« Les Aventures de Télémaque/Quatrième livre » : différence entre les versions

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Sommaire de l’édition dite de Versailles (1824) '' - Calypso interrompt Télémaque pour refaire reposer. Mentor le blâme en secret d’avoir entrepris le récit de ses aventures, et cependant lui conseille de l’achever, puisqu’il l’a commencé. Télémaque, selon l’avis de Mentor, continue son récit. Pendant le trajet de Tyr à l’île de Chypre, il voit en songe Vénus et Cupidon l’inviter au plaisir. Minerve lui apparaît aussi, le protégeant de son égide, et Mentor, l’exhortant à fuir de l’île de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris dans une furieuse tempête, qui eût lait périr le navire, si Télémaque lui-même n’eût pris en main le gouvernail et commandé les manœuvres. Enfin on arrive dans l’île. Peintures des mœurs voluptueuses de ses habitants, du culte rendu à Vénus, et des impressions funestes que ce spectacle produit sur le cœur de Télémaque. Les sages conseils de Mentor, qu’il retrouve tout à coup en ce lieu, le délivrent d’un si grand danger. Le Syrien Hasaël, à qui Mentor avait été vendu, ayant été contraint par les vents de relâcher à l’île de Chypre, comme il allait en Crète pour y étudier les lois de Minos, rend à Télémaque son sage conducteur, et s’embarque avec eux pour l’île de Crète. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle d’Amphitrite traînée dans son char par des chevaux marins.''
 
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Calypso, qui avait été jusqu’à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l’interrompit pour lui faire prendre quelque repos.
 
— Il est temps - lui dit-elle - que vous alliez goûter la douceur du sommeil après tant de travaux. Vous n’avez rien à craindre ici : tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie ; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l’Aurore avec ses doigts de roses entrouvrira les portes dorées de l’orient et que les chevaux du soleil, sortant de l’onde amère, répandront les flammes du jour pour
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chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l’histoire de vos malheurs. Jamais votre père n’a égalé votre sagesse et votre courage ; ni Achille, vainqueur d’Hector, ni Thésée, revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n’ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu’un profond sommeil rende cette nuit courte pour vous. Mais, hélas ! qu’elle sera longue pour moi ! Qu’il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déjà et de vous demander ce que je ne sais pas encore ! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu ; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller trop promptement.
 
La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n’était ni moins rustique, ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure, qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d’une molle verdure, sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l’une de lion pour Télémaque, et l’autre d’ours pour Mentor.
 
Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque :
 
— Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné ; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie
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vous ont tiré : par là vous n’avez fait qu’enflammer davantage son cœur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu’elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l’avez enchantée par le récit de vos aventures ? L’amour d’une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s’était engagée à vous raconter des histoires et à vous apprendre quelle a été la destinée d’Ulysse ; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu’elle désire savoir : tel est l’art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n’est pas utile à dire ? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d’en manquer ; pour moi, je ne puis vous pardonner rien : je suis le seul qui vous connaît, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père !
 
— Quoi donc ! — répondit Télémaque - pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs ?
 
— Non - reprit Mentor - il fallait les lui raconter : mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été tantôt errant, tantôt captif en Sicile, et puis en Égypte. C’était lui dire assez, et tout le reste n’a servi qu’à augmenter le poison qui brûle déjà son cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s’en préserver !
 
— Mais que ferai-je donc ? — continua Télémaque d’un ton modéré et docile.
 
— Il n’est plus temps - repartit Mentor - de lui cacher ce qui reste de vos aventures : elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu’elle ne sait pas encore ; votre réserve ne servirait qu’à l’irriter.
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Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange.
 
Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.
 
Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque.
 
— Il est temps - lui dit-il - de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso : mais défiez-vous de ses douces paroles ; ne lui ouvrez jamais votre cœur ; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous élevait au-dessus de votre sage père, de l’invincible Achille, du fameux Thésée, d’Hercule devenu immortel. Sentîtes-vous combien cette louange est excessive ? Crûtes-vous ce qu’elle disait ? Sachez qu’elle ne le croit pas elle-même : elle ne vous loue qu’à cause qu’elle vous croit faible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions.
 
Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant et cacha sous une apparence de joie la crainte et l’inquiétude qui troublaient son cœur : car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de même qu’Ulysse.
 
— Hâtez-vous - dit-elle - mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité : j’ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l’île de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage et ne perdons pas un moment.
 
Alors on s’assit sur l’herbe semée de violettes, à l’ombre d’un bocage épais.
 
Calypso ne pouvait s’empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu’au moindre
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mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prêter l’oreille et faisaient une espèce de demi-cercle pour mieux écouter et pour mieux voir : les yeux de toute l’assemblée étaient immobiles et attachés sur ce jeune homme. Télémaque, baissant les yeux et rougissant avec beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire :
 
"A peine le doux souffle d’un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j’étais avec les Chypriens, dont j’ignorais les mœurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout et d’observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir : mes sens étaient liés et suspendus ; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon cœur.
 
Tout à coup, je crus voir Vénus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l’écume de l’Océan et qu’elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout à coup d’un vol rapide jusqu’auprès de moi, me mit en souriant la main sur l’épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles : "Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire ; tu arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels ; là je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux."
 
En même temps j’aperçus l’enfant Cupidon, dont les
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petites ailes s’agitant le faisaient voler autour de sa mère. Quoiqu’il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l’enjouement de l’enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant ; son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d’or la plus aiguë de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n’avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j’avais remarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C’était au contraire une beauté simple, négligée, modeste ; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche de Cupidon, ne pouvant percer l’égide, tomba par terre. Cupidon indigné en soupira amèrement ; il eut honte de se voir vaincu. "Loin d’ici, s’écria Minerve, loin d’ici, téméraire enfant ! Tu ne vaincras jamais que des âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire." A ces mots, l’Amour irrité s’envola, et, Vénus remontant vers l’Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d’or et d’azur, puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve.
 
Il me sembla que j’étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu’on dépeint les Champs Elysées. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit : "Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée, où l’on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu’en fuyant." Dès que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l’embrasser ; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains, s’efforçant de saisir Mentor,
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cherchaient une ombre vaine qui m’échappait toujours.
 
Dans cet effort je m’éveillai, et je sentis que ce songe mystérieux était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même, pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie et qu’ayant passé les ondes du Styx il habitait l’heureux séjour des âmes justes.
 
Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais.
 
"Les larmes, — répondis-je - ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie."
 
Cependant tous ces Chypriens qui étaient dans le vaisseau s’abandonnaient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s’endormaient sur leurs rames ; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail et tenait en sa main une grande cruche de vin, qu’il avait presque vidée : lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient en l’honneur de Vénus et de Cupidon, des vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu. Pendant qu’ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés mugissaient avec fureur dans les voiles, les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurs coups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées ; tantôt la mer semblait se dérober sous le navire et nous précipiter dans l’abîme. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible.
 
Alors je compris par expérience ce que j’avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens abattus
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pleuraient comme des femmes ; je n’entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de présence d’esprit ni pour ordonner les manœuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, était hors d’état de connaître le danger du vaisseau. J’encourageai les matelots effrayés ; je leur fis abaisser les voiles : ils ramèrent vigoureusement ; nous passâmes au travers des écueils, et nous vîmes de près toutes les horreurs de la mort.
 
Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie ; ils me regardaient avec étonnement. Nous arrivâmes dans l’île de Chypre au mois du printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison, disaient les Chypriens, convient à cette déesse ; car elle semble ranimer toute la nature et faire naître les plaisirs comme les fleurs.
 
En arrivant dans l’île, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes et des jeunes filles vainement parées, qui allaient, en chantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leurs visages : mais les grâces y étaient affectées ; on n’y voyait point une noble simplicité et une pudeur aimable, qui fait le plus grand charme de la beauté. L’air de mollesse, l’art de composer leurs visages, leur
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parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards qui semblaient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me semblait vil et méprisable : à force de vouloir plaire, elles me dégoûtaient.
 
On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs dans cette île ; car elle est particulièrement adorée à Cythère, à Idalie et à Paphos. C’est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre : c’est un parfait péristyle ; les colonnes sont d’une grosseur et d’une hauteur qui rendent cet édifice très majestueux ; au-dessus de l’architrave et de la frise sont à chaque face de grands frontons où l’on voit en bas-reliefs toutes les plus agréables aventures de la déesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n’égorge jamais dans l’enceinte du lieu sacré aucune victime ; on n’y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux ; on ne répand jamais leur sang : on présente seulement devant l’autel les bêtes qu’on offre, et on n’en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d’or ; leurs cornes sont dorées et ornées de bouquets de fleurs les plus odoriférantes. Après qu’elles ont été présentées devant l’autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse.
 
On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfumées et du vin plus doux que le nectar. Les prêtres sont revêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d’or, et des franges de même au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l’Orient,
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et ils forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants ; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d’or. Un bois sacré de myrtes environne le bâtiment. Il n’y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d’une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres et qui osent allumer le feu des autels. Mais l’impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique.
 
D’abord, j’eus horreur de tout ce que je voyais ; mais insensiblement je commençais à m’y accoutumer. Le vice ne m’effrayait plus ; toutes les compagnies m’inspiraient je ne sais quelle inclination pour le désordre : on se moquait de mon innocence ; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet à ces peuples effrontés. On n’oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des pièges et pour réveiller en moi le goût des plaisirs. Je me sentais affaiblir tous les jours ; la bonne éducation que j’avais reçue ne me soutenait presque plus ; toutes mes bonnes résolutions s’évanouissaient. Je ne me sentais plus la force de résister au mal, qui me pressait de tous côtés ; j’avais même une mauvaise honte de la vertu. J’étais comme un homme qui nage dans une rivière profonde et rapide : d’abord il fend les eaux et remonte contre le torrent ; mais, si les bords sont escarpés et s’il ne peut se reposer sur le rivage, il se lasse enfin peu à peu ; sa force l’abandonne, ses membres épuisés s’engourdissent, et le cours du fleuve l’entraîne. Ainsi, mes yeux commençaient à s’obscurcir, mon cœur tombait en défaillance ; je ne pouvais plus rappeler ni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon père. Le songe où je croyais avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs Elysées achevait de me décourager : une secrète et douce langueur s’emparait de moi ; j’aimais déjà le
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poison flatteur qui se glissait de veine en veine et qui pénétrait jusqu’à la moelle de mes os.
 
Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs ; je versais des larmes amères ; je rugissais comme un lion, dans ma fureur. "O malheureuse jeunesse ! — disais-je - : ô dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet âge, qui est un temps de folie et de fièvre ardente ? O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme Laërte mon aïeul ! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse où je me vois."
 
A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s’adoucissait et que mon cœur, enivré d’une folle passion, secouait presque toute pudeur ; puis je me voyais replongé dans un abîme de remords. Pendant ce trouble, je courais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu’un chasseur a blessée ; elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur ; mais la flèche qui l’a percée dans le flanc la suit partout ; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courais en vain pour m’oublier moi-même et rien n’adoucissait la plaie de mon cœur.
 
En ce moment, j’aperçus assez loin de moi, dans l’ombre épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor ; mais son visage me parut si pâle, si triste et si austère, que je ne pus en ressentir aucune joie.
 
"Est-ce donc vous - m’écriai-je - ô mon cher ami, mon unique espérance, est-ce vous ? Quoi donc ! est-ce vous-même ? Une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux ? Est-ce vous, Mentor ? N’est-ce point votre ombre, encore sensible à mes maux ? N’êtes-vous point au rang des âmes heureuses qui jouissent de leur vertu et à qui les dieux donnent des plaisirs purs
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dans une éternelle paix aux Champs Elysées ? Parlez, Mentor : vivez-vous encore ? Suis-je assez heureux pour vous posséder, ou bien n’est-ce qu’une ombre de mon ami ? " En disant ces paroles, je courais vers lui, tout transporté, jusqu’à perdre la respiration ; il m’attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O Dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes bras le touchaient !
 
"Non, ce n’est pas une vaine ombre ! Je le tiens, je l’embrasse, mon cher Mentor ! "
 
C’est ainsi que je m’écriai. J’arrosai son visage d’un torrent de larmes ; je demeurais attaché à son cou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d’une tendre compassion.
 
Enfin je lui dis :
 
"Hélas ! d’où venez-vous ! En quels dangers ne m’avez-vous point laissé pendant votre absence ! Et que ferais-je maintenant sans vous ? "
 
Mais, sans répondre à mes questions :
 
"Fuyez - me dit-il d’un ton terrible - fuyez, hâtez-vous de fuir ! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison : l’air qu’on respire est empesté ; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boîte de Pandore, amollit tous les cœurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez ! Que tardez-vous ? Ne regardez pas même derrière vous en fuyant ; effacez jusques au moindre souvenir de cette île exécrable."
 
Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux et qui me laissait voir la pure lumière : une joie douce et pleine d’un ferme courage renaissait dans mon cœur. Cette joie était bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avaient été d’abord empoisonnés : l’une est une joie d’ivresse et de
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trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords ; l’autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste ; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l’épuiser ; plus on s’y plonge, plus elle est douce ; elle ravit l’âme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n’était si doux que de pleurer ainsi. — O heureux - disais-je - les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté ! Peut-on la voir sans l’aimer ? Peut-on l’aimer sans être heureux ?
 
Mentor me dit :
 
"Il faut que je vous quitte : je pars dans ce moment ; il ne m’est pas permis de m’arrêter."
 
"Où allez-vous donc ? — lui répondis-je - en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point ? Ne croyez pas pouvoir m’échapper ; je mourrai plutôt sur vos pas."
 
En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force.
 
"C’est en vain - me dit-il - que vous espérez de me retenir. Le cruel Métophis me vendit à des Ethiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d’un nommé Hasaël, qui cherchait un esclave grec pour connaître les mœurs de la Grèce et pour s’instruire de nos sciences. En effet, Hasaël m’acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l’île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l’île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple : le voilà qui en sort ; les vents nous appellent ; déjà nos voiles s’enflent. Adieu, cher Télémaque ; un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne me permettent
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plus d’être à moi : si j’étais à moi, ils le savent, je ne serais qu’à vous seul. Adieu, souvenez-vous des travaux d’Ulysse et des larmes de Pénélope ; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l’innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque ! "
 
"Non, non - lui dis-je - mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici : plutôt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable ? Est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance ? Voudra-t-il vous arracher d’entre mes bras ? Il faut qu’il me donne la mort ou qu’il souffre que je vous suive. Vous m’exhortez vous-même à fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas ! Je vais parler à Hasaël ; il aura peut-être pitié de ma jeunesse et de mes larmes : puisqu’il aime la sagesse et qu’il va si loin la chercher, il ne peut point avoir un cœur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j’embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu’il ne m’ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous ; je lui offrirai de me donner à lui : s’il me refuse, c’est fait de moi, je me délivrerai de la vie."
 
Dans ce moment Hasaël appela Mentor ; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture.
 
"Que voulez-vous ? " me dit-il.
 
"La vie, répondis-je ; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est à vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l’Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J’ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble
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de maux, me l’a enlevé ; elle l’a fait votre esclave : souffrez que je le sois aussi. S’il est vrai que vous aimiez la justice et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n’endurcissez point votre cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d’un roi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j’ai voulu mourir en Sicile pour éviter l’esclavage, mais mes premiers malheurs n’étaient que de faibles essais des outrages de la fortune : maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux ; ô Hasaël, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton." Hasaël, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva :
 
"Je n’ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d’Ulysse ; Mentor m’a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs ; et d’ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l’Orient. Suivez-moi, fils d’Ulysse ; je serai votre père, jusqu’à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serais pas touché de la gloire de votre père, de ses malheurs et des vôtres, l’amitié que j’ai pour Mentor m’engagerait à prendre soin de vous. Il est vrai que je l’ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidèle ; l’argent qu’il m’a coûté m’a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j’aie sur la terre. J’ai trouvé en lui la sagesse ; je lui dois tout ce que j’ai d’amour pour la vertu. Dès ce moment, il est libre ; vous le serez aussi : je ne vous demande, à l’un et à l’autre, que votre cœur."
 
En un instant je passai de la plus amère douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais
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sauvé d’un horrible danger ; je m’approchais de mon pays ; je trouvais un secours pour y retourner ; je goûtais la consolation d’être auprès d’un homme qui m’aimait déjà par le pur amour de la vertu ; enfin je me retrouvais tout en retrouvant Mentor pour ne le plus quitter.
 
Hasaël s’avance sur le sable du rivage : nous le suivons ; on entre dans le vaisseau ; les rameurs fendent les ondes paisibles ; un zéphyr léger se joue de nos voiles, il anime tout le vaisseau et lui donne un doux mouvement. L’île de Chypre disparaît bientôt. Hasaël, qui avait impatience de connaître mes sentiments, me demanda ce que je pensais des mœurs de cette île. Je lui dis ingénument en quel danger ma jeunesse avait été exposée et le combat que j’avais souffert au-dedans de moi. Il fut touché de mon horreur pour le vice et dit ces paroles : "O Vénus, je reconnais votre puissance et celle de votre fils ; j’ai brûlé de l’encens sur vos autels ; mais souffrez que je déteste l’infâme mollesse des habitants de votre île et l’impudence brutale avec laquelle ils célèbrent vos fêtes."
 
Ensuite il s’entretenait avec Mentor de cette première puissance qui a formé le ciel et la terre, de cette lumière simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se partager ; de cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. "Celui - ajoutait-il - qui n’a jamais vu cette lumière pure est aveugle comme un aveugle-né ; il passe sa vie dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n’éclaire point pendant plusieurs mois de l’année ; il croit être sage, et il est insensé ; il croit tout voir, et il ne voit rien ; il meurt n’ayant jamais rien vu ; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n’ont rien de réel. Ainsi sont tous
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les hommes entraînés par le plaisir des sens et par le charme de l’imagination. Il n’y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle : c’est elle qui nous inspire quand nous pensons bien, c’est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d’elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumière : nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s’y perdre."
 
Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d’y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime ; mon cœur en était échauffé et la vérité me semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuèrent à parler de l’origine des dieux, des héros, des poètes, de l’âge d’or, du déluge, des premières histoires du genre humain, du fleuve d’oubli où se plongent les âmes des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs Elysées, sans crainte de pouvoir la perdre.
 
Pendant qu’Hasaël et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d’une écaille qui paraissait d’or et d’azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d’écume. Après eux venaient des Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d’Amphitrite, traîné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l’onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d’une merveilleuse figure ; elle était d’une blancheur plus éclatante que l’ivoire, et les roues étaient d’or. Ce
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char semblait voler sur la face des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageaient en foule derrière le char ; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules et flottaient au gré du vent. La déesse tenait d’une main un sceptre d’or pour commander aux vagues, de l’autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon, son fils, pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les Tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l’air au-dessus du char ; elle était à demi enflée par le soufre d’une multitude de petits Zéphyrs qui s’efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Eole empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux d’un feu sombre et austère tenaient en silence les fiers aquilons et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l’onde amère, sortaient à la hâte des grottes profondes, pour voir la déesse.