre ami Pavel Pavlovitch !…
 
— Il s’est pendu ! murmura Veltchaninov d’un air égaré.
 
— Comment, pendu ?… Et pourquoi donc ? fit Lobov en ouvrant de grands yeux.
 
— Rien… ne faites pas attention… Je croyais… Continuez.
 
— Mais quelle singulière idée !… Il ne s’est pas pendu du tout ! Pourquoi se serait-il pendu ? Au contraire, il est parti. Je viens de le mettre en wagon… Mais ce qu’il boit ! ce qu’il boit ! il chantait à tue-tête dans le wagon ; il s’est souvenu de vous ; il m’a recommandé de vous saluer… Voyons, est-ce une canaille ? qu’en pensez-vous ? dites ?
 
Le jeune homme était extrêmement surexcité : son visage enluminé, ses yeux étincelants, sa langue pâteuse en témoignaient suffisamment. Veltchaninov éclata de rire, à gorge déployée.
 
— Alors, eux aussi, ils ont fini par fraterniser ! Ha ! ha ! Ils se sont embrassés et ils ont pleuré ensemble !
 
— Sachez qu’il a pris congé, là-bas, tout de bon. Il y est allé hier et aujourd’hui aussi… Il nous a dénoncés en plein. On a enfermé Nadia dans la pièce de l’entresol. Des cris et des pleurs, mais nous ne céderons pas !… Mais ce qu’il boit ! ce qu’il boit ! Il parlait tout le temps de vous… mais quelle différence avec vous ! Vous, vous êtes vraiment un homme très bien, et puis, vous avez fait partie de la bonne société, et, si vous êtes forcé de rester à l’écart, à présent, c’est uniquement par pauvreté, n’est-ce pas ?…
 
— Alors, c’est lui qui vous a dit cela de moi ?
 
— C’est lui, c’est lui, mais ne vous fâchez pas. Être un bon citoyen, cela vaut mieux que d’être de grand monde. Mon avis à moi, c’est qu’en notre temps on ne sait plus du tout qui estimer en Russie. Et convenez que c’est une affreuse calamité, pour une époque, de ne plus savoir qui estimer… n’est-il pas vrai ?
 
— C’est fort exact… Mais lui ?
 
— Lui ? Qui, lui ?… Ah ! parfaitement !… Pourquoi diable disait-il : « Veltchaninov a cinquante ans, mais il est ruiné » ? Pourquoi mais, et non pas et ? Il riait de bon cœur, et il a répété cela plus de mille fois. Il est monté en wagon, il s’est mis à chanter, et il a pleuré… C’était simplement honteux ; c’était même pénible, cet homme ivre !… Ah ! je n’aime pas les imbéciles !… Et puis il jetait de l’argent aux pauvres pour le repos de l’âme de Lisa… C’est sa femme, n’est-ce pas ?
 
— Sa fille.
 
— Qu’avez-vous donc à la main ?
 
— Je me suis coupé.
 
— Ce n’est rien, cela se passera… Il a bien fait d’aller au diable, mais je gage que là où il va, il se mariera tout de suite… ne croyez-vous pas ?
 
— Eh bien, mais, vous-même, vous voulez bien vous marier !
 
— Moi ? oh mais ! c’est autre chose ! … Êtes-vous drôle ! Si vous avez cinquante ans, il en a bien soixante ; et, en pareille matière, il faut de la logique, mon petit père !… Et puis, il faut que je vous dise, dans le temps j’étais un panslaviste farouche, mais à présent nous attendons l’aurore de l’Occident… Allons, au revoir ; je suis bien aise de vous avoir rencontré sans vous avoir cherché. Je ne puis pas monter chez vous ; ne me le demandez pas ; impossible !
 
Et il reprit sa course.
 
— Ah ! mais où ai-je donc la tête ? — fit-il en revenant sur ses pas. — Il m’a chargé d’une lettre pour vous ! Voici la lettre… Pourquoi ne l’avez-vous pas accompagné à la gare ?
 
Veltchaninov remonta chez lui, et déchira l’enveloppe.
 
Sous l’enveloppe il n’y avait pas une seule ligne de Pavel Pavlovitch ; rien qu’une lettre d’une autre main. Veltchaninov reconnut l’écriture. La lettre était vieille, le temps avait jauni le papier, l’encre avait pâli. Elle avait été écrite pour lui dix ans auparavant, deux mois après son départ de T… Mais elle ne lui était pas parvenue ; elle n’avait pas été envoyée : l’autre lui avait été substituée, il le comprit aussitôt.
 
Dans cette lettre, Natalia Vassilievna lui disait adieu à jamais — tout comme dans celle qu’il avait reçue — ; elle lui déclarait qu’elle en aimait un autre, à qui elle n’avait pas révélé qu’elle était enceinte. Elle lui promettait, pour le consoler, de lui confier l’enfant qui lui naîtrait, lui rappelait que c’était là pour eux de nouveaux devoirs, que par là même leur amitié se trouvait scellée, pour toujours… En un mot, la lettre était fort peu logique, mais disait fort clairement qu’il fallait qu’il la débarrassât de son amour. Elle lui permettait de revenir à T… au bout d’un an, pour voir l’enfant. — Elle avait réfléchi, et, Dieu sait pourquoi, substitué l’autre lettre à celle-là.
 
Veltchaninov, en lisant, devint pâle ; mais il se représenta Pavel Pavlovitch, trouvant cette lettre et la lisant pour la première fois, devant le coffret de famille, le coffret d’ébène incrusté de nacre.
 
« Lui aussi, il a dû devenir pâle comme un mort, — songea-t-il en constatant sa propre pâleur dans la glace ; — oui, certainement, lorsqu’il l’a lue, il a dû fermer les yeux, et puis, les rouvrir brusquement, dans l’espoir que la lettre redeviendrait un simple papier blanc… Oui, il a dû recommencer trois fois l’épreuve !… »
 
== XVII. L’Éternel Mari ==
{{titre|[[L’Éternel Mari]]|[[Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski]]|XVII. L’Éternel Mari}}
 
Deux ans après, par une belle journée d’été, M. Veltchaninov se trouvait en wagon, allant à Odessa, pour rendre visite à un ami ; il espérait, d’ailleurs, que cet ami le présenterait à une femme tout à fait intéressante, que depuis longtemps il désirait connaître de plus près. Il s’était très fortement modifié, ou, pour mieux dire, il avait infiniment gagné au cours de ces deux années. Il ne lui restait presque rien de son ancienne hypocondrie.
 
De tous les « souvenirs » qui l’avaient torturé deux ans auparavant, à Pétersbourg, durant son interminable procès, il ne lui restait plus qu’un peu de confusion, lorsqu’il songeait à cette période d’impuissance et de pusillanimité maladive. Il se consolait en disant que cet état ne se reproduirait plus, et que personne jamais n’en saurait rien.
 
Sans doute, à cette époque, il avait complètement rompu avec le monde, s’était négligé, s’était tenu tout à fait à l’écart ; on l’avait parfaitement remarqué. Mais il était rentré dans le monde avec une contrition si parfaite, et il s’y était montré si renouvelé, si sûr de lui-même, que tous lui avaient pardonné aussitôt sa défection momentanée. Ceux même qu’il avait cessé de saluer furent les premiers à le reconnaître et à lui tendre la main, sans lui poser aucune question fâcheuse, comme s’il avait simplement dû se consacrer quelque temps à ses affaires personnelles, qui ne regardaient que lui.
 
La cause principale de son heureuse transformation était, bien entendu, l’issue de son procès. Il lui était revenu soixante mille roubles : c’était peu de chose, évidemment, mais pour lui, c’était beaucoup. Il se retrouvait sur un terrain solide ; il savait qu’il ne gâcherait pas stupidement ces dernières ressources comme il avait fait des autres, et qu’il les ménagerait pour la durée de son existence. « Ils peuvent bien bouleverser à leur gré l’édifice social, et nous corner aux oreilles tout ce qu’ils voudront, — songeait-il parfois, en considérant les choses belles et excellentes qui se réalisaient autour de lui et dans la Russie entière, — les hommes peuvent changer, les idées aussi, moi je n’en ai cure : je sais que j’aurai toujours à ma disposition un petit dîner soigné, comme celui que je savoure en ce moment-ci, et, quant au reste, je suis bien tranquille. » Cette tournure d’esprit bourgeoise et voluptueuse avait transformé peu à peu jusqu’à sa personne physique : l’hystérique agité de jadis avait complètement disparu, et avait fait place à un nouvel homme, à un homme gai, ouvert, posé. Même, les rides inquiétantes, qui s’étaient montrées un instant autour de ses yeux et sur son front, s’étaient presque effacées ; et son teint s’était modifié, était devenu blanc et rose.
 
Il était confortablement installé dans un wagon de première classe, et son esprit ravi caressait une pensée charmante. Il y avait une bifurcation à la gare suivante. « J’ai donc le choix : si tout à l’heure je quitte la ligne directe pour bifurquer à droite, je pourrais faire une visite, deux stations plus loin, à une dame que je connais bien, qui revient à peine de l’étranger et qui se trouve là-bas dans une solitude fort avantageuse pour moi, mais fort ennuyeuse pour elle : voilà de quoi s’occuper d’une manière aussi intéressante qu’à Odessa, d’autant plus qu’il sera toujours temps de gagner ensuite Odessa… » Il hésitait encore, et n’arrivait pas à se déterminer ; il attendait la secousse soudaine qui le déciderait. Cependant la station était proche et la secousse ne venait pas.
 
Il y avait à cette gare un arrêt de quarante minutes, et le dîner était servi pour les voyageurs. À la porte de la salle d’attente des première et seconde classes il y avait un attroupement de gens qui se bousculaient pour mieux voir : sans doute, il se produisait là quelque scandale. Une dame, descendue d’un compartiment de deuxième classe, fort jolie, mais trop élégamment mise pour une voyageuse, entraînait presque de force un uhlan, un jeune et charmant officier, qui cherchait à se dégager de ses mains. Le jeune officier était parfaitement ivre, et la dame, probablement une parente, son aînée, l’empêchait de courir au buffet, pour recommencer à boire. Le uhlan heurta, dans la foule, un jeune marchand, également ivre, au point de n’avoir plus sa raison. Ce jeune marchand n’avait pas quitté la gare depuis deux jours, était resté là à boire et à dépenser son argent avec des camarades, sans trouver le temps de poursuivre sa route. Il y eut une querelle, l’officier cria, le marchand se fâcha, la dame était au désespoir, cherchait à couper court à la dispute, à entraîner le uhlan, et lui criait d’une voix suppliante :
 
— Mitinka ! Mitinka !
 
Le jeune marchand trouva cela révoltant. Tout le monde riait aux éclats, mais lui, il se jugeait profondément offensé dans sa dignité.
 
— Eh bien quoi ? « Mitinka ! » fit-il en singeant la petite voix aiguë et suppliante de la dame. Vous n’avez pas honte, devant le monde !
 
La dame s’était laissée tomber sur une chaise et était parvenue à faire asseoir le uhlan près d’elle ; le jeune marchand s’approcha en titubant, les regarda d’un air de mépris, et hurla une injure.
 
La dame poussa des cris déchirants, et regarda autour d’elle, avec angoisse, si personne ne viendrait à son aide. Elle était honteuse et terrifiée. Pour comble, l’officier se leva de sa chaise, vociféra des menaces, voulut se jeter sur le marchand, glissa et retomba en arrière, sur sa chaise. Les rires augmentèrent, mais personne ne songeait à leur porter secours. Le sauveur, ce fut Veltchaninov : il prit le marchand au collet, le fit tourner sur lui-même, et l’envoya rouler à dix pas de la jeune femme épouvantée. Ce fut la fin du scandale : le jeune marchand, calmé soudain par la secousse et par l’inquiétante stature de Veltchaninov, se laissa emmener par ses camarades. L’allure imposante de ce monsieur si bien mis fit son effet sur les rieurs : les rires cessèrent. La dame, toute rougissante, les larmes aux yeux, lui exprima avec effusion sa reconnaissance. Le uhlan bégaya : « Merci ! merci ! » et voulut tendre la main à Veltchaninov, mais changea d’idée, se coucha sur deux chaises, et allongea les pieds vers lui.
 
— Mitinka ! gémit la dame, avec un geste d’horreur. Veltchaninov était fort satisfait de l’aventure et de son issue. La dame l’intéressait ; c’était évidemment une provinciale aisée, mise sans goût, mais avec coquetterie, de manières un peu ridicules, — tout ce qu’il faut pour donner bon espoir à un fat de la capitale qui a des vues sur une femme. — Ils causèrent : la dame lui raconta l’histoire avec feu, se plaignit de son mari « qui avait tout à coup disparu, et qui était la cause de tout… Il disparaissait toujours au moment où l’on avait besoin de lui… ».
 
— Il est allé… bégaya le uhlan.
 
— Oh ! voyons ! Mitinka ! interrompit-elle toute suppliante.
 
— Bon ! gare au mari ! songea Veltchaninov.
 
— Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il tout haut, j’irai à sa recherche.
 
— Pa…l Pa…litch, bredouilla le uhlan.
 
— Votre mari se nomme Pavel Pavlovitch ? demanda curieusement Veltchaninov.
 
Au même moment, la tête chauve qu’il connaissait fort bien surgit entre lui et la dame. En un instant, il revit le jardin des Zakhlébinine, les jeux innocents, l’insupportable tête chauve qui s’interposait toujours entre lui et Nadéjda Fédoséievna.
 
— Ah ! vous voilà, enfin ! cria la jeune femme d’un ton rageur.
 
C’était Pavel Pavlovitch en personne ; il regarda Veltchaninov avec stupéfaction et avec terreur, et resta pétrifié, comme à la vue d’un fantôme. Son ahurissement fut tel que, pendant un bon moment, il n’entendit rien des reproches violents que sa femme lui adressait avec une extrême volubilité. À la fin il comprit, vit ce qui le menaçait et trembla.
 
— Oui, c’est votre faute, et ce monsieur — elle désignait ainsi Veltchaninov — a été vraiment pour nous un ange sauveur, et vous… vous, vous êtes toujours parti, quand on a besoin de vous…
 
Veltchaninov éclata de rire.
 
— Mais nous sommes de vieux amis, des amis d’enfance ! s’écria-t-il en regardant la dame stupéfaite, et en posant familièrement, d’un air protecteur, sa main droite sur l’épaule de Pavel Pavlovitch, qui souriait vaguement, tout pâle ; — ne vous a-t-il jamais parlé de Veltchaninov ?
 
— Non, jamais, fit-elle après avoir cherché.
 
— En ce cas, présentez-moi à votre femme, oublieux ami !
 
— En effet, ma chère Lipotchka, monsieur Veltchaninov, que voici…
 
Il s’embrouilla, se perdit, ne put continuer. Sa femme, toute rouge, le regardait d’un œil furieux, évidemment parce qu’il l’avait appelée Lipotchka.
 
— Et figurez-vous qu’il ne m’a même pas fait part de son mariage, et qu’il ne m’a pas invité à la noce ; mais je vous en prie, Olympiada…
 
— Semenovna, acheva Pavel Pavlovitch.
 
— Semenovna, répéta le uhlan qui s’endormait.
 
— Je vous en prie, Olympiada Semenovna, pardonnez-lui, faites-moi cette grâce, en l’honneur de notre rencontre… C’est un excellent mari !
 
Et Veltchaninov frappa amicalement sur l’épaule de Pavel Pavlovitch.
 
— J’étais allé à l’écart, ma chère petite, pour une petite minute seulement, dit Pavel Pavlovitch, pour s’excuser.
 
— Et vous avez laissé insulter votre femme ! interrompit Lipotchka. Quand on a besoin de vous, vous n’y êtes jamais, et quand on n’a pas besoin de vous, vous êtes là…
 
— Oui ! oui ! quand on n’a pas besoin de lui, il est là, quand on n’a pas besoin… appuya le uhlan.
 
Lipotchka étouffait de colère ; elle sentait que ce n’était pas bien devant Veltchaninov, et elle en rougissait, mais elle ne pouvait se contenir.
 
— Quand il n’y a pas lieu, vous savez en prendre, des précautions !
 
— Jusque sous le lit…il cherche des amants… jusque sous le lit… quand il n’y a pas lieu, quand il n’y a pas lieu, cria Mitinka, qui s’animait à son tour.
 
Mais personne ne faisait attention à Mitinka.
 
Tout finit par s’apaiser ; on fit plus entièrement connaissance. On envoya Pavel Pavlovitch chercher du café et du bouillon. Olympiada Semenovna expliqua à Veltchaninov qu’ils venaient de O…, où son mari était en fonction, et qu’ils allaient passer deux mois à la campagne, pas bien loin, à quarante verstes de cette station ; qu’ils avaient là-bas une belle maison et un jardin, qu’ils y recevaient, qu’ils avaient des voisins et que, si Alexis Ivanovitch était assez aimable pour aller leur rendre visite « dans leur solitude », elle l’accueillerait « comme son ange gardien », car elle ne pouvait songer sans terreur à ce qui serait arrivé, si… etc., etc., — en un mot « comme son ange gardien… ».
 
— Oui, comme un sauveur, appuya chaudement le uhlan.
 
Veltchaninov remercia, déclara qu’il en serait enchanté, qu’au reste il disposait de son temps, n’étant astreint à aucune occupation, et que l’invitation d’Olympiada Semenovna le séduisait infiniment. Puis il causa très gaiement, et plaça deux ou trois compliments fort à propos. Lipotchka rougit de plaisir. Lorsque Pavel Pavlovitch vint les rejoindre, elle lui annonça avec beaucoup d’entrain qu’Alexis Ivanovitch avait eu l’amabilité d’accepter son invitation, qu’il viendrait passer avec eux un mois entier à la campagne, et qu’il avait promis d’arriver dans une semaine. Pavel Pavlovitch sourit d’un air désespéré et ne dit rien. Olympiada Semenovna haussa les épaules et leva les yeux au ciel. Enfin on se sépara : ce fut encore des remerciements, de nouveau « l’ange gardien », « le sauveur », de nouveau « Mitinka », puis Pavel Pavlovitch reconduisit sa femme et le uhlan à leur wagon. Veltchaninov alluma un cigare, et se promena de long en large sur le quai en attendant le départ ; il pensait bien que Pavel Pavlovitch allait revenir pour causer jusqu’au dernier appel. C’est ce qui arriva. Pavel Pavlovitch se dressa devant lui, les yeux, la physionomie tout entière pleine de questions anxieuses. Veltchaninov sourit, lui prit amicalement le bras, l’entraîna jusqu’à un banc voisin, s’assit, et le fit asseoir près de lui. Il ne dit rien ; il voulait que Pavel Pavlovitch commençât.
 
— Alors, vous viendrez chez nous ? demanda-t-il tout à coup, allant droit à la question.
 
— J’en étais sûr ! Ah ! vous êtes toujours le même ! fit Veltchaninov en riant. Voyons, — continua-t-il en lui tapant sur l’épaule, — avez-vous pu croire un seul instant que j’irais en effet vous demander l’hospitalité, et pour un mois entier ? Ha ! ha !
 
Pavel Pavlovitch était rayonnant de joie.
 
— Alors, vous ne viendrez pas ! s’écria-t-il.
 
— Mais non, je ne viendrai pas, je ne viendrai pas ! fit Veltchaninov, avec un sourire joyeux.
 
Il ne comprenait pas pourquoi tout cela lui semblait prodigieusement comique, mais plus il allait, plus il s’en amusait.
 
— Bien sûr ?… vous parlez sérieusement ?
 
Et Pavel Pavlovitch sursauta d’impatience et d’inquiétude.
 
— Je vous ai dit que je n’irai pas ; le drôle d’homme que vous êtes !
 
— Mais alors, que dirai-je ?… Comment expliquerai-je à Olympiada Semenovna, à la fin de la semaine, quand elle verra que vous ne venez pas, quand elle vous attendra ?
 
— La belle affaire ! Vous direz que je me suis cassé la jambe, ou n’importe quoi !
 
— Elle ne le croira pas ! fit Pavel Pavlovitch d’une voix gémissante.
 
— Et elle vous grondera ? reprit Veltchaninov, toujours souriant. Mais vraiment, mon pauvre ami, il me semble que vous tremblez devant votre charmante femme, hein ?
 
Pavel Pavlovitch fit ce qu’il put pour sourire, mais n’y parvint pas. Que Veltchaninov eût promis de ne pas venir, c’était très bien ; mais qu’il se permît de plaisanter familièrement sur le compte de sa femme, c’était inadmissible ; Pavel Pavlovitch s’assombrit ; Veltchaninov s’en aperçut. Cependant on venait de sonner le second coup de cloche : une petite voix perçante sortit d’un wagon, appelant impatiemment Pavel Pavlovitch. Celui-ci s’agita sur place mais ne se rendit pas encore à l’appel : il était clair qu’il attendait encore quelque chose de Veltchaninov ; sans aucun doute, une nouvelle promesse de ne pas venir.
 
— De quelle famille est votre femme ? demanda Veltchaninov, comme s’il ne s’apercevait pas de l’inquiétude de Pavel Pavlovitch.
 
— C’est la fille de notre pope, répondit l’autre en regardant d’un œil inquiet vers son wagon.
 
— Oui, je vois bien, c’est pour sa beauté que vous l’avez épousée.
 
Pavel Pavlovitch s’assombrit de nouveau.
 
— Et qu’est-ce donc que ce Mitinka ?
 
— C’est un parent éloigné, de mon côté, le fils d’une cousine germaine qui est morte. Il s’appelle Goloubtchikov. On l’a chassé du service à cause d’une histoire ; il vient d’y rentrer ; c’est nous qui l’avons équipé… C’est un pauvre jeune homme qui n’a pas eu de chance…
 
« C’est bien cela, tout à fait cela ; tout y est, songea Veltchaninov. »
 
— Pavel Pavlovitch ! fit de nouveau la voix qui venait du wagon, mais cette fois sur un mode plus aigu.
 
— Pa…el Pa…litch ! répéta une autre voix, une voix d’ivrogne.
 
Pavel Pavlovitch s’agita, se trémoussa, mais Veltchaninov le saisit vivement par le bras et le tint immobile.
 
— Voulez-vous que j’aille sur-le-champ raconter à votre femme que vous avez voulu m’assassiner ? hein ?
 
— Quoi ? Comment ? fit Pavel Pavlovitch tout épouvanté, Dieu vous en garde !
 
— Pavel Pavlovitch ! Pavel Pavlovitch ! cria de nouveau la voix.
 
— Eh bien, allez, à présent ! dit Veltchaninov en le lâchant ; il riait de bon cœur.
 
— Alors vous ne viendrez pas ? murmura une dernière fois Pavel Pavlovitch, désespéré, les mains jointes, comme jadis.
 
— Je vous jure que non ! Allons, sauvez-vous, ou il y aura du grabuge !
 
Et il lui tendit cordialement la main, mais il tressaillit : Pavel Pavlovitch ne la prenait pas et retirait la sienne.
 
La cloche sonna pour la troisième fois.
 
Il passa entre eux, soudain, quelque chose d’étrange ; ils étaient comme transformés.
 
Veltchaninov ne riait plus ; il sentait en lui un frémissement, un déchirement brusque. Il saisit Pavel Pavlovitch par les épaules, violemment, brutalement.
 
— Et si, moi, je vous tends cette main-ci — il lui montrait la paume de sa main gauche, où se voyait encore la longue cicatrice de la blessure —, vous ne la refuserez pas, peut-être ! dit-il tout bas, les lèvres pâles et tremblantes.
 
Pavel Pavlovitch blêmit et trembla ; ses traits se convulsèrent.
 
— Et Lisa ? fit-il d’une voix sourde, précipitamment.
 
Et tout à coup ses lèvres frémirent, ses joues et son menton tremblèrent et des larmes jaillirent de ses yeux. Veltchaninov restait debout devant lui, comme pétrifié.
 
— Pavel Pavlovitch ! Pavel Pavlovitch !
 
Cette fois, c’était un hurlement, comme si l’on eût égorgé quelqu’un. Un coup de sifflet retentit.
 
Pavel Pavlovitch revint à lui et courut à se rompre le cou. Le train s’ébranlait. Il réussit à saisir la portière et à sauter d’un bond dans le wagon.
 
Veltchaninov resta là jusqu’au soir, puis il reprit son voyage interrompu. Il ne bifurqua pas sur la droite, il n’alla pas voir la dame qu’il connaissait ; il n’avait plus le cœur à cela…