« Les Fleurs du mal (1861)/Le Voyage » : différence entre les versions
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'''CXXVI. — Le Voyage'''
''A Maxime Du Camp.''
<center>'''I'''</center>
:Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
:L’univers est égal à son vaste appétit.
:Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
:Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
:Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
:Le cœur gros de racune et de désirs amers,
:Et nous allons, suivant le rhythme de la lame,
:Berçant notre infini sur le fini des mers :
:Les uns, joyeux de fui une patrie infâme ;
:D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
:Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
:La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
:Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
:D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
:La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrents,
:Effacent lentement la marque des baisers.
:Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
:Pour partir ! cœurs légers, semblables aux ballons,
:De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
:Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
:Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
:Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
:De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
:Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
<center>'''II'''</center>
:Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
:Dans leur valse et leur bonds ; même dans nos sommeils
:La Curiosité nous tourmente et nous roule,
:Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
:Singulière fortune où le but se déplace,
:Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
:Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
:Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
:Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
:Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »
:Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
:« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !
:Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
:Est un Eldorado promis par le Destin ;
:L’Imagination qui dresse son orgie
:Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.
:O le pauvre amoureux des pays chimériques !
:Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
:Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
:Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?
:Tel le vieux vagabon piétinant dans la boue,
:Rêve, le nez en l’aire, de brillants paradis ;
:Son œil ensorcelé découvre une Capoue
:partout où la chandelle illumine un taudis.
<center>'''III'''</center>
:Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
:Nous lisons dans vos yeux profons comme les mers !
:Montrez-vous les écrins de vos riches mémoires,
:Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
:Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
:Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
:Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
:Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
:Dites, qu’avez-vous vu ?
<center>'''IV'''</center>
::::::« Nous avons vu des astres
:Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
:Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
:Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
:La gloire du soleil sur la mer violette,
:La glore des cités dans le soleil couchant,
:Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
:De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
:Les plus riches cités, les plus grands paysages,
:Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
:De ceux que le hasard fait avec les nuages.
:Et toujours le désir nous rendait soucieux !
:— La jouissance ajoute au désir de la force.
:Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
:Cependant que grossit et durcit ton écorce,
:Tes branches veulent voir le soleil de plus près !
:Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
:Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin,
:Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
:Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !
:Nous avons salué des idoles à la trompe ;
:Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
:Des palais ouvragés dont la féerique pompe
:Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;
:Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
:Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
:Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »
<center>'''V'''</center>
:Et puis, et puis encore ?
<center>'''VI'''</center>
::::::« O cerveau enfantins !
:Pour ne pas oublier la chose capitale,
:Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
:Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
:Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :
:La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
:Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
:L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
:Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égoût ;
:Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
:La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
:Le poison du pouvoir énervant le despote,
:Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;
:Plusieurs religions semblables à la nôtre,
:Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
:Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
:Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;
:L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
:Et, folle maintenant comme était jadis,
:Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
:« O mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! »
:Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
:Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
:Et se réfugiant dans l’opium immense !
:— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »
<center>'''VII'''</center>
:Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
:Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
:Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
:Une oasis d’horreur dans un désert d’ennuui !
:Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
:Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
:Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
:Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,
:Comme le Juif errant et comme les apôtres,
:A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
:Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres
:Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
:Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
:Nous pourrons espérer et crier : En avant !
:De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
:Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
:Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
:Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
:Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
:Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger
:Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
:Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
:Venez vous enivrer de la douceur étrange
:De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? »
:A l’accent familier nous devinons le spectre ;
:Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
:« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »
:Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
<center>'''VIII'''</center>
:O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
:Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
:Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
:Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
:Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
:Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
:Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
:Au fond de l’Inconnu pour trouver du ''nouveau'' !
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