« Henri Poincaré, le problème des trois corps » : différence entre les versions

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Si on se rappelle à quel point l’œuvre de Poincaré est comme adéquate à toute la science mathématique, pure ou appliquée, que notre époque a produite, et la pénètre dans toutes ses manifestations, on aura compris par avance que la partie en quelque sorte centrale de cette œuvre corresponde au problème qui joue lui-même le rôle principal dans les mathématiques modernes. Ce problème, que les applications au monde physique ont imposé dès la création du calcul infinitésimal, est l’intégration des équations différentielles et aux dérivées partielles. «… Les efforts des savants ont toujours tendu à résoudre le phénomène complexe donné directement par l’expérience en un nombre très grand de phénomènes élémentaires. Et cela,… d’abord dans le temps. Au lieu d’embrasser dans son ensemble le développement progressif d’un phénomène, on cherche simplement à relier chaque instant à l’instant immédiatement antérieur ; on admet que l’état actuel du monde ne dépend que du passé le plus proche, sans être directement influencé, pour ainsi dire, par le souvenir d’un passé lointain. Grâce à ce postulat, au lieu d’étudier directement toute la succession des phénomènes, on peut se borner à en écrire « l’équation différentielle » ; aux lois de Kepler, on substitue celle de Newton ». Les lois physiques, — ou plutôt les hypothèses physiques — qui servent de point de départ font donc connaître directement le devenir d’un phénomène ou, suivant une expression qui a cours en mathématiques, font connaître des propriétés de sa variation instantanée (par exemple, de la vitesse d’un point ou de son accélération). Ceci, autrement dit, donne des relations entre états infiniment voisins de ce phénomène. Ces relations dont nous essaierons plus loin de donner une idée par quelques exemples simples, s’appellent des équations différentielles. Il reste à les intégrer, c’est-à-dire à déduire de ces relations entre états infiniment voisins, celles qui existent entre deux états quelconques, l’un considéré comme initial, l’autre comme final, du même phénomène. Or, sauf dans des cas tout exceptionnels, ce problème offre de hautes difficultés. Encore ce que nous venons de dire suppose-t-il que la décomposition en phénomènes élémentaires, dont nous parlions tout à l’heure avec Poincaré, se fasse exclusivement dans le temps. C’est le cas du mouvement simultané des planètes qui composent le système solaire, lorsque l’on considère chacune d’elles comme réduite à un simple point. Ces différents points, qui sont en nombre fini, sont supposés s’attirer d’après la loi classique de Newton, et ceci donne des relations entre leurs positions et leurs vitesses à un instant déterminé quelconque, d’une part ; de l’autre, la manière dont ces mêmes éléments varient lorsqu’on passe de cet instant à un autre infiniment peu postérieur au premier. Le système varie bien dans l’espace, mais sa position n’est fonction que d’une variable, le temps. On arrive encore à traiter d’une manière analogue le cas où on regarderait ces mêmes planètes non plus comme des points, mais comme des corps solides, de manière à tenir compte de leurs mouvements de rotation. Mais lorsqu’on étudie les mouvements de milieux continus (autres que des solides indéformables), la décomposition en phénomènes élémentaires doit se faire à la fois dans le temps et dans l’espace grâce au fait que chaque molécule est directement influencée par les molécules voisines. Les équations, dites « aux dérivées partielles », auxquelles on est conduit dans ces nouvelles conditions, sont d’un ordre de difficulté encore supérieur aux premières. Non seulement la Physique, mais la Mécanique céleste elle-même posent des problèmes de cette sorte. Tel est (avec des difficultés toutes spéciales d’ailleurs), celui de la figure d’équilibre d’une masse fluide en rotation, sur lequel le lecteur est renseigné par l’étude de M.{{lié}}Volterra. Tel est aussi celui des marées. En ce qui regarde la Physique, il faut, il est vrai, noter que l’évolution produite par les théories moléculaires, — évolution que Poincaré, jusqu’à son dernier jour, sut suivre et diriger comme toutes les autres — tend dans une certaine mesure à modifier ce qui précède. Tout d’abord, les molécules étant assimilées le plus souvent soit à des points, soit à des solides, soit à des systèmes planétaires, leurs mouvements sont régis, non par des équations aux dérivées partielles, mais par des équations différentielles ordinaires ; il devrait en être ainsi, au moins en théorie, des phénomènes qui résultent de ces mouvements. Il y a plus : une nouvelle hypothèse paraît s’imposer, celle des « quanta », d’après laquelle, au sein de cette matière discontinue, les actions mutuelles entre molécules ne s’opéreraient elles-mêmes que par degrés discontinus. S’il en était ainsi, les équations différentielles elles-mêmes seraient (toujours en théorie) éliminées à leur tour et remplacées par d’autres qui ne relèveraient plus du calcul infinitésimal, attendu qu’elles se rapporteraient à des variations très petites, mais non pas infiniment petites. Nous disons : en théorie, car il ne faudrait pas s’imaginer que cette mise hors de cause des équations différentielles et aux dérivées partielles soit définitive, ni surtout que les nouvelles conditions où se place l’hypothèse des quanta aient pour effet de simplifier le problème mathématique. Bien au contraire, étant donné que le nombre des molécules d’un corps, tout en étant fini, est énorme ; que, de même, dans l’hypothèse des quanta, les changements successifs qui interviennent dans l’état d’une molécule quelconque, tout en cessant d’être infiniment petits et infiniment nombreux, restent extrêmement petits et extrêmement nombreux, la meilleure, la seule marche à suivre pour débrouiller l’inextricable complication des équations ainsi écrites consiste à profiter des relations — que Poincaré lui-même eut l’occasion d’éclairer à plusieurs reprises et même dès ses premiers travaux — entre la catégorie générale à laquelle appartiennent ces équations et celles des équations différentielles ou aux dérivées partielles. C’est en définitive, à l’un ou à l’autre de ces deux derniers types que l’on est encore ramené. Quoi qu’il en soit, nous nous proposons ici de rappeler quelques-uns des plus grands progrès dus à Poincaré dans l’étude des équations différentielles. Nous ne nous occuperons pas des équations aux dérivées partielles : nous pouvons, en effet, renvoyer le lecteur à l’étude de M.{{lié}}Volterra en ce qui concerne leur intervention en physique mathématique, comme ce qui concerne la figure des planètes (figure des fluides en rotation) ; et quant à la théorie des marées, c’est-à-dire de l’oscillation des mers, les méthodes qu’il lui a appliquées peuvent se comparer — à des distinctions près dans le détail desquelles il nous serait tout à fait impossible d’entrer ici — à celles mêmes qui conviennent aux problèmes de physique vibratoire (vibrations de membranes, etc.), avec cette différence qu’il utilisa, dans l’étude du mouvement des mers, non seulement les méthodes qu’il avait découvertes, mais, à partir des travaux de M.{{lié}}Fredholm, celle des équations intégrales, dont il sut mieux que personne utiliser les précieuses ressources. Nous parlerons donc de la théorie des équations différentielles ordinaires. Il y eut pour celle-ci, comme pour tout le calcul infinitésimal, un âge d’or : celui où la solution des problèmes que l’on se posait pouvait, à l’aide des moyens que les géomètres possédaient à cette époque, être menée jusqu’au bout, de manière à donner d’un seul coup satisfaction complète à l’esprit. Rappelons grâce à quelle circonstance cette solution se trouvait avoir toute la simplicité voulue. Soit un système d’équations différentielles auquel doit satisfaire, par exemple, le mouvement d’un certain système de points. Parmi les conséquences que l’on peut tirer des équations données, certaines peuvent exprimer qu’une ou plusieurs quantités convenablement choisies, fonctions de la position du système, restent forcément constantes pendant tout le cours de son mouvement. On dit que ces quantités sont autant d’intégrales des équations différentielles données. Par exemple, dans le mouvement simultané des planètes du système solaire (pourvu qu’on ne tienne pas compte de l’action des étoiles fixes et autres corps célestes n’appartenant pas à ce système) la vitesse du centre de gravité de l’ensemble des corps qui le composent reste constante en grandeur et en direction. Comme cette vitesse peut être considérée comme définie par ses composantes suivant trois directions fixes différentes, on a ainsi trois intégrales du système. On peut d’ailleurs aisément en déduire trois autres du même fait, puis en obtenir encore quatre par d’autres considérations. Lorsque le nombre de ces intégrales est suffisant, elles permettent d’obtenir complètement la solution. Ce fut le cas pour les systèmes différentiels correspondant aux premiers problèmes — particulièrement de mécanique — auxquels on s’adressa. Mais la liste de ces cas simples fut vite épuisée. En général, le nombre des intégrales connues est insuffisant. le nom d’intégrales qu’aux quantités qui, tout en restant constantes au cours de chacun de ces mouvements, varient, en général, lorsque l’on passe de l’un d’eux à un autre. C’est ce qui a lieu pour l’exemple cité dans le texte.
Par exemple dans le cas du système solaire, nous avons dit qu’il était de dix, au lieu que, — même en réduisant le soleil et les planètes et leurs satellites à de simples points — il en faudrait, à deux unités près, six fois autant qu’il y a de corps en présence. C’est bien ce qui aurait lieu s’il n’y avait que deux corps en tout <math>(2 \times 6 - 2 = 10),</math> par exemple le Soleil et une planète. Aussi ce premier cas est-il, depuis Newton, du domaine des mathématiques élémentaires. Mais dès l’intervention d’un troisième corps, — astronomiquement parlant, dès que, sur une planète, agit, en même temps que le Soleil, la masse « perturbatrice » d’une autre planète. — il en est tout autrement. Le « problème des trois corps » — et, à plus forte raison, le « problème des n corps » — offrent toutes les difficultés du problème général des équations différentielles. Ces difficultés résident dans le fond des choses. Les conclusions même obtenues par Poincaré nous expliquent, comme nous aurons l’occasion de le dire plus loin, pourquoi ces problèmes généraux exigent des méthodes non seulement distinctes, mais profondément différentes de celles qui avaient suffi tout d’abord. Nous sommes loin d’avoir surmonté un tel obstacle. Mais là même où nous y sommes arrivés, ce n’a été, le plus souvent, et ce ne pouvait être qu’en modifiant profondément nos idées sur ce qu’il faut entendre par « solution ». Celles que nous avons acquises aujourd’hui se résument toutes dans la forte parole que Poincaré prononçait en 1908. « Il n’y a plus des problèmes résolus et d’autres qui ne le sont pas, il y a seulement des problèmes plus ou moins résolus », — c’est-à-dire qu’il y a des solutions donnant lieu à des calculs plus ou moins simples, nous renseignant plus ou moins directement et aussi plus ou moins complètement sur l’objet de notre étude. On comprend. ainsi que, comme Poincaré le rappelle dans la même conférence, Newton ait pu se vanter de savoir intégrer toutes les équations différentielles, tandis nous en sommes encore aujourd’hui à chercher les moyens de rendre nos connaissances à cet égard un peu moins imparfaites. Il est clair que, dans ces nouvelles conditions, la question peut être envisagée à des points de vue divers, et les recherches poursuivies dans diverses directions. Poincaré a suivi toutes les voies indiquées par ses prédécesseurs. — On peut dire qu’il n’en est aucune où il n’ait fait faire un pas important. Mais il en ouvrit aussi d’autres qui se séparent entièrement des premières. Celles-ci ont, en effet, toutes un même caractère commun. Comme le chapitre dû à M.{{lié}}Volterra l’a rappelé au lecteur, c’est surtout par l’introduction des variables imaginaires que le problème des équations différentielles — et beaucoup d’autres, d’ailleurs, — ont été attaqués. Ce point de vue, au premier abord artificiel, est en général si fécond, il fait ordinairement jaillir une telle lumière qu’il fut, depuis Cauchy jusqu’en 1881, presque le seul auquel on songea à demander des résultats importants. Poincaré, lui aussi, comme on a pu le voir clans l’exposé que nous venons de citer, obtint à son tour par cette voie de nouvelles conquêtes, les plus belles qu’on ait pu admirer depuis longtemps puisque, avec les fonctions fuchsiennes, il a pu intégrer une des classes les plus importantes d’équations différentielles, les équations différentielles linéaires à coefficients algébriques, c’est-à-dire l’immense majorité des équations différentielles linéaires auxquelles la pratique peut conduire. Mais en même temps, il apprit aux géomètres à se placer au point de vue opposé. Aussi bien et mieux que les plus grands, il mania l’instrument légué par Cauchy, Riemann et Weierstrass. Mais il montra que, tout admirable qu’il soit, cet instrument ne suffit pas à tout et ne s’adapte pas à tous les aspects du problème. Donc Poincaré, dans quatre mémoires fondamentaux sur les courbes définies par les équations différentielles, cesse de considérer indifféremment les solutions réelles ou les solutions imaginaires des équations qu’il traite, et s’attaque exclusivement aux solutions réelles. Bien entendu, les questions qu’il saut se poser, dans ces nouvelles conditions, ne sont pas les mêmes auxquelles s’appliquait l’ancien point de vue. Celui-ci était et reste le seul fécond pour l’étude « formelle » des solutions, pour la recherche des catégories de fonctions, si tant est qu’on en puisse trouver, qui peuvent servir à les exprimer exactement. Quand. on a en vue cette étude, tout s’éclaire par l’introduction des variables imaginaires, tout n’est qu’obscurité si on les laisse de côté. Mais dès que (comme il arrive dans le cas général) on cesse d’obtenir, dans cette voie, la solution complète, celle qui dispenserait de toute autre, Poincaré établit une distinction fondamentale. Dans la solution de tout problème mathématique, (lès que cette solution n’est pas immédiate, il met en évidence deux grandes étapes, l’une que l’on peut appeler qualitative, l’autre quantitative. « Ainsi, par exemple, pour étudier une équation algébrique, dit-il, on commence par rechercher, à l’aide du théorème de Sturm, quel est le nombre de racines réelles : c’est la partie qualitative ; puis on calcule la valeur numérique de ces racines, ce qui constitue l’étude quantitative de l’équation. De même pour étudier une courbe algébrique, on commence par construire cette courbe, comme on dit dans les cours de mathématiques spéciales, c’est-à-dire qu’on cherche quelles sont les branches de courbes fermées, les branches infinies, etc. Après cette étude qualitative de la courbe, on peut en déterminer exactement un certain nombre de points. C’est naturellement par la partie qualitative qu’on doit aborder la théorie de toute fonction et c’est pourquoi le problème qui se présente en premier lieu est le suivant : Construire les courbes définies par des équations différentielles. Cette étude qualitative, quand elle sera faite complètement, sera de la plus grande utilité pour le calcul numérique de la fonction… D’ailleurs, cette étude qualitative aura par elle-même un intérêt de premier ordre. Diverses questions fort importantes d’analyse et de mécanique peuvent en effet s’y ramener. Prenons, par exemple, le problème des trois corps : ne peut-on se demander si l’un des corps restera toujours dans une certaine région du ciel, ou bien s’il pourra s’éloigner indéfiniment, si la distance de deux corps augmentera ou diminuera à l’infini, ou bien elle restera comprise entre certaines limites. » Ceci n’est autre chose que le célèbre problème de la Stabilité du système solaire, c’est-à-dire la question de savoir si, au cours des siècles, les dimensions des orbites planétaires varieront peu ou si, au contraire, ces orbites n’iront pas soit se perdre à l’infini, soit se précipiter sur le soleil. Il n’en est aucune qui préoccupe davantage la Mécanique céleste, et il faut convenir que l’ignorance où nous sommes encore à cet égard est la meilleure preuve de l’étendue des progrès que cette science a encore pu faire. Il est vrai que le problème ainsi posé est tout théorique. Comme Poincaré l’a victorieusement démontré, si l’on peut pendant un certain temps, réduire, sans trop d’erreur, les planètes et leurs satellites à autant de points mathématiques, l’influence des éléments ainsi négligés (les marées, entre autres, en raison du frottement qu’elles produisent), insignifiante au début, ne peut manquer de devenir prépondérante en fin de compte et de bouleverser totalement les conclusions. Dans ces conditions, les gens pratiques peuvent être tentés de mépriser ce problème théorique. Il leur est permis, évidemment, de penser qu’il doit, suivant un mot connu, constituer « l’essai, non l’emploi de notre force ». Mais, même à ce titre, il mérite encore de provoquer, — tout en les défiant jusqu’ici — tous les efforts des astronomes. Il doit être considéré comme inséparable de l’objet même de la Mécanique céleste. Or, ce problème, nous venons de le voir, est essentiellement un problème qualitatif. Son exemple suffit à montrer l’importance de cette catégorie de questions. Celles-ci ne relèvent plus, en principe, de l’introduction des imaginaires. Mais une fois entraînée hors de ce terrain si bien exploré par tous les géomètres de la fin du {{s|XIX}} et par Poincaré lui-même, une fois privée du seul auxiliaire dont, pour ainsi dire, on se fût servi depuis plus d’un quart de siècle, auxiliaire dont la puissance s’était à mainte reprise montrée presque miraculeuse, la Science ne se trouvait-elle pas singulièrement désemparée ? Ce que furent les nouvelles méthodes que Poincaré eut à créer de toutes pièces, nous ne pouvons songer à le faire comprendre ici. Nous pouvons toutefois en indiquer dès maintenant un caractère qui, s’il ne leur est pas entièrement propre, n’avait existé que très exceptionnellement et très fugitivement dans les méthodes antérieures. Il consiste, étant donné que le problème a plusieurs solutions, — et même une infinité de solutions — à cesser de porter son attention exclusivement sur une seule d’entre elles pour considérer, au contraire, les relations que ces solutions ont les unes avec les autres. Pour nouvelle qu’elle fût, ou à bien peu près, dans la question qui nous occupe, cette conception était déjà intervenue dans d’autres chapitres des mathématiques. L’un d’eux est la résolution algébrique des équations, qui parut d’abord consister en la recherche d’une racine déterminée de l’équation proposée. Cette théorie ne passa d’un état en quelque sorte empirique à l’état de perfection logique où l’amenèrent Lagrange, Rufini, Abel, Cauchy, Galois que lorsque l’on se décida, au contraire, à envisager simultanément toutes les racines cherchées. C’est en examinant les relations qui existent entre elles que furent conquis les principes modernes par lesquels dans cette question, tout s’éclaire, tout s’explique et se prévoit. Dans les premières recherches sur les équations différentielles, on avait généralement étudié une à une les intégrales d’une équation différentielle donnée quelconque : en examinant chacune d’elles, on avait fait abstraction de toutes les autres. Les mémoires sur les courbes définies par les équations différentielles vinrent montrer que ce point de vue était insuffisant et que les solutions d’un système d’équations différentielles, comme les racines d’une équation algébrique, devaient, même en vue de l’intelligence de chacune d’elles, être envisagées dans leurs rapports mutuels. Il n’est pas inutile de remarquer qu’il en est déjà ainsi dans une des théories dont il avait été parlé précédemment, celle de la figure d’équilibre du fluide en rotation. En lisant l’exposé de M.{{lié}}Volterra, on se convaincra que tous les progrès réalisés par Poincaré sur cette question sont dus à ce qu’il n’envisage pas une figure d’équilibre, un ellipsoïde de Maclaurin ou de Jacobi déterminé, en elle-même, niais bien dans ses relations avec les figures d’équilibre voisines. La notion fondamentale d’équilibre de bifurcation et toutes celles qui en dérivent ont évidemment cette signification. Si nous voulons essayer d’entrevoir comment cette idée première fut mise en exécution, il nous faut appuyer une figuration géométrique à notre secours. Plusieurs exemples permettent de se représenter géométriquement une intégration d’équations différentielles, et il est même commode d’avoir plusieurs de ces représentations à sa disposition. Tout le monde connaît aujourd’hui le « spectre magnétique » que l’on obtient en plaçant un aimant sous une feuille de papier saupoudré de limaille de fer. Chaque brin de limaille s’aligne suivant une direction (celle de la force magnétique) parfaitement déterminée par l’endroit où il se trouve et, comme ces brins sont petits, l’ensemble de ceux qui se mettent bout à bout dessine à peu près une ligne courbe, dite ligne de force ; il la dessinerait exactement si les brins de limaille étaient infiniment petits. D’autres lignes de force voisines de la première sont dessinées à côté d’elle, par d’autres brins de limaille. Elles ne la croisent d’ailleurs jamais, ni ne se croisent entre elles, à deux exceptions près : toutes ces lignes convergent, dans un sens, vers le pôle’nord, dans l’autre vers le pôle sud de l’aimant. En langage mathématique, ces lignes de force sont les diverses courbes intégrales d’une même équation différentielle du premier ordre. Les pôles de l’aimant sont des points singuliers de cette équation. On pourrait d’ailleurs se figurer celle-ci sous le point de vue que nous avions adopté tout à l’heure, c’est-à-dire la considérer comme définissant un mouvement. Il suffit d’imaginer un insecte très petit, qui, en tout point où il se trouve, se meut dans la direction de la force magnétique en ce point. Cette direction changeant au fur et à mesure du mouvement, il ne suivrait pas, bien entendu, une ligne droite, mais une courbe qui est la ligne de force. Un autre exemple suffisamment connu est celui des « lignes de plus grande pente » que l’on peut tracer sur un terrain. La direction d’une telle ligne en un point quelconque est celle suivant laquelle se mettrait à descendre une goutte d’eau abandonnée en ce point. S’il se faisait (grâce à la faiblesse de la pente, au frottement, etc…) que cette goutte d’eau, dans sa descente, n’acquière jamais de vitesse notable, sa trajectoire dessinerait précisément une ligne de pente. Comme les lignes de force de tout à l’heure, ces lignes de pente ne se croisent pas, du moins en plein parcours. Deux gouttes d’eau cheminant comme il vient d’être indiqué (toujours sans acquérir de vitesses notables) ou bien suivent la même ligne de pente de manière à ce que l’une suive exactement les traces de l’autre, ou bien se meuvent à côté l’une de l’autre sans que leurs routes se rencontrent jamais (du moins au sens exact, mathématique du mot). Elles ne peuvent se retrouver qu’en arrivant à un fond (tel que le serait par exemple, le fond d’un lac) où elles s’arrêteraient toutes deux. Par analogie avec ces fonds, il est des points à partir de chacun desquels divergent une infinité de lignes de pente : ce sont les sommets de collines ou de montagnes. Fonds et sommets sont évidemment ici des points singuliers tout analogues à ceux que représentaient tout à l’heure les pôles d’aimant. Mais ici, une autre espèce de points singuliers peut intervenir : ce sont les cols. Par chacun de ceux-ci (s’il en existe) passent deux lignes de pente : l’une qui suit successivement les deux vallées qui sépare le col, l’autre qui suit la crête ainsi franchie. En pratique, ces trajectoires deviennent très voisines l’une de l’autre au fond d’une vallée, où elles suivent sensiblement (mais non exactement) une même ligne appelée thalweg. Inversement, deux lignes de pente peuvent diverger tout en étant presque confondues au début, si, initialement, elles sont voisines de certaines d’entre elles, les lignes de faite. On peut également obtenir des cols dans les spectres magnétiques dont nous avons parlé tout à l’heure : il suffit de recourir aux figures un peu plus compliquées que l’on obtient en faisant agir deux ou plusieurs aimants au lieu d’un seul. Les cols sont les points oit les forces magnétiques dues à ces aimants s’équilibrent. On peut également sur un terrain, ou, ce qui revient au même sur une carte topographique, considérer comme définies par une équation différentielle (mais cette fois par une équation différentielle que l’on sait immédiatement intégrer) les lignes de niveau ou sections horizontales de la surface, lignes dont chacune coupe à angle droit la ligne de pente qui passe par un quelconque de ses points. Pour ces lignes de niveau, qui sont des courbes fermées, les sommets ou les fonds sont (suivant la terminologie qu’emploiera Poincaré) des centres, c’est-à-dire que les lignes de niveau suffisamment voisines de l’un d’eux l’entoureront, en s’entourant elles-mêmes mutuellement. Une dernière image de lignes que l’on peut considérer comme satisfaisant à un même système différentiel est fournie par certains cours d’eau, dont la surface, alors même que le mouvement y est parfois assez rapide, paraît immobile, quoique ondulée : cela tient à ce que la place de chaque molécule d’eau qui avance est immédiatement prise par une autre qui suit exactement le même chemin. C’est ce que l’on appelle un mouvement permanent. Il est clair que, sur cette surface liquide, les différentes lignes suivies par les gouttes d’eau ont une disposition assez semblable aux précédentes, de sorte que l’on peut encore les considérer comme vérifiant une même équation différentielle du premier ordre. Il n’y a plus, cette fois, de points singuliers jouant le rôle de nos pôles d’aimant, mais il peut se produire dans le liquide un tourbillon, un maëlstrom en miniature, qui jouera le rôle d’un centre. D’autre part, le mouvement sera également permanent dans la profondeur même du liquide de sorte qu’on y pourra tracer encore une infinité de lignes dont chacune sert de route commune à une infinité de molécules cheminant les unes derrière les autres tout comme si elles se mouvaient dans un même tube très fin. Ces lignes peuvent encore être traitées comme les précédentes, mais comme elles remplissent un espace au lieu de recouvrir simplement une surface, il faudrait les définir par un système de deux équations différentielles du premier ordre, ce qui équivaut à un « système différentiel du second ordre ». Cette dénomination de « centres » ne conviendrait pas à un maelstrom par lequel, comme le veut la légende, la surface liquide serait attirée tout en tournant autour de lui. Les molécules liquides décrivent alors, autour de ce point, non plus des sortes de cercles, mais des sortes de spirales qui iraient en se resserrant progressivement ; un tel point devrait, dans la théorie qui nous occupe, être qualifié de foyer. Les équations différentielles de la mécanique céleste, lesquelles sont en bien plus grand nombre, sont elles-mêmes susceptibles d’une représentation géométrique de cette espèce. Mais elle nécessite l’emploi d’espaces à un grand nombre de dimensions. Poincaré s’attaque d’ailleurs tout d’abord au cas le plus simple par lequel nous avons commencé, celui d’une seule équation. Conformément à ce qui précède, celle-ci peut être considérée comme définissant un système de lignes à tracer sur une surface donnée. Dans des cas très généraux, on peut admettre que cette surface est une sphère. La propriété qui servira de point de départ sera alors celle sur laquelle nous avons déjà insisté tout à l’heure, savoir : Deux courbes intégrales différentes ne peuvent se croiser, si ce n’est en un point singulier. Les positions de ces points singuliers sont d’ailleurs connues à l’avance. Le premier soin de Poincaré fut l’examen de ce qui se passe aux environs de l’un d’entre eux. Il en trouva, conformément à ce que nous avons vu jusqu’ici, plusieurs espèces : Les nœuds : c’est le rôle que jouent les pôles d’aimant dans notre premier exemple, les fonds et les sommets du terrain dans le second ; Les cols, tels que nous les avons vus s’introduire à propos des lignes de pente ; Les centres (exemple : un fond ou un sommet pour les lignes de niveau) ; Enfin, une dernière catégorie : les foyers (voir la note de la page précédente). En dehors de ces points, on peut utiliser la propriété fondamentale rappelée il y a un instant. Ce point de départ si ténu qu’il soit, donne à lui tout seul la solution du problème difficile qui nous occupe. Il suffit à cet effet, de l’appliquer non seulement à des courbes intégrales complètement différentes, niais à des arcs convenablement choisis d’une même courbe intégrale. Mais si la méthode employée est, au fond, très simple, les résultats sont tout à fait imprévus et montrent que la solution n’était aucunement préparée par toutes nos connaissances antérieures sur ce sujet. Les premiers exemples que l’on fut tenté d’invoquer, pour se faire une idée de la forme affectée par les courbes intégrales d’une équation différentielle, étaient évidemment fournis par les équations que l’on sait intégrer. Or, la discussion de celles-ci conduit à des résultats qui se ressemblent tous, à bien peu de chose près. Pour nombre rentre elles, les choses se passent purement et simplement comme dans les courbes de niveau : toutes les courbes intégrales sont fermées. Tous les autres exemples où les calculs peuvent être menés jusqu’au bout rentrent dans deux ou trois catégories où il semble — si l’on veut me permettre ce langage très fantaisiste — que la nature ait peu varié ses effets. Elle n’a pas, en réalité, l’imagination aussi pauvre. C’est ce que l’on reconnaît dès l’exemple des lignes de pente. Ici on ne peut déjà plus, en général, obtenir l’intégrale élémentairement ; mais il est évident que les lignes en question partent des sommets et aboutissent aux fonds (exception étant faite, toutefois, pour certaines d’entre elles, dites lignes de faîte, qui aboutissent à un col). Seulement, il y a, en général, plusieurs fonds et plusieurs sommets, et c’est l’un ou l’autre des fonds qui sert d’arrivée, suivant celle des courbes intégrales que l’on envisage : le passage des courbes qui aboutissent à un fond déterminé à celles qui aboutissent à un fond voisin se fait par l’intermédiaire d’une ligne de faîte. Des dispositions de cette espèce sont déjà peu usuelles pour les équations différentielles dont l’intégrale générale a pu être écrite élémentairement. Mais les résultats obtenus par Poincaré dans le cas général présentent un degré de complication de plus. Il existe alors un certain nombre de courbes intégrales qui sont des courbes fermées (des cycles, suivant la terminologie qu’il emploie). Toutes les autres, sauf celles qui aboutissent à des points singuliers, s’enroulent autour de certains de ces cycles (dits cycles limites) en s’en rapprochant de plus en plus, à la façon du spiral d’une montre. L’enroulement a d’ailleurs lieu autour de l’un ou de l’autre des cycles limites suivant que la courbe intégrale considérée est située dans l’une ou l’autre de certaines régions de la sphère. Rien de tout cela ne pouvait être prévu à l’aide des exemples traités antérieurement. Non seulement ceux-ci donnaient une idée fausse des choses ; mais, on le remarquera, il était inévitable qu’il en fût ainsi. Nos résultats sont, en effet, plus encore que tout à l’heure, contradictoires avec l’existence d’une intégrale générale que l’on puisse écrire avec les procédés élémentaires. Ils ne pouvaient, par conséquent, se rencontrer dans les problèmes que l’on avait résolus avant Poincaré. L’opinion s’était faite, jusque-là sur des figures exceptionnelles, dégénérées en quelque sorte, parce que c’étaient les seules que l’on avait su tracer. Ces résultats, si extraordinaires, demandaient à être complétés par la recherche effective des cycles limites lorsque l’équation est donnée. C’est une question d’une extrême difficulté, même si l’on entend se borner à une détermination approximative. Poincaré triomphe, totalement ou partiellement, suivant les cas, de cette difficulté en introduisant un second principe qui sert de fondement à toutes les autres recherches sur ce sujet. Géométriquement parlant, il consiste à considérer le sens dans lequel une ligne prise arbitrairement est traversée par la courbe intégrale qui passe en un quelconque de ses points. Ce sens est connu, c’est-à-dire que si, par exemple, la ligne en question est fermée et limite une certaine aire de la sphère, on sait en chaque point si la courbe intégrale trouve cette ligne pour entrer dais l’aire ou pour en sortir. On est ainsi conduit à donner une importance particulière aux lignes « sans contact », le long desquelles ce sens ne peut changer. Nous avons parlé jusqu’ici de figures tracées sur la sphère. Mais, par cela même que toutes nos conclusions sont qualitatives, elles ne changeront pas si nous déformons progressivement cette sphère. Allongeons-la, par exemple, de manière à lui donner la forme d’un œuf, voire même celle d’une poire ou boomerang. Si les lignes que nous avons tracées sur elle sont entraînées dans cette déformation, leur disposition générale et, par conséquent, les propriétés qui nous ont servi de point de départ, subsisteront. Cette théorie est, par excellence, une de celles où l’on peut raisonner juste sur des figures fausses. Toute équation différentielle du premier ordre rentre-t-elle donc dans la théorie précédente ? Non, et de l’œuvre de Poincaré se dégage ici un nouvel enseignement essentiel. Comme il le rappelle à une occasion analogue, le dicton suivant lequel la géométrie est l’art de bien raisonner sur des figures mal faites, est exact ; mais « encore ces figures, pour ne pas nous tromper, doivent-elles satisfaire à une condition. Les proportions peuvent être grossièrement altérées, mais les positions relatives des diverses parties ne doivent pas être bouleversées ». Nous pouvons, autrement dit, déformer autant que nous le voulons notre sphère, mais sous la condition de ne produire, au cours de cette déformation, ni déchirure, ni, au contraire, adhérence entre parties primitivement séparées. Or, on sait depuis longtemps qu’il y a des surfaces que l’on ne saurait obtenir par déformation de la sphère en respectant la condition précédente. Tel est le cas d’un tore, c’est-à-dire d’un anneau. Si notre sphère était en verre et sortait du four, le verrier pourrait l’étirer en un tube fermé aux deux bouts, et même on pourrait concevoir qu’il courbe ce tube de manière à le fermer presque sur lui-même. Toutes ces déformations satisferaient à la condition que nous nous sommes imposée. Mais, pour achever de fermer le tube en anneau, il faudrait encore ouvrir les deux bouts et le aboucher l’un avec l’autre. Or, ces deux opérations sont de celles qui nous sont défendues. L’étude des conditions moyennant lesquelles deux figures peuvent ou ne peuvent pas être ramenées l’une à l’autre par déformations continues, sous les conventions précédentes, s’appelle la Géométrie de situation ou Analysis situs. Sa première intervention dans la science remonte à Riemann, avant lequel l’importance des distinctions telles que celle que nous venons de faire n’avait pas été soupçonnée. Le succès de cette intervention fut éclatant : grâce à elle, et à elle seule, fut véritablement fondée la théorie des fonctions algébriques dont les traits essentiels avaient échappé à Cauchy et à Puiseux. Si remarquable que fût ce résultat, la portée générale n’en fut pas comprise. Avec Poincaré seulement et à la suite des travaux dont nous parlons en ce moment, il apparut que l’Analysis situs doit forcément dominer toute une classe de problèmes mathématiques, et en particulier la théorie des équations différentielles. Nous avons essayé précédemment, de faire concevoir les raisons pour lesquelles il en est ainsi ; nous n’y reviendrons pas. Contentons-nous de dire que, sur la disposition des courbes intégrales d’une équation différentielle, l’influence de la forme qu’affecte, au sens de la géométrie de situation, la surface sur laquelle sont tracées ces courbes est capitale et absolue. Lorsque, après l’étude de la sphère, Poincaré entreprend, au même point de vue, celle du tore, il constate que ce second cas peut offrir une foule de circonstances nouvelles que le premier ne permettait nullement de prévoir. Encore s’en faut-il qu’il arrive toujours à déterminer exactement ce qui se passe. Les difficultés, elles aussi, sont nouvelles, et telles qu’il est obligé de se poser un grand nombre de questions sans les résoudre. Ces questions, qui soulèvent des problèmes ardus d’arithmétique, sont, depuis, restées sans réponse. Le cas de l’équation du premier ordre — sur la sphère ou sur la terre — occupe les trois premiers mémoires sur les courbes définies par les équations différentielles. Les systèmes du second ordre, qui font l’objet du quatrième et dernier mémoire de cette série, et sur lesquels les principes précédents nous renseignent encore, mais sans nous faire connaître tout ce que nous avons besoin de savoir, offrent déjà les caractéristiques du cas général : c’est, au fond, l’étude générale des équations de la Dynamique, dont celles de la mécanique céleste sont un cas particulier, qui est ainsi abordée. Elle se poursuit dans l’ouvrage qui devait pour la première fois consacrer la jeune gloire de son auteur en dehors du public proprement scientifique. C’est avec le Mémoire sur le problème des trois corps et les équations de la Dynamique que Poincaré remporta le prix dans le grand concours international ouvert à Stockholm en 1889, entre les mathématiciens du monde entier. Ce concours fut d’ailleurs tout à la gloire de notre pays ; car indépendamment du Mémoire de Poincaré, ce fut celui de M.{{lié}}Appell qui fut distingué. Le grand traité intitulé : Les Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste prolonge à son tour les deux Mémoires précédents ; c’est dans ces trois ouvrages et, aussi, dans une série d’articles insérés au Bulletin astronomique, que se développent les idées de Poincaré sur le problème des n corps. L’œuvre est double : elle a un côté négatif et un côté positif. Poincaré, avant d’édifier, a dû commencer par renverser : tout au moins, il a dû limiter la portée des méthodes employées avant lui. La première à laquelle on ait songé consiste, nous l’avons vu, à rechercher des intégrales du système. Nous avons dit plus haut que dix seulement de ces intégrales avaient pu être découvertes. En peut-il exister d’autres exprimables par les moyens classiques de l’Analyse ? Il était vraisemblable que non. La preuve rigoureuse d’impossibilités de cette nature est une catégorie de questions dont la difficulté a, de tout temps, éveillé l’intérêt des géomètres vraiment supérieurs. On sait que la démonstration de l’incommensurabilité entre le carré et sa diagonale, dans l’antiquité, celles de l’impossibilité de la quadrature du cercle et de la non-résolubilité des équations algébriques au delà du quatrième degré, dans les temps modernes, comptent à juste titre, parmi les plus belles conquêtes des mathématiques. En ce qui concerne les intégrales des équations de la Mécanique céleste, une démonstration de l’impossibilité en question avait été partiellement fournie par Bruns, mais c’est à Poincaré qu’il fut donné de la compléter et d’établir en toute rigueur l’inexistence, non seulement d’intégrales algébriques, mais, plus généralement, d’intégrales uniformes (type le plus général que l’on puisse espérer atteindre avec les procédés usuels du calcul) autres que les intégrales classiques. Le résultat ainsi obtenu n’intéresse pas moins l’analyste pur que l’astronome. Sa portée n’est pas limitée au système différentiel particulier qui fait l’objet de la Mécanique céleste. La. même méthode qui l’a fourni, permet de discuter le nombre des intégrales uniformes des problèmes de la mécanique classique, et, lorsque ce nombre est insuffisant pour l’intégration, de trouver les seuls cas où il puisse s’accroître. Cette méthode est donc nécessairement à la base de toutes les recherches ultérieures sur ces sujets. Elle ne doit pas moins attirer l’attention par les principes qu’elle fait intervenir. Elle a conduit Poincaré à étudier l’expression de la fonction (fonction perturbatrice), qui donne les seconds membres des équations différentielles, sous un jour nouveau : les propriétés de son développement font apparaître la conclusion demandée. Mais celle-ci se dégage également sous une autre forme en partant des résultats qualitatifs dont nous parlerons un peu plus loin. C’est ce dont le lecteur peut, dans une certaine mesure, se rendre compte d’après ce qui a été dit plus haut sur l’équation du premier ordre. A propos du cas le plus simple, celui de la sphère, nous avons vu que, par leur aspect même, les formes des courbes ne sont pas de celles qu’on aurait pu obtenir à l’aide des moyens classiques. Des faits du même ordre se passent dans le cas général de la Mécanique céleste, dès que le nombre des corps en présence est supérieur à 2. La recherche des intégrales étant illusoire, pour arriver à un résultat et calculer, à l’aide de la loi de Newton, les éphémérides des mouvements des astres, on a dû dès lors user de moyens de fortune et procéder par retouches, par approximations successives. Ce mode de calcul réussit en pratique ; mais on ne peut l’utiliser qu’à condition de ne pas être trop exigeant : il ne faut lui demander, ni de donner une exactitude indéfinie, ni de conduire à de bons résultats pour une période par trop longue, à plus forte raison de nous renseigner sur la question de la Stabilité du. système solaire, laquelle fait intervenir l’indéfinie durée des siècles. On peut dès lors d’autant moins regarder cette solution comme définitive qu’il ne s’agit pas seulement de calculer les éphémérides, quelques années d’avance, pour les besoins de la navigation ou pour que les astronomes puissent retrouver les petites planètes déjà connues. Le but final de la Mécanique céleste est plus élevé : Il s’agit de résoudre cette importante question : la loi de Newton peut-elle expliquer à elle toute seule tous les phénomènes astronomiques ? Le seul moyen d’y parvenir est de faire des observations aussi précises que possible, de les prolonger pendant de longues années ou même de longs siècles et de les comparer ensuite aux résultats du calcul. Il est donc inutile. de demander au calcul plus de précision qu’aux observations, mais on ne doit point non plus lui en demander moins. Aussi l’approximation dont nous pouvons nous contenter aujourd’hui deviendra-t-elle un jour insuffisante. Or, dans les méthodes d’approximation classiques, on trouve l’expression approchée du résultat par la somme d’une série de termes ; mais ces termes sont de plusieurs sortes. Les uns sont périodiques : ils retrouvent leur valeur primitive après de simples fluctuations. Mais d’autres peuvent être proportionnels au temps et par conséquent, augmenter indéfiniment avec lui : c’est ce qu’on appelle des termes séculaires, sans parler d’autres encore qui participent à la fois de la nature des premiers et de celle des seconds. Mais ce n’est pas tout : il y a des termes périodiques qui ressemblent beaucoup aux termes séculaires et ne sont pas moins gênants qu’eux : ce sont ceux qui ont une longue période (et dont la présence tient à ce que les temps de révolution de deux astres peuvent toujours être considérés, au moins approximativement, comme commensurables entre eux). En leur qualité de termes périodiques, ils reviennent à leurs valeurs primitives et chacun d’eux, par conséquent, ne peut croître au delà d’un certain maximum. Mais le retour à la valeur primitive peut être très tardif et le maximum très grand. C’est la difficulté classique des « petits diviseurs ». Poincaré a eu lui-même l’occasion d’exposer (dans l’article cité de l’annuaire du Bureau des Longitudes), les faits concrets qui correspondent à toutes ces circonstances de calculs et nous ne pouvons mieux faire que de lui emprunter cet exposé « La remarque essentielle est que certaines causes, qui semblaient d’abord devoir faire varier ces éléments (les éléments qui déterminent les orbites des planètes assez rapidement, ne produisent en réalité que des variations beaucoup plus lentes. L’attraction de Jupiter, à distance égale, est mille fois plus petite que celle du Soleil ; la force perturbatrice est donc petite, et cependant, si elle agissait toujours dans le même sens, elle ne tarderait pas à produire des effets très appréciables. Il n’en est pas ainsi, et c’est là le point qu’a établi Lagrange. Au bout d’un petit nombre d’années, deux planètes qui agissent l’une sur l’autre ont occupé sur leurs orbites toutes les positions possibles ; dans ces diverses positions, leur action mutuelle était dirigée, tantôt dans un sens, tantôt dans le sens opposé, et cela de telle façon qu’au bout de peu de temps, il y avait compensation presque exacte. Les grands axes des orbites ne sont pas absolument invariables, mais leurs variations se réduisent à des oscillations de faible amplitude de part et d’autre d’une valeur moyenne. » C’est cette compensation qui est mise en évidence, lorsque le calcul n’introduit que des termes périodiques. Ce qui fait craindre, au contraire, l’intervention des termes séculaires et aussi celle des petits diviseurs, c’est que, « si les deux moyens mouvements sont commensurables entre eux, au bout d’un certain nombre de révolutions, les deux planètes et le Soleil se retrouveront dans la même situation relative et la force perturbatrice agira dans le même sens qu’au début. La compensation dont j’ai parlé plus haut ne se produit plus alors, et l’on peut craindre que les effets des perturbations ne finissent par s’accumuler et devenir considérables. » Pour juger de l’importance de tous ces inconvénients, il ne faut pas oublier qu’on est exposé à les rencontrer dans toute la suite du calcul, si loin qu’on le pousse. On ignore, en s’arrêtant à un stade quelconque d’approximation, si l’on a réduit l’erreur au-dessous de la limite voulue, puisqu’on ne sait pas si les approximations suivantes n’introduiront pas des termes susceptibles de devenir très grands. On ignore donc, dans ces conditions, si les approximations « convergent », c’est-à-dire serrent de plus en plus le résultat cherché à mesure qu’on les pousse plus loin ou, au contraire, divergent de manière à ne donner que des résultats sans valeur. Tout ceci a, bien entendu, sa répercussion sur la question de la stabilité. Poincaré, dans l’article cité tout à l’heure, rappelle combien de fois cette question a été « résolue », sans, pour cela, jamais cesser en réalité d’appeler de nouvelles recherches. C’est que le problème des n corps est, en vertu des remarques précédentes, un des « moins résolus » qui soient : avec les progrès accomplis dans sa solution évolue, en quelque sorte, la réponse qu’on peut essayer de donner à la question de la stabilité. En première approximation, Lagrange et Laplace montrèrent qu’il ne s’introduisait pas de termes séculaires, ce qui signifie que la valeur moyenne dont il a été question plus haut n’éprouve que des changements extrêmement « lents, comme si la force qui les produisait était non plus mille fois, mais un million de fois plus petite que l’attraction solaire ». Plus tard, Poisson étendit un résultat analogue à la seconde approximation. Autrement dit, « il montra que ces changements se réduisaient encore à des oscillations périodiques, autour d’une valeur moyenne qui n’éprouvait que des variations mille fois plus lentes encore ». Ceci constitue une sorte de présomption en faveur de la stabilité, mais une simple présomption, puisqu’on ignore l’effet des approximations suivantes. Aussi, au {{s|XIX}}, des développements en séries de forme nouvelle ont-ils été proposés pour exprimer les éléments des orbites planétaires. Ils ont pour but de diriger le calcul de manière à ne jamais introduire que des termes périodiques. La première difficulté de la question (celle qui provient des termes séculaires), est ainsi évitée. Mais la seconde — celle des petits diviseurs — subsiste ; et, par conséquent une question préjudicielle se pose : les séries ainsi obtenues — celles de Lindstedt, par exemple, dont les relations avec les recherches de Poincaré sont, nous allons le voir, particulièrement étroites — convergent-elles ? Faute de quoi, strictement parlant, elles n’ont aucun sens. Cette question restait douteuse. Jusqu’à Poincaré, on était persuadé que sa solution dans le sens de l’affirmative démontrait la stabilité en question. On était même tenté de présumer celle-ci de par l’existence seule de séries telles que celles de Lindstedt. En d’autres termes, si, grâce aux « petits diviseurs », les développements en séries, formés pour rendre compte des mouvements des corps célestes sont divergents, on tendait à croire qu’ils pouvaient cependant fournir sur certaines propriétés des solutions — particulièrement sur les propriétés qualitatives — les indications qu’on en déduirait en toute rigueur s’ils étaient convergents. Ici encore, Poincaré montra qu’il n’en était rien, et que les défectuosités des méthodes précédentes ne sont pas fortuites et tiennent à la nature même des choses. Mais c’est ce que nous ne pouvons préciser, car tout se tient dans cette admirable série de découvertes, sans avoir parlé des.résultats positifs. L’un d’eux, la notion des invariants intégraux, vient rendre des services sinon égaux, du moins analogues à ceux qu’auraient pu fournir ces intégrales uniformes à la poursuite desquelles la Mécanique céleste doit renoncer. Comme elles, il fournit des quantités qui restent constantes pendant tout le cours du mouvement, seule propriété qui permette d’établir des relations directes entre des phases éloignées de celui-ci. Seulement, cette fois encore, il s’agit, non d’une courbe intégrale unique, mais de la considération simultanée des différentes courbes intégrales et des relations qu’elles ont entre elles. C’est ce que nous ferons comprendre à l’aide du dernier exemple invoqué précédemment. Représentons-nous, cette fois, notre système d’équations différentielles comme définissant le mouvement d’une molécule fluide. Au lieu de considérer une seule trajectoire, c’est-à-dire le mouvement d’une molécule unique et déterminée, on considérera toutes les molécules qui, à un instant déterminé t, remplissent un volume déterminé V de l’espace. Si maintenant on envisage les nouvelles positions de ces mêmes molécules à un instant ultérieur T, celles-ci rempliront un nouveau volume, lequel sera visiblement, quel que soit T, équivalent à l’ancien. Or, les choses se passent exactement de même pour les équations de la Dynamique, à ceci près que V désigne alors un volume tracé dans l’espace à un plus grand nombre de dimensions, pour le problème des n corps. Ce volume V reste encore constant lorsque le temps varie : c’est, dans la terminologie de Poincaré, un invariant intégral. Ainsi qu’il a été reconnu ensuite, cette belle découverte est déjà ancienne : on doit la faire remonter à Liouville. Mais lors de sa première apparition, elle était passée inaperçue. Elle avait même — tant son rôle est essentiel dans la Dynamique générale — été retrouvée une première fois (1871) par Boltzmann qui ignorait le résultat de Liouville comme Poincaré a ignoré l’un et l’autre ; elle est aujourd’hui à la base de toutes les théories cinétiques. Mais à ce premier invariant intégral, Poincaré en joindra toute une série d’autres dont il indiquera les relavions avec le premier. Le volume, tel qu’il vient d’être considéré, se présente plutôt comme le dernier terme d’une suite d’expressions possédant toutes la même propriété d’invariance. L’exposé de M.{{lié}}Volterra aura déjà appris au lecteur l’importance qu’ont prise, avec Poincaré, les solutions périodiques des équations de la Dynamique, autrement dit des solutions qui sont figurées géométriquement par.des courbes fermées. On peut caractériser le rôle de ces solutions périodiques en disant qu’il est analogue, jusqu’à un certain point, à celui des points singuliers dont nous avons parlé plus haut, mais dans des conditions infiniment plus étendues et plus instructives pour nous. Nous ne saurions faire comprendre ici toute la puissance de cette analogie. Contentons-nous d’indiquer comment Poincaré la constate dès le dernier Mémoire sur les courbes définies par les équations différentielles et, grâce à elle, transporte en second ordre les résultats qu’il avait obtenus dans l’étude du premier. Soit une solution périodique d’un système du second ordre, c’est-à-dire, géométriquement parlant, une courbe fermée dans l’espace (il s’agit, cette fois, de l’espace ordinaire). En un point P de cette courbe, disposons une très petite cible de centre P que la courbe traverse en la perçant perpendiculairement en ce point. Un mobile qui parcourrait indéfiniment la courbe traverserait un nombre infini de fois la cible, toujours au même point P. Considérons maintenant une autre solution du même système différentiel, très peu différente de la première. Si les deux solutions sont suffisamment voisines, on aura ainsi une seconde courbe C’qui percera également la cible à un nombre infini ou, en tout cas, très grand de reprises, mais cette fois, en des points, en général, différents les uns des autres. Il pourra arriver que ces « points d’impact » successifs (puisque c’est ainsi qu’on nomme, en langage technique, les points d’arrivée des projectiles sur une cible) aillent en se rapprochant indéfiniment du centre P, ou, au contraire, qu’ils s’en éloignent progressivement jusqu’à sortir de la cible, ou commencent par se rapprocher du centre pour s’en éloigner avant de l’avoir atteint. Ils pourront même s’en approcher ou s’en éloigner en spirale (c’est-à-dire en tournant en même temps autour de ce point) ; ou enfin, quoique exceptionnellement, en faire le tour sans, finalement, s’en rapprocher ni s’en éloigner. Si maintenant on joint chacun de ces points au suivant, on obtient une ligne dont la forme rappelle d’une manière frappante et inattendue celles des courbes intégrales d’une équation du premier ordre au voisinage d’un point singulier. Poincaré met d’ailleurs en évidence la raison de ce parallélisme. Elle doit être cherchée dans l’étroite parenté qui existe entre l’étude des équations différentielles et celles, beaucoup moins avancées, des équations dites « aux différences finies ». Nous avons déjà dit que, à plusieurs reprises, Poincaré éclaira, par le même rapprochement, cette dernière question. La figure ainsi obtenue suffit à nous faire connaître la disposition des arcs successifs de la seconde courbe intégrale C’. Chacun de ses points nous renseigne sur l’arc qui passe en ce point, car tous ces arcs, de part et d’autre de la cible (au moins tant qu’on n’est pas trop loin de celle-ci) cheminent plus ou moins parallèlement les uns aux autres et à la courbe primitive. Dans le cas où les « points d’impact » successifs vont en se rapprochant indéfiniment du centre, Poincaré obtient ainsi les solutions asymptotiques, dont ce que nous avons dit sur les cycles limites dans les équations du premier ordre et du premier degré fait concevoir dans une certaine mesure la disposition et qui sont une importante conquête de la Mécanique analytique. Comme il arrivait au voisinage des cycles limites, les courbes qui représentent ces solutions asymptotiques suivent la courbe fermée qui sert de point de départ, en s’en rapprochant de plus en plus, mais sans jamais la rejoindre exactement. Bien entendu, il ne faut pas oublier que notre système du second ordre est encore une image simplifiée des équations différentielles du problème des n corps (lesquelles constituent un système d’ordre 6n définissant des courbes dans l’espace à 6n dimensions et non plus dans l’espace ordinaire). Il reste donc à obtenir également les solutions asymptotiques pour les systèmes d’ordre supérieur, et même, dans cette généralisation, des difficultés d’une nature nouvelle apparaissent. Mais Poincaré avait, dès son premier ouvrage, fourni à l’analyse les moyens qui devaient permettre de surmonter ces difficultés, de sorte qu’il put établir l’existence des solutions asymptotiques dans le cas général. Ce sont des résultats de cet ordre qui expliquent comment, pour reprendre l’expression même de Poincaré, les solutions périodiques se sont montrées « la seule brèche par où nous puissions essayer de pénétrer dans une place jusqu’ici réputée inabordable » : Elles servent, non seulement en elles-mêmes, mais aussi et surtout comme intermédiaires permettant d’arriver aux autres solutions. Entre autres conséquences, on obtient ainsi les résultats qualitatifs auxquels nous faisions allusion et qui montrent l’impossibilité d’intégrer au sens classique du mot. L’existence même des solutions asymptotiques est déjà du nombre. Mais plus topique encore est l’exemple des solutions doublement asymptotiques, dont la mise en évidence a été l’une des grandes difficultés qu’ait surmontées Poincaré sur ce sujet. Considérons une solution représentée par une courbe C’ asymptotique à la courbe fermée C, et suivons la courbe C’, dans le sens inverse de celui que nous avions adopté jusque-là. Nous la verrons commencer par s’écarter de C, puisque tout à l’heure, elle s’en rapprochait constamment. Mais dans certains cas, il se peut qu’après s’en être ainsi éloignée, elle tende à y revenir et à être, — lorsqu’on la suit dans notre nouveau sens, — également asymptotique à la même courbe C. C’est surtout dans les systèmes différentiels d’ordre supérieur, dont les solutions sont représentées par des courbes tracées dans les espaces à un grand nombre de dimensions, que ces solutions doublement asymptotiques peuvent se présenter. Poincaré a établi, — par des méthodes très délicates, nous l’avons dit, — qu’elles se rencontrent effectivement pour le cas de la Mécanique céleste et dès le problème des trois corps. Mais elles s’y montrent avec des caractères très singuliers. Soit une solution périodique C, à laquelle sont doublement asymptotiques les solutions C’, C «… Ces solutions représentent des mouvements : le double asymptotisme signifie donc que les courbes C’, C »…, étaient, à une époque très reculée.dans le passé, très près de C, et que (après s’en être sensiblement écartées), elles se retrouveront également très près de C, dans un avenir très lointain. Dans le premier cas, elles étaient sur une certaine surface S, passant par C ; dans le second, elles seront sur une seconde surface analogue S’. Mais l’ordre dans lequel elles se succèdent sur S’pourra être tout différent de celui dans lequel elles se succédaient sur S. « Ce fait, pour peu qu’on prenne la peine d’y réfléchir, semblera une preuve éclatante de la complexité du problème des trois corps et de l’impossibilité de le résoudre avec les instruments usuels de l’Analyse. » Etant donnée cette importance des solutions périodiques, on ne s’étonnera pas que Poincaré en ait attribué une très grande à leur obtention. Non seulement à maint endroit des Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste, ce problème d’une extrême difficulté, — même lorsqu’on le simplifie en admettant que les conditions où l’on opère sont très voisines de celles dans lesquelles l’intégration est connue — est traité et résolu dans une foule de cas, mais Poincaré le reprend sous une autre forme, dix ans plus tard, dans un mémoire des Transactions de la Société mathématique américaine. C’est à ce même problème enfin, et cette fois, sous sa forme la plus difficile, qu’est allée l’une des dernières méditations de sa vie, celle qui a douloureusement ému tous ses admirateurs par le triste pressentiment qui s’y trouve exprimé : je veux parler du Mémoire des Rendiconti del Circolo matematico di Palermo écrit peu de mois avant sa mort. Par une méthode de forme toute nouvelle, il montre que tout se ramène à un théorème de géométrie relatif aux transformations des figures planes et que, par conséquent, la démonstration de ce théorème équivaudrait à la résolution de la question posée, au moins dans le premier cas que l’on soit conduit à aborder. Cette démonstration, que Poincaré s’excusait de ne pouvoir fournir, fut donnée, peu de mois après sa mort, par un géomètre américain, M.{{lié}}Birkhoff, de sorte que les résultats qu’il énonçait à titre hypothétique sont définitivement acquis aujourd’hui. Invariants intégraux, solutions périodiques, solutions asymptotiques, sont les matériaux dont sont tissées les Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste. Nous ne saurions, sans entrer dans des détails techniques, parler ici des relations établies entre eux dans cet ouvrage ni de l’usage qui en est fait. Essayons seulement le concevoir comment ces considérations peuvent être appliquées aux questions générales mentionnées plus haut et, en particulier, à la stabilité. C’est encore en étudiant une courbe intégrale fermée C que, dans le quatrième Mémoire sur les courbes définies par les équations différentielles, Poincaré aborde ces questions ; elles interviennent à propos de la dernière des hypothèses que nous envisagions tout à l’heure relativement à la disposition des arcs successifs d’une même courbe intégrale C’ voisine de C : à savoir, celle où leurs « points d’impact » se disposent en rond ou en ovale autour du centre, sans tendre, en fin de compte, à s’en rapprocher ou à s’en éloigner. Dans ce cas, C peut être enfermée dans un tube annulaire de même qu’une circonférence peut être considérée comme située à l’intérieur d’un tore creux tel qu’une infinité de courbes intégrales C’soient entièrement situées sur la surface de ce tube : et cela même est possible d’une infinité de façons, car le tube peut être pris plus ou moins fin, et aussi fin qu’on le veut d’ailleurs. Une telle disposition peut assurément exister ; mais, dans le cas d’un système différentiel quelconque, il est impossible de la reconnaître par un nombre fini d’opérations. Poincaré montre, en effet, qu’elle exige, pour être réalisée, une infinité de conditions (faute de l’une desquelles, après une circulation autour du centre, les points successifs se placeraient non sur le même ovale que les premiers d’entre eux, mais en dedans ou en dehors de cet ovale), et il est, par conséquent, impossible de s’assurer directement que toutes sont vérifiées. Par contre, il en est autrement pour les équations de la Dynamique, et cela grâce aux invariants intégraux. Du. moment qu’il existe un invariant intégral, point n’est besoin d’un calcul direct pour vérifier les conditions en question : on est, a, priori, sûr qu’elles sont remplies. Or, le calcul ainsi dirigé n’est autre que celui par lequel on forme les séries de Lindstedt ; et les conditions dont il s’agit ne sont autres que celles qui, dans cette formation, permettent de faire disparaître les termes séculaires. C’est, au fond, de l’existence des invariants intégraux que résulte, par conséquent, la possibilité d’écrire ces séries, possibilité qui est d’ailleurs établie en s’affranchissant des hypothèses restrictives de Lindstedt lui-même. L’existence de nos surfaces tubulaires est-elle donc démontrée ? Nullement : les calculs précédents ne suffisent pas plus à l’établir que les séries de Lindstedt ne suffisent à décider la question fondamentale de stabilité : pour les unes comme pour les autres, la convergence reste douteuse au premier abord. Poincaré va constater que les séries de Lindstedt sont divergentes ; mais il y a plus — et cette paradoxale découverte qui a bouleversé les conceptions des astronomes remonte aux premières années de son labeur. — il a montré précédemment que la convergence même de séries de cette nature ne pet mettrait pas, à elle seule, d’affirmer la conclusion demandée. L’existence des séries en question ne peut pas même être regardée, en l’espèce, comme une présomption ; et la preuve, c’est que, dans les cas directement étudiés par Poincaré, la conclusion dont il s’agit est fausse. Tout en semblant vérifiée pendant tout le cours des approximations, elle tombe en défaut lorsqu’on passe au résultat exact. Dans le problème particulier dont nous nous occupons en ce moment, non seulement le développement en série ne suffit pas à démontrer l’existence des surfaces tubulaires, mais, sur certains cas de cette nature, Poincaré montre qu’en fait ces surfaces n’existent pas toujours et que plusieurs dispositions très différentes sont possibles. On voit alors « à quel point les difficultés que l’on rencontre en mécanique céleste, par suite des petits diviseurs et de la quasi-commensurabilité des moyens mouvements, tiennent à la nature même des choses et ne peuvent être tournées. Il est extrêmement probable qu’on les retrouvera, quelle que soit la méthode que l’on emploie ». Disons tout de suite, d’ailleurs, qu’ici les conclusions de Poincaré ne furent pas purement négatives. S’il constate la divergence des séries en question c’est lui qui a montré pourquoi elles peuvent être néanmoins utiles et dans quelles conditions on pouvait en faire un usage légitime : pourquoi, autrement dit, tout en étant incapables de fournir une approximation indéfinie, mème si on les poursuivait indéfiniment, elles permettent néanmoins, les masses perturbatrices étant petites, de pousser cette approximation jusqu’à un certain point, heureusement suffisant en pratique. Mais en ce qui regarde le problème de la stabilité, il résulte de la discussion précédente, et aussi du Mémoire sur le problème des trois corps la question est reprise, sous une autre forme, pour le cas général, que les séries de Lindstedt, comme toutes les méthodes proposées jusque-là dans le même but, sont sans valeur. Ce sont les invariants intégraux qui ont permis à Poincaré d’élucider, dans des cas relativement étendus, le problème de la stabilité des trajectoires, c’est-à-dire celui qui correspond, pour un système dynamique quelconque, le problème analogue à celui de la stabilité du système solaire. Il constate tout d’abord que la stabilité a un sens différent chez Laplace qui a démontré cette stabilité en première approximation du second ordre. C’est la stabilité au sens de Poisson (moins précis que celui de Laplace) que, dans une catégorie étendue de mouvements (laquelle toutefois n’embrasse pas notre système solaire), il a pu démontrer d’une manière rigoureuse et non plus approximative. Par contre, son résultat a une signification toute différente de ceux qui avaient été obtenus antérieurement. Il ne concerne pas toutes les trajectoires sans exception, mais seulement à des trajectoires exceptionnelles près. Les mots « trajectoires exceptionnelles » doivent s’interpréter, ici, à l’aide du Calcul des probabilités : ils veulent dire que, une trajectoire étant prise au hasard, la probabilité pour qu’elle soit une de celles qui mettent en défaut le théorème est infiniment petite (et non pas seulement très petite). Autrement dit, il n’est pas absolument certain qu’une trajectoire arbitraire possède la stabilité à la Poisson, mais il y a infiniment peu de chances qu’il en soit autrement. Poincaré fut ainsi une première fois amené par la Dynamique à faire intervenir le Calcul des probabilités. Celui-ci devait, par la suite, tenir une place importante dans son œuvre. C’est le développement des théories moléculaires qui a imprimé au génie de Poincaré cette orientation. En même temps que les théories en question faisaient, comme nous l’avons dit, passer au second plan (du moins pendant une première phase du calcul) les équations aux dérivées partielles, au profit des équations différentielles ordinaires, elles avaient aussi pour effet de baser toutes les déductions sur le Calcul des probabilités. La substitution des équations différentielles ordinaires aux équations aux dérivées partielles tendait évidemment à rapprocher les méthodes de la Physique mathématique de celles qui viennent de nous occuper, c’est-à-dire de celles de la Mécanique céleste. Grâce aux recherches ci-dessus mentionnées de Poincaré, on voit que l’introduction du Calcul des probabilités se trouvait agir dans le mème sens. C’est notons-le, sous la même forme que le Calcul des probabilités intervenait de part et d’autre. Nous avons vu précédemment que lé principe fondamental, à savoir l’existence de l’invariant intégral le plus usuel, est commun aux théories moléculaires et à la Dynamique de Poincaré. Ce rapprochement entre les méthodes, Poincaré le retrouve d’une manière remarquable dans les résultats. Ce n’est pas un des traits les moins curieux du mouvement scientifique au {{s|XX}} que cette similitude constatée entre l’étude de molécules dont il entre des millions de millions dans un millimètre cube et celle d’astres séparés par des distances que la lumière met des milliers d’années à franchir., celles-là étant considérées pendant quelques milliardièmes de seconde et ceux-ci pendant des millions de siècles. Un astrologue du moyen âge y aurait sans doute vu un bel exemple de l’identité du microcosme et du mégacosme. Nous y voyons simplement un exemple, après beaucoup d’autres, des ressemblances que peuvent offrir les phénomènes les plus éloignés les uns des autres, lorsqu’ils sont régis par les mêmes équations. Ce sont, tout d’abord, nos connaissances sur le mouvement des planètes qui nous ont aidés à comprendre la vie des molécules. Mais l’inverse s’est produit lorsque, d’un unique système planétaire tel que le nôtre, on a voulu passe]passer à la foule de ceux qui composent le monde stellaire, même limité à notre voie lactée. C’est Lord Kelvin qui émit pour la première fois une idée de ce genre ; mais c’est Poincaré qui montra tout ce qu’elle est capable de donner. Il suffit de parcourir son [[Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)|livre sur les Hypothèses Cosmogoniques]] pour voir combien de relations nous commençons à pénétrer, qui nous resteraient encore incompréhensibles, si nous n’avions à notre disposition les études statistiques — c’est l’expression consacrée — entreprise par les physiciens sur le perpétuel et inextricable grouillement des molécules. Ce livre fut un des derniers de son existence. Il était digne d’en marquer le couronnement. Nul ouvrage ne nécessitait plus et ne met mieux en évidence cette universalité, cette maîtrise simultanée des domaines les plus divers, qui est une des caractéristiques de son génie. Pour éclairer les propriétés des molécules par celles des nébuleuses et inversement, il fallait dominer à la fois les unes et les autres. Il fallait un successeur de Laplace, qui fût en même temps un successeur de ceux qui ont fondé les théories moléculaires, des Clausius et des Boltzmann, pour écrire les [[Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)|Leçons sur les hypothèses cosmogoniques]].
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