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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 49-58).


VII

KAZAN RETROUVE LA CARESSE DE JEANNE

À la lisière du petit bois de cèdres et de sapins, Pierre Radisson, le vieux trappeur, après avoir dressé la tente, chargeait son feu. Il saignait par une douzaine de blessures, morsures dans sa chair des crocs des loups, et il lui semblait que se rouvrait dans sa poitrine une autre plaie ancienne, dont lui seul connaissait toute la terrible gravité.

L’une après l’autre, il traînait les bûches qu’il avait coupées et les amoncelait sur celles qui brûlaient déjà, tandis que la flamme montait à travers les minces brindilles qui y attenaient encore. Puis il fit, avec d’autres bûches, une provision de bois pour la nuit. Du traîneau, sur lequel elle était restée, Jeanne suivait du regard les mouvements de son père, les yeux encore dilatés d’effroi, et toute tremblante. Sur sa poitrine elle pressait toujours son bébé, et ses longs cheveux noirs luisaient aux reflets du feu. Son visage était si jeune, si ingénu, qu’à peine aurait-on pu croire qu’elle était mère.

Lorsque le vieux Pierre eut lancé sur le foyer sa dernière brassée de bois, il se retourna vers Jeanne, haletant, et se mit à rire.

— Il s’en est fallu de peu, ma chérie[1]dit-il, tout oppressé, dans sa barbe blanche, que nous n’y restions tous deux ! Nous avons, là, vu la mort de plus près que jamais, avant notre heure dernière, nous ne la reverrons, j’espère. Maintenant nous sommes tirés d’affaire et au chaud, bien confortablement. Tu n’as plus peur, au moins ?

Il vint s’asseoir près de Jeanne et, doucement, écarta la fourrure qui enveloppait l’enfant. De petites joues roses apparurent. Quant aux yeux de Jeanne, ils luisaient dans la nuit comme deux étoiles.

— C’est le bébé qui nous a sauvés, murmura-t-elle. Les loups avaient dispersé les chiens et déjà ils bondissaient sur nous deux, quand l’un d’eux, les précédant, atteignit le traîneau. J’ai cru d’abord que c’était un de nos chiens. Mais non, c’était bien un loup ! Une première fois, il essaya de nous mordre. Mais ses dents se perdirent dans la peau de l’ours. Il s’élança de nouveau et était presque à ma gorge, lorsque bébé cria. Alors il arrêta son élan à un pouce de nous, et j’eusse juré que c’était un chien. Presque aussitôt, il se retourna et combattit pour nous. Je l’ai vu terrasser un de ses frères qui allait nous dévorer.

— C’était bien un chien, ma chérie, répondit Pierre en étendant ses mains vers la chaleur du feu. Il arrive souvent que des chiens s’éloignent des postes et vont se mêler aux loups. Je l’ai constaté moi-même, à mes dépens. Mais un chien reste chien toute sa vie. Même s’il a été maltraité, même en la compagnie des loups, sa nature primitive demeure. Il était venu pour tuer, mais une fois à portée de le faire…

— Il est redevenu notre défenseur, notre sauveur. Oui la pauvre bête, ajouta-t-elle avec un soupir, s’est battue pour nous. Elle a été même cruellement blessée. Je l’ai vue partir en traînant tristement la patte. Père, elle doit être quelque part, à cette heure, en train d’agoniser. Elle se redressa, mince et svelte, de toute sa taille, dans la lumière du foyer, et s’étira les membres après avoir passé le bébé à Pierre Radisson. Mais elle dut bientôt le reprendre, car une toux profonde, qu’il essayait en vain d’étouffer, se prit à secouer le vieux. L’incarnat qui apparut alors sur les lèvres de son père, Jeanne ne le vit pas. Elle avait ignoré que, depuis les six jours où ils marchaient dans le Désert Blanc, Pierre avait secrètement senti son mal s’aggraver. Pour cela surtout il avait, chaque journée, pressé la marche.

— À cette pauvre bête, dit-il, lorsque la quinte se fut apaisée, j’ai pensé moi aussi. Blessée comme elle paraissait l’être, elle n’a pas dû aller bien loin. Veille sur le bébé et chauffe-toi au feu, en attendant mon retour. Je vais tenter de la trouver. Il revint sur ses pas, dans la plaine découverte, jusqu’au lieu du combat. Sur la neige gisaient les quatre chiens, dont pas un n’avait survécu. La neige était rouge de leur sang et ils étaient déjà raidis. Pierre eut un frisson en les regardant. S’ils n’avaient pas reçu le premier choc de la horde, que serait-il advenu de lui, de Jeanne et de l’enfant ? Il détourna la tête et reprit sa recherche, dans un nouvel accès de la toux qui injectait ses lèvres de sang.

Après avoir soigneusement observé la neige, il reconnut la piste de leur mystérieux sauveur. Plutôt qu’une piste, c’était un long sillon, que Pierre se mit à suivre, ne doutant pas qu’il ne trouverait à son extrémité la bête morte.

Il revint ainsi à l’orée du bois, où il rencontra Kazan étendu sur le sol, l’œil et les oreilles aux aguets, tellement faible, quoiqu’il ne souffrît pas beaucoup, qu’il ne pouvait se tenir sur ses pattes. Il était comme paralysé. Louve Grise était couchée à son côté. Tous deux, échoués dans cet abri, ne cessaient point d’observer, à travers les ramures clairsemées des sapins et des cèdres, le feu qui brillait et dont la lueur arrivait jusqu’à eux. Ils humaient l’air nocturne et savaient que les deux êtres humains étaient là. Et le même désir persistait chez Kazan d’aller vers ce feu, entraînant avec lui Louve Grise, et de rejoindre la femme et sa caresse. La même crainte subsistait aussi de l’homme qui accompagnait cette femme, car l’homme avait toujours été pour lui synonyme de gourdin, de fouet, de douleur et de mort.

Louve Grise, de son côté, pressait Kazan, en le poussant doucement, de s’enfuir avec elle, plus loin du feu et plus profondément dans le bois. Comprenant qu’il n’était pas en état de la suivre, elle avait couru nerveusement de tous côtés, songeant, sans pouvoir s’y décider, à fuir seule. De ses empreintes, la neige, autour d’eux, était toute maculée. Mais toujours son instinct de femelle avait été le plus fort et chaque fois, elle était revenue vers Kazan.

La première, elle vit Pierre Radisson qui avançait sur la piste. Kazan, qu’elle avait averti par un grognement, aperçut la forme ombreuse qui venait dans la clarté des étoiles. Son premier mouvement, fut de fuir et il tenta de se traîner en arrière.

Mais il ne gagnait que quelques pouces de terrain, tandis qu’au contraire l’homme se rapprochait rapidement. Il vit, dans sa main, scintiller le canon du fusil. Il entendit la toux creuse et le crissement des pas sur la neige.

Louve Grise se blottit d’abord contre Kazan, tremblante et grinçant des dents. Puis, quand Pierre ne fut plus qu’à quelques pieds, l’instinct de la conservation l’emporta et elle disparut, silencieuse, parmi les sapins.

Les crocs de Kazan se découvrirent, menaçants, tandis que Pierre continuait à marcher sur lui, puis, s’arrêtant, le fixait. Il fit un nouvel effort pour se traîner sur ses pattes. Mais ses forces le trahirent et il retomba sur la neige.

L’homme déposa son fusil, qu’il appuya contre un jeune sapin, et se pencha sur l’animal, sans manifester la moindre crainte. Avec un grognement féroce, Kazan tenta de happer dans ses dents la main qui se tendait.

À sa grande surprise, l’homme ne ramassa ni bâton, ni gourdin. Au contraire, il tendit sa main à nouveau, prudemment toutefois, et lui parla avec une voix exempte de dureté. Kazan, pourtant, fit encore claquer ses dents et grogna.

Mais l’homme persistait, lui parlant toujours. De la mitaine dont sa main était couverte, il lui toucha même la tête, puis la retira assez rapidement pour échapper aux mâchoires. À trois reprises différentes, Kazan sentit le contact de la mitaine ; contact où il n’y avait ni menace ni douleur. Cela fait, l’homme lui tourna le dos et repartit.

Lorsque Pierre se fut éloigné, Kazan jeta un cri plaintif et le poil qui s’était dressé en crête, tout le long de son échine, s’aplatit. Il regardait ardemment vers la lumière du feu. L’homme ne lui avait fait aucun mal. Il eût souhaité pouvoir courir après lui. Louve Grise, qui n’avait pas été loin, était revenue lorsqu’elle avait vu que Kazan était seul à nouveau et elle se tenait devant lui, les pattes raides. C’était la première fois, sauf lors de l’attaque du traîneau, qu’elle avait été si proche du contact de l’homme. Elle comprenait mal ce qui se passait. Tout son instinct l’avertissait que l’homme était en ce monde l’être dangereux entre tous, celui qu’il lui fallait redouter plus que les animaux les plus forts, plus que les tempêtes, les inondations, la famine et le froid. Et cependant l’homme qui était là tout à l’heure n’avait fait aucun mal à Kazan. Elle renifla le dos et la tête de son compagnon, là où la mitaine l’avait touché.

Puis, une fois encore, elle se sauva dans l’épaisseur du bois, en trottant dans les ténèbres. Car elle avait vu, sur la lisière de la plaine, que des mouvements suspects recommençaient.

L’homme revenait, et avec lui la jeune femme. Lorsqu’elle fut à portée de Kazan, celui-ci entendit derechef le timbre harmonieux et doux, et il éprouva comme une exhalaison de tendresse et de douceur qui émanait d’elle. Quant à l’homme, il se tenait visiblement sur ses gardes, mais n’était point menaçant. Il avertit la jeune femme :

— Jeanne, fais attention !

Elle s’agenouilla sur la neige, devant l’animal, hors de la portée de ses crocs. Puis elle lui parla, avec bonté :

— Viens, mon petit ! Allons, viens !

Elle tendait la main vers lui. Les muscles de Kazan se contractèrent. D’un pouce de deux pouces, il réussit à ramper vers elle. Dans les yeux qui le regardaient, il retrouvait l’ancienne clarté, et tout le clément et consolateur amour qu’il avait connu jadis, alors qu’une autre femme, avec des cheveux aussi beaux, des yeux aussi brillants, était entrée dans sa vie.

— Viens, murmurait-elle, tandis qu’il s’efforçait d’avancer.

Elle aussi avança un peu et, tendant davantage sa main, la lui posa sur la tête. Pierre s’était, à son tour, agenouillé près de Jeanne. Il offrait quelque chose, et Kazan flaira de la viande. Mais c’était la main de Jeanne qui, surtout, l’occupait. Sous sa caressante pression, il tremblait et semblait grelotter. Et, lorsque Jeanne, s’étant relevée, l’invita à la suivre, il réunit toutes ses forces, mais ne put réussir à obéir. Alors seulement Jeanne s’aperçut du triste état d’une de ses pattes. Oubliant toute prudence, elle vint tout près de lui.

— Il ne peut marcher ! Père regardez ! s’écria-t-elle avec un frémissement dans la voix. Vois quelle terrible entaille ! Il nous va falloir le porter.

— J’y avais songé, répondit Pierre Radisson, c’est pourquoi j’ai apporté cette couverture. À ce moment, de l’obscurité du bois, s’éleva un cri sourd, un gémissement lamentable.

Mon Dieu ! Jeannie ! dit Pierre, écoute cela.

Kazan avait soulevé sa tête et un pleurnichement éploré répondit à la plainte nostalgique qui retentissait. C’était Louve Grise qui l’appelait.

Jeanne et son père enveloppèrent Kazan dans la couverture et, la prenant chacun par un bout, emportèrent avec eux l’éclopé, jusqu’au campement. Ce fut miracle que l’opération s’accomplît sans autre révolte de l’animal, et sans égratignure ni morsure.

Kazan fut couché devant le feu et, au bout de quelques moments, ce fut encore l’homme qui apporta près de lui l’eau tiède qui servit à laver la blessure de sa patte, à enlever le sang coagulé, puis qui étendit sur la plaie quelque chose de doux et qui calmait et qui lia le tout, finalement, avec une bande de toile.

Puis encore ce fut l’homme qui lui offrit un succulent gâteau, fait de graisse et de farine, et qui l’invita à manger, tandis que Jeanne lui parlait, assise devant Lui, son menton entre les mains. Après quoi, se sentant tout à fait réconforté, il n’eut plus peur du tout.

Un cri faible et très étrange, qui sortait du paquet de fourrures demeuré sur le traîneau, lui fit dresser la tête, d’un mouvement saccadé. Jeanne vit le mouvement, et entendit le grognement qui roulait dans sa gorge. Elle courut près du paquet, lui parla avec des modulations câlines et, le prenant dans ses bras, écarta la peau de lynx afin que Kazan pût voir.

Kazan n’avait encore jamais vu d’enfant d’aussi près. Jeanne tendit vers lui le bébé, pour qu’il le regardât bien en face et admirât quelle merveilleuse petite créature c’était là. Le visage rose semblait fixer la bête, les mains mignonnes s’allongeaient vers elle, et un jacassement partit à son adresse. Puis, tout à coup, ce fut une agitation générale du menu corps et comme un éclat de rire. Kazan, rassuré, détendit ses muscles et vint se traîner aux pieds de la mère et de l’enfant.

— Vois donc, mon père ! s’exclama Jeanne. Il a pris déjà l’enfant en affection. Oh ! la bonne bête ! Il nous faut, sans tarder, lui choisir un nom. Mais lequel ?

— Demain matin nous chercherons cela plus à loisir. Il se fait tard dans la nuit. Rentre sous la tente et dors. La prochaine journée sera rude. Nous n’avons plus de chien maintenant et il nous faudra tirer nous-mêmes le traîneau. Comme elle allait pénétrer sous la toile, Jeanne s’arrêta.

— Il est, dit-elle, venu avec les loups. Appelons-le « Loup ».

Elle tenait la petite Jeannette sur un de ses bras. Elle étendit l’autre vers Kazan en répétant à plusieurs reprises :

— Loup ! Loup ! Loup !

Kazan ne la perdit pas du regard. Il comprit qu’elle lui parlait et avança légèrement vers elle. Longtemps après que Jeanne fut rentrée dans la tente et couchée, le vieux Pierre Radissom était encore dehors, à veiller, assis devant Le feu, sur le rebord du traîneau, avec Kazan à ses pieds.

Soudain, le silence fut rompu par le hurlement solitaire de Louve Grise. Kazan leva la tête et se reprit à gémir.

— Elle t’appelle, petit, fit Pierre, qui comprenait.

Il toussa, appuya sa main sur sa poitrine, que la douleur semblait déchirer. Puis, parlant à Kazan :

— Poumon mangé par le froid, vois-tu. Gagné cela au début de l’hiver, tout là-bas, vers le lac. J’espère pourtant que je pourrai regagner à temps le logis, avec mes deux Jeanne.

C’est une habitude que prend bientôt l’homme, dans la solitude et le néant du Wilderness, de monologuer avec lui-même. Mais Kazan, avec ses yeux pétillants d’intelligence, était un interlocuteur tout trouvé. C’est pourquoi Pierre lui parlait.

— Il nous faut, mon vieux, les ramener à tout prix, continua-t-il, en caressant sa barbe. Et cela, toi seul et moi, nous le pouvons faire. Une toux creuse le secoua. Il respira avec oppression, en s’étreignant la poitrine, et reprit :

— Le gîte est à cinquante milles, en ligne droite. Je prie Dieu que nous puissions y parvenir sains et saufs, et que mes poumons ne m’abandonnent pas auparavant.

Il se releva, en chancelant un peu, et alla vers Kazan. Il attacha la bête derrière le traîneau ; puis, après avoir jeté d’autres branches sur le feu, il entra sous la tente, où Jeanne et l’enfant dormaient.

Trois ou quatre fois au cours de la nuit, Kazan entendit la voix de Louve Grise appelant le compagnon qu’elle avait perdu. Mais Kazan comprenait qu’il ne devait plus lui répondre. Vers l’aurore, Louve Grise approcha à une courte distance du campement, réitéra son appel et, pour la première fois, Kazan lui répliqua.

Son hurlement réveilla Pierre, qui sortit de la tente et regarda le ciel, que commençait à blanchir l’aube. Il raviva le feu et se mit à préparer le déjeuner.

  1. Les mots en italique sont en français dans le texte.