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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 83-92).

XI

LA TRAGÉDIE SUR LE SUN ROCK

Toute cette journée, Kazan demeura sur le Sun Rock. Le sentiment de sa paternité nouvelle était plus fort que l’appel de la cabane. Au crépuscule, Louve Grise se releva de sa couche et tous deux allèrent faire ensemble un tour sous les sapins. La louve, avec de petits grognements, mordillait gentiment le cou hirsute de Kazan. Et Kazan, selon le vieil instinct de ses pères, répondait en caressant de sa langue la gueule de Louve Grise. Celle-ci témoigna de sa satisfaction par une série de halètements saccadés, qui étaient sa manière de rire.

Puis, soudain, elle perçut un cri menu et plaintif qui venait jusqu’à elle. Elle se hâta de quitter Kazan et de regrimper vers la tanière, où l’un de ses trois petits l’appelait.

Kazan comprit que Louve Grise ne devait plus quitter, à cette heure, le sommet du Sun Rock et qu’il devait, seul, se livrer à la chasse, afin de pourvoir à la nourriture de sa compagne et à celle de sa couvée. Dès que la lune fut levée, il se mit donc en quête d’un gibier et, vers l’aube, il revint au gîte, en apportant dans sa mâchoire un gros lapin blanc. Louve Grise s’en reput gloutonnement. Et Kazan sut, dès lors, que chaque nuit il devait désormais agir de même. Le jour suivant, ni celui d’après, il n’alla point vers la cabane, quoi qu’il entendît la voix de Jeanne et celle de son mari, qui l’appelaient. Le quatrième jour seulement, il reparut et Jeanne lui fit grande fête, ainsi que le poupon qui, en babillant, lui envoya force coups de pieds, qu’il sentait à peine au travers de son épaisse fourrure.

— J’espère, dit le mari de Jeanne, que nous ne nous repentirons pas un jour de l’avoir emmené avec nous et que son instinct sauvage ne reprendra jamais le dessus. Mais je me demande comment tu t’habitueras, vieux diable à notre existence de là-bas. Cela va te changer fort des forêts où tu as toujours vécu.

— Je ne les regretterai pas moins, mes forêts, répondit Jeanne. Avec mon pauvre papa, j’y ai, moi aussi, si longtemps vécu ! C’est pour cela, sans doute, que j’aime tant mon bon vieux Kazan. Après toi et le bébé, c’est lui, je crois, que j’affectionne le plus sur la terre.

Quant à Kazan, plus encore qu’il ne l’avait déjà éprouvé, il sentit qu’un événement inconnu se préparait dans la cabane. Ce n’était, sur le sol, que paquets et ballots.

Toute la semaine, il en fut de même. Kazan en était à ce point agité que le mari de Jeanne ne put s’empêcher de remarquer, un soir :

— Je crois qu’il sait réellement. Il a compris que nous préparions notre départ. Mais quand pourrons-nous partir ? Le fleuve a recommencé hier à déborder et il est, pour l’instant, impossible d’y naviguer. Si l’inondation continue, nous serons encore ici dans huit jours, peut-être plus longtemps.

Quelques jours s’écoulèrent encore et le moment arriva où, durant la nuit, la pleine lune éclaira de son éblouissante clarté le sommet du Sun Rock. Louve Grise en profita pour effectuer, avec ses trois petits, tout titubants derrière elle, sa première sortie hors de la tanière.

Les trois petites boules velues tombaient et trébuchaient à chaque pas, et se tassaient contre elle, aussi empotées de leurs mouvements que le bébé de la cabane. Kazan les observait avec curiosité. Il les entendait émettre les mêmes sons inarticulés et doux, les mêmes pleurnichements, et il les regardait comme faisait l’enfant de Jeanne sur ses deux petites jambes, s’en aller tout de travers sur leurs quatre pattes molles. Spectacle qui le remplissait d’une joie infinie.

Lorsque la lune fut au zénith et que la nuit fut presque devenue l’égale du jour, Kazan s’arracha à la contemplation de sa progéniture et, dégringolant du rocher, partit en chasse.

Il rencontra, dès l’abord, un gros lapin blanc, qui se sauva entre ses pattes. Durant un demi-mille, il le poursuivit sans pouvoir le rejoindre. Il comprit qu’il était plus sage d’abandonner la partie. Il aurait, en effet, lassé à la course un renne ou un caribou, qui vont devant eux en ouvrant une large piste, facile à suivre. Il n’en est pas de même pour le petit gibier, qui se glisse sous les taillis et parmi les fourrés, et qu’un simple renard est plus apte à atteindre qu’un loup.

Il continua donc à battre la forêt, en furetant silencieusement, à pas de velours, et il eut la chance de tomber à l’improviste sur un autre lapin blanc, qui ne l’avait pas entendu. Un bond rapide, puis un second mirent dans sa gueule le souper escompté de Louve Grise.

Kazan s’en revint en trottinant, tout tranquillement, déposant de temps à autre sur le soi, pour se reposer les mâchoires, le lapin botté de neige[1] qui pesait bien sept livres.

Parvenu au pied du Sun Rock et à la piste étroite qui s’élevait vers le sommet, il s’arrêta net. Il y avait sur cette piste l’odeur, tiède encore, de pas étrangers. Du coup, le lapin lui en tomba des mâchoires. Une étincelle électrique courut soudain sur chaque poil de son corps. L’odeur qu’il flairait n’était point celle d’un lapin, d’une martre ou d’un porc-épic. C’étaient des griffes acérées qui avaient marqué leur empreinte sur le sol et escaladé le rocher.

En ce moment lui parvinrent des bruits effrayants et confus, qui lui firent grimper, d’un seul trait, avec un hurlement terrible, l’abrupt sentier.

Un peu au-dessous du sommet, dans la blanche clarté lunaire, sur une étroite plate-forme pratiquée dans le roc et qui surplombait le vide, Louve Grise était engagée dans une lutte à mort avec un énorme lynx gris. Elle était tombée sous son adversaire, et poussait des cris aigus et désespérés.

Après être, un instant, demeuré comme cloué sur place, Kazan, tel un trait de flèche, se rua à la bataille. Ce fut l’assaut muet et rapide du loup, combiné avec la stratégie plus savante du husky.

Un autre animal aurait succombé dès la première attaque. Mais le lynx est la créature la plus souple et la plus alerte de Wilderness. Aussi les Indiens l’appellent-ils « le Rapide ». Kazan avait visé la veine jugulaire et avait compté que ses crocs longs d’un pouce, s’y agripperaient profondément. Le lynx, en une fraction infinitésimale de seconde, s’était rejeté en arrière et les crocs de Kazan ne saisirent que la masse cotonneuse et touffue des poils de son cou.

L’adversaire avec lequel il avait à lutter, et qui avait abandonné Louve Grise, était autrement redoutable qu’un loup ou un husky. Une fois déjà, il s’était trouvé aux prises avec un lynx, tombé dans une trappe, et il avait tiré du combat des leçons utiles.

Il gavait qu’il ne convient pas de s’efforcer à renverser le lynx sur le dos, comme on doit le faire avec un autre adversaire. Car le gros chat du Wild se bat des griffes plus encore que des crocs. Et ces griffes, coupantes comme autant de rasoirs, ont vite fait alors de lacérer le ventre de son ennemi et de lui ouvrir les entrailles.

Kazan, derrière lui, entendait Louve Grise, grièvement blessée, gémir et hurler lamentablement. Il tenta de renouveler son emprise mortelle à la gorge. Mais, cette fois encore, le coup rata et le lynx échappa à la mort, de moins d’un pouce. Kazan, pourtant, l’avait solidement saisi et il ne le lâcha plus.

Les deux bêtes demeurèrent étroitement aux prises. Les griffes du gros chat labouraient les côtes de Kazan, sans atteindre, heureusement, aucune partie vitale. Soudain, si exigu était l’espace où ils combattaient, les deux adversaires arrivèrent, sans qu’ils s’en rendissent compte, au bord du rocher et, brusquement, culbutèrent ensemble dans le vide.

Ce fut une chute de cinquante à soixante pieds, durant laquelle Kazan et le lynx tournèrent plusieurs fois sur eux-mêmes. Ils luttaient avec une telle rage que les crocs de Kazan ne perdirent point leur emprise et que le lynx continuait à jouer des pattes et des griffes.

Le heurt de leurs deux corps contre le sol fut si rude qu’il les sépara et les envoya rouler à une douzaine de pieds l’un de l’autre.

Kazan s’était aussitôt relevé et avait couru vers le lynx afin de reprendre la bataille. Mais le lynx gisait par terre, immobile et flasque, inondé du sang qui, à gros bouillons, ruisselait de sa gorge. Ce que voyant, prudemment il s’approcha, reniflant, et sur la défensive contre toute ruse éventuelle. Il put constater pourtant que la victoire lui restait et que le gros félin était bien mort. Alors il se traîna vers Louve Grise. Il la retrouva dans la tanière, près des corps de ses trois petits, que le lynx avait mis en pièces. Elle pleurnichait et se lamentait en face d’eux. Kazan, pour la consoler, se mit à lui lécher la tête et les épaules, qui saignaient. Durant tout le reste de la nuit, elle continua à gémir affreusement.

Ce fut seulement lorsque le jour fut venu qu’il fut loisible à Kazan de constater, en son entier, le terrible travail du lynx. Louve Grise était aveugle. Ses yeux étincelants étaient désormais fermés à la lumière, non pas pour un jour ou pour une nuit, mais pour toujours. D’obscures ténèbres, qu’aucun soleil ne pourrait plus percer, avaient mis leur linceul sur ses prunelles.

Et, par cet instinct naturel qui est dans la bête pour tout ce qu’elle ne saurait raisonner, Kazan comprit que sa compagne était, de ce moment, devenue plus impuissante dans la vie que les infortunées petites créatures qui, quelques heures auparavant, gambadait autour d’elle.

En vain, toute la journée, Jeanne l’appela. Lorsque sa voix arrivait au Sun Rock, Louve Grise, qui l’entendait, se pressait davantage, apeurée, contre Kazan. Kazan rabattait incontinent ses oreilles et plus affectueusement la léchait.

Vers la fin de l’après-midi, Kazan descendit du Sun Rock et, après avoir battu quelque temps la forêt, en rapporta à Louve Grise un lapin blanc. Elle passa son museau sur le poil de la bête, en flaira la chair, mais refusa de manger.

Désolé, Kazan songea que le voisinage des louveteaux morts causait son chagrin et, en la poussant, avec de petits aboiements engageants, il l’invita à descendre du tragique rocher. Louve Grise le suivit et, tout en glissant, en atteignit la base. Puis, sans cesser de toucher du museau le flanc de son guide, elle partit avec lui, sous les sapins.

Le premier fossé un peu profond qu’il fallut franchir l’arrêta et de son impuissance, plus encore, Kazan se rendit compte. Vainement il l’invitait à s’élancer et à sauter avec lui. Elle pleurnichait, et vingt fois se coucha sur le sol, avant d’oser le bond nécessaire. Elle le risqua enfin, d’un saut raide et sans souplesse, et s’abattit lourdement près de Kazan. Et moins que jamais, après cela, elle s’éloigna de lui, si peu que ce fût. Elle sentait que pour être en sûreté, son flanc ne devait plus quitter le flanc de son compagnon, ni son museau son épaule.

Ils firent ainsi un demi-mille. Louve Grise, qui apprenait à marcher dans sa cécité, chancelait et tombait à tout moment. Un lapin chaussé de neige étant apparu dans le crépuscule, Kazan courut à sa poursuite et, instinctivement, après avoir effectué une vingtaine de bonds, regarda en arrière si Louve Grise le suivait. Elle était demeurée immobile, comme figée sur ses pattes, Il abandonna le lapin et revint vers elle.

Ensemble ils passèrent la nuit dans un fourré et, le lendemain seulement, Kazan, y laissant Louve Grise, alla rendre visite à la cabane. Il y trouva la jeune femme et son mari, qui s’aperçurent aussitôt des blessures, mal cicatrisées, qu’il portait aux épaules et aux flancs.

— Ce ne peut être qu’avec un ours ou un lynx qu’il s’est battu, remarqua l’homme. Un loup ne lui aurait point fait de pareilles blessures.

Ces blessures, Jeanne les pansa de sa main douce. Tout en parlant à Kazan, elle les lava à l’eau tiède, les oignit d’une salutaire pommade, et Kazan en éprouva un bien-être délicieux. Une demi-heure durant, il se reposa sur le pan de la robe de la jeune femme, qui s’était assise tout exprès, près de lui. Puis il la regarda béatement, qui allait et venait dans la chambre, rangeait des paquets mystérieux et préparait le repas.

Le jour s’écoula ainsi, loin de la forêt oubliée, et la lune était déjà levée lorsque Kazan se décida à rejoindre Louve Grise. Si Jeanne avait pu deviner que la pauvre bête, pour qui Kazan désormais était tout dans la vie, le soleil, les étoiles, la lune et la subsistance, gisait dans son fourré, elle aurait été elle-même secourir Louve Grise. Mais elle l’ignorait.

Huit jours passèrent encore, durant lesquels, reprenant ses vieilles habitudes, Kazan partagea son temps entre le fourré et la cabane. Puis, une après-midi, l’homme lui mit au cou un collier muni d’une solide lanière, qu’il attacha ensuite à un crampon de fer, dans le mur de bûches.

On l’y laissa, toute la journée et toute la nuit, et le lendemain, dès le point du jour, Jeanne et son mari furent debout.

Le mari de Jeanne prit dans ses bras le bébé et sortit le premier. Jeanne suivit, tenant en main la lanière et Kazan. La porte de la cabane fut refermée et solidement verrouillée, des planches et des troncs de jeunes arbres furent cloués extérieurement sur les volets, et le cortège descendit vers la berge du fleuve, où une grande pirogue attendait, toute chargée. La veille, un autre homme était venu et avait emmené avec lui le traîneau et les chiens de l’attelage. Dans la pirogue Jeanne monta d’abord, avec l’enfant et avec Kazan, qu’elle fit coucher auprès d’elle. Elle prit place au gouvernail, son mari se saisit des rames et l’embarcation s’éloigna du rivage, au fil de l’eau.

La jeune femme, tenant toujours en main la lanière qui retenait Kazan, se retourna vers la cabane, qui allait disparaître derrière les arbres, et la salua d’un geste. Une grande émotion était empreinte sur son visage. Ses yeux étaient humides de larmes.

— Adieu ! Adieu ! s’écria-t-elle.

Tu n’as pas de chagrin au moins ? lui demanda son mari. Cela te contrarie que nous partions ?

— Non, non ! répondit-elle vivement. Mais j’aimais ces belles forêts et cette sauvage nature. Presque toute ma vie s’y est écoulée, en compagnie de mon pauvre père, dont je laisse le corps derrière moi. Aucune ville, pour moi, ne vaudra jamais cela.

Un sanglot s’étrangla dans sa gorge et elle reporta ses yeux vers le bébé…

Depuis quelques minutes, la pirogue, prise par le courant, filait rapidement.

Se détachant d’une des rives du large fleuve, une longue bande de sable s’avançait dans l’eau et formait une sorte de presqu’île plate et dénudée.

Le mari de Jeanne, l’appelant, lui montra, sur cette langue sablonneuse, une petite tache sombre qui allait et venait. Elle reconnut Louve Grise, Louve Grise dont les yeux éteints se tournaient vers Kazan. À défaut de la vue, l’air, qu’elle humait, lui disait que Kazan, et l’homme et la femme avec lui, s’en allaient, s’en allaient, s’en allaient…

Kazan s’était dressé, raide, sur ses pattes, et regardait.

Louve Grise, cependant, qui comprenait, au bruit des rames, que la pirogue s’éloignait, était venue tout au bord de l’eau. Là, s’étant assise sur son derrière, elle leva la tête vers ce soleil qui pour elle n’avait plus de rayons, et jeta à l’adresse de Kazan une longue et retentissante clameur.

La lanière glissa de la main de Jeanne. La pirogue fit une formidable embardée et un gros corps brun troua l’air. Kazan avait disparu.


Déjà l’homme avait pris et épaulé son fusil dans la direction de Kazan, qui nageait.

— Le gredin ! dit-il. Il nous brûle la politesse ! Je vais t’apprendre…

Non moins rapide, Jeanne avait arrêté son geste. Elle était toute pâle et cria :

— Non ! ne tire pas ! Laisse-le retourner vers elle ! Laisse-le, laisse-le ! … Là est sa place !

Kazan, ayant atteint le rivage, secoua ses poils ruisselants. Une dernière fois, il regarda vers la pirogue qui emmenait Jeanne et qui, quelques minutes après, avait disparu.

Louve Grise l’avait emporté !

  1. Surnom donné couramment, au Canada, aux lapina blancs.