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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 1-32).



EN LISANT NIETZSCHE




I

NIETZSCHE SE CHERCHE


Il arrive souvent, peut-être toujours, qu’en exposant ses idées un philosophe ne fait qu’analyser son caractère. Il arrive souvent, peut-être toujours, qu’un philosophe a pour point de départ ses sentiments ; puis, qu’étant doué, parce qu’il est philosophe, de la faculté de penser ses sentiments, il fait de ses sentiments des idées ; puis, qu’étant doué de la faculté de synthèse, il ramasse toutes ses idées, qui ne sont que des sentiments transformés, en une idée générale. — Puis, peut-être, il regarde autour de lui, il avise tout ce qui dans le monde des idées contrarie et gêne son idée générale et il en fait la critique, minutieuse, car il est dialecticien ; âpre et vigoureuse, parce que son idée générale n’est au fond qu’un sentiment auquel il tient et même une passion qui le domine ; puis il trouve, au cours de cette opération critique, des idées confirmatrices de sa pensée générale et il les accueille, et sa pensée générale devient système ; — et aussi, car il est loyal, des idées lui viennent qui sont en contradiction avec son système, et il ne les repousse point, car il aime les idées pour elles-mêmes, mais il les jette comme en marge de son esprit, et du reste il cherche à les faire rentrer plus ou moins dans son système même ; — et enfin il a la conception que, le plus souvent, il ne peut réaliser ni même embrasser, d’un système qui dépasserait son système et pourrait accueillir dans son sein plus vaste toutes les idées, aussi bien celles qui lui furent hostiles que celles qui lui furent chères, qu’il a eues ; d’un système au delà de son système, d’une idée générale au delà de son idée générale ; et ce système il l’esquisse et cette idée il l’entrevoit et le plus souvent, surtout s’il meurt jeune, il reste au seuil de cette Terre promise, qu’il laisse à d’autres.

Et telle me semble bien avoir été la marche de Frédéric Nietzsche ; et en tout cas, telle sera la mienne en cheminant sur ses traces et en cherchant à les reconnaître ; tel sera le plan que je suivrai pour lire Nietzsche avec une certaine méthode. Mauvaise ou bonne ; mais il m’en faut une pour le lire d’une façon suivie, après l’avoir si souvent lu comme il écrivait, au hasard du jour et de l’heure.


Autant qu’on peut en conjecturer par ce qu’on sait de lui et par ce qu’il en a dit, Nietzsche était loyal, orgueilleux et agressif. — Il a bien d’autres traits de caractère, mais il faut se borner à l’essentiel pour voir clair et pour ne pas risquer de ne plus rien démêler à force de vouloir tout voir.

Il était loyal, détestait l’hypocrisie et cette conscience approximative qui n’est qu’une forme de l’hypocrisie. Il voulait voir clair absolument et jusqu’au fond dans les autres, dans lui-même, dans les idées et dans les systèmes. Il railla plus tard cruellement ce peuple, le sien, « qui aime à se griser et pour qui l’obscurité est une vertu », et il s’écria en style lyrique, songeant surtout à lui-même : « Mais enfin nous devenons clairs ; nous sommes devenus clairs ! » — Cette probité intellectuelle, qui du reste n’est qu’une forme de la probité morale, était chez lui intransigeante. C’est elle qui le força plus tard à toujours lever le voile, à toujours dénouer le masque, à se demander toujours : « et sous cette idée qu’y a-t-il encore, et sous ce premier principe qu’y a-t-il encore ? quel sentiment ? quelle tendance, inavouée, peut-être inavouable ? » C’est elle qui le forçait à penser, à dire, à écrire, des choses contradictoires et contraires à sa pensée générale, si, au moment où il les concevait, elles lui semblaient vraies. C’est elle qui donne à tout ce qu’il a écrit un air de confession, hautaine, certes, mais de confession publique.

Il était orgueilleux au plus haut point, très convaincu de sa supériorité d’esprit, hanté de ce sentiment, juste assez souvent, que tout ce qu’il pensait était pensé pour la première fois, et excité sans cesse par cette démangeaison bien connue qui consiste à toujours soupçonner que ce que pense la majorité des hommes est stupide et qu’on ne peut guère se tromper à être paradoxal ; et que tout au moins le paradoxe, étant une évasion hors de la sottise, est un acheminement vers la vérité.

Son insatiable besoin d’indépendance vient de cet orgueil. Il ne pouvait subir aucun joug, ni venant des hommes, ni venant des choses, ni venant même des habitudes. Rien de significatif comme sa confidence sur les « habitudes courtes » : «… Ma nature est entièrement organisée pour les courtes habitudes, même dans les besoins de sa santé physique, et, en général, aussi loin que je puis voir, du plus bas ou du plus haut. Toujours je m’imagine que telle chose me satisfera d’une façon durable… Et un jour, c’en est fait, la courte habitude a eu son temps… Et déjà quelque chose de nouveau frappe à ma porte… Il en est ainsi pour moi des mets, des idées, des hommes, des villes, des poèmes, des musiques, des doctrines, des ordres du jour, des sages… Par contre je hais les habitudes durables et je crois qu’un tyran s’est approché de moi, que mon atmosphère vitale s’est épaissie, dès que les événements tournent de façon que les habitudes durables semblent nécessairement en sortir… Au fond de mon âme j’éprouve même de la reconnaissance pour toute ma misère physique et ma maladie ; puisque tout cela me laisse cent échappées par où je puis me dérober aux habitudes durables… »

Enfin, de sa loyauté et de son orgueil combinés, il naquit en lui de très bonne heure une saine hardiesse, une franche bravoure, une intrépidité d’opinion qui le rendit querelleur, agressif, batailleur, contradicteur fieffé, toujours en guerre et volontiers exagéreur. Il était un peu l’homme qui vous dit avant que vous ayez parlé : « Vous avez tort » ; et après que vous avez parlé : « J’en étais bien sûr ; mais j’en suis plus sûr qu’auparavant » ; et qui l’était en vérité tout autant avant qu’après. Il était un peu l’homme dont on dit : « Il monte l’escalier ; il s’apprête à vous donner tort. » Il était un peu l’homme dont on dit : « Je vais exprimer devant lui le contraire de ma pensée, parce qu’il parle bien et que j’aime entendre mes opinions exposées par lui. » — Toutes les exagérations de Nietzsche viennent de là. Il y a en lui beaucoup de Joseph de Maistre.

Ainsi construit par la nature, comme il était né Allemand, sans l’avoir demandé, il fut mis d’abord à l’école du romantisme, du pessimisme et de Wagner, et, avant d’avoir pris conscience de lui-même, il les adora. Gœthe (par les côtés accessibles aux jeunes esprits et à la foule), Schopenhauer et Wagner furent ses premiers maîtres et ses idoles. Il fut, sinon pénétré, du moins touché de ce romantisme allemand, si différent du nôtre, par quoi je ne veux dire ni qu’il soit meilleur ni qu’il soit pire, qui est fait surtout de sensibilité et d’attendrissement, de Gemüthlichkeit, de mélancolie rêveuse, douce et pitoyable, et dans lequel la sensibilité l’emporte de beaucoup sur l’imagination.

Il fut pénétré, et plus profondément, par le pessimisme, effet naturel de ce romantisme longtemps pratiqué et couvé, par ce sentiment de la misère incurable des choses, qui porte ou à souhaiter et à demander impérieusement qu’elles cessent d’être, ou à les détruire, en quelque sorte, en soi-même, pour ne pas les sentir et pour se réfugier dans une indifférence analogue au néant ou au moins représentative du non-être.

Il fut enthousiaste, et plus longtemps, de cette musique de Wagner, qui plonge dans une sorte d’état extatique ; qui certes est vivante et peint la vie, mais qui la peint dans ce qu’elle a de nerveux et d’énervé, de fatigué et surtout dans son aspiration au repos.

En un mot, il eut la diathèse romantique complète, intégrale et sans qu’il y manquât rien. — Un Français ne peut pas se figurer très nettement ce que c’est que cette diathèse. Le romantisme français a été français. Plus, à s’en éloigner, on le voit mieux, plus on se persuade de cette vérité. Il a été clair, il a été ordonné, il a été vif et ardent ; presque tous ses grands représentants se sont mêlés à l’action ; il a été optimiste chez ses deux grands chefs de chœur et pessimiste seulement par accès et crises chez les autres ; il n’a pas eu de grands philosophes pour exprimer le peu de pessimisme qu’il a contenu, et ni Comte, ni Renan, ni Taine ne sont des pessimistes ; et enfin, surtout, il n’a pas eu de musicien et la musique romantique française, à proprement parler, n’existe pas. De telle sorte que si l’on prend pour type du romantisme le romantisme français, il faudra donner au romantisme allemand un autre nom, et que si l’on prend pour type du romantisme du xixe siècle le romantisme allemand, il faudra appeler le romantisme français d’une autre façon, ce que je serais assez porté à souhaiter que l’on fît.

On n’a donc pas idée ici de ce que pouvait être un jeune romantique allemand vers 1870, enveloppé de romantisme de tous côtés, saturé de romantisme par toutes les influences, le recevant par la poésie, par le roman, par la philosophie, par la musique, par la conversation et par le patriotisme, se flattant de cette pensée que le romantisme était chose essentiellement allemande et qui faisait partie du patrimoine et de la gloire nationale. C’est précisément ce que fut Frédéric Nietzsche un peu avant 1870.

C’était sa diathèse, ce n’était pas son tempérament. Il s’affranchit. — Ce n’était pas son tempérament. Ce n’était pas tout à fait son tempérament. C’était bien un peu son tempérament et M. Fouillée l’a très bien vu. C’était un peu son tempérament, en ce sens qu’il était maladif, volontiers triste, aussi exagéreur et susceptible de s’éprendre du colossal et du gigantesque, aussi un peu désordonné et difficilement capable de mettre un ordre matériel dans ses idées, aussi très personnel, même au sens mauvais du mot et ne détestant pas la littérature qui est une confidence, un épanchement et une confession. J’accorderai tout cela, et, aussi bien, il a bien fallu qu’il y ait eu quelque chose du romantisme dans sa complexion pour qu’il soit resté romantique relativement assez longtemps. Mais le fond ou si vous voulez — car je ne sais guère ce que c’est que le fond — certaines parties très considérables de sa complexion étaient tout autres et contraires. Il était prompt d’esprit, trop prompt même peut-être ; il aimait la clarté, il aimait, encore sans le bien savoir, la règle ; par son orgueil il était aristocrate ; et si l’art est toujours aristocratique, certainement, encore est-il que l’art romantique est plus populaire, s’adressant toujours plus aux sentiments qu’aux idées et, particulièrement, plus qu’aux idées fines. Et puis, ce qui à la vérité n’est que circonstanciel, mais n’en est pas moins important et peut-être plus, Nietzsche était indépendant et agressif, et que toute l’Allemagne fût pénétrée de romantisme, ce lui était une raison pour que très vite il se tournât d’un autre côté. Il s’affranchit.

Il s’affranchit d’abord, je crois, par la France et ensuite par la Grèce et peut-être par toutes les deux à la fois, et en tout cas, puisqu’il n’importe pas beaucoup, et qu’il faut un ordre, commençons par la France. Notons, du reste, qu’à la France comme à la Grèce il était conduit par son grand ami Gœthe, qui aimait autant l’une que l’autre. L’influence de Gœthe sur Nietzsche ne peut pas être exagérée. Que tout Nietzsche soit dans Gœthe, il ne faudrait peut-être pas en être sûr jusqu’à le dire ; mais à coup sûr on trouve Gœthe à tous les tournants de la marche de Nietzsche, aux principaux points de son évolution, et l’ombre lumineuse plane éternellement sur le moderne lutteur. « Le voyageur et son ombre », c’est un des titres de Nietzsche. Nietzsche a voyagé sans cesse dans la grande ombre de Gœthe, en essayant quelquefois, même avec succès, ce qui est possible dans ce cas-là, de « sauter hors de son ombre ».

Quoi qu’il en soit, il s’adressa à la France. Il lut Montaigne dont il loue la « loquacité» charmante : « Une loquacité qui vient de la joie de tourner d’une façon toujours nouvelle la même chose : on la trouve chez Montaigne. » — Il lut Pascal, qu’il cite cent fois ; il lut La Rochefoucauld, dont il est, du reste, le dernier éditeur, avec commentaires surabondants ; il lut Corneille, qu’il a compris jusqu’au fond et que nous retrouverons souvent en sa compagnie dans le cours de ce volume ; il lut La Bruyère ; il lut Voltaire, Vauvenargues ; il lut Chamfort, où il retrouve Schopenhauer, Chamfort qu’il déteste et qu’il excuse à la fois d’avoir été du parti de la Révolution et dans lequel il trouve a un homme riche en profondeurs et en tréfonds de l’âme, sombre, souffrant, ardent et le plus spirituel des moralistes » et qu’il représente comme « étant resté étranger aux Français » (où a-t-il vu cela ?) ; — il lut Fontenelle, qu’il admire trop à mon avis et comme un homme dont les jeux d’esprit et les paradoxes sont devenus des vérités ; il lut Stendhal, comme on peut s’y attendre ; et, en tant qu’il n’a pas voulu aller plus loin chez nous que le dix-huitième siècle, il devait lire Stendhal qui en est ; et il juge que Stendhal « est peut-être de tous les Français de ce siècle celui qui a possédé les yeux et les oreilles les plus riches de pensées ».

Tout cela le ravit et lui découvrit à lui-même sa véritable nature d’esprit. Il était classique. Voici les formules de l’art classique, nouvelles ou qu’il croit nouvelles, qui abondent sous sa plume. Point de littérature personnelle : « L’auteur doit se taire lorsque son œuvre se met à parler. » Le réel, rien que le réel, mais non point tout le réel : « De même que le bon écrivain en prose ne se sert que des mots qui appartiennent à la langue de la conversation, mais se garde bien d’utiliser tous les mots de cette langue — et c’est ainsi que se forme précisément le style choisi — de même le bon poète de l’avenir ne représentera que les choses réelles, négligeant complètement les objets vagues et démonétisés, faits de superstitions et de demi-vérités, en quoi les poètes anciens montraient leur force. Rien que la réalité, mais nullement toute la réalité. Bien plutôt une réalité choisie. » — On trouverait une théorie à peu près complète de l’art classique, et particulièrement de l’art classique français, éparse dans les œuvres de Nietzsche. Il est sûr au moins que le clair, le précis, l’ordonné et le choisi furent pour lui une sorte de révélation ravissante. Il se jura évidemment de sacrifier à ces nouvelles idoles ou plutôt de considérer comme des idoles tout ce qui n’était pas ces dieux-là.

La France le mena-t-elle à la Grèce ou la Grèce le ramena-t-elle plus tard à la France ? Le passage suivant, très important, peut appuyer l’une ou l’autre de ces deux hypothèses, ou celle-ci encore qu’il étudia les Grecs et les Français en même temps : « Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, Fontenelle et particulièrement ses Dialogues des morts, Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l’antiquité qu’avec n’importe quel groupe de six auteurs d’un autre peuple. Par ces six écrivains l’esprit des derniers siècles de l’ère ancienne a revécu à nouveau. Réunis, ils forment un chaînon important dans la grande chaîne continue de la Renaissance. Leurs livres s’élèvent au-dessus du changement dans le goût national et des nuances philosophiques où chaque livre croit devoir scintiller maintenant pour devenir célèbre ; ils contiennent plus d’idées véritables que tous les ouvrages de philosophie allemande ensemble… Pour formuler une louange bien intelligible, je dirai qu’écrites en grec, leurs œuvres eussent été comprises par des Grecs. Combien, par contre, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer, pour ne point parler de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d’écrire, je veux dire ce qu’ils ont d’obscur, d’exagéré et parfois de sec et de figé ? Ce sont là des défauts dont ces deux écrivains souffrent le moins parmi les penseurs allemands, et ils en souffrent trop encore ! Gœthe, en tant que penseur, a plus volontiers étreint les nuages qu’on ne le souhaiterait, et ce n’est pas impunément que Schopenhauer s’est promené presque toujours parmi les symboles des choses plutôt que parmi les choses elles-mêmes. — Par contre, quelle clarté et quelle précision délicate chez ces Français ! Les Grecs les plus subtils auraient été forcés d’approuver cet art, et il y a une chose qu’ils auraient même admirée et adorée, la malice française de l’expression : ils aimaient beaucoup ce genre de choses, sans y être précisément très forts. »

Il s’écartait donc de plus en plus, non seulement du romantisme allemand, mais de l’Allemagne elle-même, et il commençait sans doute à se demander « s’il y a des classiques allemands », c’est-à-dire s’il y a eu des écrivains allemands d’un génie assez général, assez universel, assez inactuels, tout en fondant leur réputation de leur vivant, assez conquérants de l’avenir par la grandeur de leur pensée et par la force impérissable de leur expression, pour rester, pour grandir ou au moins pour ne pas déchoir cinquante ans après leur mort ; et peut-être commençait-il à répondre non, comme il l’a écrit plus tard dans Humain, trop humain : « Des six grands ancêtres de la littérature allemande, cinq sont en train de vieillir incontestablement, ou ont même déjà vieilli… Je fais abstraction de Goethe… Mais que dire des cinq autres ? Klopstock vieillit déjà de son vivant d’une façon très vénérable et si foncièrement que le livre réfléchi de ses années de vieillesse, sa République des Savants, n’a été jusqu’aujourd’hui prise au sérieux par personne. Herder eut le malheur d’écrire toujours des ouvrages qui étaient toujours trop neufs et déjà vieillis ; et pour les esprits plus subtils et plus forts, comme pour Lichtenberg, l’œuvre principale de Herder avait quelque chose de suranné dès son apparition. Wieland qui, abondamment, avait vécu et engendré la vie, prévint, en homme avisé, la diminution de son influence par la mort. Lessing subsiste encore aujourd’hui ; mais parmi les savants jeunes et toujours plus jeunes ! Et Schiller est sorti maintenant des mains des jeunes gens pour tomber dans celles des petits garçons, de tous les petits garçons allemands. C’est pour un livre une façon de vieillir que de descendre à des âges de moins en moins mûrs… »

Toujours est-il qu’il se dégermanisait de plus en plus et qu’il se sentait attiré vers les pays de clarté et les horizons à la ligne nette. C’est à cette époque-là, c’est-à-dire vers 1870, qu’il découvrit la Grèce. Avait-il déjà eu quelque goût d’hellénisme étant écolier, au gymnase ? Il serait assez intéressant de le savoir. Je n’en sais rien ; mais la chose n’a du reste qu’un intérêt de curiosité, la seule éducation qui compte étant la seconde, celle qu’on se donne à soi-même ; et les véritables goûts, les goûts profonds, ceux qui demeurent toute la vie, se formant entre la vingtième année et la trentième. C’est donc vers 1870, comme il l’a dit très nettement dans sa préface des Origines de la Tragédie grecque et dans ses notes sur cet ouvrage, qu’il se prit pour la Grèce d’un goût profond, d’une véritable passion amoureuse, d’une manière de dévotion. Ce fut pour lui

une nouvelle lumière. Il dut se dire, il se dit certainement :


Devenere locos lœtos et amœna vireta…
Purior hic campos œther et liiminc vestit
Purpureo.


C’est le moment de la grande crise intellectuelle et même morale de Nietzsche, et tout son développement définitif a cette crise pour origine. Voulant se rendre compte des racines profondes de l’art tragique chez les Athéniens, des sources psychologiques de cet art, de l’état d’âme que cet art supposait chez ceux qui le pratiquaient, soit comme auteurs, soit comme interprètes, soit comme auditeurs, il se fait peu à peu toute une idée, fausse à mon avis, mais originale, intéressante et extrêmement féconde en conséquences, de l’âme grecque, du tempérament grec et de la race grecque, et cette idée il la caresse, et il s’en pénètre, et il s’en enivre, et il en fera tout un système philosophique, sociologique et moral ; et en vérité Nietzsche est tout entier dans les Origines de la Tragédie grecque.

À travers bien des gaucheries, bien des tâtonnements et bien des obscurités, voici l’idée sommaire que Nietzsche se fait de l’art tragique des Grecs et de l’âme grecque. Une race a été, qui n’aimait que la beauté et la vie. Elle aimait surtout la vie, la vie forte et surabondante, puissante et joyeuse, exaltée et triomphante. Et c’est ce qu’on peut appeler son âme dionysiaque. Mais elle aimait aussi la beauté, la pureté de la ligne, la noblesse des attitudes, la majesté du front et la sérénité du regard. Et c’est ce qu’on peut appeler son âme apollinienne.

Et ces deux aspirations se réunissent et se joignent, en quelque sorte, dans la conception olympienne. L’Olympe est un séjour d’êtres supérieurs, à la fois puissamment vivants et noblement beaux, exaltés dans la joie de vivre et dans la volonté de vivre, immortels, mot dont, pour l’avoir trop répété, on ne sent plus la signification, immortels, c’est-à-dire insatiables de vie et en voulant pour l’éternité et voulant une vie éternellement inépuisable ; d’êtres, aussi, qui se plaisent à être beaux, à être grands, à être forts, à être nobles et harmonieux ; d’êtres qui se complaisent en eux-mêmes et dans une indéfinie progression de beauté en eux, d’êtres qui réalisent la beauté et qui s’appliquent à la réaliser toujours davantage. L’olympien est un être supérieur qui unit en lui l’état dionysiaque et l’état apollinien.

Il est le modèle du Grec ; et le Grec dans sa vie et dans son art cherche à se rapprocher de cet idéal. Dans sa tragédie il cherche la synthèse ou au moins l’union de l’état apollinien et de l’état dionysiaque. Il met l’état dionysiaque dans le chœur [très douteux] et l’état apollinien dans les personnages. En tout cas il cherche une forme d’art où la vie et la beauté soient réalisées et soient profondément unies, où la beauté soit présentée vivante, mouvante et agissante ; et où la vie soit présentée en beauté, toujours en beauté et sous toutes les formes de beauté, musique, rythme, vers, noblesse des attitudes, union intime de la beauté et de la vie, union intime de l’état apollinien et de l’état dionysiaque, réalisation approximative de l’olympisme.

Et dans sa vie même, le Grec cherche à réaliser encore cette union qu’il rêve toujours. Activité conquérante, activité politique, activité colonisatrice, activité administrante ; et, avec cela, l’art toujours, art des poètes, art des sculpteurs, art des architectes, art des peintres. La Grèce répand et veut répandre sa vie et son art à la fois sur l’Univers. Vivre et vivre en beauté ; faire vivre le monde et le faire vivre en beauté, voilà quelle semble être sa préoccupation constante et sa perpétuelle volonté.

Et l’on peut donc considérer sa tragédie comme l’intermédiaire et l’on se risquerait à dire comme le médiateur entre le ciel grec et la terre grecque. Elle donne aux hommes la vue approximative de cette union de l’état apollinien et de l’état dionysiaque que réalisent là-haut les immortels ; et elle leur donne l’exemple de cette union de l’état apollinien et de l’état dionysiaque qu’ils doivent réaliser sur la terre. Par la tragédie olympienne les Olympiens disent aux hommes : soyez olympiens. Vie et beauté dans le ciel, vie et beauté sur la terre ; vie et beauté céleste enseignée par la tragédie à la terre.

— Mais n’est-ce pas mettre beaucoup de choses dans la tragédie grecque, et les Athéniens cherchaient-ils autre chose dans la tragédie que l’occasion de se rassasier de larmes, comme parle Homère, et de satisfaire leur sensibilité ?

— Non pas, répond Nietzsche, et il suffit de lire aussi bien Platon qu’Aristote pour voir comment les Grecs entendaient la tragédie, au fond, même quand ils n’étaient pas d’accord. Platon chasse les poètes de la République parce qu’il craint qu’ils n’efféminent par la sensiblerie la race forte et joyeuse. Aristote, toujours en contradiction avec Platon, défend la tragédie en assurant qu’en appliquant la sensibilité des auditeurs à des choses fausses elle les « purge » de cette sensibilité et les rend à la vie énergiques, joyeux et forts. Et c’est-à-dire que tous les deux veulent une race énergique et amoureuse de la vie et entendent bien qu’il ne faut pas que l’art l’alanguisse et la détende.

Et, au delà de Platon et d’Aristote, pour employer une formule nietzschéenne, Nietzsche dit davantage. Il dit que ce goût même de la race grecque pour un art qui, encore que dionysiaque et apollinien, était pathétique, était triste, et étalait l’horreur et la misère humaine, révèle une race forte et allègre, qui ne craignait pas l’étalage de la misère et de la douleur ; qui ne demandait pas des dénouements heureux ; qui ne demandait pas de mensonges optimistes ; qui était assez sûre d’elle pour contempler la misère humaine, y trouver un plaisir esthétique et n’en être point ébranlée : qui peut-être avait besoin de se divertir ainsi un instant de son optimisme pour le retrouver entier et intact le moment d’après ; qui peut-être éprouvait un plaisir mâle et âpre à voir le malheur humain, à le sentir menaçant, à s’en sentir menacé et à marcher à l’action, dût ce malheur tomber sur elle et au risque de ce malheur ; qui peut-être éprouvait un plaisir viril et sain à dire comme Gœthe : « Par-dessus les tombeaux, en avant ! » ; qui, en tout cas, n’allait pas chercher dans l’art des consolations, des solanées et des stupéfiants, mais, comme les forts, je ne sais quel breuvage amer et tonique.

Ainsi en possession d’une idée très douteuse sur l’art grec, mais qui faisait pour lui office de vérité, Nietzsche réfléchit sur cette révélation et se sentit ébranlé exactement en tout ce qu’on lui avait enseigné. On lui avait enseigné le romantisme allemand, c’est-à-dire un art de tristesse, de mélancolie, d’attendrissement et de sensibilité apitoyée. Il croyait découvrir un art et une race allègres, joyeux, énergiques, amoureux de la vie et non de la mort, apolliniens dans leurs instants de calme, dionysiaques dans leurs moments d’exaltation, et regardant vers la vie, même quand ils étaient apolliniens, et c’est-à-dire, même quand ils étaient apolliniens, restant dionysiaques encore. Et c’était bien là, à peu près, le contraire du romantisme.

On lui avait enseigné le pessimisme, c’est-à-dire, au fond et en gros, la croyance que la vie est mauvaise ; et il croyait voir un art et une race enivrés de l’amour de la vie, un art et une race profondément optimistes, mieux que cela, un art et une race qui faisaient servir le pessimisme à l’optimisme et qui par conséquent effaçaient l’un et l’autre et surtout les pédantesques et puériles oppositions de l’un contre l’autre, l’antinomie fausse de celui-ci et de celui-là, un art et une race qui, par delà l’optimisme et le pessimisme, rencontraient la vie, et la vie dans toute sa plénitude, à savoir la vie en beauté.

On lui avait enseigné une musique dont il avait été comme enivré, mais que maintenant il jugeait débilitante ; et il croyait voir une race et un art où la musique ne servait qu’à accompagner de vives exaltations du sens de la vie ou à régler des danses viriles, joyeuses ou belliqueuses. Il se sentit ébranlé.

Il ne faut pas croire qu’il le fut sans regret et sans regard jeté en arrière et que son état, en cette crise, fut tout de suite l’état dionysiaque. Malgré son orgueil et son humeur batailleuse, — et j’ai prévenu que les traits principaux du caractère de Nietzsche n’étaient pas tout son caractère, — il connut la tristesse de l’homme qui se sépare de son pays, ou de son parti, ou de son cénacle, tristesse que tout homme qui a quelque personnalité a connue à un moment de sa vie. Malgré tout son orgueil, il avait eu, et Dieu merci, quelque chose de la docilité, du respect pour le maître, du famulisme, qui caractérise tout écolier allemand ; et il éprouvait un serrement de cœur et un peu d’angoisse à penser par lui-même : « Je connais un homme qui, encore enfant, s’était déjà habitué à bien penser de l’intellectualité des hommes, c’est-à-dire de leur véritable penchant pour les objets de l’esprit… à avoir par contre, une idée très médiocre de son esprit à lui (jugement, mémoire, présence d’esprit, imagination). Il ne s’accordait aucune valeur lorsqu’il se comparait à d’autres. Mais au cours des années il fut forcé, une fois d’abord, puis cent fois, de changer d’opinion sur ce point. On pourrait croire que ce fut à sa grande joie et à sa grande satisfaction. En effet, il y avait quelque chose de cela ; mais, comme il disait une fois, il s’y mêle une amertume de la pire espèce, une amertume que je n’ai pas connue dans mes années antérieures ; car depuis que j’apprécie les hommes et moi-même avec plus de justesse par rapport aux besoins intellectuels, mon esprit me paraît moins utile. Avec lui je ne crois plus pouvoir faire œuvre bonne, parce que l’esprit des autres ne s’entend pas à l’accepter ; je vois maintenant toujours devant moi l’abîme affreux qui existe entre l’homme secourable et l’homme qui a besoin de secours. Voilà pourquoi je suis tourmenté par la misère de posséder mon esprit à moi seul et d’en jouir autant qu’il est supportable. Mais donner vaut mieux que posséder, et qu’est l’homme le plus riche lorsqu’il vit dans la solitude d’un désert ? »

On ne saurait trop méditer ce passage si l’on veut bien comprendre Nietzsche. Il est plein à la fois de modestie, d’orgueil et de la déception de la modestie et de la tristesse de l’orgueil et de ce sentiment de solitude qui est à la fois la fierté et la misère des hommes supérieurs. Cela explique l’âpreté ordinaire de Nietzsche. Un sentiment n’est fort que s’il est né d’une souffrance. Si Nietzsche fut personnel et solitaire avec impertinence et insolence, c’est, d’abord, si l’on veut, parce qu’il était exagéreur de son naturel ; c’est ensuite, si l’on veut, comme l’a remarqué M. Fouillée, parce que les Allemands aiment à forcer le trait, autant que Renan, par exemple, aimait à l’adoucir ; c’est surtout parce que de son isolement et de sa personnalité s’opposant aux idées de la multitude il avait souffert d’abord énormément, et que, dès lors, il prenait une sorte de revanche à accuser cette personnalité, cette originalité, cet isolement, à l’armer en guerre pour le confirmer et n’en plus souffrir, à l’exagérer comme avec colère contre lui-même et à dire : « Oui, je pense seul contre tous et cela ne me fera plus souffrir. » — Tel l’homme qui a été timide auprès des femmes et qui, ayant vaincu cette timidité, prend un plaisir de vainqueur à être trop assuré auprès d’elles ; tel l’orateur qui a commencé par être paralysé à la tribune, et qui, cette maladie guérie, devient trop improvisateur, parce qu’il l’est avec une volupté qui a son origine dans ses anciennes affres.

Du reste, si Nietzsche se dégagea avec une douleur qui n’a rien que de très honorable, il se dégagea avec le courage qui était bien le fond de sa nature. Il secoua les influences qui avaient pesé sur lui, d’un coup d’épaule, sec et dur et définitif ; il se guérit de ses maladies — ce sont ses expressions — par une médication spontanée, très énergique et radicale : « Il était en effet grand temps de prendre congé[1]. Cela me fut démontré tout de suite, Richard Wagner, le plus victorieux en apparence, en réalité un romantique caduc et désespéré, s’effondra soudain, irrémédiablement anéanti comme devant la sainte croix. Aucun Allemand n’avait-il donc alors des yeux pour voir, de pitié dans la conscience pour déplorer cet horrible spectacle ? Ai-je donc été le seul qu’il ait fait souffrir[2] ? N’importe ; l’événement inattendu me jeta une lumière soudaine sur l’endroit que je venais de quitter et me donna aussi ce frisson de terreur que l’on ressent après avoir couru inconsciemment un immense danger. Lorsque je continuai seul ma route, je me mis à trembler. Peu de temps après je fus malade, plus que malade, fatigué par la continuelle désillusion au milieu de tout ce qui nous enthousiasmait encore, nous autres, hommes modernes… fatigué par dégoût de tout ce qu’il y a de féminisme et d’exaltation désordonnée dans ce romantisme, de toute cette menterie idéaliste et de cet amollissement de la conscience qui de nouveau l’avait emporté, là, sur un des plus braves ; fatigué enfin, et ce ne fut pas ma moindre fatigue, par la tristesse d’un impitoyable soupçon : je pressentais qu’après cette désillusion, j’allais être condamné à me défier plus encore, à mépriser plus profondément, à être plus absolument seul que jamais… Je pris alors, et non sans colère, parti contre[3] moi-même et pour[4] tout ce qui justement me faisait mal et m’était pénible… Cet événement de ma vie — l’histoire d’une maladie et d’une guérison ; car cela finit par une guérison — n’a-t-il été qu’un événement à moi personnel ? Cela n’a-t-il été que mon « humain, trop humain » ? Je suis tenté de croire aujourd’hui le contraire… Je recommande mes livres de voyage à ceux qui s’affligent d’un passé et qui ont assez d’esprit de reste pour souffrir aussi de l’esprit de leur passé. Avant tout à vous, qui avez la tâche la plus dure, hommes rares, intellectuels courageux, vous les plus exposés de tous, qui devez être la conscience de l’âme moderne et, comme tels, posséder sa science, vous chez qui se rassemble tout ce qu’il peut y avoir aujourd’hui de maladies, de poisons, de dangers ; vous dont c’est la destinée d’être plus malades que n’importe quel individu, parce que vous n’êtes pas seulement des individus ; vous dont c’est la consolation de connaître le chemin d’une santé nouvelle et, hélas, de suivre ce chemin… »

Il revient souvent sur cette crise et il cherche à l’expliquer, et il cherche surtout à expliquer cette ancienne erreur dont il se flatte si fort d’être revenu ; car quelque courage que l’on ait ou que l’on mette à proclamer qu’on s’est trompé, encore aime-t-on toujours à montrer qu’on avait quelques bonnes raisons de se tromper et que par conséquent, tout en se trompant, on n’était pas si loin d’avoir raison. Il a expliqué son pessimisme-romantisme par l’instinct dionysiaque fourvoyé, par l’instinct dionysiaque latent en lui, mais existant en lui et ne se trompant qu’en prenant pour une manifestation de lui-même ce qui ne l’était pas. Demi-erreur, qui eût pu mener déplorablement loin ; mais demi-erreur. De même en effet que les Grecs, au sein même de leur optimisme, admettent un pessimisme d’art qui ne sert qu’à renforcer peut-être, à coup sûr qu’à stimuler et aiguillonner leur optimisme fondamental, comme nous l’avons expliqué plus haut, de même on a pu se tromper sur le pessimisme allemand de 1860 et le prendre pour quelque chose d’analogue au pessimisme d’art des Grecs, pour quelque chose qui fût auxiliaire de l’optimisme et même fonction de l’optimisme.

C’est l’erreur que croit avoir faite Nietzsche et c’est dans cette mesure seulement qu’il se flatte d’avoir erré : « Je considérais… le pessimisme philosophique du xixe siècle comme le symptôme d’une force supérieure de la pensée, d’une bravoure plus téméraire, d’une plénitude de vie plus victorieuse que celle qui avait été le propre du xviiie siècle (Hume, Kant, Condillac). Je pris la connaissance tragique comme le véritable luxe[5] de notre civilisation, comme sa manière de se prodiguer, la plus précieuse, la plus noble, la plus dangereuse ; mais pourtant, en raison de son opulence, comme un luxe qui lui était permis[6]. — De même j’interprétais la musique allemande comme l’expression d’une puissance dionysiaque de l’âme allemande… On voit que je méconnaissais alors, tant dans le pessimisme philosophique que dans la musique allemande, ce qui lui donnait son véritable caractère, son romantisme… Tout art et toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes… Mais il y a deux sortes de souffrants ; il y a ceux qui souffrent d’une surabondance de vie et il y a ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie. Et ceux qui souffrent d’une surabondance de vie veulent un art dionysiaque et aussi une vision tragique de la vie intérieure et extérieure… l’homme dionysien se plaît non seulement au spectacle du terrible et de l’inquiétant ; mais il aime le fait terrible en lui-même et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation à cause d’une surabondance qu’il sent en lui capable de faire de chaque désert un pays fertile… Et ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie demandent à l’art et à la philosophie le calme, le silence, une mer lisse — ou bien aussi l’ivresse, les convulsions, l’engourdissement, la folie. Et au double besoin de ceux-ci répond tout romantisme en art et en philosophie, et aussi tant Schopenhauer que Wagner, pour nommer ces deux romantismes les plus célèbres et les plus expressifs parmi ceux que j’interprétais mal alors, d’ailleurs, on en conviendra, nullement à leur désavantage[7]. »

Il est certain qu’on peut s’y tromper et que les surabondants et les dégénérés demandant absolument la même chose, il est difficile de savoir, à ce qu’ils demandent, à ce qu’on leur donne et à ce qu’ils acceptent, s’ils sont dégénérés ou surabondants, et si la tragédie grecque est signe de surabondance chez ceux qui l’acclament et si le drame de Wagner, qui lui ressemble trait pour trait, est signe de dégénérescence chez ceux qui l’applaudissent ; et donc l’erreur de Nietzsche était très facile.

La différence, dit Nietzsche, c’est le romantisme. Certes, oui ; mais le romantisme étant très difficile à définir, d’une part, et, d’autre part, la chose en question étant les dispositions psychiques de ceux qui écoutent, et ceci étant probable que les Grecs eussent écouté Wagner dans un esprit classique et y eussent satisfait leur surabondance de vie et n’y eussent puisé que des inspirations dionysiaques, et n’y ayant rien de plus difficile que de savoir dans quelles dispositions psychiques les Européens écoutaient "Wagner en 1865 et s’ils l’écoutaient dans un esprit classique ou dans un esprit romantique, encore une fois l’erreur de Nietzsche était aisée, si aisée que non seulement il a raison de la présenter comme une demi-erreur, mais qu’encore il est possible qu’elle ne fut pas une erreur du tout.

Quoi qu’il en soit, voilà Nietzsche, après beaucoup d’efforts, beaucoup de souffrances et beaucoup de courage, ce que je dis très sérieusement, absolument détaché du pessimisme, du romantisme et de Wagner, absolument féru des Français des xviie et xviiie siècles et des Grecs du temps de Sophocle, et absolument passionné pour deux choses : la vie intense et la beauté.

Sans aller plus loin pour le moment, demandons-nous ce qu’il a conquis. Ce n’est pas un nouveau système, c’est une nouvelle tendance. Ce n’est pas précisément une nouvelle mentalité, c’est un nouveau cœur. Il aime d’un autre côté. Il a une tendance maîtresse qu’il n’avait pas et qui est le contraire de celle qu’il avait auparavant.

Et ce n’est pas tout à fait vrai ; car ces choses-là ne sont jamais vraies et il n’y a que les serpents qui changent de peau et il n’y a aucun animal qui change d’instinct. Nietzsche a toujours aimé la nouveauté et un peu l’excentricité. Il devrait songer un peu qu’il n’a jamais été Kantien, ni Hégélien. Il a été avec Schopenhauer, parce que Schopenhauer était le dernier venu ; il a été avec Wagner, essentiellement pour la même raison. Un goût de quelque chose de nouveau et de nature à étonner un peu le philistin a toujours été chez Nietzsche. Et, où nous le voyons maintenant, qu’est-il ? Un homme qui cherche à être nouveau et novateur et révolutionnaire et insurgé, encore ; mais comment ? D’une excellente façon : par une pensée nouvelle qui soit à lui. Il cherche la nouveauté dans l’originalité, dans la personnalité. Il a bien raison ; mais il obéit encore à un des instincts antérieurs de sa nature.

Ce qu’il faut dire, c’est qu’une des tendances innées de Nietzche l’a incliné à se donner, vers la vingt-cinquième année, une tendance générale qui, assurément, n’était point du tout celle qu’il avait auparavant.

Tant y a que Nietzsche s’est trouvé, au moins comme tendance générale de sentiments. Désormais il aimera passionnément tout ce qui est vie intense et beauté splendide, et il aimera tout ce qui est pour concourir à la réalisation ici-bas de la vie intense et de la beauté, et il aura méfiance, puis aversion, puis haine, puis colère, contre tout ce qu’il croira de nature à entraver cette réalisation ou à la ralentir.

  1. Souligné par Nietzsche.
  2. Id.
  3. Souligné par Nietzsche.
  4. Id.
  5. Souligné par Nietzsche.
  6. Id.
  7. Gai Savoir, parag. 370. J’ai remanié le passage pour le rendre plus net, sans le trahir, je crois, aucunement.