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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 176-183).

XXI

DENT-BRISÉE ÉMIGRE AVEC SA FAMILLE

La beauté de la saison où se termine le printemps et s’amorce l’été agissait pareillement sur Kazan et sur Louve Grise. La soif les prenait aussi de se remettre en route et de s’en aller vagabonder par le vaste monde. Cette volupté d’errer reprend infailliblement les bêtes à fourrures et les bêtes à crocs du Wild, aussitôt que les petits de la portée du printemps, pour s’en aller de leur côté, les ont quittées.

Par une nuit admirable, baignée de lune et d’étoiles, le chien-loup et la louve aveugle abandonnèrent à leur tour l’arbre creux et entreprirent de remonter, vers les montagnes de l’Ouest, la vallée qui aboutissait au marais.

Jour et nuit ils chassaient, marquant leur piste, derrière eux, d’innombrables carcasses à demi dévorées de lapins et de perdrix. C’était, en effet, la saison du plaisir de tuer et non celle de la faim.

À dix milles à l’ouest, ils tuèrent un jeune faon. Ils l’abandonnèrent également, après un seul repas. Longuement ils se chauffaient au soleil et devenaient de plus en plus luisants et gras.

Ils trouvaient peu de gêne avec les autres animaux. Il n’y avait pas de lynx dans la région, insuffisamment boisée pour plaire au gros chat, ni de loups. Le chat-pêcheur, la martre et le vison abondaient le long du torrent, mais n’étaient point dangereux. Un jour, ils rencontrèrent une vieille loutre. C’était, en son genre, un géant de l’espèce, dont le poil tournait, avec le proche été, au gris sale.

Kazan, paresseux et repu, la regarda négligemment. Louve Grise humait dans l’air la forte odeur de poisson que dégageait la bête. Cet être aquatique ne les intéressa pas plus qu’un bâton qui s’en serait allé à la dérive, au fil de l’eau. Ils continuèrent leur chemin sans se douter que cette grosse créature, d’aspect stupide, à la queue noire comme du charbon, allait bientôt devenir leur alliée dans une de ces batailles haineuses et sans merci, comme il s’en livre entre les hôtes du Wild. Luttes tragiques, qui se terminent par la seule survivance du plus fort, et qui n’ont pour témoins que le ciel impassible et muet, où leur souvenir se dissémine aux vents.

Aucun homme n’était venu, depuis plusieurs années, dans cette partie supérieure de la vallée et une colonie de castors y prospérait en paix.

Le chef de la colonie était un vénérable patriarche, qu’un Indien, en sa langue imagée, n’eût pas manqué de baptiser « Dent-Brisée ». Car une des quatre et longues incisives, dont se servent les castors pour abattre les arbres destinés à la construction de leurs digues, était brisée chez le vieux père.

Il y avait six ans que Dent-Brisée était arrivé en cet endroit, avec quelques autres castors de son âge, et qu’ils avaient ensemble construit leur première digue et leur première hutte.

En avril suivant, la femelle de Dent-Brisée lui donnait quatre bébés castors et chacune des autres mères castors avaient pareillement accru la population de la petite colonie de deux, trois ou quatre membres nouveaux.

Si cette première génération avait suivi la loi ordinaire de l’espèce, elle se serait, au bout de quatre ans, appariée entre elle et aurait quitté la colonie pour aller en fonder une autre. Mais elle se trouvait bien où elle était et y demeura. Elle procréa sur place. Si bien que maintenant on eût dit le grouillement serré de la population qui s’entasse dans une ville assiégée.

La colonie, cette sixième année, comptait quinze huttes et plus de cent citoyens, avec, en surplus, la dernière portée de jeunes castors de mars et d’avril. La digue qui retenait les eaux du torrent s’était allongée au point d’atteindre deux cents yards. L’eau débordée couvrait une vaste étendue de sol, transformée en étang, et d’où émergeaient bouleaux, peupliers, aulnes et saules, à la tendre écorce et aux pousses vertes.

Quelle que fût la surface couverte par l’eau, cette pitance ordinaire des castors était devenue insuffisante pour la nourriture des huttes surpeuplées. On ne voyait plus partout qu’arbres et arbrisseaux rongés jusqu’à l’aubier.

Retenus, comme l’homme, par l’amour du foyer natal, les castors n’avaient pu se décider encore à émigrer. La hutte de Dent-Brisée mesurait intérieurement huit à neuf pieds de diamètre, et dans cet étroit espace vivaient enfants et petits-enfants, au nombre de vingt-sept.

Aussi le vieux patriarcbe s’était-il résolu à abandonner sa tribu, pour s’en aller ailleurs chercher fortune. Tandis que Kazan et Louve Grise reniflaient négligemment les fortes odeurs qu’exhalait la ville des castors, Dent-Brisée ralliait justement et faisait ranger autour de lui sa famille — c’est-à-dire sa femelle, deux de ses fils et leur progéniture — pour l’exode.

Dent-Brisée avait toujours été le chef reconnu de la colonie. Aucun autre castor n’y avait jamais atteint sa taille et sa force. Son corps épais était long de trois bons pieds et pesait dans les soixante livres. Sa queue plate mesurait cinq pouces de large, sur quatorze de long et, lorsqu’elle frappait l’eau, par une nuit calme, on pouvait, à un mille de distance, entendre la résonance du coup. Ses pattes de derrière, largement palmées, étaient grosses deux fois comme celles de sa femelle et aucun nageur de la colonie ne pouvait lutter de rapidité avec lui,

La nuit qui suivit, tandis que Kazan et Louve Grise continuaient leur course le long du torrent, Dent-Brisée sortit de l’eau, grimpa sur la digue, se secoua et regarda si toute sa smalah était en ligne.

L’eau de l’étang, qui, sous la nuit claire, était toute piquée d’étoiles, se ridait, derrière lui, de corps qui nageaient et qui vinrent le rejoindre sur la digue. Quelques autres castors s’étaient joints à lui et à sa famille, Quand tout le monde fut réuni, le digne patriarche piqua une tête dans le torrent, du côté opposé à l’étang, et les corps soyeux et luisants des émigrants commencèrent à descendre le courant. Les bébés de trois mois nageaient comme leurs parents et avaient grand peine à ne pas se laisser distancer. Dent-Brisée fendait l’eau, le premier, superbement. Derrière lui, venaient les castors adultes. Les mères et les enfants formaient l’arrière-garde. Il y avait quarante têtes au total.

Durant toute la nuit, le voyage se continua sans incident. La grosse loutre, cachée dans un épais bouquet de saules, laissa, sans s’attaquer à elle, passer la caravane.

Par une curieuse prévision de la Nature, qui voit souvent au-delà de notre compréhension humaine, la loutre est la mortelle ennemie de la race des castors et plus redoutable pour elle que ne l’est l’homme même. Mangeuse de poissons, elle veille en même temps à ce que l’espèce n’en soit point anéantie. Un instinct secret lui a sans doute appris que les digues élevées par le castor, coupant le flux naturel des rivières et des torrents, entravent la course naturelle du poisson au moment du frai. Incapable de se mesurer, elle seule, contre les tribus nombreuses de ses ennemis, elle travaille, en sourdine, à détruire leurs ouvrages. Comment elle s’y prend, c’est ce que nous verrons tout à l’heure.

Plusieurs fois, durant la nuit, Dent-Brisée s’était arrêté de nager pour examiner la berge, constater s’il y rencontrait assez d’arbres aux écorces tendres et décider s’il convenait de faire halte. Mais ici ces écorces étaient insuffisamment nombreuses. Là, c’était l’endroit qui n’était point propice à la construction d’une digue, et l’on sait que l’instinct d’ingénieur des castors l’emporte même sur l’attrait de la nourriture. Toute la troupe s’en rapportait, sur ce point, au jugement de Dent-Brisée, qu’elle ne discutait point, et personne ne songeait à demeurer en arrière tandis qu’il continuait à avancer.

Aux premiers feux de l’aube, on arriva à la partie du marais où Kazan et Louve Grise avaient élu domicile. Par droit du premier occupant, le terrain de l’ilot et celui qui l’avoisinait appartenaient sans conteste au chien-loup et à la louve. Partout ils avaient laissé des marques de leur emprise.

Mais Dent-Brisée était une créature aquatique et son flair, qui d’ailleurs n’était pas très fin, n’avait cure des créatures terrestres. Il s’arrêta juste en face de l’arbre creux qui avait servi de gîte à Louve Grise et à Kazan, et grimpa sur la rive. Là, il se dressa tout droit sur ses pattes de derrière et, s’appuyant sur sa large et lourde queue, se mit à se dandiner en signe de contentement.

Le lieu était idéal pour y établir une colonie. En coupant d’une digue le torrent, un peu au-dessous de l’îlot, celui-ci serait facilement inondé, avec sa provision de peupliers, d’aulnes, de saules et de bouleaux. Un rideau d’arbres épais coupait le vent, du côté du nord, et promettait pour l’hiver une température clémente.

Dent-Brisée fît aussitôt comprendre à la troupe que c’était ici qu’il convenait de se fixer. Ce fut à qui se hâterait d’escalader l’ilot et les berges qui lui faisaient face. Les bébés castors commencèrent incontinent à grignoter les écorces qui leur tombaient sous la dent. Les castors adultes, après quelques bouchées, se mirent au travail sans plus tarder et, sous la direction de Dent-Brisée, entamèrent, le jour même, leur œuvre de constructeurs.

Dent-Brisée, ayant jeté son dévolu sur un gros bouleau qui s’élevait en bordure du torrent, entreprit de le sectionner par la base. En dépit de sa dent perdue, le vieux patriarche savait faire bon usage des trois qui lui restaient et que l’âge n’avait point détériorées.

Les dents du castor sont tranchantes comme autant de ciseaux d’acier. Un dur émail, qui ne s’écaille jamais, les recouvre extérieurement. Du côté intérieur, elles sont formées d’un ivoire plus tendre qui, au fur et à mesure de son usure, se renouvelle d’année en année.

Assis sur son train de derrière, ses pattes de devant appuyées contre le trône d’arbre, et bien en équilibre sur sa queue, où il s’arc-boutait, Dent-Brisée taillait autour du tronc une bague, qui allait peu à peu en s’amincissant. Il travailla plusieurs heures durant et quand enfin il s’arrêta, pour se reposer, un autre ouvrier se mit à la tâche.

D’autres castors adultes, durant ce temps, coupaient de moindres arbres. Ce fut un petit peuplier qui, avec grand fracas, s’abattit le premier dans l’eau.

Le gros bouleau qui, à la base, prenait la forme évidée d’un sablier fut plus long à faire choir. Vingt heures y furent nécessaires. Alors il tomba en travers du torrent, à la place exactement qui lui avait été assignée.

Au cours de la semaine qui suivit, la tribu ne prit que fort peu de repos. Si le castor, en principe, préfère travailler la nuit, il s’accommode également, s’il est nécessaire, de travailler le jour.

Avec une intelligence presque humaine, les petits ingénieurs étaient attelés à leur tâche. Beaucoup de jeunes arbres furent abattus et sectionnés en longueur de quatre à cinq pieds. Ces bûches étaient ensuite roulées jusqu’au torrent, les castors les poussant de la tête et des pattes, et venaient buter contre le gros bouleau, entremêlées de broussailles et de menues branches, qui jouaient le rôle de fascines.

Lorsque la charpente de la digue fut ainsi achevée, le cimentage commença. Les castors, sur ce point, sont les maîtres des hommes et, ce qu’ils construisent, la dynamite seule peut le faire sauter. Triturant, et apportant sous leur menton replié en forme de poche, un mélange de boue et de brindilles végétales d’une demi-livre à une livre par chargement, ils s’étudiaient à obturer, à l’aide de ce mortier, tous les vides qui subsistaient dans leur charpente, entre les troncs et les fascines.

C’était, semblait-il, une tâche colossale. Mais les constructeurs de Dent-Brisée pouvaient, en vingt-quatre heures, transporter une tonne de leur ciment. Après le troisième jour, le barrage commençait à fonctionner, l’eau à monter, et le torrent à s’épandre de droite et de gauche.

Ceci rendait désormais le travail plus facile et les matériaux de construction étaient manœuvrés plus aisément, les castors les faisant flotter sur l’eau. Les bûches s’accumulaient les unes à la suite des autres et la digue ne tarda pas à s’étendre sur une longueur d’une centaine de pieds.

La tribu en était là de son travail quand, un beau matin, Kazan et Louve Grise s’en revinrent vers leur domicile.