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Sommaire de l’édition dite de Versailles (1824) '' - Télémaque, dans une assemblée des chefs de l’armée, combat la fausse politique qui leur inspirait le dessein de surprendre Venuse, que les deux partis étaient convenus de laisser en dépôt entre les mains des Lucaniens. Il ne montre pas moins de sagesse à l’occasion de deux transfuges, dont l’un, nommé Acanthe, était chargé par Adraste de l’empoisonner ; l’autre, nommé Dioscore, offrait aux alliés la tête d’Adraste. Dans le combat qui s’engage ensuite, Télémaque excite l’admiration universelle par sa valeur et sa prudence : il porte de tous (-ôtés la mort sur son passage, en cherchant Adraste dans la mêlée. Adraste, de son côté, le cherche avec empressement, environné de l’élite de ses troupes, qui fait un horrible carnage des alliés et de leurs plus vaillants capitaines. A cette vue, Télémaque, indigné, s’élance contre Adraste, qu’il terrasse bientôt et qu’il réduit à lui demander la vie. Télémaque l’épargne généreusement ; mais comme Adraste, à peine relevé, cherchait à le surprendre de nouveau, Télémaque le perce de son glaive. Alors les Dauniens tendent les mains aux alliés en signe de réconciliation et demandent, comme l’unique condition de paix, qu’on leur permette de choisir un roi de leur nation.''
 
Cependant les chefs de l’armée s’assemblèrent pour délibérer s’il fallait s’emparer de Venuse. C’était une ville forte, qu’Adraste avait autrefois usurpée sur ses voisins, les Apuliens-Peucètes. Ceux-ci étaient entrés contre lui dans la ligue, pour demander justice sur cette invasion. Adraste, pour les apaiser, avait mis cette ville en dépôt entre les mains des Lucaniens : mais il avait corrompu par argent et la garnison lucanienne et celui qui la commandait, de façon que la nation des Lucaniens avait moins d’autorité effective que lui dans Venuse ; et les Apuliens, qui avaient consenti que la garnison lucanienne gardât Venuse, avaient été trompés dans cette négociation.
 
Un citoyen de Venuse, nommé Démophante, avait offert secrètement aux alliés de leur livrer, la nuit, une des portes de la ville. Cet avantage était d’autant plus grand qu’Adraste avait mis toutes ses provisions de guerre et de bouche dans un château voisin de Venuse, qui ne pouvait se défendre si Venuse était prise. Philoctète et Nestor avaient déjà opiné qu’il fallait profiter d’une si heureuse occasion. Tous les chefs, entraînés par leur autorité et éblouis par l’utilité d’une si facile entreprise, applaudissaient à ce sentiment ; mais Télémaque, à son retour, fit les derniers efforts pour les en détourner.
 
"Je n’ignore pas - leur dit-il - que si jamais un homme a mérité d’être surpris et trompé, c’est Adraste, lui qui a si souvent trompé tout le monde. Je vois bien qu’en surprenant Venuse, vous ne feriez que vous mettre en possession d’une ville qui vous appartient, puisqu’elle est aux Apuliens, qui sont un des peuples de votre ligue.
 
J’avoue que vous le pourriez faire avec d’autant plus d’apparence de raison, qu’Adraste, qui a mis cette ville en dépôt, a corrompu le commandant et la garnison, pour y entrer quand il le jugera à propos.
 
Enfin je comprends comme vous que, si vous preniez Venuse, vous seriez maîtres, dès le lendemain, du château, où sont tous les préparatifs de guerre qu’Adraste y a assemblés, et qu’ainsi vous finiriez en deux jours cette guerre si formidable.
 
Mais ne vaut-il pas mieux périr que de vaincre par de tels moyens ? Faut-il repousser la fraude par la fraude ? Sera-t-il dit que tant de rois, ligués pour punir l’impie Adraste de ses tromperies, seront trompeurs comme lui ? S’il nous est permis de faire comme Adraste, il n’est point coupable, et nous avons tort de vouloir le punir. Quoi ! l’Hespérie entière, soutenue de tant de colonies grecques et de héros revenus du siège de Troie, n’a-t-elle point d’autres armes contre la perfidie et les parjures d’Adraste que la perfidie et le parjure ? Vous avez juré par les choses les plus sacrées que vous laisseriez Venuse en dépôt dans les mains des Lucaniens. La garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l’argent d’Adraste. Je le crois comme vous : mais cette garnison est toujours à la solde des Lucaniens ; elle n’a point refusé de leur obéir ; elle a gardé, du moins en apparence, la neutralité. Adraste ni les siens ne sont jamais entrés dans Venuse : le traité subsiste ; votre serment n’est point oublié des dieux. Ne gardera-t-on les paroles données que quand on manquera de prétextes plausibles pour les violer ? Ne sera-t-on fidèle et religieux pour les serments que quand on n’aura rien à gagner en violant sa foi ?
 
Si l’amour de la vertu et la crainte des dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touchés de votre réputation et de votre intérêt. Si vous montrez au monde cet exemple pernicieux de manquer de parole et de violer votre serment pour terminer une guerre, quelles guerres n’exciterez-vous point par cette conduite impie ! Quel voisin ne sera pas contraint de craindre tout de vous et de vous détester ? Qui pourra désormais dans les nécessités les plus pressantes, se fier à vous ? Quelle sûreté pourrez-vous donner quand vous voudrez être sincères et qu’il vous importera de persuader à vos voisins votre sincérité ? Sera-ce un traité solennel ! vous en aurez foulé un aux pieds. Sera-ce un serment ? hé ! ne saura-t-on pas que vous comptez les dieux pour rien quand vous espérez tirer du parjure quelque avantage ? La paix n’aura donc pas plus de sûreté que la guerre à votre égard. Tout ce qui viendra de vous sera reçu comme une guerre ou feinte, ou déclarée : vous serez les ennemis perpétuels de tous ceux qui auront le malheur d’être vos voisins ; toutes les affaires qui demandent de la réputation de probité et de la confiance vous deviendront impossibles ; vous n’aurez plus de ressources pour faire croire ce que vous promettrez.
 
Voici - ajouta Télémaque - un intérêt encore plus pressant qui doit vous frapper, s’il vous reste quelque sentiment de probité et quelque prévoyance sur vos intérêts : c’est qu’une conduite si trompeuse attaque par le dedans toute votre ligue et va la ruiner, votre parjure va faire triompher Adraste."
 
A ces paroles, toute l’assemblée émue lui demandait comment il osait dire qu’une action qui donnerait une victoire certaine à la ligue pouvait la ruiner.
 
"Comment - leur répondit-il - pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois vous rompez l’unique lien de la société et de la confiance, qui est la bonne foi ? Après que vous aurez posé pour maxime qu’on peut violer les règles de la probité et de la fidélité pour un grand intérêt, qui d’entre vous pourra se fier à un autre, quand cet autre pourra trouver un grand avantage à lui manquer de parole et à le tromper ? Où en serez-vous ? Quel est celui d’entre vous qui ne voudra point prévenir les artifices de son voisin par les siennes ? Que devient une ligue de tant de peuples, lorsqu’ils sont convenus entre eux, par une délibération commune, qu’il est permis de surprendre son voisin et de violer la foi donnée ? Quelle sera votre défiance mutuelle, votre division, votre ardeur à vous détruire les uns les autres ? Adraste n’aura plus besoin de vous attaquer : vous vous déchirerez assez vous-mêmes ; vous justifierez ses perfidies.
 
O rois sages et magnanimes, ô vous qui commandez avec tant d’expérience sur des peuples innombrables, ne dédaignez pas d’écouter les conseils d’un jeune homme. Si vous tombiez dans les plus affreuses extrémités où la guerre précipite quelquefois les hommes, il faudrait vous relever par votre vigilance et par les efforts de votre vertu ; car le vrai courage ne se laisse jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu la barrière de l’honneur et de la bonne foi, cette perte est irréparable : vous ne pourriez plus rétablir ni la confiance nécessaire aux succès de toutes les affaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, après que vous leur auriez appris à les mépriser. Que craignez-vous ? N’avez-vous pas assez de courage pour vaincre sans tromper ? Votre vertu, jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas ? Combattons, mourons, s’il le faut, plutôt que de vaincre si indignement. Adraste, l’impie Adraste est dans nos mains, pourvu que nous ayons horreur d’imiter sa lâcheté et sa mauvaise foi."
 
Lorsque Télémaque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coulé de ses lèvres et avait passé jusqu’au fond des cœurs. Il remarqua un profond silence dans l’assemblée ; chacun pensait, non à lui ni aux grâces de ses paroles, mais à la force de la vérité qui se faisait sentir dans la suite de son raisonnement : l’étonnement était peint sur les visages. Enfin on entendit un murmure sourd, qui se répandait peu à peu dans l’assemblée : les uns regardaient les autres et n’osaient parler les premiers ; on attendait que les chefs de l’armée se déclarassent, et chacun avait de la peine à retenir ses sentiments. Enfin, le grave Nestor prononça ces paroles :
 
— Digne fils d’Ulysse, les dieux vous ont fait parler, et Minerve, qui a tant de fois inspiré votre père, a mis dans votre cœur le conseil sage et généreux que vous avez donné. Je ne regarde point votre jeunesse ; je ne considère que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlé pour la vertu ; sans elle les plus grands avantages sont de vraies pertes ; sans elle on s’attire bientôt la vengeance de ses ennemis, la défiance de ses alliés, l’horreur de tous les gens de bien et la juste colère des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens et ne songeons plus qu’à vaincre Adraste par notre courage.
 
Toujours attachés sur lui, l’aperçut ; il prit cet anneau.
 
— Je m’en vais - lui dit-il - l’envoyer à Adraste par les mains d’un Lucanien nommé Polytrope, que vous connaissez et qui paraîtra y aller secrètement de votre part. Si nous pouvons découvrir par cette voie votre intelligence avec Adraste, on vous fera périr impitoyablement par les tourments les plus cruels ; si, au contraire, vous avouez dès à présent votre faute, on vous la pardonnera et on se contentera de vous envoyer dans une île de la mer, où vous ne manquerez de rien.
 
Alors Acanthe avoua tout ; et Télémaque obtint des rois qu’on lui donnerait la vie, parce qu’il la lui avait promise. On l’envoya dans une des îles Echinades, où il vécut en paix.
 
Peu de temps après, un Daunien d’une naissance obscure, mais d’un esprit violent et hardi, nommé Dioscore, vint la nuit dans le camp des alliés leur offrir d’égorger dans sa tente le roi Adraste. Il le pouvait, car on est maître de la vie des autres quand on ne compte plus pour rien la sienne. Cet homme ne respirait que la vengeance, parce qu’Adraste lui avait enlevé sa femme, qu’il aimait éperdument et qui était égale en beauté à Vénus même. Il était résolu ou de faire périr Adraste et de reprendre sa femme, ou de périr lui-même. Il avait des intelligences secrètes pour entrer la nuit dans la tente du roi et pour être favorisé dans son entreprise par plusieurs capitaines dauniens ; mais il croyait avoir besoin que les rois alliés attaquassent en même temps le camp d’Adraste, afin que, dans ce trouble, il pût plus facilement se sauver et enlever sa femme. Mais il était content de périr, s’il ne pouvait l’enlever après avoir tué le roi.
 
Aussitôt que Dioscore eut expliqué aux rois son dessein, tout le monde se tourna vers Télémaque, comme pour lui demander une décision.
 
— Les dieux - répondit-il - qui nous ont préservés des traîtres, nous défendent de nous en servir. Quand même nous n’aurions pas assez de vertu pour détester la trahison, notre seul intérêt suffirait pour la rejeter. Dès que nous l’aurons autorisée par notre exemple, nous mériterons qu’elle se tourne contre nous : dès ce moment, qui d’entre nous sera en sûreté ? Adraste pourra bien éviter le coup qui le menace et le faire retomber sur les rois alliés. La guerre ne sera plus une guerre ; la sagesse et la vertu ne seront plus d’aucun usage : on ne verra plus que perfidie, trahison et assassinats. Nous en ressentirons nous-mêmes les funestes suites et nous les mériterons, puisque nous aurons autorisé le plus grand des maux. Je conclus donc qu’il faut renvoyer le traître à Adraste. J’avoue que ce roi ne le mérite pas ; mais toute l’Hespérie et toute la Grèce, qui ont les yeux sur nous, méritent que nous tenions cette conduite pour en être estimés. Nous nous devons à nous-mêmes, et plus encore aux justes dieux, cette horreur de la perfidie.
 
Aussitôt on renvoya Dioscore à Adraste, qui frémit du péril où il avait été, et qui ne pouvait assez s’étonner de la générosité de ses ennemis ; car les méchants ne peuvent comprendre la pure vertu. Adraste admirait, malgré lui, ce qu’il venait de voir, et n’osait le louer. Cette action noble des alliés rappelait un honteux souvenir de toutes ses tromperies et de toutes ses cruautés. Il cherchait à rabaisser la générosité de ses ennemis et était honteux de paraître ingrat, pendant qu’il leur devait la vie : mais les hommes corrompus s’endurcissent bientôt contre tout ce qui pourrait les toucher.
 
Adraste, qui vit que la réputation des alliés augmentait tous les ours, crut qu’il était pressé de faire contre eux quelque action éclatante : comme il n’en pouvait faire aucune de vertu, il voulut du moins tâcher de remporter quelque grand avantage sur eux par les armes, et il se hâta de combattre.
 
Le jour du combat étant venu, à peine l’Aurore ouvrait au soleil les portes de l’Orient, dans un chemin semé de roses, que le jeune Télémaque, prévenant par ses soins la vigilance des plus vieux capitaines, s’arracha d’entre les bras du doux sommeil et mit en mouvement tous les officiers. Son casque, couvert de crins flottants, brillait déjà sur sa tête, et sa cuirasse sur son dos éblouissait les yeux de toute l’armée : l’ouvrage de Vulcain avait, outre sa beauté naturelle, l’éclat de l’égide qui y était cachée. Il tenait sa lance d’une main ; de l’autre il montrait les divers postes qu’il fallait occuper. Minerve avait mis dans ses yeux un feu divin, et sur son visage une majesté fière qui promettait déjà la victoire.
 
Il marchait ; et tous les rois, oubliant leur âge et leur dignité, se sentaient entraînés par une force supérieure qui leur faisait suivre ses pas. La faible jalousie ne peut plus entrer dans les cœurs ; tout cède à celui que Minerve conduit invisiblement par la main. Son action n’avait rien d’impétueux ni de précipité ; il était doux, tranquille, patient, toujours prêt à écouter les autres et à profiter de leurs conseils, mais actif, prévoyant, attentif aux besoins les plus éloignés, arrangeant toutes choses à propos, ne s’embarrassant de rien et m’embarrassant point les autres, excusant les fautes, réparant les mécomptes, prévenant les difficultés, ne demandant jamais rien de trop à personne, inspirant partout la liberté et la confiance. Donnait-il un ordre, c’était dans les termes les plus simples et les plus clairs. Il le répétait pour mieux instruire celui qui devait l’exécuter : il voyait dans ses yeux s’il l’avait bien compris ; il lui faisait ensuite expliquer familièrement comment il avait compris ses paroles et le principal but de son entreprise. Quand il avait ainsi éprouvé le bon sens de celui qu’il envoyait et qu’il l’avait fait entrer dans ses vues, il ne le faisait partir qu’après lui avoir donné quelque marque d’estime et de confiance pour l’encourager. Ainsi tous ceux qu’il envoyait étaient pleins d’ardeur pour lui plaire et pour réussir ; mais ils n’étaient point gênés par la crainte qu’il leur imputerait les mauvais succès : car il excusait toutes les fautes qui ne venaient point de mauvaise volonté.
 
L’horizon paraissait rouge et enflammé par les premiers rayons du soleil ; la mer était pleine des feux du jour naissant. Toute la côte était couverte d’hommes, d’armes, de chevaux et de chariots en mouvement : c’était un bruit confus, semblable à celui des flots en courroux, quand Neptune excite, au fond de ses abîmes, les noires tempêtes. Ainsi Mars commençait, par le bruit des armes et par l’appareil frémissant de la guerre, à semer la rage dans tous les cœurs. La campagne était pleine de piques hérissées, semblables aux épis qui couvrent les sillons fertiles dans le temps des moissons. Déjà s’élevait un nuage de poussière, qui dérobait peu à peu aux yeux des hommes la terre et le ciel. La confusion, l’horreur, le carnage, l’impitoyable mort s’avançait.
 
A peine les premiers traits étaient jetés, que Télémaque, levant les yeux et les mains vers le ciel, prononça ces paroles :
 
— O Jupiter, père des dieux et des hommes, vous voyez de notre côté la justice et la paix, que nous n’avons point eu honte de chercher. C’est à regret que nous combattons ; nous voudrions épargner le sang des hommes ; nous ne haïssons point cet ennemi même, quoiqu’il soit cruel, perfide et sacrilège. Voyez et décidez entre lui et nous : s’il faut mourir, nos vies sont dans vos mains ; s’il faut délivrer l’Hespérie et abattre le tyran, ce sera votre puissance et la sagesse de Minerve, votre fille, qui nous donnera la victoire ; la gloire vous en sera due. C’est vous qui, la balance en main, réglez le sort des combats : nous combattons pour vous, et, puisque vous êtes juste. Adraste est plus votre ennemi que le nôtre. Si votre cause est victorieuse, avant la fin du jour le sang d’une hécatombe entière ruissellera sur vos autels.
 
Il dit, et à l’instant il poussa ses coursiers fougueux et écumants dans les rangs les plus pressés des ennemis. Il rencontra d’abord Périandre, Locrien, couvert d’une peau de lion qu’il avait tué dans la Cilicie, pendant qu’il y avait voyagé : il était armé, comme Hercule, d’une massue énorme ; sa taille et sa force le rendaient semblable aux géants. Dès qu’il vit Télémaque, il méprisa sa jeunesse et la beauté de son visage.
 
— C’est bien à toi - dit-il - jeune efféminé, à nous disputer la gloire des combats ! Va, enfant, va parmi les ombres chercher ton père.
 
En disant ces paroles, il lève sa massue noueuse, pesante, armée de pointes de fer ; elle paraît comme un mât de navire : chacun craint le coup de sa chute. Elle menace la tête du fils d’Ulysse ; mais il se détourne du coup et s’élance sur Périandre avec la rapidité d’un aigle qui fend les airs. La massue, en tombant, brise une roue d’un char auprès de celui de Télémaque. Cependant le jeune Grec perce d’un trait Périandre à la gorge : le sang qui coule à gros bouillons de sa large plaie étouffe sa voix. Ses chevaux fougueux, ne sentant plus sa main défaillante, et les rênes flottant sur leur cou, s’emportent çà et là : il tombe de dessus son char, les yeux déjà fermés à la lumière et la pâle mort étant déjà peinte sur son visage défiguré. Télémaque eut pitié de lui : il donna aussitôt son corps à ses domestiques, et garda, comme une marque de sa victoire, la peau du lion avec la massue.
 
Ensuite il cherche Adraste dans la mêlée ; mais, en le cherchant, il précipite dans les enfers une foule de combattants : Hilée, qui avait attelé à son char deux coursiers semblables à ceux du Soleil et nourris dans les vastes prairies qu’arrose l’Aufide ; Démoléon, qui, dans la Sicile, avait autrefois presque égalé Eryx dans les combats du ceste ; Crantor, qui avait été hôte et ami d’Hercule, lorsque ce fils de Jupiter, passant dans l’Hespérie, y ôta la vie à l’infâme Cacus ; Ménécrate, qui ressemblait, disait-on, à Pollux dans la lutte ; Hippocoon Salapien, qui imitait l’adresse et la bonne grâce de Castor pour mener un cheval ; le fameux chasseur Eurymède, toujours teint du sang des ours et des sangliers qu’il tuait dans les sommets couverts de neige du froid Apennin, et qui avait été, disait-on, si cher à Diane, qu’elle lui avait appris elle-même à tirer des flèches ; Nicostrate, vainqueur d’un géant qui vomissait le feu dans les rochers du mont Gargan ; Cléanthe, qui devait épouser la jeune Pholoé, fille du fleuve Liris. Elle avait été promise par son père à celui qui la délivrerait d’un serpent ailé qui était né sur les bords du fleuve et qui devait la dévorer dans peu de jours, suivant la prédiction d’un oracle. Ce jeune homme, par un excès d’amour, se dévoua pour tuer le monstre ; il réussit : mais il ne put goûter le fruit de sa victoire, et, pendant que Pholoé, se préparant à un doux hyménée, attendait impatiemment Cléanthe, elle apprit qu’il avait suivi Adraste dans les combats et que la Parque avait tranché cruellement ses jours. Elle remplit de ses gémissements les bois et les montagnes qui sont auprès du fleuve ; elle noya ses yeux de larmes, arracha ses beaux cheveux blonds, oublia les guirlandes de fleurs qu’elle avait accoutumé de cueillir, et accusa le ciel d’injustice. Comme elle ne cessait de pleurer nuit et jour, les dieux, touchés de ses regrets et pressés par les prières du fleuve, mirent fin à sa douleur. A force de verser des larmes, elle fut tout à coup changée en fontaine, qui, coulant dans le sein du fleuve, va joindre ses eaux à celles du dieu son père : mais l’eau de cette fontaine est encore amère ; l’herbe du rivage ne fleurit jamais, et on ne trouve d’autre ombrage que celui des cyprès sur ces tristes bords.
 
Cependant Adraste, qui apprit que Télémaque répandait de tous côtés la terreur, le cherchait avec empressement. Il espérait de vaincre facilement le fils d’Ulysse dans un âge encore si tendre, et il menait autour de lui trente Dauniens d’une force, d’une adresse et d’une audace extraordinaire, auxquels il avait promis de grandes récompenses, s’ils pouvaient, dans le combat, faire périr Télémaque, de quelque manière que ce pût être. S’il l’eût rencontré dans ce commencement du combat, sans doute ces trente hommes, environnant le char de Télémaque, pendant qu’Adraste l’aurait attaqué de front, n’auraient eu aucune peine à le tuer : mais Minerve les fit égarer.
 
Adraste crut voir et entendre Télémaque dans un endroit de la plaine enfoncé au pied d’une colline, où il y avait une foule de combattants : il court, il vole, il veut se rassasier de sang ; mais, au lieu de Télémaque, il aperçoit le vieux Nestor, qui, d’une main tremblante, jetait au hasard quelques traits inutiles. Adraste, dans sa fureur, veut le percer ; mais une troupe de Pyliens se jeta autour de Nestor. Alors une nuée de traits obscurcit l’air et couvrit tous les combattants ; on n’entendait que les cris plaintifs des mourants et le bruit des armes de ceux qui tombaient dans la mêlée ; la terre gémissait sous un monceau de morts ; des ruisseaux de sang coulaient de toutes parts. Bellone et Mars, avec les Furies infernales, vêtues de robes toutes dégouttantes de sang, repaissaient leurs yeux cruels de ce spectacle et renouvelaient sans cesse la rage dans les cœurs. Ces divinités ennemies des hommes repoussaient loin des deux partis la pitié généreuse, la valeur modérée, la douce humanité. Ce n’était plus, dans cet amas confus d’hommes acharnés les uns sur les autres, que massacre, vengeance, désespoir et fureur brutale ; la sage et invincible Pallas elle-même, l’ayant vu, frémit et recula d’horreur.
 
Cependant Philoctète, marchant à pas lents et tenant dans ses mains les flèches d’Hercule, se hâtait d’aller au secours de Nestor. Adraste, n’ayant pu atteindre le divin vieillard, avait lancé ses traits sur plusieurs Phyliens, auxquels il avait fait mordre la poudre. Déjà il avait abattu Ctésilas, si léger à la course, qu’à peine il imprimait la trace de ses pas dans le sable et qu’il devançait, dans son pays, les plus rapides flots de l’Eurotas et de l’Alphée. A ses pieds étaient tombés Eutyphron, plus beau qu’Hylas et aussi ardent chasseur qu’Hippolyte ; Ptérélas, qui avait suivi Nestor au siège de Troie, et qu’Achille même avait aimé à cause de son courage et de sa force ; Aristogiton, qui, s’étant baigné, disait-on, dans les ondes du fleuve Achéloüs, avait reçu secrètement de ce dieu la vertu de prendre toutes sortes de formes. En effet, il était si souple et si prompt dans tous ses mouvements qu’il échappait aux mains les plus fortes : mais Adraste, d’un coup de lance, le rendit immobile, et son âme s’enfuit d’abord avec son sang.
 
Nestor, qui voyait tomber ses plus vaillants capitaines sous la main du cruel Adraste, comme les épis dorés, pendant la moisson, tombent sous la faux tranchante d’un infatigable moissonneur, oubliait le danger où il exposait inutilement sa vieillesse. Sa sagesse l’avait quitté ; il ne songeait plus qu’à suivre des yeux Pisistrate, son fils, qui, de son côté, soutenait avec ardeur le combat pour éloigner le péril de son père. Mais le moment fatal était venu où Pisistrate devait faire sentir à Nestor combien on est souvent malheureux d’avoir trop vécu.
 
Pisistrate porta un coup de lance si violent contre Adraste, que le Daunien devait succomber : mais il l’évita ; et, pendant que Pisistrate, ébranlé du faux coup qu’il avait donné, ramenait sa lance, Adraste le perça d’un javelot au milieu du ventre. Ses entrailles commencèrent d’abord à sortir avec un ruisseau de sang ; son teint se flétrit comme une fleur que la main d’une Nymphe a cueillie dans les prés ; ses yeux étaient déjà presque éteints, et sa voix, défaillante. Alcée, son gouverneur, qui était auprès de lui, le soutint comme il allait tomber, et n’eut le temps que de le mener entre les bras de son père. Là il voulait parler et donner les dernières marques de sa tendresse ; mais, en ouvrant la bouche, il expira.
 
Pendant que Philoctète répandait autour de lui le carnage et l’horreur pour repousser les efforts d’Adraste, Nestor tenait serré entre ses bras le corps de son fils : il remplissait l’air de ses cris, et ne pouvait souffrir la lumière.
 
— Malheureux - disait-il - d’avoir été père et d’avoir vécu si longtemps ! Hélas ! cruelles destinées, pourquoi n’avez-vous pas fini ma vie ou à la chasse du sanglier de Calydon, ou au voyage de Colchos, ou au premier siège de Troie ? Je serais mort avec gloire et sans amertume. Maintenant, je traîne une vieillesse douloureuse, méprisée et impuissante : je ne vis plus que pour les maux ; je n’ai plus de sentiment que pour la tristesse. O mon fils, ô mon fils, ô cher fils Pisistrate, quand je perdis ton frère Antiloque, je t’avais pour me consoler : je ne t’ai plus ; je n’ai plus rien, et rien ne me consolera ; tout est fini pour moi. L’espérance, seul adoucissement des peines des hommes, n’est plus un bien qui me regarde. Antiloque, Pisistrate, ô chers enfants, je crois que c’est aujourd’hui que je vous perds tous deux : la mort de l’un rouvre la plaie que l’autre avait faite au fond de mon cœur. Je ne vous verrai plus ! Qui fermera mes yeux ? Qui recueillera mes cendres ? O Pisistrate, tu es mort, comme ton frère, en homme courageux ; il n’y a que moi qui ne puis mourir.
 
En disant ces paroles, il voulut se percer lui-même d’un dard qu’il tenait ; mais on arrêta sa main : on lui arracha le corps de son fils, et, comme cet infortuné vieillard tombait en défaillance, on le porta dans sa tente, où ayant un peu repris ses forces, il voulut retourner au combat ; mais on le retint malgré lui.
 
Cependant Adraste et Philoctète se cherchaient ; leurs yeux étaient étincelants, comme ceux d’un lion et d’un léopard qui cherchent à se déchirer l’un l’autre dans les campagnes qu’arrose le Caïstre. Les menaces, la fureur guerrière et la cruelle vengeance éclatent dans leurs yeux farouches ; ils portent une mort certaine partout où ils lancent leurs traits ; tous les combattants les regardent avec effroi. Déjà ils se voient l’un l’autre, et Philoctète tient en main une de ces flèches terribles qui n’ont jamais manqué leur coup dans ses mains et dont les blessures sont irrémédiables : mais Mars, qui favorisait le cruel et intrépide Adraste, ne put souffrir qu’il pérît si tôt ; il voulait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre et multiplier les carnages. Adraste était encore dû à la justice des dieux pour punir les hommes et pour verser leur sang.
 
Dans le moment où Philoctète veut l’attaquer, il est blessé lui-même par un coup de lance que lui donne Amphimaque, jeune Lucanien, plus beau que le fameux Nirée, dont la beauté ne cédait qu’à celle d’Achille parmi tous les Grecs qui combattirent au siège de Troie. A peine Philoctète eut reçu le coup, qu’il tira sa flèche contre Amphimaque : elle lui perça le cœur. Aussitôt ses beaux yeux noirs s’éteignirent et furent couverts des ténèbres de la mort ; sa bouche, plus vermeille que les roses dont l’Aurore naissante sème l’horizon, se flétrit ; une pâleur affreuse ternit ses joues ; ce visage si tendre et si gracieux se défigura tout à coup. Philoctète lui-même en eut pitié. Tous les combattants gémirent, en voyant ce jeune homme tomber dans son sang, où il se roulait, et ses cheveux, aussi beaux que ceux d’Apollon, traînés dans la poussière.
 
Philoctète, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se retirer du combat : il perdait son sang et ses forces ; son ancienne blessure même, dans l’effort du combat, semblait prête à se rouvrir et à renouveler ses douleurs : car les enfants d’Esculape, avec leur science divine, n’avaient pu le guérir entièrement. Le voilà prêt à tomber dans un monceau de corps sanglants qui l’environnent. Archidame, le plus fier et le plus adroit de tous les Oebaliens qu’il avait menés avec lui pour fonder Pétilie, l’enlève du combat dans le moment où Adraste l’aurait abattu sans peine à ses pieds. Adraste ne trouve plus rien qui ose lui résister ni retarder sa victoire. Tout tombe, tout s’enfuit : c’est un torrent, qui, ayant surmonté ses bords, entraîne, par ses vagues furieuses, les moissons, les troupeaux, les bergers et les villages.
 
Télémaque entendit de loin les cris des vainqueurs et il vit le désordre des siens, qui fuyaient devant Adraste, comme une troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois, les montagnes, les fleuves même les plus rapides, quand ils sont poursuivis par des chasseurs. Télémaque gémit ; l’indignation paraît dans ses yeux ; il quitte les lieux où il a combattu longtemps avec tant de danger et de gloire. Il court pour soutenir les siens ; il s’avance tout couvert du sang d’une multitude d’ennemis qu’il a étendus sur la poussière. De loin, il pousse un cri qui se fait entendre aux deux armées. Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix, dont les montagnes voisines retentirent. Jamais Mars, dans la Thrace, n’a fait entendre plus fortement sa cruelle voix quand il appelle les furies infernales, la guerre et la mort.
 
Ce cri de Télémaque porte le courage et l’audace dans le cœur des siens ; il glace d’épouvante les ennemis : Adraste même a honte de se sentir troublé. Je ne sais combien de funestes présages le font frémir, et ce qui l’anime est plutôt un désespoir qu’une valeur tranquille. Trois fois ses genoux tremblants commencèrent à se dérober sous lui ; trois fois il recula sans songer à ce qu’il faisait. Une pâleur de défaillance et une sueur froide se répandit dans tous ses membres ; sa voix enrouée et hésitante ne pouvait achever aucune parole ; ses yeux, pleins d’un feu sombre et étincelant, paraissaient sortir de sa tête ; on le voyait, comme Oreste, agité par les Furies ; tous ses mouvements étaient convulsifs. Alors il commença à croire qu’il y avait des dieux. Il s’imaginait les voir irrités et entendre une voix sourde qui sortait du fond de l’abîme pour l’appeler dans le noir Tartare ; tout lui faisait sentir une main céleste et invisible, suspendue sur sa tête, qui allait s’appesantir pour le frapper. L’espérance était éteinte au fond de son cœur ; son audace se dissipait, comme la lumière du jour disparaît quand le soleil se couche dans le sein des ondes et que la terre s’enveloppe des ombres de la nuit.
 
L’impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, si les hommes n’eussent eu besoin d’un tel châtiment, l’impie Adraste touchait enfin à sa dernière heure. Il court forcené au-devant de son inévitable destin : l’horreur, les cuisants remords, la consternation, la fureur, la rage, le désespoir, marchent avec lui. A peine voit-il Télémaque, qu’il croit voir l’Averne qui s’ouvre et les tourbillons de flammes qui sortent du noir Phlégéthon prêtes à le dévorer. Il s’écrie, et sa bouche demeure ouverte sans qu’il puisse prononcer aucune parole : tel qu’un homme dormant, qui, dans un songe affreux, ouvre la bouche et fait des efforts pour parler ; mais la parole lui manque toujours, et il la cherche en vain. D’une main tremblante et précipitée, Adraste lance son dard contre Télémaque. Celui-ci intrépide comme l’ami des dieux, se couvre de son bouclier ; il semble que la victoire, le couvrant de ses ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tête : le courage doux et paisible reluit dans ses yeux ; on le prendrait pour Minerve même, tant il paraît sage et mesuré au milieu des plus grands périls. Le dard lancé par Adraste est repoussé par le bouclier. Alors Adraste se hâte de tirer son épée, pour ôter au fils d’Ulysse l’avantage de lancer son dard à son tour. Télémaque, voyant Adraste l’épée à la main, se hâte de la mettre aussi et laisse son dard inutile.
 
Quand on les vit ainsi tous deux combattre de près, tous les autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les regarder attentivement, et on attendit de leur combat la décision de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les éclairs d’où partent les foudres, se croisent plusieurs fois et portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en retentissent. Les deux combattants s’allongent, se replient, s’abaissent, se relèvent tout à coup, et enfin se saisissent. Le lierre, en naissant au pied d’un ormeau, n’enserre pas plus étroitement le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacés jusqu’aux plus hautes branches de l’arbre, que ces deux combattants se serrent l’un l’autre. Adraste n’avait encore rien perdu de sa force ; Télémaque n’avait pas encore toute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l’ébranler. Il tâche de saisir l’épée du jeune Grec, mais en vain : dans le moment où il la cherche, Télémaque l’enlève de terre et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours méprisé les dieux, montre une lâche crainte de la mort ; il a honte de demander la vie, et il ne peut s’empêcher de témoigner qu’il la désire ; il tâche d’émouvoir la compassion de Télémaque.
 
— Fils d’Ulysse - dit-il - enfin c’est maintenant que je connais les justes dieux : ils me punissent comme je l’ai mérité. Il n’y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vérité : je la vois, elle me condamne. Mais qu’un roi malheureux vous fasse souvenir de votre père, qui est loin d’Ithaque, et touche votre cœur.
 
Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive déjà levé pour lui percer la gorge, répondit aussitôt :
 
— Je n’ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir ; je n’aime point à répandre le sang. Vivez donc, ô Adraste ; mais vivez pour réparer vos fautes : rendez tout ce que vous avez usurpé ; rétablissez le calme et la justice sur la côte de la grande Hespérie, que vous avez souillée de tant de massacres et de trahisons. Vivez, et devenez un autre homme : apprenez, par votre chute, que les dieux sont justes, que les méchants sont malheureux, qu’ils se trompent en cherchant la félicité dans la violence, dans l’inhumanité et dans le mensonge, qu’enfin rien n’est si doux ni si heureux que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour otage votre fils Métrodore, avec douze des principaux de votre nation.
 
A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste et lui tend la main, sans se défier de sa mauvaise foi ; mais aussitôt Adraste lui lance un second dard fort court, qu’il tenait caché. Le dard était si aigu et lancé avec tant d’adresse, qu’il eût percé les armes de Télémaque si elles n’eussent été divines. En même temps Adraste se jette derrière un arbre pour éviter la poursuite du jeune Grec.
 
Alors celui-ci s’écrie :
 
— Dauniens, vous le voyez, la victoire est à nous l’impie ne se sauve que par la trahison. Celui qui ne craint point les dieux craint la mort ; au contraire, celui que les craint ne craint rien qu’eux.
 
En disant ces paroles, il s’avance vers les Dauniens et fait signe aux siens, qui étaient de l’autre côté de l’arbre, de couper chemin au perfide Adraste. Adraste craint d’être surpris, fait semblant de retourner sur ses pas et veut renverser les Crétois qui se présentent à son passage ; mais tout à coup Télémaque, prompt comme la foudre que la main du père des dieux lance du haut Olympe sur les têtes coupables, vient fondre sur son ennemi : il le saisit d’une main victorieuse ; il le renverse comme le tendre aquilon abat les tendres moissons qui dorent les campagnes. Il ne l’écoute plus, quoique l’impie ose encore une fois essayer d’abuser de la bonté de son cœur : il enfonce son glaive, et le précipite dans les flammes du noir Tartare, digne châtiment de ses crimes.
 
A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance ; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation.
 
Métrodore, fils d’Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation, d’injustice et d’inhumanité, s’enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu’il avait affranchi et comblé de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu’à le trahir pour son propre intérêt : il le tua par-derrière pendant qu’il fuyait, lui coupa la tête et la porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d’un crime qui finissait la guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir.
 
Télémaque, ayant vu la tête de Métrodore, qui était un jeune homme d’une merveilleuse beauté et d’un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenir ses larmes.
 
— Hélas ! — s’écria-t-il - voilà ce que fait le poison de la prospérité pour un jeune prince : plus il a d’élévation et de vivacité, plus il s’égare et s’éloigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant je serais peut-être de même, si les malheurs où je suis né, grâces aux dieux, et les instructions de Mentor ne m’avaient appris à me modérer.
 
Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l’unique condition de paix, qu’on leur permît de faire un roi de leur nation, qui pût effacer, par ses vertus, l’opprobre dont l’impie Adraste avait couvert la royauté. Ils remerciaient les dieux d’avoir frappé le tyran ; ils venaient en foule baiser la main de Télémaque, qui avait été trempée dans le sang de ce monstre, et leur défaite était pour eux comme un triomphe.
 
Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autres dans l’Hespérie et qui faisait trembler tant de peuples, semblable à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l’on sape peu à peu par-dessous : longtemps on se moque du faible travail qui en attaque les fondements ; rien ne paraît affaibli, tout est uni, rien ne s’ébranle ; cependant tous les soutiens souterrains sont détruits peu à peu, jusqu’au moment où tout à coup le terrain s’affaisse et ouvre un abîme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu’elle se procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses pieds. La fraude et l’inhumanité sapent peu à peu tous les plus solides fondements de l’autorité légitime : on l’admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu’au moment où elle n’est déjà plus ; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu’elle a détruit de ses propres mains les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l’amour et la confiance.
 
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