« Fleur des ondes/La Résignation » : différence entre les versions

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La Cie d’imprimerie Commerciale (p. 103-112).


VI

LA RÉSIGNATION


Revenu à la bourgade et n’y retrouvant pas les deux Français, Le Carcois, inquiet, s’attacha à leurs pistes. Il les rejoignit, et de loin, comme la Source assista, du haut d’un arbre, aux apprêts du supplice et à l’intervention de Fleur des Ondes.

Continuant sa poursuite jusqu’à la grotte, il guetta par la fenêtre, tandis que la jalouse amante épiait derrière la porte. Au moment où elle tomba inanimée, il s’élança à son secours, l’enleva prestement dans ses bras et s’enfonça dans les bois.

Le jeune chef se reprochait maintenant de n’être pas intervenu : « Je pouvais prévenir ce malheur, pensait-il ; mon devoir était de persuader à ma sœur de retourner dans notre pays, puisque nos amis ne couraient plus de danger. Je savais bien que la Source était amoureuse, et j’aurais dû deviner, en mesurant sa souffrance à la mienne, qu’elle était trop violente pour une faible enfant ».

Il avait de cuisants remords en s’avouant qu’au fond de sa pensée, un éclair de joie avait lui, à l’idée que le cœur de La Source — enfin détrompé à la vue d’une rivale préférée — se tournerait vers lui sans partage.

Il marcha quelque temps, l’oreille au guet ; puis sentant toujours la jeune fille immobile sur son épaule, il la déposa à terre et tenta de la ranimer. Hélas ! il avait peu de moyens dans cette solitude, au milieu de la nuit.

Agenouillé auprès du corps inerte, regardant désespérément autour de lui, il aperçut à une faible distance, un bosquet de sapin, et s’élança de ce côté, se retournant à chaque pas, comme s’il eût craint qu’on profitât de ce court moment pour lui enlever le cher trésor sur lequel il s’était imposé la tâche de veiller. Saisissant son poignard, il détacha une ampoule de sève puis revenu auprès de la Source, il entrouvrit sa robe, rapprocha les lèvres de la blessure, et y appliqua une épaisse couche de gomme liquide sur laquelle il pressa une poignée de mousse. Le pansement arrêta l’hémorragie. Comme le brave garçon était occupé à cette pieuse besogne, une ombre glissa derrière lui. Le Carcois se retourna aussitôt en mettant la main à sa hache ; mais, ne voyant qu’une pauvre vieille qui portait une charge d’herbes, il se calma.

La pauvresse demanda simplement en regardant le jeune homme : « C’est ta femme » ?

— « Non, fit-il d’un signe ».

— « Ta sœur ».

— « Non, répondit-il encore ». — « Ah ! je comprends, » reprit la vieille en montrant du doigt la tache sombre qui étoilait le sein nu : « le jeune guerrier aimait cette enfant, mais elle a repoussé sa tendresse… et il n’a pas voulu qu’elle fût à un autre » !

— « Ah que dis tu ? insensée ! Non ! je ne suis pas assez infâme pour assassiner la belle que j’aime. Oui ! je l’aime, je la voyais avec tristesse sourire au visage pâle qui n’a pas deviné la folie de la pauvre petite… Mais pour son bonheur, je me serais plutôt livré à mes ennemis. Tu n’as donc jamais aimé, ô toi qui dis de si horribles choses ? »

La vieille posa la main sur sa poitrine : — « Le miroir du lac ne reflète pas plus fidèlement la face du ciel, que mon cœur n’a gardé le souvenir de celui qui fit éclore en moi la fleur d’amour ! »

Puis, désignant la malade ;

— « Elle vit encore, mais hâtons-nous ! Emporte-la dans ma cabane, non loin d’ici ; je la ranimerai avec la plante de marais ».

Le Carcois reprit son fardeau, et doucement, en évitant toute secousse, se remit en marche.

Après quelques instants, il entrait à la suite de son guide dans une misérable hutte, et déposa La Source sur le sol, lui appuyant la tête sur son genou et la soutenant avec précaution. En peu de temps, grâce aux soins qu’on lui prodigua, la blessée ouvrit les yeux. Elle reconnut son ami, lui sourit, et dit faiblement : — « Tu m’as suivie ; tu as voulu me sauver ?… Tu es bon autant que brave. Ah ! ajouta-t-elle avec un soupir, c’est à ton cœur vaillant que la faible liane aurait dû se suspendre… Mais il est trop tard maintenant… je meurs ! »

L’intrépide guerrier avait peine à retenir ses larmes, devant cette enfant qui agonisait.

Après un silence, La Source demanda : « Emporte-moi au milieu des miens, quand je ne serai plus ! Je veux reposer dans mon pays. Que mon père me revoie encore une fois !… Il n’aura plus d’enfant ; tu seras son fils… console-le, protège-le dans sa vieillesse… Peut-être le reverras-tu, lui aussi, le visage pâle : tu lui demanderas de me pardonner, afin que je puisse, sans entrave, m’en aller au pays de la félicité où je t’attendrai. Oh ! comme je l’ai haï, quand j’ai découvert sa perfidie ! Je l’ai détesté de toute ma fierté humiliée, pour ce que tu as souffert de ma folie, toi le plus dévoué des amis ».

— « Il te pardonnera, dit Le Carcois avec conviction ».

— « Oh ! mon ami, c’est au moment de te quitter que j’apprécie dans toute son étendue le malheur de te perdre. Un éblouissement passager a pu détourner de toi ma pensée, mais mon cœur t’est resté fidèle par tous les souvenirs de notre jeunesse  ».

Sa voix faiblissait. Après une pause, elle reprit avec beaucoup de peine :

« L’enfant ne s’arrache-t-il pas aux caresses de sa mère, pour courir après un papillon qui passe ?… Cette fois, l’enfant s’est tué en courant ! »

Le Carcois la tenait toujours embrassée ; il écoutait en étouffant ses sanglots.

La Source ne parlait plus. Le jeune homme abaissa doucement son bras qui soutenait la tête adorée, afin de faire tomber d’aplomb sur elle la lumière du bûcher : les grands yeux fixes semblaient le regarder encore, des mystérieuses profondeurs de l’au delà, et les lèvres, entrouvertes pour l’aveu suprême, ne s’étaient pas refermées.

Debout à quelques pas, la vieille femme contemplait le groupe douloureux.

L’Iroquois se tourna de son côté, et dit simplement : « Elle est morte ! »

Lentement, avec soin, comme si elle eût pu ressentir encore quelque souffrance, il l’étendit par terre. Se redressant il promena son regard attentivement par toute la cabane.

La bonne femme comprit sa muette requête et lui montra du geste une longue traîne appuyée au mur ; puis elle alla prendre, dans un autre coin, une large peau d’ours qui constituait tout le luxe et le confort de son gîte, et l’étendit à côté du cadavre.

Le Carcois examina le toboggan, rattacha une tringle qui n’était pas solide, et le porta dehors. Du même pas tranquille, toujours silencieux, il revint auprès de la trépassée qu’il enveloppa dans la fourrure.

Sans hésitation et sans étonnement, il acceptait l’offrande de la pauvre vieille, parce que son âme simple et généreuse trouvait tout naturel l’hommage de ce désintéressement à une morte inconnue.

Après avoir assujetti l’épais linceul avec des lanières d’écorce, il lia la dépouille sur le toboggan, s’attela dans les bricoles, et s’enfonça dans la nuit.

C’était un rude voyage, qu’entreprenait le malheureux.

La neige fondante et le sol amolli, rendaient la marche pénible ; mais il allait rapidement, courbé en avant, écartant à deux mains les rameaux qui encombraient le sentier. De temps à autre, il s’arrêtait pour s’orienter, observait le ciel, puis cherchait aux branches les marques qu’il avait faites pour reconnaître son chemin. À deux ou trois reprises, il s’alongea sur le sol en y posant longuement l’oreille, afin de s’assurer que personne n’était sur ses traces.

La traîne glissait avec un bruissement frôleur. Quelquefois, en passant sur une branche sèche ou un caillou, les planches frêles grinçaient en déviant un peu. Le Carcois sentait alors dans sa chair un frémissement, et croyait entendre une plainte de la bouche à jamais muette. Il se retournait, tirait à deux mains sur les courroies afin de remettre le fardeau dans le bon chemin, puis il repartait hâtivement. Malgré la fraîcheur de la nuit, des gouttes de sueur perlaient au front du sauvage. Peut-être aussi s’y mêlait-il des larmes !

Le printemps n’avait pas achevé la toilette de la nature ; de place en place, sur le gazon verdissant, l’hiver laissait traîner encore de larges écharpes blanches. Lorsque le soleil éclaira la forêt, il sembla à l’esprit endeuillé du jeune homme qu’il ne l’avait jamais vue ainsi, et que tout serait désormais ombre et chaos dans sa vie.

Vers cinq heures de l’après-midi, il atteignit la bourgade. Les Algonquins à peine remis de l’orgie de la veille, commençaient à comprendre la gravité de la disparition des Français. Les uns accusaient les blancs de s’être enfuis pour courir seuls au devant de leur chef ; les autres attribuaient le coup aux Iroquois. Ceux qui se rappelaient les supplications de La Source, se gardaient bien de révéler leur couardise.

Lorsque parut le morne équipage, le silence se rétablit. Chacun accourut, pour voir plus tôt celui qu’on ramenait en ce piteux état, et reconnaissant La Source, qu’ils aimaient, tous donnèrent des signes d’un profond chagrin. Le Soir, silencieux, contemplait le cher visage que la mort ombrait de mystère.

En quelques phrases brèves Le Carcois avait expliqué la fin tragique de la jeune fille. Maintenant, lui aussi se taisait, rêveur et farouche. Telle était, cependant la réputation de cet homme, que nul ne songea à mettre sa parole en doute : tous plaignaient l’amoureux de vingt ans qui, parti seul sur les pas de celle qui le dédaignait, ramenait son cadavre.

Tout à coup il se fit un grand bruit à l’entrée du bourg : des jeunes gens criaient : « Voilà nos amis les visages pâles, que nous croyions perdus » !

En effet Philippe et Paul arrivaient avec Fleur des Ondes.

Le Carcois alla au devant d’eux ; et, touchant Philippe à l’épaule, il lui fit signe de le suivre. Celui-ci remarqua l’immense tristesse du sauvage.

— « Qu’as-tu donc, mon ami ? » lui demanda-t-il avec intérêt.

L’Indien, l’amena auprès du cadavre :

— « Vois ! elle est morte ; dis que tu lui pardonnes ! »

— « Morte ? s’écria Philippe, La Source est morte ? »

— « Elle est morte ! répéta Le Carcois avec plus de tristesse. Jure que tu lui pardonnes ».

— « Lui pardonner ? reprit le Français sans comprendre, elle était le modèle des filles de la nation, et je ne fis toujours qu’admirer sa vertu » !

Les yeux du guerrier brillèrent d’orgeuil à cet éloge ; mais il ajouta péniblement :

— « Tu ne l’as donc pas reconnue ? C’est elle qui a fait cela, » continua-t-il en pointant la blessure que Philippe avait au poignet.

Et ce dernier, ne pouvant retenir un mouvement d’horreur : « Quoi ! c’était elle ? cria-t-il en regardant la ligne rouge qui striait la joue pâle de Fleur des Ondes.

— « Ah ! reprit le Carcois, avec désespoir, elle est morte et tu vas la maudire ?… tu n’as seulement pas soupçonné le secret de la pauvre enfant » !…

Il continua en hésitant : « Je vais te faire de la peine, mais il faut que tu saches !… Tu n’as pas compris que son cœur s’était tourné vers toi… Nous nous aimions depuis l’enfance, mais tu es venu… elle a été éblouie, et m’a oublié » !

— « Moi ? » soupira Philippe avec effarement.

— « Oh ! je ne t’en veux pas : je sais bien que tu n’as point voulu jouer avec le cœur d’une simple fille des bois. Elle était adorée de tous, ici, comment aurait-elle su comprendre qu’on pouvait ne pas l’aimer ? Pourtant, toi, tu aimais ailleurs, » continua Le Carcois, se méprenant comme sa pauvre amante.

À cette déclaration, Philippe rougit violemment et regarda Fleur des Ondes à la dérobée.

— « Quand elle s’en est aperçue, sa fierté n’a pu supporter un tel désappointement ».

Le Carçois parlait lentement et bas ; Philippe écoutait, la téte penchée, le regard fixé sur la morte. Il leva les yeux et le sauvage y vit des larmes.

— « Mon frère pleure, c’est donc qu’il pardonne ? »

Savigny se laissa tomber à genoux : « Ah naïve enfant, comment ai-je pu sans le vouloir te faire tant de mal ? c’est à ton âme aimante à me pardonner maintenant ! »

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Les femmes de la tribu procédaient aux apprêts funèbres. Les deux jeunes gens s’éloignèrent à l’autre bout de la cabane.

— « Mon ami, dit Philippe, tu es le plus brave et le meilleur ; toi seul était digne de celle que nous pleurons. Il est une autre vie où tu la retrouveras. »

— « Je le sais, répondit Le Carcois et son cœur est à moi sans partage maintenant ; elle me l’a dit, au moment suprême de la séparation ! »