« Revue du Pays de Caux N°2 mars 1903/III » : différence entre les versions

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UN PASSÉ COMPLIQUÉ



En l’an 395 après Jésus-Christ, l’immense empire Romain que Dioclétien avait divisé en quatre Préfectures : Gaule — Italie — Illyrie — Orient — et qui, sous Théodose, ne comptait pas moins de 119 provinces, se scinda en deux organismes distincts : l’empire d’Occident qui devait, en moins d’un siècle, devenir la proie des Barbares et l’empire d’Orient appelé aussi Grec ou Byzantin qui vécut plus de dix siècles et périt sous les assauts des Ottomans. Où en était alors cette région qui, de nos jours, constitue la Russie d’Europe ? Ce serait une grave erreur de penser qu’elle était occupée par de tranquilles populations Slaves, encore engourdies en une sorte de Nirvana social. Rien n’est moins exact et pourtant c’est l’idée qu’inconsciemment nous nous faisons du futur empire Russe à cette époque.

Ce vaste territoire, les Slaves l’avaient bien traversé mais sans s’y maintenir. Dès la fin du second siècle après J.-C., leurs efforts s’étaient tournés vers le sud ; ils avaient cherché à envahir la péninsule des Balkans et menaçaient, à chaque instant, la sécurité de l’empire Byzantin. Ces incursions s’accentuèrent à la fin du ve siècle lorsque les Goths se furent transportés en Italie ; la Transylvanie et la Roumanie actuelles formaient alors le centre de leur puissance. Pendant ce temps, au Nord, les Slaves avaient remplacé les Germains dans le bassin de l’Oder ; pendant la seconde moitié du ve siècle ils s’étendirent jusqu’à l’Elbe. Aux approches du viiie siècle les Slaves occupaient en somme l’Europe centrale et notamment la Prusse, la Bohème, la Moravie, l’Autriche, la Hongrie et le bassin du Danube. La Russie actuelle, au contraire était occupée en majeure partie soit par les Finnois, qui détenaient non seulement le Nord tout entier, mais encore le bassin du Volga, soit par les peuplades Ougriennes ou Turques : Huns, Bulgares, Avars, Khazars, Magyars, etc.

Les Slaves, très unis en tant que race, ce qui fit leur force, étaient incapables de former des États, ce qui fit leur faiblesse ; les empires qu’ils créèrent, comme cet empire Morave édifié par Samo, roi des Tchèques en 693, n’eurent qu’une durée éphémère. Lorsque Charlemagne conduisit contre eux la poussée du christianisme Germanique il réussit à les refouler vers l’Est. Seuls, les Tchèques, qui subirent plus volontiers l’action occidentale et les Polonais qui, convertis, devinrent très rapidement les défenseurs assidus de l’Église, purent fonder des établissements durables ; les autres se virent rejetés sur le territoire Finnois.

À peu près à la même époque, les tribus Slaves du Dniéper, parvenues à un certain degré de civilisation ainsi que l’atteste la fondation des villes de Kiew, Smolensk et Novgorod, mais souffrant du même manque de cohésion et menacées d’ailleurs par des voisins redoutables, appelèrent des chefs Varègues pour les organiser et les gouverner. On avait cru longtemps que l’avènement du Varègue ou Normand (c’est-à-dire, à cette époque, homme du Nord) Rourik appartenait à la légende plutôt qu’à l’histoire. Les découvertes récentes ont apporté quelque lumière sur ce point. Rourik fut bien appelé librement par les Slaves qui allaient devenir les Russes, pour régner sur eux. Mais c’est surtout Oleg, son successeur, qui doit être considéré comme le véritable initiateur de la Russie ; il en forma le noyau par la réunion des trois principautés de Kiew, Smolensk et Novgorod et, dans son audace juvénile, il osa, même en 907, menacer Byzance. L’empereur Jean Tsimiscès eût raison de cette attaque imprévue ; non seulement il repoussa les assaillants, mais il leur imposa la foi chrétienne. Olga, veuve d’Oleg, se convertit la première ; son petit-fils, Wladimir (972-1015) fut en quelque sorte le Clovis de la Russie. Il épousa la princesse Anne, sœur des empereurs Basile ii et Constantin viii ; à partir de lui, la dynastie Varègue peut être considérée comme identifiée à ses sujets ; elle est Slave d’instincts et de cœur. Jaroslav le Grand que les critiques Slaves comparent, avec une exagération sur laquelle il est inutile d’insister, à Charlemagne, inaugure une politique nettement Byzantine. Par son goût des lettres, son empressement à ouvrir des écoles, à élever des églises, à édicter des lois sages, entreprises pour lesquelles il s’inspirait tout naturellement des exemples Byzantins, Jaroslav cimenta pour jamais l’union étroite entre la civilisation Russe et l’orthodoxie Grecque.

Depuis la mort de Jaroslav jusqu’à l’invasion Mongole, il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire Russe ; en un siècle et demi, un historien compétent n’y a pas compté moins de 64 principautés empiètant tour à tour les unes sur les autres, de 293 princes se remplaçant et se détrônant sans cesse, de 83 guerres civiles, enfin se succédant presque sans trêves. Cela n’empêcha ni de grandes villes comme Novgorod de prospérer rapidement ni l’influence Byzantine de continuer à s’exercer d’une façon ininterrompue ; les princes Russes tenaient les yeux fixés sur Byzance, y cherchaient leurs épouses, y puisaient des inspirations ; ils semblaient, en terre encore à demi-civilisée, les vice-rois d’une puissance suzeraine plus éclairée. Après le règne de Wladimir (1113-1125) l’anarchie augmenta : ce prince notait sans doute autour de lui les symptômes d’une décadence irrémédiable, car une résignation mélancolique se reflète dans le fameux testament qui lui a fait décerner le surnom de « Marc-Aurèle Slave ». La prise et le pillage de Kiew en 1169 mirent fin à l’œuvre de Rourik ; on put croire un instant que sur les ruines de cette œuvre, les Russes du Nord allaient en édifier une autre. Très différents déjà de ceux du Sud, organisés d’une façon plus simple, avec un pouvoir plus fort pour les conduire et des vertus plus rudes pour les soutenir, ces Russes du Haut-Volga transformés par les croisements Finnois étaient à même d’entrer dans l’histoire et d’y jouer dès ce moment un rôle. Mais un grand événement allait venir prolonger leur triste et pénible enfance ; le joug Mongol devait achever de tremper leur organisme et d’en faire l’un des plus résistants de l’Europe. Vaincus en 1224 sur les bords de la Kalta, les Russes virent bientôt déborder sur eux l’énorme invasion Asiatique ; Batou, petit-fils de Gengiskhan, après avoir balayé toute la région des steppes jusqu’aux portes de l’Allemagne, fixa à Saraï (aujourd’hui Tsarow), près du Volga, sa capitale et le siège de la fameuse Horde d’or ; la domination Tatare s’établit pour plusieurs siècles.

L’influence ethnique en devait être minime ; c’est un fait général que l’incapacité de ces races Asiatiques à se mêler à un peuple qu’elles oppriment ; elles se superposent à eux et ne les pénètrent pas ; mais il n’en faudrait point conclure que l’influence morale soit négligeable. La Grande Russie porte encore de nos jours un cachet d’asiatisme qui, précisément, la distingue des autres Russies ; que cette caractéristique soit bonne ou mauvaise en soi, il faut bien reconnaître en tous cas que, sans la Horde d’or, l’empire moscovite n’aurait pu naître. Nous avons déjà remarqué à quel point les Slaves éprouvaient de difficultés pour se constituer en communautés distinctes et surtout pour s’unifier. La politique très habile des princes de Moscou qui se firent collecteurs d’impôts pour les Khans leur procura la richesse en même temps qu’elle leur assurait la protection de ces redoutables souverains. Tandis que les chevaliers Porte-glaives peuplaient les provinces Baltiques de colons étrangers, que l’ancien empire de Rourik s’émiettait et subissait, après l’influence Byzantine, l’influence Polonaise, une double évolution nationale s’opérait en Grande Russie. Couchés sous le joug, obligés à vivre de patience, de prudence et de lointains espoirs, les sujets regardaient vers leur prince comme vers le seul intermédiaire dont le crédit auprès du Khan put leur procurer quelque amélioration dans leur rude destinée ; et celui-ci, fort de l’appui du suzerain, en profitait pour ruiner ses rivaux, annexer leurs domaines aux siens, agrandir et fortifier sa puissance de vassal jusqu’au jour où il se sentirait assez tort pour s’émanciper de toute suzeraineté. Étranges figures que ces princes de Moscou, durs et farouches envers les adversaires du nord ou de l’ouest, souples et adulateurs dès qu’il s’agissait de l’adversaire du sud-est. Le premier, Daniel, était le fils de cet Alexandre Newski, vainqueur des Suédois et des chevaliers Porte-glaives auquel la postérité fit une auréole : il avait reçu dans l’héritage paternel Moscou qui n’était encore qu’une pauvre bourgade. Derrière lui passèrent Ivan Kalita, sorte de Louis XI rusé, sans scrupules, passionné d’avenir et grand patriote à sa façon. Siméon le superbe, Dmitri du Don surtout, qui, trop tôt, crut entendre sonner l’heure du grand réveil et remporta, en 1380, sur les Mongols, la victoire de Koulikoro. Mais la Horde d’or n’avait eu qu’une défaillance ; Tamerlan précisément venait de reconstituer l’empire de Gengis-khan et une nouvelle vague Asiatique reflua sur la malheureuse Russie. Moscou fut détruite, la misère régna et l’œuvre lente et sage parut compromise à jamais.

Alors avec une persévérance inlassable, la vieille politique reprit le dessus ; le souvenir de Koulikoro entretint à la fois la prudence des princes et le loyalisme de leurs sujets. Ainsi s’acheminait vers le terme de sa longue préparation à la vie nationale cette Russie à laquelle il avait fallu que des Normands donnassent un gouvernement ; Byzance, une foi ; les Mongols, la force et l’unité. La Horde d’or se désagrégeait ; certes les groupements issus de cette désagrégation ne seraient point, pendant bien longtemps, des voisins commodes ; mais aucun d’eux ne se trouverait désormais de taille à résister aux Moscovites. La Russie allait recueillir presque en même temps la succession militaire de la puissance Mongole et la succession morale de la civilisation Byzantine. Et ce fut l’aurore.

Ivan iii, neuvième prince de Moscou qui monta sur le trône en 1462, ne régnait encore que sur un état restreint, encerclé de redoutables rivalités. Les principautés de Tver, de Rostof, de Jaroslavl et de Riazan et la république de Novgorod lui rendaient bien un vague hommage de suzeraineté mais qui ne se traduisait en rien de tangible ni d’avantageux. Les routes de l’ouest étaient barrées par le royaume de Pologne dans la dépendance duquel se

Un passé compliqué.
Un passé compliqué.

trouvaient la principauté de Lithuanie et l’ancienne Russie de Rourik. L’ordre Teutonique occupait la future Prusse orientale ; la Livonie, l’Esthonie et la Courlande étaient aux mains des chevaliers Allemands dits Porte-glaives ; puis tout de suite commençait la domination Suédoise s’étendant le long de la Baltique jusqu’au nord. À l’est, les tsarats Musulmans de Kazan et de Saraï (ce dernier héritier de la Horde d’or, se considérant toujours comme suzerain de la Moscovie), enfin les Tatars de Crimée placés sous le protectorat du sultan de Constantinople. À la mort d’Ivan, tout était changé ; ce prince avait commencé par dépouiller ses frères de leur part de l’héritage paternel, car Vassili l’Aveugle avait cédé à cette déplorable coutume du morcellement qui empêchait la Russie de s’agglomérer au xve siècle comme elle avait failli empêcher de se former la France Mérovingienne. Puis ce fut le tour des quatre maisons princières. Trer, Riazan, etc… et enfin de la république de Novgorod forte de ses territoires et de son commerce, mais faible de son organisation à la Polonaise avec un chef impuissant entre une aristocratie indépendante et une démagogie turbulente ; il restait le joug Tatar. Sans se laisser entraîner au hasard des batailles, Ivan, armé jusqu’aux dents, ne cessa d’énerver son adversaire par une succession de menaces et de retraites ; il fit si bien que la discorde se mit parmi les Tatars qui s’entretuèrent ; la Horde d’or ne fut plus qu’une sorte de tsarat semblable aux autres et affaibli comme eux. Les guerres qu’Ivan entreprit contre la Pologne furent moins heureuses, encore que la seconde se soit terminée par une rectification de frontières au profit de la Moscovie.

Ce fut un hasard providentiel pour les Russes que les vingt-huit années du règne de Vassili fils et successeur d’Ivan iii, aient pu prolonger l’œuvre de ce prince et la consolider de façon qu’elle résistât aux épreuves qui l’allaient assaillir. En effet, la figure célèbre d’Ivan iv le Terrible, si elle rappelle de grands succès comme cette prise de Kazan (1552), qui fut pour la Russie ce que la prise de Grenade fut pour l’Espagne, rappelle aussi des événements peu faits pour fortifier une jeune monarchie. Son coup d’État opéré à l’âge de treize ans, son initiative à prendre le titre impérial de tsar qui rappelait, à la fois, le pouvoir illimité des souverains orientaux et les magnificences du césarisme Romain, son empressement à nouer des relations avec l’Europe (c’est alors que l’Angleterre et la Russie firent connaissance et, chose curieuse, par la mer Blanche !) tout cela a pu valoir à la politique d’Ivan le Terrible un juste renom ; il n’en reste pas moins qu’avec ses brusques revirements, sa création fantaisiste du royaume de Livonie, sa candidature imprudente au trône de Pologne, sa bizarre tentative de partage de la Moscovie en deux portions, l’une gouvernée par les boïars, l’autre par lui-même, enfin par le scandaleux spectacle de ses répugnantes unions et de ses absurdes cruautés, Ivan iv fut tout le contraire d’un grand chef d’État.

Soit comme « maire du Palais » pendant le règne du faible Feodor, fils aîné d’Ivan, soit comme tsar élu après la mort de ce dernier, le boïar Boris Godounof aggrava une situation déjà fâcheuse en édictant la loi qui fit du paysan un serf attaché au sol et ne pouvant s’en émanciper ; cette mesure néfaste qui devait peser d’un poids si lourd sur tout l’avenir Russe, fut prise légèrement dans le seul but de plaire à la petite noblesse sur laquelle Boris s’appuyait. Comment le trône fut ravi au fils de ce dernier par un aventurier, lequel se donnait pour un enfant d’Ivan le Terrible que l’on croyait avoir été assassiné, comment cet aventurier fit preuve, pendant son règne éphémère, des plus hautes qualités, quelle catastrophe l’emporta et en quelle effroyable anarchie tomba la Moscovie, voilà ce qu’il nous suffit d’indiquer ici. Le nom qui domine cette période tourmentée est celui du boucher de Nijni-Novgorod, l’immortel Kozma Minine dont la brève apparition dans l’histoire de Russie rappelle le fulgurant zigzag de Jeanne d’Arc à travers la nôtre. Là aussi la religion fut l’instigatrice ; des moines parlèrent et prêchèrent ; Minine souleva le peuple : les Polonais furent chassés de Moscou et les États Généraux assemblés choisirent pour tsar Michel Romanof.

Le second des Romanof, Alexis, régna trente-et-un ans (1645-1676). Après un intérim de quelques années, où le pouvoir fut exercé par ses frères aînés et sa sœur Sophie, Pierre le Grand monta sur le trône. Par des moyens différents, avec un génie inégal, Alexis et Pierre assirent sur des bases solides la grandeur future de leur empire. De tous les tsars, celui-là, sans doute, est le plus fameux ; il ne faudrait pas pourtant ne rapporter qu’à lui des résultats auxquels ses prédécesseurs avaient si largement travaillé ; tout non plus n’est pas à louer dans l’œuvre de ce grand agité. Ses réformes économiques sont dignes de tout éloge ; elles s’inspiraient, d’ailleurs, du système cher à notre illustre Colbert ; c’est tout dire. Ses réformes militaires sont fort remarquables ; Pierre le Grand, qui possédait quatre à cinq régiments d’infanterie au siège d’Azof, laissa derrière lui, en mourant, une armée régulière de 210.000 hommes, chiffre énorme pour l’époque. Mais les réformes civiles et religieuses auraient certainement gagné à être moins radicales et à s’inspirer de principes plus libéraux. En créant le tchin, cette hiérarchie de fonctionnaires, ce mandarinat déplorable, Pierre inocula à la Russie un véritable cancer dont la guérison n’est pas même entreprise à l’heure présente. En créant le Saint-Synode, il édifia, au centre de son Église, une sorte de Bastille morale qui, après deux siècles, n’est pas encore prise. Creuser des canaux, frapper des monnaies, établir l’état civil, ses successeurs eussent pu le faire à sa place ; de telles améliorations étaient, pour ainsi dire, dans la force des choses ; mais sans lui, probablement, il n’y aurait eu ni tchin ni Saint-Synode. Il convient d’ajouter que si peu civilisée que restât, sous son vernis occidental, la Russie d’alors, si barbares qu’y fussent les mœurs, on n’y avait point encore assisté à un spectacle aussi ignoble que celui donné par le tsar Pierre dans sa conduite envers son fils Alexis ; on avait vu des pères assassiner leurs enfants, peut-être ; on n’en avait pas vu les mettre à mort lentement dans d’odieux supplices, chaque jour renouvelés ; et, après tout, Pierre était, en grande partie, responsable de la mauvaise éducation qu’avait reçue le tsarévitch. Bien d’autres traits de sa vie rappellent que ce grand empereur fut en même temps un homme abject. Et, par là, il méritait l’étrange héritière que le sort lui réservait.

Presque sans interruption, le trône impérial, soixante-dix années durant, devait être occupé par des femmes, en ce pays où les femmes, cent ans plus tôt, vivaient enfermées dans une sorte de gynécée d’où elles ne pouvaient sortir. On sait l’étonnante série d’événements qui firent d’une bonne d’enfants, devenue la maîtresse d’un grand seigneur russe, une impératrice autoritaire ; il se trouva qu’à la mort de Pierre le Grand tous les fonctionnaires eurent intérêt à se rallier autour de sa veuve, craignant qu’une réaction n’accompagnât l’avènement de son petit-fils, le fils de l’infortuné tsarévitch Alexis. Et le plus déconcertant c’est que le règne, d’ailleurs très court de Catherine ire (1725-1727), fut avantageux pour la Russie et que les initiatives de la souveraine improvisée furent presque toutes heureuses. Après Catherine il n’y avait pas moyen d’éluder les droits du prince Pierre ; elle même le sentait et l’avait désigné à son lit de mort. Mais Pierre ii mourut trois ans après sa belle-mère. Il ne restait plus pour hériter que les filles de Pierre le Grand ou les filles de son frère Ivan ; l’une de ces dernières, Anne, duchesse de Courlande fut désignée par le Haut Conseil, embryon d’oligarchie qui s’était constitué sous Catherine et lui avait survécu. Mais une tentative dudit conseil en vue de limiter par des serments et une sorte de constitution le pouvoir absolu de la nouvelle souveraine échoue devant le mauvais vouloir de l’opinion, tant la doctrine autocratique avait déjà de partisans dans l’empire ; il est certain que le déplorable exemple de l’anarchie Polonaise n’était point fait pour y susciter des admirateurs à la doctrine du pouvoir limité. Au lieu du germanisme intelligent de Pierre le Grand, les Russes subiront, sous l’impératrice Anne, le joug d’un germanisme grossier, vindicatif et corrompu ; les condamnations politiques abondèrent ; il y en eut 20.000 en dix ans. Le palefrenier Biren, son amant, devenu duc de Courlande, lui succéda comme régent au nom d’un bébé qu’on appelait l’empereur Ivan vi. L’oppression Allemande devint si forte qu’un pronunciamento militaire s’opéra en faveur de la princesse Élisabeth, fille de Pierre le Grand, très populaire parmi les soldats aussi bien que parmi la foule. Le règne d’Élisabeth (1741-1762) ramena un peu de stabilité, d’ordre et de dignité dans le gouvernement. Son neveu l’incapable Pierre iii marqua le sien par quelques mesures absurdes ; le coup d’État par lequel sa femme Catherine d’Anhalt le déposa pour régner à sa place, empêcha ses initiatives malheureuses de porter leurs fruits.

À Catherine ii la Russie doit probablement plus encore qu’à Pierre le Grand. Le partage de la Pologne fut sans doute une faute capitale. Mais cette faute était aisée à réparer ; elle l’est encore. L’invention du tchin fut une faute non moins capitale et dont les conséquences sont irréparables. Par contre l’européanisation de l’impérialisme moscovite fut mieux conçue et exécutée par Catherine que par Pierre. Et quant à la politique dont l’un et l’autre s’inspirèrent, il faut sans doute leur en savoir gré au point de vue Russe ; mais il est à remarquer qu’elle fut également celle des princes les moins intelligents et les moins bien doués ; gagner la mer, refouler les Suédois, les Polonais et les Turcs, grouper les orthodoxes et les protéger, on peut à peine appeler cela le plan Russe ; on l’appelerait plutôt la nécessité Russe ; c’était le « to be or not to be » de la Russie. Cette politique s’est imposée à elle dès l’origine et elle n’en a plus connu d’autre jusqu’au jour où la marche des événements et le progrès des sciences lui ont permis de se construire une façade non plus sur une mer mais sur un océan de l’autre côté de la boule terrestre.

Paul ier (1796-1801) fils de Catherine et d’un de ses nombreux amants (il est généralement admis que Pierre iii était incapable d’engendrer et dès lors le sang des Romanoff ne coule plus dans les veines de la dynastie qui porte ce nom) était un homme déséquilibré et violent, mais doué pourtant de certaines qualités et dont rien ne justifiait l’assassinat ; dans le complot trempa ouvertement son fils aîné Alexandre, ce futur Alexandre Ier auquel Napoléon offrit à Tilsitt le partage du monde et, qui parti d’un libéralisme exalté, aboutit au plus rétrograde des mysticismes. Napoléon l’appela dédaigneusement « Grec du Bas-Empire » et Adam Czartoryski, son ami et confident a avouer que « l’empereur aimait les formes de la liberté comme on aime les spectacles ». C’était, en effet, un despote sucré.

À la mort d’Alexandre, en 1825, son frère Constantin persistant dans le serment qu’il avait fait sur le cadavre de leur père assassiné de ne jamais régner, le trône revint à Nicolas Ier, troisième fils de Paul. On trouve pour la première fois en Nicolas ce sentiment profond du devoir et de la responsabilité qui se développe chez les césars d’aujourd’hui et en fait des chefs populaires et respectés pour les démocraties modernes. Nicolas d’ailleurs ne fut point un de ces césars ; la démocratie n’existait pas autour de lui et son tempérament le détournait du libéralisme théorique. Il mérite à plusieurs égards les reproches de l’histoire mais il ne méritait pas de voir, en mourant, s’ajouter la tristesse des défaites de Crimée à celles que lui causaient, au-dedans, l’impéritie et la malhonnêteté de l’administration.

Alexandre ii (1855-1881) employa les années de « recueillement » que le traité de Paris lui imposa à transformer son empire. La plus importante de ses réformes fut l’abolition du servage. Il réorganisa la justice, institua des jurys, créa des assemblées provinciales appelées Zemstvos, accorda quelque liberté aux universités et à la presse. Que tous ces changements aient provoqué des plaintes, même ou surtout de la part de ceux qui devaient le plus en bénéficier, ce n’est pas bien étonnant : ainsi va le monde. Mais qu’ils aient médiocrement modifié le geste — et pas du tout la pensée Russe, voilà de quoi surprendre. C’est là une chose que ne doit jamais perdre de vue celui qui veut comprendre la Russie ; pour s’accommoder de nos formes d’esprit, de notre mentalité occidentales, il faut qu’elle les transforme lentement à son image : rien ne sert de la brusquer. Vivra-t-elle jamais du reste de notre vie morale ? Cela n’est pas certain. Alexandre iii parut en douter ; l’abominable et absurde attentat qui le porta au trône n’était point fait pour le rendre sympathique aux réformes libérales ; il fut, pourtant, libéral à sa manière, ou plutôt à la manière de son pays ; son fils s’efforce à l’imiter ; mais la tâche est maintenant singulièrement ardue et des nuées montent sur l’horizon…


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