« Portraits littéraires, Tome III/M. de Rémusat » : différence entre les versions

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Garnier frères, libraires-éditeurs (IIIp. 308-318).

M. DE RÉMUSAT

(PASSÉ  ET  PRÉSENT,  MÉLANGES)


À voir ce que deviennent sous nos yeux certains personnages historiques célèbres, et comme tout cela se grossit et s’enlumine, se dénature ou (disent les habiles) se transfigure à l’usage de cette masse confuse et passablement crédule qu’on appelle la postérité, on se sent ramené, pour peu qu’on ait le sentiment du juste et du fin, à des sujets qui, en dehors des tumultueux concours, offrent à l’observation désintéressée un fond plus calme, un sérieux mouvement d’idées et le charme infini des nuances. Les nuances se confondent et s’évanouissent à mesure qu’on s’éloigne. Que reste-t-il alors de cet ensemble de particularités vraies qui distinguaient une physionomie vivante et qui la variaient dans un caractère unique, non méconnaissable ? A quelles chances une figure dite historique n’est-elle pas soumise, sitôt qu’échappant aux premiers témoins, elle passe aux mains des commentateurs subtils, des érudits sans jugement, ou, qui pis est, des tribuns et des charlatans de place, des rhéteurs et sophistes de toutes sortes qui trafiquent indifféremment de la parole ? Si nous-mêmes nous avons été témoins et que nous puissions comparer nos premières impressions sincères avec l’idole usurpatrice, le dégoût nous prend, et l’on se rejette plus que jamais vers le naturel et le réel, vers ce qui fait qu’on cause et qu’on ne déclame pas. On s’attache surtout à l’élite, à ce qui est apprécié de quelques-uns, des meilleurs, à ce qui nous fait sentir à sa source la vie de l’esprit. Heureux si on peut le rencontrer non loin de soi ! Il y a, sachons-le bien, dans chaque génération vivante quelque chose qui périt avec elle et qui ne se transmet pas. Les écrits ne rendent pas tout, et, des qu’on a affaire à des pensées délicates, le meilleur est encore ce qui s’envole et qui a oublié de se fixer. On sait qu’il y a des langues d’Orient dans lesquelles toute une portion vocale ne s’écrit point ; il en est ainsi de chaque littérature. Tout ce qui a vécu d’une vie sociale un peu compliquée a son esprit à soi, son génie léger, qui disparaît avec les groupes qu’il anime. Les successeurs sont tentés d’en tenir peu de compte, même quand ils s’en portent les héritiers. Lorsque vient le lendemain, on ramasse le fruit d’hier, mais on n’a pas eu la fleur ; et ce fruit même, on ne l’a pas vu, on ne l’a pas cueilli sur l’arbre dans son velouté et dans sa fraîcheur de duvet. Une fois à distance, on parle des choses en grand, c’est-à-dire le plus souvent en gros. Même lorsqu’on croit les savoir le mieux, on court risque de tomber dans des confusions qui feraient hausser les épaules à ceux dont on parle, s’ils revenaient au monde. Tel qui, dans le temps, n’aurait pas été admis à l’antichambre chez Mme  de La Fayette ou chez Mme  de Maintenon, est homme à célébrer intrépidement les élégances du grand siècle. Le xviiie siècle est depuis longtemps en proie à des amateurs et soi-disant connaisseurs qui n’ont pas l’air d’en distinguer les divers étages, de soupçonner ce qui, par exemple, sépare Dorat de Rulhière. L’à-peu-prés et le pèle-mêle se glissent partout. Cela fait souffrir. Mais quand il s’agit de morts déjà anciens, et dont la dépouille est à tout le monde, comment venir prétendre qu’on les possède mieux, qu’on a la tradition de leur manière et la clef de leur esprit, plutôt que le premier venu qui en parlera avec aplomb et d’un air de connaissance ? Avec les vivants du moins, on a des juges, des témoins de la ressemblance, un cercle rapproché qui peut dire si, au milieu de tout ce qu’on a sous-entendu ou peut-être omis, on a pourtant touché l’essentiel, et si l’on a saisi l’idée, l’air du personnage.

Aujourd’hui donc, en dépit de ce qu’il y a d’un peu plat où d’un peu gros dans les vogues du jour, consolons-nous avec un des hommes qui sont le plus faits pour intéresser et pour piquer la curiosité de ceux qui ont le plaisir d’être leurs contemporains ; car s’il a beaucoup écrit, il n’a publié qu’une moitié de ses œuvres et n’a livré qu’une des faces de son talent ; car, eût-il tout publié, il aurait encore plus d’idées qu’il n’en aurait produit dans ses livres. Il est le libre causeur par excellence ; il a de l’ancienne société le ton, le goût, les façons déliées, avec tous les principes (y compris les conséquences) de la nouvelle ; il a de bonne heure épousé et professé les doctrines généreuses de son temps, et il n’en a pris aucun lieu commun. À dix-huit ans il était le plus précoce et le plus formé des esprits sérieux, et il se retrouve le plus jeune à cinquante.

M. Charles de Rémusat est né à Paris sous le Directoire (14 mars 1797) ; ses parents tenaient à l’ancien régime par les manières, par les habitudes, mais sans aucun de ces liens de naissance ou de préjugé qui enchaînent. Nous avons dit et montré ailleurs quelle était sa mère[1]. Le jeune enfant grandit auprès d’elle dans une liberté aimable, dans une familiarité qui l’initiait aux réflexions de cette femme distinguée, sur laquelle il devait bientôt agir à son tour. Cette enfance heureuse se pourrait presque comparer à une promenade dans laquelle un très-jeune frère rejoint, à pas inégaux, sa sœur aînée qui lui fait signe et qui l’attend. Pour le jeune Rémusat, le salon précéda le collège. Il y entendait parler de bien des choses, surtout de littérature, de Corneille et de Racine, de Geoffroy et de Voltaire, des Grecs et des Romains, de tout ce dont on causait volontiers alors, après les excès de la Révolution, avant le réveil de 1814, à l’ombre du soleil de l’Empire, « à cette époque, nous dit-il, où l’on avait de l’esprit, mais où l’on ne pensait pas. »

Penser, en effet, c’est n’être jamais las, c’est recommencer toujours, et l’on avait horreur de rien recommencer. Après de telles secousses, la société tout entière fait comme un homme qui a éprouvé de grands malheurs et qui n’aspire plus qu’au repos, aux douceurs d’une vie commode, et, s’il se peut, agréablement amusée. Les plus délicats se rejettent sur les distractions de l’esprit ; mais du fond des choses, il en est question aussi peu que possible ; on craindrait de rouvrir l’abîme et d’y revoir les monstres.

Cette tiédeur d’opinion, cette paresse et presque cette peur de penser, du moment qu’il s’en rendit compte, devint une des antipathies du jeune homme et l’ennemi principal qu’il se plut tout d’abord à harceler. Ce fut comme le premier but de son sarcasme et de son dédain, dès que sa propre nature se déclara ; ce fut le jeu de ses premières armes. Depuis lors, et sous quelque forme qu’il l’ait retrouvée, il n’a cessé de guerroyer contre, de combattre cette lâche indifférence, et il ne lui fait pas plus de grâce sous sa lourde et matérielle enveloppe de 1847 que sous sa légèreté frivole de 1817. À l’élégance près, c’est bien la même à ses yeux ; et lorsque tant d’autres, et des plus vaillants, se sont lassés à la peine et ont renoncé dans l’intervalle, il semble avoir conservé contre elle sa jeune et chevaleresque ardeur. C’est que M. de Rémusat, par instinct comme par doctrine, croit que la stagnation est mortelle à la nature de l’homme ; il pense qu’elle corrompt autant qu’elle ennuie, et il prendrait volontiers pour sa devise cette parole du grand promoteur Lessing, laquelle peut se traduire ainsi : « Si l’Être tout-puissant, tenant dans une main la vérité, et de l’autre la recherche de la vérité, me disait : Choisis, je lui répondrais : Ô Tout-Puissant, garde pour toi la vérité, et laisse-moi la recherche de la vérité. » – Marcher vaillamment et toujours, dût-on même ne jamais arriver, c’est encore après tout une haute destination de l’homme[2].

Mais, si précoce que fût le jeune Rémusat, nous l’avons un peu devancé. Un jour il sort assez à contre-cœur du salon de sa mère, et le voilà qui entre au collége. Il fit d’excellentes études au Lycée Napoléon, sans pourtant obtenir plus de deux accessits au Concours. Durant la dernière année, en rhétorique, il avait eu d’assez grands succès en discours français pour être le candidat le plus désigné à la couronne universitaire ; mais les événements politiques de 1814 lui firent quitter le collége avant la fin de l’année. Ce fut un autre brillant élève de la même classe, M. Dumon, qui remporta le prix.

Tout en suivant ses études, le jeune homme, on le pense bien, ne s’y astreignait pas. Son esprit sortait du cadre et se jouait à droite et à gauche sur toutes sortes de sujets. Pourtant il était, durant ce temps-là, sous la direction spéciale d’un maître bien docte et de la bonne école, M. Victor Le Clerc. M. Le Clerc a composé, comme chacun sait, de savants ouvrages ; il en a fait de spirituels. M. de Rémusat peut en partie s’ajouter à ces derniers[3]. Sous ce régime d’une instruction forte qui laissait subsister l’élan naturel, il se développait sans contrainte ; tout en acquérant un solide fonds d’études, son esprit se tenait au-dessus et s’émancipait. Mais il a dû à cette nourriture première, si bien donnée et si bien reçue, son goût marqué pour les nobles sources de l’antiquité, sa connaissance approfondie de la plus belle et de la plus étendue des langues politiques, cet amour pour Cicéron qui est comme synonyme du pur amour des lettres elles-mêmes ; et, quelques années après (1821), il payait à M. Le Clerc sa dette classique, en traduisant pour la grande édition de l’Orateur romain le traité De Legibus. Une préface, non-seulement érudite, mais philosophique, d’un ordre élevé, y met en lumière les divers systèmes des anciens sur le principe du droit, et témoigne d’un esprit devenu maître en ces questions, et qui s’entend avec Chrysippe comme avec Kant.

Dès le collége une vocation chez lui s’était déclarée très-vive. Il faisait des vers, surtout des chansons. J’en ai parcouru tout un recueil manuscrit, duquel je ne me crois permis de rien détacher. Les premières remontent à 1812. Le jour qu’il a quinze ans, le jour qu’il en a dix-sept, il chante, il jette au vent son gai refrain à travers les grilles du lycée, dans les courts intervalles du tambour. Il parcourt sa vie passée et note déjà ce qu’il appelle ses âges. Sa jeune veine a, pour tous les événements qui l’émeuvent, des couplets très-naturels et très-aimables. Quelquefois c’est une épître à la Gresset qu’il adresse à sa mère du fond de sa pédantesque guérite ; il vient de lire la Chartreuse. Quelquefois c’est une romance plaintive qui s’échappe, ou bien quelque élégie inspirée par le sentiment, et qui me rappelle sans trop d’infériorité la belle pièce de Parny sur l’absence. Mais la forme habituelle et facile pour lui, celle à laquelle il revient de préférence et qui se présente d’elle-même, c’est la chanson. Plus tard, dans un article sur Béranger, il nous en a donné la théorie d’après nature. Dans cette page charmante, il n’a eu qu’à se ressouvenir et à nous raconter son propre secret :

« Mais qui mieux que l’auteur lui-même, nous dit-il, ressent cette harmonie mutuelle du langage et du chant ? Demandez-lui compte de son travail, à peine saura-t-il vous en faire le récit. Un jour, pourra-t-il vous dire, il se trouvait dans une disposition vague de rêverie et d’émotion, il éprouvait le besoin d’adoucir un chagrin ou de fixer un plaisir. Des sensations à peine commencées se pressaient en lui, des images informes et riantes passaient devant ses yeux. Peu à peu il s’anime davantage ; une image plus précise se retrace à lui, et il veut la saisir et la chanter. Ou bien c’est un sentiment qui se prononce et qui bientôt demande et inspire une expression poétique et musicale ; peut-être un air connu, dans un secret accord avec sa disposition présente, vient comme par hasard errer sur ses lèvres et lui dicte un refrain qui semble traduire la note par la parole ; parfois enfin quelques mots fortuitement rassemblés, qui représentent une image, qui forment un vers, lui viennent à l’esprit, et bientôt rappellent un air qui les relève et les anime. Alors la chanson commence ; on l’écrit presque sans la juger, avec peine ou facilité, mais toujours avec une sorte d’émotion, une certaine accélération dans le mouvement du sang, qui, tant qu’elle dure, fait l’illusion du talent et ressemble à la verve. Sûrement ici l’art et le bon sens, recommandés par Boileau même en chanson, jouent leur rôle, et surtout à présent que le style de ce petit poème doit être si travaillé et la composition si remplie. Mais, malgré le soin de l’élégance, de la propriété, de la rime, jamais le poète ne rentre complètement dans son sang-froid ; l’émotion première persiste ; l’air sans cesse fredonné, le refrain sans cesse redit, suffisent pour la soutenir, et la chanson, eût-elle coûté tout un jour de travail, semble toujours faite d’un seul jet. On ne sait quelle douceur s’attache à cette sorte de composition si frivole, si commune, si peu estimée. On rendrait mal cet oubli de toutes choses et de soi-même où elle jette un instant celui qui s’y livre, cette rêverie, ce trouble, cet abandon où l’âme, uniquement préoccupée d’une image, d’un sentiment, d’une sensation même, perd un moment le souvenir et la prévoyance, et se berce elle-même du chant qui lui échappe. Encore une fois on croirait qu’il y a dans la chanson quelque chose qui vient apparemment de la musique, et qui donne à un divertissement de l’esprit la vivacité d’un plaisir des sens. Peut-être l’imagination seule opére-t-elle ce prestige, l’imagination qui sait tout embellir, la douleur qu’elle adoucit, comme le plaisir qu’elle relève… »

Doué de la sorte et sentant comme il sentait, il était impossible qu’il contînt sa chanson aux simples sujets d’amour ou de table et à la camaraderie de collége[4] ; les intérêts de gloire, de patrie, les événements publics, devaient y retentir aussi, et, en un mot, lui qui chantait depuis 1812, devait naturellement, inévitablement, entrevoir et pressentir dans ses refrains les mêmes horizons que découvrait vers le même temps Béranger. C’est en effet ce qui arriva. Sa chanson adolescente était en train de se transformer, d’enhardir son aile, quand la publication du premier recueil de Béranger, à la fin de 1815, vint faire une révolution dans l’art et dans son esprit : « Je ne crois pas, nous dit M. de Rémusat, qu’aucun ouvrage d’esprit m’ait causé une émotion plus vive que la chanson Rassurez-vous, ma mie, ou Plus de politique. » De lui-même il en avait fait une à cette époque, dans le même sentiment, intitulée Dernière Chanson, ou le 20 novembre (1815)[5]. Une autre intitulée le Vaudeville politique, et dans laquelle il retrace toute l’histoire du noël satirique en France, montre à quel point il comprit dès le premier jour le rôle de la chanson représentative.

Cette émotion qu’éprouvait le jeune homme, ce premier tressaillement qui, dans une pensée depuis si sérieuse et si diversement remplie, a laissé une trace si vive, qu’était-ce donc ? C’était surprise et joie de voir réalisée à l’improviste une forme de ce qu’il avait lui-même plus confusément rêvé, c’était de rencontrer sous cette forme légère un idéal déjà à demi connu. Chaque fois qu’un génie favorisé trouve ainsi à point une de ces inspirations fécondes qui doivent pénétrer et remuer une époque, il arrive d’ordinaire, qu’au début plus d’un esprit distingué se reconnaît en lui, et s’écrie, et le salue aussitôt comme un frère aîné qui ouvre à ses puînés l’héritage. Ce génie heureux ne fait qu’achever le premier et devancer avec éclat ce que plusieurs autres cherchaient tout bas et soupçonnaient à leur manière. De quelque nouveau monde qu’il s’agisse, petit ou grand, quand le Christophe Colomb le découvre, bien d’autres étaient déjà en voie de le chercher. Ainsi Béranger, ainsi Lamartine, dans les œuvres premières qui, seules encore, quoi qu’ils fassent, resteront l’honneur original de leur nom, apparurent comme l’organe soudain et comme la voix d’un grand nombre qui crurent tout aussitôt reconnaître et qui applaudirent en eux des échos redoublés de leurs propres cœurs. Tout concert unanime est à ce prix. Cette explication que je crois vraie, si elle intéresse jusqu’à un certain point les admirateurs dans la gloire du poète admiré, n’ôte pourtant rien, ce me semble, à la beauté du sentiment, et elle ramène le génie humain à ce qu’il devrait être toujours, à une condition de fraternité généreuse et de partage.

J’ai cru devoir insister sur ce premier coin de l’esprit de M. de Rémusat. Chacun plus ou moins a son défaut qu’il avoue et son défaut qu’il cache, et ce dernier le plus souvent n’est pas le moindre. Chez quelques-uns, il en est ainsi des talents : on a son talent public, avoué, et son talent confidentiel, intime, lequel, chez les gens d’esprit, n’est jamais le moins piquant, ni surtout le moins naturel. Ceux qui n’ont connu de M. de Lally-Tolendal que ses plaidoyers pathétiques et ses effusions oratoires, et qui n’ont pas entendu ses délicieux pots-pourris tout pétillants de gaieté, n’ont vu que le personnage et n’ont pas su tout l’homme. L’esprit de M. de Rémusat se manifeste sans doute avec bien de la diversité dans ses écrits présentement publiés ; on l’apprécie tout à la fois comme critique, comme philosophe, comme moraliste non moins élevé qu’exquis et pénétrant ; mais il y a autre chose encore, il y a en lui un certain artiste rentré qui n’a pas osé ou daigné se produire, ou plutôt il n’y a rien de rentré, car il s’est, de tout temps, passé toutes ses fantaisies d’imagination, il s’est accordé toutes ses veines. Seulement il n’a pas mis le public dans sa confidence ; il a fait avec ses bonnes fortunes littéraires comme l’élégiaque conseille de faire en des rencontres plus tendres :

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu ;
il a été discret et heureux avec mystère, ou du moins il n’a laissé courir et s’ébattre ces enfants de son plaisir que dans un petit nombre de cercles enviés qui en ont joui avec lui. Les anciens avaient de ces propos charmants qui ne se tenaient qu’à la fin des banquets, entre soi, sub rosa, comme ils disaient, et qui ne se répétaient pas au dehors. Une partie du talent de M. de Rémusat ne s’est ainsi produite, en quelque sorte, que sous la rose. Voilà une manière d’épicuréisme qu’il faut dénoncer. Il en est résulté que ceux à qui un heureux hasard n’a pas fait entendre quelqu’une de ses jolies chansons, par exemple le Guide, le Néophyte doctrinaire ; – que ceux surtout qui n’ont pas assisté aux lectures de sa pièce d’Abélard, où cette vivacité première se retrouve, associée à de hautes pensées, à de la passion profonde et à un puissant intérêt dramatique, ne le connaissent pas encore tout entier. Nous tâchons ici, sans indiscrétion, de trahir une partie de ce qui se dérobe, et de hâter l’heure où ce rare esprit se verra forcé de se livrer à tous dans tout son talent.

Le jeune Rémusat était encore au collège qu’une autre vocation bien autrement grave, mais aussi irrésistible chez lui, se prononçait. Son goût semblait ne le porter d’abord que vers la littérature proprement dite, vers l’érudition grecque et latine ; l’histoire en particulier l’attirait peu. Il se plaisait à traduire pour s’exercer au style ; la forme le préoccupait plus que le fond, et il se sentait même une sorte de prévention contre la pensée et les systèmes. Mais tout d’un coup, étant en seconde, il entra un jour par curiosité dans la classe de philosophie. La philosophie formait alors un cours accessoire et facultatif pour les élèves de seconde et pour ceux de rhétorique. Un M. Fercoc, homme distingué, ami de M. de La Romiguière et resté plus condillacien que lui, y enseignait d’une manière attachante Locke et Condillac, avec un certain reflet moral et sentimental du Vicaire savoyard. Le jeune homme fut aussitôt saisi d’un attrait invincible ; il était venu par curiosité, il revint par amour, et se jeta à corps perdu dans cette source nouvelle de connaissances. Méthode, opinions, il embrassa tout avec ardeur. Il eut aussitôt du succès, et obtint, dès cette année, une mention de philosophie au Concours. C’est de cette époque, dit-il, qu’il commença à penser, à

  1. Voir l’article sur Mme  de Rémusat (Portraits de Femmes).
  2. Voir, pour les curieux, et comparer avec le mot de Lessing l’épigramme xxxiiie de Callimaque, et aussi ce que dit Pascal de la chasse et du lièvre : « On n’en voudrait pas s’il étoit offert. »
  3. Comme souvenir littéraire du temps de cette éducation, j’ai entre les mains une rare brochure, un petit poëme (Lysis) censé trouvé par un jeune Grec sous les ruines du Parthénon, et dont M. J. V. Le Clerc se donnait pour éditeur (chez Delalain, 1814). Ce poème est, en quelque sorte, dédié par l’épilogue à Mme  de Rémusat la mère : [Grec : theagar hê moi gelpis hêdei eureto].…C’est ainsi que les Ménage, les Boivin et les La Monnoyc avaient autrefois célébré Mme  de La Fayette ou Mme  d’Aguesseau.
  4. Bon nombre des plus anciens couplets de M. de Rémusat furent composés pour un diner de camarades de collége, auquel assistaient tous les mois MM. Victor Le Clerc, Naudet, Odilon Barrot, Germain, et Casimir Delavigne, M. Scribe à partir de 1817 ; etc, etc.
  5. Ce mois néfaste de novembre 1815 fut l’époque duprocès de Ney, du procès de Lavalette, du projet de loi sur les juridictions prévôtales présenté à la Chambre des députés par le duc de Feltre, du projet d’amnistie avec catégories proposé par M. de La Bourdonnaye. Le procès de M. de Lavalette commença le 20 novembre, et celui du maréchal Ney le 21. – Le refrain du jeune Rémusat était presque le même que celui de Béranger, par exemple :

    Mais comment offrir à nos belles
    Des cœurs flétris, des bras vaincus ?
    Nos chants seraient indignes d’elles :
    Français, je ne chanterai plus !

    Mais ici le refrain allait dans le sens direct du couplet. Le refrain de Béranger, au contraire, qui tombait presque dans les mêmes termes, allait en sens inverse du reste des paroles, et de ce contraste sortait l’amère ironie :

    Oui, ma mie, il faut vous croire,
    Faisons-nous d’obscurs loisirs :
    Sans plus songer à la gloire,
    Dormons au sein des plaisirs
    Sous une ligne ennemie
    Les Français sont abattus
     Rassurez-vous, ma mie
     Je n'en parlerai plus.