« La Case de l’oncle Tom/Ch XIV » : différence entre les versions

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Une scène de sérénité et de paix s’offre maintenant à nous. Entrons dans cette propre et spacieuse cuisine, au plancher jaune, uni, brillant, où l’on n’aperçoit pas un atome de poussière. Un poêle de fonte, d’un noir lustré, sert à la fois de calorifère et de fourneau. Des rangées d’assiettes d’étain, reluisent comme de l’argent, stimulent l’appétit et réveillent la mémoire de l’estomac. D’antiques et solides chaises vertes, en bois, garnissent les murailles. Au milieu de la pièce sont deux berceuses{{refl|1}} ; l’une petite, étroite, à fond de canne, garnie d’un coussin fait de pièces de rapport, mosaïque d’étoffes à couleurs tranchantes ; l’autre, grande, maternelle, vous invitant à bras ouverts, vous sollicitant de ses moelleux coussins, — vraiment confortable, persuasive, plus hospitalière, en sa rusticité, qu’une douzaine de fauteuils de salon en velours ou en brocatelle. Dans la première, se balance doucement notre ancienne amie Éliza, appliquée à un délicat travail de couture. C’est bien elle. mais plus pâle et plus maigre que dans sa petite chambre du Kentucky. L’ombre de ses longs cils, le contour de sa jolie bouche, trahissent une douleur profonde, mais con-tenuecontenue. Il est aisé de voir que le cœur de la jeune femme a mûri sous la rude discipline de la souffrance ; et lorsque, de temps à autre, elle lève ses grands yeux noirs pour surveiller les jeux de son Henri, qui, pareil à un papillon des tropiques, voltige çà et là, on y lit une fermeté, une décision, qu’on y eut vainement cherché en des jours plus heureux.
 
À ses cotés, une femme est assise : elle tient sur ses genoux une brillante casserole de métal, où elle range avec méthode des fruits secs. Elle peut avoir de cinquante-cinq à soixante ans, mais sa figure est de celles que le temps n’effleure que pour les embellir et les épurer. Son bonnet de crêpe lisse, d’un blanc de neige, taillé sur le strict patron quaker, son simple fichu de mousseline blanche, croisé sur sa poitrine en plis réguliers, sa robe et son châle gris, indiquent tout de suite à quelle communion elle appartient. Ses joues rondes et rosées ont encore, comme dans la jeunesse, le soyeux duvet de la pêche. Ses cheveux, légèrement argentés par l’âge, se séparent sur un front placide, où la vie n’a laissé qu’une empreinte, « paix sur la terre, et bon vouloir au prochain ; » au-dessous brillent deux grands yeux bruns, honnêtes, limpides, affectueux : il suffit de les regarder en face pour lire jusqu’au fond du meilleur, du plus loyal cœur qui ait jamais battu dans le sein d’une femme. On a tant et tant célébré la beauté des jeunes filles, peut-être se trouvera-t-il un poète sensible à la beauté des vieilles ? Qu’il s’inspire de notre bonne amie, Rachel Halliday, telle qu’elle est là, devant nous, assise dans sa berceuse ! Ladite berceuse, par suite peut-être d’un rhume attrapé dans sa jeunesse, d’une disposition asthmatique ou nerveuse, avait contracté l’habitude de geindre ; en sorte qu’elle accompagnait chaque mouvement de va et vient d’une plainte dolente, qui eut été intolérable de la part de tout autre siège. Mais le vieux Siméon Halliday déclarait aimer cette musique, et ne s’en pouvoir passer. Les enfants, aussi, n’eussent voulu pour rien au monde que la berceuse de la mère cessât de crier. Pourquoi ? Parce que, depuis vingt ans et plus, ce bruit se mêlait aux affectueuses paroles, aux douces remontrances, aux caresses maternelles. Que de maux de tête, que de peines de cœur, s’étaient assoupis à ce son ! Que de questions, spirituelles et temporelles, avaient été résolues autour de ce fauteuil ! que de chagrins apaisés ! et tout cela par une bonne et tendre femme : Dieu la bénisse !
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— Je crois bien ! » dit la petite Ruth. Elle s’empara du poupon, et commença, d’un air affairé, à lui ôter une petite capuche bleue, et à le démailloter de nombre d’enveloppes extérieures. Après avoir tiré de droite, tiré de gauche, pour le rajuster à sa guise, elle l’embrassa de tout son cœur, et le posa par terre, livré à ses pensées.
 
Pouponnet semblait fait à cette façon d’agir ; il mit son doigt dans sa bouche et s’absorba dans ses réflexions, tandis que la mère, tirant son ouvrage de son sac, tricot-taittricotait avec ardeur un bas de laine bleu et blanc.
 
« Tu feras bien de remplir la bouilloire, Marie, mon enfant, » suggéra doucement Rachel.
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— En es-tu bien sûr, père ? dit Rachel, le visage rayonnant de joie.
— Très-sûr. Pierre est descendu hier avec le chariot à la station d’en bas ; il y a trouvé une vieille femme et deux hommes, dont l’un a dit se nommer Georges Harris, et, d’après ce qu’il àa conté de son histoire, c’est lui, j’en suis certain : un beau et brave garçon ! — Le dirons-nous tout de suite à sa femme ?
 
— Consultons Ruth, dit Rachel. Ruth ! viens par ici ! »
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Ruth posa son tricot, et fut sous le porche en un clin d’œil.
 
« Qu’en penses-tu, Ruth ? dit Rachel. Le père assure que le mari d’ Élizad’Éliza est parmi les derniers venus, et qu’il sera ici ce soir. »
 
Une explosion de joie de la petite quakeresse interrompit la mère. Elle fit un tel saut, en joignant ses petites mains, que les deux boucles rebelles, échappées encore une fois de leur cage, se dérouleront sur son blanc fichu.
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« Paix ! chère ! dit doucement Rachel, paix, Ruth ! conseille-nous : faut-il le lui dire tout de suite ?
 
— Oui, certes, à la minute ! Supposons que ce fût mon John, je ne me soucierais pas d’attendre. Dites-le-lui tout droit.
 
— Tes retours sur toi-mômemême sont encore de l’amour du prochain ! dit Siméon, dont la figure s’épanouit en regardant Ruth.
 
— Et sommes-nous ici-bas pour autre chose ? Si je n’aimais pas John et mon petit garçon, je ne pourrais pas me mettre à sa place, et me figurer tout ce qu’elle doit sentir. Allons, va lui dire, va vite ! — Et elle pressa de ses mains caressantes le bras de Rachel. — Emmène-là dans ta chambre, je me charge de faire rôtir le poulet. »
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De l’autre côté de la porte, Rachel Halliday attirant à elle Éliza, lui disait : « Le Seigneur a eu pitié de toi, ma fille ; ton mari s’est échappé de la terre de servitude. »
 
Le sang empourpra les joues blèmesblêmes d’Éliza, puis reflua aussitôt vers son cœur. Elle s’assit, et se sentit faiblir.
 
« Prends courage, enfant, dit Rachel, lui posant la main sur la tête ; il est avec des amis qui l’amèneront ici ce soir.
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— Ce soir ! balbutia Élira, ce soir ! » Mais les mots n’avaient plus de sens. Son esprit n’était que trouble et confusion : tout se perdait dans un brouillard.
 
Quand elle rouvrit les yeux, elle était dans un bon lit, bien couchée, bien couverte. La petite Ruth lui faisait respirer du camphre et lui en frottait les mains. Elle ressentait une vague et délicieuse langueur, comme si, longtemps écrasée sous un lourd fardeau, elle en était délivrée. L’excessive tension de ses nerfs, qui n’avait pas cessé depuis la première heure de sa fuite, céda enfin : un profond sentiment de paix et de sécurité se répandit en elle. Les yeux grands ouverts, elle suivait, comme en un paisible rêve, les mouvements de ceux qui l’entouraient. Elle vit s’ouvrir la porte qui communiquait avec la cuisine ; elle vit la table mise pour le souper, avec sa nappe blanche ; elle entendit le chant de la théière ; elle vit Ruth passer et repasser, avec des assiettes de friandises, s’arrêter pour donner un biscuit à Henri, le ca-ressercaresser, rouler sur ses doigts blancs les longs cheveux noirs et bouclés de l’enfant. Elle vit Rachel, la digne et vénérée matrone, s’approcher de temps en temps du lit pour relever l’oreiller, arranger les draps, et d’une façon ou d’une autre épancher sa bienveillance ; il lui semblait que, de ces grands yeux bruns et limpides, un rayon de soleil descendait sur elle, «iet lui réchaufaitréchauffait le cœur. Elle vit entrer le mari de Ruth ; — elle vit la jeune femme courir à lui, et lui parler tout bas avec vivacité, en montrant d’un geste expressif la chambre à coucher. Elle la vit assise avec son poupon dans ses bras. Elle les vit tous à table, et le petit Henri hissé sur une grande chaise, et abrité sous les larges ailes de Rachel Halliday. Un doux murmure de causeries, un petit cliquetis de cuillères, le bruit harmonieux des tasses et des soucoupes, tout se fondit en une rêverie délicieuse, et Éliza dormit, comme elle n’avait pas dormi depuis l’heure terrible où elle avait pris son enfant, et s’était enfuie avec lui, par une nuit étoilée et glaciale.
 
Elle rêva d’un beau pays, — d’une terre qui lui semblait le séjour du repos, de rives vertes, d’îles riantes, d’eaux qui scintillaient au soleil ; et là, dans une maison, que de douces voix lui disaient être la sienne, elle voyait son enfant jouer, libre et heureux. Elle entendit le pas de son mari ; elle le sentit s’approcher ; il l’entoura de ses bras ; ses larmes inondèrent sa figure. Elle s’éveilla ! Ce n’était pas un rêve ! Le soleil était couché depuis longtemps. Son fils dormait à ses côtés ; une chandelle éclairait obscurément la chambre, et à son chevet sanglotait son mari.
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— Ne parle pas mal de ceux qui te gouvernent, Siméon, reprit gravement le père. Le Seigneur ne nous accorde les biens terrestres qu’afin d’en user avec justice et charité. Si pour cela nos gouvernants exigent de nous la dîme, nous devons la leur payer.
 
— Je n’en hais pas moins ces vieux propriétaires d’es« clavesd’esclaves ! dit le garçon, aussi anti-chrétien que peut l’être un réformateur moderne.
 
— Tu m’étonnes, mon fils ! ta mère ne t’a jamais enseigné des paroles de haine. Ce que j’ai fait pour l’esclave, je le ferais pour le maître, si le Seigneur l’envoyait à ma porte à son heure d’affliction. »
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— J’espère, mon cher monsieur, qu’aucun danger ne vous menace à cause de nous, dit Georges avec anxiété.
 
— Ne crains rien, Georges. Pourquoi donc serions- nous ici-bas ? Si nous n’acceptions quelque ennui pour servir une bonne cause, nous ne serions pas dignes de porter le nom d’amis.
 
— Mais, pour ''moi !''… je ne puis m’y résigner ! dit Georges.