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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 234-240).

XXIX

L’APPEL DU SUN ROCK

Les oreilles rabattues, la queue basse et pendante sur le sol, le train de derrière à demi écrasé, comme celui du loup qui se sauve craintif devant le péril, Kazan fuyait à toute vitesse, poursuivi par le râle de la voix humaine de Sandy Mac Trigger. Il ne s’arrêta pas avant d’avoir parcouru un bon mille.

Alors, pour la première fois depuis des semaines, il s’assit sur son train de derrière et poussa vers le ciel un vibrant et profond appel, que les échos répétèrent au loin.

Ce ne fut pas Louve Grise qui répondit, mais, la voix du gros danois. Paul Weyman, penché sur l’immobile cadavre de Sandy Mac Trigger, entendit le hurlement du chien-loup. Il prêta l’oreille, en écoutant si l’appel se renouvellerait. Mais Kazan était, déjà, rapidement reparti.

L’air vif et froid qui, par-dessus les immenses Barrens, lui arrivait de l’Arctique, les myriades d’étoiles qui luisaient au-dessus de sa tête dans le vaste ciel, le bonheur enfin de la liberté reconquise, lui avaient rendu toute son assurance et excitaient encore l’élasticité de sa course.

Il galopait droit devant lui, comme un chien qui suit, sans que rien ne l’en détourne, la piste de son maître.

Contournant Red Gold City et tournant le dos au Grand Lac de l’Esclave, il coupa court à travers bois et buissons, plaines, marécages et crêtes rocheuses, en se dirigeant vers le Fleuve Mac Farlane. Lorsqu’il l’eut atteint, il entreprit aussitôt d’en remonter le cours, quarante milles durant. Il ne doutait point que, de même que Louve Grise l’avait souvent attendu, elle ne l’attendît encore, à la même place, sur la berge où lui-même avait été capturé.

Au lever du jour, il était arrivé à son but, plein d’espoir et de confiance. Il regarda autour de lui, en cherchant sa compagne, et il gémissait doucement, et remuait la queue. Louve Grise n’était point là.

Il s’assit sur son derrière et lança dans l’air son appel du mâle. Nulle voix ne lui répondit, Il se mit alors à flairer et à chercher partout.

Mille pistes s’entre-croisaient et, toute la journée, il les suivit à tour de rôle. Toujours sans succès. Aussi vainement il renouvela, plusieurs fois, son appel.

Un travail semblable à celui qui s’était opéré chez Louve Grise se produisit dans son cerveau. Sans doute celle qu’il cherchait et qui avait disparu, il la retrouverait dans l’un des lieux où tous deux avaient vécu.

Il songea tout d’abord à l’arbre creux, dans le marécage hospitalier où s’était écoulé l’hiver précédent. Et, dès que la nuit embrumée eut envahi le ciel, il reprit sa course. O-se-ki, le Grand Esprit, se penchait sur lui et dirigeait ses pas.[1]

Jour et nuit, sous le soleil automnal comme sous les étoiles, il courait sans trêve à travers monts et vaux. Parfois, épuisé et tombant d’inanition, il tuait un lapin et en mangeait quelques bouchées, puis dormait une heure ou deux, pour se relever et repartir ensuite.

La quatrième nuit, il atteignit la vallée qui descendait vers le marécage.

Il suivit le cours du torrent et passa, sans y prêter attention, près de la première colonie de castors. Mais, lorsqu’il arriva à la seconde cité, élevée par Dent-Brisée et par sa troupe, il se trouva tout désappointé. Cela, il l’avait oublié.

Dent-Brisée et ses ouvriers avaient achevé et parfait leur œuvre. L’étang artificiel qui recouvrait le marécage avait encore accru sa surface et l’arbre creux, nid douillet contre les frimas, avait complètement disparu. Le paysage même était méconnaissable.

Kazan demeura immobile et sidéré, devant toute cette eau, reniflant l’air en silence, l’air imprégné de l’odeur nauséabonde des usurpateurs.

Alors, son courage lui faillit, sa belle endurance tomba. Ses pattes étaient endolories de la longue et rude randonnée. Ses côtes, amaigries par une nourriture insuffisante, saillaient. Pendant toute la journée, il tourna autour de l’étang et chercha. La crête velue de son dos s’était aplatie et l’affaissement de ses épaules, le regard mobile et inquiet de ses yeux lui donnaient une apparence de bête traquée. D’ici encore, Louve Grise était partie !

Elle aussi, cependant, avait passé là. Comme il flairait tout le long du torrent, un peu en amont de l’étang, Kazan découvrit un petit tas de coquilles fluviales brisées. C’étaient les reliefs d’un repas de la louve aveugle.

Kazan renifla l’odeur presque effacée de Louve Grise, puis il se glissa sous une vieille souche et s’endormit en pleurant. Son chagrin s’accrut encore durant son sommeil et, tout en dormant, il gémissait comme un enfant. Puis il se calma, une autre vision traversa soudain son cerveau, et à peine l’aurore avait-elle paru qu’il reprenait sa course rapide, droit devant lui.

Durant ce même temps, sous les rayons dorés du soleil d’automne, un homme et une femme, accompagnés d’un enfant, remontaient dans leur pirogue vers le Sun Rock. Ils ne tardèrent pas à voir apparaître, à un coude du fleuve, par-dessus la tête des sapins, la cime sourcilleuse de l’abrupte roche, qu’ils connaissaient bien.

La jeune femme était un peu pâlotte et amaigrie, et ses joues, qui avaient perdu de leur ancien éclat, commençaient à peine, sous l’influence du grand air libre, à retrouver leur fraîcheur rosée. C’était la civilisation et le séjour de six mois dans les villes qui l’avaient ainsi anémiée.

— Jeanne, disait l’homme, ma chère Jeanne, je crois que les médecins avaient raison en me conseillant de te ramener avec moi, pour une nouvelle saison de chasse, vers cette belle et sauvage nature où s’est écoulée ta jeunesse, avec ton vieux père, et sans laquelle tu ne saurais vivre. Es-tu heureuse, à présent ?

La jeune femme se mit à sourire.

Et, comme la pirogue passait en vue d’une longue presqu’île de sable blanc qui, du rivage, s’allongeait dans le fleuve :

— C’est ici, dit-elle, te souviens-tu ? que notre vieil ami, le chien-loup, nous a faussé société. Je reconnais l’endroit. Sa compagne délaissée, la louve aveugle, était là, sur le sable, qui l’appelait. Alors il a piqué une tête dans l’eau… Je me demande où, depuis, ils s’en sont allés… Quant à nous, nous serons bientôt arrivés.

L’ancienne cabane était toujours en place, telle que Jeanne et son mari l’avaient laissée. Seules, la vigne vierge et les autres plantes grimpantes l’avaient recouverte. Les volets et la porte étaient toujours clos, avec leurs barres transversales clouées. Tout autour avaient démesurément grandi les herbes sauvages.

Elle fut rouverte, non sans émotion. Tandis que le mari déchargeait de la pirogue les bagages et toutes ses séries de trappes, Jeanne commençait à déjà remettre son home en état, et bébé Jeanne, qui était devenue une gentille fillette, s’en donnait à cœur joie de folâtrer et de jacasser.

Comme le crépuscule tombait et comme bébé Jeanne, fatiguée du voyage, s’était couchée déjà et endormie, Jeanne et son mari s’assirent tous deux sur le seuil de la cabane, afin de profiter de l’ultime beauté de ces jours automnaux, que le rude hiver allait bientôt suivre.

Soudain ils tressaillirent.

— As-tu entendu ? dit l’homme à la jeune femme, dont il caressait de la main la soyeuse chevelure.

— Oui, j’ai entendu… répondit-elle.

Et sa voix tremblait.

— Ce n’était pas sa voix à lui. C’était plutôt celle de l’autre, le même appel que jetait, sur la bande de sable, la louve aveugle.

L’homme fit un signe d’assentiment.

Jeanne avait saisi nerveusement le bras de son mari.

— Sans doute, reprit-elle, sont-ils toujours là, ou, comme nous, sont-ils revenus.

Puis, après un silence :

— Écoute-moi, mon ami ! Veux-tu me promettre, au cours de cet hiver, de ne point chasser, ni trapper les loups ? S’il arrivait malheur à ces deux pauvres bêtes, j’en serais inconsolable.

L’homme répondit :

— Ta pensée correspond à la mienne… Oui, je te le promets.

La nuit montait rapidement au ciel, qui commençait à se cribler d’étoiles.

Pour la seconde fois, l’appel gémissant retentit. Aucun doute n’était plus possible. La voix arrivait directement du Sun Rock.

— Mais, et lui, murmura Jeanne, avec un peu d’angoisse. Lui, où est-il ?

À ce moment, une forme confuse bondit dans l’ombre.

— C’est lui ! cria la jeune femme. C’est lui ! Le voilà !

Déjà Kazan était vers elle, en aboyant et sautant, et agitant le panache de sa queue.

— Il te reconnaît, ma parole ! dit en riant le mari, et sa passion pour toi est toujours la même.

Tout heureuse, Jeanne caressait l’animal, passant sa main dans le poil rude et dorlotant entre ses bras la grosse tête broussailleuse.

Soudain, le plaintif appel, qui semblait venir du Sun Rock, résonna à nouveau. Aussitôt, comme frappé par un fouet, Kazan sursauta et, se débattant, s’échappa brusquement de la folle étreinte de Jeanne. L’instant d’après, il avait disparu.

La jeune femme était tout émue. Presque haletante, elle se tourna vers son mari, qui était devenu pensif.

— Tu vois, lui dit-elle, qu’il y a un Dieu du Wild, un Dieu qui a donné une âme, même aux bêtes sauvages. Dans l’immensité solitaire du Grand Désert Blanc, les animaux sont nos frères. Et c’est pourquoi ce Dieu nous dit : « Tu ne les tueras point. »

— Je le crois, ma Jeanne chérie, murmura l’homme.

Nous devons respecter la vie… Sauf, hélas ! pour défendre et alimenter la nôtre. Ici, où l’on est face à face avec la nature et le vaste ciel, les choses apparaissent différentes de ce qu’elles nous semblent dans les grandes villes.

La nuit était tout à fait tombée. L’éclat des étoiles se reflétait dans les yeux de Jeanne, qui avait posé languissamment sa tête sur la poitrine de son mari.

— Ce monde sauvage est beau ! disait-elle. Notre vieil ami ne nous avait pas oubliés, et il lui était toujours demeuré fidèle, à elle. J’ai confiance qu’il reviendra nous voir, de temps à autre, comme il le faisait jadis.

Ses paupières se fermaient peu à peu. Dans le lointain, on entendait, de temps à autre, des coups de voix, suivis de longs silences.

C’était Kazan qui chassait, côte à côte avec Louve Grise, sous la lueur opalescente de la lune qui se levait, baignant de sa douce clarté plaines et forêts.

FIN


(Notes des Traducteurs.)

  1. On sait que, comme le loup, le chien est susceptible de parcourir, sans se perdre, des distances considérables et d’y suivre une direction fixe vers le but qu’il s’est assigné. On a vu des chiens qui, lors des campagnes de Napoléon, avaient accompagné des soldats jusqu’en Russie et à Moscou s’en revenir seuls à travers toute l’Europe, leur maître étant mort, et regagner, en France ou en Italie, leur ancien domicile.