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C. B.
 
LE POÈME DU HASCHISCH
 
== LE POÈME DU HASCHISCH ==
I
 
=== I LE GOÛT DE L'INFINI ===
 
ceux qui savent s'observer eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spirituel, ont eu parfois à noter, dans l'observatoire de leur pensée, de belles saisons, d'heureuses journées, de délicieuses minutes. Il est des jours où l'homme s'éveille avec un génie jeune et vigoureux. ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s'offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles. L'homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce qu'il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l'esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l'existence commune et journalière, c'est qu'il n'a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir. Est-il le résultat d'une bonne hygiène et d'un régime de sage ? Telle est la première explication qui s'offre à l'esprit ; mais nous sommes obligés de reconnaître que souvent cette merveille, cette espèce de prodige, se produit comme si elle était l'effet d'une puissance supérieure et invisible, extérieure à l'homme, après une période où celui-ci a fait abus de ses facultés physiques. Dirons nous qu'elle est la récompense de la prière assidue et des ardeurs spirituelles? Il est certain qu'une élévation constante du désir, une tension des forces spirituelles vers le ciel, serait le régime le plus propre à créer cette santé morale, si éclatante et si glorieuse; mais en vertu de quelle loi absurde se manifeste-t-elle parfois après de coupables orgies de l'imagination, après un abus sophistique de la raison, qui est à son usage honnête et raisonnable ce que les tours de dislocation sont à la saine gymnastique? C'est pourquoi je préfère considérer cette condition anormale de l'esprit comme une véritable grâce, comme un miroir magique où l'homme est invité à se voir en beau, c'est-à-dire tel qu'il devrait et pourrait être ; une espèce d'excitation angélique, un rappel à l'ordre sous une forme complimenteuse. De même une certaine école spiritualiste, qui a ses représentants en Angleterre et en Amérique, considère les phénomènes surnaturels, tels que les apparitions de fantômes, les revenants, etc., comme des manifestations de la volonté divine, attentive à réveiller dans l'esprit de l'homme le souvenir des réalités invisibles.
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Aujourd'hui, je ne parlerai que du haschisch, et j'en parlerai suivant des renseignements nombreux et minutieux, extraits des notes ou des confidences d'hommes intelligents qui s'y étaient adonnés longtemps. seulement, je fondrai ces documents variés en une sorte de monographie, choisissant une âme, facile d'ailleurs à expliquer et à définir, comme type propre aux expériences de cette nature.
 
=== II QU'EST-CE QUE LE HASCHISCH ? ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
II
 
QU'EST-CE QUE LE HASCHISCH ?
 
Les récits de Marco Polo, dont on s'est à tort moqué, comme de quelques autres voyageurs anciens, ont été vérifiés par les savants et méritent notre créance. Je ne raconterai pas après lui comment le Vieux de la Montagne enfermait, après les avoir enivrés de haschisch (d'où, Haschischins ou Assassins), dans un jardin plein de délices, ceux de ses plus jeunes disciples à qui il voulait donner une idée du paradis, récompense entrevue, pour ainsi dire, d'une obéissance passive et irréfléchie. Le lecteur peut, relativement à la société secrète des Haschischins, consulter le livre de M. de Halnmer et le mémoire de M. sylvestre de sacy, contenu dans le tome XVI des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et, relativement à l'étymologie du mot assassin, sa lettre au rédacteur du Moniteur, insérée dans le numéro 359 de l'année 1809. Hérodote raconte que les scythes muassaient des graines de chanvre sur lesquelles ils jetaient des pierres rougies au feu. C'était pour eux comme un bain de vapeur plus parfumée que celle d'aucune étuve grecque, et la jouissance en était si vive qu'elle leur arrachait des cris de joie.
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A Constantinople, en Algérie et même en France, quelques personnes fument du haschisch mêlé avec du tabac ; mais alors les phénomènes en question ne se produisent que sous une forme très modérée et, pour ainsi dire, paresseuse. J'ai entendu dire qu'on avait récemment, au moyen de la distillation, tiré du haschisch une huile essentielle qui paraît posséder une vertu beaucoup plus active que toutes les préparations connues jusqu'à présent ; mais elle n'a pas été assez étudiée pour que je puisse avec certitude parler de ses résultats. N'est-il pas superflu d'ajouter que le thé, le café et les liqueurs sont des adjuvants puissants qui accélèrent plus ou moins l'éclosion de cette ivresse mystérieuse ?
 
=== III LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
III
 
LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN
 
Qu'éprouve-t-on ? que voit-on ? des choses merveilleuses, n'est-ce pas? des spectacles extraordinaires? Est-ce bien beau ? et bien terrible ? et bien dangereux? - Telles sont les questions ordinaires qu'adressent, avec une curiosité mêlée de crainte, les ignorants aux adeptes. On dirait une enfantine impatience de savoir, comme celle des gens qui n'ont jamais quitté le coin de leur feu, quand ils se trouvent en face d'un homme qui revient de pays lointains et inconnus. Ils se figurent l'ivresse du haschisch comme un pays prodigieux, un vaste théâtre de prestidigitation et d'escamotage, où tout est miraculeux et imprévu. C'est là un préjugé, une méprise complète. Et, puisque pour le commun des lecteurs et des questionneurs le mot haschisch comporte l'idée d'un monde étrange et bouleversé, l'attente de rêves prodigieux (il serait mieux de dire hallucinations, lesquelles sont d'ailleurs moins fréquentes qu'on ne le suppose), je ferai tout de suite remarquer l'importante différence qui sépare les effets du haschisch des phénomènes du sommeil. Dans le sommeil, ce voyage aventureux de tous les soirs, il y a quelque chose de positivement miraculeux; c'est un miracle dont la ponctualité a émoussé le mystère. Les rêves de l'homme sont de deux classes. Les uns, pleins de sa vie ordinaire, de ses préoccupations, de ses désirs, de ses vices, se combinent d'une façon plus ou moins bizarre avec les objets entrevus dans la journée, qui se sont indiscrètement fixés sur la vaste toile de sa mémoire. Voilà le rêve naturel; il est l'homme lui-même.
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Elle a parlé de la fatigue du lendemain; en effet, cette fatigue est grande, mais elle ne se manifeste pas immédiatement, et, quand vous êtes obligé de la reconnaître, ce n'est pas sans étonnement. Car d'abord, quand vous avez bien constaté qu'un nouveau jour s'est levé sur l'horizon de votre vie, vous éprouvez un bien-être étonnant ; vous croyez jouir d'une légèreté d'esprit merveilleuse. Mais vous êtes à peine debout, qu'un vieux reste d'ivresse vous suit et vous retarde, comme le boulet de votre récente servitude. Vos jambes faibles ne vous conduisent qu'avec timidité, et vous craignez à chaque instant de vous casser comme un objet fragile. Une grande langueur (il y a des gens qui prétendent qu'elle ne manque pas de charme) s'empare de votre esprit et se répand à travers vos facultés comme un brouillard dans un paysage. Vous voilà, pour quelques heures encore, incapable de travail, d'action et d'énergie. C'est la punition de la prodigalité impie avec laquelle vous avez dépensé le fluide nerveux. Vous avez disséminé votre personnalité aux quatre vents du ciel, et, maintenant, quelle peine n'éprouvez-vous pas à la rassembler et à la concentrer !
 
=== IV L'HOMME-DIEU ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
IV
 
L'HOMME-DIEU
 
Il est temps de laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins. N'avons-nous pas à parler de choses plus graves : des modifications des sentiments humains, et, en un mot, de la morale du haschisch ? Jusqu'à présent, je n'ai fait qu'une monographie abrégée de l'ivresse ; je me suis borné à en accentuer les principaux traits, surtout les traits matériels. Mais, ce qui est plus important, je crois, pour l'homme spirituel, c'est de connaître l'action du poison sur la partie spirituelle de l'homme, c'est-à-dire le grossissement, la déformation et l'exagération de ses sentiments habituels et de ses perceptions morales, qui présentent alors, dans une atmosphère exceptionnelle, un véritable phénomène de réfraction.
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croyez qu'il se redressera devant celui-là, qu'il discutera ses volontés et qu'il l'affrontera sans terreur. Quel est le philosophe français qui, pour railler les doctrines allemandes modernes, disait: "Je suis un dieu qui a mal dîné "? Cette ironie ne mordrait pas sur un esprit enlevé par le haschisch ; il répondrait tranquillement : " Il est possible que j'aie mal dîné, mais je suis un Dieu. "
 
=== V MORALE ===
 
 
 
V
 
MORALE
 
Mais le lendemain ! le terrible lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l'impossibilité de s'appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d'une fête.
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Mais l'homme n'est pas si abandonné, si privé de moyens honnêtes pour gagner le ciel, qu'il soit obligé d'invoquer la pharmacie et la sorcellerie; il n'a pas besoin de vendre son âme pour payer les caresses enivrantes et l'amitié des houris. Qu'est-ce qu'un paradis qu'on achète au prix de son salut éternel? Je me figure un homme (dirai-je un brahmane, un poète, ou un philosophe chrétien?) placé sur l'Olympe ardu de la spiritualité ; autour de lui les Muses de Raphaël ou de Mantegna, pour le consoler de ses longs jeûnes et de ses prières assidues, combinent les danses les plus nobles, le regardent avec leurs plus doux yeux et leurs sourires les plus éclatants ; le divin Apollon, ce maître en tout savoir (celui de Francavilla, d'Albert Dürer, de Goltzius ou de tout autre, qu'importe ? N'y a-t-il pas un Apollon, pour tout homme qui le mérite ?), caresse de son archet ses cordes les plus vibrantes. Au-dessous de lui, au pied de la montagne, dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes, simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui arrache la morsure du poison ; et le poète attristé se dit : " Ces infortunés qui n'ont ni jeûné, ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s'élever, d'un seul coup, à l'existence surnaturelle. La magie les dupe et elle allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que nous, poètes et philosophes, nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation; par l'exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l'intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence ! "
 
== UN MANGEUR D'OPIUM ==
 
=== I PRÉCAUTIONS ORATOIRES ===
I
 
PRÉCAUTIONS ORATOIRES
 
"O juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au coeur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l'esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puissante rhétorique, désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rends à l'homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; qui, à l'homme orgueilleux, donnes un oubli passager.
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L'ouvrage (Confessions of an English opium-eater, being an extract from the life ofa scholar) est divisé en deux parties : l'une, Confessions ; l'autre, son complément, Suspiria de profundis. Chacune se partage en différentes subdivisions, dont j'omettrai quelques-unes, qui sont comme des corollaires ou des appendices. La division de la première partie est parfaitement simple et logique, naissant du sujet lui-même : Confessions préliminaires ; Voluptés de l'opium ; Tortures de l'opium. Les Confessions préliminaires, sur lesquelles j'ai à m'étendre un peu longuement, ont un but facile à deviner. Il faut que le personnage soit connu, qu'il se fasse aimer, apprécier du lecteur. L'auteur, qui a entrepris d'intéresser vigoureusement l'attention avec un sujet en apparence aussi monotone que la description d'une ivresse, tient vivement à montrer jusqu'à quel point il est excusable; il veut créer pour sa personne une sympathie dont profitera tout l'ouvrage. Enfin, et ceci est très important, le récit de certains accidents, vulgaires peut-être en eux-mêmes, mais graves et sérieux en raison de la sensibilité de celui qui les a supportés, devient, pour ainsi dire, la clef des sensations et des visions extraordinaires qui assiégeront plus tard son cerveau. Maint vieillard, penché sur une table de cabaret, se revoit lui-même vivant dans un entourage disparu ; son ivresse est faite de sa jeunesse évanouie. De même, les événements racontés dans les Confessions usurperont une part importante dans les visions postérieures. Ils ressusciteront comme ces rêves qui ne sont que les souvenirs déformés ou transfigurés des obsessions d'une journée laborieuse.
 
=== II CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
II
 
CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES
 
Non, ce ne fut pas pour la recherche d'une volupté coupable et paresseuse qu'il commença à user de l'opium, mais simplement pour adoucir les tortures d'estomac nées d'une habitude cruelle de la faim. Ces angoisses de la famine datent de sa première jeunesse, et c'est à l'âge de vingt-huit ans que le mal et le remède font leur première apparition dans sa vie, après une période assez longue de bonheur, de sécurité et de bien-être. Dans quelles circonstances se produisirent ces angoisses fatales, c'est ce qu'on va voir.
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"Ainsi donc, Oxford-street, marâtre au coeur de pierre, toi qui as écouté les soupirs des orphelins et bu les larmes des enfants, j'étais enfin délivré de toi ! Le temps était venu où je ne serais plus condamné à arpenter douloureusement tes interminables trottoirs, à m'agiter dans d'affreux rêves ou dans une insomnie affamée ! Ann et moi, nous avons eu nos successeurs trop nombreux qui ont foulé les traces de nos pas ; héritiers de nos calamités, d'autres orphelins ont soupiré ; des larmes ont été versées par d'autres enfants ; et toi, Oxford-street, tu as depuis lors répété l'écho des gémissements de coeurs innombrables. Mais pour moi la tempête à laquelle j'avais survécu semblait avoir été le gage d'une belle saison prolongée... " Ann a-t-elle tout à fait disparu ? Oh ! non ! nous la reverrons dans les mondes de l'opium ; fantôme étrange et transfiguré, elle surgira lentement dans la fumée du souvenir, comme le génie des Mille et Une Nuits dans les vapeurs de la bouteille. Quant au mangeur d'opium, les douleurs de l'enfance ont jeté en lui des racines profondes qui deviendront arbres, et ces arbres jetteront sur tous les objets de la vie leur ombrage funèbre. Mais ces douleurs nouvelles, dont les dernières pages de la partie biographique nous donnent le pressentiment, seront supportées avec courage, avec la fermeté d'un esprit mûr, et grandement allégées par la sympathie la plus profonde et la plus tendre. Ces pages contiennent l'invocation la plus noble et les actions de grâces les plus tendres à une compagne courageuse, toujours assise au chevet où repose ce cerveau hanté par les Euménides. L'Oreste de l'opium a trouvé son Electre, qui pendant des années a essuyé sur son front les sueurs de l'angoisse et rafraîchi ses lèvres parcheminées par la fièvre. " Car tu fus mon Electre, chère compagne de mes années postérieures ! et tu n'as pas voulu que l'épouse anglaise fût vaincue par la soeur grecque en noblesse d'esprit non plus qu'en affection patiente !" Autrefois, dans ses misères de jeune homme, tout en rôdant dans Oxford-street, dans les nuits pleines de lune, il plongeait souvent ses regards (et c'était sa pauvre consolation) dans les avenues qui traversent le coeur de Mary-le-Bone et qui conduisent jusqu'à la campagne; et, voyageant en pensée sur ces longues perspectives coupées de lumière et d'ombre, il se disait : " Voilà la route vers le nord, voilà la route vers..., et si j'avais les ailes de la tourterelle, c'est par là que je prendrais mon vol pour aller chercher du réconfort ! " Homme, comme tous les hommes, aveugle dans ses désirs! Car c'était là-bas, au nord, en cet endroit même, dans cette même vallée, dans cette maison tant désirée, qu'il devait trouver ses nouvelles souffrances et toute une compagnie de cruels fantômes. Mais là aussi demeure l'Electre aux bontés réparatrices, et maintenant encore, quand, homme solitaire et pensif, il arpente l'immense Londres, le coeur serré par des éhagrins innommables qui réclament le doux baume de l'affection domestique, en regardant les rues qui s'élancent d'oxford-street vers le nord, et en songeant à l'Electre bien-aimée qui l'attend dans cette même vallée, dans cette même maison, l'homme s'écrie, comme autrefois l'enfant : "Oh ! si j'avais les ailes de la tourterelle, c'est par là que je m'envolerais pour aller chercher la consolation! " Le prologue est fini, et je puis promettre au lecteur, sans crainte de mentir, que le rideau ne se relèvera que sur la plus étonnante, la plus compliquée et la plus splendide vision qu'ait jamais allumée sur la neige du papier le fragile outil du littérateur.
 
== III VOLUPTÉS DE L'OPIUM ===
 
 
 
III
 
VOLUPTÉS DE L'OPIUM
 
Ainsi que je l'ai dit au commencement, ce fut le besoin d'alléger les douleurs d'une organisation débilitée par ces déplorables aventures de jeunesse, qui engendra chez l'auteur de ces mémoires l'usage fréquent d'abord, ensuite quotidien, de l'opium. Que l'envie irrésistible de renouveler les voluptés mystérieuses découvertes dès le principe l'ait induit à répéter fréquemment ses expériences, il ne le nie pas, il l'avoue même avec candeur; il invoque seulement le bénéfice d'une excuse. Mais la première fois que lui et l'opium firent connaissance, ce fut dans une circonstance triviale. Pris un jour d'un mal de dents, il attribua ses douleurs à une interruption d'hygiène, et, comme il avait, depuis l'enfance, l'habitude de plonger chaque jour sa tête dans l'eau froide, il eut imprudemment recours à cette pratique, dangereuse dans le cas présent. Puis il se recoucha, les cheveux tout ruisselants. Il en résulta une violente douleur rhumatismale dans la tête et dans la face, qui ne dura pas moins de vingt jours. Le vingt et unième, un dimanche pluvieux d'automne, en 1804, comme il errait dans les rues de Londres pour se distraire de son mal (c'était la première fois qu'il revoyait Londres depuis son entrée à l'Université), il fit la rencontre d'un camarade qui lui recommanda l'opium. Une heure après qu'il eut absorbé la teinture d'opium, dans la quantité prescrite par le pharmacien, toute douleur avait disparu. Mais ce bénéfice, qui lui avait paru si grand tout à l'heure, n'était plus rien auprès des plaisirs nouveaux qui lui furent ainsi soudainement révélés. Quel enlèvement de l'esprit! Quels mondes intérieurs ! Était-ce donc là la panacée, le phannakon népenthès pour toutes les douleurs humaines ?
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"O juste, subtil et puissant opium!... tu possèdes les clefs du paradis !..." C'est ici que se dressent ces étranges actions de grâces, élancements de la reconnaissance, que j'ai rapportées textuellement au début de ce travail, et qui pourraient lui servir d'épigraphe. C'est comme le bouquet qui termine la fête. Car bientôt le décor va s'assombrir, et les tempêtes s'amoncelleront dans la nuit.
 
=== IV TORTURES DE L'OPIUM ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
IV
 
TORTURES DE L'OPIUM
 
C'est en 1804 qu'il a fait, pour la première fois, connaissance avec l'opium. Huit années se sont écoulées, heureuses et ennoblies par l'étude. Nous sommes maintenant en 1812. Loin, bien loin d'Oxford, à une distance de deux cent cinquante milles, enfermé dans une retraite au fond des montagnes, que fait maintenant notre héros (certes, il mérite bien ce titre) ? Eh mais! il prend de l'opium ! Et quoi encore? Il étudie la métaphysique allemande: il lit Kant, Fichte, Schelling. Enseveli dans un petit cottage, avec une seule servante, il voit s'écouler les heures sérieuses et tranquilles. Et pas marié ? pas encore. Et toujours de l'opium ? chaque samedi soir. Et ce régime a duré impudemment depuis le fameux dimanche pluvieux de 1804? hélas! oui ! Mais la santé, après cette longue et régulière débauche ? Jamais, dit-il, il ne s'est mieux porté que dans le printemps de 1812. Remarquons que, jusqu'à présent, il n'a été qu'un dilettante, et que l'opium n'est pas encore devenu pour lui une hygiène quotidienne. Les doses ont toujours été modérées et prudemment séparées par un intervalle de quelques jours. Peut-être cette prudence et cette modération avaient-elles retardé l'apparition des terreurs vengeresses. En 1813 commence une ère nouvelle. Pendant l'été précédent un événement douloureux, qu'il ne nous explique pas, avait frappé assez fortement son esprit pour réagir même sur sa santé physique ; dès 1813, il était attaqué d'une effrayante irritation de l'estomac, qui ressemblait étonnamment à celle dont il avait tant souffert dans ses nuits d'angoisse, au fond de la maison du procureur, et qui était accompagnée de tous ses anciens rêves morbides. Voici enfin la grande justification! A quoi bon s'étendre sur cette crise et en détailler tous les incidents? La lutte fut longue, les douleurs fatigantes et insupportables, et la délivrance était toujours là, à portée de la main. Je dirais volontiers à tous ceux qui ont désiré un baume, un népenthès, pour des douleurs quotidiennes, troublant l'exercice régulier de leur vie et bafouant tout l'effort de leur volonté, à tous ceux-là, malades d'esprit, malades de corps, je dirais : que celui de vous qui est sans péché, soit d'action, soit d'intention, jette à notre malade la première pierre ! Ainsi, c'est chose entendue ; d'ailleurs, il vous supplie de le croire, quand il commença à prendre de l'opium quotidiennement, il y avait urgence, nécessité, fatalité ; vivre autrement n'était pas possible. Et puis sont-ils donc si nombreux, ces braves qui savent affronter patiemment, avec une énergie renouvelée de minute en minute, la douleur, la torture, toujours présente, jamais fatiguée, en vue d'un bénéfice vague et lointain? Tel qui semble si courageux et si patient n'a pas eu si grand mérite à vaincre, et tel qui a résisté peu de temps a déployé dans ce peu de temps une vaste énergie méconnue. Les tempéraments humains ne sont-ils pas aussi infiniment variés que les doses chimiques ? " Dans l'état nerveux où je suis, il m'est aussi impossible de supporter un moraliste inhumain, que l'opium qu'on n'a pas fait bouillir! " Voilà une belle sentence, une irréfutable sentence. Il ne s'agit plus de circonstances atténuantes, mais de circonstances absolvantes.
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" Et je m'éveillai avec des convulsions, et je criai à haute voix : Non ! je ne veux plus dormir ! "
 
=== V UN FAUX DÉNOUEMENT ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
V
 
UN FAUX DÉNOUEMENT
 
De Quincey a singulièrement écourté la fin de son livre, tel, du moins, qu'il parut primitivement. Je me rappelle que la première fois que je le lus, il y a de cela bien des années (et je ne connaissais pas la deuxième partie, Suspiria de profundis, qui d'ailleurs n'avait pas paru), je me disais de temps à autre : Quel peut être le dénouement d'un pareil livre? La mort ? la folie? Mais l'auteur, parlant sans cesse en son nom personnel, est resté évidemment dans un état de santé, qui, s'il n'est pas tout à fait normal et excellent, lui permet néanmoins de se livrer à un travail littéraire. Ce qui me paraissait le plus probable, c'était le statu quo ; c'était qu'il s'accoutumât à ses douleurs, qu'il prît son parti sur les effets redoutables de sa bizarre hygiène ; et enfin je me disais: Robinson peut à la fin sortir de son île ; un navire peut aborder à un rivage, si inconnu qu'il soit, et en ramener l'exilé solitaire ; mais quel homme peut sortir de l'empire de l'opium ? Ainsi, continuai-je en moi-même, ce livre singulier, confession véridique ou pure conception de l'esprit (cette dernière hypothèse étant tout à fait improbable à cause de l'atmosphère de vérité qui plane sur tout l'ensemble et de l'accent inimitable de sincérité qui accompagne chaque détail), est un livre sans dénouement. Il y a évidemment des livres, comme des aventures, sans dénouement. Il y a des situations éternelles ; et tout ce qui a rapport à l'irrémédiable, à l'irréparable, rentre dans cette catégorie. Cependant je me souvenais que le mangeur d'opium avait annoncé quelque part, au commencement, qu'il avait réussi finalement à dénouer, anneau par anneau, la chaîne maudite qui liait tout son être. Donc le dénouement était pour moi tout à fait inattendu, et j'avouerai franchement que, quand je le connus, malgré tout son appareil de minutieuse vraisemblance, je m'en défiai instinctivement. J'ignore si le lecteur partagera mon impression à cet égard ; mais je dirai que la manière subtile, ingénieuse, par laquelle l'infortuné sort du labyrinthe enchanté où il s'est perdu par sa faute, me parut une invention en faveur d'un certain cant britannique, un sacrifice où la vérité était immolée en l'honneur de la pudeur et des préjugés publics.
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Mais voici le chef-d'oeuvre de la critique. De Quincey avait dans sa jeunesse fait don à coleridge d'une partie considérable de son patrimoine : " sans doute ceci est noble et louable, quoique imprudent, dit le biographe anglais ; mais on doit se souvenir qu'il vint un temps où, victime de son opium, sa santé étant délabrée et ses affaires fort dérangées, il consentit parfaitement à accepter la charité de ses amis. " si nous traduisons bien, cela veut dire qu'il ne faut lui savoir aucun gré de sa générosité, puisque plus tard il a usé de celle des autres. Le Génie ne trouve pas de pareils traits. Il faut, pour s'élever jusque-là, être doué de l'esprit envieux et quinteux du critique moral. - C. B.
 
=== VI LE GÉNIE ENFANT ===
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
VI
 
LE GÉNIE ENFANT
 
Les Confessions datent de 1822, et les Suspiria, qui font leur suite et qui les complètent, ont été écrits en 1845.
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Les Confessions nous ont raconté les accidents de jeunesse qui avaient pu légitimer l'usage de l'opium. Mais il existe ici jusqu'à présent deux lacunes importantes, l'une comprenant les rêveries engendrées par l'opium pendant le séjour de l'auteur à l'Université (c'est ce qu'il appelle ses Visions d'Oxford) ; l'autre, le récit de ses impressions d'enfance. Ainsi, dans la deuxième partie comme dans la première, la biographie servira à expliquer et à vérifier, pour ainsi dire, les mystérieuses aventures du cerveau. C'est dans les notes relatives à l'enfance que nous trouverons le germe des étranges rêveries de l'homme adulte, et, disons mieux, de son génie. Tous les biographes ont compris, d'une manière plus ou moins complète, l'importance des anecdotes se rattachant à l'enfance d'un écrivain ou d'un artiste. Mais je trouve que cette importance n'a jamais été suffisamment affirmée. Souvent, en contemplant des ouvrages d'art, non pas dans leur matérialité facilement saisissable, dans les hiéroglyphes trop clairs de leurs contours ou dans le sens évident de leurs sujets, mais dans l'âme dont ils sont doués, dans l'impression atmosphérique qu'ils comportent, dans la lumière ou dans les ténèbres spirituelles qu'ils déversent sur nos âmes, j'ai senti entrer en moi comme une vision de l'enfance de leurs auteurs. Tel petit chagrin, telle petite jouissance de l'enfant, démesurément grossis par une exquise sensibilité, deviennent plus tard dans l'homme adulte, même à son insu, le principe d'une oeuvre d'art. Enfin, pour m'exprimer d'une manière plus concise, ne serait-il pas facile de prouver, par une comparaison philosophique entre les ouvrages d'un artiste mûr et l'état de son âme quand il était enfant, que le génie n'est que l'enfance nettement formulée, douée maintenant, pour s'exprimer, d'organes virils et puissants ? Cependant je n'ai pas la prétention de livrer cette idée à la physiologie pour quelque chose de mieux qu'une pure conjecture. Nous allons donc analyser rapidement les principales impressions d'enfance du mangeur d'opium, afin de rendre plus intelligibles les rêveries qui, à Oxford, faisaient la pâture ordinaire de son cerveau. Le lecteur ne doit pas oublier que c'est un vieillard qui raconte son enfance, un vieillard qui, rentrant dans son enfance, raisonne toutefois avec subtilité, et qu'enfin cette enfance, principe des rêveries postérieures, est revue et considérée à travers le milieu magique de cette rêverie, c'est-à-dire les épaisseurs transparentes de l'opium.
 
=== VII CHAGRINS D'ENFANCE ===
VII
 
CHAGRINS D'ENFANCE
 
Lui et ses trois soeurs étaient fort jeunes quand leur père mourut, laissant à leur mère une abondante fortune, une véritable fortune de négociant anglais. Le luxe, le bien-être, la vie large et magnifique sont des conditions très favorables au développement de la sensibilité naturelle de l'enfant.
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Le lecteur se rappelle les aventures de notre héros dans les Galles, ses souffrances à Londres et sa réconciliation avec ses tuteurs. Le voici maintenant à l'Université, se fortifiant dans l'étude, plus enclin que jamais à la songerie, et tirant de la substance dont il avait fait, comme nous l'avons dit, connaissance à Londres à propos de douleurs névralgiques, un adjuvant dangereux et puissant pour ses facultés précocement rêveuses. Dès lors, sa première existence entra dans la seconde, et se confondit avec elle pour ne faire qu'un tout aussi intime qu'anormal. Il occupa sa nouvelle vie à revivre sa première. Combien de fois il revit, dans les loisirs de l'école, la chambre funèbre où reposait le cadavre de sa soeur, la lumière de l'été et la glace de la mort, le chemin ouvert à l'extase à travers la voûte des cieux azurés ; et puis, le prêtre en surplis blanc à côté d'une tombe ouverte, la bière descendant dans la terre, et la poussière rendue à la poussière; enfin, les saints, les apôtres et les martyrs du vitrail, illuminés par le soleil et faisant un cadre magnifique à ces lits blancs, à ces jolis berceaux d'enfants qui opéraient, aux sons graves de l'orgue, leur ascension vers le ciel! Il revit tout cela, mais il le revit avec variations, fioritures, couleurs plus intenses ou plus vaporeuses ; il revit tout l'univers de son enfance, mais avec la richesse poétique qu'y ajoutait maintenant un esprit cultivé, déjà subtil, et habitué à tirer ses plus grandes jouissances de la solitude et du souvenir.
 
=== VIII VISIONS D'OXFORD ===
 
==== LE PALIMPSESTE ====
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
VIII
 
VISIONS D'OXFORD
 
LE PALIMPSESTE
 
" Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d'idées, d'images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n'a péri. " Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l'une sur l'autre, une tragédie grecque, une légende monacale, et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l'unité humaine n'en est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonances.
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" Oui, lecteur, innombrables sont les poèmes de joie ou de chagrin qui se sont gravés successivement sur le palimpseste de votre cerveau, et comme les feuilles des forêts vierges, comme les neiges indissolubles de l'Himalaya, comme la lumière qui tombe sur la lumière, leurs couches incessantes se sont accumulées et se sont, chacune à son tour, recouvertes d'oubli. Mais à l'heure de la mort, ou bien dans la fièvre, ou par les recherches de l'opium, tous ces poèmes peuvent reprendre de la vie et de la force. Ils ne sont pas morts, ils dorment. On croit que la tragédie grecque a été chassée et remplacée par la légende du moine, la légende du moine par le roman de chevalerie; mais cela n'est pas. A mesure que l'être humain avance dans la vie, le roman qui, jeune homme, l'éblouissait, la légende fabuleuse qui, enfant, le séduisait, se fanent et s'obscurcissent d'eux-mêmes. Mais les profondes tragédies de l'enfance, - bras d'enfants arrachés à tout jamais du cou de leurs mères, lèvres d'enfants séparées à jamais des baisers de leurs soeurs, - vivent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste. La passion et la maladie n'ont pas de chimie assez puissante pour brûler ces immortelles empreintes. "
 
==== LEVANA ET NOS NOTRE-DAME DES TRISTESSES ====
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
LEVANA ET NOS NOTRE-DAME DES TRISTESSES
 
" Souvent à Oxford j'ai vu Levana dans mes rêves. Je la connaissais par ses symboles romains. " Mais qu'est-ce que Levana? C'était la déesse romaine qui présidait aux premières heures de l'enfant, qui lui conférait, pour ainsi dire, la dignité humaine. "Au moment de la naissance, quand l'enfant goûtait pour la première fois l'atmosphère troublée de notre planète, on le posait à terre. Mais presque aussitôt, de peur qu'une si grande créature ne rampât sur le sol plus d'un instant, le père, comme mandataire de la déesse Levana, ou quelque proche parent, comme mandataire du père, le soulevait en l'air, lui commandait de regarder en haut, comme étant le roi de ce monde; et il présentait le front de l'enfant aux étoiles, disant peut-être à celles-ci dans son coeur: "Contemplez ce qui est plus grand que vous !" Cet acte symbolique représentait la fonction de Levana. Et cette déesse mystérieuse, qui n'a jamais dévoilé ses traits (excepté à moi, dans mes rêves), et qui a toujours agi par délégation, tire son nom du verbe latin levare, soulever en l'air, tenir élevé. " Naturellement plusieurs personnes ont entendu par Levana le pouvoir tutélaire qui surveille et régit l'éducation des enfants. Mais ne croyez pas qu'il s'agisse ici de cette pédagogie qui ne règne que par les alphabets et les grammaires ; il faut penser surtout "à ce vaste système de forces centrales qui est caché dans le sein profond de la vie humaine et qui travaille incessamment les enfants, leur enseignant tour à tour la passion, la lutte, la tentation, l'énergie de la résistance ". Levana ennoblit l'être humain qu'elle surveille, mais par de cruels moyens. Elle est dure et sévère, cette bonne nourrice, et parmi les procédés dont elle use plus volontiers pour perfectionner la créature humaine, celui qu'elle affectionne par-dessus tous, c'est la douleur.
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Et toi, - se tournant vers la Mater Tenebrarum, - reçois le d'elle à ton tour. Fais que ton sceptre soit pesant sur sa tête. Ne souffre pas qu'une femme, avec sa tendresse, vienne s'asseoir auprès de lui dans sa nuit. Chasse toutes les faiblesses de l'espérance, sèche les baumes de l'amour, brûle la fontaine des larmes; maudis-le comme toi seule sais maudire. Ainsi sera-t-il rendu parfait dans la fournaise ; ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles. Ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes, les terribles vérités. Ainsi ressuscitera-t-il avant d'être mort. Et notre mission sera accomplie, que nous tenons de Dieu, qui est de tourmenter son coeur jusqu'à ce que nous ayons développé les facultés de son esprit. "
 
==== LE SPECTRE DU BROCKEN ====
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
LE SPECTRE DU BROCKEN
 
Par un beau dimanche de Pentecôte, montons sur le Brocken. Éblouissante aube sans nuages ! Cependant Avril parfois pousse ses dernières incursions dans la saison renouvelée, et l'arrose de ses capricieuses averses. Atteignons le sommet de la montagne; une pareille matinée nous promet plus de chances pour voir le fameux Spectre du Brocken. Ce spectre a vécu si longtemps avec les sorciers païens, il a assisté à tant de noires idolâtries, que son coeur a peut-être été corrompu, et sa foi ébranlée. Faites d'abord le signe de la croix, en manière d'épreuve, et regardez attentivement s'il consent à le répéter. En effet, il le répète; mais le réseau des ondées qui s'avance trouble la forme des objets et lui donne l'air d'un homme qui n'accomplit son devoir qu'avec répugnance ou d'une manière évasive. Recommencez donc l'épreuve, "cueillez une de ces anémones qui s'appelaient autrefois fleurs de sorcier, et qui jouaient peut-être leur rôle dans ces rites horribles de la peur. Portez-la sur cette pierre qui imite la forme d'un autel païen; agenouillez-vous, et, levant votre main droite, dites : Notre père, qui êtes aux cieux !... moi, votre serviteur, et ce noir fantôme dont j'ai fait, ce jour de Pentecôte, mon serviteur pour une heure, nous vous apportons nos hommages réunis sur cet autel rendu au vrai culte!
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Celui-là est quelquefois troublé par des tempêtes, des brouillards et des pluies ; de même le Mystérieux Interprète mêle quelquefois à sa nature de reflet des éléments étrangers. " Ce qu'il dit généralement n'est que ce que je me suis dit éveillé, dans des méditations assez profondes pour laisser leur empreinte dans mon coeur. Mais quelquefois ses paroles s'altèrent comme son visage, et elles ne semblent pas celles dont je me serais plus volontiers servi. Aucun homme ne peut rendre compte de tout ce qui arrive dans les rêves. Je crois que ce fantôme est généralement une fidèle représentation de moi-même; mais aussi, de temps en temps, il est sujet à l'action du bon Phantasus, qui règne sur les songes. " On pourrait dire qu'il a quelques rapports avec le choeur de la tragédie grecque, qui souvent exprime les pensées secrètes du principal personnage, secrètes pour lui même ou imparfaitement développées, et lui présente des commentaires, prophétiques ou relatifs au passé, propres à justifier la Providence ou à calmer l'énergie de son angoisse, tels enfin que l'infortuné les aurait trouvés lui même si son coeur lui avait laissé le temps de la méditation.
 
==== SAVANNAH-LA-MAR ====
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
SAVANNAH-LA-MAR
 
A cette galerie mélancolique de peintures, vastes et mouvantes allégories de la tristesse, où je trouve (j'ignore si le lecteur qui ne les voit qu'en abrégé peut éprouver la même sensation) un charme musical autant que pittoresque, un morceau vient s'ajouter, qui peut être considéré comme le finale d'une large symphonie.
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Pour Dieu, le présent, c'est le futur, et c'est pour le futur qu'il sacrifie le présent de l'homme. C'est pourquoi il opère par le tremblement de terre. C'est pourquoi il travaille par la douleur. Oh ! profond est le labourage du tremblement de terre ! Oh ! profond (et ici sa voix s'enflait comme un sanctus qui s'élève du choeur d'une cathédrale), profond est le labour de la douleur! mais il ne faut pas moins que cela pour l'agriculture de Dieu. sur une nuit de tremblement de terre, il bâtit à l'homme d'agréables habitations pour mille ans. De la douleur d'un enfant il tire de glorieuses vendanges spirituelles qui, autrement, n'auraient pu être récoltées. Avec des charrues moins cruelles, le sol réfractaire n'aurait pas été remué. A la terre, notre planète, à l'habitacle de l'homme, il faut la secousse; et la douleur est plus souvent encore nécessaire comme étant le plus puissant outil de Dieu ; - oui (et il me regardait avec un air solennel), elle est indispensable aux enfants mystérieux de la terre ! "
 
== IX CONCLUSION ==
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
IX
 
CONCLUSION
 
Ces longues rêveries, ces tableaux poétiques, malgré leur caractère symbolique général, illustrent mieux, pour un lecteur intelligent, le caractère moral de notre auteur, que ne le feraient désormais des anecdotes ou des notes biographiques. Dans la dernière partie des Suspiria, il fait encore comme avec plaisir un retour vers les années déjà si lointaines, et ce qui est vraiment précieux, là comme ailleurs, ce n'est pas le fait, mais le commentaire, commentaire souvent noir, amer, désolé ; pensée solitaire, qui aspire à s'envoler loin de ce sol et loin du théâtre des luttes humaines; grands coups d'aile vers le ciel ; monologue d'une âme qui fut toujours trop facile à blesser. Ici comme dans les parties déjà analysées, cette pensée est le thyrse dont il a si plaisamment parlé, avec la candeur d'un vagabond, qui se connaît bien. Le sujet n'a pas d'autre valeur que celle d'un bâton sec et nu ; mais les rubans, les pampres et les fleurs peuvent être, par leurs entrelacements folâtres, une richesse précieuse pour les yeux. La pensée de De Quincey n'est pas seulement sinueuse; le mot n'est pas assez fort : elle est naturellement spirale. D'ailleurs, ces commentaires et ces réflexions seraient trop longs à analyser, et je dois me souvenir que le but de ce travail était de montrer, par un exemple, les effets de l'opium sur un esprit méditatif et enclin à la rêverie. Je crois ce but rempli.