« Les Historiettes/Tome 3/58 » : différence entre les versions

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 375-381).


M. SERVIEN[1].


Son père étoit procureur général des États de Dauphiné ; sa mère étoit demoiselle. Il fut procureur général à Grenoble, puis maître des requêtes. Il a eu un frère chevalier de Malte. Il avoit un parent bien proche qui étoit homme d’affaires. Le comte de Saint-Aignan épousa la fille de cet homme[2].

Il aima mieux être sous-secrétaire d’État que chef d’un corps qui le haïroit[3]. Chavigny, à qui le cardinal avoit reproché qu’il ne s’attachoit pas comme Servien à son emploi, ne cherchoit que l’occasion de le débusquer. Voici comme elle se présenta : Servien badinoit avec une chanteuse nommée mademoiselle Vincent, et avoit une chambre chez elle, où il travailloit à ses affaires quand il avoit travaillé à autre chose. Le prétexte étoit qu’elle avoit un mari que Servien disoit être de ses amis. Bois-Robert l’ayant prié de je ne sais quoi qu’il ne fit pas, s’en plaignit, et dit étourdiment que, s’il en eût prié mademoiselle Vincent, cela eût été fait aussitôt. Servien, piqué de cela, dit à Bois-Robert, dans la salle des gardes du cardinal : « Écoutez, monsieur de Bois-Robert, on vous appelle le Bois ; mais on vous en fera tâter. » Bois-Robert lui répondit : « Votre maître et le mien le saura. » Servien va pour dîner à la table ronde à laquelle le cardinal ne mangeoit point. Bois-Robert entre ; le cardinal lui dit : « Qu’avez-vous, le Bois ? vous êtes bien triste. — Monseigneur, ne m’appelez plus ainsi ; ce nom vient d’être profané : on me menace. » Saint-Georges, capitaine des gardes du cardinal, ami de Servien, court pour l’avertir. Servien se dépêcha de dîner ; mais il arriva trop tard, car le cardinal sut tout. Il dit à Bois-Robert : « Avez-vous des témoins ? — Tous vos domestiques ; mais ils ne voudront rien dire : il y a encore Chalusset, lieutenant du château de Nantes. » Bois-Robert va à Chalusset, et le gagne par l’espérance que M. de Bullion, ennemi de Servien, lui feroit du bien. En effet, Chalusset eut deux mille écus pour cela, et Bois-Robert autant. Bullion lui dit : « Allez, vous êtes mon fait ; il me faut un homme comme vous auprès de M. le cardinal. Venez me voir. » Mais Bois-Robert ne put se tenir de faire des contes de lui. Voici ce qu’il dit à Ruel dans le parc : Bullion eut envie de faire ses affaires ; il alla dans le bois, et, appuyé sur Nazin, son courrier, et Coquet, son maquereau, il se déchargeoit de son paquet. Bois-Robert alla dire au cardinal que des provinciaux, voyant je ne sais quoi de blanc à travers les feuilles, faisoient de grandes révérences, prenant le c.. de M. de Bullion pour un visage. Une autre fois, comme le cardinal vouloit faire jouer du clavecin, Bois-Robert dit : « M. de Bullion a pissé dedans. » Il pissoit partout. Ce fut là le prétexte de l’éloignement de Servien, à qui le cardinal envoya pourtant offrir ses mules pour porter son bagage. Il le remercia, et dit qu’il en avoit. On le relégua à Angers, où il a été jusqu’à la mort du feu Roi. Là, il chassoit et coquetoit.

Bois-Robert fait un conte à propos de Servien. Le cardinal avoit un brutal de valet-de-chambre nommé Des Noyers. Un jour ce garçon se mit à tournoyer autour de Servien : « Qu’y a-t-il ? qu’as-tu ? — Peste de vous ! j’ai perdu ma gageure : j’avois gagé que vous étiez borgne de l’œil gauche, et c’est de l’œil droit. » Ce même, au premier de l’an, leur demanda si Jésus-Christ, quand il naquit, était catholique. On lui rit au nez. « Je veux dire chrétien, » dit-il. On rit encore plus fort. « Pourquoi tant rire ? Quelle fête est-il aujourd’hui ? — La Circoncision. — Hé bien ! ne falloit-il pas qu’il fût Juif ? »

Le cardinal demanda un jour à Bautru : « Que fait M. Servien à Angers ? — Il bigotte. » C’est qu’il étoit amoureux d’une madame Bigot. C’étoit une belle femme mariée à un M. Bigot, dont le père avoit été procureur général du grand conseil, mais qui s’étoit incommodé pour s’être fait huguenot ; et le fils étoit un ridicule qui, déjà âgé, avoit épousé une belle fille qui n’avoit rien. Gueux, il subsistoit par un contrôle général des traites d’Anjou que lui avoit donné Rambouillet, son beau-frère, qui alors avoit les cinq grosses fermes. Or, cet homme avoit eu un emploi auparavant à Reims. Sa sœur, madame Rambouillet, dit : « Il ne fera point sa commission ; mais il deviendra amoureux de la fille d’un tel, qui a aussi un emploi là. » Il ne manque pas. Il avoit mis des portraits de cette fille dans l’hôtellerie où il couchoit à Nanteuil, afin de la voir en allant et en revenant. Une fois il vint ici, et ne baisa ni sa sœur, ni sa nièce en arrivant. On sut depuis qu’il avoit juré à sa maîtresse de ne baiser pas une femme en son voyage. Le voilà marié. Le soir de ses noces, car il aimoit la mascarade, il dansa un ballet, composé de son beau-père, de sa belle-mère, de sa mariée et de lui. Les médisants d’Angers disoient : « M. Bigot est en faveur : il couche avec la maîtresse de M. Servien. » C’étoit un becco cornuto, et qui même n’avoit pas l’esprit de s’empêcher de faire connoître qu’il le savoit. Il y avoit presse à qui auroit Servien pour galant. Ménage, qui étoit alors à Angers, disoit à toutes ces femelles : « Pourquoi vous tourmentez-vous tant ? il vous voit toutes de même œil. » Tout borgne qu’il est, il ne laissoit pas d’aller à la chasse ; mais, dès qu’il craignoit quelque branche, il mettoit la main devant son bon œil ; et quelquefois on le trouvoit à dix pas de son cheval, car, ne voyant goutte, la première chose le jetoit à bas. Servien s’éprit aussi d’une fille d’Angers, qu’on appeloit mademoiselle Avril. L’abbé Servien eut peur qu’il ne l’épousât, et il pria madame Bigot de lui en parler. Elle, qui n’est point sotte, lui voulut ôter cette fantaisie, et lui dit qu’elle n’en feroit rien. Quelques jours après, l’abbé revient et la presse encore ; « car, disoit-il, je le sais de bonne part. — Hé bien ! lui dit-elle, monsieur l’abbé, je le lui dirai ; mais je lui dirai que c’est vous qui me l’avez fait dire. » En effet, un soir qu’une dame de la campagne avoit assemblée pour faire voir toutes les beautés de la ville à Jarzé, qui y étoit venu depuis deux jours, et que Jarzé faisoit le dédaigneux : « Mon Dieu ! l’impertinent homme ! dit madame Bigot ; s’il se vient mettre auprès de moi, je m’en irai ailleurs. — Je vous en empêcherai bien, répondit Servien en riant, car je ne bougerai d’auprès de vous. » En causant, il lui dit qu’il n’aimoit rien tant que les violons, et qu’étant procureur général à Grenoble, il quittoit tous ses procès pour écouter s’il y avoit le moindre rebec[4] dans la rue. « À propos, lui dit-elle, on dit que vous nous les ferez entendre bientôt les violons ; mais la salle de mademoiselle Avril est un peu bien petite ; il faudra que sa grand’mère vous prête la sienne. » Il prit tout cela en raillant. Pourtant, sur la fin, ils s’en expliquèrent tout au long. L’abbé cependant ne put s’ôter cela de l’esprit, et il fit tant qu’il le maria avec la veuve d’un comte de d’Onzain de Vibraye[5] qui avoit été tué à Arras. Il eut de la peine à s’y résoudre, car il n’étoit pas trop épouseur. La Bigot, qui en enrageoit, lui faisoit la guerre de ce qu’il épousoit la fille de M. de La Grise[6] : c’étoit une médisance de province. Une baronne de La Roche-des-Aubiers, mère de cette jeune veuve, avoit été mariée fort long-temps sans avoir d’enfants. Enfin, un gentilhomme, nommé La Grise, se rendit familier dans la maison, et y gouvernoit tout. Incontinent madame devint grosse de madame Servien. Le mari meurt peu après ; La Grise épouse la veuve.

Le maréchal de Brézé disoit à La Grise : « Être cocu, ce n’est pas grande merveille ; mais il n’arrive guère qu’on le soit de la façon comme toi. » On dit aussi que madame d’Onzain aimoit Sévigny, dont nous parlerons ailleurs ; en sorte que la mère passoit bien des articles fâcheux que Servien proposoit exprès, parce qu’il n’y alloit pas de bon cœur, et que la belle accoucha au bout de sept mois. On disoit qu’elle étoit pressée de se marier. Au commencement elle le trouvoit vieux ; enfin, elle fut ravie de l’avoir.

Son retour et ses emplois aux pays étrangers, avec ses querelles avec M. d’Avaux et sa surintendance, se trouveront dans les Mémoires que la régence nous fournira.

Cette madame Bigot revint à Paris faute d’emploi pour son mari. Ici, Lyonne, qui avoit les mémoires de son oncle Servien, se mit à lui en conter. Il avoit une chambre chez elle, comme l’autre chez mademoiselle Vincent ; cela ne dura que deux ans, car on le maria. Depuis, son mari et elle, qui n’étoit plus jeune, ont bien eu de la peine à subsister, et Servien, tout surintendant qu’il est, n’en a aucun soin. Une fois pourtant il lui fit donner je ne sais quelle commission à l’armée navale. Un jour, dînant chez M. de Vendôme, ce sot homme s’avisa de dire qu’il y avoit bien de l’avantage à avoir une femme bien faite ; que les affaires s’en faisoient bien plus vite ; que la sienne n’avoit qu’à aller chez M. Servien, et qu’aussitôt elle étoit expédiée. « Voire, dit M. de Vendôme, nous sommes du même âge lui et moi ; cela ne va pas si vite. On n’est plus si preste. » Elle a un fils qui est bien fait.

  1. Abel Servien, né en 1594, mort en 1659.
  2. L’alliance de Saint-Aignan renversera la fortune des enfants de Servien ; car le duc lui doit sept cent mille livres. Servien lui prêta de quoi acheter la charge de premier gentilhomme de la chambre ; il en doit tous les intérêts qui montent à deux cent mille livres, en cette année 1667. (T.)
  3. On l’envoya intendant de justice en Guienne ; le Parlement de Bordeaux donna des arrêts contre lui, ne voulant point recevoir d’intendant. Le Roi ôta la charge au premier président, et la donna à Servien ; mais, avant qu’il y fût installé, il vaqua une charge de secrétaire d’État, et on lui donna le choix. (T.)
  4. Le rebec étoit une espèce de violon champêtre à trois cordes. (Voyez le Dictionnaire de Trévoux, et Roquefort, de l’État de la poésie françoise aux XIIe et XIIIe siècles ; Paris, 1815, p. 108.)
  5. Servien épousa, le 14 décembre 1640, Augustine Le Roux, fille de Louis Le Roux, seigneur de La Roche-des-Aubiers, et d’Avoye Juillard, veuve de Jacques Huraut, comte d’Onzain.
  6. La Grise a été lieutenant des gardes-du-corps. (T.) — Il est question d’une madame de La Grise, et de mademoiselle de La Grise, sa fille, dans l’Histoire de la comtesse des Barres (l’abbé de Choisi) ; Bruxelles, François Foppens, 1736, p. 55 et suivantes. Il est vraisemblable que Choisi parle de la belle-mère de Servien et d’une fille qu’elle auroit eue de son second mariage.