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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 129-136).


XV

LA PISTE DE LA FAIM

Il y avait cent quarante heures que Kazan et Louve Grise n’avaient pas mangé. Ce jeûne prolongé se traduisait chez la louve par un malaise croissant et une douleur aiguë de l’estomac. Pour Kazan, c’était l’inanition presque complète. Leurs côtes, à tous deux, saillaient de leurs flancs creusés, et leur arrière-train s’était comme rétréci. Les yeux de Kazan étaient injectés de sang et ils clignotaient, dans la fente étroite des paupières lorsqu’il regardait la lumière. Louve Grise, cette fois, ne se fit point prier pour suivre Kazan, lorsque celui-ci partit en chasse sur la neige nue.

Impatient et plein d’espoir, le couple s’en alla d’abord visiter une partie du marais où les lapins blancs, d’ordinaire, étaient fréquents. Ils n’en trouvèrent aucune trace, aucune odeur. Ils revinrent sur leurs pas, en décrivant un fer à cheval, mais tout ce que leur flair leur désigna fut un hibou, haut perché sur un sapin.

Ils repartirent, déçus, dans une direction opposée à celle du marais et escaladèrent une crête rocheuse, qu’ils rencontrèrent. Du sommet, ils interrogèrent l’horizon, mais ne découvrirent rien d’autre qu’un monde sans vie,


Vainement Louve Grise reniflait l’air, de droite et de gauche. Quant à Kazan, son ascension l’avait tellement essoufflé qu’il en haletait, la langue pendante. En revenant bredouille au gîte, il trébucha sur un obstacle insignifiant, qu’il avait tenté de franchir d’un bond. Sa faiblesse et celle de Louve Grise ne faisaient qu’augmenter, de même que leur faim.

Pendant la nuit, qui était lumineuse et pure, ils recommencèrent à fouiller le marais. La seule créature qu’ils entendirent remuer fut un renard. Mais ils savaient trop bien qu’il était futile d’espérer le gagner à la course.

Soudain, la pensée de la cabane abandonnée d’Otto, le chasseur de fourrures, vint à Kazan. Dans son cerveau, cabane avait toujours été synonyme de chaleur et de nourriture. Il ne songea pas que la cabane enclpsait la mort et que devant elle, lui et Louve Grise avaient jeté le hurlement funèbre. Et il fila, droit dans cette direction, La louve aveugle le suivit.

Chemin faisant, Kazan continuait à chasser ; mais sans conviction. Il semblait découragé. La nourriture que devait enfermer la cabane était son dernier espoir. Louve Grise, au contraire, demeurait alertée et vigilante. Sans cesse elle promenait son nez sur la neige et reniflait l’air.

L’odeur tant désirée vint enfin. Elle s’arrêta, et Kazan fit comme elle. Tendant ses muscles déprimés, il la regarda qui, les pattes de devant plantées dans la neige, dilatait ses narines, non dans la direction de la cabane, mais plus à l’est. Tout le corps de la louve frémissait et tremblait.

Un bruit imperceptible et lointain encore arriva jusqu’à eux et ils prirent leur course de ce côté. L’odeur se fit plus forte à mesure qu’ils avançaient. Ce n’était pas celle d’un lapin ou d’une perdrix. C’était celle d’un gros gibier. Ils commencèrent à aller plus prudemment.

L’endroit était boisé. Mais, s’ils ne pouvaient rien voir, maintenant ils percevaient nettement un fracas de cornes qui se croisaient et s’entre-choquaient, en grand heurt de bataille.

Ils arrivèrent bientôt à une clairière et Kazan, tout à coup, s’aplatit sur son ventre. Louve Grise fît comme lui.

Au milieu de la clairière, dont toutes les jeunes pousses avaient été broutées, tous les buissons rasés, se tenait une assemblée d’élans. Il y avait en tout six bêtes, trois femelles, un petit d’un an, et deux mâles. Les deux mâles étaient engagés en un formidable duel et les trois femelles regardaient.

Le plus jeune des deux mâles, à peine adulte, taureau robuste au poil luisant, dans toute la force de ses quatre ans, portait sur la tête une ramure compacte, qui n’était pas parvenue à son plein développement, mais qui gagnait en robustesse et en acuité ce qu’elle n’avait pas encore en ampleur. Il avait, durant l’ouragan des jours passés, amené son troupeau, dont il était le chef, les trois femelles et le petit d’un an, sous l’abri propice de la forêt de sapins.

Là, le second mâle, plus âgé, était venu le rejoindre durant la nuit, pourchassé lui aussi par l’ouragan. Et, sans vergogne, l’intrus avait tenté, près des femelles, d’empiéter sur le domaine de son hôte.

Le vieux taureau, quatre fois plus âgé que le jeune, pesait deux fois comme lui. Ses massives et redoutables cornes, irrégulières, palmées et noueuses, disaient son âge. C’était un guerrier accompli, qui avait pris part à cent combats. Aussi n’avait-il point hésité à livrer bataille à son jeune adversaire, afin de lui voler sa famille et son gîte.

Trois fois déjà depuis l’aurore, les deux adversaires avaient combattu. La neige foulée était autour d’eux rouge de sang. Et de ce sang l’odeur arrivait délicieusement aux narines de Kazan et de Louve Grise, qui le reniflaient ardemment. Des bruits étranges roulaient dans leur gorge, et ils se pourléchaient les mâchoires.

Les deux combattants étaient là, le front baissé, tête contre tête. Le vieil élan n’avait pas encore gagné sa victoire. Il avait pour lui l’art de la guerre, son poids supérieur, sa force plus mûre, son immense ramure. Le cadet possédait la jeunesse et l’endurance. Ses flancs ne haletaient point comme ceux du vieil élan, dont on voyait souffler les naseaux, qui s’ouvraient comme le creux intérieur de deux grosses sonnettes.

Puis, comme si quelque esprit invisible en avait donné le signal, les deux bêtes se reculèrent sur l’arène, pour prendre du champ, et le combat recommença. Les dix-huit cents livres de chair et d’os du vieil élan foncèrent, en un clin d’œil, sur son jeune adversaire qui, non moins rapidement, se dressa en l’air et, pour la vingtième fois, les cornes se croisèrent. On aurait pu, à un demi-mille de distance, entendre le heurt des bois puissants et les craquements qui s’ensuivirent.

Tandis que les forces du vieux mâle semblaient diminuer, on eût dit que celles du jeune élan croissaient avec la lutte. Comprenant que la bataille touchait à son dénouement, il s’engagea à fond, et redoubla de vigueur et d’efforts.

Kazan et Louve Grise entendirent soudain un bruit sec, quelque chose comme le craquement d’un bâton que l’on brise sur son genou. On était alors en février, époque où les animaux à cornes commencent à se dépouiller de leurs bois, que les vieux mâles perdent les premiers. Cette circonstance décida de la victoire. Une des énormes ramures du vieil élan s’était déboîtée de son crâne et était tombée sur l’arène sanglante. L’instant d’après, quatre pouce, quatre pouces d’une corne acérée comme un stylet s’enfonçaient dans son épaule. La panique le prit et il abandonna tout espoir de vaincre. Il se mit à reculer pas à pas, en se balançant sur ses pattes, tandis que le vainqueur continuait impétueusement à lui larder le cou et les épaules, d’où jaillissaient de petits ruisseaux de sang.

Il parvint enfin à se dégager et, faisant volte-face, décampa au triple galop, à travers la forêt. Le jeune élan le regarda fuir et ne le poursuivit pas. Il demeura quelques instants à se secouer la tête, les flancs haletants et les narines dilatées. Puis il s’en revint, en trottant, vers les femelles et vers le petit, qui, durant tout ce temps, n’avaient point bougé.

Du vainqueur et de sa famille Kazan et Louve Grise, tout frissonnants, n’avaient cure. De leur cachette, ils avaient vu devant eux, sur le champ de bataille, de la viande saignante, et un désir ardent s’emparait d’eux, d’y goûter. Ils se glissèrent en arrière et rejoignirent, fous de gourmandise, la piste rouge que le vieil élan avait laissée derrière lui.

Oubliant Louve Grise, tellement la concupiscence et la faim lui tenaillaient les entrailles, Kazan se précipita le premier sur cette piste, les mâchoires baveuses, un courant de feu dans ses veines, et les yeux flamboyants, qui lui sortaient de la tête.

Mais Louve Grise n’avait pas besoin de lui, pour la conduire. Le nez au ras de la piste sanglante, elle courait, courait, courait, à la suite de Kazan, aussi rapide que si ses yeux n’avaient point été dos à la lumière.

Au bout d’un demi-mille environ, ils rejoignirent le vieux taureau. Il s’était arrêté derrière un bouquet de baumiers et demeurait là, debout, immobile, au milieu d’une mare de sang qui s’élargissait dans la neige. Ses flancs, se gonflant et s’abaissant, continuaient à panteler. Sa tête massive, grotesque avec sa seule corne, s’affaissait sur elle-même. Ses narines saignaient. Mais il demeurait, tout épuisé qu’il fût, puissant encore et une bande de loups aurait, en des circonstances ordinaires, hésité à s’attaquer à lui.

Kazan, n’hésita point. Il bondit, avec un grognement féroce, et planta ses dents dans la peau épaisse de la gorge du colosse. Puis il retomba sur le sol et il se recula d’une vingtaine de pas, pour renouveler immédiatement son attaque.

Le vieil élan, cette fois, réussit à l’enlever sur la large feuille palmée de sa corne unique et, le faisant danser en l’air, le rejeta en arrière, par-dessus sa tête, à moitié assommé.

Mais Louve Grise était, comme toujours, arrivée à la rescousse. Elle avait rampé vers le train de derrière du vieil élan et, malgré sa cécité, avait réussi à happer de ses crocs, tranchants comme des couteaux, le tendon d’une des pattes de leur ennemi.

Le monstre, se débattant, essaya de lui faire lâcher prise, en la secouant et la piétinant sur le sol. Mais elle tint bon. Kazan, durant ce temps, attaqua de flanc et quand enfin le vieil élan fut parvenu à se dégager, ce fut pour s’avouer vaincu en ce second combat et tenter une nouvelle retraite.

Kazan et Louve Grise, sans se risquer inutilement désormais, emboîtèrent le pas derrière lui. À peine pouvait-il se traîner. De sa hanche déchirée et de sa gorge, le sang ruisselait. Et, sur sa patte gauche, dont Louve Grise avait coupé le tendon, il claudiquait horriblement.

Au bout d’un quart d’heure, il s’arrêta derechef. Il releva péniblement sa lourde tête et promena son regard autour de lui. Puis il la laissa retomber. Ce n’était plus le fier seigneur des vastes solitudes, durant vingt ans invincible. Tout son corps s’affaissait, et le défi avait disparu dans ses yeux mornes.

Sa respiration n’était plus qu’un râle bruyant et saccadé. Le stylet du jeune élan avait pénétré jusqu’aux poumons. Cela, un chasseur un peu expérimenté l’eût aussitôt compris et Louve Grise, non plus, ne l’ignorait pas. En compagnie de Kazan, elle se mit à tourner en rond autour de l’ancien roi du Wild, en attendant le moment où il s’effondrerait.

Ce moment, pourtant, ne fut pas immédiat. Une fois, deux fois, dix fois, vingt fois, le couple famélique décrivit son cercle avide, au centre duquel le vieux taureau pivotait sur lui-même, en suivant du regard les deux bêtes.

À midi, le manège durait encore. Les vingt tours étaient devenus, sous les pattes de Louve Grise et de Kazan, cent, deux cents, et davantage. Par l’effet du froid, grandissant avec le déclin du soleil, la piste circulaire, tracée et battue sans trêve par les huit pattes du chien-loup et de la louve, devint pareille à une luisante lame de glace, tandis que le vieil élan, saignait, saignait, saignait toujours. Semblable à bien d’autres, ignorées, c’était une page tragique de la vie du Wild, qui achevait de se dérouler ; une lutte où le plus faible devait mourir, pour perpétuer l’existence du plus fort.

Une heure arriva enfin où, au centre du cercle de mort, inflexible et tenace, de Louve Grise et de Kazan, le vieil élan ne se retourna plus. Louve Grise et Kazan comprirent que c’était la fin et cessèrent eux-mêmes de tourner. Ils quittèrent la neige foulée et, se reculant un peu, s’aplatirent sous un sapin bas, en attendant.

Longtemps encore le monstre vaincu demeura comme figé sur place, en s’affaissant lentement sur son jarret replié sous lui. Puis, avec un râle rauque, que suffoquait le sang, il s’écroula enfin.

Kazan et la louve aveugle reprirent prudemment leur cercle, qu’ils rétrécirent peu à peu, de façon à se rapprocher insensiblement de leur victime. Quand ils furent tout près de lui, le gros taureau eut un dernier et vain sursaut. Il retomba.

Louve Grise, s’asseyant sur son derrière, jeta dans la solitude gelée, où sévissait la famine, un cri triomphal et lugubre.

Pour elle et pour Kazan, les jours de la faim étaient terminés.