« Les Paradis artificiels » : différence entre les versions

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== LE POÈME DU HASCHISCH ==
 
=== I LE GOÛT DE L’INFINI ===
 
ceux qui savent s’observer eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spirituel, ont eu parfois à noter, dans l’observatoire de leur pensée, de belles saisons, d’heureuses journées, de délicieuses minutes. Il est des jours où l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles. L’homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce qu’il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l’esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l’existence commune et journalière, c’est qu’il n’a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir. Est-il le résultat d’une bonne hygiène et d’un régime de sage ? Telle est la première explication qui s’offre à l’esprit ; mais nous sommes obligés de reconnaître que souvent cette merveille, cette espèce de prodige, se produit comme si elle était l’effet d’une puissance supérieure et invisible, extérieure à l’homme, après une période où celui-ci a fait abus de ses facultés physiques. Dirons nous qu’elle est la récompense de la prière assidue et des ardeurs spirituelles? Il est certain qu’une élévation constante du désir, une tension des forces spirituelles vers le ciel, serait le régime le plus propre à créer cette santé morale, si éclatante et si glorieuse; mais en vertu de quelle loi absurde se manifeste-t-elle parfois après de coupables orgies de l’imagination, après un abus sophistique de la raison, qui est à son usage honnête et raisonnable ce que les tours de dislocation sont à la saine gymnastique? C’est pourquoi je préfère considérer cette condition anormale de l’esprit comme une véritable grâce, comme un miroir magique où l’homme est invité à se voir en beau, c’est-à-dire tel qu’il devrait et pourrait être ; une espèce d’excitation angélique, un rappel à l’ordre sous une forme complimenteuse. De même une certaine école spiritualiste, qui a ses représentants en Angleterre et en Amérique, considère les phénomènes surnaturels, tels que les apparitions de fantômes, les revenants, etc., comme des manifestations de la volonté divine, attentive à réveiller dans l’esprit de l’homme le souvenir des réalités invisibles.
 
D’ailleurs cet état charmant et singulier, où toutes les forces s’équilibrent, où l’imagination, quoique merveilleusement puissante, n’entraîne pas à sa suite le sens moral dans de périlleuses aventures, où une sensibilité exquise n’est plus torturée par des nerfs malades, ces conseillers ordinaires du crime ou du désespoir, cet état merveilleux, dis-je, n’a pas de symptômes avant-coureurs. Il est aussi imprévu que le fantôme. C’est une espèce de hantise, mais de hantise intermittente, dont nous devrions tirer, si nous étions sages, la certitude d’une existence meilleure et l’espérance d’y atteindre par l’exercice journalier de notre volonté. Cette acuité de la pensée, cet enthousiasme des sens et de l’esprit, ont dû, en tout temps, apparaître à l’homme comme le premier des biens; c’est pourquoi, ne considérant que la volupté immédiate, il a, sans s’inquiéter de violer les lois de sa constitution, cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange, et, comme dit l’auteur de Lazare, " d’emporter le paradis d’un seul coup". Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion !) de son goût de l’infini ; seulement, c’est un goût qui se trompe souvent de route. On pourrait prendre dans un sens métaphorique le vulgaire proverbe : Tout chemin mène à Rome, et l’appliquer au monde moral; tout mène à la récompense ou au châtiment, deux formes de l’éternité.
 
L’esprit humain regorge de passions ; il en a à revendre, pour me servir d’une autre locution triviale ; mais ce malheureux esprit, dont la dépravation naturelle est aussi grande que son aptitude soudaine, quasi paradoxale, à la charité et aux vertus les plus ardues, est fécond en paradoxes qui lui permettent d’employer pour le mal le trop-plein de cette passion débordante. Il ne croit jamais se vendre en bloc. Il oublie, dans son infatuation, qu’il se joue à un plus fin et plus fort que lui, et que l’Esprit du Mal, même quand on ne lui livre qu’un cheveu, ne tarde pas à emporter la tête. Ce seigneur visible de la nature visible (je parle de l’homme) a donc voulu créer le paradis par la pharmacie, par les boissons fermentées, semblable à un maniaque qui remplacerait des meubles solides et des jardins véritables par des décors peints sur toile et montés sur châssis. C’est dans cette dépravation du sens de l’infini que gît, selon moi, la raison de tous les excès coupables, depuis l’ivresse solitaire et concentrée du littérateur, qui, obligé de chercher dans l’opium un soulagement à une douleur physique, et ayant ainsi découvert une source de jouissances morbides, en a fait peu à peu son unique hygiène et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu’à l’ivrognerie la plus répugnante des faubourgs, qui, le cerveau plein de flamme et de gloire, se roule ridiculement dans les ordures de la route.
 
Parmi les drogues les plus propres à créer ce que je nomme l’Idéal artificiel, laissant de côté les liqueurs, qui poussent vite à la fureur matérielle et terrassent la force spirituelle, et les parfums dont l’usage excessif, tout en rendant l’imagination de l’homme plus subtile, épuise graduellement ses forces physiques, les deux plus énergiques substances, celles dont l’emploi est le plus commode et le plus sous la main, sont le haschisch et l’opium. L’analyse des effets mystérieux et des jouissances morbides que peuvent engendrer ces drogues, des châtiments inévitables qui résultent de leur usage prolongé, et enfin de l’immoralité même impliquée dans cette poursuite d’un faux idéal, constitue le sujet de cette étude.
 
Le travail sur l’opium a été fait, et d’une manière si éclatante, médicale et poétique à la fois, que je n’oserais rien y ajouter. Je me contenterai donc, dans une autre étude, de donner l’analyse de ce livre incomparable, qui n’a jamais été traduit en France dans sa totalité. L’auteur, homme illustre, d’une imagination puissante et exquise, aujourd’hui retiré et silencieux, a osé, avec une candeur tragique, faire le récit des jouissances et des tortures qu’il a trouvées jadis dans l’opium, et la partie la plus dramatique de son livre est celle où il parle des efforts surhumains de volonté qu’il lui a fallu déployer pour échapper à la damnation à laquelle il s’était imprudemment voué lui-même.
 
Aujourd’hui, je ne parlerai que du haschisch, et j’en parlerai suivant des renseignements nombreux et minutieux, extraits des notes ou des confidences d’hommes intelligents qui s’y étaient adonnés longtemps. seulement, je fondrai ces documents variés en une sorte de monographie, choisissant une âme, facile d’ailleurs à expliquer et à définir, comme type propre aux expériences de cette nature.
 
=== II QU’EST-CE QUE LE HASCHISCH ? ===
 
Les récits de Marco Polo, dont on s’est à tort moqué, comme de quelques autres voyageurs anciens, ont été vérifiés par les savants et méritent notre créance. Je ne raconterai pas après lui comment le Vieux de la Montagne enfermait, après les avoir enivrés de haschisch (d’où, Haschischins ou Assassins), dans un jardin plein de délices, ceux de ses plus jeunes disciples à qui il voulait donner une idée du paradis, récompense entrevue, pour ainsi dire, d’une obéissance passive et irréfléchie. Le lecteur peut, relativement à la société secrète des Haschischins, consulter le livre de M. de Halnmer et le mémoire de M. sylvestre de sacy, contenu dans le tome XVI des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et, relativement à l’étymologie du mot assassin, sa lettre au rédacteur du Moniteur, insérée dans le numéro 359 de l’année 1809. Hérodote raconte que les scythes muassaient des graines de chanvre sur lesquelles ils jetaient des pierres rougies au feu. C’était pour eux comme un bain de vapeur plus parfumée que celle d’aucune étuve grecque, et la jouissance en était si vive qu’elle leur arrachait des cris de joie.
 
Le haschisch, en effet, nous vient de l’Orient ; les propriétés excitantes du chanvre étaient bien connues dans l’ancienne Egypte, et l’usage en est très répandu, sous différents noms, dans l’Inde, dans l’Algérie et dans l’Arabie Heureuse. Mais nous avons auprès de nous, sous nos yeux, des exemples curieux de l’ivresse causée, par les émanations végétales, sans parler des enfants qui, après avoir joué et s’être roulés dans des amas de luzerne fauchée, éprouvent souvent de singuliers vertiges, on sait que, lorsque se fait la moisson du chanvre, les travailleurs mâles et femelles subissent des effets analogues ; on dirait que de la moisson s’élève un miasme qui trouble malicieusement leur cerveau. La tête du moissonneur est pleine de tourbillons, quelquefois chargée de rêveries. A. de certains moments, les membres s’affaiblissent et refusent le service. Nous avons entendu parler de crises somnambuliques assez fréquentes chez les paysans russes, dont la cause, dit-on, doit être attribuée à l’usage de l’huile de chènevis dans la préparation des aliments. Qui ne connaît les extravagances des poules qui ont mangé des graines de chènevis, et l’enthousiasme fougueux des chevaux que les paysans, dans les noces et les fêtes patronales, préparent à une course au clocher par une ration de chènevis, quelquefois arrosée de vin ?
 
Cependant, le chanvre français est impropre à se transformer en haschisch, ou du moins, d’après les expériences répétées, impropre à donner une drogue égale en puissance au haschisch. Le haschisch, ou chanvre indien, cannabis indica, est une plante de la famille des urticées, en tout semblable, sauf qu’elle n’atteint pas la même hauteur, au chanvre de nos climats. Il possède des propriétés enivrantes très extraordinaires qui, depuis quelques années, ont attiré en France l’attention des savants et des gens du monde. Il est plus ou moins estimé, suivant ses différentes provenances ; celui du Bengale est le plus prisé par les amateurs ; cependant, ceux d’Egypte, de Constantinople, de Perse et d’Algérie jouissent des mêmes propriétés, mais à un degré inférieur. Le haschisch (ou herbe, c’est-à-dire l’herbe par excellence, comme si les Arabes avaient voulu définir en un mot l’herbe, source de toutes les voluptés immatérielles) porte différents noms, suivant sa composition et le mode de préparation qu’il a subie dans le pays où il a été récolté : dans l’Inde, bangie ; en Afrique, teriaki ; en Algérie et dans l’Arabie Heureuse, madjound, etc. Il n’est pas indifférent de le cueillir à toutes les époques de l’année ; c’est quand il est en fleur qu’il possède sa plus grande énergie ; les sommités fleuries sont, par conséquent, les seules parties employées dans les différentes préparations dont nous avons à dire quelques mots.
 
L’extrait gras du haschisch, tel que le préparent les Arabes, s’obtient en faisant bouillir les sommités de la plante fraîche dans du beurre avec un peu d’eau. On fait passer, après évaporation complète de toute humidité, et l’on obtient ainsi une préparation qui a l’apparence d’une pommade de couleur jaune verdâtre, et qui garde une odeur désagréable de haschisch et de beurre rance. sous cette forme, on l’emploie en petites boulettes de 2 à 4 grammes ; mais à cause de son odeur répugnante, qui va croissant avec le temps, les Arabes mettent l’extrait gras sous la forme de confitures.
 
La plus usitée de ces confitures, le dawamesk, est un mélange d’extrait gras, de sucre et de divers aromates, tels que vanille, cannelle, pistaches, amandes, musc. Quelquefois même on y ajoute un peu de cantharide, dans un but qui n’a rien de commun avec les résultats ordinaires du haschisch. sous cette forme nouvelle, le haschisch n’a rien de désagréable, et on peut le prendre à la dose de 15, 20 et 30 grammes, soit enveloppé dans une feuille de pain à chanter, soit dans une tasse de café.
 
Les expériences faites par MM. Smith, Gastinel et Decourtive ont eu pour but d’arriver à la découverte du principe actif du haschisch. Malgré leurs efforts, sa combinaison chimique est encore peu connue ; mais on attribue généralement ses propriétés à une matière résineuse qui s’y trouve en assez bonne dose, dans la proportion de 10 pour 100 environ. Pour obtenir cette résine, on réduit la plante sèche en poudre grossière, et on la lave plusieurs fois avec de l’alcool que l’on distille ensuite pour le retirer en partie ; on fait évaporer jusqu’à consistance d’extrait ; on traite cet extrait par l’eau, qui dissout les matières gommeuses étrangères, et la résine reste alors à l’état de pureté.
 
Ce produit est mou, d’une couleur verte foncée, et possède à un haut degré l’odeur caractéristique du haschisch. 5, 10, 15 centigrammes suffisent pour produire des effets surprenants. Mais la haschischine, qui peut s’administrer sous forme de pastilles au chocolat ou de petites pilules gingembrées, a, comme le dawamesk et l’extrait gras, des effets plus ou moins vigoureux et d’une nature très variée suivant le tempérament des individus et leur susceptibilité nerveuse. Il y a mieux, c’est que le résultat varie dans le même individu.
 
Tantôt ce sera une gaieté immodérée et irrésistible, tantôt une sensation de bien-être et de plénitude de vie, d’autres fois un sommeil équivoque et traversé de rêves. Il existe cependant des phénomènes qui se reproduisent assez régulièrement, surtout chez les personnes d’un tempérament et d’une éducation analogues ; il y a une espèce d’unité dans la variété qui me permettra de rédiger sans trop de peine cette monographie de l’ivresse dont j’ai parlé tout à l’heure.
 
A Constantinople, en Algérie et même en France, quelques personnes fument du haschisch mêlé avec du tabac ; mais alors les phénomènes en question ne se produisent que sous une forme très modérée et, pour ainsi dire, paresseuse. J’ai entendu dire qu’on avait récemment, au moyen de la distillation, tiré du haschisch une huile essentielle qui paraît posséder une vertu beaucoup plus active que toutes les préparations connues jusqu’à présent ; mais elle n’a pas été assez étudiée pour que je puisse avec certitude parler de ses résultats. N’est-il pas superflu d’ajouter que le thé, le café et les liqueurs sont des adjuvants puissants qui accélèrent plus ou moins l’éclosion de cette ivresse mystérieuse ?
 
=== III LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN ===
 
Qu’éprouve-t-on ? que voit-on ? des choses merveilleuses, n’est-ce pas? des spectacles extraordinaires? Est-ce bien beau ? et bien terrible ? et bien dangereux? — Telles sont les questions ordinaires qu’adressent, avec une curiosité mêlée de crainte, les ignorants aux adeptes. On dirait une enfantine impatience de savoir, comme celle des gens qui n’ont jamais quitté le coin de leur feu, quand ils se trouvent en face d’un homme qui revient de pays lointains et inconnus. Ils se figurent l’ivresse du haschisch comme un pays prodigieux, un vaste théâtre de prestidigitation et d’escamotage, où tout est miraculeux et imprévu. C’est là un préjugé, une méprise complète. Et, puisque pour le commun des lecteurs et des questionneurs le mot haschisch comporte l’idée d’un monde étrange et bouleversé, l’attente de rêves prodigieux (il serait mieux de dire hallucinations, lesquelles sont d’ailleurs moins fréquentes qu’on ne le suppose), je ferai tout de suite remarquer l’importante différence qui sépare les effets du haschisch des phénomènes du sommeil. Dans le sommeil, ce voyage aventureux de tous les soirs, il y a quelque chose de positivement miraculeux; c’est un miracle dont la ponctualité a émoussé le mystère. Les rêves de l’homme sont de deux classes. Les uns, pleins de sa vie ordinaire, de ses préoccupations, de ses désirs, de ses vices, se combinent d’une façon plus ou moins bizarre avec les objets entrevus dans la journée, qui se sont indiscrètement fixés sur la vaste toile de sa mémoire. Voilà le rêve naturel; il est l’homme lui-même.
 
Mais l’autre espèce de rêve ! le. rêve absurde, imprévu, sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie et les passions du dormeur ! ce rêve, que j’appellerai hiéroglyphique, représente évidemment le côté surnaturel de la vie, et c’est justement parce qu’il est absurde que les anciens l’ont cru divin. Comme il est inexplicable par les causes naturelles, ils lui ont attribué une cause extérieure à l’homme ; et encore aujourd’hui, sans parler des onéiromanciens, il existe une école philosophique qui voit dans les rêves de ce genre tantôt un reproche, tantôt un conseil ; en somme, un tableau symbolique et moral, engendré dans l’esprit même de l’homme qui sommeille. C’est un dictionnaire qu’il faut étudier, une langue dont les sages peuvent obtenir la clef.
 
Dans l’ivresse du haschisch, rien de semblable. Nous ne sortirons pas du rêve naturel, L’ivresse, dans toute sa durée, ne sera, il est vrai, qu’un immense rêve, grâce à l’intensité des couleurs et à la rapidité des conceptions; mais elle gardera toujours la tonalité particulière de l’individu.
 
L’homme a voulu rêver, le rêve gouvernera l’homme ; mais ce rêve sera bien le fils de son père. L’oisif s’est ingénié pour introduire artificiellement le surnaturel dans sa vie et dans sa pensée ; mais il n’est, après tout et malgré l’énergie accidentelle de ses sensations, que le même homme augmenté, le même nombre élevé à une très haute puissance. Il est subjugué ; mais, pour son malheur, il ne l’est que par lui-même, c’est-à-dire par la partie déjà dominante de lui-même ; il a voulu faire l’ange, il est devenu une bête, momentanément très puissante, si toutefois on peut appeler puissance une sensibilité excessive, sans gouvernement pour la modérer ou l’exploiter.
 
Que les gens du monde et les ignorants, curieux de connaître des jouissances exceptionnelles, sachent donc bien qu’ils ne trouveront dans le haschisch rien de miraculeux, absolument rien que le naturel excessif. Le cerveau et l’organisme sur lesquels opère le haschisch, ne donneront que leurs phénomènes ordinaires, individuels, augmentés, il est vrai, quant au nombre et à l’énergie, mais toujours fidèles à leur origine. L’homme n’échappera pas à la fatalité de son tempérament physique et moral : le haschisch sera, pour les impressions et les pensées familières de l’homme, un miroir grossissant, mais un pur miroir. .
 
Voici la drogue sous vos yeux : un peu de confiture verte, gros comme une noix, singulièrement odorante, à ce point qu’elle soulève une certaine répulsion et des velléités de nausée, comme le ferait, du reste, toute odeur fine et même agréable, portée à son maximum de force et pour ainsi dire de densité. Qu’il me soit permis de remarquer, en passant, que cette proposition peut être inversée, et que le parfum le plus répugnant, le plus révoltant, deviendrait peut-être un plaisir s’il était réduit à son minimum de quantité et d’expansion. — Voilà donc le bonheur ! il remplit la capacité d’une petite cuiller ! le bonheur avec toutes ses ivresses, toutes ses folies, tous ses enfantillages ! Vous pouvez avaler sans crainte ; on n’en meurt pas. Vos organes physiques n’en recevront aucune atteinte. Plus tard peut-être un trop fréquent appel au sortilège diminuera-t-il la force de votre volonté, peut-être serez-vous moins homme que vous ne l’êtes aujourd’hui; mais le châtiment est si lointain, et le désastre futur d’une nature si difficile à définir ! Que risquez-vous ? demain un peu de fatigue nerveuse.
 
Ne risquez-vous pas tous les jours de plus grands châtiments pour de moindres récompenses? Ainsi, c’est dit : « Vous avez même, pour lui donner plus de force et d’expansion, délayé votre dose d’extrait gras dans une tasse de café noir ; vous avez pris soin d’avoir l’estomac libre, reculant vers neuf ou dix heures du soir le repas substantiel, pour livrer au poison toute liberté d’action ; tout au plus dans une heure prendrez-vous une légère soupe. Vous êtes maintenant suffisamment lesté pour un long et singulier voyage. La vapeur a sifflé, la voilure est orientée, et vous avez sur les voyageurs ordinaires ce curieux privilège d’ignorer où vous allez. Vous l’avez voulu; vivre la fatalité !
 
Je présume que vous avez eu la précaution de bien choisir votre moment pour cette aventureuse expédition. Toute débauche parfaite a besoin d’un parfait loisir. Vous savez d’ailleurs que le haschisch crée l’exagération non seulement de l’individu, mais aussi de la circonstance et du milieu ; vous n’avez pas de devoirs à accomplir exigeant de la ponctualité, de l’exactitude ; point de chagrins de famille ; point de douleurs d’amour. Il faut y prendre garde. Ce chagrin, cette inquiétude, ce souvenir d’un devoir qui réclame votre volonté et votre attention à une minute déterminée, viendraient sonner comme un glas à travers votre ivresse et empoisonneraient votre plaisir. L’inquiétude deviendrait angoisse; le chagrin, torture. si, toutes ces conditions préalables observées, le temps est beau, si vous êtes situé dans un milieu favorable, comme un paysage pittoresque ou un appartement poétiquement décoré, si de plus vous pouvez espérer un peu de musique, alors tout est pour le mieux.
 
Il y a généralement dans l’ivresse du haschisch trois phases assez faciles à distinguer, et ce n’est pas une chose peu curieuse à observer, chez les novices, que les premiers symptômes de la première phase. Vous avez entendu parler vaguement des merveilleux effets du haschisch; votre imagination a préconçu une idée particulière, quelque chose comme un idéal d’ivresse ; il vous tarde de savoir si la réalité sera décidément à la hauteur de votre espérance.
 
Cela suffit pour vous jeter dès le commencement dans un état anxieux, assez favorable à l’humeur conquérante et envahissante du poison. La plupart des novices, au premier degré d’initiation, se plaignent de la lenteur des effets ; ils les attendent avec une impatience puérile, et la drogue n’agissant pas assez vite à leur gré, ils se livrent à des fanfaronnades d’incrédulité qui sont fort réjouissantes pour les vieux initiés qui savent comment le haschisch se gouverne. Les premières atteintes, comme les symptômes d’un orage longtemps indécis, apparaissent et se multiplient au sein même de cette incrédulité. C’est d’abord une certaine hilarité, saugrenue, irrésistible, qui s’empare de vous. Ces accès de gaieté non motivée, dont vous êtes presque honteux, se reproduisent fréquemment, et coupent des intervalles de stupeur pendant lesquels vous cherchez en vain à vous recueillir. Les mots les plus simples, les idées les plus triviales prennent une physionomie bizarre et nouvelle; vous vous étonnez même de les avoir jusqu’à présent trouvés si simples. Des ressemblances et des rapprochements incongrus, impossibles à prévoir, des jeux de mots interminables, des ébauches de comique, jaillissent continuellement de votre cerveau. Le démon vous a envahi ; il est inutile de regimber contre cette hilarité, douloureuse comme un chatouillement. De temps en temps vous riez de vous-même, de votre niaiserie et de votre folie, et vos camarades, si vous en avez, rient également de votre état et du leur ; mais, comme ils sont sans malice, vous êtes sans rancune.
 
Cette gaieté, tour à tour languissante ou poignante, ce malaise dans la joie, cette insécurité, cette indécision de la maladie, ne durent généralement qu’un temps assez court.
 
Bientôt les rapports d’idées deviennent tellement vagues, le fil conducteur qui relie vos conceptions si ténu, que vos complices seuls peuvent vous comprendre. Et encore, sur ce sujet et de ce côté, aucun moyen de vérification; peut-être croient-ils vous comprendre, et l’illusion est-elle réciproque. Cette folâtrerie et ces éclats de rire, qui ressemblent à des explosions, apparaissent comme une véritable folie, au moins comme une niaiserie de maniaque, à tout homme qui n’est pas dans le même état que vous. De même la sagesse et le bon sens, la régularité des pensées chez le témoin prudent qui ne s’est pas enivré, vous réjouit et vous amuse comme un genre particulier de démence. Les rôles sont intervertis. son sang-froid vous pousse aux dernières limites de l’ironie. N’est-ce pas une situation mystérieusement comique que celle d’un homme qui jouit d’une gaieté incompréhensible pour qui ne s’est pas placé dans le même milieu que lui ? Le fou prend le sage en pitié, et dès lors l’idée de sa supériorité commence à poindre à l’horizon de son intellect. Bientôt elle grandira, grossira et éclatera comme un météore.
 
J’ai été témoin d’une scène de ce genre qui a été poussée fort loin, et dont le grotesque n’était intelligible que pour ceux qui connaissaient, au moins par l’observation sur autrui, les effets de la substance et la différence énorme de diapason qu’elle crée entre deux intelligences supposées égales. Un musicien célèbre, qui ignorait les propriétés du haschisch, qui peut-être n’en avait jamais entendu parler, tombe au milieu d’une société dont plusieurs personnes en avaient pris. On essaye de lui en faire comprendre les merveilleux effets. A ces prodigieux récits, il sourit avec grâce, par complaisance, comme un homme qui veut bien poser pendant quelques minutes. sa méprise est vite devinée par ces esprits que le poison a aiguisés, et les rires le blessent. Ces éclats de joie, ces jeux de mots, ces physionomies altérées, toute cette atmosphère malsaine l’irritent et le poussent à déclarer, plus tôt peut-être qu’il n’aurait voulu, que cette charge d’artiste est mauvaise, et que d’ailleurs elle doit être bien fatigante pour ceux qui l’ont entreprise. Le comique illumina tous les esprits comme un éclair.
 
Ce fut un redoublement de joie. "Cette charge peut être bonne pour vous, dit-il, mais pour moi, non. " — " Il suffit qu’elle soit bonne pour nous", réplique en égoïste un des malades. Ne sachant s’il a affaire à de véritables fous ou à des gens qui simulent la folie, notre homme croit que le parti le plus sage est de se retirer ; mais quelqu’un ferme la porte et cache la clef. Un autre, s’agenouillant devant lui, lui demande pardon au nom de la société, et lui déclare insolemment, mais avec des larmes, que, malgré son infériorité spirituelle, qui peut-être excite un peu de pitié, tous sont pénétrés pour lui d’une amitié profonde. Celui-ci se résigne à rester, et même il condescend, sur des prières instantes, à faire un peu de musique. Mais les sons du violon, en se répandant dans l’appartement comme une nouvelle contagion, empoignaient (le mot n’est pas trop fort) tantôt un malade, tantôt un autre. C’étaient des soupirs rauques et profonds, des sanglots soudains, des ruisseaux de larmes silencieuses. Le musicien épouvanté s’arrête, et, s’approchant de celui dont la béatitude faisait le plus de tapage, lui demande s’il souffre beaucoup et ce qu’il faudrait faire pour le soulager. Un des assistants, un homme pratique, propose de la limonade et des acides. Mais le malade, l’extase dans les yeux, les regarde tous deux avec un indicible mépris. Vouloir guérir un homme malade de trop de vie, malade de joie !
 
Comme on le voit par cette anecdote, la bienveillance tient une assez grande place dans les sensations causées par le haschisch ; une bienveillance molle, paresseuse, muette, et dérivant de l’attendrissement des nerfs. A l’appui de cette observation, une personne m’a raconté une aventure qui lui était arrivée dans cet état d’ivresse, et comme elle avait gardé un souvenir très exact de ses sensations, je compris parfaitement dans quel embarras grotesque, inextricable, l’avait jetée cette différence de diapason et de niveau dont je parlais tout à l’heure. Je ne me rappelle pas si l’homme en question en était à sa première ou à sa seconde expérience. Avait-il pris une dose un peu trop forte, ou le haschisch avait-il produit, sans l’aide d’aucune autre cause apparente (ce qui arrive fréquemment), des effets beaucoup plus vigoureux ? Il me raconta qu’à travers sa jouissance, cette jouissance suprême de se sentir plein de vie et de se croire plein de génie, il avait tout d’un coup rencontré un objet de terreur. D’abord ébloui par la beauté de ses sensations, il en avait été subitement épouvanté. Il s’était demandé ce que deviendraient son intelligence et ses organes, si cet état, qu’il prenait pour un état surnaturel, allait toujours s’aggravant, si ses nerfs devenaient toujours de plus en plus délicats. Par la faculté de grossissement que possède l’oeil spirituel du patient, cette peur doit être un supplice ineffable. "J’étais, disait-il, comme un cheval emporté et courant vers un abîme, voulant s’arrêter, mais ne le pouvant pas. En effet, c’était un galop effroyable, et ma pensée, esclave de la circonstance, du milieu, de l’accident et de tout ce qui peut être impliqué dans le mot hasard, avait pris un tour purement et absolument rapsodique. Il est trop tard! me répétais-je sans cesse avec désespoir.
 
Quand cessa ce mode de sentir, qui me parut durer un temps infini et qui n’occupa peut-être que quelques minutes, quand je crus pouvoir enfin me plonger dans la béatitude, si chère aux Orientaux, qui succède à cette phase furibonde, je fus accablé d’un nouveau malheur. Une nouvelle inquiétude, bien triviale et bien puérile; s’abattit sur moi.
 
Je me souvins tout d’un coup que j’étais invité à un dîner, à une soirée d’hommes sérieux. Je me vis à l’avance au milieu d’une foule sage et discrète, où chacun est maître de soi-même, obligé de cacher soigneusement l’état de mon esprit sous l’éclat des lampes nombreuses. Je croyais bien que j’y réussirais, mais aussi je me sentais presque défaillir en pensant aux efforts de volonté qu’il me faudrait déployer.
 
Par je ne sais quel accident, les paroles de l’Evangile :
 
« Malheur à celui par qui le scandale arrive ! " venaient de surgir dans ma mémoire, et tout en voulant les oublier, en m’appliquant à les oublier, je les répétais sans cesse dans mon esprit. Mon malheur (car c’était un véritable malheur) prit alors des proportions grandioses. Je résolus, malgré ma faiblesse, de faire acte d’énergie et de consulter un pharmacien; car j’ignorais les réactifs, et je voulais aller, l’esprit libre et dégagé, dans le monde, où m’appelait, mon devoir. Mais sur le seuil de la boutique une pensée soudaine me prit, qui m’arrêta quelques instants et me donna à réfléchir. Je venais de me regarder, en passant, dans la glace d’une devanture, et mon visage m’avait étonné.
 
Cette pâleur, ces lèvres rentrées, ces yeux agrandis ! Je vais inquiéter ce brave homme, me dis-je, et pour quelle niaiserie ! Ajoutez à cela le sentiment du ridicule que je voulais éviter, la crainte de trouver du monde dans la boutique.
 
Mais ma bienveillance soudaine pour cet apothicaire inconnu dominait tous mes autres sentiments. Je me figurais cet homme aussi sensible que je l’étais moi-même en cet instant funeste, et, comme je m’imaginais aussi que son oreille et son âme devaient, comme les miennes, vibrer au moindre bruit, je résolus d’entrer chez lui sur la pointe du pied. Je ne saurais, me disais-je, montrer trop de discrétion chez un homme dont je vais alarmer la charité. Et puis je me promettais d’éteindre le son de ma voix comme le bruit de mes pas ; vous la connaissez, cette voix du haschisch? grave, profonde, gutturale, et ressemblant beaucoup à celle des vieux mangeurs d’opium. Le résultat fut le contraire de ce que je voulais obtenir. Décidé à rassurer le pharmacien, je l’épouvantai. Il ne connaissait rien de cette maladie, n’en avait jamais entendu parler. Cependant il me regardait avec une curiosité fortement mêlée de défiance. Me prenait-il pour un fou, un malfaiteur qu’un mendiant? Ni ceci, ni cela, sans doute; mais toutes ces idées absurdes traversèrent mon cerveau. Je fus obligé de lui expliquer longuement (quelle fatigue !) ce que c’était que la confiture de chanvre et à quel usage cela servait, lui répétant sans cesse qu’il n’y avait pas de danger, qu’il n’y avait pas, pour lui, de raison de s’alarmer, et que je ne demandais qu’un moyen d’adoucissement ou de réaction, insistant fréquemment sur le chagrin sincère que j’éprouvais de lui causer de l’ennui. Enfin, — comprenez bien toute l’humiliation contenue pour moi dans ces paroles, il me pria simplement de me retirer. Telle fut la récompense de ma charité et de ma bienveillance exagérées. J’allai à ma soirée; je ne scandalisai personne. Nul ne devina les efforts surhumains qu’il me fallut faire pour ressembler à tout le monde. Mais je n’oublierai jamais les tortures d’une ivresse ultra-poétique, gênée par le décorum et contrariée par un devoir ! " Quoique naturellement porté à sympathiser avec toutes les douleurs qui naissent de l’imagination, je ne pus m’empêcher de rire de ce récit. L’homme qui me le faisait n’est pas corrigé. Il a continué à demander à la confiture maudite l’excitation qu’il faut trouver en soi-même ; mais comme c’est un homme prudent, rangé, un homme du monde, il a diminué les doses, ce qui lui a permis d’en augmenter la fréquence. Il appréciera plus tard les fruits pourris de son hygiène.
 
Je reviens au développement régulier de l’ivresse. Après cette première phase de gaieté enfantine, il y a comme un apaisement momentané. Mais de nouveaux événements s’annoncent bientôt par une sensation de fraîcheur aux extrémités (qui peut même devenir un froid très intense chez quelques individus) et une grande faiblesse dans tous les membres ; vous avez alors des mains de beurre, et dans votre tête, dans tout votre être, vous sentez une stupeur et une stupéfaction embarrassantes. Vos yeux s’agrandissent ; ils sont comme tirés dans tous les sens par une extase implacable. Votre face s’inonde de pâleur. Les lèvres se rétrécissent et vont rentrant dans la bouche, avec ce mouvement d’anhélation qui caractérise l’ambition d’un homme en proie à de grands projets, oppressé. par de vastes pensées, ou rassemblant sa respiration pour prendre son élan.
 
La gorge se ferme, pour ainsi dire. Le palais est desséché par une soif qu’il serait infiniment doux de satisfaire, si les délices de la paresse n’étaient pas plus agréables et ne s’opposaient pas au moindre dérangement du corps. Des soupirs rauques et profonds s’échappent de votre poitrine, comme si votre ancien corps ne pouvait pas supporter les désirs et l’activité de votre âme nouvelle. De temps à autre, une secousse vous traverse et vous commande un mouvement involontaire, comme ces soubresauts qui, à la fin d’une journée de travail ou dans une nuit orageuse, précédent le sommeil définitif. Avant d’aller plus loin, je veux, à propos de cette sensation de fraîcheur dont je parlais plus haut, raconter encore une anecdote qui servira à montrer jusqu’à quel point les effets, même purement physiques, peuvent varier suivant les individus. Cette fois, c’est un littérateur qui parle, et en quelques passages de son récit on pourra, je crois, trouver les indices d’un tempérament littéraire.
 
« J’avais, me dit celui-ci, pris une dose modérée d’extrait gras, et tout allait pour le mieux. La crise de gaieté maladive avait duré peu de temps, et je me trouvais dans un état de langueur et d’étonnement qui était presque du bonheur. Je me promettais donc une soirée tranquille et sans soucis. Malheureusement le hasard me contraignit à accompagner quelqu’un au spectacle. Je pris mon parti en brave, résolu à déguiser mon immense désir de paresse et d’immobilité. Toutes les voitures de mon quartier se trouvant retenues, il fallut me résigner à faire un long trajet à pied, à traverser les bruits discordants des voitures, les conversations stupides des passants, tout un océan de trivialités. Une légère fraîcheur s’était déjà manifestée au bout de mes doigts ; bientôt elle se transforma en un froid très vif, comme si j’avais les deux mains plongées dans un seau d’eau glacée. Mais ce n’était pas une souffrance ; cette sensation presque aiguë me pénétrait plutôt comme une volupté. Cependant il me semblait que ce froid m’envahissait de plus en plus, au fur et à mesure de cet interminable voyage. Je demandai deux ou trois fois à la personne que j’accompagnais s’il faisait réellement très froid; il me fut répondu qu’au contraire la température était plus que tiède. Installé enfin dans la salle, enfermé dans la boîte qui m’était destinée, avec trois ou quatre heures de repos devant moi, je me crus arrivé à la terre promise. Les sentiments que j’avais refoulés pendant la route, avec toute la pauvre énergie dont je pouvais disposer, firent donc irruption, et je m’abandonnai librement à ma muette frénésie.
 
Le froid augmentait toujours, et cependant je voyais des gens légèrement vêtus, ou même s’essuyant le front avec un air de fatigue. Cette idée réjouissante me prit, que j’étais un homme privilégié, à qui seul était accordé le droit d’avoir froid en été dans une salle de spectacle. Ce froid s’accroissait au point de devenir alarmant; mais j’étais avant tout dominé par la curiosité de savoir jusqu’à quel degré il pourrait descendre. Enfin il vint à un tel point, il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire ; j’étais un morceau de glace pensant ; je me considérais comme une statue taillée dans un seul bloc de glace; et cette folle hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral que je ne saurais vous définir. Ce qui ajoutait à mon abominable jouissance était la certitude que tous les assistants ignoraient ma nature et quelle supériorité j’avais sur eux; et puis le bonheur de penser que mon camarade ne s’était pas douté un seul instant de quelles bizarres sensations j’étais possédé ! Je tenais la récompense de ma dissimulation, et ma volupté exceptionnelle était un vrai secret.
 
« Du reste, j’étais à peine entré dans ma loge que mes yeux avaient été frappés d’une impression de ténèbres qui me paraît avoir quelque parenté avec l’idée de froid. Il se peut bien que ces deux idées se soient prêté réciproquement de la force. Vous savez que le haschisch invoque toujours des magnificences de lumière, des splendeurs glorieuses, des cascades d’or liquide; toute lumière lui est bonne, celle qui ruisselle en nappe et celle qui s’accroche comme du paillon aux pointes et aux aspérités, les candélabres des salons, les cierges du mois de Marie, les avalanches de rose dans les couchers de soleil. Il paraît que ce misérable lustre répandait une lumière bien insuffisante pour cette soif insatiable de clarté ; je crus entrer, comme je vous l’ai dit, dans un monde de ténèbres, qui d’ailleurs s’épaissirent graduellement, pendant que je rêvais nuit polaire et hiver éternel. Quant à la scène (c’était une scène consacrée au genre comique), elle seule était lumineuse, infiniment petite et située loin, très loin, comme au bout d’un immense stéréoscope. Je ne vous dirai pas que j’écoutais les comédiens, vous savez que cela est impossible; de temps en temps ma pensée accrochait au passage un lambeau de phrase, et, semblable à une danseuse habile, elle s’en servait comme d’un tremplin pour bondir dans des rêveries très lointaines. On pourrait supposer qu’un drame, entendu de cette façon, manque de logique et d’enchainement; détrompez-vous ; je découvrais un sens très. subtil dans le drame créé par ma distraction. Rien ne m’en choquait, et je ressemblais un peu à ce poète qui, voyant jouer Esther pour la première fois, trouvait tout naturel qu’Aman fit une déclaration d’amour à la reine. C’était, comme on le devine, l’instant où celui-ci se jette aux pieds d’Esther pour implorer le pardon de ses crimes. si tous les drames étaient entendus selon cette méthode, ils y gagneraient de grandes beautés, même ceux de Racine.
 
« Les comédiens me semblaient excessivement petits et cernés d’un contour précis et soigné, comme les figures de Meissonier. Je voyais distinctement, non seulement les détails les plus minutieux de leurs ajustements, comme dessins d’étoffe, coutures, boutons, etc., mais encore la ligne de séparation du faux front d’avec le véritable, le blanc, le bleu et le rouge, et tous les moyens de grimage. Et ces lilliputiens étaient revêtus d’une clarté froide et magique, comme celle qu’une vitre très nette ajoute à une peinture à l’huile.
 
Lorsque je pus enfin sortir de ce caveau de ténèbres glacées, et que, la fantasmagorie intérieure se dissipant, je fus rendu à moi-même, j’éprouvai une lassitude plus grande que ne m’en a jamais causé un travail tendu et forcé. " C’est en effet à cette période de l’ivresse que se manifeste une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens. L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C’est alors que commencent les hallucinations.
 
Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n’a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies. Mais j’ai déjà averti le lecteur qu’il n’y avait rien de positivement surnaturel dans l’ivresse du haschisch; seulement, ces analogies revêtent alors une vivacité inaccoutumée; elles pénètrent, elles envahissent, elles accablent l’esprit de leur caractère despotique. Les notes musicales deviennent des nombres, et si votre esprit est doué de quelque aptitude mathématique, la mélodie, l’harmonie écoutée, tout en gardant son caractère voluptueux et sensuel, se transforme en une vaste opération arithmétique, où les nombres engendrent les nombres, et dont vous suivez les phases et la génération avec une facilité inexplicable et une agilité égale à celle de l’exécutant.
 
Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l’objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux. Votre oeil se fixe sur un arbre harmonieux courbé par le vent; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d’un poète qu’une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d’abord à l’arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l’arbre. De même, l’oiseau qui plane au fond de l’azur représente d’abord l’immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines; mais déjà vous êtes l’oiseau lui-même. Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s’exhalent de votre pipe. L’idée d’une évaporation, lente, successive, éternelle, s’emparera de votre esprit, et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pensante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) l’étrange faculté de vous fumer.
 
Par bonheur, cette interminable imagination n’a duré qu’une minute, car un intervalle de lucidité, avec un grand effort, vous a permis d’examiner la pendule. Mais un autre courant d’idées vous emporte ; il vous roulera une minute encore dans son tourbillon vivant, et cette autre minute sera une autre éternité. Car les proportions du temps et de l’être sont complètement dérangées par la multitude et l’intensité des sensations et des idées. On dirait qu’on vit plusieurs vies d’homme en l’espace d’une heure. N’êtes-vous pas alors semblable à un roman fantastique qui serait vivant au lieu d’être écrit? Il n’y a plus équation entre les organes et les jouissances; et c’est surtout de cette considération que surgit le blâme applicable à ce dangereux exercice où la liberté disparaît.
 
Quand je parle d’hallucinations, il ne faut pas prendre le mot dans son sens le plus strict. Une nuance très importante distingue l’hallucination pure, telle que les médecins ont souvent occasion de l’étudier, de l’hallucination ou plutôt de la méprise des sens dans l’état mental occasionné par le haschisch. Dans le premier cas, l’hallucination est soudaine, parfaite et fatale ; de plus, elle ne trouve pas de prétexte ni d’excuse dans le monde des objets extérieurs.
 
Le malade voit une forme, entend des sons où il n’y en a pas. Dans le second cas, l’hallucination est progressive, presque volontaire, et elle ne devient parfaite, elle ne se mûrit que par l’action de l’imagination. Enfin elle a un prétexte. Le son parlera, dira des choses distinctes, mais il y avait un son. L’oeil ivre de l’homme pris de haschisch verra des formes étranges; mais, avant d’être étranges ou monstrueuses, ces formes étaient simples et naturelles.
 
L’énergie, la vivacité vraiment parlante de l’hallucination dans l’ivresse n’infirme en rien cette différence originelle. Celle-là a une racine dans le milieu ambiant et dans le temps présent, celle-ci n’en a pas.
 
Pour mieux faire comprendre ce bouillonnement d’imagination, cette maturation du rêve et cet enfantement poétique auquel est condamné un cerveau intoxiqué par le haschisch, je raconterai encore une anecdote. Cette fois, ce n’est pas un jeune homme oisif qui parle, ce n’est pas non plus un homme de lettres ; c’est une femme, une femme un peu mûre, curieuse, d’un esprit excitable, et qui, ayant cédé à l’envie de faire connaissance avec le poison, décrit ainsi, pour une autre dame, la principale de ses visions. Je transcris littéralement : " Quelque bizarres et nouvelles que soient les sensations que j’ai tirées de ma folie de douze heures (douze ou vingt ? en vérité, je n’en sais rien), je n’y reviendrai plus. L’excitation spirituelle est trop vive, la fatigue qui en résulte trop grande ; et, pour tout dire, je trouve dans cet enfantillage quelque chose de criminel. Enfin je cédai à la curiosité ; et puis c’était une folie en commun, chez de vieux amis, où je ne voyais pas grand mal à manquer un peu de dignité.
 
Avant tout je dois vous dire que ce maudit haschisch est une substance bien perfide ; on se croit quelquefois débarrassé de l’ivresse, mais ce n’est qu’un calme menteur. Il y a des repos, et puis des reprises. Ainsi, vers dix heures du soir, je me trouvai dans un de ces états momentanés ; je me croyais délivrée de cette surabondance de vie qui m’avait causé tant de jouissances, il est vrai, mais qui n’était pas sans inquiétude et sans peur. Je me mis à souper avec plaisir, comme harassée par un long voyage. Car jusqu’alors, par prudence, je m’étais abstenue de manger. Mais, avant même de me lever de table, mon délire m’avait rattrapée, comme un chat une souris, et le poison se mit de nouveau à jouer avec ma pauvre cervelle. Bien que ma maison soit à peu de distance du château de nos amis, et qu’il y eût une voiture à mon service, je me sentis tellement accablée du besoin de rêver et de m’abandonner à cette irrésistible folie, que j’acceptai avec joie l’offre qu’ils me firent de me garder jusqu’au lendemain. Vous connaissez le château; vous savez que l’on a arrangé, habillé et réconforté à la moderne toute la partie habitée par les maîtres du lieu, mais que la partie généralement inhabitée a été laissée telle quelle, avec son vieux style et ses vieilles décorations.
 
Il fut résolu qu’on improviserait pour moi une chambre à coucher dans cette partie du château, et l’on choisit à cet effet la chambre la plus petite, une espèce de. boudoir un peu fané et décrépit, qui n’en est pas moins charmant. Il faut que je vous le décrive tant bien que mal, pour que vous compreniez la singulière vision dont j’ai été la victime, vision qui m’a occupée une nuit entière, sans que j’aie eu le loisir de m’apercevoir de la fuite des heures.
 
« Ce boudoir est très petit, très étroit. A la hauteur de la corniche le plafond s’arrondit en voûte; les murs sont recouverts de glaces étroites et allongées, séparées par des panneaux où sont peints des paysages dans le style lâché des décors. A la hauteur de la corniche, sur les quatre murs, sont représentées diverses figures allégoriques, les unes dans des attitudes reposées, les autres courant ou voltigeant. Au-dessus d’elles, quelques oiseaux brillants et des fleurs. Derrière les figures s’élève un treillage peint en trompe-l’oeil, et suivant naturellement la courbe du plafond. Ce plafond est doré. Tous les interstices entre les baguettes et les figures sont donc recouverts d’or, et au centre l’or n’est interrompu que par le lacis géométrique du treillage simulé. Vous voyez que cela ressemble un peu à une cage très distinguée, à une très belle cage pour un très grand oiseau. Je dois ajouter que la nuit était très belle, très transparente, la lune très vive, à ce point que, même après que j’eus éteint la bougie, toute cette décoration resta visible, non illuminée par l’oeil de mon esprit, comme vous pourriez le croire, mais éclairée par cette belle nuit, dont les lueurs s’accrochaient à toute cette broderie d’or, de miroirs et de couleurs bariolées.
 
« Je fus d’abord très étonnée de voir de grands espaces s’étendre devant moi, à côté de moi, de tous côtés ; c’étaient des rivières limpides et des paysages verdoyants se mirant dans des eaux tranquilles. Vous devinez ici l’effet des panneaux répercutés par les miroirs. En levant les yeux, je vis un soleil couchant semblable à du métal en fusion qui se refroidit. C’était l’or du plafond; mais le treillage me donna à penser que j’étais dans une espèce de cage ou de maison ouverte de tous côtés sur l’espace, et que je n’étais séparée de toutes ces merveilles que par les barreaux de ma magnifique prison. Je riais d’abord de mon illusion; mais plus je regardais, plus la magie augmentait, plus elle prenait de vie, de transparence et de despotique réalité.
 
Dès lors l’idée de claustration domina mon esprit, sans trop nuire, je dois le dire, aux plaisirs variés que je tirais du spectacle tendu autour et au-dessus de moi. Je me considérais comme enfermée pour longtemps, pour des milliers d’années peut-être, dans cette cage somptueuse, au milieu de ces paysages féeriques, entre ces horizons merveilleux.
 
Je rêvai de Belle au bois donnant, d’expiation à subir, de rature délivrance. Au-dessus de ma tête voltigeaient des oiseaux brillants des tropiques, et comme mon oreille percevait le son des clochettes au cou. des chevaux qui cheminaient au loin sur la grande route, les deux sens fondant leurs impressions en une idée unique, j’attribuais aux oiseaux ce chant mystérieux du cuivre, et je croyais qu’ils chantaient avec un gosier de métal. Évidemment ils causaient de moi et ils célébraient ma captivité. Des singes gambadants, des satyres bouffons semblaient s’amuser de cette prisonnière étendue, condamnée à l’immobilité. Mais toutes les divinités mythologiques me regardaient avec un charmant sourire, comme pour m’encourager à supporter patiemment le sortilège, et toutes les prunelles glissaient dans le coin des paupières comme pour s’attacher à mon regard. J’en conclus que si des fautes anciennes, si quelques péchés inconnus à moi-même, avaient nécessité ce châtiment temporaire, je pouvais compter cependant sur une bonté supérieure, qui, tout en me condamnant à la prudence, m’offrirait des plaisirs plus graves que les plaisirs de poupée qui remplissent notre jeunesse. Vous voyez que les considérations morales n’étaient pas absentes de mon rêve; mais je dois avouer que le plaisir de contempler ces formes et ces couleurs brillantes, et de me croire le centre d’un drame fantastique, absorbait fréquemment toutes mes autres pensées. Cet état dura longtemps, fort longtemps...
 
Dura-t-il jusqu’au matin ? je l’ignore. Je vis tout d’un coup le soleil matinal installé dans ma chambre ; j’éprouvai un vif étonnement, et malgré tous les efforts de mémoire que j’ai pu faire, il m’a été impossible de savoir si j’avais dormi ou si j’avais subi patiemment une insomnie délicieuse. Tout à l’heure, c’était la nuit, et maintenant le jour! Et cependant j’avais vécu longtemps, oh! très longtemps!... La notion du temps ou plutôt la mesure du temps étant abolie, la nuit entière n’était mesurable pour moi que par la multitude de mes pensées. si longue qu’elle dût me paraître à ce point de vue, il me semblait toutefois qu’elle n’avait duré que quelques secondes, ou même qu’elle n’avait pas pris place dans l’éternité.
 
« Je ne vous parle pas de ma fatigue..., elle fut immense.
 
On dit que l’enthousiasme des poètes et des créateurs ressemble à ce que j’ai éprouvé, bien que je me sois toujours figuré que les gens chargés de nous émouvoir dussent être doués d’un tempérament très calme ; mais si le délire poétique ressemble à celui que m’a procuré une petite cuillerée de confiture, je pense que les plaisirs du public coûtent bien cher aux poètes, et ce n’est pas sans un certain bien être, une satisfaction prosaïque, que je me suis enfin sentie chez moi, dans mon chez moi intellectuel, je veux dire dans la vie réelle. " Voilà une femme évidemment raisonnable ; mais nous ne nous servirons de son récit que pour en tirer quelques notes utiles qui compléteront cette description très sommaire des principales sensations engendrées par le haschisch.
 
Elle a parlé du souper comme d’un plaisir arrivant fort à propos, au moment où une embellie momentanée, mais qui semblait définitive, lui permettait de rentrer dans la vie réelle. En effet, il y a, comme je l’ai dit, des intermittences et des calmes trompeurs, et souvent le haschisch détermine une faim vorace, presque toujours une soif excessive. seulement le dîner ou le souper, au lieu d’amener un repos définitif, crée ce redoublement nouveau, cette crise vertigineuse dont se plaignait cette dame, et qui a été suivie par une série de visions enchanteresses, légèrement teintées de frayeur, auxquelles elle s’était positivement et de fort bonne grâce résignée. La faim et la soif tyranniques dont il est question ne trouvent pas à s’assouvir sans un certain labeur. Car l’homme se sent tellement au-dessus des choses matérielles, ou plutôt il est tellement accablé par son ivresse, qu’il lui faut développer un long courage pour remuer une bouteille ou une fourchette.
 
La crise définitive déterminée par la digestion des aliments est en effet très violente : il est impossible de lutter ; et un pareil état ne serait pas supportable s’il durait trop longtemps et s’il ne faisait bientôt place à une autre phase de l’ivresse, qui, dans le cas précité, s’est traduite par des visions splendides, doucement terrifiantes et en même temps pleines de consolations. Cet état nouveau est ce que les Orientaux appellent le kief. Ce n’est plus quelque chose de tourbillonnant et de tumultueux; c’est une béatitude calme et immobile, une résignation glorieuse. Depuis longtemps vous n’êtes plus votre maître, mais vous ne vous en affligez plus. La douleur et l’idée du temps ont disparu, ou si quelquefois elles osent se produire, ce n’est que transfigurées par la sensation dominante, et elles sont alors relativement à leur forme habituelle ce que la mélancolie poétique est à la douleur positive.
 
Mais, avant tout, remarquons que dans le récit de cette dame (c’est dans ce but que je l’ai transcrit), l’hallucination est d’un genre bâtard, et tire sa raison d’être du spectacle extérieur; l’esprit n’est qu’un miroir où le milieu environnant se reflète transformé d’une manière outrée. Ensuite, nous voyons intervenir ce que j’appellerais volontiers l’hallucination morale : le sujet se croit soumis à une expiation ; mais le tempérament féminin, qui est peu propre à l’analyse, ne lui a pas permis de noter le singulier caractère optimiste de ladite hallucination. Le regard bienveillant des divinités de l’Olympe est poétisé par un vernis essentiellement haschischin. Je ne dirai pas que cette dame a côtoyé le remords ; mais ses pensées, momentanément tournées à la mélancolie et au regret, ont été rapidement colorées d’espérance. C’est une remarque que nous aurons encore occasion de vérifier.
 
Elle a parlé de la fatigue du lendemain; en effet, cette fatigue est grande, mais elle ne se manifeste pas immédiatement, et, quand vous êtes obligé de la reconnaître, ce n’est pas sans étonnement. Car d’abord, quand vous avez bien constaté qu’un nouveau jour s’est levé sur l’horizon de votre vie, vous éprouvez un bien-être étonnant ; vous croyez jouir d’une légèreté d’esprit merveilleuse. Mais vous êtes à peine debout, qu’un vieux reste d’ivresse vous suit et vous retarde, comme le boulet de votre récente servitude. Vos jambes faibles ne vous conduisent qu’avec timidité, et vous craignez à chaque instant de vous casser comme un objet fragile. Une grande langueur (il y a des gens qui prétendent qu’elle ne manque pas de charme) s’empare de votre esprit et se répand à travers vos facultés comme un brouillard dans un paysage. Vous voilà, pour quelques heures encore, incapable de travail, d’action et d’énergie. C’est la punition de la prodigalité impie avec laquelle vous avez dépensé le fluide nerveux. Vous avez disséminé votre personnalité aux quatre vents du ciel, et, maintenant, quelle peine n’éprouvez-vous pas à la rassembler et à la concentrer !
 
=== IV L’HOMME-DIEU ===
 
Il est temps de laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins. N’avons-nous pas à parler de choses plus graves : des modifications des sentiments humains, et, en un mot, de la morale du haschisch ? Jusqu’à présent, je n’ai fait qu’une monographie abrégée de l’ivresse ; je me suis borné à en accentuer les principaux traits, surtout les traits matériels. Mais, ce qui est plus important, je crois, pour l’homme spirituel, c’est de connaître l’action du poison sur la partie spirituelle de l’homme, c’est-à-dire le grossissement, la déformation et l’exagération de ses sentiments habituels et de ses perceptions morales, qui présentent alors, dans une atmosphère exceptionnelle, un véritable phénomène de réfraction.
 
L’homme qui, s’étant livré longtemps à l’opium ou au haschisch, a pu trouver, affaibli comme il l’était par l’habitude de son servage, l’énergie nécessaire pour se délivrer, m’apparaît comme un prisonnier évadé. Il m’inspire plus d’admiration que l’homme prudent qui n’a jamais failli, ayant toujours eu soin d’éviter la tentation. Les Anglais se servent fréquemment, à propos des mangeurs d’opium, de termes qui ne peuvent paraître excessifs qu’aux innocents à qui sont inconnues les horreurs de cette déchéance : enchained, fettered, enslaved ! Chaînes, en effet, auprès desquelles toutes les autres, chaînes du devoir, chaînes de l’amour illégitime, ne sont que des trames de gaze et des tissus d’araignée ! Épouvantable mariage de l’homme avec lui-même ! "J’étais devenu un esclave de l’opium ; il me tenait dans ses liens, et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves ", dit l’époux de Ligeia ; mais en combien de merveilleux passages Edgar Poe, ce poète incomparable, ce philosophe non réfuté, qu’il faut toujours citer à propos des maladies mystérieuses de l’esprit, ne décrit-il pas les sombres et attachantes splendeurs de l’opium? L’amant de la lumineuse Bérénice, Egoeus le métaphysicien, parle d’une altération de ses facultés, qui le contraint à donner une valeur anormale, monstrueuse, aux phénomènes les plus simples: "Réfléchir infatigablement de longues heures, l’attention rivée à quelque citation puérile sur la marge ou dans le texte d’un livre, — rester absorbé, la plus grande partie d’une journée d’été, dans une ombre bizarre, s’allongeant obliquement sur la tapisserie ou sur le plancher, — m’oublier une nuit entière à surveiller la flamme droite d’une lampe ou les braises du foyer, — rêver des jours entiers sur le parfum d’une fleur, — répéter d’une manière monotone quelque mot vulgaire, jusqu’à ce que le son, à force d’être répété, cessât de présenter à l’esprit une idée quelconque, — telles étaient quelques-unes des plus communes et des moins pernicieuses aberrations de mes facultés mentales, aberrations qui, sans doute, ne sont pas absolument sans exemple, mais qui défient certainement toute explication et toute analyse. " Et le nerveux Auguste Bedloe qui chaque matin, avant sa promenade, avale sa dose d’opium, nous avoue que le principal bénéfice qu’il tire de cet empoisonnement quotidien, est de prendre à toute chose, même à la plus triviale, un intérêt exagéré: "Cependant l’opium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d’une intensité d’intérêt. Dans le tremblement d’une feuille, — dans la couleur d’un brin d’herbe, — dans la forme d’un trèfle, — dans le bourdonnement d’une abeille, — dans l’éclat d’une goutte de rosée, — dans le soupir du vent, — dans les vagues odeurs échappées de la forêt, — se produisait tout un monde d’inspirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques. " .
 
Ainsi s’exprime, par la bouche de ses personnages, le maître de l’horrible, le prince du mystère. Ces deux caractéristiques de l’opium sont parfaitement applicables au haschisch ; dans l’un comme dans l’autre cas, l’intelligence, libre naguère, devient esclave ; mais le mot rapsodique, qui définit si bien un train de pensées suggéré et commandé par le monde extérieur et le hasard des circonstances, est d’une vérité plus vraie et plus terrible dans le cas du haschisch.
 
Ici, le raisonnement n’est plus qu’une épave à la merci de tous les courants, et le train de pensées est infiniment plus accéléré et plus rapsodique. C’est dire, je crois, d’une manière suffisamment claire, que le haschisch est, dans son effet présent, beaucoup plus véhément que l’opium, beaucoup plus ennemi de la vie régulière, en un mot, beaucoup plus troublant. J’ignore si dix années d’intoxication par le haschisch amèneront des désastres égaux à ceux causés par dix années de régime d’opium ; je dis que, pour l’heure présente et pour le lendemain, le haschisch a des résultats plus funestes ; l’un est un séducteur paisible, l’autre un démon désordonné.
 
Je veux, dans cette dernière partie, définir et analyser le ravage moral causé par cette dangereuse et délicieuse gymnastique, ravage si grand, danger si profond, que ceux qui ne reviennent du combat que légèrement avariés, m’apparaissent comme des braves échappés de la caverne d’un Protée multiforme, des Orphées vainqueurs de l’Enfer. Qu’on prenne, si l’on, veut, cette forme de langage pour une métaphore excessive, j’avouerai que les poisons excitants me semblent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais même une de ses incorporations les plus parfaites.
 
Cette fois, pour abréger ma tâche et rendre mon analyse plus claire, au lieu de rassembler des anecdotes éparses, j’accumulerai sur un seul personnage fictif une masse d’observations. J’ai donc besoin de supposer une âme de mon choix. Dans ses Confessions, De Quincey affirme avec raison que l’opium, au lieu d’endormir l’homme, l’excite, mais qu’il ne l’excite que dans sa voie naturelle, et qu’ainsi, pour juger les merveilles de l’opium, il serait absurde d’en référer à un marchand de boeufs ; car celui-ci ne rêvera que boeufs et pâturages. Or, je n’ai pas à décrire les lourdes fantaisies d’un éleveur enivré de haschisch ; qui les lirait avec plaisir ? qui consentirait à les lire ? Pour idéaliser mon sujet, je dois en concentrer tous les rayons dans un cercle unique, je dois les polariser ; et le cercle tragique où je les vais rassembler sera, comme je l’ai dit, une âme de mon choix, quelque chose d’analogue à ce que le XVIIIe siècle appelait l’homme sensible, à ce que l’école romantique nommait l’homme incompris, et à ce que les familles et la masse bourgeoise flétrissent généralement de l’épithète d’original.
 
Un tempérament moitié nerveux, moitié bilieux, tel est le plus favorable aux évolutions d’une pareille ivresse; ajoutons un esprit cultivé, exercé aux études de la forme et de la couleur ; un coeur tendre, fatigué par le malheur, mais encore prêt au rajeunissement; nous irons, si vous le voulez bien, jusqu’à admettre des fautes anciennes, et, ce qui doit en résulter dans une nature facilement excitable, sinon des remords positifs, au moins le regret du temps profané et mal rempli. Le goût de la métaphysique, la connaissance des différentes hypothèses de la philosophie sur la destinée humaine, ne sont certainement pas des compléments inutiles, — non plus que cet amour de la vertu, de la vertu abstraite, stoïcienne ou mystique, qui est posé dans tous les livres dont l’enfance moderne fait sa nourriture, comme le plus haut sommet où une âme distinguée puisse monter. si l’on ajoute à tout cela une grande finesse de sens que j’ai omise comme condition surérogatoire, je crois que j’ai rassemblé les éléments généraux les plus communs de l’homme sensible moderne, de ce que l’on pourrait appeler la fourre banale de l’originalité. Voyons maintenant ce que deviendra cette individualité poussée à outrance par le haschisch. suivons cette procession de l’imagination humaine jusque sous son dernier et plus splendide reposoir, jusqu’à la croyance de l’individu en sa propre divinité.
 
si vous êtes une de ces âmes, votre amour inné de la forme et de la couleur trouvera tout d’abord une pâture immense dans les premiers développements de votre ivresse.
 
Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée et entreront dans le cerveau avec une intensité victorieuse. Délicates, médiocres, ou même mauvaises, les peintures des plafonds revêtiront une vie effrayante; les plus grossiers papiers peints qui tapissent les murs des auberges se creuseront comme de splendides dioramas. Les nymphes aux chairs éclatantes vous regardent avec de grands yeux plus profonds et plus limpides que le ciel et l’eau ; les personnages de l’Antiquité, affublés de leurs costumes sacerdotaux ou militaires, échangent avec vous par le simple regard de solennelles confidences. La sinuosité des lignes est un langage définitivement clair où vous lisez l’agitation et le désir des âmes. Cependant se développe cet état mystérieux et temporaire de l’esprit, où la profondeur de la vie, hérissée de ses problèmes multiples, se révèle tout entière dans le spectacle, si naturel et si trivial qu’il soit, qu’on a sous les yeux, — où le premier objet venu devient symbole parlant. Fourier et swedenborg, l’un avec ses analogies, l’autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le végétal et l’animal qui tombent sous votre regard, et au lieu d’enseigner par la voix, ils vous endoctrinent par la forme et par la couleur. L’intelligence de l’allégorie prend en vous des proportions à vous-même inconnues; nous noterons, en passant, que l’allégorie, ce genre si spirituel, que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vraiment l’une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l’intelligence illuminée par l’ivresse.
 
Le haschisch s’étend alors sur toute la vie comme un vernis magique ; il la colore en solennité et en éclaire toute la profondeur. Paysages dentelés, horizons fuyants, perspectives de villes blanchies par la lividité cadavéreuse de l’orage, ou illuminées par les ardeurs concentrées des soleils couchants, — profondeur de l’espace, allégorie de la profondeur du temps, — la danse, le geste ou la déclamation des comédiens, si vous vous êtes jeté dans un théâtre, — la première phrase venue, si vos yeux tombent sur un livre, — tout enfin, l’universalité des êtres se dresse devant vous avec une gloire nouvelle non soupçonnée jusqu’alors. La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase. La musique, autre langue chère aux paresseux ou aux esprits profonds qui cherchent le délassement dans la variété du travail, vous parle de vous-même et vous raconte le poème de votre vie : elle s’incorpore à vous, et vous vous fondez en elle. Elle parle de votre passion, non pas d’une manière vague et indéfinie, comme elle fait dans vos soirées nonchalantes, un jour d’opéra, mais d’une manière circonstanciée, positive, chaque mouvement du rythme marquant un mouvement connu de votre âme, chaque note se transformant en mot, et le poème entier entrant dans votre cerveau comme un dictionnaire doué de vie.
 
Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l’esprit pêle-mêle, avec l’accent criard de la réalité et le désordre de la vie extérieure. L’oeil intérieur transforme tout et donne à chaque chose le complément de beauté qui lui manque pour qu’elle soit vraiment digne de plaire.
 
C’est aussi à cette phase essentiellement voluptueuse et sensuelle qu’il faut rapporter l’amour des eaux limpides, courantes ou stagnantes, qui se développe si étonnamment dans l’ivresse cérébrale de quelques artistes. Les miroirs deviennent un prétexte à cette rêverie qui ressemble à une soif spirituelle, conjointe à la soif physique qui dessèche le gosier, et dont j’ai parlé précédemment ; les eaux fuyantes, les jeux d’eau, les cascades harmonieuses, l’immensité bleue de la mer, roulent, chantent, dorment avec un charme inexprimable. L’eau s’étale comme une véritable enchanteresse, et, bien que je ne croie pas beaucoup aux folies furieuses causées par le haschisch, je n’affirmerais pas que la contemplation d’un gouffre limpide fût tout à fait sans danger pour un esprit amoureux de l’espace et du cristal, et que la vieille fable de l’Ondine ne pût devenir pour l’enthousiaste une tragique réalité.
 
Je crois avoir suffisamment parlé de l’accroissement monstrueux du temps et de l’espace, deux idées toujours connexes, mais que l’esprit affronte alors sans tristesse et sans peur. Il regarde avec un certain délice mélancolique à travers les années profondes, et s’enfonce audacieusement dans d’infinies perspectives. On a bien deviné, je présume, que cet accroissement anormal et tyrannique s’applique également à tous les sentiments et à toutes les idées : ainsi à la bienveillance ; j’en ai donné, je crois, un assez bel échantillon ; ainsi à l’idée de beauté ; ainsi à l’amour. L’idée de beauté doit naturellement s’emparer d’une place vaste dans un tempérament spirituel tel que je l’ai supposé. L’harmonie, le balancement des lignes, l’eurythmie dans les mouvements, apparaissent au rêveur comme des nécessités, comme des devoirs, non seulement pour tous les êtres de la création, mais pour lui-même, le rêveur, qui se trouve, à cette période de la crise, doué d’une merveilleuse aptitude pour comprendre le rythme immortel et universel. Et si notre fanatique manque de beauté personnelle, ne croyez pas qu’il souffre longtemps de l’aveu auquel il est contraint, ni qu’il se regarde comme une note discordante dans le monde d’harmonie et de beauté improvisé par son imagination. Les sophismes du haschisch sont nombreux et admirables, tendant généralement à l’optimisme, et l’un des principaux, le plus efficace, est celui qui transforme le désir en réalité. Il en est de même sans doute dans maint cas de la vie ordinaire, mais ici avec combien plus d’ardeur et de subtilité! D’ailleurs, comment un être si bien doué pour comprendre l’harmonie, une sorte de prêtre du Beau, pourrait-il faire une exception et une tache dans sa propre théorie ? La beauté morale et sa puissance, la grâce et ses séductions, l’éloquence et ses prouesses, toutes ces idées se présentent bientôt comme des correctifs d’une laideur indiscrète, puis comme des consolateurs, enfin comme des adulateurs parfaits d’un sceptre imaginaire.
 
Quant à l’amour, j’ai entendu bien des personnes animées d’une curiosité de lycéen, chercher à se renseigner auprès de celles à qui était familier l’usage du haschisch.
 
Que peut être cette ivresse de l’amour, déjà si puissante à son état naturel, quand elle est enfermée dans l’autre ivresse, comme un soleil dans un soleil ? Telle est la question qui se dressera dans une foule d’esprits que j’appellerai les badauds du monde intellectuel. Pour répondre à un sous-entendu déshonnête, à cette partie de la question qui n’ose pas se produire, je renverrai le lecteur à Pline, qui a parlé quelque part des propriétés du chanvre de façon à dissiper sur ce sujet bien des illusions. On sait, en outre, que l’atonie est le résultat le plus ordinaire de l’abus que les hommes font de leurs nerfs et des substances propres à les exciter. Or, comme il ne s’agit pas ici de puissance affective, mais d’émotion ou de susceptibilité, je prierai simplement le lecteur de considérer que l’imagination d’un homme nerveux, enivré de haschisch, est poussée jusqu’à un degré prodigieux, aussi peu déterminable que la force extrême possible du vent dans un ouragan, et ses sens subtilisés à un point presque aussi difficile à définir. Il est donc permis de croire qu’une caresse légère, la plus innocente de toutes, une poignée de main, par exemple, peut avoir une valeur centuplée par l’état actuel de l’âme et des sens, et les conduire peut-être, et très rapidement, jusqu’à cette syncope qui est considérée par les vulgaires mortels comme le summum du bonheur. Mais que le haschisch réveille, dans une imagination souvent occupée des choses de l’amour, des souvenirs tendres, auxquels la douleur et le malheur donnent même un lustre nouveau, cela est indubitable. Il n’est pas moins certain qu’une forte dose de sensualité se mêle à ces agitations de l’esprit ; et d’ailleurs il n’est pas inutile de remarquer, ce qui suffirait à constater sur ce point l’immoralité du haschisch, qu’une secte d’Ismaïlites (c’est des Ismaïlites que sont issus les Assassins) égarait ses adorations bien au-delà de l’impartial Lingam, c’est-à-dire jusqu’au culte absolu et exclusif de la moitié féminine du symbole. Il n’y aurait rien que de naturel, chaque homme étant la représentation de l’histoire, de voir une hérésie obscène, une religion monstrueuse se produire dans un esprit qui s’est lâchement livré à la merci d’une drogue infernale, et qui sourit à la dilapidation de ses propres facultés.
 
Puisque nous avons vu se manifester dans l’ivresse du haschisch une bienveillance singulière appliquée même aux inconnus, une espèce de philanthropie plutôt faite de pitié que d’amour (c’est ici que se montre le premier germe de l’esprit satanique qui se développera d’une manière extraordinaire), mais qui va jusqu’à la crainte d’affliger qui que ce soit, on devine ce que peut devenir la sentimentalité localisée, appliquée à une personne chérie, jouant ou ayant joué un rôle important dans la vie morale du malade. Le culte, l’adoration, la prière, les rêves de bonheur se projettent et s’élancent avec l’énergie ambitieuse et l’éclat d’un feu d’artifice ; comme la poudre et les matières colorantes du feu, ils éblouissent et s’évanouissent dans les ténèbres. Il n’est sorte de combinaison sentimentale à laquelle ne puisse se prêter le souple amour d’un esclave du haschisch.
 
Le goût de la protection, un sentiment de paternité ardente et dévouée peuvent se mêler à une sensualité coupable que le haschisch saura toujours excuser et absoudre. Il va plus loin encore. Je suppose des fautes commises ayant laissé dans l’âme des traces amères, un mari ou un amant ne contemplant qu’avec tristesse (dans son état normal) un passé nuancé d’orages ; ces amertumes peuvent alors se changer en douceurs ; le besoin de pardon rend l’imagination plus habile et plus suppliante, et le remords lui-même, dans ce drame diabolique qui ne s’exprime que par un long monologue, peut agir comme excitant et réchauffer puissamment l’enthousiasme du coeur. Oui, le remords ! Avais-je tort de dire que le haschisch apparaissait, à un esprit vraiment philosophique, comme un parfait instrument satanique ? Le remords, singulier ingrédient du plaisir, est bientôt noyé dans la délicieuse contemplation du remords, dans une espèce d’analyse voluptueuse ; et cette analyse est si rapide que l’homme, ce diable naturel, pour parler comme les swedenborgiens, ne s’aperçoit pas combien elle est involontaire, et combien, de seconde en seconde, il se rapproche de la perfection diabolique. Il admire son remords et il se glorifie, pendant qu’il est en train de perdre sa liberté.
 
Voilà donc mon homme supposé, l’esprit de mon choix, arrivé à ce degré de joie et de sérénité où il est contraint de s’admirer lui-même. Toute contradiction s’efface, tous les problèmes philosophiques deviennent limpides, ou du moins paraissent tels. Tout est matière à jouissance. La plénitude de sa vie actuelle lui inspire un orgueil démesuré. Une voix parle en lui (hélas ! c’est la sienne) qui lui dit : " Tu as maintenant le droit de te considérer comme supérieur à tous les hommes ; nul ne connaît et ne pourrait comprendre tout ce que tu penses et tout ce que tu sens ; ils seraient même incapables d’apprécier la bienveillance qu’ils t’inspirent. Tu es un roi que les passants méconnaissent, et qui vit dans la solitude de sa conviction : mais que t’importe ? Ne possèdes-tu pas ce mépris souverain qui rend l’âme si bonne ? " Cependant nous pouvons supposer que de temps à autre un souvenir mordant traverse et corrompe ce bonheur. Une suggestion fournie par l’extérieur peut ranimer un passé désagréable à contempler. De combien d’actions sottes ou viles le passé n’est-il pas rempli, qui sont véritablement indignes de ce roi de la pensée et qui en souillent la dignité idéale ? Croyez que l’homme au haschisch affrontera courageusement ces fantômes pleins de reproches, et même qu’il saura tirer de ces hideux souvenirs de nouveaux éléments de plaisir et d’orgueil. Telle sera l’évolution de son raisonnement : la première sensation de douleur passée, il analysera curieusement cette action ou ce sentiment dont le souvenir a troublé sa glorification actuelle, les motifs qui le faisaient agir alors, les circonstances dont il était environné, et s’il ne trouve pas dans ces circonstances des raisons suffisantes, sinon pour absoudre, au moins pour atténuer son péché, n’imaginez pas qu’il se sente vaincu!
 
J’assiste à son raisonnement comme au jeu d’un mécanisme sous une vitre transparente : " Cette action ridicule, lâche ou vile, dont le souvenir m’a un moment agité, est en complète contradiction avec ma vraie nature, ma nature actuelle, et l’énergie même avec laquelle je la condamne, le soin inquisitorial avec lequel je l’analyse et je la juge, prouvent mes hautes et divines aptitudes pour la vertu.
 
Combien trouverait-on dans le monde d’hommes aussi habiles pour se juger, aussi sévères pour se condamner? " Et non seulement il se condamne, mais il se glorifie. L’horrible souvenir ainsi absorbé dans la contemplation d’une vertu idéale, d’une charité idéale, d’un génie idéal, il se livre candidement à sa triomphante orgie spirituelle. Nous avons vu que, contrefaisant d’une manière sacrilège le sacrement de la pénitence, à la fois pénitent et confesseur, il s’était donné une facile absolution, ou, pis encore, qu’il avait tiré de sa condamnation une nouvelle pâture pour son orgueil.
 
Maintenant, de la contemplation de ses rêves et de ses projets de vertu, il conclut à son aptitude pratique à la vertu ; l’énergie amoureuse avec laquelle il embrasse ce fantôme de vertu lui paraît une preuve suffisante, péremptoire, de l’énergie virile nécessaire pour l’accomplissement de son idéal. Il confond complètement le rêve avec l’action, et son imagination s’échauffant de plus en plus devant le spectacle enchanteur de sa propre nature corrigée et idéalisée, substituant cette image fascinatrice de lui-même à son réel individu, si pauvre en volonté, si riche en vanité, il finit par décréter son apothéose en ces termes nets et simples, qui contiennent pour lui tout un monde d’abominables jouissances : "Je suis le plus vertueux de tous les hommes !" Cela ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui, lui aussi, après s’être confessé à l’univers, non sans une certaine volupté, a osé pousser le même cri de triomphe (ou du moins la différence est bien petite) avec la même sincérité et la même conviction? L’enthousiasme avec lequel il admirait la vertu, l’attendrissement nerveux qui remplissait ses yeux de larmes, à la vue d’une belle action ou à la pensée de toutes les belles actions qu’il aurait voulu accomplir, suffisaient pour lui donner une idée superlative de sa valeur morale. Jean-Jacques s’était enivré sans haschisch.
 
Suivrai-je plus loin l’analyse de cette victorieuse monomanie ? Expliquerai-je comment, sous l’empire du poison, mon homme se fait bientôt centre de l’univers ? comment il devient l’expression vivante et outrée du proverbe qui dit que la passion rapporte tout à elle ? Il croit à sa vertu et à son génie ; ne devine-t-on pas la fin ? Tous les objets environnants sont autant de suggestions qui agitent en lui un monde de pensées, toutes plus colorées, plus vivantes, plus subtiles que jamais et revêtues d’un vernis magique. " Ces villes magnifiques, se dit-il, où les bâtiments superbes sont échelonnés comme dans les décors, — ces beaux navires balancés par les eaux de la rade dans un désoeuvrement nostalgique, et qui ont l’air de traduire notre pensée : Quand partons-nous pour le bonheur? — ces musées qui regorgent de belles formes et de couleurs enivrantes, — ces bibliothèques où sont accumulés les travaux de la science et les rêves de la Muse, — ces instruments rassemblés qui parlent avec une seule voix, — ces femmes enchanteresses, plus charmantes encore par la science de la parure et l’économie du regard, — toutes ces choses ont été créées pour moi, pour moi, pour moi ! Pour moi, l’humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée, — pour servir de pâture, de pabulum, à mon implacable appétit d’émotion, de connaissance et de beauté ! " Je saute et j’abrège. Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : "Je suis devenu Dieu! ", qu’un cri sauvage, ardent, s’élance de sa poitrine avec une énergie telle, une telle puissance de projection, que, si les volontés et les croyances d’un homme ivre avaient une vertu efficace, ce cri culbuterait les anges disséminés dans les chemins du ciel : " Je suis un Dieu ! " Mais bientôt cet ouragan d’orgueil se transforme en une température de béatitude calme, muette, reposée, et l’universalité des êtres se présente colorée et comme illuminée par une aurore sulfureuse. si par hasard un vague souvenir se glisse dans l’âme de ce déplorable bienheureux : N’y aurait-il pas un autre Dieu ?
 
Croyez qu’il se redressera devant celui-là, qu’il discutera ses volontés et qu’il l’affrontera sans terreur. Quel est le philosophe français qui, pour railler les doctrines allemandes modernes, disait: "Je suis un dieu qui a mal dîné "? Cette ironie ne mordrait pas sur un esprit enlevé par le haschisch ; il répondrait tranquillement : " Il est possible que j’aie mal dîné, mais je suis un Dieu. "
 
=== V. MORALE ===
 
Mais le lendemain ! le terrible lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l’impossibilité de s’appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d’une fête.
 
La volonté surtout est attaquée, de toutes les facultés la plus précieuse. On dit, et c’est presque vrai, que cette substance ne cause aucun mal physique, aucun mal grave, du moins. Mais peut-on affirmer qu’un homme incapable d’action, et propre seulement aux rêves, se porterait vraiment bien, quand même tous ses membres seraient en bon état? Or, nous connaissons assez la nature humaine pour savoir qu’un homme qui peut, avec une cuillerée de confiture, se procurer instantanément tous les biens du ciel et de la terre, n’en gagnera jamais la millième partie par le travail. Se figure-t-on un état dont tous les citoyens s’enivreraient de haschisch? Quels citoyens! quels guerriers! quels législateurs! Même en Orient, où l’usage en est si répandu, il y a des gouvernements qui ont compris la nécessité de le proscrire. En effet, il est défendu à l’homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d’un nouveau genre. souvenons-nous de Melmoth, cet admirable emblème. son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de Dieu, il est condamné à vivre. Et aucun de ceux qu’il veut séduire ne consent à lui acheter, aux mêmes conditions, son terrible privilège. En effet, tout homme qui n’accepte pas les conditions de la vie, vend son âme. Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants.
 
L’homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C’est une âme qui se vend en détail.
 
Balzac pensait sans doute qu’il n’est pas pour l’homme de plus grande honte ni de plus vive souffrance que l’abdication de sa volonté. Je l’ai vu une fois, dans une réunion où il était question des effets prodigieux du haschisch. Il écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes. Les personnes qui l’ont connu devinent qu’il devait être intéressé. Mais l’idée de penser malgré lui même le choquait vivement. On lui présenta du dawamesk ; il l’examina, le flaira et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque enfantine et sa répugnance pour l’abdication se trahissait sur son visage expressif d’une manière frappante. L’amour de la dignité l’emporta.
 
En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, ce jumeau spirituel de Louis Lambert, consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance.
 
Malgré les admirables services qu’ont rendus l’éther et le chloroforme, il me semble qu’au point de vue de la philosophie spiritualiste, la même flétrissure morale s’applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l’indispensable douleur. Ce n’est pas sans une certaine admiration que j’entendis une fois le paradoxe d’un officier qui me racontait l’opération cruelle pratiquée sur un général français à El-Aghouat, et dont celui-ci mourut malgré le chloroforme. Ce général était un homme très brave, et même quelque chose de plus, une de ces âmes à qui s’applique naturellement le terme : chevaleresque. "Ce n’était pas, me disait-il, du chloroforme qu’il lui fallait, mais les regards de toute l’armée et la musique des régiments. Ainsi peut-être il eût été sauvé ! " Le chirurgien n’était pas de l’avis de cet officier; mais l’aumônier aurait sans doute admiré ces sentiments.
 
Il est vraiment superflu, après toutes ces considérations, d’insister sur le caractère immoral du haschisch. Que je le compare au suicide, à un suicide lent, à une arme toujours sanglante et toujours aiguisée, aucun esprit raisonnable n’y trouvera à redire. Que je l’assimile à la sorcellerie, à la magie, qui veulent, en opérant sur la matière, et par des arcanes dont rien ne prouve la fausseté non plus que l’efficacité, conquérir une domination interdite à l’homme ou permise seulement à celui qui en est jugé digne, aucune âme philosophique ne blâmera cette comparaison. si l’Eglise condamne la magie et la sorcellerie, c’est qu’elles militent contre les intentions de Dieu, qu’elles suppriment le travail du temps et veulent rendre superflues les conditions de pureté et de moralité ; et qu’elle, l’Eglise, ne considère comme légitimes, comme vrais, que les trésors gagnés par la bonne intention assidue. Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal. Ajouterai-je que le haschisch, comme toutes les joies solitaires, rend l’individu inutile aux hommes et la société superflue pour l’individu, le poussant à s’admirer sans cesse lui-même et le précipitant jour à jour vers le gouffre lumineux où il admire sa face de Narcisse ? si encore, au prix de sa dignité, de son honnêteté et de son libre arbitre, l’homme pouvait tirer du haschisch de grands bénéfices spirituels, en faire une espèce de machine à penser, un instrument fécond? C’est une question que j’ai souvent entendu poser, et j’y réponds. D’abord, comme je l’ai longuement expliqué, le haschisch ne révèle à l’individu rien que l’individu lui-même. Il est vrai que cet individu est pour ainsi dire cubé et poussé à l’extrême, et comme il est également certain que la mémoire des impressions survit à l’orgie, l’espérance de ces utilitaires ne paraît pas au premier aspect tout à fait dénuée de raison. Mais je les prierai d’observer que les pensées, dont ils comptent tirer un si grand parti, ne sont pas réellement aussi belles qu’elles le paraissent sous leur travestissement momentané et recouvertes d’oripeaux magiques. Elles tiennent de la terre plutôt que du ciel, et doivent une grande partie de leur beauté à l’agitation nerveuse, à l’avidité avec laquelle l’esprit se jette sur elles. Ensuite, cette espérance est un cercle vicieux: admettons un instant que le haschisch donne, ou du moins augmente le génie, ils oublient qu’il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté, et qu’ainsi il accorde d’un côté ce qu’il retire de l’autre, c’est-à-dire l’imagination sans la faculté d’en profiter. Enfin il faut songer, en supposant un homme assez adroit et assez vigoureux pour se soustraire à cette alternative, à un autre danger, fatal, terrible, qui est celui de toutes les accoutumances. Toutes se transforment bientôt en nécessités.
 
Celui qui aura recours à un poison pour penser ne pourra bientôt plus penser sans poison. se figure-t-on le sort affreux d’un homme dont l’imagination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschisch ou de l’opium ?
 
Dans les études philosophiques, l’esprit humain, imitant la marche des astres, doit suivre une courbe qui le ramène à son point de départ. Conclure, c’est fermer un cercle. Au commencement j’ai parlé de cet état merveilleux, où l’esprit de l’homme se trouvait quelquefois jeté comme par une grâce spéciale ; j’ai dit qu’aspirant sans cesse à réchauffer ses espérances et à s’élever vers l’infini, il montrait, dans tous les pays et dans tous les temps, un goût frénétique pour toutes les substances, même dangereuses, qui, en exaltant sa personnalité, pouvaient susciter un instant à ses yeux ce paradis d’occasion, objet de tous ses désirs, et enfin que cet esprit hasardeux, poussant, sans le savoir, jusqu’à l’enfer, témoignait ainsi de sa grandeur originelle.
 
Mais l’homme n’est pas si abandonné, si privé de moyens honnêtes pour gagner le ciel, qu’il soit obligé d’invoquer la pharmacie et la sorcellerie; il n’a pas besoin de vendre son âme pour payer les caresses enivrantes et l’amitié des houris. Qu’est-ce qu’un paradis qu’on achète au prix de son salut éternel? Je me figure un homme (dirai-je un brahmane, un poète, ou un philosophe chrétien?) placé sur l’Olympe ardu de la spiritualité ; autour de lui les Muses de Raphaël ou de Mantegna, pour le consoler de ses longs jeûnes et de ses prières assidues, combinent les danses les plus nobles, le regardent avec leurs plus doux yeux et leurs sourires les plus éclatants ; le divin Apollon, ce maître en tout savoir (celui de Francavilla, d’Albert Dürer, de Goltzius ou de tout autre, qu’importe ? N’y a-t-il pas un Apollon, pour tout homme qui le mérite ?), caresse de son archet ses cordes les plus vibrantes. Au-dessous de lui, au pied de la montagne, dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes, simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui arrache la morsure du poison ; et le poète attristé se dit : " Ces infortunés qui n’ont ni jeûné, ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et elle allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que nous, poètes et philosophes, nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation; par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence ! "
 
== UN MANGEUR D’OPIUM ==