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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 223-227).

XXVII

SEULE DANS SA CÉCITÉ

Bien des heures après que Kazan fût tombé sur la rive du fleuve, sous le coup de fusil de Sandy Mac Trigger, Louve Grise attendit que son fidèle compagnon vînt la retrouver. Tant de fois il était revenu vers elle qu’elle avait confiance dans son retour. Aplatie sur son ventre, elle reniflait l’air et gémissait de n’y point découvrir l’odeur de l’absent. Mais, de tout le jour, Kazan ne reparut point.

Le jour et la nuit étaient depuis longtemps semblables pour la louve aveugle. Elle sentait pourtant, par un secret instinct, l’heure où les ombrée s’épaississaient, et que la lune et les étoiles devaient briller sur sa tête. Mais, avec Kazan à côté d’elle, l’effroi de sa cécité n’était plus pareil. Le même abîme des ténèbres ne lui semblait pas l’envelopper.

Vainement elle lança son appel. Seule lui parvint l’âcre odeur de la fumée qui s’élevait du feu allumé par Mac Trigger sur le sable. Elle comprit que c’était cette fumée, et l’homme qui la produisait, qui étaient la cause de l’absence de Kazan. Mais elle n’osa pas approcher trop près ses pas ouatés et silencieux. Elle savait être patiente et songea que, le lendemain, son compagnon reviendrait. Elle se coucha sous un buisson et s’endormit.

La tiédeur des rayons du soleil lui apprit que l’aube s’était levée. Elle se remit sur ses pattes et, l’inquiétude l’emportant sur la prudence, elle se dirigea vers le fleuve. L’odeur de la fumée avait disparu ainsi que celle de l’homme, mais elle percevait le bruit du courant, qui la guidait.

Le hasard la fit retomber sur la piste que, la veille, Kazan et elle avaient tracée, lorsqu’ils étaient venus boire sur la bande de sable. Elle la suivit et arriva sans peine à la berge, à l’endroit même où Kazan était tombé et où Mac Trigger avait campé. Là son museau rencontra le sang coagulé du chien-loup, mêlé à l’odeur que l’homme avait, tout à côté, laissée sur le sable. Elle trouva le tronc d’arbre auquel son compagnon avait été attaché, les cendres éteintes du foyer, et suivit jusqu’à l’eau la traînée laissée par le corps de Kazan, lorsque Mac Trigger l’avait tiré demi-mort, derrière lui, vers la pirogue. Puis toute piste disparaissait.

Alors Louve Grise s’assit sur son derrière, tourna vers le ciel sa face aveugle et jeta vers Kazan disparu un cri désespéré, tel un sanglot que le vent emporta sur ses ailes. Puis, remontant la berge jusqu’au plus prochain buisson, elle s’y coucha, le nez tourné vers le fleuve.

Elle avait connu la cécité, et maintenant elle connaissait la solitude, qui venait y ajouter une pire détresse. Que pourrait-elle faire ici-bas, désormais, sans la protection de Kazan ?

Elle entendit, à quelques yards d’elle, le gloussement d’une perdrix des sapins. Il lui sembla que ce bruit lui arrivait d’un autre monde. Une souris des bois lui passa entre les pattes de devant. Elle tenta de lui donner un coup de dent. Mais ses dents se refermèrent sur un caillou.

Une véritable terreur s’empara d’elle. Ses épaules se contractaient et elle tremblait, comme s’il avait fait un gel intense, Épouvantée de la nuit sinistre qui l’étreignait, elle passait ses griffes sur ses yeux clos, comme pour les ouvrir à la lumière.

Pendant l’après-midi, elle alla errer dans le bois. Mais elle eut peur et ne tarda pas à revenir sur la grève du fleuve, et se blottit contre le tronc d’arbre près duquel Kazan enchaîné avait dormi sa dernière nuit. L’odeur de son compagnon était là plus forte qu’ailleurs et, là encore, le sol était souillé de son sang.

Pour la seconde fois, l’aube se leva sur la cécité solitaire de Louve Grise, Comme elle avait soif, elle descendit jusqu’à l’eau et y but. Quoiqu’elle fût à jeun depuis deux jours, elle ne songeait point à manger.

Elle ne pouvait voir que le ciel était noir et que dans le chaos de ses nuages sommeillait un orage. Mais elle éprouvait la lourdeur de l’air, l’influence irritante de l’électricité, dont l’atmosphère était chargée, et qui s’y déchargeait en zigzags d’éclairs.

Puis l’épais drap mortuaire s’étendit, du sud et de l’ouest, jusqu’à l’extrême horizon, le tonnerre roula et la louve se tassa davantage contre son tronc d’arbre.

Plusieurs heures durant, l’orage se déchaîna au-dessus d’elle, dans le craquement de la foudre, et accompagné d’un déluge de pluie. Lorsqu’il se fut enfin apaisé, Louve Grise se secoua et, sa pensée toujours fixée vers Kazan qui était bien loin déjà à cette heure, elle recommença à flairer le sable. Mais l’orage avait tout lavé, le sang de Kazan et son odeur. Aucune trace, aucun souvenir ne restaient plus de lui.

L’épouvante de Louve Grise s’en accrut encore et, comble de misère, elle commença à sentir la faim qui lui tenaillait l’estomac. Elle se décida à s’écarter du fleuve et à battre le bois à nouveau.

À plusieurs reprises, elle flaira divers gibiers qui, chaque fois, lui échappèrent. Même un mulot dans son trou, qu’elle déterra des griffes, lui fila sous le museau.

De plus en plus affamée, elle songea au dernier repas qu’elle avait fait avec Kazan. Il avait été constitué par un gros lapin, dont elle se souvint qu’is n’avaient mangé que la moitié. C’était à un ou deux milles.

Mais l’acuité de son flair et ce sens intérieur de l’orientation, si puissamment développé chez les bêtes sauvages, la ramenèrent à cette même place, à travers arbres, rochers et broussailles, aussi droit qu’un pigeon retourne à son colombier.

Un renard blanc l’avait précédée. À l’endroit où Kazan et elle avaient caché le lapin, elle ne retrouva que quelques bouts de peau et quelques poils. Ce que le renard avait laissé, les oiseaux-des-élans et les geais des buissons l’avaient à leur tour emporté. Le ventre vide, Louve Grise s’en revint vers le fleuve, comme vers un aimant dont elle ne pouvait se détacher.

La nuit suivante, elle dormit encore là où avait dormi Kazan et, par trois fois, elle l’appela sans obtenir de réponse. Une rosée épaisse tomba, qui aurait achevé d’effacer la dernière odeur du disparu, si l’orage en avait laissé quelques traces. Et pourtant, trois jours encore, Louve Grise s’obstina à demeurer à cette même place.

Le quatrième jour, sa faim était telle qu’elle dut, pour l’apaiser, grignoter l’écorce tendre des saules. Puis, comme elle était à boire dans le fleuve, elle toucha du nez, sur le sable de la berge, un de ces gros mollusques que l’on rencontre dans les fleuves du Northland et dont la coquille à la forme d’un peigne de femme ; d’où leur nom.

Elle l’amena sur la rive avec ses pattes et, comme la coquille s’était refermée, elle l’écrasa entre ses dents. La chair qui s’y trouvait enclose exquise et elle se mit en quête d’autres « peignes ». Elle en trouva suffisamment pour rassasier sa faim. En sorte qu’elle demeura là durant trois autres jours.

Puis, une nuit, un appel soudain sonna dans l’air, qui l’agita d’une émotion étrange. Elle se leva et, en proie à un tremblement de tous ses membres, elle trottina de long en large sur le sable, tantôt faisant face au nord, et tantôt au sud, puis à l’est et à l’ouest. La tête rejetée en l’air, elle aspirait et écoutait, comme si elle cherchait à préciser de quel point de l’horizon arrivait l’appel mystérieux.

Cet appel venait de loin, de bien loin, par-dessus le Wilderness. Il venait du Sun Rock, où elle avait si longtemps gîté avec Kazan, du Sun Rock où elle avait perdu la vue et où les ténèbres qui l’enveloppaient maintenant avaient, pour la première fois, pesé sur ses paupières. C’est vers cet endroit lointain, où elle avait fini de voir la lumière et la vie, où le soleil avait cessé de lui apparaître dans le ciel bleu, et les étoiles et la lune dans la nuit pure, que, dans sa détresse et son désespoir, elle reportait tout à coup sa pensée. Là, sûrement, s’imaginait-elle, devait être Kazan. Alors, affrontant sa cécité et la faim, et tous les obstacles qui se dressaient devant elle, tous les dangers qui la menaçaient, elle partit, abandonnant le fleuve. À deux cents milles de distance était le Sun Rock, et ç’était vers lui qu’elle allait.